Billet: le centième tour de France

 

 

Dans le cyclisme  il y a ceux qui roulent
A vive allure accélèrent s’ébrouent
Pour s’échapper du peloton en grappe
Dans la campagne au bord d’herbages gras
Où les chevaux d’un élan naturel
Suivent la course en lui courant après

Dans le cyclisme il y a ceux qui grimpent
En supportant l’épreuve sans chagrin
Mais non sans mal sous le soleil qui brûle
Entre deux haies de public accouru
Tantôt danseurs tantôt lourds ils s’agrippent
A leur guidon le visage amaigri

Plein d’une ardeur qui surmonte les crampes
A travers France en décor sur l’écran
De la télé faisant fi des contrôles
Dopé dit-on le champion passe au trot
Puis au galop sans que rien l’interrompe
Tant l’énergie dans ses roues tourne rond

Quand vient la fin de ce centième tour
D’hommes-vélos je vois cette aventure
Comme un rappel de l’âge des centaures

 

***

 

Le centième tour de France à vélo s’est terminé à Paris le dimanche 21 juillet 2013. C’est le premier après que l’américain Lance Armstrong a été déchu en 2012 pour dopage, par l’Agence américaine antidopage et par l’Union cycliste internationale, de ses sept titres de vainqueur du tour.

Au total, de 1999 à 2011, neuf victoires sur 14 ont été annulées dans le tour de France: les sept d’Armstrong, plus la disqualification de l’américain Floyd Landis en 2006 et l’annulation de la victoire remportée par l’espagnol Contador en 2009.

Le tour 2013 a offert aux spectateurs, comme d’habitude, le beau spectacle des paysages traversés et de l’effort humain, mais la suspicion a été permanente, notamment à l’égard du vainqueur, le britannique Christopher Froome de l’équipe Sky. D’après les calculs auxquels se livrent certains observateurs depuis quelques années, la puissance (mesurée en watts !) du vainqueur de l’année semble surhumaine, supérieure aux capacités d’un homme non dopé, au point d’atteindre ou de dépasser parfois les performances de ses prédécesseurs déchus.

Pour défendre Froome, le propriétaire de l’équipe Sky, Rupert Murdoch, a fait publier dans le Sunday Times dont il est est également propriétaire un article élogieux d’un contempteur de Lance Armstrong. L’auteur de l’article affirme sans sourciller qu’à la différence du septuple vainqueur éliminé du palmarès, Froome est « clean » à 100 %.

Les exploits réalisés, bien que douteux, ont néanmoins quelque chose de mythologique par leur démesure, et font penser aux centaures de l’antiquité grecque, êtres fabuleux, moitié hommes et moitié chevaux. Dans la mythologie d’aujourd’hui, qui, pas plus que celle de l’antiquité, n’a pour souci premier la vertu, on peut trouver une ressemblance entre les centaures de jadis et nos coureurs cyclistes, mi hommes mi vélos.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet: liberté, égalité, fraternité

 

A l’occasion de la fête du 14 juillet, voici une petite célébration de la devise « liberté, égalité, fraternité » inscrite dans la Constitution française, et dont les trois principes ont été placés par l’Organisation des Nations Unies en tête de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

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La liberté consiste à pouvoir faire
Ce que l’on veut excepté ce qui nuit

Au corps social à soi-même à autrui

Le bon plaisir profondément diffère

Ma liberté a pour borne la sphère
Où l’autre a droit de se sentir chez lui

Elle n’est pas le passe ou sauf-conduit

Menant trop loin parfois même en enfer

Celui qui suit tous les vents d’aujourd’hui
Plane sans but n’a pas les pieds sur terre
En se croyant affranchi comme l’air

A l’opposé l’homme libre est celui
Qui ne craint pas que la loi légifère
Non pour brider mais pour être un appui

 

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Souvenez-vous du texte qui déclare
Les droits de l’homme et fonde avec éclat

L’égalité sujet qu’on ne peut clore

Que n’usent pas tant de discours folklos

Le texte est beau mais que peut-on conclure
Ai-je pensé lorsque je l’ai relu
Quand il prétend par ses formules claires

Etre un écho de l’Esprit paraclet

La loi dit-il fait de tous des égaux
L’égalité qui passionne les Gaules
Permet partout de plus vastes dialogues

Dans ce bas monde où tout se dérégule
Mais où beaucoup préfèrent l’exigu
Sa règle tient s’étend même et subjugue

***

La République inclut dans sa devise
Fraternité celle-ci nous convie
A refuser l’antipathie mauvaise

Obtiendrons-nous pour autant son brevet

Réponse non car l’empathie s’envase
Paralysée par l’abstention s’en va
Se dissiper dans l’inertie rêveuse

Quand les actions ne suivent pas les vœux

Pour la sacrer principe cardinal
Il faut se dire et comprendre que rien
N’est à gagner dès lors que l’autre perd

Pour l’agrandir en vertu fraternelle
Il faudra faire aux autres tout le bien
Qu’on aimerait recevoir de leur part

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L’Assemblée Nationale a publié le 26 août 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui fait partie aujourd’hui de la Constitution française. Dans le préambule de cette Déclaration, elle reconnaît et déclare les droits de l’homme et du citoyen, « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême ». Deux ans plus tard, lorsqu’elle a publié la Constitution de 1791, elle a estimé que la Déclaration de 1789, placée en tête de cette Constitution, avait acquis « un caractère religieux » et qu’il n’était plus possible de la modifier.

On connaît en particulier la première phrase de la Déclaration: « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».
Citons aussi son article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui: ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »

C’est à la liberté que sont consacrés les articles les plus nombreux de la Déclaration de 1789, huit sur dix-sept (les articles 1, 4, 5, 7, 8, 9, 10, 11). L’égalité est inscrite dans les articles 1, 6, 13.
La Déclaration traite aussi d’autres droits, tels que la propriété (articles 2 et 17), qui, d’une certaine manière, peut se rattacher à la liberté, et elle complète les droits de l’homme par ce que certains ont appelé les droits de la Nation: la souveraineté, le droit de faire les lois, d’organiser la force publique, de voter les contributions, d’avoir une représentation, de demander des comptes à ses agents, de bénéficier d’une séparation des pouvoirs …

La Constitution de l’an I (1793), qui a succédé à celle de 1791 mais, pour cause de guerre, n’a jamais été appliquée, a été précédée d’une déclaration des droits et devoirs de l’homme et du citoyen, selon laquelle les droits naturels et imprescriptibles sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété; et dont l’article 6 reprend la définition de la liberté donnée par la Déclaration de 1789 (le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui) en y ajoutant que la limite morale de la liberté est dans cette maxime : « Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait ».

Après la Constitution 1793, celle de l’an III (1795-1799) a été précédée elle aussi d’une déclaration des droits et devoirs, qui énumère les mêmes droits. L’article 2 des devoirs a été ainsi rédigé : « Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes, gravés par la nature dans tous les cœurs: Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. » Le second de ces principes, exprimant d’une manière positive ce que le premier exprime en négatif, peut être considéré comme une définition de la fraternité, dont le mot n’est cependant pas mentionné.
Selon cette même déclaration de l’an III: « Ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché », et « nul ne peut être contraint de faire ce qu’elle n’ordonne pas ».

Par la suite, dans le préambule de la Constitution de 1848 (1848-1851), il a été précisé que la République française « a pour principe la Liberté, l’Egalité et la Fraternité ». Ces mots ont été inscrits par la Troisième République (1875-1940) aux frontons des institutions publiques.

La Constitution de la IVe République (1946-1958) a réaffirmé  que « la devise de la République est « Liberté, Egalité, Fraternité », et la Constitution actuelle, celle de la Ve République, a repris cette formulation.

Le 10 décembre 1948, les 58 États Membres qui constituaient alors l’Assemblée générale de l’ONU ont adopté à Paris la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont l’article premier, considérant l’humanité comme formée d’êtres libres, égaux et fraternels, déclare: « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Tanguy Viel: La disparition de Jim Sullivan. Par Martine Delrue

 

Tanguy Viel,   La Disparition de  Jim Sullivan,  2013,  Editions de Minuit

            Tanguy Viel est né  à Brest en 1973. Il a publié son premier roman, Le Black note,  en 1998 aux Editions de Minuit, son  second  en 1999, Cinéma. En 2001 il reçoit le Prix Fénéon pour L’absolue perfection du crime.  Il est pensionnaire de la Villa Médicis en 2003-2004. Il écrit plusieurs fictions pour France-Culture et continue d’être publié aux Editions de Minuit. Il a également reçu  le prix de la Ville de Carhaix  en 2009 pour son roman, Paris Brest.

            Il aime jouer avec les codes de la littérature et du cinéma de genre. Son travail vise à rendre le lecteur/spectateur attentif à la représentation qui lui est offerte. Ici, d’entrée de jeu, dans le premier chapitre, il se déclare romancier: « Si j’écris quelque chose comme ça dans mon roman…. » ou : « il n’était pas question de déroger aux grands principes qui ont fait leurs preuves dans le roman américain… ou encore : « Je me suis dit que ça serait bien qu’un personnage… ». Il met  donc en place l’histoire d’un professeur d’université (en littérature américaine), Dwayne Koster,  divorcé, qui sombre dans une déchéance de plus en plus marquée. Tous les ingrédients du roman américain (roman noir ou thriller) sont là: longues errances sur les quatre-voies, motels vides et étouffants, serveuse de bar également étudiante du professeur-héros, adultère, et, bien sûr,  bouteille de whisky sur la banquette du passager et crosse de hockey dans le coffre de la voiture. L’action se déroule sur un fond historique de première importance. Dwayne Koster est dans une chambre d’hôpital psychiatrique quand il voit sur son écran de télévision les tours du World Trade Center s’écrouler, mais déjà c’est le jour de l’assassinat de Kennedy qu’ enfant, il a surpris dans le lit de sa mère un dénommé Lee Matthews, qui se révèlera  quelques chapitres plus loin trafiquant d’objets d’ art. 

             Le romancier parsème son récit  de commentaires sur la manière dont il écrit, sur le nombre de pages qu’il a noircies, les doutes qui furent les siens quant aux noms choisis, au passé des personnages, à l’ avenir qu’il leur a réservé, à l’ordre des événements et même à la quatrième de couverture. Sans vergogne, il expose son travail : « Sur Lee Matthews aussi j’avais une fiche ». Suivent, en style  télégraphique,  les notes qu’il a rédigées lorsqu’il a  construit son personnage. Ces jeux de style sont savoureux, car ils alternent avec d’autres passages de registre bien différent, par exemple avec des descriptions lyriques de la campagne du Michigan montrant «  la cime des arbres qui tamisent la lumière, branches de chênes parcourues d’ écureuils, chiens de prairies se faufilant dans les clairières… », avec un goût prononcé pour les généralisations et l’emploi du pluriel, qui déréalisent en partie ce qui est présenté.

            On est conquis d’abord, dans la première moitié du livre, par l’action racontée  avec une ironie légère sur un ton moqueur. On s’amuse à relever que le héros habite Romeo Street, à Detroit « ville pleine de promesses et de surfaces vitrées …  aussi dévastée que Pompéi ». On sourit en découvrant les clichés, l’univers fait de voisins aimables, de barbecues et de fous rires, de Texans convenus, dans une veine sociologique parodique. Le titre du roman est intrigant. Tanguy Viel fait référence à un chanteur un peu mystique des« late sixties », Jim Sullivan, dont la disparition, en 1975, au bord d’une autoroute dans le désert du Nouveau-Mexique est restée mystérieuse et dont le disque le plus connu s’appelle UFO (OVNI en anglais). Cette disparition fascine le personnage principal, mais au fond dans le roman elle n’a aucune importance, ce qui pourrait être une autre façon pour l’auteur de nous jouer un bon tour. Son roman est-il un ONVI ? A moins qu’il ne s’agisse de signifier que «l’évanouissement» du personnage principal  vers le non-être est calqué sur celui de son idole. Ou seulement d’évoquer un mystère, l’aspect nébuleux qui prime dans les romans policiers. Autre plaisir, le comble de la mise en abîme, dans le quatrième chapitre de la seconde partie: la jeune Milly Hartway lit du Thomas Pynchon, et Dwayne Koster l’engage à remarquer que leur histoire ressemble à un roman. « On dirait du Jim Harisson, tu ne trouves pas? Et elle répondait que non, que c’était une histoire pour Joyce Carol Oates…» Le prénom identique de Jim Sullivan  et Jim Harisson entraîne peut-être l’apparition des noms d’auteurs dont Koster et son amie Milly pourraient être les personnages, de Alice Monroe à Philip Roth pour terminer par une référence à Faulkner. Nous sourions, Tanguy Viel s’amuse bien.

            Cependant, à exhiber ainsi ses trucs et ficelles, ses recettes et l’arrière-boutique, il risque de lasser. On finit par se sentir agacé. Le montreur de marionnettes manipule à vue, et ne cesse de désamorcer son travail; nous commençons à douter. La fiction existe-t-elle encore? Les personnages ont-ils encore une chair ou une âme, de véritables émotions ? Ne sont-ils que des êtres de mots, un jeu sous la plume de l’écrivain qui se fait plaisir ? Car c’est la performance de Tanguy Viel qui prend le dessus. On pense parfois à Je m’en vais de Echenoz, autre auteur de Minuit, ou à La Disparition de Perec. C’est une performance aux deux sens du mot: tour de force et réalisation artistique à l’instar de ceux qui exposent des  images vidéo ou des sons, ici réalisation de mots et de phrases, enchaînement de clichés ou de « mythes »  que l’auteur fait tourbillonner devant ses lecteurs en les ponctuant de: « ai-je écrit précédemment »…

            Est-ce notre époque, déconstruction oblige,  qui pousse  ainsi à faire des  parodies de romans? A se lancer de tels défis? Pas nécessairement, puisque cette tentative évoque celle de Brecht. La distanciation obtenue par des adresses au spectateur est destinée à provoquer un effet de recul, à faire percevoir un processus et à rendre les personnages et les objets insolites. En prenant ses distances avec la réalité, la distanciation est censée politiser les spectateurs. Est-ce le  cas pour Tanguy Viel ? Veut-il provoquer une prise de conscience par rapport au «problème évoqué», la société américaine? On peut en douter. Il s’agit peut-être plutôt de relever le défi lancé par Diderot dans Jacques le Fataliste ou même auparavant par Laurence Stern. Dans Tristam Shandy, Stern brise les codes narratifs classiques par ses intrusions d’auteur. Tanguy Viel s’est bien amusé aussi à rompre «l’illusion référentielle», c’est à dire  l’illusion qu’a le lecteur d’être devant un monde réel. Pour preuve, cette  belle prétérition: «Je ne voulais pas faire un thriller politique…c’est pourquoi je n’ai pas mentionné le nom de Barak Obama.»

            On a souri, admiré le style et l’adresse du romancier. Son roman pose indirectement des questions fondamentales: lit-on pour être ému? Pour s’identifier? Pour se laisser emporter par une belle écriture? Dans cette disparition, comme sur une radiographie où on ne voit plus que les os et le squelette,  par moments  je me prends à penser que la chair  a un peu trop disparu.

                                               Martine Delrue  

Roger Lecomte, auteur de Mémoire d’asphalte, recueil de poèmes. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Roger Lecomte, qui vit à Nice, est membre du comité de rédaction de la revue de poésie Les Citadelles, qu’il a fondée avec Philippe Démeron.

Cette revue comportait naguère une rubrique intitulée « Les poètes des Citadelles se présentent ». Il s’agissait de répondre aux questions suivantes : « énoncer une dizaine de mots qui évoquent pour chacun d’eux la poésie, citer leurs auteurs préférés, et leurs publications (outre quelques précisions biographiques, facultatives celles-là) ».
Roger Lecomte y a répondu ainsi dans Les Citadelles de 2002 : « né quelque part, comme dit Maxime Le Forestier, il habite des journées entières dans les orangers et il est poète intermittent… ; cofondateur des Citadelles / soleil, partance, musique, fugace, obscur, opalescent, océane, dériver, exorciser / Baudelaire, Musset, Verlaine, Apollinaire, Lorca, Milosz, Aragon / a publié Mémoire d’asphalte  (1984) aux Editions Le Pont de l’Epée/Guy Chambelland / paraît dans Sophia-Poésie, Le Nénuphar, Pan et Le Clatinos »

Auteur d’un autre recueil de poèmes (Chanson de l’iguane sur un réverbère, Editions Chemins de plume, 2005), il vient de faire paraître au deuxième trimestre 2013 une édition revue et augmentée de Mémoire d’asphalte (Editions Chemins de plume). Le dessin de couverture est de Jean-Michel Sananès.
Certains textes ont été remaniés, raccourcis surtout, et le recueil s’est enrichi de quinze poèmes datés de 2005 à 2013, précédemment publiés dans Les Citadelles, s’ajoutant aux trente neuf poèmes de 1984, qui se terminaient par celui qui a donné son titre au recueil.

Poésie de la mémoire

L’une des beautés de ce recueil est d’abord celle de la mémoire, renvoyant aux années 1968-1983 où se situent les poèmes de l’édition première, par exemple « Nuit de mai 68 » (Paysage à la manière de Giorgio de Chirico) ; « Flûte indienne » ; « Une femme rêvée » (in memoriam Delphine Seyrig) ; « La Chambre verte » (à François Truffaut) ; « Irish coffee » ; « Vivre sa vie », écrit en pensant à Godard ; « Voyez: la solitude… » (d’après un film de Jean-Pierre Melville) ; « Ville interdite » et « Mémoire d’asphalte », avec des citations de Marguerite Duras en exergue… Dans le souvenir qui nous est ainsi livré de cette époque, le cinéma et la littérature tiennent une place non négligeable.
Des années 1960-1970 date aussi l’œuvre de Georges Pérec, dont il est question dans un poème de décembre 2011 intitulé «Brèves de mémoire (in memoriam Georges Pérec) », poème anaphorique, commençant vingt-huit fois par « Je me souviens », et dont la dernière strophe débute ainsi:
« Je me souviens aussi d’un long monologue de Georges Pérec pendant lequel le comédien Sami Frey égrène ses souvenirs, juché tout au long de la pièce sur une bicyclette… »

En général, les poèmes publiés à partir de 2000 ont d’autres références que ceux la période 1968-1983. Ils remontent parfois à des époques plus lointaines, comme dans plusieurs strophes des « Brèves de mémoire ».
Le beau poème hivernal de décembre 2005 intitulé «  »Mister Snow » (Mister Snow, ou mystère de la neige ?) s’inspire du « tableau de Hundertwasser », précise le poète.
« Les Assis » de janvier 2006 ont été écrits « d’après People in the sun », d’Edward Hopper. Et en exergue de son poème « Elémentaires précautions » de mai 2008, l’auteur a placé une formule d’Henri Michaux: « Ne désespérez pas. Laissez infuser. »

Les souvenirs les plus forts sont souvent ceux qui sont contenus dans de petites choses, de petits plaisirs, de petites modes parfois démodées. La force de la mémoire est d’enclore un monde profond dans des réalités apparemment insignifiantes, par exemple chez Roger Lecomte le son de la flûte indienne, le goût de l’irish coffee, la cérémonie du thé…
« Le Yang et le yin » nous parle des couleurs du thé (noir à la liqueur d’ambre, bleu de Formose, blanc aux notes fleuries »), qui sont aussi des couleurs de sentiments évoqués discrètement: « Maintenant que tu as déserté ma vie, ne reste que le divin breuvage » (pages 79-80 de Mémoires d’asphalte 2013).

L’humour, l’amour des mots, le chant des mots

Pour caractériser le ton de Roger Lecomte, je me limiterai à ces trois thèmes, qui n’épuisent pas la richesse de cette poésie.

L’humour est présent dès les poèmes anciens de Mémoire d’asphalte:
Ces grandes jeunes filles lisses
Aux guitares cœur de planche
S’en sont allées frémir pour d’autres
Sous la caresse de Juillet…
(« Ces grandes jeunes filles… », février 1975, page 36)
Les jeunes filles en question réapparaissent dans « Elémentaires précautions » de mai 2008:
« Jadis on adulait des jeunes filles aux guitares cœur de planche qui depuis se sont perdus dans des rébus existentiels… »

Il semble que l’humour de cette poésie se développe au fil des années, souvent sous une forme mélancolique, parfois d’une manière un peu grinçante (« on nous ogéaime », dans « Doléances », septembre 2008) ou ironique:
« Je me souviens avoir porté, tout enfant, des barboteuses – culottes bouffantes rappelant un peu les hauts-de-chausses du temps de Charles IX – et bien plus tard, des pantalons de golf… » (première strophe de « Brèves de mémoire »)

En ce qui concerne l’amour des mots, les jeux de sonorités et de sens sont à la fois nuancés, justes et frappants. Parmi les titres, on note « Volubilis volubile… » (pages 28-29), « Soliloque insomniaque » (page 30). Le texte de « Carte postale » (septembre 1973) est fondé sur la rime intérieure portuaire-mortuaire. « Et le temps délétère décolore nos yeux », dans « Crossing the Channel », de février 2010. « Peur de riens » de décembre 2006 joue avec subtilité sur l’équivalence sémantique apparemment paradoxale des expressions « peur de riens » et « peur de tout ».

De même que l’humour, il semble que le « chant des mots » prenne de l’ampleur dans les poèmes les plus récents, par des moyens souvent classiques, mais sans « chevilles » de remplissage.
« Peur de riens » (pages 74-75 du recueil) est écrit en vers rythmés et chantants de six syllabes.
« Chanson du chevalier » (juillet 2008, pages 60-61), dans ses deux premières strophes, reprises à la fin, évoque la « musique intérieure » en alexandrins et demi-alexandrins (hexasyllabes) sans que le poète ait peur de les utiliser, manifestant ainsi un courage poétique qui sied au chevalier veillant sur les remparts de sa citadelle (et de sa revue Les Citadelles ?):

Chevalier solitaire armé d’indifférence,
mets ton ombre lunaire aux abonnés absents,
essaie de traverser au mieux les apparences.

N’écoute que ton chant, ta musique intérieure,
rejoins ta citadelle,
veille sur ses remparts.

Pour clore cette présentation, citons encore quatre vers harmonieux et lamartiniens du « lac des signes », 2010-2011 (pages 67-68 du recueil) – avec une belle « rime à l’envers » (paronomase): les estivants s’esquivent – dont on sent qu’ils ont été écrits par un habitant de la Côte d’Azur, même s’il s’agit du lac d’Annecy:

Les estivants s’esquivent.
Amarrées pour longtemps, les barques se déhanchent
Au gré du clapotis, en équilibre instable
Comme souvent nos vies.

***

Dominique Thiébaut Lemaire