La Renaissance et le rêve au Musée du Luxembourg. Présentation par Annie Birga

 

LA RENAISSANCE ET LE REVE

Musée du Luxembourg  9 octobre 2013-26 janvier 2014

 

Précisons d’emblée que cette exposition a pris naissance au Palais Pitti,  qu’elle est le fruit d’une collaboration franco-italienne et  que sa matrice originelle est déterminante, même si les commissaires ont élargi leurs recherches aux écoles nordiques. En effet la Renaissance italienne, tout en se développant dans les cours des principales cités de la péninsule, connaît son acmé dans la capitale des Médicis, où, encouragées par la politique des Princes, les Académies enseignent le néoplatonisme de Marsile Ficin et de Poliziano, et se référent à l’Umanesimo, apparu dès le Moyen-Age avec Dante et Giotto. L’exposition  « Le Printemps de la Renaissance » qui se tient concurremment à celle-ci au Musée du Louvre, vient enrichir nos vues sur cette période passionnante pour ses recherches et foisonnante en chefs-d’oeuvre.

A travers les salles plongées dans la pénombre et quelque peu labyrinthiques, nous sommes conduits de la nuit à l’aurore et invités à partager rêves, visions et cauchemars . Nous y serons parfois aidés par nos connaissances littéraires, mythologiques ou religieuses,  parfois aussi, les clefs étant multiples, nous devrons en demeurer à l’image . Mais que de  variété dans les oeuvres exposées et que de liens subtils entre elles ! Nous y trouverons grand plaisir.

La sculpture de Michel-Ange, la Nuit, a eu une forte prégnance sur l’imaginaire de son époque. Sculptures de taille réduite, dessins, tableaux reprennent la pose mélancolique de l’allégorie, accompagnée de ses attributs, chouette et masques. Mais il s’opère comme un transfert d’image que l’on perçoit dans le tableau de Michele di Ridolfo del Ghirlandaio, peint à la manière de Bronzino,  où la statue est devenue une  femme environnée de fleurs et de  guirlandes, accompagnée d’un putto (Cupidon ?) qui allume une torche.  Et, plutôt que le rêve, le peintre suggère le désir que peut provoquer la nudité abandonnée au sommeil dans un décor champêtre, toiles de Paris Bordone et du Corrège. Même désir  de Diane pour Endymion endormi dans la nuit, chez Garofalo, peignant pour le duc Ercole 1er d’Este à Ferrare un tableau luministe et délicat.

 Mais le rêve s’introduit dans le sommeil qui est appelé « vacatio animae », vacance de l’âme, par Marsile Ficin, reprenant Platon. Il est figuré dans le ciel, ou dans une  portion d’espace voisine  de l’endormi(e), ou dans une mandorle , ou une fenêtre. Il peut reprendre des épisodes littéraires, vision  prophétique d’Enée, rêve de Pâris. Il peut être lubrique, mais rarement. Il peut être teinté de malice; Lotto peint une Chasteté, entourée de satyre et satyresse, ou encore un Apollon endormi sur le Parnasse, près de qui les Muses ont déposé leurs vêtements, tandis qu’elles dansent nues et effrénées.Tableaux d’une rare poésie.

Dans ces siècles de piété forte, les visions religieuses tiennent une grande place. Depuis les prédelles, siennoises et florentines du Quattrocento,  qui montrent des apparitions de Saints, jusqu’au Maniérisme, Bronzino, dans son style d’une élégance froide, peignant une Sainte Famille, recueillie devant Jésus endormi, figure du futur crucifié (suaire et pierre), Véronèse peignant une Sainte Hélène, yeux fermés, tandis que la croix apparaît dans le ciel. L’apothéose de la représentation religieuse, c’est le magnifique tableau du Greco « Le Rêve de Philippe II » ,conservé à l’Escurial. qui nous l’offre. Verticalité ascensionnelle, couleurs vives, ciel d’anges et de vision, assemblée les yeux levés vers l’au-delà. Mais menace du Léviathan qui vomit les âmes des damnés. Les récits bibliques constituent aussi une source d’inspiration. L’exposition présente quatre versions du Songe de Jacob. L’une, nordique, d’Elsheimer, qui peint un paysan voyageur reposant dans un beau paysage bleuté et lumineux et une très lointaine échelle. Les trois italiens,  Ligozzi, Cigoli et Vasari ont  un style plus cérébral. Mais ils traitent différemment l’un de l’autre le personnage, les anges , l’échelle, et la lumière.

A ces visions religieuses succèdent des images de cauchemars, venues de Jérôme Bosch et de ses imitateurs, où la cruauté le dispute à la lubricité, univers grouillant de monstres hybrides qui apparaissent entre incendies, fumées et marécages. En contraste Bosch a peint un Paradis terrestre et une  ascension des Bienheureux vers l’autre monde, sorte de tunnel où l’âme s’avance vers la lumière .

Les gravures ne sont pas oubliées et elles ont la force du dessin  qui frappe l’imagination.  Ainsi l’homme-loup est représenté dans un burin d’Agostino Veneziano. Lycaon marche, hache sur l’épaule, vers le lit de Jupiter qu’il a l’intention de tuer.  Dans une xylographie de Hans Baldung Grien, un palefrenier ensorcelé repose  sous  l’image ricanante d’une sorcière-prostituée et le cheval libre fait contraste avec l’homme prisonnier du maléfice. La gravure de Dürer « Le Songe du Docteur » n’est pas cauchemardesque. Sauf tout de même qu’un démon  actionne un soufflet dirigé contre l’oreille du docteur endormi. Une très grande femme nue se tient à ses côtés et un enfant ailé  joue avec des échasses et une sphère. On imagine le foisonnement de commentaires et hypothèses d’interprétation.

L’exposition abandonne ces mondes inquiétants et nous entraîne à Florence  du côté d’un amateur de rêveries et de rêves. François Ier de Médicis, jeune prince qui s’intéressait à l’alchimie, à la poésie, aux arts, fit construire et  orner de peintures allégoriques  le célèbre Studiolo du Palazzo Vecchio. Il désira que, lors de la célébration de son mariage avec Bianca Cappello, la fête fût nocturne et qu’y apparût un char de la  Nuit.  Alessandro Allori, peintre de la cour,  a fait le portrait de Bianca, et Francesco a souhaité que le verso reprenne le dessin célèbre de Michel Ange, « Le Rêve de la vie humaine », où un jeune homme, appuyé sur une sphère, entouré de représentations des péchés capitaux, foulant aux pieds des masques trompeurs, est éveillé par un génie ailé qui souffle  de la trompette et ainsi va le faire s’élever vers les sphères de la beauté et de la pensée.  Les  Sonnets de Michel-Ange reprennent ces idées néoplatoniciennes de l’aimé qui par le reflet de sa beauté peut mener l’amant vers la lumière divine. Nous avons dans l’exposition le manuscrit de l’un des sonnets du génie universel, dédié à son ami, Tommaso de Cavalieri.

La nuit s’achève. Surgit l’aurore. Robe  orangée au milieu des nuages sombres. C’est un tableau de Battista Dossi, peintre de Ferrare, moins connu que son frère, Dosso Dossi, et que deux  belles oeuvres nous ont permis de découvrir. Puis c’est dans une toile de Zucchi  le thème, tant repris, de Amour et Psyché qui clôt le parcours. La lumière illumine les corps harmonieux. Psyché allume la lampe,qui va éveiller le jeune dieu. Il repose dans l’attitude de la sculpture de Michel-Ange, l’ Aurore.

Annie Birga

 

 

 

Billet: ballade des putains de Paris

 

 

 

Fille de peine ou de joie mais putain

Belle escorteuse ou péripatétique

Faisant la ronde autour du libertin

Soi disant tel mais d’humeur putassière

Grand amateur de leurs corps élastiques

Il est douteux qu’elles soient jacassières

La vérité ne sera pas publique

 

Elles tiendraient le mac entre leurs mains

En dévoilant ses mœurs proxénétiques

Aucune hélas ne prendra ce chemin

Les mots rapport performance boursière

Vont prudemment rester anatomiques

Dans le déni des dessous pécuniaires

La vérité ne sera pas publique

 

Désir plaisir ne sont que baratin

La liberté prétexte pathétique

Aux transactions prestations de catins

Achats de sexe et de rondeurs fessières

Ventes de chairs aux formes pneumatiques

Traite trafics de putes sans frontières

La vérité ne sera pas publique

 

L’amour vénal est un mal vénérien

Mais on prétend qu’il peut être hygiénique

Et le client le pauvre galantin

Qui se croit mec se frotte à la misère

Du sexe usé dans ce commerce antique

Ce sont des faits dont nul ne sera fier

La vérité ne sera pas publique

 

 

Les journalistes Christophe Deloire et Christophe Dubois ont publié en 2006 aux éditions Albin Michel un livre intitulé Sexus Politicus qui a eu sans doute un certain nombre de lecteurs, mais beaucoup trop peu si l’on en juge par les péripéties qui ont agité depuis cette date la vie politique française. En particulier, on peut trouver ahurissante la campagne médiatique menée en faveur du pré-candidat DSK et les sondages obtenus par lui, alors que Sexus Politicus, même  pour un lecteur peu averti, annonçait clairement une catastrophe en cas d’élection.

Depuis cette affaire DSK, on a redécouvert la prostitution et le proxénétisme dans les hôtels, ainsi que l’hypocrisie glauque d’un  prétendu « libertinage ».

 

Il est question à présent d’une proposition de loi visant à sanctionner les clients des prostituées (sans interdire formellement la prostitution!).

Le journal Causeur (dans son numéro de novembre) et son site internet causeur.fr à partir du 30 octobre se sont « mobilisés » contre cette proposition de loi. Il a publié un manifeste des 343 « salauds » (« Touche pas à ma pute ») inspiré notamment par F. Beigbeder de Lui, et lancé une pétition, en utilisant les mots de précédentes campagnes pour l’avortement et contre le racisme. Causeur prétend que « sous couvert de protéger les femmes, c’est une guerre contre les hommes, considérés comme des délinquants sexuels en puissance, qui a été ouverte » par la proposition de loi. Il affirme : « Nous ne défendons pas la prostitution, nous défendons la liberté ».

 

Touche pas à ma pute!

Texte du « manifeste des 343 salauds »

 

« En matière de prostitution, nous sommes croyants, pratiquants ou agnostiques.

Certains d’entre nous sont allés, vont, ou iront aux « putes » – et n’en ont même pas honte.

D’autres, sans  avoir été personnellement clients (pour des raisons qui ne regardent qu’eux), n’ont jamais eu et n’auront jamais le réflexe citoyen de dénoncer ceux de leurs proches qui ont recours à l’amour tarifé.

Homos ou hétéros, libertins ou monogames, fidèles ou volages, nous sommes des hommes. Cela ne fait pas de nous les frustrés, pervers ou psychopathes décrits par les partisans d’une répression déguisée en combat féministe. Qu’il nous arrive ou pas de payer pour des relations charnelles, nous ne saurions sous aucun prétexte nous passer du consentement de nos partenaires. Mais nous considérons que chacun a le droit de vendre librement ses charmes – et même d’aimer ça. Et nous refusons que des députés édictent des normes sur nos désirs et nos plaisirs.

Nous n’aimons ni  la violence, ni l’exploitation, ni le trafic des êtres humains. Et nous attendons de la puissance publique qu’elle mette tout en œuvre pour lutter contre les réseaux et sanctionner les maquereaux.

Nous aimons la liberté, la littérature et l’intimité. Et quand l’Etat s’occupe de nos fesses, elles sont toutes les trois en danger.

Aujourd’hui la prostitution, demain la pornographie : qu’interdira-t-on après-demain ?

Nous ne céderons pas aux ligues de vertu qui en veulent aux dames (et aux hommes) de petite vertu. Contre le sexuellement correct, nous entendons vivre en adultes.

Tous ensemble nous proclamons :

Touche pas à ma pute ! »

 

***

 

En mettant de côté les soupçons d’intérêts mercantiles (faire vendre les journaux Causeur et Lui), on comprend l’idée de départ, qui est de s’opposer au conformisme moral et au politiquement correct. Mais le conformisme moral n’aurait-il pas changé de camp ? Il est de bon ton, désormais, de se poser en esprit libre, en détournant la formule de saint Augustin « dilige et quod vis fac » (aime et fais ce que voudras).

 

Causeur cause en proclamant : « Nous défendons la liberté ». Il faut mettre en cause, à ce sujet, le mythe de la « geisha », cultivée, libre de disposer d’elle-même, un mythe qui encombre la tête de beaucoup de « salauds ». S’il y a un domaine où la liberté n’existe pas, c’est bien celui de la prostitution. C’est évident pour la prostituée qui vit sous la contrainte, c’est vrai aussi pour le client, prisonnier du désir de fric qui anime la putain et son souteneur.

 

Quant à l’intimité (« Nous aimons la liberté, la littérature et l’intimité »), ce n’est que littérature, effectivement. La prostitution, loin de relever de l’intime, se déploie dans l’espace public, comme on le voit aujourd’hui à Paris, par exemple. Le comble, c’est que beaucoup de bien-pensants demandent qu’elle reste dans les rues et les espaces verts, et même qu’elle s’y étende, sous prétexte qu’elle doit rester visible pour que leurs associations compatissantes (qui sont aussi des « lobbies ») puissent mieux s’en occuper !

 

Donc, les pouvoirs publics ont bien raison d’intervenir. Mais ils devraient le faire plus vigoureusement contre une activité oppressive accaparant l’espace public.

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

L’Allemagne, la France, excédents et déficits: les analyses de Paul Krugman

Dans un article publié le 25 décembre 2011 sous le titre: « L’Allemagne, la France, l’euro : excédents et déficits », nous posions plusieurs questions au cœur de la crise européenne, et notamment celle des conséquences de la politique néo-mercantiliste de l’Allemagne.

Cette politique, qui, selon le Président de la Bundesbank, permet de répondre aux enjeux de la faible démographie allemande, est parfois présentée comme un « modèle ». Pourtant la recherche maximale d’excédents extérieurs a une contrepartie : les déficits des autres pays. Elles crée ainsi des déséquilibres déjà dénoncés par Keynes en son temps, et rend les ajustements « obligatoires pour les débiteurs et volontaire pour les créanciers »… Presque deux ans après, où en est-on ?

Le Trésor américain, comme auparavant le Fonds Monétaire International et l’Organisation Internationale du Travail, a fortement critiqué dans son rapport semestriel daté d’octobre 2013 la politique économique de l’Allemagne, l’anémie de la demande intérieure dans ce pays et la dépendance allemande envers les exportations, source de déséquilibres internationaux.

En novembre 2013, la Commission européenne a fini elle-même par reconnaître le problème des excédents commerciaux allemands. Lors d’une conférence de presse, le commissaire européen chargé des affaires économiques a souligné que l’Allemagne a dégagé un excédent de sa balance courante supérieur à 6 % depuis 2007. Selon ses prévisions, cet excédent devrait être de 7 % du PIB en 2013, avant de diminuer légèrement à 6,6 % en 2014 et 6,4 % en 2015. La balance commerciale de ce pays devrait être largement au-dessus de 6 % au cours de ces trois années. Or, parmi les critères européens prévus pour évaluer les déséquilibres macro-économiques, figurent les excédents dépassant 6 % trois années de suite. Dans ce cas, la Commission est en droit d’ouvrir une procédure pour inciter l’Etat concerné à corriger cet excès. C’est ce qui a été annoncé le 13 novembre 2013 par le président de la Commission européenne.

Il est surprenant, et pour tout dire anormal, que les institutions européennes aient mis si longtemps à découvrir que les excédents allemands constituent une source de déséquilibre pour l’Union économique et monétaire (UEM). Voici quatre ans, le Conseil européen a engagé une stratégie pour « réduire les déséquilibres », mais par la seule réduction des déficits. Ceux qui osaient en 2010 émettre l’idée que la réduction des déficits devait s’accompagner d’une réduction des excédents n’étaient pas entendus à Bruxelles. L’argument dominant était alors plus moralisateur que moral: Grecs, Portugais, Espagnols ou Irlandais – puis Italiens et Français- ont été déclarés fautifs en « vivant au-dessus de leurs moyens. » Il n’était pas question de faire payer pour ces cigales les fourmis qui ont fait, soi-disant, les efforts nécessaires. La stratégie alors engagée en Grèce, poursuivie en Irlande, au Portugal, faisait l’impasse sur le problème des excédents.

Alors que l’Allemagne continuait d’améliorer sa compétitivité, de réduire ses déficits publics et de modérer la hausse de ses salaires, les pays endettés devaient la rattraper. Les pays dits « périphériques » ont donc dû pratiquer une politique de «dévaluation interne» d’une grande violence, entraînant une baisse considérable de leur niveau de vie, mettant à mal leur stabilité sociale et politique et, surtout, ravageant la confiance et l’activité dans toute l’Europe et au-delà. Le processus est toujours en cours, toujours sur le même mode.

En conséquence, l’Europe est menacée par une déflation dont on doit craindre les conséquences, suite logique de cette stratégie à sens unique. Pire, la progression des exportations des pays dits périphériques – mécaniquement acquise à coup de baisse des salaires – n’a guère mené à une réduction des déséquilibres. Au contraire, ceux-ci se sont encore accentués. L’Allemagne a continué à gagner des parts de marché à l’exportation. Ses responsables annoncent que la situation va finir par se normaliser, mais dans combien de temps ? En attendant, l’économie européenne risque de se dégrader encore.

Dans ses chroniques du New York Times datées du 3 novembre et du 12 novembre 2013 (dont la traduction  ci-dessous suit à peu près celle qui a été faite par RTBF info), le prix Nobel Paul Krugman a remarquablement analysé la situation.

Entre autres observations de cet économiste, il en est trois, en particulier, qu’il importe de souligner:

  • Les «réformes structurelles» tant vantées pour sortir l’Europe de la crise sont surtout synonymes de déréglementation et de politiques déflationnistes, sous prétexte d’«austérité» et de «compétitivité»;
  • Des recherches du FMI démontrent que les hausses d’impôts temporaires font bien moins de mal que les coupes dans les dépenses;
  • En 2012, c’est l’Allemagne, et non la Chine, qui a connu l’excédent commercial le plus important au monde; et si on le rapporte au PIB, l’excédent allemand a été deux fois plus important que celui de la Chine.

Cette dernière remarque mérite un commentaire. Manifestement, l’excédent allemand a atteint et dépassé le seuil de l’excès, de l’hubris, pour reprendre le terme employé par la sagesse antique, cette démesure qui est est l’un des ressorts les plus puissants des tragédies que nous ont léguées les dramaturges de l’antiquité…

Dominique T. Lemaire

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Ces Allemands dérangeants (« Those depressing Germans », texte publié dans The New York Times le 3 novembre 2013)

Les responsables allemands sont furieux contre l’Amérique et pas uniquement à cause de l’histoire du téléphone portable d’Angela Merkel. Ce qui les rend fous aujourd’hui, c’est un (long) paragraphe que l’on peut lire dans un rapport du Trésor américain à propos de l’économie étrangère et des politiques monétaires.

Dans ce paragraphe, le Trésor défend l’idée que l’énorme excédent de l’Allemagne dans ses comptes actuels – une estimation de sa balance commerciale – est dangereux, qu’il crée « une tendance déflationniste pour toute la zone euro, ainsi que pour l’économie mondiale » .

Les Allemands, très en colère, ont prononcé le mot « incompréhensible ». Un porte-parole du ministre des finances du pays a déclaré : « il n’y a pas, en Allemagne, de déséquilibre qui nécessite que l’on revoie notre économie favorable à la croissance ou notre politique fiscale ».

Mais le Trésor a raison et la réaction allemande est dérangeante. Tout d’abord, elle démontre ce refus continuel des responsables allemands, européens plus généralement et mondiaux, de regarder en face la nature même de nos problèmes économiques. Ensuite, elle démontre la tendance malheureuse de l’Allemagne à répondre à toute critique envers sa politique économique en criant à l’injustice.

D’abord, les faits. Vous vous souvenez du syndrome chinois, dans lequel la plus grande économie d’Asie ne cessait d’accumuler des excédents commerciaux faramineux grâce à une monnaie sous-évaluée ? Eh bien, la Chine a toujours des excédents, mais ils ont diminué. Pendant ce temps, l’Allemagne a pris la place de la Chine : l’année dernière, l’Allemagne, et non la Chine, a connu l’excédent commercial le plus important au monde. Et si on le rapporte à son PIB, l’excédent allemand a été deux fois plus important que celui de la Chine.

Cela dit, il est vrai que l’Allemagne a des excédents importants depuis presque une décennie. Cependant, au début, ces excédents étaient compensés par de forts déficits en Europe du sud, financés par d’importants flux de capitaux allemands. L’Europe dans son ensemble continuait à avoir une balance commerciale à peu près équilibrée.

Puis est venue la crise et les flux de capitaux dans les pays mineurs d’Europe ont cessé. Les nations endettées ont été obligées – en partie devant l’insistance de l’Allemagne – de mener une politique d’austérité très sévère, qui a éliminé leurs déficits commerciaux. Mais il s’est passé ceci. L’amenuisement des déséquilibres commerciaux aurait dû être symétrique, les excédents commerciaux allemands rétrécissant en même temps que les déficits des nations endettées. Au lieu de quoi, en fait, l’Allemagne a échoué à opérer le moindre ajustement; les déficits en Espagne, Grèce et ailleurs ont diminué, mais non l’excédent allemand.

Le résultat a été très mauvais pour l’Europe, parce que l’échec de l’Allemagne à s’adapter a amplifié le coût de l’austérité. Prenons l’Espagne, le pays le plus en déficit avant la crise. Il était inévitable que l’Espagne se trouve face à des années de vaches maigres en apprenant à vivre selon ses moyens. Par contre, il n’était pas inévitable que le taux de chômage espagnol atteigne presque 27%, et le chômage des jeunes presque 57%. Et l’immobilisme de l’Allemagne a été un élément important de la souffrance de l’Espagne.

Le résultat a été également mauvais pour le reste du monde. C’est de l’arithmétique pure et simple: puisque les pays du sud de l’Europe ont été forcés d’en finir avec leurs déficits alors que l’Allemagne n’a pas réduit sa marge commerciale, l’Europe dans son ensemble conserve des marges commerciales importantes, et contribue à ce que l’économie mondiale reste déprimée.

Les responsables allemands, comme nous l’avons vu, répondent par des déclarations pleines de colère, selon lesquelles la politique allemande est impeccable. Désolé, mais a) cela n’a aucune importance et b) ce n’est pas vrai.

Pourquoi cela n’a pas d’importance: cinq ans après la chute de Lehman, l’économie mondiale est toujours déprimée, souffrant d’un manque persistant de demande. Dans cet environnement, un pays qui engrange des bénéfices commerciaux est un pays qui, pour paraphraser la vieille expression, vole ses voisins. Cela… nuit aux emplois. Que ce soit fait avec méchanceté ou avec les meilleures intentions, c’est sans importance, cela revient au même de toute façon.

De plus, il s’avère que l’Allemagne n’est pas exempte de reproches. Elle partage une monnaie avec ses voisins, ce qui est très bénéfique pour les exportateurs allemands, qui se retrouvent à facturer leurs marchandises en euro faible à la place de ce qui aurait certainement été un Deutsche Mark très fort. Pourtant l’Allemagne n’a pas réussi à tenir sa part du contrat (européen): afin d’éviter une dépression européenne, elle devait dépenser davantage quand ses voisins étaient dans l’obligation de dépenser moins, et elle ne l’a pas fait.

Bien évidemment, les responsables allemands ne reconnaissent rien de tout cela. Ils voient leur pays comme un modèle, que tous les autres devraient suivre, et ce fait étrange que nous ne pouvons pas tous avoir des excédents commerciaux gigantesques ne semble pas entrer dans leur tête.

Ce qu’il y a, c’est que ce n’est pas uniquement l’Allemagne (qui est en cause). L’excédent commercial de l’Allemagne est dommageable pour la même raison que des coupes dans les coupons alimentaires et dans les allocations chômage en Amérique détruisent des emplois – et les politiques républicains (aux Etats-Unis) sont à peu près aussi réceptifs que les responsables allemands à tous ceux qui tentent de mettre le doigt sur leurs erreurs. Alors que nous sommes dans la sixième année d’une crise économique mondiale, dont l’essence même est qu’il n’y a pas suffisamment de dépenses, beaucoup de responsables politiques ne comprennent toujours rien. Et il semble bien qu’ils ne comprendront jamais. »

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« Le complot contre la France » (« The plot against France », article publié dans The New York Times le 10 novembre 2013)

Vendredi, la note de la France a été abaissée par Standard & Poor’s, l’agence de notation. Cette décision a fait les gros titres, avec beaucoup de rapports suggérant que la France est en crise. Mais les marchés ont à peine cillé : les coûts d’emprunts de la France, proches de leur niveau le plus bas, ont à peine bougé.

Que se passe-t-il donc ? La réponse, c’est qu’il faut considérer la décision de S&P’s dans le contexte d’une politique plus générale d’austérité fiscale. Et je parle bien de politique, pas d’économie. Car le complot contre la France – je suis un peu taquin mais il y a vraiment beaucoup de monde qui tente de discréditer ce pays – est la preuve éclatante qu’en Europe, tout comme en Amérique, les houspilleurs de la fiscalité ne se soucient pas vraiment des déficits. Ils utilisent plutôt les craintes liées à la dette pour mettre en place un agenda idéologique. Et la France, qui refuse d’entrer dans ce jeu, est devenue la cible d’une propagande négative incessante.

Laissez-moi vous donner une idée de ce dont il s‘agit. Il y a un an, le magazine The Economist déclarait que la France était « la bombe à retardement au cœur de l’Europe », avec des problèmes qui pourraient faire passer ceux de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal et de l’Italie comme minimes. En janvier 2013, les spécialistes de la finance sur CNN ont déclaré que la France était en « chute libre », que le pays « se dirigeait tout droit vers une prise de la Bastille économique ». On retrouve ces opinions dans bon nombre d’éditoriaux économiques.

Au vu de cette rhétorique, on s’attend à voir le pire lorsqu’il s’agit des chiffres français. Ce que l’on trouve, plutôt, c’est un pays en difficulté économique – qui ne l’est pas?  – mais qui va plutôt aussi bien ou même mieux que la plupart de ses voisins, à l’exception notable de l’Allemagne. La récente croissance française est très lente, mais bien meilleure que celle, disons, des Pays-Bas, qui a toujours son triple A. Selon les estimations standard, les travailleurs français étaient en fait un peu plus productifs que leurs homologues allemands il y a une douzaine d’années, et devinez quoi : c’est toujours le cas.

Pendant ce temps, les projets fiscaux de la France semblent vraiment peu alarmants. Le déficit budgétaire a fortement baissé depuis 2010 et le Fonds Monétaire International s’attend à ce que la dette par rapport au PIB reste plus ou moins stable dans les cinq ans à venir.

Qu’en est-il du fardeau à plus long terme que représente le vieillissement de la population? C’est un problème en France, comme dans toutes les nations aisées. Mais la France a un taux de natalité plus élevé que la plupart des pays européens – en partie grâce à des programmes gouvernementaux qui encouragent les naissances et qui simplifient la vie des mères qui travaillent – de sorte que ses projections démographiques sont bien meilleures que celles de ses voisins, y compris l’Allemagne. Pendant ce temps, le système de santé remarquable de la France, qui propose de la grande qualité à faible coût, va être un gros avantage fiscal pour l’avenir.

A la lecture des chiffres, il est donc difficile de voir pourquoi la France mérite un tel opprobre. Encore une fois, que se passe-t-il ?

Voici un indice : il y a deux mois, le commissaire européen des affaires monétaires et économiques, Olli Rehn – et l’un des principaux acteurs des politiques fortes d’austérité – a balayé d’un revers de main la politique fiscale apparemment exemplaire de la France. Pourquoi ? Parce qu’elle était basée sur une augmentation des impôts plutôt que sur des coupes dans les dépenses – et des hausses d’impôts, déclarait-il, allaient « détruire la croissance et handicaper la création d’emplois ». En d’autres termes, peu importe ce que j’ai dit à propos de la discipline fiscale, vous êtes censés démanteler le filet de la sécurité sociale.

L’explication donnée par S&P’s pour avoir baissé la note, bien que moins clairement énoncée, revient à la même chose: la note de la France a été baissée parce que « l’approche actuelle du gouvernement français face aux réformes budgétaires et structurelles vers la taxation, ainsi que vers les marchés de production, de services et du travail, est peu susceptible d’augmenter de façon substantielle les perspectives de croissance à moyen terme ». Une nouvelle fois, peu importent les chiffres du budget, où sont donc les baisses d’impôts et la déréglementation ?

On pourrait penser que Rehn et S&P’s basent leurs exigences sur des preuves solides selon lesquelles les coupes dans les dépenses sont bien meilleures pour l’économie qu’une augmentation des impôts. Mais ce n’est pas le cas. En fait, des recherches au FMI démontrent que lorsque l’on tente de réduire les déficits en pleine récession, le contraire est vrai: les hausses d’impôts temporaires font bien moins de mal que les coupes dans les dépenses.

Et lorsque les gens se mettent à parler des merveilles d’une « réforme structurelle », il nous faut  prendre tout cela avec de gigantesques pincettes. C’est surtout un nom de code pour parler déréglementation – et les preuves sur les vertus de la déréglementation sont décidément mitigées. Souvenons-nous de l’Irlande qui a reçu des compliments pour ses réformes structurelles dans les années 1990 et les années 2000 ; en 2006 George Osborne, aujourd’hui ministre des finances britanniques, la qualifiait « d’exemple brillant». Comment cela a-t-il tourné ?

Si tout cela semble familier aux lecteurs américains, c’est normal. Les houspilleurs de la fiscalité américaine se sont tous avérés, presque sans exception, être plus intéressés par le fait de sabrer dans Medicare et la Sécurité sociale que par le fait de s’attaquer aux déficits. Les « austériens » européens se révèlent être du même acabit. La France a commis ce pêché impardonnable d’être fiscalement responsable sans infliger de douleur supplémentaire aux gens pauvres et peu chanceux. Et cela doit être puni.

Billet: espionnage tous azimuts

A ce qu’on dit les murs ont des oreilles
Pas vu pas pris l’agent reste secret
Que cherche-t-il à mener des enquêtes
Manipuler des clés codes loquets

Percer à jour l’épaisseur des murailles
Mais sans prévoir ce qu’il y trouvera
L’indélicat des missions délicates
Voilà comment je définis son cas

L’ordinateur qui brouille et qui débrouille
Qui fait sauter n’importe quel verrou
Sert de cerveau pour gérer les écoutes
Qu’il analyse on ne sait pas jusqu’où

La fibre optique et toutes ses fibrilles
Livrent nos vies et nul n’est à l’abri
L’argos au ciel ne nous tient jamais quitte
Le satellite épie n’importe qui

L’électronique en masse en vrac recueille
Tant d’éléments mais sans tête ni queue
Sous le fardeau de données si nombreuses
L’espion de tout reste-t-il dangereux

 

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Depuis la fin du mois d’octobre, la presse parle abondamment de l’espionnage électronique que les Etats-Unis pratiquent vis-à-vis de leurs alliés. Un espionnage de masse, mais aussi au sommet, dont se plaignent notamment les dirigeants allemands et français, et qui peut faire penser aux nouvelles manières de pêche consistant à ramasser tout ce qui peut se trouver à la portée d’énormes filets, en raclant même les grands fonds.

Cela dit, à première vue, on pourrait être rassuré par quelques anecdotes qui montrent l’efficacité persistante d’anciennes méthodes encore en usage, d’où il ressort que l’électronique dernier cri à grande échelle est loin de suffire: par exemple l’utilisation des ambassades comme nids d’espions proches des cibles à espionner,  comme aux beaux jours de la guerre froide; ou encore l’usage de procédés rustiques comme le recours aux simples oreilles humaines pour écouter les conversations dans les moyens de transport collectifs, trains ou avions, où, bizarrement, même les plus avertis se sentent suffisamment en confiance pour s’épancher. On apprend aussi que dans leur nouveau monde sophistiqué, les nouveaux espions utilisent leurs moyens, de manière classique mais ridicule, pour espionner les appels téléphoniques et les courriers électroniques de leurs conjoints. Bref, « tout ça pour ça ! »

Plus sérieusement, en fin de compte, la question fondamentale qui se pose, au-delà de l’indignation facile, est de savoir si l’espionnage électronique de masse porte ou non en lui son propre étouffement par l’excès de données collectées mais impossibles à digérer tant leur volume est énorme.

Dominique Thiébaut Lemaire