Une ode de Jacques Roubaud. Par Martine Delrue

Jacques Roubaud, Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, éditions Attila, 2012,124 pages

Cette ode est composée de 35 strophes formant six chants. Elle rappelle par son sujet Exercices de style de Raymond Queneau, oeuvre parue en 1947, consacrée elle aussi à un bus parisien, celui de la « ligne S » arrivant gare Saint-Lazare point de départ du poème de Jacques Roubaud.

Né en 1932 à Caluire-et-Cuire (Rhône), Jacques Roubaud est poète, romancier, essayiste et mathématicien. Passionné de poésie dès sa jeunesse, il apprend des centaines de poèmes par cœur. Il obtiendra un doctorat de littérature sous la direction d’ Yves Bonnefoy (sur la forme du sonnet de Marot à Malherbe), mais aussi un autre doctorat, de mathématiques, qu’il enseignera, comme  professeur, à l’Université de Paris X .
Coopté  dès 1966 par Queneau dans le premier cercle de l’Oulipo, il est l’inventeur de plusieurs contraintes oulipiennes. Il co-fonde avec Paul Braffort l’Atelier de Littérature assistée par les mathématiques et les ordinateurs (l’ ALAMO) en 1981. Il a été directeur à l’ EHESS jusqu’en 2001.
Très brillant pour brouiller les genres littéraires (poésie, essais, écrits autobiographiques) et les renouveler, il a reçu le Grand Prix National de Poésie en 1990, et le Grand Prix de littérature Paul Morand  de l’ Académie française en 2008.

«  Je t’invoque, ô toi beau bus de ma jeunesse »

L’ode est traditionnellement, dans la poésie lyrique grecque, un chant solennel en l’honneur de grands personnages. Elle peut aussi être consacrée à des thèmes grandioses. Mais celle de Roubaud est écrite pour le bus 29, et l’esprit ludique en est immédiatement perceptible. Structurée en strophes qui correspondent à des étapes dans le trajet du bus 29, elle est rimée en alexandrins, vers  que l’auteur affectionne (il a écrit en 1978 un essai sur le vers français intitulé La vieillesse d’ Alexandre). Le plaisir de l’alexandrin est renouvelé dans un texte très drôle (en vers nobles héroïcomiques sur des sujets plutôt communs) chargé à la fois d’évoquer la réalité et d’avancer au rythme de la mémoire. Ainsi, dans la réalité, le bus 29  part de la gare Saint-Lazare et traverse Paris d’ouest en est jusqu’à la porte Montempoivre, nom qui, d’ailleurs, peut  porter lui-même à la plaisanterie. Le texte développe de strophe en strophe un thème cher à l’auteur: l’exploration de la ville, de ses bâtiments, de ses habitants et des mœurs parisiennes en général. D’autre part, cette avancée est sans cesse interrompue par  force digressions s’enchaînant jusqu’à huit niveaux, matérialisés dans la page par un retrait et un changement de la couleur de la typographie. Signalons qu’en tant qu’objet imprimé, l’oeuvre a été confiée à des étudiants en typographie de l’ Ecole Estienne, qui ont réalisé  huit couvertures différentes.

Le plaisir n’est pas ordinaire, les surprises sont nombreuses. On joue avec les règles. Le lecteur s’amuse à observer les secrets de fabrication. Puis il découvre que l’auteur de l’ode s’est contraint à respecter un cahier des charges qu’il a énoncé en fin de volume. Les majuscules sont employées uniquement pour les débuts de vers. Les alexandrins sont particuliers: « typographiquement classiques», leurs hémistiches sont séparés par un intervalle toujours marqué même s’il faut pour cela couper un mot en deux. Les sixièmes positions sont également toujours marquées, certains « e muets » sont rendus visibles. De même les diérèses et synérèses sont signalées à l’ écrit, ainsi que les liaisons orales  de « ces vers zémus » L’orthographe est modifiée afin que les vers riment pour l’oeil. La rime est constituée d’une lettre au moins, et  éventuellement  de plus, ici par exemple, pour rimer avec l’invocation citée plus haut: « Quand de ta plateforme    avenue jean jauresse ».

L’auteur  prévient  dès les premières pages, car l’ode appartient aux grands genres: « Le stile de mon ode   paraîtra difficile ». En réalité, il n’ en est rien. Il faut se laisser porter, entrer dans le récit et se laisser emporter par les digressions. On s’amuse beaucoup à cette lecture qui mêle les considérations littéraires (sur le slam ou les modernes performeurs, sur la poésie engagée), les remarques sociologiques ou personnelles et des descriptions de la société contemporaine, de ses travers, de ses caractères…

Chant III de l’arrêt Archives-Rambuteau à l’ arrêt Bastille

Intéressons-nous plus particulièrement au chant III. Le texte s’écrit « à sauts et à gambades », et reproduit à sa manière le flux de conscience, marqué par les retraits des digressions.

Parfois il s’affiche comme autobiographique : « le passé s ‘obstine » : deux images se superposent pour le promeneur. Ou plutôt elles
« s ‘ uperposent  / Je les décris zici   hé  zici je les glose » …

Tel magasin fut librairie, ou pâtisserie. Bien sûr, la ville change. S’il peut fixer en même temps la boutique de fringues et la pâtisserie absente, Roubaud écrit :
« Je suis le révolu     het je suis la présence
Au sein d’ un même corps de deux expéri-ences
contradictoires ».

Tantôt il peste :
«  La fringardisation  devenant générale
Le boucher s’est enfui  tous se sont fait la malle ».

Tantôt il évoque les bruits, les klaxons, la vie des quartiers ( ici les photographes).

Plus loin il s’agit de la vie politique; lorsque le bus passe devant les Archives occupées, l’auteur montre les protestataires: « un projet
Les débekte, ils en ont     sur la patate gros
Et prennent à témoin     viril’ment les bados. »

L’ arrêt du bus rue du pasteur Wagner permet de rappeler que ce dernier fut le bras droit de Ferdinand Buisson et « Combattit pour dreyfus   et l’école laïque ». Enfin, Roubaud se morigène: « Rentre en toi-même, poëte  et cesse de chougner », en reprenant le vers de Corneille dans Cinna:
« Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre ».

L’ode contient aussi un  méta-discours sur  l’ écriture, les choix de rimes, ou sur l’ art de l’auteur, les poètes aimés auxquels il rend hommage, Hugo, Aragon, Queneau, Apollinaire. Toute cette partie est extrêmement savoureuse,  pleine de références et de réécritures: on n’entend pas au loin « barrir une éléphante » (allusion à un vers des Trophées de Heredia), et la plainte de Roland à Roncevaux s’est transformée : «  Gavarni gavarni gavarni morne brèche », dont le rythme reprend le fameux vers de Hugo sur Waterloo.

Sans doute faut-il consacrer quelques lignes à la critique moqueuse de la poésie engagée. Roubaud affirme son refus d’une telle poésie, car il ne juge pas qu’il soit dans son «  rôlet
De tartiner du vers sur ce triste sujet. »
Les malheurs sont légion dans les «poubelles de l’histoire », et le poète ne doit pas gaspiller ses forces. En même temps l’auteur feint de « trouver immondes » ceux qui s’occupent seulement de « forme et de langage », imputant leur vil souci à l’âge : « conspuons
Les joueurs de quilles zou     lipiens qui font des fables
Pour réparer des ans l’irréparable outrage »
(double allusion à Malherbe pour qui le poète n’est pas plus utile à l’Etat qu’un bon joueur de quilles, et à Racine évoquant la mère d’Athalie outrageusement fardée).

Pour en dire toute l’importance, c’est en capitales qu’est écrit tout ce passage, suscité par l’apparition de la Bourse sur le trajet du bus 29.

Enfin pour goûter pleinement les saveurs de ce texte, n’oublions pas les recommandations du poète lui-même, selon qui c’est ainsi qu’on mène à bon port le poème:
« Car j’escompte que tu     le liras à voix haute
Pour le mieux déguster ».

Il est certain qu’on s’ amuse beaucoup à une telle lecture qui restitue toutes les nuances du texte. C’est ce qu’a fait Blandine Masson, productrice à France-Culture dans L’ Atelier-Fiction, pour l’émission qu’elle a consacrée à cette ode.

Martine Delrue

Billet: la renonciation du pape

Quand va-t-il voir la fin de sa passion
Il s’abandonne et peut-être abandonne
A qui remettre un mot de démission
Hormis Dieu même il ne trouve personne

Il se retire avec la permission
Que le vieux droit de l’Eglise lui donne
Le terme exact n’est pas abdication
Convenant mal aux têtes sans couronne

Renoncement plutôt renonciation
Tel est le mot préférable à tout autre
Un libre choix quand la vie prend le large

Courage humain plus que résignation
Le successeur du premier des apôtres
Usé par l’âge a résigné sa charge

Le paradoxe des choses anciennes est qu’à force d’être anciennes elles rejoignent le monde moderne, et même le dépassent d’une certaine manière.
Apollinaire semble le dire quand il écrit dans « Zone » au début d’Alcools:
« Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
« L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X ».
Irait-on jusqu’à remplacer dans ce vers « Pie X » par « Benoît XVI » ?

Dans un monde où tant de gens s’accrochent au pouvoir, Benoît XVI a redonné une nouveauté à un acte apparemment aussi simple qu’une démission, dont le terme exact est renunciatio dans le latin du droit canon. Pour être valable d’après ce droit, la  renunciatio n’a pas besoin de beaucoup de conditions, la principale est qu’elle soit un acte libre.

Se trouve aussi posée la question du courage: qui est le plus courageux, celui qui continue jusqu’à la mort, perinde ac cadaver, ou celui qui, à bout de forces, a la sagesse de renoncer ?

Dominique Thiébaut Lemaire

Les Lisières, roman d’Olivier Adam. Auteur: Martine Delrue

Les Lisières, roman de Olivier Adam, éditions Flammarion, 2012,  453 pages

Olivier Adam, né en 1974, est romancier et scénariste. Il a participé, en 1999, à la création du festival Les correspondances de Manosque. Il a coécrit le  scénario de Welcome, film de Philippe  Lioret ( Prix Prévert du scénario 2010)  et de Je vais bien, ne t’en fais pas (prix Etoile d’or 2007). En 2007 également, il a reçu  le prix Amila-Meckert pour  A l’ abri de rien.  Les Lisières est son douzième roman, qui faisait partie cet automne de la première sélection du Goncourt, avant d’en être écarté.

 Les Lisières, vaste fresque de la France contemporaine,  est un roman ambitieux et très abouti. D’entrée de jeu, Olivier Adam  donne à ses lecteurs la sensation de vivre une fin : sur le plan général ou mondial, à Fukushima, tout a explosé sous les coups du tsunami ; pareillement, sur le plan intime, pour le héros Paul Steiner, tout a éclaté, son couple ainsi que ses repères familiaux. Son père, ancien ouvrier, est passé du vieux Marchais à la «Grosse Blonde », et la banlieue où il revient vingt ans après l’avoir quittée, près de Villeneuve-St-Georges ou de Melun, n’est plus ce qu’elle était. Tout va mal quand commence le roman ; des idées noires guettent le  héros.

Quoique entièrement écrit à la première personne, du point de vue du personnage principal, ce roman comporte d’abord une large dimension sociologique, passionnante. Pourtant nous sommes loin du style de l’essai ou du rapport. Les phrases se font impétueuses parfois.

L’auteur présente une évocation fine et intéressante des banlieues. Le lecteur apprécie la description de ces zones faites « de  rangées d’immeubles, alignements d’enseignes et de cubes en tôle », ou, plus  loin, de ce que le livre nomme « litanie pavillonnaire ». La vie concrète de ces « confins » est rendue de manière saisissante. Pourtant au-delà du sociologue, existe le romancier, dont la phrase sait animer le monde : «  un cinéma  et un restaurant japonais  tentaient quelque chose, mais sans conviction véritable ». Comme Bourdieu, O. Adam révèle les destins scolaires: « bac technique pour les lotissements bas de gamme et les pavillons modestes, lycée puis BTS pour les lotissements milieu de gamme, université pour les maisons du centre-ville, grandes écoles, écoles d’ingénieur écoles de commerce, pharmacie vétérinaire médecine pour les enfants des résidences haut de gamme ». Mais les vies de  ces jeunes, Eric, Christophe, Thomas sont racontées de manière bien précise et incarnée.  Le romancier n’a pas peur du mot « classes sociales ». Dans une interview accordée à François Busnel, pour L’ Express, il revendique  hautement la volonté de rendre justice à ces petites classes moyennes qui sont le cœur de la société française, à ces gens qui ont été expulsés de ce qu’ils ont construit. Mais le plus intéressant, c’est qu’Olivier  Adam veut à la fois l’intime et le sociologique Ses aventures personnelles, assez proches de celles du narrateur, ne l’intéressent que si elles ont une résonance collective. A la manière d’ Annie Ernaux qu’il cite, il veut être clair, « arrêter l’allusion » et utiliser ce qu’il a pu observer. Il s’ agit donc de marcher sur ses deux jambes, l’ intime et  la bourdieusienne.

On le voit dans la scène du restaurant japonais. Paul y a entrainé son père pour lui changer les idées. Selon ce dernier, seuls des  bobos peuvent accepter de payer pour des « trucs pareils». C’est Paul qui défend les bobos, sans omettre de souligner qu’il peut aussi brocarder leur conformisme. S’ensuit une charge rondement menée : rien n’est oublié de leurs modes, de leurs certitudes, de leurs facilités aussi. Mais il n’ y a pas que Paris et sa périphérie sans contour ni centre; l’auteur évoque d’autres lieux. Sur la côte bretonne où Paul Steiner s’est installé avec sa femme Sarah et ses enfants, il s’est « réinventé » une autre vie, avec l’eau de mer, froide certes, mais aussi avec le vent, la pêche à la crevette, les falaises.

Si on analyse  ensuite le plan de l’intime, il est évident que le narrateur se veut « enregistreur », comme Stendhal peut-être, des états d’âme des personnages  d’aujourd’hui. Les ressorts romanesques ne manquent pas.

En ce qui le concerne lui-même, Paul Steiner a été un enfant aspiré par « un trou noir » non précisé au début, puis un adolescent rêveur, « sensible », toujours décalé par rapport à sa bande de copains; il a réussi à s’extraire de son milieu et de sa banlieue d’origine. Aujourd’hui, il pèse cent kilos, il croit qu’il est ce qu’il a choisi de se faire, « possesseur des mots ». Du coup « usé et usant », plongé dans son monde intérieur, jamais là, toujours en retrait car  il est devenu écrivain.  Le roman met en scène, dès la première page, un couple «  explosé », avec les enfants, Clément et Manon, à reconduire en fin de week-end chez une mère énervée : «  Si tu pouvais les faire manger normalement une fois ou deux , ou faire en sorte qu’ils  se couchent à une heure décente ! ».  Les clichés fusent. Cependant  Paul est encore amoureux  de  sa femme qui l’ a chassé , parce qu’il n’ écoute jamais personne, trop retiré dans son monde d’auteur. Il ne supporte pas non plus d’être séparé de ses enfants. Très émouvante par la suite est la description de sa mère, déjà à l’hôpital, de plus en plus confuse. Mais la relation père-fils est le second grand thème du roman. Les relations de Paul sont difficiles avec ce père qu’il a toujours trouvé  brutal; il a du mal à affronter « son silence, sa froideur, son regard coupant ». C’est aussi une question de génération: ces pères issus d’un  milieu ouvrier ne sont guère causants. Devenu adulte, Paul essaie de s’intéresser au cyclisme, à Bernard Hinault pour renouer avec son père, mais rien n’ y fait. Enfin les relations avec son frère François restent tendues, jusqu’à la révélation du secret de famille.

Péripéties romanesques, retrouvailles avec les copains de l’ancienne bande ou avec un amour de jeunesse: tout cela est très prenant. On est embarqué et ému. C’est une partie de notre vie qui est présentée là, nos évolutions, notre monde contemporain et ses problèmes. On se  sent compris:  le héros est issu du monde ouvrier et il a passé son  temps à « effacer des traces, des liens ». Il s’est placé en lisière de son univers d’origine; c’est ce que le titre du livre suggère, en même temps qu’il évoque les déplacements géographiques.

Olivier Adam dit magnifiquement: «Je n’étais plus des leurs ». Il emploie aussi d’autres mots: « Loin d’eux». Le roman leur rend justice.

                                 Martine Delrue

Billet: entre deux mots faut-il choisir le moindre?

 

Parler trop vite un exercice
Où les vocables raccourcissent
Devient dico le dictionnaire
Mais d’autres mots en sens contraire
Sont à rallonge et s’alourdissent

Pour qui se voit quasi-linguiste
Aimant les mots maximalistes
La boîte à langue est grande ouverte
Inépuisable elle est offerte
A qui se croit néologiste

Mais s’exprimer comme un registre
Et gravement comme un ministre
Exige un maniement du verbe
Où le suffixe à l’air superbe
Risque toujours de sembler cuistre

Humains changés en humanistes
Et même en humanitaristes
Méfiez-vous donc de vos grands termes
On y entend l’usure en germe
Rendre écolo l’écologiste

Quand la parole est artifice
Elocution masticatrice
Que l’on aimerait plus légère
Alors parfois oui je préfère
La pub la com brèves qui glissent

Selon un proverbe scandinave: « grands mots et mitaines neuves rétrécissent toujours »
(dictionnaire Robert de proverbes et dictons, M 1723).

 

Dominique Thiébaut Lemaire