Obsolescence de la rime et du vers? Par Dominique Thiébaut Lemaire

L’article qui suit a également été publié, de manière légèrement plus développée, dans la revue de poésie Les Citadelles (numéro de 2012), sous le titre: « Illustration du vers et de la rime ».

Dans la longue durée de la poésie française, celle-ci a été régie par les règles de ce que Jacques Roubaud (dans « Obstination de la poésie », Le Monde diplomatique, janvier 2010) appelle le « compté-rimé », caractérisé en particulier par la numération des syllabes et par les rimes, moyens mnémotechniques mais aussi musicaux.
Malgré cette illustre histoire, Jacques Roubaud craint de ne voir subsister désormais qu’une seule règle en matière de versification, celle d’aller à la ligne à la fin d’un « vers ».
Dans ces conditions, pourquoi ne pas composer tout simplement de la prose ?

Prose et poésie

Aujourd’hui, selon Jacques Roubaud, la poésie tend à s’exprimer « par petites proses courtes, mais non visiblement narratives : l’absence d’une trame narrative nette est alors le marqueur unique de l’appartenance au genre poésie. »

 Cela dit, pour se distinguer de la prose-prose, la prose-poésie peut recourir à d’autres procédés que l’absence de narration.

Ainsi, le poète peut chercher à se forger un vocabulaire épuré, non prosaïque. Cette tendance existait déjà sous le règne du compté-rimé. C’est ce qu’on peut appeler la tentation de la préciosité, en généralisant cette notion qui nous fait penser au 17ème siècle, mais qui est de toutes les époques, y compris la nôtre, en passant par les Romantiques au 19ème siècle, comme en témoigne la proclamation de Victor Hugo: 
« J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire ».

Autre façon de se créer un langage poétique : faire le sacrifice de tel ou tel élément de la langue ordinaire, pour bien montrer qu’on se démarque de celle-ci. L’élément auquel on renonce le plus volontiers est la syntaxe, dont l’effacement aboutit à un style elliptique, voire oraculaire.
Mais celui-ci peut nuire à l’oralité de la poésie, dans la mesure où la concision excessive n’est pas en accord avec le minimum de souffle que demande la voix. La « récitation », en dépit de son caractère faussement vieillot, est la façon de lire qui met le mieux en valeur la beauté de la poésie.

La métrique

Au dernier chapitre, intitulé « Latin », de son autobiographie Les souvenirs m’observent, le poète suédois Tomas Tranströmer, prix Nobel 2011, raconte son éblouissement de lycéen à la lecture, en latin, du poète Horace : « Quelque chose pouvait s’élever dans les airs grâce à la forme (la Forme !)».
Il ajoute que deux formes de strophes horaciennes, la saphique et l’alcaïque, sont entrées dans sa propre écriture. C’est un des miracles de la poésie et de la littérature en général de faciliter ces communications à travers le temps.

La versification gréco-latine était fondée sur des alternances de syllabes longues et brèves. Le vers se composait d’un nombre déterminé de pieds, groupes de syllabes (une syllabe longue équivalant à deux brèves). Ces caractéristiques ont été transposées dans les langues germaniques, telles que l’allemand et l’anglais, mais aussi le suédois, dans lesquelles la syllabe accentuée joue le rôle d’une longue, les autres celui d’une brève.

En français, où l’accentuation est relativement faible, la métrique traditionnelle est syllabique, c’est-à-dire qu’elle compte chaque syllabe de la même manière. Du onzième au dix-neuvième siècle, les mètres dominants ont été l’octosyllabe, le décasyllabe (généralement découpé en deux éléments 4+6) et le dodécasyllabe ou alexandrin (généralement découpé en deux éléments 6+6, mais aussi à partir du 19ème siècle en trois éléments 4+4+4).

Dans la seconde moitié du 19ème siècle, Verlaine a écrit en vers de neuf syllabes (ennéasyllabes) un « Art poétique » (Jadis et naguère) où il recommande:
« De la musique avant toute chose
« Et pour cela préfère l’impair ».
Notons tout de même que dans un vers impair divisé en deux parties (2+7, 3+6 ou 4+5 dans l’ennéasyllabe), l’une des deux parties est nécessairement paire. Notons aussi que le « e » (muet ou sonore) peut jouer des tours, en nous faisant hésiter, dans notre exemple, entre neuf et huit syllabes:
« De la musique avant tout(e) chose
Et pour cela préfèr(e) l’impair ».

Outre le vers de neuf syllabes, Verlaine a écrit des vers de cinq, sept et onze syllabes. L’heptasyllabe (sept syllabes) est traditionnel. Il a été employé au Moyen Age, et de façon peu voyante mais continue par la suite. Eluard en a fait le vers principal de son poème célèbre intitulé « Liberté » (publié dans Poésie et vérité en 1942), où les strophes se terminent par un vers de quatre syllabes (et la dernière par les trois syllabes de « Liberté »), en écho au rythme principal 4+3 ou 3+4.

Les formes du poème

Le vers se prolonge par la strophe, et/ou par le verset.
Si l’on examine les poèmes de Saint-John Perse, on constate que leurs versets ne sont pas aussi nouveaux qu’on pourrait le croire, car ils abondent en vers « classiques ».
Ainsi, le début de Vents :
« C’étaient de très grands vents (6) sur toutes faces de ce monde (8),
« De très grands vents (4) en liesse par le monde (6), qui n’avaient d’aire ni de gîte (8),
« Qui n’avaient garde ni mesure (8), et nous laissaient, hommes de paille (8),
« En l’an de paille sur leur erre (8)…Ah ! oui, de très grands vents (6) sur toutes faces de vivants (8) ! »
Et le début d’Amers :
« Et vous, Mers, qui lisiez (6) dans de plus vastes songes (6), nous laisserez-vous un soir (7) aux rostres de la Ville (6), parmi la pierre publique (7) et les pampres de bronze (6) ? ».
Nous voyons là que le poète n’a pas estimé facile ni souhaitable de s’écarter de la métrique des vers par lesquels s’est illustrée la poésie française.

En ce qui concerne le poème pris dans son ensemble, en particulier dans ses formes dites fixes, évoquons à nouveau Jacques Roubaud, mathématicien, professeur d’université à partir de 1958, qui a obtenu en 1990 un doctorat d’Etat en littérature française sous la direction d’Yves Bonnefoy, avec une thèse consacrée à La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe. Jacques Roubaud a publié des sonnets dès son premier recueil intitulé E (signe d’appartenance), et toute son œuvre témoigne de son attachement à cette forme de poème.

Après une éclipse du 17ème au 19ème siècle, le sonnet a de nouveau inspiré les plus grands. Baudelaire a écrit à ce sujet dans une lettre à Armand Fraisse le 18 février 1860: « Quel est donc l’imbécile… qui traite si légèrement le sonnet et n’en voit pas la beauté pythagorique? Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet, la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a là la beauté du métal et du minéral bien travaillés. Avez-vous observé qu’un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc., donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne?»

Yves Bonnefoy, ancien professeur au Collège de France, directeur de la thèse de Jacques Roubaud, a publié en 2010 aux éditions Galilée un recueil intitulé Raturer outre dont les poèmes sont composés de deux quatrains et de deux tercets, strophes du sonnet. Il s’en explique au début du recueil:
« Si je n’avais pas adopté ce parti prosodique, quatorze vers distribués en deux quatrains et deux tercets, ces poèmes n’auraient pas existé, ce qui ne serait peut-être pas bien grave, mais je n’aurais pas su ce que quelqu’un en moi avait à me dire.
« Les mots, les mots comme tels, autorisés par ce primat de la forme à ce qu’ils ont de réalité sonore propre, ont établi entre eux des rapports que je ne soupçonnais pas…La contrainte aura été une vrille, perçant des niveaux de défense, donnant accès à des souvenirs restés clos sinon réprimés. »
A la composition en deux quatrains et deux tercets, Yves Bonnefoy ajoute, comme éléments de ses sonnets, les décasyllabes, avec quelques alexandrins.

La rime

Au Moyen Age, les poèmes les plus anciens de la poésie française n’avaient pas de rimes mais seulement des assonances. La Chanson de Roland, de la fin du 11ème siècle, compte dans sa version la plus ancienne environ 4000 décasyllabes assonants répartis en « laisses », c’est-à-dire en strophes de longueur variable.
L’alexandrin, quant à lui, doit son nom au Roman d’Alexandre, cycle de poèmes du 12ème siècle écrits en octosyllabes, décasyllabes et finalement dodécasyllabes.
Beaucoup de rimes finissant par une voyelle sont aussi des assonances. Celles-ci n’exigent que l’homophonie de la voyelle tonique. La rime a complété l’assonance médiévale en imposant aussi la reprise de la consonne qui suit éventuellement la dernière voyelle.

Boileau, dans sa satire II, a expliqué avec justesse les inconvénients de la rime (le labeur excessif qu’elle peut exiger, les remplissages, artifices et faussetés de forme et de fond auxquels elle peut conduire), mais aussi ses beaux aspects: en dépit du travail préalable, l’impression d’aisance qu’elle donne quand elle est réussie ; et l’impression qu’elle est animée par sa propre dynamique au service du bon poète (en l’occurrence Molière) à qui Boileau s’adresse ainsi :
« On dirait quand tu veux, qu’elle te vient chercher… 
« A peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place…»

Après la floraison du romantisme, beaucoup ont semblé découragés par la difficulté d’égaler leurs aînés sur le même terrain qu’eux, et les notions de vers libre et de poème en prose se sont répandues. Verlaine lui-même, grand versificateur, critique la rime, mais dans un poème rimé (l’« Art poétique » mentionné plus haut):
« O qui dira les torts de la Rime?
« Quel enfant sourd ou quel nègre fou
« Nous a forgé ce bijou d’un sou
« Qui sonne creux et faux sous la lime ? »

La lassitude à l’égard de la rime s’est aggravée au 20ème siècle, mais non chez tous les poètes. Aragon en parle dans son texte intitulé La rime en 1940, paru cette année-là et repris en annexe du Crève-Cœur réunissant des poèmes de cette époque. Il constate que « la dégénérescence de la rime française vient de sa fixation, de ce que toutes les rimes sont connues ou passent pour être connues, et que nul n’en peut plus inventer de nouvelles, et que, par suite, rimer c’est toujours inventer ou plagier, reprendre l’écho affaibli de vers antérieurs. » Il nous présente ensuite des exemples de renouvellements possibles: « rime enjambée », « rime complexe faite de plusieurs mots décomposant entre eux le son rimé » (ainsi, il fait rimer « ivresse » avec « vivre est-ce ». Avant lui, Apollinaire avait déjà fait rimer « neige » et « que n’ai-je »).
Par ailleurs, à la suite d’Apollinaire, Aragon a substitué à l’alternance ancienne des rimes féminines et masculines des rimes terminées alternativement par une consonne et par une voyelle.
L’exemple des surréalistes est particulièrement intéressant. Plusieurs d’entre eux, dont Aragon, mais aussi Eluard, et Desnos, dans les circonstances tragiques de la guerre, sont revenus au vers compté-rimé. Avant d’être déporté et de périr dans un camp allemand en 1945, Desnos, considéré antérieurement par André Breton comme le plus doué en écriture automatique, a écrit de beaux vers réguliers, en particulier sous la forme de  sonnets.

Entre autres moyens sonores à l’intérieur du vers (allitérations, assonances…), mais davantage qu’eux, la rime affirme, à sa place finale privilégiée, le caractère primordial du phonème.
Elle nous oblige à mieux écouter et ressentir les « bruits » de la langue, pour employer un terme cher au poète Bernard Noël. C’est un limier qui court devant le vers et qui l’entraîne, en aidant le chasseur de mots à trouver ce qu’il cherche, et même ce qu’il ne cherche pas.

Pour faire comprendre que la rime recèle des possibilités encore mal explorées, prenons les mots dont on dit qu’ils ne riment avec aucun autre, par exemple camphre, dogme, girofle…
Rien ne nous empêche de faire rimer camphre avec coffre ou chiffre ; dogme avec paradigme ou flegme ; girofle avec trèfle ou souffle, etc.
Ce qui vient d’être dit n’est qu’un exemple parmi d’autres des possibilités offertes par cet élargissement de la versification. Pour mieux me faire comprendre, voici un tercet de mon recueil Aérogrammes (sonnet LXXX) où la rime est en –rse :
« Le poète aimerait donner aux mots la force
« Que la nature donne à la flamme à la source
« De sorte que le temps jamais ne les disperse ».

La rime peut nous emmener où nous ne voulions pas aller. Mais c’est justement le travail de celui qui aime les explorations langagières, de suivre le mouvement et de donner un sens à ces aventures de mots.
Comme la métaphore, la rime crée des correspondances inédites, rapprochant les mots par leurs signifiants, et créant par là même un lien entre leurs signifiés.

L’illusion du modernisme

Existe-t-il un progrès en poésie? Quelle relation y a-t-il entre progrès, nouveauté et modernité ? Ce sont des sujets de dissertation, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient négligeables.

Quatre ou cinq cents ans après la Chanson de Roland, les poètes français du 16ème siècle écrivaient toujours des décasyllabes, sans se soucier de leur modernité.
Trois cents ans après eux, les poètes du 19ème siècle ont écrit de magnifiques sonnets sans s’inquiéter de leur forme tricentenaire et même plus ancienne encore. Quant à nous, cent cinquante ans après Baudelaire, Nerval, Mallarmé, qu’est-ce qui nous oblige à changer de formes poétiques, alors qu’eux ne l’ont pas fait, malgré les siècles de « compté-rimé » qu’ils avaient déjà derrière eux ?

Baudelaire, nourri de la grande poésie qui l’a précédé, n’a sans doute pas été bien inspiré de donner de l’importance à la notion ambiguë de modernité. « La modernité, dit-il dans son recueil d’essais Le peintre de la vie moderne, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». On a tendance à oublier cette distinction entre les deux moitiés de l’art, de même que la distinction entre modernité et modernisme.

Le moderniste est toujours dépassé par plus moderniste que lui, dans une fuite en avant où l’on court vainement vers le dernier degré sans jamais l’atteindre, de même qu’en mathématiques on n’atteint jamais le nombre le plus grand de tous. Comme l’a écrit Leibniz dans son Discours de métaphysique, en prenant comme exemple la nature du nombre: « les formes ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degré ne sont pas des perfections…. »
La poésie, qui tend vers une perfection, n’a pas sa place dans une course où tout est sans cesse dépassé.

Ce qui ne veut pas dire qu’elle doive s’abstraire du présent. Cependant, aujourd’hui, on cherche à se démarquer de l’« ancien » non seulement par l’appauvrissement de la forme, mais souvent aussi, paradoxalement, par un retour en arrière vers la nature primordiale d’un monde où n’entrent guère les changements de la vie quotidienne, la technique, les réalités actuelles…
Une partie des poètes dans la période récente, après Bachelard (Psychanalyse du feu, L’Eau et les rêves, L’Air et les songes, La Terre et les rêveries…), a eu tendance à restreindre la poésie à la quête d’une vérité à la manière des Présocratiques que l’on prend pour des poètes, mais qui étaient d’abord des scientifiques philosophes. Ils voulaient trouver la vérité physique des quatre éléments de la nature, et les principes logiques et mathématiques de l’univers. Pour la poésie, c’est peine perdue, probablement, de chercher le salut dans la vieille conception des quatre éléments et dans ce vieil imaginaire.

Ambition, courage, liberté

Il importe, à mon sens, de défendre et d’illustrer une poésie ambitieuse, c’est-à-dire qui continue à unir les chiffres et les lettres, les nombres et les mots; qui ne renonce à aucun des aspects importants du langage (phonèmes, mots, phrases) ; et qui assume les nouveautés du monde et de la société.

 Il importe d’oser garder vivant tout ce qui peut être conservé dans notre poésie, et d’illustrer une démarche courageuse qui ne se laisse pas impressionner par les jugements de ceux qui croient pouvoir la regarder de haut, sous prétexte qu’elle n’a guère de valeur marchande, qu’elle n’est d’aucune utilité dans les jeux de pouvoir, et qu’il est sans risque de la dédaigner.

Il importe aussi de défendre et d’illustrer la liberté. Le vers libre l’est-il du seul fait qu’il le proclame ? Comme l’ont dit de nombreux poètes et non des moindres, la contrainte de la forme libère l’invention. Et ce qui est également libérateur, c’est d’accepter pleinement les contraintes de la langue elle-même, de sa syntaxe, de ses sonorités, de ses mots, de son rythme, pour continuer à en tirer le meilleur.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

La Sainte Anne de Léonard de Vinci, au musée du Louvre: interprétation d’une image de rêve. Auteur: Maryvonne Lemaire

La Sainte Anne, l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, Musée du Louvre, exposition de 2012

http://scd.rfi.fr/sites/filesrfi/imagecache/rfi_16x9_1024_578/sites/images.rfi.fr/files/aef_image/Sainte%20Anne_0.jpg

On peut admirer  au Louvre la magnifique restauration du tableau de Léonard de Vinci (Vinci 1452-Amboise 1519), Sainte Anne, (168 cm x 130 cm), peint à partir de 1503 sur un panneau de bois de peuplier. Cette restauration menée pendant quatre années par Cinzia Pasquali  redonne à l’oeuvre  son extrême beauté, dont on ne sait si elle est due à la grâce des personnages, à l’éclat des couleurs, en particulier dans ses drapés lapis lazuli, rouge kermès, gris perle, ou bien encore  aux vibrations de la lumière.

Il  semble –  en tout cas ce sera l’hypothèse que je développerai – que le tableau est inspiré moins par la religion que par l’expérience personnelle du peintre, son propre rapport à la peinture. C’est une sorte d’image de rêve, avec ses déplacements, ses dédoublements, ses condensations, image onirique dans laquelle Léonard s’identifie à l’enfant Jésus, prêt à se saisir de l’agneau représentant son destin, sous le regard maternel  de deux jeunes femmes au sourire de Joconde.

La visite nous entraîne à travers quatre époques de la vie de Léonard, sur les lieux qui l’ont vu, pendant plus de quinze ans, de 1502/1503 à 1518, commencer et parfaire, sans toutefois l’achever, ce tableau. L’intérêt et l’enjeu des quelque deux cents esquisses,  copies, tableaux  et documents d’archives exposés, dont certains sont à eux seuls des trésors, se comprennent d’autant mieux qu’on les réfère aux trois cartons préparatoires  dessinés  dans les années 1500/ 1503.

La Sainte Anne, dite Trinitaire : un même sujet religieux et politique, renouvelé sous quatre « mécénats » différents

Pourquoi « Trinitaire » ? Ce qualificatif, employé dans l’exposition, introduit une confusion, peut-être voulue, avec le dogme théologique de la trinité de Dieu. C’est pourquoi certains lui préfèrent l’allemand Selbdritt, l’italien Metterza  ou bien la locution « en tierce ». Dans la tradition, Sainte Anne est en effet représentée tenant dans les bras Marie et Jésus, tous deux également  enfants ; parfois Marie est une adulte en miniature. Ce thème de la confusion des générations se retrouve dans le tableau de Vinci. Dans d’autres représentations, que l’on voit aussi dès l’entrée de l’exposition, la Vierge est assise sur les genoux de sainte Anne et Jésus sur les genoux de sa mère.

En ce début de XVI° siècle et depuis le moyen-âge, le culte de sainte Anne, mère de Marie et grand-mère de Jésus, fait l’objet  d’une  grande ferveur ; ce sera une  cible privilégiée des attaques de Luther.  C’est une époque où l’on soutient des discussions passionnées sur l’Immaculée Conception de Marie (Marie conçue sans péché originel) et sur la virginité de la mère de Jésus. Après la Contre-Réforme, le sujet de sainte Anne trinitaire est plus ou moins délaissé au profit du groupe de Joseph, Marie et Jésus.

Léonard de Vinci  commence son tableau dans la jeune république de Florence où il arrive, venant de Milan, en 1500. En 1507, rappelé par le roi de France Louis XII, alors duc de Milan, Léonard retourne dans cette ville. Il y reste jusqu’au moment où les Français  en sont chassés, en 1512 et  se rend en 1513 à Rome, auprès du  frère de Léon X, Julien de Médicis, qui meurt en 1516. En 1516, il traverse les Alpes à dos de mulet pour rejoindre la cour de François Ier et passe la fin de sa vie en France au château de Clos Lucé, près de Chambord. Il  meurt en 1519.

Qui est le commanditaire du tableau ? La question reste confuse ; peut-être est-ce finalement le peintre lui-même, même s’il l’a destiné à différents mécènes, comme le montre ce bref historique de ses lieux de séjour, qu’évoquent certains tableaux.

Florence : Depuis le 26 juillet 1343 (jour de la fête de sainte Anne), où le peuple florentin a chassé le tyran Gautier de Brienne, sainte Anne est la patronne de la ville. C’est  aussi la patronne  qu’adopte la toute jeune république créée après le départ des Médicis en 1494. Il n’est pas impossible que Léonard, voulant célébrer son arrivée à Florence,  grand centre de la peinture, ait pris lui-même l’initiative du sujet pour son tableau. Ce serait un choix républicain.

Milan est  depuis 1499 entre les mains du roi de France Louis XII,  qui a épousé Anne de Bretagne. Il n’est pas impossible non plus que le roi ait fait à Léonard cette commande pour honorer la sainte patronne que vénérait sa nouvelle épouse : Anne de Bretagne, comme Anne d’Autriche plus tard, favorisèrent le culte de la sainte. Ce qui est sûr, c’est que dès 1505, Léonard voulait envoyer le tableau à Louis XII.

Rome : Le sujet religieux, qui met en scène l’incarnation de Dieu sur terre, la filiation maternelle, immaculée et virginale, du Christ ainsi que son  destin, ont pleinement  leur place dans la ville papale à cette époque de grande dévotion aux saints. D’autre part, Julien de Médicis, frère du pape et protecteur de Léonard à Rome, lui aurait passé commande d’un portrait de sa maîtresse, réel modèle de La Joconde, dont le sourire aurait redonné à Léonard de Vinci le goût de peindre.

La France : Léonard de Vinci emporte avec lui en France seulement trois tableaux : le portrait de La Joconde ; celui de Saint Jean-Baptiste, au sourire de Joconde; la Sainte Anne, tableau inachevé, sur lequel le sourire de Mona Lisa se dédouble pour animer à la fois le visage de Sainte Anne et celui de Marie. Le fameux sourire est donc un trait commun aux trois œuvres. On a des témoignages de la dévolution ou attribution de la Sainte Anne au roi François Ier en 1518.
Exposé peut-être au château d’Amboise puis dans une chapelle, le tableau ne réapparaît qu’en 1651, à Paris dans le Palais Royal. En 1797, il est accroché dans le salon carré du Louvre.

Il  semble que le tableau soit inspiré moins par la religion ou l’histoire que par l’expérience du peintre lui-même, son propre rapport à la peinture. C’est une  sorte d’image de rêve, d’image onirique dans laquelle Léonard s’identifie à l’enfant Jésus, prêt à se saisir de l’agneau représentant son destin, sous le regard maternel de deux jeunes femmes au sourire apaisé.

Les trois cartons

La simple étude des étapes successives que constituent les trois cartons préparatoires au tableau est éclairante à cet égard. Ces trois cartons, ont été dessinés de 1500 à 1503, à l’époque du séjour à Florence. Ils ont été copiés de façon plus ou moins heureuse, comme on le voit dans les premières salles.

L’exposition ne présente que le premier carton, dit de Burlington, prêté par la National Gallery. Il est accroché comme pendant du tableau lui-même. Fait d’un assemblage de huit feuilles de papier collées, à l’échelle de la peinture envisagée (141,5 x 104,6), il est assez proche du « brouillon » qu’est le componimento inculto, composition instinctive de départ, indispensable à toute création selon Vinci, présenté lui-aussi sur les murs de l’exposition.
Un groupe de quatre personnages est inscrit dans une sorte de pyramide, où l’on distingue deux femmes assez semblables par l’âge et la taille, sur la même ligne horizontale. Anne de son doigt levé vers le ciel semble désigner les desseins de Dieu.  Les deux cousins enfants sont face à face, Jésus bénissant Jean-Baptiste (Saint Jean-Baptiste dans la bible annonce la venue du Christ ; il est représenté vêtu d’une peau de mouton). Ce carton daterait d’avant 1501, peut-être de 1500.

Le second carton, d’avril 1501, est perdu et, à la différence du troisième,  également perdu, il a été peu recopié. Deux feuilles conservées au Louvre et à Venise, de Léonard lui-même, un tableau des frères Brescianino de 1515/1517, un autre de 1507 de Raphaël (qui a ajouté saint Joseph) nous permettent toutefois de l’imaginer. Le rythme est vertical : sur la diagonale descendant vers la gauche se lit la succession des trois générations. Anne est plus âgée que Marie. Jean-Baptiste a disparu, remplacé par l’agneau du sacrifice.

Le troisième carton, de 1503, a disparu à Budapest, pendant la seconde Guerre Mondiale. La réflectographie infrarouge du tableau du Louvre en donne toutefois une idée précise. La diagonale des trois générations descend cette fois vers la droite, Marie s’est penchée vers l’enfant dans un mouvement fait pour le retenir ou du moins accompagner son action. Anne, redevenue presque aussi  jeune que Marie, contemple la scène, les yeux baissés.

 Lecture du tableau à partir de la comparaison entre les trois cartons : une image rêvée de l’art de Vinci

 Le tableau est fascinant par les lectures multiples qu’il suscite, notamment grâce à l’identification possible de Léonard au personnage de l’enfant. C’est vers lui que convergent les regards d’Anne, de Marie et de l’agneau. La lumière, venant de droite, met en valeur l’échange des regards et des sourires ainsi que la continuité des gestes (même épaule pour Anne et Marie, même orientation des bras pour Marie et l’enfant, qui est entre les jambes de sa mère). L’enfant est la cause du mouvement  qui anime toute la scène.

Les lectures  religieuse et politique  du tableau seraient intéressantes à développer. La lecture religieuse donne évidemment les éléments de base de l’interprétation. Elle est orientée, on l’a vu, par les questions de l’incarnation de Dieu sur terre, de sa filiation humaine, la filiation maternelle, et enfin par celle du destin de Jésus (passion et  résurrection),  représenté par l’agneau.

Incarnation, filiation maternelle, destin exceptionnel, nous reprendrons ces thèmes. Mais nous en déplacerons l’enjeu, en mettant l’accent  sur une lecture plus en rapport avec le peintre lui-même et  son art. Nous accepterons l’idée que  Léonard  s’identifie à l’enfant, comme Freud  le propose dans son « roman psychanalytique »  Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. (Lui-même, le découvreur du monde intérieur, n’a pas manqué de s’identifier à Léonard, découvreur du monde extérieur).

L’artiste se représente dans une humanissima trinitas, féminine, maternelle et naturelle. Léonard de Vinci associe son art, son destin à la filiation maternelle, elle-même confondue avec la nature. La peinture apparaît alors comme une incarnation des leçons de la nature, qui prennent vie.

 La peinture dans sa relation avec la filiation maternelle

Comme on l’a vu, le deuxième carton concentre le sujet du tableau sur l’action de l’enfant Jésus : alors qu’il était assis sur les genoux de sa mère sur le carton de Burlington, il est descendu à terre pour ne pas dire sur terre et s’apprête à monter sur l’agneau.

Le thème du double, très présent dans le carton de Burlington – Anne double de Marie ; Jean-Baptiste double de Jésus –  disparaît au profit d’une présentation ordonnée des générations et de l’annonce du sacrifice de Jésus, représenté par l’agneau.

Il semble que les reconstructions biographiques de Freud concernant l’abandon de Léonard par son père soient contestables. Cependant sa référence aux deux mères de Léonard est difficile à écarter. Comment ne pas penser, en voyant les deux  femmes, à la mère naturelle de Léonard, Catarina, jeune servante abandonnée par son père, et d’autre part à la jeune épouse stérile de ce dernier, Donna Albiera, qui prit soin de l’enfant au foyer paternel ? Sur le carton de Burlington, les deux personnages féminins ont même sourire, même âge, une certaine confusion se lit dans le dessin des corps.

Sur les dessins associés au second carton, Anne est nettement plus âgée que sa fille. Pourquoi ne pas faire avec Freud l’hypothèse que  sainte Anne, l’ancêtre, la femme la plus éloignée spatialement, représente  Catarina, l’image originelle – celle du fameux sourire -, qui dans son amour pour l’enfant a consenti à son adoption par la femme légitime  de son père. L’expression contemplative et retenue exprimerait la magnanimité de cet amour maternel (ou cacherait son envie, comme le dit Freud). Sainte Anne est représentée dans une position proche de celle de la Léda, humaine séduite par Zeus ayant pris la forme d’un cygne, que Léonard peint au même moment (elle est accrochée sur les murs de l’exposition). On peut penser aussi que sainte Anne  figure la grand-mère paternelle  très aimée, Mona Lucia. Déplacements, dédoublements et condensations sont monnaie courante dans les rêves ou les tableaux oniriques et il semble bien que ce tableau soit une image de rêve.

Marie présente l’expression d’une grande tendresse. Sa robe bleue touche les lèvres de l’enfant, comme l’aurait fait le vautour du  fameux rêve de Léonard : “Il semble que j’aie depuis toujours été destiné à m’occuper du vol des oiseaux. Dans mon plus ancien souvenir d’enfance, il me semble qu’un vautour a volé jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et l’a plusieurs fois battue de ci de là entre mes lèvres” (Codex sur le vol des oiseaux).

 Dans son étude du  rêve, Freud, qui a lu le texte dans sa traduction allemande, met  en relation le vautour, dont le hiéroglyphe égyptien signifie aussi mère, avec la séduction maternelle. Mais en fait le texte italien parle non de vautour mais de milan. Et pourtant l’intuition de Freud là non plus n’est pas à écarter : sur le tableau, l’enfant semble se rebiffer contre cette mère  trop tendre, séduisante sinon séductrice. En tout cas, la représentation picturale est à elle seule une distance prise par  rapport à la séduction maternelle, si évidente dans ce tableau.

  Peut-être aussi  l’abandon du thème des jeunes cousins nous dit-il quelque chose de la sublimation par l’art qui a été le choix de Vinci, au détriment  de ses satisfactions sensuelles. Ce serait une façon de parler de son homosexualité, puisqu’on sait que le peintre a vécu avec de jeunes amis.

La filiation maternelle et  la nature

Dans le second carton, le doigt levé vers le ciel de sainte Anne a disparu, ainsi que le geste de bénédiction de Jésus. Comme si  le peintre écartait dans le tableau la transcendance divine et l’autorité paternelle.

Pourtant le père de Léonard est bien présent, ne serait-ce que de façon négative, nous dit Freud. Selon lui,  le non finito serait un trait d’identification de Léonard à son père. De même que Ser Piero da Vinci a laissé inachevée la tâche paternelle en abandonnant Catarina, de même Léonard  abandonnait ses tableaux sans les finir. C’est le cas de La Sainte Anne, dont la partie intermédiaire du fond, entre montagnes et premier plan, est inachevée, tout comme la robe d’Anne elle-même.

Non seulement Léonard n’a pas été abandonné par Ser Piero mais il n’a jamais renié les leçons de son maître Verrochio. S’il n’imite aucun modèle, s’il ne veut regarder aucun maître mais seulement la nature et lui  dérober ses secrets, c’est qu’il a déplacé sur elle  son intérêt pour la mère « naturelle » : Il osa émettre cette affirmation hardie qui n’en contient pas moins la justification de toute recherche libre : « Qui dans le conflit des opinions se réfère à l’autorité opère avec sa mémoire au lieu d’opérer avec son entendement ». (…) Retransposés de l’abstraction scientifique à l’expérience concrète individuelle, les Anciens et l’autorité ne correspondaient finalement qu’au père, et la nature redevenait la bonne et tendre mère qui l’avait nourri (Un souvenir d’enfance, folio, 2002, p.231, 233.)

La nature redevenait la bonne et tendre mère qui l’avait nourri. Le troisième carton en témoigne. Il  garde la composition verticale  mais Anne, comme  dans le premier carton, est une jeune femme. La mère naturelle, comme on dit « enfant naturel », et la mère légitime sont comme sœurs par l’âge, la grâce, la tendresse et la foi. Le fait de retourner la diagonale descendante vers la droite tourne vers la vie le destin de l’enfant.

 La peinture, incarnation des leçons de la nature

Neiges éternelles sur les sommets, terres stériles sur lesquelles se dresse un arbre de vie, le panorama est grandiose : une immense chaîne de montagnes, les Alpes, vues des environs de  Milan. Le tableau commencé en 1503, laissé inachevé en 1519, apparaît comme une somme de « la science de la peinture », selon l’expression de Vinci, c’est-à-dire une somme des investigations scientifiques mises en œuvre dans le tableau mais aussi une somme de ses avancées personnelles concernant son art.

ll s’appuie sur ses recherches en hydrologie, en géologie, sur la lumière  pour rendre compte en particulier de la force créatrice des quatre éléments. L’eau travaille la terre : à l’arrière-plan elle a sculpté le bas des  montagnes ; au premier plan, elle a stratifié le rocher pour en faire des galets. La lumière, air et feu, permet ces transitions imperceptibles entre les clairs et les sombres que constitue le sfumato, qui  donne aux horizons et aux chairs cette lumière douce si particulière.

Les quatre règnes de la nature sont représentés : aux plis des montagnes répond le drapé des étoffes, plis arrondis, plis circulaires. Les pattes de l’agneau entrent dans le même mouvement que les membres de l’enfant. Feuillage et toison animale rivalisent de précision. Mais c’est l’humain qui retient le peintre : l’anatomie, la parure, ses jeux de matériaux et de couleurs, ses enroulements, ses transparences, la coiffure, l’enchaînement des gestes, les expressions.

Somme aussi de ses avancées personnelles concernant son art : ses techniques, la façon par exemple de juxtaposer la couleur de la peau et le bleu froid des montagnes parce que « chaque couleur paraît plus noble sur les confins de son contraire… » (Traité de la peinture n° 642), et ses différentes perspectives : « Il y a trois sortes de perspective : la première traite des règles de diminution des choses qui s’éloignent de l’œil, et on l’appelle perspective diminutive ; la seconde comprend la manière d’atténuer les couleurs à mesure qu’elles s’éloignent de l’œil ; la troisième et dernière s’emploie à expliquer comment les choses doivent être moins nettes proportionnellement à leurs distances. Et nous les appellerons : perspective linéaire, perspective des couleurs, perspective d’effacement. » (ibidem n° 204). Il nous introduit aussi au mystère de sa création : son détachement de la tradition et de l’autorité,  la liberté que lui donne la nature, qu’elle soit investigation physicienne ou confiance dans l’humain. Dans les dernières salles, de très belles œuvres de Michel-Ange, de Pontormo, de plus récentes comme celle de Max Ernst montrent qu’à son tour il a été un maître.

Le pouvoir de fascination du tableau va donc bien  au-delà du sujet religieux. Comme une image de rêve avec ses déplacements, ses dédoublements, ses condensations, il représente de multiples façons la question de la création artistique pour Léonard de Vinci.
L’enquête à laquelle s’est livré le commissaire de l’exposition Vincent Dieulevin pour retrouver ces très nombreux  témoignages sur la genèse du tableau incite  le spectateur à adopter lui aussi une attitude active tout au long de la visite et à s’interroger sur ce mystère : comment le peintre s’est-il saisi de ce motif conventionnel, presque artificiel, de la Sainte-Anne pour en faire un tableau dont la grâce évidente renvoie à un  manifeste plein d’énergie sur le pouvoir  de la peinture.

Maryvonne Lemaire

Voyage en poésie dans la région de Naples

 

André Chénier (1762-1794)

Poésies antiques, « Néère » (extrait)

Oh ! soit que l’astre pur des deux frères d’Hélène
Calme sous ton vaisseau la vague ionienne ;
Soit qu’aux bords de Paestum, sous ta soigneuse main,
Les roses deux fois l’an couronnent ton jardin ;
Au coucher du soleil, si ton âme attendrie
Tombe en une muette et molle rêverie,
Alors, mon Clinias, appelle, appelle-moi.
Je viendrai, Clinias ; je volerai vers toi.
Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira: sur les vents ou sur quelque nuage
Tu la verras descendre, ou du sein de la mer,
S’élevant comme un songe, étinceler dans l’air…

Alphonse de Lamartine (1790-1869)

Harmonies poétiques et religieuses, « Le premier regret » (extrait)

Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus aux pieds de l’oranger,
Il est, près du sentier, sous la haie odorante,
Une pierre petite, étroite, indifférente
Aux pas distraits de l’étranger !

La giroflée y cache un seul nom sous ses gerbes.
Un nom que nul écho n’a jamais répété !
Quelquefois seulement le passant arrêté,
Lisant l’âge et la date en écartant les herbes,
Et sentant dans ses yeux quelques larmes courir,
Dit : Elle avait seize ans! C’est bien tôt pour mourir !

Méditations poétiques, « Le golfe de Baya, près de Naples » (extrait)

Horace, dans ce frais séjour,
Dans une retraite embellie
Par le plaisir et le génie,
Fuyait les pompes de la cour ;
Properce y visitait Cinthie,
Et sous les regards de Délie
Tibulle y modulait les soupirs de l’amour.
Plus loin, voici l’asile où vint chanter le Tasse,
Quand, victime à la fois du génie et du sort,
Errant dans l’univers, sans refuge et sans port,
La pitié recueillit son illustre disgrâce.
Non loin des mêmes bords, plus tard il vint mourir ;
La gloire l’appelait, il arrive, il succombe :
La palme qui l’attend devant lui semble fuir,
Et son laurier tardif n’ombrage que sa tombe.

Nouvelles méditations poétiques, « Tristesse » (extrait)

Ramenez-moi, disais-je, au fortuné rivage
Où Naples réfléchit dans une mer d’azur
Ses palais, ses coteaux, ses astres sans nuage,
Où l’oranger fleurit sous un ciel toujours pur.
Que tardez-vous? Partons! Je veux revoir encore
Le Vésuve enflammé sortant du sein des eaux;
Je veux de ses hauteurs voir se lever l’aurore;
Je veux, guidant les pas de celle que j’adore,
Redescendre, en rêvant, de ces riants coteaux;
Suis-moi dans les détours de ce golfe tranquille;
Retournons sur ces bords à nos pas si connus,
Aux jardins de Cinthie, au tombeau de Virgile,
Près des débris épars du temple de Vénus :
Là, sous les orangers, sous la vigne fleurie,
Dont le pampre flexible au myrte se marie,
Et tresse sur ta tête une voûte de fleurs,
Au doux bruit de la vague ou du vent qui murmure,
Seuls avec notre amour, seuls avec la nature,
La vie et la lumière auront plus de douceurs.

Victor Hugo (1802-1885)

 Les Chants du crépuscule, « Dicté après Juillet 1830 », partie VII (extrait)

 …
Quand longtemps a grondé la bouche du Vésuve,
Quand sa lave écumant comme un vin dans la cuve,
Apparaît toute rouge au bord,

Naples s’émeut ; pleurante, effarée et lascive,
Elle accourt, elle étreint la terre convulsive ;
Elle demande grâce au volcan courroucé;
Point de grâce ! Un long jet de cendre et de fumée
Grandit incessamment sur la cime enflammée,
Comme un cou de vautour hors de l’aire dressé.

Soudain un éclair luit ! Hors du cratère immense
La sombre éruption bondit comme en démence.
Adieu, le fronton grec et le temple toscan !
La flamme des vaisseaux empourpre la voilure.
La lave se répand comme une chevelure
Sur les épaules du volcan.

Elle vient, elle vient, cette lave profonde
Qui féconde les champs et fait des ports dans l’onde.
Plage, mers, archipels, tout tressaille à la fois.
Ses flots roulent vermeils, fumants, inexorables,
Et Naple et ses palais tremblent plus misérables
Qu’au souffle de l’orage une feuille des bois !

Chaos prodigieux ! La cendre emplit les rues,
La terre revomit des maisons disparues,
Chaque toit éperdu se heurte au toit voisin,
La mer bout dans le golfe et la plaine s’embrase,
Et les clochers géants, chancelant sur leur base,
Sonnent d’eux-mêmes le tocsin !

Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869)

Poésies complètes (1840), « Sonnet » (extrait)

J’ai vu le Pausilype et sa pente divine ;
Sorrente m’a rendu mon doux rêve infini ;
Salerne, sur son golfe et de son flot uni,
M’a promené dès l’aube à sa belle marine.

J’ai rasé ces rochers que la grâce domine,
Et la rame est tombée aux blancheurs d’Atrani :
C’est assez pour sentir ce rivage béni ;
Ce que je n’en ai vu, par là je le devine.

Gérard de Nerval (1808-1855)

 Les Chimères, « El Desdichado »

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phoebus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Les Chimères, « Myrtho »

Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,
À ton front inondé des clartés de l’Orient,
Aux raisins noirs mêlés avec l’or de ta tresse.

C’est dans ta coupe aussi que j’avais bu l’ivresse,
Et dans l’éclair furtif de ton oeil souriant,
Quand aux pieds d’ lacchus on me voyait priant,
Car la Muse m’a fait l’un des fils de la Grèce.

Je sais pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert…
C’est qu’hier tu l’avais touché d’un pied agile,
Et de cendres soudain l’horizon s’est couvert.

Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâle hortensia s’unit au myrte vert !

Alfred de Musset (1810-1857)

Poésies nouvelles, « A mon frère, revenant d’Italie » (extrait)

Ainsi, mon cher, tu t’en reviens
Du pays dont je me souviens
Comme d’un rêve,
De ces beaux lieux où l’oranger
Naquit pour nous dédommager
Du péché d’Eve.

…Tu t’es bercé sur ce flot pur
Où Naple enchâsse dans l’azur
Sa mosaïque,
Oreiller des lazzaroni
Où sont nés les macaroni
Et la musique.

Qu’il soit rusé, simple ou moqueur,
N’est-ce pas qu’il nous laisse au coeur
Un charme étrange,
Ce peuple ami de la gaieté
Qui donnerait gloire et beauté
Pour une orange?

Léon-Pamphile Le May (1837-1918)
poète canadien

 Les Gouttelettes, « Pompéi »

Par des chemins de fleurs, au temple qu’on voit là,
Des prêtresses s’en vont. Leurs bandes triomphales
Dansent cyniquement au rythme des crotales.
Jamais tissu discret alors ne les voila.

Vénus veut des honneurs. C’est sa fête et voilà
Que la ville s’éveille. Et les chastes vestales
S’enfoncent tour à tour dans l’ombre de leurs stalles,
Et le dieu de l’amour sourit dans sa cella.

Mais quel éclat nouveau, quel merveilleux effluve,
Environnent ton front, malheureuse cité ?
Le ciel met-il un nimbe à ta lubricité ?

Sur la ville en amour, l’implacable Vésuve
Étendait, lourdement, ce grand linceul de feu
Que vingt siècles d’efforts n’ont soulevé qu’un peu !

Tristan Corbière (1845-1875)

 Les Amours jaunes, « Vésuves et Cie »

Pompeïa-station – Vésuve, est-ce encor toi ?
Toi qui fis mon bonheur, tout petit, en Bretagne,
– Au bon temps où la foi transportait la montagne –
Sur un bel abat-jour, chez une tante à moi :

Tu te détachais noir, sur un fond transparent,
Et la lampe grillait les feux de ton cratère.
C’était le confesseur, dit-on, de ma grand’mère
Qui t’avait rapporté de Rome tout flambant…

Plus grand, je te revis à l’Opéra-Comique.
– Rôle jadis créé par toi : Le Dernier Jour
De Pompéï. – Ton feu s’en allait en musique,
On te soufflait ton rôle, et… tu ne fis qu’un four.

– Nous nous sommes revus : devant-de-cheminée,
A Marseille, en congé, sans musique, et sans feu :
Bleu sur fond rose, avec ta Méditerranée
Te renvoyant pendu, rose sur un champ bleu.

– Souvent tu vins à moi la première, ô Montagne !
Je te rends ta visite, exprès, à la campagne.
Le Vrai Vésuve est toi, puisqu’on m’a fait* cent francs !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais les autres petits étaient plus ressemblants.

Pompeï, aprile.

*Note de Libres Feuillets: on m’a fait = on m’a soustrait ?

Max Elskamp (1862-1931)

La chanson de la rue Saint-Paul, « Puis rue qui s’en va… » (extrait)

On voit le Vésuve
En feu qui se pâme,
Ainsi qu’une cuve
D’enfer et de flammes,

Dominique Thiébaut Lemaire

Aérogrammes (2010), XLII

Dans son buccin tocsin dans son bugle qui beugle
Un guetteur de volcan souffle à ce point qu’il bigle
Et l’augure s’effraie du vol confus des aigles
Elle de raisin noir se colore les ongles

Elle danse pieds nus sur les grappes des cuves
L’enchanteresse au bas du cratère qui couve
Une cendre en fusion de celles qu’on esquive
Croit-elle à tort confiante en l’abri d’une cave

Reviendra-t-elle un jour beauté digne d’un socle
Artémis ou Myrtho Daphné dont les yeux bouclent
A double tour le cœur d’un créateur d’oracles

 Il lui a consacré quelques vers d’un grand cycle
Où le Vésuve embrase une passion miracle
Où le chant de l’amour s’élève à travers siècles

 

 Note de Libres Feuillets :

En ce qui concerne les extraits de textes ci-dessus, on peut retrouver les poèmes entiers :
–          sur le site web intitulé « Les grands poèmes classiques » (poesie.webnet.fr);
–          dans les oeuvres poétiques I de V. Hugo, « bibliothèque de la Pléiade », p.823-824;
–          dans les Œuvres complètes de Sainte-Beuve sur internet (Paris, Charpentier, libraire-éditeur, 1840, p.390-391).

En italien, on peut mentionner notamment, au sujet du Vésuve,  « La Ginestra o Il fiore del deserto » (Le genêt ou la fleur du désert),  de Giacomo Leopardi (1798-1837), dans les Canti (Chant XXXIV)