Billet: Victor Hugo et les élections européennes aujourd’hui

 

Au milieu de son siècle en tenant bon la rampe
Ignorant l’ironie et les récalcitrants
Hugo voyait grandir comme un astre qui grimpe
Au-delà de la vue des vieux esprits chagrins
Cette brillante idée l’unité de l’Europe

Il ne se doutait pas que ces pays en troupe
Iraient aveuglément se battre dans des trous
Il rêvait d’un réel que l’idéal rattrape
En faisant scintiller sur leur agglomérat
Cette brillante idée l’unité de l’Europe

S’il n’y a plus de guerre où ces pays s’étripent
Il existe toujours différentes patries
Cent soixante ans plus tard et les croyants se trompent
Quand ils pensent que vite ils réaliseront
Cette brillante idée l’unité de l’Europe

Le continent demeure un kaléidoscope
Et comme en notre temps le droit aux différences
A la diversité se veut prépondérant
On peut se demander si va rester vibrante
Cette brillante idée l’unité de l’Europe

 

Victor Hugo a utilisé l’expression « Etats-Unis d’Europe », à l’occasion du Congrès international de la paix à Paris en 1849. Dans son discours, il s’est exprimé ainsi :
« Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie.
« Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France.
« Un  jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées.
« Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France.
« Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être. »

Cette idée des États-Unis d’Europe, premier échelon d’une entreprise universelle, devait aboutir à une concorde planétaire. Selon Hugo :
« Elle s’appellera l’Europe, au XXe siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité. »

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Voyage en poésie française dans le pays andalou

 

Victor Hugo

Les Orientales « Grenade » (extraits)

L’Alhambra ! l’Alhambra ! palais que les Génies
Ont doré comme un rêve et rempli d’harmonies,
Forteresse aux créneaux festonnés et croulants,
Ou l’on entend la nuit de magiques syllabes,
Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes,
Sème les murs de trèfles blancs !

Grenade a plus de merveilles
Que n’a de graines vermeilles
Le beau fruit de ses vallons ;
Grenade, la bien nommée,
Lorsque la guerre enflammée
Déroule ses pavillons,
Cent fois plus terrible éclate
Que la grenade écarlate
Sur le front des bataillons.

Grenade efface en tout ses rivales ; Grenade
Chante plus mollement la molle sérénade ;
Elle peint ses maisons de plus riches couleurs ;
Et l’on dit que les vents suspendent leurs haleines
Quand par un soir d’été Grenade dans ses plaines
Répand ses femmes et ses fleurs.

L’Arabie est son aïeule.
Les maures, pour elle seule,
Aventuriers hasardeux,
Joueraient l’Asie et l’Afrique,
Mais Grenade est catholique,
Grenade se raille d’eux ;
Grenade, la belle ville,
Serait une autre Séville,
S’il en pouvait être deux.

 

Les Feuilles d’automne, « Laissez. – Tous ces enfants sont bien là » (extrait)

Moi, quel que soit le monde et l’homme et l’avenir,
Soit qu’il faille oublier ou se ressouvenir,
Que Dieu m’afflige ou me console,
Je ne veux habiter la cité des vivants
Que dans une maison qu’une rumeur d’enfants
Fasse toujours vivante et folle.

De même, si jamais enfin je vous revois,
Beau pays dont la langue est faite pour ma voix,
Dont mes yeux aimaient les campagnes,
Bords où mes pas enfants suivaient Napoléon,
Fortes villes du Cid ! ô Valence, ô Léon,
Castille, Aragon, mes Espagnes !

Je ne veux traverser vos plaines, vos cités,
Franchir vos ponts d’une arche entre deux monts jetés,
Voir vos palais romains ou maures,
Votre Guadalquivir qui serpente et s’enfuit,
Que dans ces chars dorés qu’emplissent de leur bruit
Les grelots des mules sonores.

 

Théophile Gautier

España, « Perspective »

Sur le Guadalquivir, en sortant de Séville,
Quand l’oeil à l’horizon se tourne avec regret,
Les dômes, les clochers font comme une forêt:
A chaque tour de roue il surgit une aiguille.

D’abord la Giralda, dont l’angle d’or scintille,
Rose dans le ciel bleu darde son minaret ;
La cathédrale énorme à son tour apparaît
Par-dessus les maisons, qui vont à sa cheville.

De près, l’on n’aperçoit que des fragments d’arceaux :
Un pignon biscornu, l’angle d’un mur maussade
Cache la flèche ouvrée et la riche façade.

Grands hommes, obstrués et masqués par les sots,
Comme les hautes tours sur les toits de la ville,
De loin vos fronts grandis montent dans l’air tranquille !

 

Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894)

Poèmes barbares, « La fille de l’émyr » (extrait)

D’un ciel attiédi le souffle léger
Dans le sycomore et dans l’oranger
Verse en se jouant ses vagues murmures ;
Et sur le velours des gazons épais
L’ombre diaphane et la molle paix
Tombent des ramures.

C’est l’heure où s’en vient la vierge Ayscha
Que le vieil Émyr, tout le jour, cacha
Sous la persienne et les fines toiles,
Montrer, seule et libre, aux jalouses nuits,
Ses yeux, charmants, purs de pleurs et d’ennuis,
Tels que deux étoiles.

Son père qui l’aime, Abd-El-Nur-Eddin,
Lui permet d’errer dans ce frais jardin,
Quand le jour qui brûle au couchant décline
Et, laissant Cordoue aux dômes d’argent,
Dore, à l’horizon, d’un reflet changeant,
La haute colline.

Allant et venant, du myrte au jasmin,
Elle se promène et songe en chemin.
Blanc, rose, à demi hors de la babouche,
Dans l’herbe et les fleurs brille son pied nu ;
Un air d’innocence, un rire ingénu
Flotte sur sa bouche.

Le long des rosiers elle marche ainsi.
La nuit est venue, et, soudain, voici
Qu’une voix sonore et tendre la nomme.
Surprise, Ayscha découvre en tremblant
Derrière elle, calme et vêtu de blanc,
Un pâle jeune homme.*

*il s’agit de Jésus

 

Louise de Vilmorin

(L’Alphabet des aveux [1954],
Paris, Gallimard, Le Promeneur, 2004, page 139. Illustrations de Jean Hugo.)

 

« Accords doux
Décors d’août
C’est tôt, beys zélés
À Cordoue.

Lâchant son silence
La chanson s’y lance :

« Cette eau baise ailée,
À Cordoue
Sept obèses et les
Accords d’août
Des corps doux. »

Et le vent
Oscille en silence
Élevant
Oh ! si lent, six lances

À Cordoue
Bais et laids,
Beys zélés, maintenant,
Baisez les mains tenant
Baies et lait
Accords doux. »

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Courts poèmes long-courriers (2011), LXXII (sonnet sur Séville)

 

J’ai rêvé que l’espace était un oranger
Quand il a commencé quand il a prolongé
Ses bras donnant pour fruits des miniatures d’astres
Encore enveloppés d’une écorce terrestre

Il portait des soleils orange un abrégé
De ciel planétarium encore tout gorgé
De si close clarté que rien ne l’enregistre
Avant qu’elle n’éclate en vive étoile illustre

A côté du transept où quatre hommes figés
Portent Colomb défunt qui ne peut plus bouger
Pour donner à ce monde un plus vaste cadastre

Au jardin près de toi j’étais dans un verger
D’astres luminescents dont le rouge ombragé
Devient lumière sphère en un immense orchestre

 

Billet: l’indignation et la colère

Mis en avant

 

Indignez-vous c’est à quoi nous exhorte
Un petit livre au ton réconfortant
Paru naguère il nous lance une alerte
A grand tirage en nous avertissant
De résister ce n’est pas une charte
C’est un appel non pas un aparté
Qu’importe au fond que ses pages soient courtes
Sans épaisseur il nous apprend beaucoup

Cet opuscule est d’une étrange sorte
Livret léger il est moins important
Que son beau titre et ce fait déconcerte
Ceux qui voudraient du texte appétissant
Son apostrophe est comme une pancarte
Manifestant qu’on ne peut l’écarter
Qu’importe alors que ses pages soient courtes
Sans épaisseur il nous apprend beaucoup

Impératif sans phrases pour escorte
Est-il simplet pour l’esprit bien portant
Non ce qu’il dit ne laisse pas inerte
Il vise au cœur succès retentissant
Son verbe en tête est un mot que Descartes
A éclairé d’une vive clarté
Qu’importe enfin que ses pages soient courtes
Sans épaisseur il nous apprend beaucoup

 ***

Le mal subi par autrui nous indigne
Et quelquefois nous laisse résignés
Mais pris à cœur il nous met en colère
Brutalement nous saisit au collet

Courte folie on passe de la rogne
A la fureur à l’envie de cogner
L’ire qui croît fait changer de couleur
Epidermique on la voit affleurer

Celui qui rage emporté devient rouge
Ou bien tremblant blêmissant de courroux
Se change en marbre et cesse de bouger

Ardent ou froid c’est une erreur de croire
Que l’indigné n’est plus dans son bon droit
Quand de colère il s’en va guerroyer

L’indignation

« … Le mal fait par d’autres, n’étant point rapporté à nous, fait seulement que nous avons pour eux de l’indignation ; et lorsqu’il y est rapporté, il émeut aussi la colère (Descartes, Les Passions de l’âme, article 65).
« L’indignation est une espèce de haine ou d’aversion qu’on a naturellement contre ceux qui font quelque mal, de quelle nature qu’il soit. Et elle est souvent mêlée avec l’envie ou avec la pitié; mais elle a néanmoins un objet tout différent. Car on n’est indigné que contre ceux qui font du bien ou du mal aux personnes qui n’en sont pas dignes, mais on porte envie à ceux qui reçoivent ce bien, et on a pitié de ceux qui reçoivent ce mal. Il est vrai que c’est en quelque façon faire du mal que de posséder un bien dont on n’est pas digne. Ce qui peut être la cause pourquoi Aristote et ses suivants, supposant que l’envie est toujours un vice, ont appelé du nom d’indignation celle qui n’est pas vicieuse (Descartes, Les Passions de l’âme, article 195).
« C’est aussi en quelque façon recevoir du mal que d’en faire; d’où vient que quelques-uns joignent à leur indignation la pitié, et quelques-uns autres la moquerie, selon qu’ils sont portés de bonne ou de mauvaise volonté envers ceux auxquels ils voient commettre des fautes. Et c’est ainsi que le ris de Démocrite et les pleurs d’Héraclite ont pu procéder de même cause (Descartes, Les Passions de l’âme, article 196).
« L’indignation est souvent aussi accompagnée d’admiration. Car nous avons coutume de supposer que toutes choses seront faites en la façon que nous jugeons qu’elles doivent être, c’est-à-dire en la façon que nous estimons bonne. C’est pourquoi, lorsqu’il en arrive autrement, cela nous surprend, et nous l’admirons. Elle n’est pas incompatible aussi avec la joie, bien qu’elle soit plus ordinairement jointe à la tristesse. Car, lorsque le mal dont nous sommes indignés ne nous peut nuire, et que nous considérons que nous n’en voudrions pas faire de semblable, cela nous donne quelque plaisir; et c’est peut-être l’une des causes du ris qui accompagne quelquefois cette passion (Descartes, Les Passions de l’âme, article 197).
« C’est être difficile et chagrin que d’avoir beaucoup d’indignation pour des choses de peu d’importance. C’est être injuste que d’en avoir pour celles qui ne sont point blâmables, et c’est être impertinent et absurde de ne restreindre pas cette passion aux actions des hommes, et de l’étendre jusqu’aux œuvres de Dieu ou de la nature, ainsi que font ceux qui, n’étant jamais contents de leur condition ni de leur fortune, osent trouver à redire en la conduite du monde et aux secrets de la Providence » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 198).

La colère

« La colère est aussi une espèce de haine ou d’aversion que nous avons contre ceux qui ont fait quelque mal, ou qui ont tâché de nuire, non pas indifféremment à qui que ce soit, mais particulièrement à nous. Ainsi elle contient tout le même que l’indignation, et cela de plus qu’elle est fondée sur une action qui nous touche et dont nous avons désir de nous venger. Car ce désir l’accompagne presque toujours; et elle est directement opposée à la reconnaissance, comme l’indignation à la faveur. Mais elle est incomparablement plus violente que ces trois autres passions, à cause que le désir de repousser les choses nuisibles et de se venger est le plus pressant de tous. C’est le désir joint à l’amour qu’on a pour soi-même qui fournit à la colère toute l’agitation du sang que le courage et la hardiesse peuvent causer. Et la haine fait que c’est principalement le sang bilieux qui vient de la rate et des petites veines du foie qui reçoit cette agitation et entre dans le cœur, où, à cause de son abondance et de la nature de la bile dont il est mêlé, il excite une chaleur plus âpre et plus ardente que n’est celle qui peut y être excitée par l’amour ou par la joie (Les Passions de l’âme, article 199).
« Et les signes extérieurs de cette passion sont différents, selon les divers tempéraments des personnes et la diversité des autres passions qui la composent ou se joignent à elle. Ainsi on en voit qui pâlissent ou qui tremblent lorsqu’ils se mettent en colère, et on en voit d’autres qui rougissent ou même qui pleurent. Et on juge ordinairement que la colère de ceux qui pâlissent est plus à craindre que n’est la colère de ceux qui rougissent. Dont la raison est que lorsqu’on ne veut ou qu’on ne peut se venger autrement que de mine et de paroles, on emploie toute sa chaleur et toute sa force dès le commencement qu’on est ému, ce qui est cause qu’on devient rouge. Outre que quelquefois le regret et la pitié qu’on a de soi-même, parce qu’on ne peut se venger d’autre façon, est cause qu’on pleure. Et, au contraire, ceux qui se réservent et se déterminent à une plus grande vengeance deviennent tristes de ce qu’ils pensent y être obligés par l’action qui les met en colère. Et ils ont aussi quelquefois de la crainte des maux qui peuvent suivre de la résolution qu’ils ont prise, ce qui les rend d’abord pâles, froids et tremblants. Mais, quand ils viennent après à exécuter leur vengeance, ils se réchauffent d’autant plus qu’ils ont été plus froids au commencement, ainsi qu’on voit que les fièvres qui commencent par le froid ont coutume d’être les plus fortes (Les Passions de l’âme, article 200).
« Ceci nous avertit qu’on peut distinguer deux espèces de colère: l’une qui est fort prompte et se manifeste fort à l’extérieur, mais néanmoins qui a peu d’effet et peut facilement être apaisée; l’autre qui ne paraît pas tant à l’abord, mais qui ronge davantage le cœur et qui a des effets plus dangereux. Ceux qui ont beaucoup de bonté et beaucoup d’amour sont les plus sujets à la première. Car elle ne vient pas d’une profonde haine, mais d’une prompte aversion qui les surprend, à cause qu’étant portés à imaginer que toutes choses doivent aller en la façon qu’ils jugent être la meilleure, sitôt qu’il en arrive autrement ils l’admirent et s’en offensent, souvent même sans que la chose les touche en leur particulier, à cause qu’ayant beaucoup d’affection, ils s’intéressent pour ceux qu’ils aiment en même façon que pour eux-mêmes. Ainsi ce qui ne serait qu’un sujet d’indignation pour un autre est pour eux un sujet de colère; et parce que l’inclination qu’ils ont à aimer fait qu’ils ont beaucoup de chaleur et beaucoup de sang dans le cœur, l’aversion qui les surprend ne peut y pousser si peu de bile que cela ne cause d’abord une grande émotion dans ce sang. Mais cette émotion ne dure guère, à cause que la force de la surprise ne continue pas, et que sitôt qu’ils s’aperçoivent que le sujet qui les a fâchés ne les devait pas tant émouvoir, ils s’en repentent (Les Passions de l’âme, article 201).
« L’autre espèce de colère, en laquelle prédominent la haine et la tristesse, n’est pas si apparente d’abord, sinon peut-être en ce qu’elle fait pâlir le visage. Mais sa force est augmentée peu à peu par l’agitation qu’un ardent désir de se venger excite dans le sang, lequel, étant mêlé avec la bile qui est poussée vers le cœur de la partie inférieure du foie et de la rate, y excite une chaleur fort âpre et fort piquante. Et comme ce sont les âmes les plus généreuses qui ont le plus de reconnaissance, ainsi ce sont celles qui ont le plus d’orgueil et qui sont les plus basses et les plus infirmes qui se laissent le plus emporter à cette espèce de colère. Car les injures paraissent d’autant plus grandes que l’orgueil fait qu’on s’estime davantage, et aussi d’autant qu’on estime davantage les biens qu’elles ôtent, lesquels on estime d’autant plus qu’on a l’âme plus faible et plus basse, à cause qu’ils dépendent d’autrui » (Les Passions de l’âme, article 202).

 

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

La fonderie de canons de Bourges en 1914-1919: carnets de guerre d’un chef de bureau (II). Par Philippe Démeron

 

DEUXIEME PARTIE

LE CLIMAT SOCIAL

Pendant la première guerre, la population de Bourges fait plus que doubler (de 45.000 à 110.000), en raison essentiellement de la concentration d’ouvriers employés dans les fabrications d’armement.
Il est fait appel très largement à une main-d’œuvre d’origine étrangère. François Lanoizelez y fait allusion au printemps 1915 (1)  : je ne puis plus rester prendre un appéritif  (sic) autour de la place Malus, il y a tellement d’étrangers, d’auxiliaires, de Belges un tas de poivrots, remplis de vermine, que ça dégoûte d’aller s’asseoir près d’eux...) et  fin 1918, à l’occasion du départ annoncé des Serbes pour leur pays d’origine  (2) : « Ils sont arrivés à l’A.B.S. le 27 mars 1916, je vois toujours Simowitch lorsqu’il a été amené à mon bureau pour y être employé comme dessinateur, comme il était triste, et impossible de comprendre le moindre mot de français, il s’y est bien mis, aujourd’hui il peut tenir une conversation, peut lire des journaux français. »
Il signale également le recours de plus en plus important à la main-d’œuvre féminine  (3) : « le Colonel Gages m’a fait appeler dans son bureau …: il veut renvoyer sur le front tous les hommes de l’active et de la réserve de l’active et les remplacer par des auxiliaires, cadres territoriaux ou bien par des hommes libérés de tout service militaire, c’est pour cela qu’il a embauché des femmes, et qu’il en embauchera encore d’autres pour lui permettre de renvoyer progressivement sans désorganiser les services tous les hommes qui peuvent être envoyés sur le front. »
Ses jugements sur les ouvrières sont fortement sexistes – pour employer un vocabulaire contemporain  (4) : « Dans une annexe de la Forge, sur mon passage, une bande de femelles [sic], une quinzaine au moins, sont assises en rond…, elles ne font pas pour un centime de travail à l’administration, raccommodent leurs chaussettes, se livrent à toutes sortes de parlotes abominables, mènent des orgies affreuses et pour ce faire, touchent néanmoins de 7 à 8 fr par jour et font une heure supplémentaire comme si le travail était abondant. »

Femmes aux établissements militaires

Son scepticisme sur la nécessité de leur recrutement, ici fondé ou non, renvoie à la stratégie déployée par les autorités pour canaliser une classe ouvrière que l’exemple de la révolution russe et le prolongement du conflit rendent de plus en plus difficilement contrôlable.
A partir de 1918, en effet, les incidents se multiplient. Le 20 janvier, il note que « ce matin a eu lieu à 9 h ½ une réunion au Grand Palais (5), organisée par la bourse du travail; il y a 3 ou 4 jours quelques défaitistes avaient fait courir le bruit en Ville qu’il devait y avoir une manifestation monstre voire même une révolution« . Le 23, lorsque son fils Charles part avec les nouvelles recrues, il observe que le détachement qui les avait emmenés au quartier était en armes, pourtant ils n’avaient pas baïonnette au canon, il faut croire que les autorités militaires n’était pas trop rassurées sur leurs sentiments. Le 1er mars, il se fait l’écho d’une rumeur plus précise : « on parle toujours qu’aux alentours de Bourges il y a beaucoup de troupes, serait-ce que l’autorité militaire redoute des troubles à Bourges ? … il y a en ce moment à l’A.B.S. principalement aux Dardanelles  (6) des gens fort peu recommandables … »
L’indiscipline et l’agitation se développent sur le lieu de travail lui-même : début février, le général Gages, directeur des Établissements, est mal reçu dans un atelier ; on fait appel à des renforts de la gendarmerie ; aux Dardanelles toujours, Fançois Lanoizelez signale le 19 mars une tentative « anarchiste » pour arrêter le travail (7) ; un officier aurait été insulté par les manifestants et un contremaître menacé : « À quand les représailles et les punitions ?« , s’indigne François Lanoizelez. Fin avril, une réunion se tient place Malus, devant la Bourse du travail (et à peu de distance de l’entrée des Établissements) ; une grève est prévue  pour le 1er Mai, alors que la C.G.T. a décrété de ne pas chaumer (8).
Le mois de mai va être particulièrement troublé : le 1er mai, manifestation agitée place Malus, nombreuses arrestations, pressions ouvrières sur les non grévistes, etc. : épisodes assez longuement décrits dans les carnets, avec toujours la même indignation face au peu de réactions de l’administration ; le 5, une réunion avec le député socialiste Longuet, pour commémorer le centenaire de Karl Marx, est interdite ; nouvelles effervescences place Malus le 16, grève « générale » du 17 au 22 ; le nombre de chômeurs est assez considérable (9).

La sortie des ouvriers de la Fonderie

François Lanoizelez connaît bien le personnel de la Fonderie, civil ou militaire ; de l’ouvrier à l’officier général, ses carnets recensent plus de cent cinquante noms, membres de son service, supérieurs hiérarchiques ou collègues qu’il côtoie journellement (10). Ses deux fils, Alphonse et Charles, ont fait ou font partie des effectifs ouvriers.
Son carnet abonde en notations sur la vie de bureau, avec les inévitables anecdotes qui l’émaillent. Ce sont des rancœurs contre les collègues, qu’il s’agisse d’avan- cements jugés injustifiés, d’opinions politiques opposées (francs-maçons, socialistes, « défaitistes »…), de tire-au-flanc ou encore des embusqués. Il a ses têtes de turc : Massonneau, Vaizières, Dollet… Cet homme d’ordre porte aussi à l’occasion un retard critique sur sa hiérarchie (ses propres services non reconnus, les rivalités entre officiers supérieurs, des décisions mal venues…) ou sur les jeunes officiers qui se croient tout permis.
Ce petit bourgeois qui a su s’élever socialement est tout naturellement sensible à l’échelle des rémunérations, d’autant plus que la guerre provoque une forte inflation. De 325 francs par mois à la veille du conflit, ce n’est qu’en janvier 1917 qu’il atteint 380 francs ; à la fin de la guerre, il perçoit 410 francs et se livre à d’amères comparaisons avec des collègues de niveau équivalent, des dessinateurs, ou avec les femmes salariées…
Le 12 janvier 1918, il remarque que le Capitaine Clémenceau a quitté la Fonderie aujourd’hui, [il] ne m’a pas fait ses adieux. Il s’agit du frère cadet du Président du Conseil (11), qui fut effectivement un temps affecté aux Établissements militaires de Bourges. L’observation est laconique ; apparemment, il le connaissait et pouvait avoir travaillé avec lui, il l’a peut-être mentionné dans les carnets perdus. Il paraît  déçu que cet officier ne l’ait pas salué avant son départ.

LE PATRIOTE, LA CHRONIQUE DU CONFLIT

François Lanoizelez suit l’évolution du conflit avec une attention passionnée. C’est bien entendu une attitude qu’il partage avec la plupart de ses contemporains, et particulièrement ceux dont la famille se trouve au front, ou qui comptent des morts, des disparus ou des blessés parmi les leurs.
Politiquement, il se situe à droite ; le « bon et vieux » Clemenceau est son idole. Il jubile lorsque celui-ci « rive son clou » à l’opposition. Il n’a pas de mots assez vifs pour qualifier ceux qu’ils considère comme des traîtres, c’est-à-dire l’ensemble de la gauche, parlementaire ou non, des radicaux-socialistes aux anarchistes, en passant par les francs-maçons et les socialistes. Ses invectives s’adressent également, en France, aux syndicats, à l’étranger, aux révolutionnaires russes (trotskystes, maximalistes).
Ces critiques concernent aussi bien les acteurs nationaux, qu’il connaît par la presse, que son environnement immédiat, et d’abord  ses collègues de travail. Les « embusqués » et les défaitistes sont tout un pour lui.
Au niveau national, il est informé comme tout un chacun des événements par les communiqués officiels, affichés quotidiennement sur les murs de la mairie, et par les journaux régionaux ou nationaux qu’il achète, régulièrement comme La Dépêche du Berry, Le Petit Journal et L’Echo de Paris, ou occasionnellement comme Excelsior ou Le Petit Parisien.
Le contenu influence, ou conforte, certainement ses jugements et le style des discours parlementaires lui procure sans doute des figures de rhétorique. Il manifeste quand même un certain scepticisme sur les comptes rendus d’opérations militaires. Peu d’originalité, cependant, dans les informations qu’il reproduit ou commente, sauf à de rares exceptions près – et encore s’agit-il de points techniques – du fait de sa situation professionnelle à la Fonderie.
Il est en revanche un témoin privilégié des incidents survenus dans le premier semestre de 1918 à proximité et dans l’enceinte de la Fonderie (manifestations, échauf- fourées, grèves,) – témoin fiable, car ses observations cadrent bien avec celles du service des renseignements généraux effectuées aux mêmes occasions.

BOURGES PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE

La topographie de Bourges est toujours présente dans les carnets. Au début de la guerre, François Lanoizelez habite boulevard de l’Industrie  (12) et il projette pour la mi- 1915 un déménagement 54 avenue de la Gare, dans un logement appartenant à la comtesse de Bourbon, où il demeurera encore en 1919. Il n’est ainsi jamais très éloigné de son lieu de travail et s’y rend à pied. Le centre ville est peu étendu, il s’approvisionne souvent au marché couvert (place Saint-Bonnet) ou au grand marché et, distraction favorite, va souvent prendre un verre chez Déret, place Cujas, plutôt que place Malus, qu’il juge, on l’a vu, mal fréquentée. Mais ses déplacements le conduisent aussi dans les faubourgs de Bourges, où ce passionné de pêche à la ligne fait ses parties, ou plus loin, du côté de Marmagne (13).
Il note les difficultés d’approvisionnement (nourriture, charbon, tabac…), la cherté, l’inflation. Dans son nouveau logement, il dispose d’un jardin, note soigneusement ses semis, fait des comparaisons avec son voisin. Il se rend aussi à son marais (14), là non plus pas très loin du centre. Il recense ainsi de nombreux commerçants, mais aussi les professions libérales (l’architecte Chauveau, le docteur Milhiet…). Ayant perdu un fils aîné mort de scarlatine (15), lui et sa femme suivent toujours avec inquiétude les maladies du cadet. La grippe ou influenza, connue depuis sous le nom de « grippe asiatique », apparaît dans les carnets en juin 1918 ; il mentionnera plusieurs décès.
Dans cette ville bien éloignée du théâtre des opérations, la guerre est cependant connue autrement que par les journaux et les commandes d’armement. Début 1915 (16), des consignes sont données, on craint des attaques aériennes : un règlement de police… stipule qu’à partir de la nuit tombante, les fenêtres des habitants, tant sur la rue que sur les cours, devront être closes pour éviter que la lumière ne se voie du dehors en cas d’attaque de la Ville par les avions et les Zepelins. Les rues de la Ville même ne seront presque plus éclairées et en cas d’alerte, l’usine à gaz devra fermer son gros robinet. Le tocsin sonnera et le clairon sonnera au feu, sans coup de langue à la fin, les habitants devront tous fermer leur compteur.
Mais le plus visible, ce sont bien sûr les convois de blessés, qu’il mentionne dès le printemps de 1915 : énormément de blessés arrivent à Bourges. Aux uns, il faut amputer un membre, d’autres perdent la vue. Quand on se promène en Ville on ne voit que de pauvres diables qui sont invalides, estropiés, les uns marchent péniblement avec des béquilles ou avec des bâtons. Il critique l’indifférence, voire la méfiance, qui entoure les malheureux après l’armistice (17).
Les militaires se montrent bien sûr hors de la Fonderie lors de manifestations patriotiques : la journée du 75, le retour d’ex-prisonniers, l’exposition de canons français et ennemis ; l’Independence Day est particulièrement célébrée à Bourges en raison de la présence des troupes américaines – dont il déplore par ailleurs l’exubérance et les dégâts causés par les véhicules qui circulent sans grandes précautions en pleine ville. C’est bien sûr la liesse qui s’empare de la ville le jour de l’armistice, le défilé militaire du dimanche suivant, la revue place Séraucourt le 28 novembre 1918 et le service religieux à la cathédrale, les salves de canons pour la signature du traité de paix (23 juin 1919), la ville pavoisée puis le défilé du 14 juillet 1919. Toutes ces réjouissances ne font que rendre plus douloureux, pour le couple, l’absence du fils aîné.
Les voies de chemin de fer, dont l’entretien est délaissé à cause du conflit, sont à l’origine d’un grave déraillement à proximité de Vierzon, qui fait 22 morts et 64 blessés, en juillet 1917.
Enfin, les concerts de plein air, interrompus depuis près de cinq ans, reprennent en juin 1919 : occasion de se rappeler qu’il a dirigé la chorale des Établissements militaires dans les années précédant le conflit.

L’AUTEUR ET SA FAMILLE

François Lanoizelez était né en 1861 à La Machine, dans la Nièvre, où son père était mineur dans ce centre d’extraction situé non loin de Nevers. Venu travailler, on l’a vu, à la Fonderie, il a gardé des attaches familiales dans sa région d’origine, où il se rend de temps à autre. Il a hérité là-bas d’une petite maison, qu’il a mise en location.
Il a épousé à Bourges, en novembre 1888, Marie Félicité Jeanne Bonnet – appelée Lucie, dans la vie courante comme dans les carnets (18) –, fille d’un affineur (19). Celle-ci était originaire de Guérigny, dans la Nièvre, commune peu distante de La Machine, et avait de la famille à Fourchambault. Au moment du mariage, les parents de l’épouse sont domiciliés à Sully-la-Tour. Les deux jeunes mariés s’étaient ainsi probablement connus avant le départ de François pour la capitale berruyère.
Lucie avait un frère, Théophile Bonnet, confiseur à Paris, dont le nom revient souvent dans les carnets : celui-ci entretient une correspondance fréquente avec sa famille de Bourges, il accueille François, au besoin, quand celui-ci se rend à Paris aux réunions de l’Union des familles de disparus, ou héberge son fils Charles.
Le couple a quatre fils : Raymond (1889-1897), Alphonse, né en 1890, Charles, né en 1893 et Lucien Raymond, dit Raymond, né en 1904 (20).
Bien qu’il ne soit pas pratiquant – il assiste occasionnellement (et sans son épouse) à des cérémonies religieuses, plus par convenance sociale que par conviction – ses opinions le rapprochent des Catholiques. Ayant été à l’école sous le Second Empire, il a pu recevoir une éducation religieuse. Son christianisme constitue à la fois une attitude sociale et sentimentale : il évoque ainsi à l’occasion  (21) ses souvenirs des Rameaux chez sa grand-mère, dans sa province d’origine.
Ce point est sensible en ce qui concerne l’éducation de son cadet, qui fréquente l’école de La Salle, dirigée par les frères des écoles chrétiennes et dont les élèves sont tenus à l’écart des célébrations patriotiques ; il n’hésitera pas, cependant, à aller trouver un enseignant de cette école, pour lui reprocher une attitude brutale envers son fils.

LE TÉMOIN ET SON RÉCIT

Il semble évident que le début des carnets se situe bien au 1er janvier 1915, date ronde propice à la décision de tenir un journal, et que la fin est bien le 27 octobre 1919 : alors qu’il écrit pendant toute la guerre et le début de l’après-guerre presque journellement, les dates s’espacent progressivement (22), et de manière plus marquée à partir du mois de février 1919, ce dont l’auteur est conscient : je perds l’habitude de tenir au jour le jour mon carnet de guerre et de mentionner les faits intéressants (23).
L’angoisse pour le fils disparu semble aussi, à l’évidence, avoir été le motif essentiel ; j’ai commencé mon année avec la tristesse au cœur, telle est l’une des premières lignes des carnets, et le titre qu’il leur donne participe de sa volonté d’être, lui aussi, à sa manière, un combattant.
Il ne se relit apparemment jamais (sauf pour se remémorer certains détails pratiques) et ne se corrige pas davantage (les ratures ou surcharges sont à peu près inexistantes).
Ce récit fait au fil de la plume est sans prétentions littéraires, le recours à des expressions familières ou locales du langage parlé y est fréquent (24) ; le style en est le plus souvent clair et direct mais, lorsqu’il s’éloigne de la narration factuelle, il a tendance à devenir ampoulé, sans doute sous l’influence de la presse. Il aime à raconter comment il a « rivé leur clou » aux contradicteurs (25). Son ton peut devenir agressif, hargneux, lorsqu’il s’emporte contre les collègues « embusqués » ou «défaitistes » ou, naturellement, lorsqu’il invective l’ennemi. Ce dernier est bien entendu principalement l’Allemand, qu’il désigne comme alors tout un chacun sous les termes de Boches, Bocherie, Bochie, Alleboches (26)…, mais aussi les alliés de l’Allemagne – officiels ou objectifs – ou les ennemis de l’intérieur.
Il est certes regrettable que les carnets intermédiaires aient été perdus. Mais les deux grandes parties conservées (premier semestre 1915 et août 1917 à octobre 1919) forment par le ton, le style, et bien sûr les sujets de préoccupation du rédacteur, un ensemble cohérent et non de simples fragments. Suivant un schéma récurrent, le récit alterne presque quotidiennement les interrogations sur le disparu, les inquiétudes pour le deuxième fils au front, la vie familiale et la vie de bureau, les échos de la vie sociale et du suivi du conflit – avec ses points forts, comme l’agitation ouvrière du  printemps 1918 et les derniers jours de guerre, la liesse populaire à l’annonce de l’armistice –, les événements quotidiens – promenades, conversations au café ou ailleurs, déambulations en ville, parties de campagne… –. Il est constamment sous-tendu par la référence à Alphonse, parfois teintée d’émotion, comme lors de ce défilé commémorant la signature de la paix  (27):  « par la fenêtre et les volets entr’ouverts j’ai regarder passer nos belles troupes qui revenaient de la guerre, après avoir jeté avec des larmes aux yeux de longs regards sur le portrait de mon pauvre Alphonse, parti, lui, le 1er août 1914, pour ne plus revenir« . Les allusions à la fiancée « infidèle », Camille, viennent en contrepoint des évocations du disparu et de l’évolution de la situation politique : la normalisation qui suit le retour à la paix et la fin des conférences internationales coïncide avec l’annonce du remariage.
Ainsi se dessine le portrait d’un individu au parcours social certes modeste, mais dont il peut se sentir fier, et qui l’a mis en contact avec des acteurs importants de la vie militaire.
C’est aussi un individu sensible, qui se remémore à l’occasion les événements marquants de sa vie – son arrivée à Bourges, son enfance nivernaise… –, vit une souffrance partagée avec son épouse, épanche son amertume au sujet de son troisième fils, qu’il juge ingrat (mais qui probablement porte le poids d’une comparaison avec deux aînés disparus et idéalisés), manifeste sa sollicitude pour son fils cadet malade ou incompris de ses maîtres.
Avec cela un caractère sans doute assez vif, plutôt râleur, aisément irrité, qui sait à l’occasion manier un humour bonhomme (28) ou l’ironie, lorsque la comtesse de Bourbon, dont il va devenir le locataire, tient à marquer la distance sociale en lui faisant faire longuement antichambre (28). Il possède une culture musicale : cet ancien directeur de la chorale des Établissements militaires se souvient et est fier d’avoir chanté un chant patriotique au printemps 1914  (34) ; ses fils Alphonse et Charles ont joué ou jouent d’un instrument.
C’est, bien entendu, l’intégralité du document qui a été restituée par la transcription. Le témoignage du déchirement profond de ce jusqu’au-boutiste vient ainsi s’ajouter à de nombreux autres (31), qu’il complète. Malgré l’éloignement du front, l’horreur de la guerre accompagne l’auteur des carnets, en sa double position de victime et d’acteur/auteur du drame.

Bourges – L’avenue de la Gare –

Vers la fin de son journal, François Lanoizelez évoque sa rencontre avec un de ses anciens supérieurs, le colonel Tournier (32) : « je lui ai dit que nous allions fabriquer des canons de 220, des canons comme rechanges – c’est mon dernier enfant m’a t’il dit, un canon reculant dans un manchon moulé sur un petit affût… »

Les inventeurs du canon de 75

ILLUSTRATIONS DU TEXTE

– femmes aux Etablissements militaires (photo site des Archives du Cher, 2013)
– la sortie des ouvriers de la Fonderie (carte postale, vers 1910)
– l’avenue de la Gare (carte postale, vers 1910)
– le canon de 75, couverture d’Excelsior du 7 février 1915

BIBLIOGRAPHIE & REFERENCES

– Miquel P., La Grande Guerre, Fayard 1983

carnets et mémoires

– Borzeix Daniel : Un Berrichon dans la grande guerre, éd. Les Monédières, Le Loubanel 19260 Treignac 1992 (tél. 55 98 02 54), 99 F (vu chez Cathineau)
– Cru Jean-Norton, Témoins, 1929, rééd. 1993 PU de Nancy et Sec. d’Etat chargé des AC et Victimes de guerre / Serge Barcellini, mission permanente aux commémorations et info. hist. auprès du SE etc. (Th. André)
– Paré Nadine et Milliard Jean-Bernard, Le Cher soldat, illustré par les cartes postales (1900-1920), Promo-Cher 1990 (ill. mitrailleurs, 75, artillerie, hôpital militaire…), et lettres de Lucien André ;  Association pour la protection du patrimoine des Etablissements de Fabrication et d’Armement de Bourges
Journal du docteur Antoni Rodiet (1871-1940), in Berry-Magazine, Dun-sur-Auron pendant la grande guerre, 6e et dernier article en février 1994 (n°9)
– Soulcié Jean, Le lieutenant Maurice Tetenoir (1889-1915), d’après sa correspondance et son journal de guerre, 153p., 1997
– journal de Jules Valentin
– colloque de Carcassonne de 1996

Bourges pendant la première guerre, Établissements militaires

–  Lorieux, Clarisse, La mémoire industrielle de Bourges 1789-1850, Alan Sutton 2005
– Babouin Jean-François, Bourgeois Michel, Lebreton Claude, Longuet Edmond, Histoire économique du Cher 1790-1990, Centre de recherches et d’études régionales 1991
– Maillet Claude, Note sur les Établissements militaires de Bourges, in Cahiers d’archéologie et d’histoire du Berry n°112, déc. 1992, pp. 39-71 (AD Cher Per 602)
– Narboux Roland, L’Encyclopédie de Bourges, l’EFAB, devenue GIAT-Industrie, site internet encyclopédie.bourges/ efab-giat.htm, consulté en 2006
– Pennetier Claude, Le socialisme dans le Cher

Presse

Excelsior 31 janvier, 7 février et 11 avril 1915
Journal de la Nièvre, 16 décembre 1917
Le Petit Journal 2 décembre 1917 et 25 mars 1918
– L’Illustration 6 février 1915, extrait p. 137, Histoire du 75, Sauveroche, AD Cher Br 4°368

archives nationales

– F7 13358, ministère de l’intérieur, lettre C, Cher et Bourges, 1er semestre 1918

NOTES

Les trois carnets de F. Lanoizelez, retrouvés dans une décharge à proximité de l’usine de Mazières dans les années 1970, m’ont été communiqués par des personnes de ma famille qui les avaient découverts fortuitement. J’ai procédé à leur transcription en 1997-98.
Cette transcription sera publiée prochainement sur site internet, accompagnée d’un index et de la reproduction de divers documents (photographies…) qui accompagnaient les carnets. Elle a été communiquée en 2013 à l’Historial de Péronne et à plusieurs chercheurs.
Un film est en cours de réalisation (la note d’intention a repris largement, avec mon accord, les éléments de ma présentation)

[1] 1er carnet, 9 mai 1915.
[2] 3e carnet, 24 décembre 1918.
[3] 1er carnet, 22 avril 1915.
[4] 2e carnet, 21 février 1918 ; même genre d’observations, même ton le 26.
[5]  Salle de spectacle ou cinéma située rue Pellevoysin, près de la place Planchat
[6]  Nom donné à l’un des secteurs de la fonderie.
[7] Deux syndicats se partagent à 40% / 60% 7500 adhérents métallurgistes ; le premier est soutenu par la direction, mais les deux reconnaissent la compétence du directeur, le général Gage ; des propagandistes pacifistes contribuent à entretenir le « mauvais esprit » : pas de surproduction, plus de guerre (note des RG du 22 mars 1918 in AN F7 13358).
[8]  2e carnet, 28 avril 1918.
[9] Voir le rapport de police pour le 16 mai 1918 (A.N. F7 13358, ministère de l’intérieur, lettre C, Cher et Bourges, 1er semestre 1918).
[10] Voir index.
[11] Paul Émile Benjamin Clemenceau (1857-1946), lieutenant d’artillerie territoriale, affecté ensuite au Creusot (A.N. F7 13358) ; il avait été, dans la vie civile, avocat à la cour d’appel de Paris.
[12] Renseignements fournis par l’état-civil : en 1888 il habite 2 rue de Nevers, en 1890 115 avenue de Nevers, en 1893 108 Petite Rue Charlet, en 1897 38 boulevard de la Liberté et à partir de 1904 boulevard de l’Industrie (numéro non connu) ; lors de son décès, en 1944, il habite 54 avenue Jean-Jaurès, nouvelle appellation de cette partie de l’avenue de la Gare.
[13] 2e carnet, 23 septembre 1917, près du moulin de Berry.
[14]  Petite pièce de terre irriguée située dans les « marais » de Bourges, généralement louée, où l’on cultivait potager et jardins.
[15]  Le premier Raymond, décédé en 1897, cf. ci-dessus.
[16]  1er carnet, 16 février 1915.
[17] 3e carnet, 28 novembre 1918
[18] On sait que les prénoms d’appel étaient autrefois souvent différents de ceux de l’état-civil.
[19]  Dans ce contexte, ouvrier travaillant à l’affinage du métal.
[20] Les deux frères cadets sont décédés sans postérité respectivement en 1981 et 1987.[21]  2e carnet, 28 mars 1918.
[22] Une entrée pour 2 jours en moyenne pour l’ensemble des carnets, dont une entrée  pour 1,4 jour calendaire pour le premier carnet, pour 1,9 jour pour le deuxième et pour 2,5 jour pour le troisième.
[23] 3e carnet, 1er avril 1919.
[24] Voir ci-dessous les expressions familières répertoriées.
[25] 3e carnet, 15 octobre 1918.
[26] Sous ses différentes formes, le terme revient dans un jour d’entrée sur quatre des carnets ; autres expressions dérivées, et inventives : Austro-Boches, Austro-boches russo-maximalistes, Austro-Boches-Russo-boche-wick
[27) 3e carnet, 28 juin 1919.
[28] 1er carnet, 8 mars 1915 : C’est peut être encore un inventeur comme on en voit tant
depuis quelques temps ils ont tous inventé des appareils plus ou moins fantastique les uns que les autres,  des inventions bonnes à mettre au panier… enfin on ne veut pas avoir l’air de décourager tout-à-fait ces inventeurs que le bon Dieu a fait de trop.
[29] 1er carnet, 4 mai 1915.
[30] 3e carnet, 27 novembre 1918.
[31] Dans la région, celui du docteur Antoni Rodiet, médecin de Dun-sur-Auron, ou celui du lieutenant Maurice Tetenoir.
[32] 3e carnet, 31 juillet 1919.

La fonderie de canons de Bourges en 1914-1919: carnets de guerre d’un chef de bureau (I). Par Philippe Démeron

 

 Le centenaire de la première guerre mondiale est à nouveau l’occasion de la publication de nombreux documents contemporains des événements. C’est le cas de ces « Carnets de guerre » rédigés tout au long du conflit et au-delà par un employé de la fonderie de canons de Bourges (Cher). Ce document prend rang parmi les témoignages de l’ « arrière » qui, dans l’histoire de la connaissance du conflit, ont longtemps été considérés comme devant passer au second plan, après les écrits des combattants eux-mêmes. Néanmoins, et bien qu’il ne soit pas complet, ce texte se révèle passionnant. Le résumé qui suit (présenté en deux livraisons dans Libres Feuillets) s’efforce d’en présenter les aspects les plus caractéristiques, la mise en ligne du document lui-même étant en cours.
Dans les citations, l’orthographe des carnets, avec ses inexactitudes, a été respectée.

 À propos des « Carnets de Guerre » de François Lanoizelez (1915-1919)

première partie


CARNETS DE GUERRE ?

Depuis Jean Norton Cru, c’est-à-dire dès 1929 [1], la thématique des « carnets de guerre » a particulièrement retenu l’attention des historiens du premier conflit mondial, ces documents étant considérés, sous certaines conditions (caractère direct, spontanéité, situation du témoin…), comme des informations précieuses, voire capitales, sur cette période.
C’est bien ce titre, écrit de la main de l’auteur, qui orne la couverture du premier carnet de François Lanoizelez. Découverts fortuitement dans les années 1970, les 463 pages des trois carnets forment probablement une série incomplète, qui couvre les périodes janvier à mai 1915 et, presque sans interruption, août 1917 à octobre 1919. Notre point d’interrogation ne renvoie bien évidemment pas à leur date d’achèvement – octobre 1919, c’est à la fois la date de signature du traité de paix avec l’Allemagne, qui parachève, côté français, la Victoire, et celle d’un événement familial douloureux, lié directement à la guerre – mais à cette problématique.
Âgé de cinquante-deux ans au début du conflit, François Lanoizelez n’est ni un combattant ni l’habitant d’une des régions touchées directement par les opérations de guerre. En revanche, il est directement affecté par le conflit parce que deux de ses fils sont – ont été ou seront – des combattants, d’une part et, d’autre part, parce qu’en sa qualité d’employé civil de la Fonderie de Bourges, l’un des plus importants établissements de fabrications militaires de cette période, il est de ce point de vue lui aussi un acteur du conflit, certes modeste mais au cœur même du dispositif des fabrications de guerre, en contact avec les ingénieurs militaires et officiers supérieurs responsables de la mise au point et de la fabrication des armements.
Ainsi suit-il avec une attention passionnée les événements du front, reproduisant et commentant les communiqués et les informations recueillies dans la presse quotidienne. Son journal constitue également une chronique de la vie quotidienne de la ville pendant cette période, avec de nombreuses notations sur les difficultés économiques comme sur le climat social, puisque des tensions assez vives se manifestent à partir de la fin 1917 dans ce lieu de concentration ouvrière.
Son témoignage qui, selon toute probabilité, est écrit au jour le jour sans jamais être retouché, révèle enfin une psychologie qui le rend attachant. La souffrance de ce père, qui a de solides raisons d’être angoissé, comme nombre de ses contemporains, sous-tend la rédaction de tout le document.
Au-delà de la querelle sur les mots, et bien qu’il ne s’agisse pas de carnets de combattant, la guerre est bien le sujet et le cœur même des carnets. Mais la situation de l’auteur au moment de leur rédaction donne à son témoignage un relief particulier puisqu’il exprime le point de vue de « l’arrière », champ moins exploré qu’investissent à présent les historiens du conflit.

 LA GUERRE, ENJEU FAMILIAL

Dès la première page du journal (1er janvier 1915), mention est faite du fils aîné[2], Alphonse, disparu dans les toutes premières semaines de la guerre dans les combats du Donon. Le lecteur contemporain, évidemment mieux renseigné sur le caractère meurtrier des premiers combats, ne peut qu’être sceptique quant aux chances de survie des premiers « disparus ». Mais, un trimestre après les événements, il est encore permis aux parents d’espérer qu’il a été fait prisonnier et que les circonstances seules empêchent de recevoir des informations rassurantes.
Tout au long du journal, nous retrouvons des allusions à celui qui sera toujours qualifié de « disparu ». L’auteur s’informe auprès d’autres soldats revenus de ce secteur, scrute leurs témoignages sans jamais recueillir aucune information précise, aucun détail susceptible, sinon d’apporter un espoir, du moins d’orienter les recherches. Il écrit aux autorités militaires, au ministre de la guerre[3] et il est membre de l’Union des familles de disparus[4].
Dès le début de la guerre, des offensives avaient été menées en direction de l’Alsace ; la troisième, déclenchée le 19 août, échoua et s’acheva par un repli des Français vers le Grand-Couronné près de Nancy. C’est au cours de celle-ci que de violents combats eurent lieu au Donon le 21[5] ; Alphonse faisait partie du 21e régiment de chasseurs à pieds. Dans ces premières semaines de combat, nos troupes sont surprises par l’intensité du feu d’artillerie allemand, alors que les attaques françaises ont lieu sans préparation d’artillerie. C’est sans doute quelques jours après que la famille d’Alphonse aura été informée de sa disparition et de cette date fatidique, mentionnée plusieurs fois au long des carnets.
François Lanoizelez a l’occasion de rencontrer deux autres soldats qui se sont battus dans le secteur : Grosbois et Aufort, l’un et l’autre blessés au combat. Pour des raisons peut-être mentionnées dans des carnets disparus, il se méfie de Grosbois : Nous ne savons pas au juste ce qu’il pense, il n’est pas franc, il cache son jeu… c’est à se demander si ce qu’il nous a dit au sujet de notre fils est réellement vrai; j’avais bien remarqué, moi, qu’il s’était coupé plusieurs fois lorsqu’il nous a conté son histoire[6], que croire maintenant ? Quant à Aufort, du 21e bataillon, 6e compagnie, comme Alphonse, il a été blessé le 20 et ne saurait dire s’il a connu celui-ci, mais il l’avait sûrement vu … [les soldats] passaient devant lui [Aufort] qui était installé sur une petite table, et prenait leurs noms et autres renseignements. Il relève des contradictions entre son récit et celui de Grosbois (y-a-t-il eu des bombardements le 20 août ?). Blessé, Aufort est resté 3 jours sur le champ de bataille sans être relevé, par moments, il perdait connaissance et par moments aussi, il revenait à lui, il entendait siffler les balles autour de ses oreilles[7]. Fait prisonnier, il est resté deux ans en Allemagne avant d’être transféré en Suisse et n’a pu donner de ses nouvelles que fin 1914. Mais quand Lanoizelez écrit cela, la guerre est terminée depuis deux mois, et il ne se fait plus guère d’illusions…

Le souvenir du fils disparu est étroitement lié à celui de sa fiancée, Camille. Sa présence est plus douloureuse qu’autre chose, parce qu’elle est un constant rappel de cette disparition, bien sûr, mais aussi parce que la jeune femme semble peu à peu s’éloigner de la famille, prendre ses distances ; elle fait preuve d’une coquetterie jugée malséante, espace ses visites, se rend à Paris, fréquenterait quelqu’un d’autre… Cet éloignement progressif mesure la perte des illusions, le père et la mère d’Alphonse ne peuvent s’empêcher d’en vouloir à cette jeune femme, à son infidélité à la parole donnée en décembre 1913, quand François Lanoizelez était allé, pour son fils, faire la traditionnelle visite de fiançailles.
Son mariage est annoncé en septembre 1919 : cette fois-ci, c’est bien fini, l’évidence accable le couple. Adieu, pauvre fille ! écrit François Lanoizelez, mais il s’agit bien sûr de l’adieu à son propre fils[8].

Charles, le second fils, est mobilisé à la mi-janvier 1918 ; il est dirigé vers la région de Saint-Dizier. Les conditions de son départ – à peine incorporé, marche à pieds sac au dos pour gagner Mehun-sur-Yèvre (18 kilomètres), trajet interminable en train pour rejoindre son unité – motivent vraisemblablement la lettre qu’écrit son père, sous couvert du directeur de la Fonderie, au président du conseil lui-même sur les conditions déplorables dont on traite nos enfants[9].
Comme Charles souffre d’une jambe, il est rapidement déclaré inapte pour l’infanterie et est versé dans l’artillerie lourde, dans les tracteurs (216e d’artillerie de campagne). En mai à l’Échelon (Meuse), puis à Tahure (Marne), il part vers le front et sera en Picardie fin juillet. Il reçoit la croix de guerre fin octobre, est alors au 39e R.A.C.. C’est le soir du 10 novembre que, permissionnaire, il revient à l’improviste à Bourges, chez ses parents. Il sera démobilisé fin août 1919.

LA GUERRE, ENJEU PROFESSIONNEL

C’est en 1860 qu’en raison de la position stratégique de Bourges, ville éloignée des frontières, est prise la décision d’y implanter les Établissements militaires, avec une fonderie de canons et une fabrique d’explosifs. Cette vocation est confirmée après la défaite de 1870 ; au début du XXe siècle, on parle de « l’ABS »  (Atelier de construction de Bourges). Vers 1870, venant de Metz, est implantée l’École de Pyrotechnie (la « Pyro »).

Pendant la première guerre, le personnel augmente notablement dans les fabriques de canons et d’obus de Bourges : d’un peu plus de 4.000 en 1914, il s’élève à 25.000 (dont 5.200 femmes) à la fin du conflit[10]. « À l’ABS, on édifie à la hâte des ateliers d’usinage, des quais et même une usine d’alimentation en eau ; les surfaces occupées sont multipliées par trois (par cinq à la Pyrotechnie). L’électricité est fournie par l’usine de Mazières.
Pendant la guerre, les canons sortent à grande cadence ; on travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, souvent les jours de fête et le dimanche matin. Il sort de Bourges chaque jour 40 canons de 75 – il en sera produit au total plus de 3.000 exemplaires. La fonderie produit aussi le 65mm de montagne, le 155 de Rimailho, le 155 GPF du colonel Filloux, le 240 TR et le 370. Après la guerre sera entreprise la fabrication du 220 du colonel Tournier[11].
Le canon de 75 revient souvent dans les carnets. Le 7 février 1915 a lieu « la journée du 75 »[12] ; on vend de petits drapeaux dans les rues, les journaux – comme  Excelsior – lui consacrent de nombreux articles.
Entré à la Fonderie en 1882, âgé de 21 ans, comme ouvrier, François Lanoizelez y a fait son service militaire (5 ans) puis a été embauché comme ouvrier dessinateur début 1888[13] ; il a depuis gravi des échelons. Au moment de la guerre, il est chef du bureau de dessin, qui établit et duplique les plans des matériels.
Il semble être un employé consciencieux, bien noté, ponctuel (il note comme un événement d’être arrivé avec un quart d’heure de retard à son travail…) ; il reçoit en février 1915 la médaille d’honneur de la Fonderie. Cela ne l’empêche pas de ressentir de l’amertume à l’égard de certains collègues : il aurait dû progresser plus vite…
Ses fonctions lui ont donné l’occasion d’être en rapports avec les « pères » du 75. Ainsi, après avoir acheté Excelsior, note-t-il : en [couverture] photos de Ste Claire Deville, Rimailho, Deport, les 3 créateurs de notre admirable 75, moi qui connais la question à fond, c’est Ste Claire-Deville, mon ancien capitaine, aujourd’hui général, qui est le véritable inventeur et [de même que] pour la mise au point[14]. Lors d’une visite de Sainte-Claire Deville, il est tout heureux de saluer le général, qui prend de ses nouvelles[15].
Celui-ci est également mentionné[16] lors de la mise au point d’un « minenwerfer »: Le Commandant Filloux a apporté ce matin un bleu de minenwerfer (autrement dit un mortier qui doit lancer des mines) que lui aurait remis la veille le Général Ste Claire Deville venu à la Fonderie … [et qui] doit lancer des obus explosifs de 155, munis d’une fusée spéciale, avec mise de feu par étoupille.
Au mois de février[17], nouvelle allusion : Les lance-bombes et bombes … ne donnent sans doute pas encore tous les résultats désirables car ces officiers sont revenus [de Montluçon] à l’Etablissement et étudient un autre système plus fort. Puis en mars[18] : On poursuit l’étude du lance-mines du général Ste Claire Deville, c’est le Ct Filloux qui s’en occupe. Restait la question d’arriver à la faire tomber sur la fusée. Des essais sont fait par un Lt de chasseurs… envoyé paraît-il par Ste Claire Deville.
L’emploi des armes chimiques nouvelles le concerne particu-lièrement. Le 24 avril 1915, comme le reste de la population, il apprend l’usage, pour la première fois, de gaz asphyxiants par les Allemands (au Nord d’Ypres, en fait le 22). Il note dès le 27 : Nous allons peut être nous occuper de leur rendre la pareille, aussi dès ce matin, les officiers qui sont sous les ordres du Général Dumézil ont chargé Mr Gandron de mettre au net un croquis d’une bouteille en verre, j’ai supposé que c’était pour contenir un liquide asphixiant (sic), car à ma connaissance il n’existe encore aucun récipient en verre dans les projectiles et munitions. Avant que ce soit entré dans le domaine de l’application, il faudra bien attendre 1 mois ½ à deux mois,  nous ne serons pas loin du mois de Juillet lorsque nous serons prêts à nous en servir; d’ici là les Boches auront le temps de nous empoisonner le ¼ de notre armée. Prend-il ses désirs pour des réalités ? D’un ordre de l’état-major à la fabrication en série et à l’usage opérationnel, un plus long délai sera en tout cas nécessaire : l’armée française ne disposera d’une arme équivalente que dans les premiers mois de 1916.
Début 1915[19], il souligne l’intense activité qui règne aux Établissements militaires : Les travaux marchent avec une intensité à la Fonderie, nous entreprenons de tout à la fois. Canons de 75, de 120, de 155 venant des armées à retaper. Transformations de toutes sortes d’anciens caissons de 90, de caissons modèle 58. Harnachement de tous genres. Confections d’obus de 75, de 65, de 80, 90, 95 etc. etc. Hier il nous est arrivé une commande de 500 canons de 75. Nous avons toujours aussi des affût-trépied pour mitrailleuse de Puteaux, nous recevons tous les jours une grande quantité de voiturettes, porte-mitrailleuse et porte-munitions, il nous arrive des mitrailleuses Hotchkiss, on est bien heureux de les trouver aujourd’hui. La construction des mortiers de 370 se poursuit toujours…
À l’inverse, au printemps de 1918, il constate[20] un ralentissement de l’activité, à part les canons. Son supérieur lui a montré une dépêche ministérielle prescrivant d’arrêter toutes études et tous travaux concernant les matériels de 75 à grand champ de tir, étudiés par l’A.B.S. . Donc, les canons aussi…
Enfin, dix jours après l’armistice, il remarque[21]  qu’il paraîtrait que l’effectif de la Fonderie a déjà diminué de près de 2000,… à partir du Lundi 25, le travail de nuit sera supprimé… le travail baisse considérablement au Bureau des Etudes, il ne se fait pas grand chose…et, début décembre : il y a toujours beaucoup de départs à l’A.B.S., de femmes principalement.

 

(à suivre)

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ILLUSTRATIONS DU TEXTE

– couverture du premier carnet

– vue panoramique du boulevard de Strasbourg et des Etablissements militaires (carte postale, vers 1910)

– la fonderie de canons (entrée, carte postale, vers 1910)


NOTES

[1] voir bibliographie.

[2] Ou plutôt fils aîné survivant, car François Lanoizelez et Lucie Bonnet avaient eu avant lui Raymond, né en 1889 et décédé de la scarlatine en 1897 ; le journal contient plusieurs allusions à ce premier fils aîné, souvenir douloureux ravivé par la disparition d’Alphonse ou, à l’occasion, par les ennuis de santé du cadet, prénommé lui aussi Raymond (voir tableau généalogique).

[3] En janvier 1915 (la réponse, reçue le 21, figure au dos de sa lettre, qui lui est retournée selon l’usage ; ce document ne nous est pas parvenu).

[4] Il se rend en janvier 1919 à une réunion organisée à Paris par cette association.

[5] Dans ses « notes de la guerre 14-18 » Jules Valentin, employé des postes dans le secteur, à Allarmont, écrit : « 21 août : grande bataille au Donon ; on entend la fusillade dans l’après-midi, les troupes commencent à évacuer le Donon » (site internet repéré en 2006, disparu depuis).

[6] 2e carnet, 25 juin 1918.

[7] 3e carnet, 28 janvier 1919.

[8] Un jugement du 23 juillet 1920 confirme cette disparition (mort pour la France au Mont Donon, voir fichier internet Morts pour la France). Au cimetière Saint-Lazare, François Lanoizelez acquit en novembre 1920 une concession et fit réaliser un cénotaphe ; une plaque séparée, toujours visible, rappelle le destin d’Alphonse Eugène (31e à droite de l’entrée, le long de la rue Cuvier). Par la suite, sans que leur nom soit inscrit, Lucie (en 1941), François (1944), une belle-sœur et un beau-frère y furent inhumés.

[9] Le Général m’a dit que Clémenceau recevrait ma lettre sûrement, qu’il l’enverrait sous pli confidentiel et secret.  (2e carnet, 29 et 30 janvier 1918) ; Clemenceau cumule les fonctions de ministre de la guerre et de président du conseil; le directeur étant placé sous l’autorité directe du ministre, on peut espérer qu’il s’agit plus que d’un propos de circonstance.

[10] Chiffre incluant les Établissement militaires et les usines ayant une activité dans ce secteur, comme l’usine de Mazières (voir ouvrages cités en bibliographie). Selon C. Maillet, « tous les arsenaux nationaux participèrent à la construction de ce canon. Mais le tube et l’assemblage final étaient réalisés à l’atelier de construction de Bourges… Il en aurait été construit plus de 25.000 ».

[11] 3e carnet, 31 juillet 1919.

[12] 1er carnet, 7 février 1915.

[13] 2e carnet, 18 mars 1918.

[14] 1er carnet, 10 février 1915.

[15] 2e carnet, 11 mars 1918.

[16] 1er carnet, 12 janvier 1915.

[17] 1er carnet, 1-2 février 1915.

[18] 1er carnet, 4 mars 1915.

[19] 1er carnet, 4 mars 1915.

[20] 2e carnet, 18 et 19 mars 1918.

[21] 3e carnet, 21 novembre 1918.