Billet: l’admiration et l’étonnement

 

 

L’enfant tout jeune encore est intrigué se tait

Ne sachant qu’en penser la chose est incertaine

Il regarde attentif l’appareil de photo

Cet objet mystérieux dont l’objectif l’étonne

 

Il trouvera plus tard les secrets incompris

De ce noir instrument qui reste une surprise

Il voit posés sur lui des regards chaleureux

Remue alors les mains dans une ambiance heureuse

 

Il se sent rassuré quand ses parents l’admirent

Et que ses grands-parents de même s’émerveillent

Dans un contentement qui vaut une alchimie

 

Je me dis en tout cas que face au nouveau monde

Pour comprendre il est bon que l’enfant qui s’éveille

Apprenne en s’étonnant plus que par des sermons

 

***

 

L’admiration est la première des six passions fondamentales distinguées par Descartes, avant le désir, la tristesse et la joie, la haine et l’amour. C’est, d’après le philosophe, la passion qui mène à la connaissance. Suivant le vieux sens du mot, Descartes estime qu’elle n’a pas le bien comme objet, contrairement au sens actuel (joie devant ce qui est jugé grand ou beau).


***

« Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu’il devrait être, cela fait que nous l’admirons et en sommes étonnés » (Les Passions de l’âme, article 53).

« Et cette passion a ceci de particulier qu’on ne remarque point qu’elle soit accompagnée d’aucun changement qui arrive dans le cœur et le sang, ainsi que les autres passions. Dont la raison est que, n’ayant pas le bien ni le mal pour objet, mais seulement la connaissance de la chose qu’on admire, elle n’a point de rapport avec le cœur et le sang, desquels dépend tout le bien du corps, mais seulement avec le cerveau, où sont les organes des sens qui servent à cette connaissance » (Les Passions de l’âme, article 71).

« Ce qui n’empêche pas qu’elle n’ait beaucoup de force à cause de la surprise, c’est-à-dire de l’arrivement subit et inopiné de l’impression qui change le mouvement des esprits: laquelle surprise est propre et particulière à cette passion » (Les Passions de l’âme, article 72).

« Et on peut dire en particulier de l’admiration qu’elle est utile, en ce qu’elle fait que nous apprenons et retenons dans notre mémoire les choses que nous avons auparavant ignorées…Et les autres passions peuvent servir pour faire qu’on remarque les choses qui paraissent bonnes ou mauvaises: mais nous n’avons que l’admiration pour celles qui paraissent seulement rares. Aussi voyons-nous que ceux qui n’ont aucune inclination naturelle à cette passion sont ordinairement fort ignorants » (Les Passions de l’âme, article 75).

***

Dominique Thiébaut Lemaire

Apologues cartésiens. Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

LA METHODE

Sans esbroufe il n’est pas de ceux qui se rengorgent
D’être dans l’exception c’est un être médian
L’inconnu citoyen c’est rare qu’il diverge
De la masse moyenne et qu’il plaise aux médias

On croit qu’il fait partie des moutons de Panurge
Il ne se montre pas soucieux d’y remédier
Ni de se mesurer sur ceux qui sont en marge
Le démuni le riche ou l’astucieux l’idiot

C’en est fini dit-on des grands hommes démiurges
La grandeur n’est plus rien qu’une vieille formule
N’aimez que ceux d’en bas ceux que la vie submerge

Mais sourd à ce conseil le bon sens informel
Ne craint pas de choisir pour les plus hautes charges
Un homme ayant raison de se vouloir normal

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi, que la diversité de nos opinions ne vient pas que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent. » (Descartes, Discours de la méthode, première partie)

***

Raccommodés dans d’étroites murailles
Et rapiécés sur plusieurs fondations
Mal ordonnés parfois même en pagaille
Serrant les rues dans leurs complications

Les bâtiments résultant du travail
De plus d’un maître ont moins de perfection
Que ceux d’un seul en grand comme en détail
Doués par lui d’uniques proportions

De même on voit laissant les ombres vieilles
De ceux qui font du neuf avec l’ancien
Le philosophe oser sans qu’il s’effraye

Sans compromis poète et logicien
Suivant le plan d’un seul esprit le sien
Dans sa maison faire entrer le soleil

« … Souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c’est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés…Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n’ont aucunes démonstrations, s’étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent…. » (Discours de la méthode, deuxième partie)

 

***

Le penseur expliquant sa démarche et méthode
Evoque un voyageur dans les signes codés
D’une forêt perdue ses repentirs prudents
Son errance qui tourne en pleine solitude

Avance fermement sans aucune incartade
Lui dit-il droit devant sans vouloir t’évader
De ta résolution sans pause en attendant
Qu’une clairière en clair devant tes pas s’étende

Encore que ce soit le hasard ou le doute
Qui t’ait donné ce cap continue de bon gré
Quand la vie ne veut pas que l’on tarde et médite

C’est la règle qu’il donne aux hommes pérégrins
Incertains du chemin du lieu et de la date
La règle abolissant les remords et regrets

 « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais toujours marcher le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir: car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. Et ainsi, les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions… nous devons néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les considérer après, non plus comme douteuses, en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines…Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et remords… » (Discours de la méthode, troisième partie)

 

***

Rien n’est moins sûr que ce monde où les sages
Du haut d’un moi se dégageant du ça
Cherchent l’appui qui ne soit pas du songe
Evanescent comme un air de chanson

Un doute noir leur passe le message
Que dans ce monde où ils sont en deçà
Des vérités tout n’est que du mensonge
Dans le non-être et la contrefaçon

Mais pour penser que toute chose est fausse
Il faut quelqu’un qui réfléchisse il faut
Une âme au moins pour qu’un penseur existe

Un argument si clair et si distinct
Qu’il apparaît sans un défaut sans faute
Comme une idée parente des cristaux


 « J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus; mais, parce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable…Considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir, quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité :je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.
Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que je n’étais point; et qu’au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j’étais; au lieu que, si j’eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j’avais jamais imaginé eût été vrai, je n’avais aucune raison de croire que j’eusse été : je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’au­cun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle…
Après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine; car, puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort claire­ment et fort distinctement sont toutes vraies; mais qu’il y a seulement quelque diffi­culté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement. » (Discours de la méthode, quatrième partie)

***

Comme on voit dans un arbre à partir de son pied
Monter vers le sommet liane grimpante un lierre
Plus haut qu’une glycine habiller le houppier
Plus haut jusqu’à vouloir se passer de matière

Sans pouvoir pour autant dépasser le cimier
De cet arbre porteur sa tête et sa crinière
Sans pouvoir dans le ciel devenir plus altier
Vers la culmination de la clarté première

Ainsi l’admirateur d’une œuvre singulière
S’il n’invente à son tour après l’avoir copiée
Ne pourra s’élever plus près de la lumière

S’il n’a sa propre cime et sa hauteur faîtière
D’où prenne son envol fût-elle de papier
L’aile de ses idées jusqu’alors buissonnières

 

 « …Je ne m’étonne aucunement des extravagances qu’on attribue à tous ces anciens Philosophes, dont nous n’avons pas les écrits, ni ne juge pas, pour cela, que leurs pensées aient été fort déraisonnables, vu qu’ils étaient les meilleurs esprits de leur temps, mais seulement qu’on nous les a mal rapportées. Comme on voit aussi que presque jamais il n’est arrivé qu’aucun de leurs sectateurs les ait surpassés ; et je m’assure que les plus passionnés de ceux qui suivent maintenant Aristote se croiraient heureux, s’ils avaient autant de connaissance de la nature qu’il en a eu, encore même que ce fût à condition qu’ils n’en auraient jamais davantage. Ils sont comme le lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le soutiennent, et même souvent qui redescend, après qu’il est parvenu jusques à leur faîte ; car il me semble aussi que ceux-là redescendent, c’est-à-dire qu’ils se rendent en quelque façon moins savants que s’ils s’abstenaient d’étudier, lesquels, non contents de savoir tout ce qui est intelligiblement expliqué dans leur auteur, veulent, outre cela, y trouver la solution de plusieurs difficultés, dont il ne dit rien, et auxquelles il n’a peut-être jamais pensé. » (Discours de la méthode, sixième partie)

LES PASSIONS

L’admiration et l’étonnement

L’enfant tout jeune encore est intrigué se tait
Ne sachant qu’en penser la chose est incertaine
Il regarde attentif l’appareil de photo
Cet objet mystérieux dont l’objectif l’étonne

Il trouvera plus tard les secrets incompris
De ce noir instrument qui reste une surprise
Il voit posés sur lui des regards chaleureux
Remue alors les mains dans une ambiance heureuse

Il se sent rassuré quand ses parents l’admirent
Et que ses grands-parents de même s’émerveillent
Dans un contentement qui vaut une alchimie

Je me dis en tout cas que face au nouveau monde
Pour comprendre il est bon que l’enfant qui s’éveille
Apprenne en s’étonnant sans besoin de sermons

L’admiration est la première des six passions fondamentales distinguées par Descartes, avant le désir, la tristesse et la joie, la haine et l’amour. C’est, d’après le philosophe, la passion qui mène à la connaissance. Suivant le vieux sens du mot, il estime qu’elle n’a pas le bien pour objet, contrairement au sens actuel (joie devant ce qui est jugé grand ou beau).

« Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu’il devrait être, cela fait que nous l’admirons et en sommes étonnés » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 53).

« Et cette passion a ceci de particulier qu’on ne remarque point qu’elle soit accompagnée d’aucun changement qui arrive dans le cœur et le sang, ainsi que les autres passions. Dont la raison est que, n’ayant pas le bien ni le mal pour objet, mais seulement la connaissance de la chose qu’on admire, elle n’a point de rapport avec le cœur et le sang, desquels dépend tout le bien du corps, mais seulement avec le cerveau, où sont les organes des sens qui servent à cette connaissance » (Les Passions de l’âme, article 71).

« Ce qui n’empêche pas qu’elle n’ait beaucoup de force à cause de la surprise, c’est-à-dire de l’arrivement subit et inopiné de l’impression qui change le mouvement des esprits: laquelle surprise est propre et particulière à cette passion » (Les Passions de l’âme, article 72).

« Et on peut dire en particulier de l’admiration qu’elle est utile, en ce qu’elle fait que nous apprenons et retenons dans notre mémoire les choses que nous avons auparavant ignorées…Et les autres passions peuvent servir pour faire qu’on remarque les choses qui paraissent bonnes ou mauvaises: mais nous n’avons que l’admiration pour celles qui paraissent seulement rares. Aussi voyons-nous que ceux qui n’ont aucune inclination naturelle à cette passion sont ordinairement fort ignorants » (Les Passions de l’âme, article 75).


 L’amour et la haine

Sans phrase accentuant les mots de la chanson
Ni verbe alourdissant le sens et la leçon
Mieux vaut chérir le vrai que haïr le mensonge
Non dans l’ostentation mais dans l’anonymat
Mieux vaut aimer le bien que détester le mal

Au lieu de consumer son esprit en pamphlets
Dénonçant à l’envi le brillant des reflets
Mieux vaut trouver du beau sous l’apparence laide
Chercher la qualité masquée par le défaut
Préférer le bienfait au blâme de la faute

Heureux celui qui sait en suivant ce penchant
Plutôt que fustiger le mauvais le méchant
Rendre justice aux bons à ceux qui portent chance
En élevant notre âme à leur niveau pourvu
Que nous en ayons une en vrai pas en gravure

Je m’exhorte moi-même en cette plaidoirie
Mieux vaut l’admiration qui laisse le mépris
S’égarer dans le fond des erreurs des méprises
Pour devenir meilleur il est sûr qu’il vaut mieux
Renoncer au plaisir des fiertés dédaigneuses

Pour se plaire au bonheur et non pas au chagrin
Prendre  part à la joie qui rend l’autre serein
Plutôt qu’à la douleur la colère ou la crainte
En ce monde brutal redire que les doux
Posséderont le ciel et la terre sans doute

La haine, y compris celle que l’on ressent contre le mal, « ne saurait être si petite qu’elle ne nuise ; et elle n’est jamais sans tristesse. Je dis qu’elle ne saurait être trop petite, à cause que nous ne sommes incités par la haine du mal que nous ne le puissions être encore mieux par l’amour du bien auquel il est contraire… » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 140).
« Dans les rencontres de la vie, où nous ne pouvons éviter le hasard d’être trompés, nous faisons toujours beaucoup mieux de pencher vers les passions qui tendent au bien que vers celles qui regardent le mal, encore que ce ne soit que pour l’éviter » (Les Passions de l’âme, article 142).

 

L’envie et la pitié

Mieux vaut bien sûr la pitié que l’envie
Qui peut aller très loin dans les sévices
L’envie tantôt belliqueuse ou servile
Que l’on verra se réjouir volontiers
Du mal d’autrui sans faire de quartier

Souvent cachée bien qu’elle se devine
Face au bonheur elle est l’inimitié
De la tristesse au fond de l’âme avide
On ne saurait là non plus l’amnistier
Mieux vaut bien sûr la pitié que l’envie

Les cœurs humains partagent cet avis
La compassion les flatte et les chavire
Mais le penseur au caractère entier
Reste distant quant à moi je m’avise
Qu’on aime mieux faire envie que pitié


 « Lorsqu’un bien ou un mal nous est représenté comme appartenant à d’autres hommes, nous pouvons les en estimer dignes ou indignes; et lorsque nous les en estimons dignes, cela excite en nous la joie, en tant que c’est pour nous quelque bien de voir que les choses arrivent comme elles doivent. Il y a seulement cette différence que la joie qui vient du bien est sérieuse, au lieu que celle qui vient du mal est accompagnée de rire et de moquerie. Mais si nous les en estimons indignes, le bien excite l’envie, et le mal la pitié, qui sont des espèces de tristesse… » (Descartes, Les passions de l’âme, art. 61 et 62).
« Ceux qui se sentent faibles et sujets aux adversités de la fortune semblent être plus enclins à cette passion que les autres, à cause qu’ils se représentant le mal d’autrui comme leur pouvant arriver ; et ainsi ils sont émus à la pitié plutôt par l’amour qu’ils se portent à eux-mêmes que par celle qu’ils ont pour les autres » (Les Passions de l’âme, article 186).

 

L’orgueil et l’humilité

Sur son visage un homme plein d’orgueil
Montre la joie de s’être trouvé mieux
Qu’un tabouret son trône est un fauteuil
Environné d’un murmure élogieux

Triste au contraire on la croirait en deuil
L’humilité marche en baissant les yeux
D’un air contrit d’un air qui se recueille
Mais sa vertu ne lui vient pas des cieux

L’un se voit grand l’autre se mésestime
Recto verso l’épaisseur d’une feuille
Nous fait passer de l’humble à l’orgueilleux

Ils ont tous deux le même manque intime
De l’un à l’autre il n’y a pas de seuil
La clairvoyance est absente au milieu

Descartes, Les Passions de l’âme:
« art. 155. En quoi consiste l’humilité vertueuse.
… L’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d’autres, est cause que nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user. »
« Art. 159. De l’humilité vicieuse.
… Elle consiste principalement en ce qu’on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si on n’avait pas l’usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu’on se repentira par après; puis aussi en ce qu’on croit ne pouvoir subsister par soi-même ni se passer de plusieurs choses dont l’acquisition dépend d’autrui. Ainsi elle est directement opposée à la générosité ; … au lieu que ceux qui ont l’esprit fort et généreux ne changent point d’humeur pour les prospérités ou adversités qui leur arrivent, ceux qui l’ont faible et abject ne sont conduits que par la fortune, et la prospérité ne les enfle pas moins que l’adversité les rend humbles. Même on voit souvent qu’ils s’abaissent honteusement auprès de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, et qu’au même temps ils s’élèvent insolemment au-dessus de ceux desquels ils n’espèrent ni ne craignent aucune chose.»
«.…Le vice vient ordinairement de l’ignorance, et …ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont les plus sujets à s’enorgueillir et à s’humilier plus qu’ils ne doivent » (Les Passions de l’âme, art.160).

La dénatalité en Europe: démographie et conflits. Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

La croissance impressionnante de la population mondiale suscite des discours généraux souvent déconnectés des problèmes économiques et géostratégiques précis qui se posent à notre continent.

Quand la démographie est évoquée, c’est en général dans l’idée qu’il faudrait limiter l’augmentation de la population, alors qu’en réalité, en Europe, il faudrait au contraire réfléchir sérieusement aux conséquences de sa diminution.

La mauvaise compréhension de cette situation n’est pas seulement due à de la myopie intellectuelle, elle résulte aussi d’une myopie affective. Dans le conformisme actuel, une partie au moins des Européens (y compris en France) considèrent les questions de natalité comme politiquement incorrectes.

Ce sujet commence néanmoins à susciter des réactions plus raisonnables, en ce qui concerne la place de l’Europe dans le monde, et la place de chaque pays en Europe.

 

Paul Krugman, prix Nobel d’économie, a  publié sur son blog du New York Times le 29 août 2013 un petit texte intitulé « La Gloire à venir » (« The Gloire to come », gloire en français dans le texte), où il attire l’attention sur un point qui, dit-il, n’est presque jamais mentionné, celui de la natalité en Europe:

« Au milieu du siècle, si nous supposons que les nations européennes les plus importantes auront un niveau semblable de PIB par habitant, ce qui semble raisonnable, alors c’est la France, et non l’Allemagne, qui aura la plus grande économie européenne… » Il mentionne à l’appui de son raisonnement les projections de population d’Eurostat jusqu’en 2060, d’après lesquelles la population française pourrait égaler la population allemande en 2045 et la dépasser à partir de cette date. Et de conclure en exprimant sa surprise qu’on ne prête pas davantage d’attention à la question démographique.

Il est revenu sur ce sujet dans son blog du 17 septembre 2013 en se fondant  sur des graphiques de l’OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Economiques, qui fait partie de la Fondation Nationale des Sciences Politiques)

Et le 25 septembre 2013 lors d’une cérémonie à Düsseldorf, le président de la banque centrale allemande Jens Weidmann a fait de la démographie la menace principale pour l’économie allemande.

 

Croissance économique et croissance démographique vont-elles de pair ? Malthus pensait le contraire, en considérant que la croissance démographique dilue la richesse. Mais, mis à part, peut-être, certains économistes allemands voyant dans la baisse de la population un moyen d’augmenter le PIB par habitant, la plupart des économistes aujourd’hui jugent fausses les idées de Malthus, en montrant que jusqu’ici, la croissance de la population a augmenté à la fois la demande intérieure et la capacité productive.

 

La démographie européenne par rapport au reste du monde

 

En 1950, l’Europe, y compris la Russie mais hormis la Turquie, représentait environ 22 % de la population mondiale (environ 550 millions d’habitants sur un total de 2,5 milliards). Soixante ans après, elle en représentait un pourcentage moitié moindre (environ 740 millions d’habitants sur un total de presque 7 milliards).

Au 1er janvier 2012 (source Eurostat), la population de l’Union européenne à 27 pays était de 504 millions d’habitants, derrière la Chine (1347 millions), et l’Inde (1210 millions), mais devant les Etats-Unis (315 millions).

 

L’Union européenne connaît une grave crise démographique. Le taux de fécondité y est inférieur au seuil de remplacement des générations depuis longtemps. Il est aujourd’hui de moins de 1,6 enfant par femme en moyenne, trop éloigné de l’équilibre pour être viable à long terme. Cette situation peut paraître suicidaire dans un monde où la population des autres continents continue à croître fortement.

 

Peut-on croire que la solution se trouve dans l’immigration? Des pays qui étaient naguère des terres d’émigration, comme l’Italie, ou plus anciennement l’Allemagne, semblent devenir des pays d’accueil. Cela dit, il y a quelque chose d’incongru dans l’idée d’envisager, comme on le fait actuellement, un flux migratoire important, notamment en provenance des pays en crise du sud de l’Europe assez faiblement peuplés (moins de 100 habitants/km2) tels que l’Espagne, la Grèce, le Portugal, vers les pays surpeuplés du nord de l’Europe (plus de 200 habitants/km2), tels que l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, le record étant détenu par les Pays-Bas où vivent 447 habitants au km2 (voir pour ces chiffres le site insee.fr: population, superficie et densité des principaux pays du monde en 2011).

Comme on le constate aujourd’hui dans plusieurs Etats européens, l’arrivée d’étrangers, lorsqu’ils sont en grand nombre, notamment dans un contexte de crise économique, est fatalement une source de conflits entre allochtones et autochtones, dont les cultures sont de plus en plus différentes à mesure que les arrivants  viennent de plus loin.

De toute manière, même dans une situation économique moins crispée, l’immigration demeurera insuffisante dès lors que les femmes étrangères adoptent le modèle de basse fécondité des femmes du pays d’accueil (1,7 enfant par femme pour les femmes turques en Allemagne, par exemple).

D’après l’ONU, la contribution des migrations pourrait aussi faiblir du fait du ralentissement général des migrations internationales dues à la hausse des revenus dans les pays d’origine. Cela dit, les guerres dans ces pays sont une cause de migrations autant et plus que la pauvreté.

 

Les différentes évolutions démographiques en Europe

 

Au tout début du 21e siècle, l’Allemagne est l’Etat le plus peuplé de l’Union européenne devant la France. Mais la population allemande diminue à cause de ses très faibles taux de natalité (huit naissances pour mille habitants, le taux le plus faible du monde) et de fécondité (environ 1,4 enfant par femme, comme du reste en Espagne et en Italie).

Il apparaît que le déclin démographique de l’Allemagne est encore plus accentué que prévu, d’après les résultats, publiés en mai 2013, du premier recensement effectué depuis la réunification de l’Allemagne en 1990. Le nombre d’habitants au 9 mai 2011 y est de 80,2 millions, alors qu’il était évalué à 81,7 millions. En particulier, les chiffres du recensement montrent que l’Allemagne compte 6,2 millions de ressortissants étrangers (7,7 % de la population), soit 1,1 million de moins que les estimations.

Au-delà de la situation actuelle, l’Allemagne ne dispose probablement pas d’un réservoir important de main-d’œuvre externe, car elle a peu de liens historiques avec les principaux foyers d’émigration extra-européens, à l’exception peut-être de la Turquie. Certes, elle semble compter sur l’afflux d’Européens résidant dans les pays européens en crise, principalement ceux du sud et de l’est, mais les obstacles à cette mobilité sont nombreux (langue, climat, coutumes…)

 

Dans l’ensemble européen, à la différence de l’Allemagne, la France fait désormais partie, avec le Royaume-Uni, l’Irlande et la Suède, du petit groupe de pays qui atteignent le taux assurant le renouvellement des générations (deux enfants par femme) ou qui en sont proches. Notre pays revient de loin, comme le montre l’évolution de sa population depuis le début du 19e siècle.

Jusque vers 1800, La France comptait la troisième population mondiale derrière la Chine et l’Inde, et elle était le pays le plus peuplé d’Europe, Russie comprise. Dans la première moitié du 19e siècle, elle était encore en quatrième position mondiale derrière la Chine, l’Inde, et la Russie.

Pour s’en tenir aux comparaisons européennes, la France a été, en nombre d’habitants (s’agissant de la France métropolitaine) :

–          troisième derrière la Russie et l’Allemagne entre 1866 et 1911 ;

–          quatrième derrière la Russie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne entre 1911 et 1931 ;

–          cinquième derrière la Russie, l’Allemagne la Grande-Bretagne et l’Italie, entre 1931 et 1991 ;

–          quatrième derrière la Russie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, entre 1991 et 2000.

Depuis 2000, elle est à nouveau en troisième position derrière la Russie et l’Allemagne.

 

De 1850 à 1939, elle est passée de 36,5 à 41,5 millions d’habitants, une quasi-stagnation très éloignée du doublement de la population allemande au cours de la même période.  Puis le rapport des populations respectives est devenu nettement moins déséquilibré qu’à l’époque des deux guerres mondiales du 20e siècle. La population française, qui s’est élevée en 2012 à 65 millions d’habitants dont 63 millions en métropole (115 habitants/km2, la moitié de la densité allemande) représente aujourd’hui 80 % de la population allemande, contre 60 % à la veille de la seconde guerre mondiale dans les limites géographiques de 1937 (41,5 millions d’habitants contre 70 millions en 1937-1939).

 

La démographie et les comptes intérieurs

 

Les trajectoires démographiques ont des conséquences majeures sur les capacités productives, les marchés du travail, les comptes publics (niveaux des dépenses et recettes, « soutenabilité » des dettes…)

Pour prendre à nouveau l’exemple de l’Allemagne et de la France, la divergence démographique entre les deux pays nécessite la mise en œuvre de politiques publiques différentes de part et d’autre, en dépit du souhait politique d’une plus grande coordination.

Les conséquences de cette divergence sont lourdes en termes de croissance potentielle à moyen-long terme. Comme pour la population, la hiérarchie des PIB français et allemand pourrait s’inverser aux alentours de 2040.

 

En ce qui concerne les effets économiques de la natalité sur la population des jeunes, la France et le Royaume-Uni doivent dépenser (en congés de maternité, soutien aux familles, éducation…) autour de trois points de PIB de plus que l’Allemagne, d’après l’économiste Philippe Eskenazy, directeur de recherche au CNRS (voir notamment son article dans le journal Le Monde du 12 avril 2011). Structurellement, les économies britannique et française sont donc plus dépensières, mais les générations futures qui rembourseront la dette seront aussi plus nombreuses, si bien qu’à niveau identique du ratio dette/PIB en 2012, la dette publique française est plus soutenable à long terme que la dette publique allemande.

En France, il se dit que les « générations futures » françaises sont déjà trop endettées. Mais les Français qui composeront en 2040 le cœur des actifs chargés du remboursement de la dette présente sont les jeunes âgés de 0 à 25 ans aujourd’hui. Il faut apprécier l’endettement actuel par rapport à cette population. A la fin de 2010, toujours d’après Philippe Eskenazy, la dette par jeune de 0 à 25 ans était plus élevée en Allemagne qu’en France.

 

Les contextes démographiques expliquent logiquement que les perspectives des dépenses sociales liées à l’âge soient plus préoccupantes en Allemagne qu’en France. Le vieillissement alourdit les coûts de la sécurité sociale et de l’assurance-maladie.

Actuellement, 15,7 % de la population en Allemagne a moins de 18 ans contre 22,1 % en France. L’Allemagne compte 21,2 % de personnes de plus de 65 ans quand la France n’en compte que 17,7 %. Les plus de 65 ans en Allemagne sont désormais bien plus nombreux que les mineurs.

D’après les travaux de la Commission européenne, la part des dépenses de retraite dans le PIB passerait en France, entre 2010 et 2060, de 14,6 à 15,1 %, soit une hausse de + 0,5 point, alors qu’elle augmenterait de 2,6 points en Allemagne passant de 10,8 à 13,4 % du PIB (bien que ce pays ait prévu un report à 67 ans de l’âge de la retraite).

 

Sur les marchés du travail, le déclin démographique allemand contribue à modérer le taux de chômage. Mais dans un avenir proche, l’Allemagne va buter sur la difficulté d’accroître davantage ses taux d’activité. Sa politique familiale comprend aujourd’hui des dispositions, comme le congé parental, qui visent à inciter au travail féminin par une meilleure conciliation avec la vie de famille, mais les taux d’activité féminins sont déjà élevés, et la question est plutôt celle de l’augmentation de la fécondité que de l’offre de travail. La France qui part d’un taux d’activité plus faible, surtout à cause des « seniors » qui sortent du marché du travail nettement plus tôt qu’en Allemagne, dispose de réserves de hausse plus importantes. Depuis quelques années, du fait de la disparition des préretraites et de l’allongement des durées de travail requises pour obtenir une retraite à taux plein (quel que soit le jugement que l’on porte sur cette évolution), le taux d’emploi des « seniors » français augmente nettement.

Dans le même temps l’emploi de cette catégorie de population progresse également en Allemagne, mais à l’avenir, selon les projections de la Commission européenne, le taux d’activité allemand progresserait moins que le taux français. Celui-ci, à l’horizon de 2060, serait encore un peu inférieur au taux allemand (74,7 %  contre 78,9 %).

 

La démographie et les comptes extérieurs

 

Certains dirigeants allemands disent clairement que, face au vieillissement de la population, il est souhaitable de réaliser les excédents les plus élevés possibles pour épargner en accumulant des créances sur l’extérieur.

La situation allemande n’est pas sans ressemblance avec la situation chinoise caractérisée par un vieillissement inquiétant pouvant expliquer la recherche  d’excédents commerciaux très importants comme moyen d’épargne pour y faire face. Mais, pour les raisons exposées ci-dessous, il n’est pas bon de chercher à réaliser les excédents les plus élevés possibles.

 

La production privilégiée par l’Allemagne pour réaliser ces excédents est traditionnellement la production manufacturière. Ce pays garde aujourd’hui une industrie importante, notamment dans les secteurs de l’automobile et des machines-outils, dans un monde où, après être passée de l’agriculture à l’industrie, l’économie des pays avancés évolue de manière générale, et probablement inéluctable, de l’industrie vers les services.

 

Les excédents extérieurs, qui semblent être pour un pays un facteur de liberté, peuvent devenir une dépendance contraignante, comme on le voit dans le cas de l’Allemagne, qu’on pourrait croire en position de force, mais qui est en réalité très dépendante de ses partenaires économiques. Les plus proches, bien que fragilisés par les déficits, offrent des débouchés beaucoup plus larges que le marché intérieur allemand. La zone euro compte 250 millions d’habitants hors Allemagne, dont 130 millions dans les pays du sud (l’Italie, l’Espagne, le Portugal, et la Grèce). C’est un marché considérable et indispensable dans le cadre européen. Hors d’Europe, pour assurer sa balance commerciale, l’Allemagne semble amenée, notamment vis-à-vis de la Chine, à infléchir sa politique économique extérieure, comme on l’a vu dans l’affaire des panneaux solaires photovoltaïques, dans laquelle elle a préféré céder face à des pratiques chinoises anti-concurrentielles plutôt que de s’exposer à des mesures de rétorsion susceptibles de pénaliser son industrie automobile.

 

Il faut aussi s’interroger sur la rentabilité et la « soutenabilité » des investissements ou placements que permettent les excédents extérieurs. Il ne suffit pas de réaliser des excédents, encore faut-il que les montants correspondants soient investis ou placés dans des conditions telles que cette épargne puisse être sauvegardée. Or, la crise depuis 2008 a rendu peu sûrs beaucoup d’investissements ou placements extérieurs. L’excédent de l’Allemagne a surtout financé l’excès d’endettement et la bulle immobilière des pays du sud de la zone euro.

 

De plus, dans un espace économique commun, où les  interactions entre les différentes économies se sont intensifiées, la recherche par chacun des excédents les plus élevés possibles se heurte à une impossibilité, les excédents des uns étant les déficits des autres, alors même que les pays en déficit sont censés être des clients toujours plus accueillants pour les exportations des pays en excédent.

La « vertu » rejoint la logique économique, car la politique de l’excédent commercial maximum ne répond pas à l’impératif de la célèbre formule kantienne: « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ».

Il n’est pas vertueux non plus de vouloir gagner des parts de marché sur les autres par des mesures internes de « compétitivité » (austérité, diminution des coûts…) auxquelles chaque pays est tenté de riposter par des mesures équivalentes dans une course à la baisse. Les économistes – notamment Patrick Artus dans une note du 6 juillet 2012 (Flash Economie de Natixis n° 476) – ont noté que l’excédent chronique de la balance courante de l’Allemagne résulte, pour une part importante, du fait que le partage des revenus depuis 2008 a été très défavorable aux salariés allemands, et que les entreprises ont peu investi leurs profits en Allemagne. La situation de la zone euro aurait été meilleure si ce pays avait eu des excédents extérieurs plus faibles depuis 2002-2003, ce qui aurait pu être le résultat d’un partage des revenus plus favorable aux salariés, ayant pour conséquence un moindre excès d’endettement dans le sud de la zone euro, et une croissance plus forte en Allemagne.

 

Fragilité des acquis démographiques

 

Les politiques et les médias font de la démographie un usage trompeur. En particulier, en focalisant l’attention de manière répétée sur l’espérance de vie et sur la question des retraites, ils donnent une large publicité à des calculs présentant comme connue à l’avance la situation telle qu’elle pourrait se présenter dans des dizaines d’années. Ils s’imaginent pouvoir formuler des prévisions fiables sur la durée de la vie humaine, et tendent à persuader les citoyens que la démographie est du domaine du certain, sinon de l’immuable, sur une très longue période. De sorte que beaucoup croient que l’on peut prendre des mesures touchant à la démographie sans risquer de remettre en cause ce qui a été acquis.

 

Certes, on peut faire l’hypothèse que les individus, à partir de leur naissance, ont toutes les chances d’avoir un avenir démographique prévisible, c’est-à-dire notamment une espérance de vie s’inscrivant dans la ligne de l’évolution antérieure. Mais ce n’est qu’une hypothèse, parfois contredite, comme en témoigne l’exemple la population russe. Surtout, rien, absolument rien, ne garantit, en France par exemple, la pérennité de taux satisfaisants de fécondité et de natalité, qui peuvent connaître des retournements brutaux. Ainsi, l’Allemagne a connu un « baby boom » qui a culminé dans les années 1960, avant de connaître la dénatalité que l’on observe aujourd’hui. L’ancienne Allemagne de l’Est avait une natalité et une fécondité relativement élevées, mais la réunification y a entraîné un effondrement démographique, avec une convergence, au milieu des années 2000, vers les taux excessivement bas de l’Ouest. Autre exemple, celui de l’Espagne. En 1970, l’indicateur conjoncturel de fécondité dans ce pays était de 2,9 enfants par femme, le plus élevé de l’Europe occidentale après l’Irlande. Aujourd’hui, il n’est pas plus élevé que celui de l’Allemagne. Face à ces chiffres, on aurait tort d’évacuer la question en attribuant ces effondrements démographiques à la situation particulière de l’Allemagne de l’est et de l’Espagne soudain déstabilisées par la disparition de leurs régimes autoritaires.

 

Beaucoup de commentateurs et de décideurs réagissent comme si les tendances démographiques étaient désormais des données constantes, d’où l’idée fausse que l’on peut se passer aisément des mesures d’incitation qui ont été prises dans le passé, par exemple en ce qui concerne les politiques familiales. Si la France a actuellement une situation démographique privilégiée par rapport à ses voisins, il ne faut pas oublier la situation catastrophique qui a été la sienne sous la Troisième République, et qui n’a même pas encore été compensée après soixante ans de politique volontariste voulue avant et après la guerre de 1939-1945 par la majorité issue du Front populaire, le Conseil national de la résistance et le général de Gaulle. Si la France est dans une situation à peu près normale, du moins pour l’instant, elle aurait tort de prendre des mesures risquées sous prétexte qu’il ne faut pas succomber au « natalisme ». Elle aurait tort de tirer argument d’une relative bonne santé démographique pour se croire tirée d’affaire. Il est véritablement urgent de se préoccuper de la situation de nos voisins, en incluant notre pays dans cette préocupation, afin de ne pas avoir à citer d’ici quelque temps, à propos de l’ensemble européen dont notre pays fait partie, l’exclamation de Géronte dans Les Fourberies de Scapin : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »

 

L’histoire nous apprend que les déséquilibres démographiques entre les différents pays européens d’une part, entre l’Europe et le reste du monde d’autre part, ont été des causes majeures de conflits et de guerres. Si la France s’était davantage souciée de sa démographie dès le 19e siècle, les guerres franco-allemandes qui ont dévasté l’Europe au 20e siècle ne se seraient sans doute pas produites, car une population moins faible aurait fait réfléchir davantage les partisans de la force.

 

Face à ce genre de préoccupations, on trouvera toujours de bonnes âmes, sinon de bons esprits, pour compter sur la bonté nouvelle de la nature humaine, en se persuadant de la conversion récente de l’humanité à la douceur. Certes, nous dit-on, l’âme humaine a été capable de noirceur dans le passé, mais elle s’améliore – ce qui est aussi une façon pour ceux qui tiennent ce discours de se croire meilleurs que les humains des générations précédentes. Ce sentiment de supériorité est une illusion, comme le montrent toutes les guerres récentes et actuelles un peu partout dans le monde. De même qu’à l’intérieur des démocraties, ce n’est pas, contrairement à ce que beaucoup pensent, l’hypothétique bonté des gouvernants qui garantit le fonctionnement des institutions, mais principalement l’équilibre des pouvoirs, de même entre les Etats, ce n’est pas la gentillesse des uns envers les autres qui évite les empiètements et les coups de force, mais la limitation de la puissance par la puissance, dont l’équilibre démographique est un élément majeur.

 

Face contre terre, de Piero Chiara: récits sur la Sicile, traduction et préface d’Henri Lewi. Par Maryvonne Lemaire

Face contre terre, récits de Piero Chiara, ouvrage traduit de l’italien, préfacé et annoté par Henri Lewi, juin 2013, éditions Pierre Guillaume de Roux.

Récits sur la Sicile  ou sur l’enfance ?

Le récit intitulé Face contre terre, qui donne son nom au recueil, est l’un des premiers textes en prose de Piero Chiara, écrit en 1961, au retour d’un voyage en Sicile, et publié deux ans après la mort de son père en 1965. Chiara, poète et romancier, est assez peu connu en France malgré son succès en Italie. Il était l’ami d’un autre romancier d’origine sicilienne, Leonardo Sciascia.

Face contre terre, c’est aussi  le second livre de Chiara traduit en français par Henri Lewi,  le premier étant Le Préteur de Cuvio aux éditions du Rocher en 2008. La traduction sait rendre avec naturel  la langue de Chiara, y compris les tournures un peu familières, les plus difficiles à traduire.

« Je n’aurais plus dû revenir en Sicile », telle est la première phrase du récit Face contre terre, les autres histoires du recueil tournant toutes autour de la figure paternelle. De fait ce n’est pas le récit de voyage en dix chapitres qui fait l’intérêt du texte, même si la construction  en est très bien rythmée: cinq chapitres d’approche dans l’espace et dans le temps, trois chapitres d’immersion au coeur du village  familial, enfin deux chapitres où le héros-narrateur prend de la distance avant de s’enfuir. Ce n’est pas non plus l’hommage rendu au père, seul personnage à sceller par son prénom, Eugenio, le fameux pacte autobiographique. Le nom des villages est inventé. Quant au narrateur, il apparaît seulement comme le fils d’Eugenio. Son portrait physique nous est suggéré dans la description d’une ancienne photo.  L’intérêt du récit serait plutôt dans le retour sur une Sicile intérieure, celle du romancier, et l’acte de rupture qui s’en suit.

Pourquoi revenir sur les lieux de son enfance ?  Surtout quand il s’agit à proprement parler de l’enfance du père. Le père a quitté l’île jeune, avant de se marier dans le Nord avec une Lombarde. Le narrateur, dans son enfance et son  adolescence, a accompagné son père qui retournait chaque été en Sicile. La mère n’a jamais aimé ces voyages: ils lui faisaient peur.

Son père ne veut pas qu’il fasse ce  nouveau voyage, un voyage sans  lui. Lui-même n’est pas retourné en Sicile depuis plus de trente ans. Il avait quitté l’île faisant en sorte que la génération suivante puisse rompre avec les questions d’exil, d’assimilation. D’autres avaient préféré rester. Certains d’entre eux résistent aux changements: son cousin l’archiprêtre, Don Lorenzo, dans son  éternelle odeur d’amidon, de café, d’encens. Pasquale Caccamo et son neveu, eux, sont devenus fous. Quant au cousin préféré du narrateur, Biagio, il pense avoir trouvé  une libération dans l’engagement politique.

Comment répondre au choix et aux certitudes de Biagio ? « Quels mots je trouverais pour dire des choses qui n’étaient pas claires même pour moi ». En un sens, le recueil est la réponse du narrateur.

 Il faut lire la préface éclairante d’Henri Lewi.  Contestant une interprétation du roman faite par  Sciascia, il pense que l’appel  des origines paternelles présent dans l’accent du père, dans les histoires qu’il racontait à l’enfant, est plus profond et plus fort que l’effroi ressenti lors des retrouvailles avec  le village et la nombreuse famille. C’est à cette occasion que Don Lorenzo profère à l’adresse de Biagio une énigmatique prophétie biblique : « Mais moi je vivrai cent ans, et je vous verrai tomber tous autant que vous êtes face contre terre ». Comme la malle paternelle remplie de souvenirs, la prose poétique de Piero Chiara rend compte avec force de cet univers villageois rempli d’odeurs d’âne, de mulet, de fumier,  rempli  aussi de la saveur des offrandes traditionnelles: miel, pecorino, huile, amandes,  rempli de noms aux sonorités de litanie, ceux des douze enfants de Giuseppe, ou bien de contes cruels,  l’histoire du chapelier cocu par exemple. La force de l’évocation littéraire permet une re-création poétique très prenante du monde des origines paternelles. La tentation est grande de rester alors « face contre terre ».

Mais la figure paternelle, elle, est loin d’être complice de cette sidération. Le père a éloigné l’enfant des jupes de sa mère en l’entraînant dans ses voyages pleins d’aventures vers la Sicile, l’introduisant au désir « comme en une navigation paisible ». Ce père qui a toujours cherché à « embobiner » la mort,  renvoie sans hésiter son fils vers les vivants lorsque celui-ci se mêle, en rêve, au flot des morts qui l’implorent pour aller au paradis, dans la dernière nouvelle du recueil, Un Rêve.

Le jugement de Sciascia est sûrement trop catégorique: «  En Sicile (…) Piero  Chiara ne s’est en rien reconnu ni retrouvé, il n’a éprouvé ni souffle ancestral ni bouffées de consanguinité. Et il a noyé ses souvenirs sans remords ni regrets ». Le héros-narrateur désire en effet rebrousser chemin dès  son arrivée sur l’île; au bout de deux ou trois jours, il a vite fait de quitter la Sicile de la pauvreté, de l’ignorance et de la mafia, sans pour autant apprécier la Sicile moderne du tourisme. S’agit-il d’une désillusion sur la Sicile ou bien du regret de la magie évanouie de l’enfance: «  l’idée que je m’étais faite de ces lieux et de ces gens avait malheureusement cédé la place aux images qui m’accompagnaient encore ».

L’œuvre a été publiée peu après la mort du père, en 1965.  On peut penser avec le narrateur que ce voyage de trop vers la Sicile familiale oblige l’écrivain à  «poser pour toujours une pierre sur les années qui ne (lui) ressemblent plus ». Il a voulu retrouver son enfance. Elle est enfuie.Comme son père est mort. La poésie du récit est cette pierre posée sur les années qui ne lui ressemblent plus.

Ce récit nous parle. Il s’agit moins d’un retour vers le pays des origines que d’un retour vers l’enfance. Ce retour est à la fois retrouvailles et fuite. Il s’agit de sortir de l’enfance en affrontant la réalité du pays d’origine. Enracinement et déracinement, deux expériences menant à une libération différente de celle de Biagio.

Maryvonne Lemaire

Billet: le retour des saisons et la vie sans retour

 

 

 

Lorsqu’au printemps l’optimisme chantonne

Le cœur nouveau bat sans monotonie

Croit en un feu qui ne crée pas de cendre

Et son aurore est plus rose que sang

 

Lorsqu’en été le bref déluge étonne

Par sa vigueur dans l’orage tonnant

Surgit l’éclair faisant parler la poudre

On sent la foudre accélérer le pouls

 

Puis la saison des nuages d’automne

Etend parfois des voiles cotonneux

Mais forme aussi de puissantes escadres

Où le gris noir se teint de bleu muscat

 

Ce ne sont pas des nuées autochtones

Quelle énergie pourrait les cantonner

Comme exhalées par le souffle d’une hydre

Hors de la mer dans un cycle infini

 

Porteuses d’eau par vagues qui moutonnent

Il y a mieux pour emplir les tonneaux

C’est la vendange où loin de se morfondre

On oubliera que les jours se défont

 

S’en vient l’hiver dans la nature atone

Que la verdure aux beaux jours festonnait

La brume pâle et le froid semblent feindre

Une extinction mais ce n’est pas la fin

 

 

***

 

Ce poème est fondé en partie sur des mots qui riment avec automne, mais permettent d’évoquer aussi d’autres saisons. Les poètes du 19e siècle associent fréquemment à l’automne l’adjectif monotone dans lequel, phoniquement, le nom de cette saison se trouve inclus:

 

Victor Hugo dans « Oceano nox » (Les Rayons et les ombres) :

 

Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre

Dans l’étroit cimetière où l’écho nous répond,

Pas même un saule vert qui s’effeuille à l’automne,

Pas même la chanson naïve et monotone

Que chante un mendiant à l’angle d’un vieux pont !

 

Baudelaire dans « Chant d’automne » I (Les Fleurs du mal):

 

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !

J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres

Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,

Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.

Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !

Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

 

Verlaine dans «Nevermore » (Poèmes saturniens) :

 

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne
Faisait voler la grive à travers l’air atone,

Et le soleil dardait un rayon monotone

Sur le bois jaunissant où la bise détone.

 

Verlaine dans « Chanson d’automne » (Poèmes saturniens) :

 

Les sanglots longs
Des violons

De l’automne

Blessent mon cœur

D’une langueur

Monotone.

 

Verlaine encore dans « Le son du cor s’afflige vers les bois » (Sagesse) :

 

Et l’air a l’air d’être un soupir d’automne,
Tant il fait doux par ce soir monotone

Où se dorlote un paysage lent.

 

Heredia dans « Tranquillus » (Les Trophées) :

 

C’est dans ce doux pays qu’a vécu Suétone ;
Et de l’humble villa voisine de Tibur,

Parmi la vigne, il reste encore un pan de mur,

Un arceau ruiné que le pampre festonne.

 

C’est là qu’il se plaisait à venir, chaque automne,
Loin de Rome, aux rayons des derniers ciels d’azur,

Vendanger ses ormeaux qu’alourdit le cep mûr.

Là sa vie a coulé tranquille et monotone.

 

Au-delà de son apparence métaphorique, le parallèle entre les saisons de la nature et celles de la vie humaine fait réfléchir à deux sortes de temps: celui de l’écoulement linéaire et celui de l’éternel retour.

Le temps cyclique des saisons a inspiré des méditations religieuses probablement très anciennes. On peut se demander si un thème tel que celui de la résurrection aurait pu apparaître et se développer dans des régions du globe dépourvues de saisons bien marquées. Il est banal de noter que, dans le christianisme, la naissance du Christ est placée au moment où les jours recommencent à s’allonger, et sa résurrection au moment où la végétation revit, tandis que la Toussaint et le jour des morts se trouvent au milieu de l’automne.

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire