Billet : Disparition de la Prusse orientale en 1945

La disparition de la Prusse orientale
11.07.2022

 

On rapporte que la vie de Kant, qui s’est déroulée toute entière de 1724 à 1804 à Königsberg, ville allemande (aujourd’hui Kaliningrad, ville russe), capitale de la Prusse orientale, était une routine de conférences, d’obligations académiques et de séances d’écriture si régulières que ses voisins réglaient leur montre sur sa promenade quotidienne. Outre ses œuvres philosophiques les plus connues, Kant a notamment écrit un bref essai publié en 1784, intitulé « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », suivi en 1795 d’un autre essai titré « Vers la paix universelle » (en allemand : « Zum ewiger Frieden »), où il a considéré que les États républicains (de forme démocratique) ne font pas la guerre entre eux. Il y a formulé les conditions qu’il jugeait fondamentales pour une paix perpétuelle par opposition à une cessation provisoire des hostilités, seule paix possible tant que « l’état de nature » continue à régner entre les États. Bien sûr, Kant n’a pas connu de son vivant la paix perpétuelle, ni personne d’autre. Königsberg a même subi de 1939 à 1945 les ravages de la seconde guerre mondiale, déclenchée par l’Allemagne hitlérienne, ravages qui ont arraché brutalement ce territoire à l’espace germanique, et dont les contrecoups se font toujours sentir aujourd’hui. Tout nom allemand y a été effacé, et la ville a reçu le nom de Kaliningrad, ainsi désignée d’après Mikhaïl Ivanovitch Kalinine, président du Praesidium du soviet suprême, mort à Moscou en 1946.

Les vainqueurs de la guerre ont découpé la Prusse
Dantzig à la Pologne et Königsberg aux Russes
L’Allemagne y a perdu des siècles de poussée
Contre les mondes balte et slave un long passé
Où se sont illustrés son ordre monastique
Et sa chevalerie de l’ordre teutonique
Par le fer de l’épée plutôt que par la foi
Par le glaive agressif plutôt que par la croix
Depuis la fin d’Hitler il subsiste une enclave
D’où l’Allemand chassé a laissé place au Slave
Lequel s’est installé dans ces lieux dévastés
Dans la ville teutonne où seul a subsisté
Contre la cathédrale un temple au philosophe
Qui n’avait pas prévu semblable catastrophe
Rêvant qu’après sa mort optimiste défunt
Pourrait durer la paix n’ayant jamais de fin

La ville où Kant jadis faisait sa promenade
Aurait pu recevoir le nom de Kantograd
Une fois relevée des ruines des combats
Une fois nettoyée des restes mis à bas
Mais rien finalement dans l’ancien territoire
Aucun long souvenir aucun nom de mémoire
N’ont dépassé mille ans et toute appellation
Evoquant le passé d’ancienne occupation
A été remplacée dans la cité détruite
Où Kant avait vécu – russifiée reconstruite –

Königsberg après guerre aurait bien mérité
Un nom rappelant mieux tout ce qu’elle a été
Autre que Kalinine après la fin bestiale
Qui n’a guère apaisé la discorde mondiale

Coronavirus : la pollution comme cause aggravante de l’épidémie

Le Canard enchaîné de la première semaine d’avril 2020 (n°5186), p. 4 dans la rubrique « Le Petit Dicoronavirus », nous donne l’information suivante.
« Moins de voitures, moins de pollution ? Non. Les pics se multiplient en Ile-de-France et dans le Grand-Est. A cause des épandages agricoles de fertilisants, qui battent leur plein en ce moment. Ils dégagent du gaz ammoniac, lequel forme des particules fines qui se promènent partout. Particulièrement dangereuses, elles « véhiculent les virus au fond des voies aériennes », note une chercheuse de l’Inserm dans Le Monde (31/3). »

En effet, cet article du Monde, signé par Stéphane Mandard, intitulé « Coronavirus : la pollution de l’air est un facteur aggravant, alertent médecins et chercheurs », note que les mesures de confinement prises pour limiter la propagation du virus, si elles ont réduit la pollution du trafic routier,  n’ont pas eu d’effet sur les niveaux de particules fines qui pénètrent profondément dans les voies respiratoires. Ces niveaux ont même augmenté du fait de l’ensoleillement et de l’absence de vent, et elles ont dépassé, le samedi 28 mars, les limite légales dans l’agglomération parisienne et en Alsace, de Mulhouse à Strasbourg. Il s’agit de particules formées à partir d’ammoniac et d’oxydes d’azote, l’ammoniac provenant majoritairement des épandages de fertilisants. Lors de ces épandages, l’ammoniac (NH3) réagit dans l’atmosphère avec les oxydes d’azote (NOx).

La détérioration des muqueuses des voies respiratoires et des poumons

En 2003, une étude, publiée dans la revue scientifique de santé publique Environmental Health, avait analysé le lien entre la pollution de l’air et les cas létaux de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS, causé par le SARS-CoV) en Chine. Elle montrait que les patients contaminés vivant dans des régions modérément polluées avaient 84 % plus de risques de mourir que les patients de régions peu polluées. De même, les patients vivant dans des zones fortement polluées avaient deux fois plus de risques de mourir du SRAS que ceux des régions peu polluées.

En 2020, plusieurs médecins et chercheurs, spécialistes de la pollution de l’air, ont donné l’alerte. Leur collectif Air-Santé-Climat, dans un courrier, adressé le 21 mars à l’ensemble des préfets, a interpellé l’Etat sur « la nécessité de limiter drastiquement les épandages agricoles, afin de tout mettre en œuvre pour limiter la propagation du virus». Membre du collectif et directrice du département d’épidémiologie des maladies allergiques et respiratoires de l’Inserm, Isabella Annesi-Maesano détaille le mécanisme: « La pollution abîme les muqueuses des voies respiratoires et du poumon, ce qui fait pénétrer plus facilement les virus et, par agrégation, les particules fines et ultrafines véhiculent les virus au fond des voies aériennes. »

En attendant des recherches plus poussées, le collectif Air-Santé-Climat en appelle  au « principe de précaution », afin de limiter les émissions de particules fines liées aux épandages dont la saison débute. « Si on ne limite pas rapidement les épandages, cela risque d’annihiler l’effet des mesures de confinement qui ont permis de réduire la pollution liée au trafic routier », estime un médecin de Strasbourg à l’origine du collectif. Il rappelle que des solutions techniques d’enfouissement dans le sol permettent de réduire considérablement les émissions d’ammoniac dans l’air. Parmi les rares préfets qui ont répondu au courrier du collectif, celui de Vendée a fait savoir que « l’alerte » avait été «signalée à la région et au niveau national », « une position nationale étant nécessaire sur un sujet aussi important ». De son côté, le Syndicat des exploitants agricoles du Finistère, dans un communiqué, a jugé « difficilement acceptable, au vu du contexte particulier du Covid-19, que les agriculteurs, plébiscités par l’ensemble de la population pour assurer leur approvisionnement alimentaire, soient ainsi montrés du doigt et empêchés de réaliser les travaux agricoles nécessaires à leur acte de production ».

La propagation du virus dans l’air

Une étude italienne, publiée le 17 mars 2020 par la Société italienne de médecine environnementale. En se basant sur la corrélation entre les niveaux de pollution élevés, constatés en Lombardie, et le nombre important de victimes du coronavirus, elle suggère que les particules fines pourraient aussi contribuer à la propagation du Covid-19 en le transportant dans l’air. Les spécialistes italiens des aérosols ont toutefois pris leurs distances avec ces résultats, en estimant que le lien de causalité reste à prouver « au moyen d’enquêtes approfondies ».

Une autre étude, publiée également le 17 mars 2020, dans le New England Journal of Medicine, montre pour sa part que le coronavirus pourrait persister dans l’air pendant trois heures. Mais l’article ne mentionne pas le rôle des particules fines ni de la charge virale (c’est-à-dire à partir de quelle dose le virus serait infectant via les aérosols). Dans un avis rendu le même jour, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), organisme français, rappelle que « la présence d’un virus dans l’air ne signifie pas qu’il est infectieux ni qu’il y a une transmission respiratoire de type “air” ». Pour le HCSP, « il n’existe pas d’études prouvant une transmission interhumaine du virus par des aérosols sur de longues distances. Néanmoins, s’il existe, ce mode de transmission n’est pas le mode de transmission majoritaire ».

La prudence est la même à l’Organisation mondiale de santé (OMS). « Le fait que les particules fines puissent servir de vecteur à la propagation du coronavirus reste une hypothèse, commente Maria Neira, la directrice du département santé publique et environnement. Il va falloir plusieurs mois pour la confirmer ou l’infirmer, car la propagation du virus dépend d’une multitude de paramètres comme les conditions météorologiques, la démographie ou les mesures de confinement prises par les pays. » Plusieurs équipes commencent à travailler sur le sujet, à l’OMS, au service européen de surveillance de l’atmosphère Copernicus ou encore parmi les épidémiologistes de la London School of Hygiene & Tropical Medicine. « Nous cherchons à étendre notre réseau de collaboration avec les équipes de recherche médicales qui souhaiteraient tester des hypothèses quant au transport et à la survie du virus dans l’air », indique le directeur de Copernicus, Vincent-Henri Peuch.

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En analysant de plus près ces échanges d’arguments, il paraît nécessaire de distinguer deux sortes d’effets néfastes dus à la pollution :
-d’une part ceux qui pourraient être dus au transport du virus par voie aérienne dans l’atmosphère,
-d’autre part ceux qui pourraient être dus à une fragilisation du système respiratoire propice au développement du virus dans le corps, même si la maladie n’a pas été contractée par la voix aérienne, mais par exemple par le contact des mains.
Sur la base de cette distinction, il semble qu’on ne peut tenir pour valable les arguments qui « dédouanent » la pollution en se fondant sur la faible transmission aérienne du virus, car il reste en tout état de cause que, selon la directrice du département d’épidémiologie des maladies allergiques et respiratoires de l’Inserm: « La pollution abîme les muqueuses des voies respiratoires et du poumon, ce qui fait pénétrer plus facilement les virus ».

Dominique Thiébaut Lemaire

E. Macron au bout d’un an : un sondage négatif bizarrement commenté par ceux qui l’ont commandé

Le journal Le Monde a publié dans son numéro daté des 6-7 mai 2018 un sondage d’Ipsos-Sopra Steria réalisé par internet auprès de 13 540 personnes du 25 avril au 2 mai pour le Centre de recherche de Sciences Po (Cevipof), pour la Fondation Jean-Jaurès et pour Le Monde lui-même.

Ce sondage présenté et commenté sur deux pages à l’intérieur du journal est annoncé en première page sous le titre : « Le chef de l’Etat résiste dans l’opinion » assorti d’une sorte de sous-titre affirmant qu’il «  conserve les faveurs de son électorat ». Par un glissement de sens, une équivalence est donc suggérée entre résister dans l’opinion et conserver les faveurs de son électorat. Ce n’est pourtant pas la même chose.

Les approximations et glissements du commentaire s’accentuent dans les pages intérieures où un très gros titre affirme : « Un an après, Macron fort de son bilan », gros titre doublement contredit, par la constatation d’« un bilan mitigé » en caractères beaucoup plus petits, et de surcroît par les chiffres montrant clairement que le bilan est jugé négatif par 55 % des sondés (assez négatif par 39 %, très négatif par 16 %). Les réformes menées sont estimées trop autoritaires par 55 % d’entre eux et trop nombreuses par 49 % contre 13 % de réponses les jugeant « pas assez nombreuses » (à noter que les auteurs du sondage explicitent « trop nombreuses » par : « il faut aller plus lentement », ce qui, de nouveau, n’est pas la même chose). Pour essayer de justifier le glissement de sens de la première page, le journaliste Gérard Courtois, auteur de « Macron fort de son bilan », considère, en dépit de l’évidence, que le Président « peut se rassurer en constatant qu’il conserve le soutien des Français qui l’ont élu » : 68 % de ses électeurs du premier tour jugeant son bilan positif, 56 % de ceux du second tour. 56 % de 66 % des suffrages ne font pourtant qu’une minorité de 37 %, et l’indice de popularité du chef de l’Etat a chuté de 20 points en un an, passant de 64 % à 44 % entre juin 2017 et avril 2018.

« Sur une échelle de 0 (très à gauche) à 10 (très à droite), où classeriez-vous Emmanuel Macron ? » A cette question, les sondés ont donné en moyenne comme réponse 6,7, contre 5,2 en mars 2017 et 6 en novembre 2017. Le chef de l’Etat est perçu de plus en plus à droite. Pour les Français, la promesse « ni gauche, ni droite » n’est donc pas tenue.

43 % des sondés apprécient son action (à distinguer de son image), 57 % ne l’apprécient pas.

60 % considèrent qu’il « veut faire passer son programme en force sans respecter ceux qui ne pensent pas comme lui », 27 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 13 % qu’elle ne s’applique pas.

La phrase « il vous inquiète » s’applique-t-il à lui ? Les sondés sont 42 % à répondre oui, 28 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 30 % répondent non.

La phrase « il comprend bien les problèmes des gens comme nous » s’applique-t-elle à lui ? Ils sont 15 % à répondre oui, 32 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 53 % répondent non.

La phrase « il est méprisant » s’applique-t-elle à lui ? Ils sont 39 % à répondre oui, 30 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 31 % répondent non.

La phrase « il est sympathique » s’applique-t-elle à lui ? Ils sont 35 % à répondre oui, 36 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 29 % répondent non.

Logiquement, on s’attendrait à ce que les résultats concernant le mépris soient à peu près  l’inverse des résultats concernant la sympathie, mais ce n’est pas tout à fait le cas. Par exemple, les 39 % de sondés qui trouvent Emmanuel Macron nettement méprisant sont significativement plus nombreux que les 29 % qui ne le trouvent pas sympathique. Peut-être les 10 % de différence se trouvent-ils parmi ceux qui répondent que la phrase « il est sympathique » ne s’applique que « moyennement » à lui.

D’après Martial Foucault, directeur du Cevipof, « près de 4 Français sur 10 le jugent méprisant, indiquant par là qu’il n’incarne pas le rassemblement ». Mais, si les mots ont encore un sens, le mépris est une passion forte qui déborde la question du rassemblement. Selon Descartes, « la passion du mépris est une inclination qu’a l’âme à considérer la bassesse ou petitesse de ce qu’elle méprise » (Les Passions de l’âme, article 149). Spinoza va jusqu’à dire que « le mépris est de faire de quelqu’un, par haine, moins de cas qu’il n’est juste » (Ethique, III, définitions des affects, définition XXII).

Dominique Thiébaut Lemaire

Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (II). Par Dominique Thiébaut Lemaire.

 

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Après l’analyse des passions au chapitre II de Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza, le chapitre III traite de la raison.
Freud a écrit en 1933 : « Quand la vie nous impose sa sévère discipline, une résistance s’éveille… contre l’inexorabilité et la monotonie des lois de la pensée et contre les exigences de l’épreuve de réalité. La raison devient l’ennemie qui nous prive d’une foule de possibilités de plaisir. On découvre quel plaisir cela procure de se soustraire à elle au moins temporairement et de s’abandonner aux séductions de l’absurde. » Contre cette tentation, Freud va jusqu’à dire que « c’est notre meilleur espoir pour l’avenir que l’intellect – l’esprit scientifique, la raison – parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l’homme. » Cette expression de « dictature de la raison » peut sembler exagérée, mais il faut garder à l’esprit que ce texte date de la décennie qui a vu grandir les dictatures à la veille de la seconde Guerre mondiale.

Le début du chapitre III évoque les liens entre la raison et la vertu. Dans l’Antiquité gréco-latine, la vertu désigne le caractère distinctif, le mérite essentiel d’un être, qu’il s’agisse de l’homme, du cheval ou de l’arbre. Le mérite essentiel de l’être humain, le caractère qui le distingue en principe des autres êtres est la raison. La vertu de l’être humain n’est pas l’émotion ni le bon sentiment, elle est la raison, pour Descartes et Spinoza comme pour les philosophes de l’Antiquité. Par ailleurs la vertu n’est pas seulement raisonnable, elle est aussi volontaire, c’est-à-dire une habitude acquise par l’effort. Descartes, bien qu’il soit ennemi de l’école scolastique héritière de Thomas d’Aquin, se déclare pourtant d’accord avec cette école sur ce point, il l’écrit dans sa correspondance : « On a raison dans l’Ecole, de dire que les vertus sont des habitudes ». La vertu s’exerce grâce à l’habitude acquise en ce qui dépend de nous. Descartes insiste sur cette idée venue du stoïcisme antique : il faut éviter de désirer vainement ce qui ne dépend pas de nous. Spinoza acquiesce à cette idée, en disant que la vertu est l’effort (conatus en latin) de celui qui persévère dans son être au lieu d’être conduit par ce qui est en dehors de lui. Toutefois, on peut objecter qu’il nous est souvent difficile de savoir ce qui dépend de nous, soit du fait des passions qui nous font nous sous-estimer ou nous surestimer, soit du fait du progrès qui améliore objectivement le savoir et les moyens d’action.

A propos de la raison vertueuse, non seulement individuelle mais aussi collective, Spinoza écrit dans la quatrième partie de l’Ethique : « C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison que les hommes nécessairement s’accordent toujours en nature », alors que : « En tant qu’ils sont la proie des affects qui sont des passions, les hommes peuvent être contraires les uns aux autres ». Cela dit, les passions ne sont pas forcément à l’opposé de la raison vertueuse. En effet, beaucoup d’entre elles peuvent être considérées comme bonnes, ce qui est une première étape vers la vertu. Dans l’avant-dernier article des Passions de l’âme, Descartes n’hésite pas à affirmer : « Et maintenant que nous les connaissons toutes… nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avions rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès… » Quand on passe en revue les sept vertus traditionnelles (quatre provenant de la philosophie gréco-latine, prudence, justice, courage, tempérance, plus trois provenant du christianisme, foi, espérance, charité), on constate que plusieurs commencent par être des passions : le courage, l’espérance, l’amour, même la justice née de l’envie qui pousse à l’égalité, et même la prudence, qui n’est pas sans lien avec la crainte. On est amené au même constat si l’on considère les vertus majeures de Descartes et de Spinoza. La générosité que Descartes considère comme la clé de toutes les vertus est d’abord une passion de joie, d’amour et d’estime justifiée de soi. Comme l’écrit l’auteur des Passions de l’âme, « on peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité ». A la suite de Descartes, Spinoza adopte la générosité comme l’une des deux composantes de sa vertu majeure. A la fin de la troisième partie de l’Ethique, il écrit ceci : « Toutes les actions qui résultent d’affects se rapportant à l’esprit en tant qu’il comprend, je les rapporte à la force d’âme (fortitudo en latin, fortitude en traduction littérale) que je divise en vaillance et générosité. Par vaillance j’entends le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par générosité j’entends le désir par lequel chacun, sous la dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres et de se lier d’amitié avec eux. » La vertu n’est pas seulement individuelle, elle est aussi politique, comme l’ont dit Montesquieu et Rousseau. Par exemple Montesquieu écrit dans l’Esprit des lois au milieu du XVIIIe siècle : « Il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids. »

Toujours dans le chapitre III de Passions et raison aujourd’hui, après l’étude des liens entre la raison et la vertu, un développement est consacré aux principaux moyens d’agir sur les passions.

Un premier moyen d’agir sur les passions consiste à limiter leurs excès en les opposant les unes aux autres. Descartes, qui a connu la vie militaire, décrit le combat entre la peur et l’ambition de vaincre. Spinoza, de son côté, exprime une sorte de foi dans la puissance de l’amour capable de désarmer la haine, sans faire preuve de naïveté, car il accepte aussi l’idée que la crainte ressentie par les orgueilleux est utile comme affect modérateur.

Deuxième moyen d’agir sur les passions et d’en faire bon usage : l’exercice et l’habitude. L’habitude a un double visage : elle fait courir un risque de sclérose en devenant routine, mais elle peut aussi devenir une bonne accoutumance qui transforme la nature des chiens qu’on dresse (exemple utilisé par Descartes), ou qui transforme la nature des humains trouvant dans leur passion l’énergie de répéter pour les perfectionner des gestes sportifs ou la récitation d’un texte, ou encore  un morceau de musique à jouer le mieux possible. Spinoza, quant à lui, face aux offenses, aux dangers, aux vices, recommande de se répéter toujours les réponses de la force d’âme, vaillance et générosité…

Troisième moyen d’agir sur les passions, l’institution d’un régime politique adéquat. Il s’agit par exemple d’établir un régime qui contrebalance les passions des uns par les passions des autres, et qui évite de donner libre cours aux excès passionnels d’un seul ou d’un petit nombre de privilégiés.

Quatrième moyen d’agir de manière bénéfique sur les passions, la volonté pratique alliée à la connaissance. Il convient d’abord de distinguer le désir qui est passion et la volonté qui est action. Il faut dire aussi qu’on peut désirer sans volonté, mais qu’on ne peut vouloir sans désir. Ensuite, ce que j’appelle la volonté pratique est différente de la volonté pure qui consiste à dire « je le veux » et à attendre l’autoréalisation de cette parole. La volonté pratique n’est pas une volonté « performative » qui serait obéie par le seul fait d’être énoncée, elle s’appuie sur les efforts répétés de l’exercice et de l’habitude ; elle met en œuvre ce que Descartes dénomme la préméditation, c’est-à-dire l’anticipation ; elle est capable de ménager un temps de réflexion quand la passion se fait pressante. La question de la volonté comme moyen d’agir sur les passions oppose Descartes et Spinoza. Mais le second, sans trop le reconnaître, tend à rejoindre le premier au niveau de la volonté pratique.
La volonté ne sert à rien sans la connaissance. A propos de la connaissance, du savoir, de la science, sans se lancer dans des considérations complexes sur la question de leurs mauvais usages, Passions et raison aujourd’hui se contente de citer Rabelais et sa maxime célèbre : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». L’aspect le plus spectaculaire de la connaissance est le pouvoir d’action de l’esprit sur les corps. Pour illustrer cet aspect, l’exemple mis en avant est celui de l’optique, qui a beaucoup intéressé nos deux philosophes. Spinoza pratiquait avec succès le polissage des verres pour la fabrication d’instruments permettant de dépasser les limites de la vision humaine. Cette activité était très répandue aux Pays-Bas où le télescope et le microscope ont été inventés ou du moins considérablement perfectionnés au XVIIe siècle. Passion et raison aujourd’hui remarque en passant que la poussière de verre produite par le polissage n’a pas dû améliorer la santé de Spinoza qui souffrait d’une maladie des poumons. Il se trouve que Descartes, lui aussi, s’est beaucoup intéressé à l’optique et à la recherche des conditions assurant la netteté des images fournies par les instruments, comme en témoignent les essais de mathématique et de physique joints au Discours de la méthode. Les deux philosophes ont donc en commun non seulement leur réflexion philosophique, mais aussi leur intérêt théorique et pratique pour la physique de la lumière.
La connaissance rationnelle des corps devient action sur les passions quand elle donne la possibilité d’exercer un pouvoir sur leurs origines corporelles. Par ailleurs, elle fournit un modèle, celui de l’enchaînement des causes et des effets, qui peut être un moyen de consolation. Chez Spinoza, par exemple, la compréhension de la nécessité causale vient en premier parmi les remèdes à la tristesse : en effet, écrit-il, « nous voyons s’apaiser la tristesse causée par la perte d’un bien sitôt que l’homme qui l’a perdu considère qu’il n’y avait aucune possibilité de conserver ce bien. » Mais surtout, la connaissance des passions donne le moyen de méditer par avance sur elles sans être désemparé par leur caractère soudain qui pousse à agir sans réfléchir. L’exercice des capacités d’anticipation et de distanciation éclairées par le savoir est considéré par Descartes, mais aussi par Spinoza, comme le comportement le plus efficace pour ne pas subir le saisissement passionnel et son caractère inopiné.

Passion et raison aujourd’hui se prolonge par quelques considérations sur la dialectique des passions et de la raison, dans un mouvement où l’excès de passions suscite un désir de raison tandis que l’excès de raison suscite à son tour un désir de passions. Le moteur de cette dialectique est la déception, la désillusion, le désenchantement, formes que prend la passion de l’espérance insatisfaite. Dans ce mouvement, ni la raison ni la passion ne reviennent à leur état antérieur. D’une phase à l’autre, le monde rationnel évolue en fonction des progrès scientifiques et techniques, mais le monde passionnel évolue également, car il a la faculté d’exploiter à son profit les derniers acquis et produits de la rationalité, par exemple, à l’heure actuelle, le développement des réseaux informatiques couplés à la téléphonie.

Le livre se termine par huit annexes. Quatre d’entre elles sont à mentionner plus particulièrement : la première, intitulée « Le mensonge et la sincérité », ajoute un complément par rapport aux Passions de l’âme et à l’Ethique ; une autre est consacrée au sujet d’actualité des « passions dans la religion » ; deux annexes sur « Descartes et la poésie » et sur «  Camus et Descartes » visent à remettre en cause les idées reçues concernant la prétendue froideur du rationalisme cartésien ; la dernière annexe, portant sur « Les passions à la lumière de Freud », ébauche un rapprochement avec la psychanalyse.

Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (I). Par Dominique Thiébaut Lemaire.

 

9782343141060fCet ouvrage se fonde sur Les Passions de l’âme de Descartes (1649) et sur l’Éthique de Spinoza (1677). Descartes parle de passions de l’âme pour les distinguer des perceptions qui se rapportent à notre corps, comme la soif, la faim, la douleur, ou qui se rapportent aux objets extérieurs, comme les odeurs, les sons, les couleurs. Quant au titre du livre de Spinoza, le dictionnaire définit l’éthique comme la science ou théorie de la morale. Le terme de « morale » venu du latin peut désormais sembler désuet sinon rebutant, mais il n’a pourtant pas une signification très différente de la signification du mot « éthique » qui vient du grec ancien et qui est très en vogue aujourd’hui, au point que les grandes entreprises et de nombreuses autres organisations l’utilisent fréquemment en créant en leur sein des « comités d’éthique ». Ce qui a intéressé l’auteur de cet ouvrage, c’est la description de ce que Descartes appelle des passions et Spinoza des affects. Mais c’est aussi l’analyse des accords et désaccords des passions avec la raison et avec la volonté pratique, celle qui s’affirme par l’exercice persévérant. A la limite de la philosophie, des mathématiques et de la littérature, à la frontière entre la psychologie et la sociologie, Les Passions de l’âme et l’Éthique peuvent être lus comme une galerie de caractères comparables à ceux qu’on trouve chez les moralistes, dramaturges et romanciers depuis le XVIIe siècle. Une spécialiste de la philosophie cartésienne, Geneviève Rodis-Lewis, remarque à ce sujet que Racine gardait dans son cabinet de travail un portrait de Descartes.

Dans le titre Passions et raison aujourd’hui à lumière de Descartes et de Spinoza, l’adverbe aujourd’hui mérite d’emblée un commentaire.

Il existe en effet des liens de proximité entre notre temps et ces philosophes du XVIIe siècle. De même que la langue de Descartes reste compréhensible pour nous, les passions décrites par lui et par Spinoza restent en grande partie actuelles. Les deux philosophes peuvent nous aider à comprendre et bien agir à notre époque : ainsi, l’une de leurs grandes leçons, la lutte contre les idées reçues, n’est pas moins nécessaire aujourd’hui. Par ailleurs, ils ont joué un rôle de précurseurs dans le grand développement de la raison scientifique, et ils ont donc toujours quelque chose à nous dire en ce domaine.

Passions et raison aujourd’hui commence par un chapitre premier intitulé « Présentation générale ».

Dans cette présentation générale sont d’abord évoquées les ressemblances et les différences entre Descartes et Spinoza. Certes, du point de vue de la philosophie théorique, le dualisme cartésien sépare la substance corporelle et la substance pensante, alors que Spinoza les réunit. Mais en dépit de cette différence il existe une unité de temps, de lieu et de préoccupations entre ces philosophes rationalistes ayant vécu tous deux aux Pays-Bas au XVIIe siècle. Le premier livre publié par Spinoza s’intitulait Les Principes de la philosophie de René Descartes. C’est dire que les deux philosophies ne sont pas étrangères l’une à l’autre, et sont parfois très proches.

La particularité de l’éclairage cartésien et spinoziste sur les passions ou affects tient à l’importance de ce qu’on peut appeler la géométrie passionnelle. Dans la préface à la troisième partie de l’Ethique, Spinoza annonce qu’il va traiter de la nature des affects et de leurs forces, et de la puissance de l’esprit sur eux, en considérant les actions et appétits humains comme s’il était question de lignes, de plans ou de volumes. Cette annonce reprend le sous-titre de l’Ethique, que Spinoza présente comme démontrée selon l’ordre géométrique, avec des propositions, des axiomes, des lemmes, des démonstrations, des corollaires, des scolies. Spinoza prend appui sur les éléments d’Euclide et sur Descartes lui-même qui était un génie mathématique autant que philosophique. La présentation générale de Passions et raison aujourd’hui traite de cet aspect dans une sous-partie intitulée « mathématique des relations passionnelles ». L’un des concepts fondamentaux de cette mathématique est la notion de contraire, qui est à la base des oppositions et des symétries étudiées au moins depuis Aristote dans le domaine des passions : par exemple les couples amour et haine, joie et tristesse, estime et mépris… Les mathématiques et la géométrie ne sont pas là pour effrayer le lecteur. Elles font apparaître dans le domaine des sentiments et des émotions un ordre qui donne un plaisir intellectuel voire esthétique en même temps qu’un moyen de mieux  comprendre.

La présentation générale de Passions et raison aujourd’hui aborde aussi la question du lien entre le corps et l’âme ou esprit, et la question de la liberté. Descartes situe les passions à la jonction entre les substances distinctes que sont pour lui le corps et l’esprit. Il considère par ailleurs que l’esprit humain est capable d’acquérir suffisamment de maîtrise sur les passions pour s’en libérer. Sur ces deux points, Spinoza exprime son désaccord philosophique : pour lui, le corps et l’esprit ne sont pas deux substances distinctes, et de plus il juge la volonté impuissante contre les affects.  Le paradoxe de sa position réside dans le fait que, tout en se démarquant fortement de Descartes sur ces questions de principe, il le suit tout de même assez fidèlement dans ses analyses concrètes.

Venons-en au chapitre II dont le titre est « L’analyse des passions ».

Cette analyse commence par l’étude des passions issue de Platon et d’Aristote et reprise par Thomas d’Aquin, qui a voulu réconcilier la foi et la raison au Moyen Age. A côté de Thomas d’Aquin, un peu de place est laissée à saint Augustin, dont la classification a été reprise par Blaise Pascal au XVIIe siècle, et même par Pierre Bourdieu au XXe siècle. Cette typologie distingue trois types de désirs, trois libidos, celles des sens, du pouvoir et du savoir. Cette classification rend compte de plusieurs réalités de notre époque, caractérisée par le désir de savoir qui anime la science, mais aussi marquée par la persistance du désir de dominer qui se combine au désir de savoir, et qui continue à se mêler au désir sensuel dans les rapports entre les sexes.

Cette parenthèse étant refermée, revenons à l’étude des passions faite par Thomas d’Aquin et modifiée par Descartes et Spinoza.

Thomas d’Aquin a suivi une démarche consistant à déterminer les passions auxquelles toutes les autres peuvent se rattacher ou se ramener. Il a distingué onze passions premières ou primitives, réparties en deux catégories : celle de l’appétit dénommé concupiscible, et celle de l’appétit dénommé irascible.  « L’irascible, écrit-il, désire la victoire, comme le concupiscible désire le plaisir ». Dans Les Passions de l’âme, Descartes critique vivement la tradition scolastique issue de Thomas d’Aquin. Il explique pourquoi il supprime la  distinction entre l’irascible et le concupiscible, et il réduit de onze à six les passions primitives, qui sont pour lui l’admiration, le désir, l’amour et la haine, la joie et la tristesse. De son côté Spinoza, en rattachant l’amour à la joie et la haine à la tristesse, et en contestant le caractère premier de l’admiration, réduit les six passions primitives de Descartes à trois seulement, à savoir : le désir, la joie et la tristesse. Descartes n’a pas inventé le concept de passion primitive, mais ce concept est en accord avec les règles qu’il pose dans son Discours de la méthode. Il est conforme en particulier à la troisième règle ou précepte qui recommande de conduire par ordre les pensées, « en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés ». A quoi servent les passions, primitives ou composées ? Descartes répond qu’elles disposent l’âme à vouloir les actions qui nous sont utiles. Il estime que la tristesse et la haine, quand elles nous écartent de ce qui est nuisible, peuvent être plus utiles que la joie et l’amour. Il s’agit alors d’une haine dont le caractère est plus défensif qu’offensif. Spinoza convient avec Descartes que, même si la joie est supérieure à la tristesse, certaines passions joyeuses, par exemple l’orgueil, peuvent nuire davantage que les passions tristes, dans la mesure où elles ont souvent plus de force.

Après avoir distingué les passions ou affects primitifs, Descartes et Spinoza analysent les passions ou affects qui s’y rattachent, que Passions et raison aujourd’hui regroupe en trois catégories : premièrement la colère et les passions connexes ; deuxièmement les passions de l’estime et de la mésestime de soi et d’autrui ; troisièmement les passions mimétiques, à propos desquelles on pourrait parler d’identification comme le fait la psychanalyse. Pour commencer par la colère, celle-ci, ira en latin, a donné son nom à la catégorie des passions irascibles de Thomas d’Aquin. Mais Descartes n’en a pas fait une passion primitive, il la rattache à la haine. Il définit la colère comme la passion violente qui nous affecte en réaction au mal qui nous est fait, tandis que le mal fait aux autres suscite en nous de l’indignation, et que le bien qui nous est fait suscite en nous de la reconnaissance. Dans la deuxième catégorie de passions, celle de l’estime de soi ou d’autrui, on trouve la générosité, l’orgueil et l’humilité, l’amour-propre, le désir de gloire et son contraire la honte. Dans la troisième catégorie, celle des passions mimétiques, se classent la pitié et l’envie, la jalousie, les désirs concurrentiels. En ce qui concerne la pitié et l’envie, lorsqu’un bien ou un mal arrive à d’autres, écrit Descartes, si nous estimons qu’ils ne le méritent pas, le bien excite l’envie, et le mal la pitié. Ce sont les deux faces d’un même sentiment consistant à trouver injuste ce qui arrive à un semblable qui pourrait être nous. Il y a plus encore dans le mimétisme. Comme l’a remarqué Spinoza bien avant René Girard qui a développé au XXe siècle une théorie du désir mimétique : souvent on désire un bien non parce qu’il est désirable en lui-même, mais du seul fait qu’un autre le possède.

Après l’analyse des passions, voir la suite dans: Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (II).

 

 

La finition dans les arts et dans l’écriture. Par D.T. Lemaire

La finition des œuvres, plus précisément leur degré de finition, est une question esthétique qui traverse les époques. Elle se pose dans le cas de Léonard de Vinci, dont on sait qu’il lui lui arrivait souvent de ne pas achever ses œuvres, volontairement ou non. Ce sujet du non finito, auquel est attaché également le nom de Michel-Ange, est abordé dans un article de Maryvonne Lemaire, publié en 2012 dans Libres feuillets, intitulé La Sainte Anne de Léonard de Vinci au musée du Louvre : interprétation d’une image de rêve. Léonard de Vinci a fait de nombreuses esquisses de ce tableau, et même le tableau définitif est partiellement une esquisse, car tout le fond intermédiaire entre les montagnes et le premier plan est inachevé, tout comme la robe de Sainte Anne. D’autres exemples de non finito sont fournis par Manet et par les impressionnistes à la suite de Manet. Dans son cours du Collège de France daté du 24 février 1999, qui fait partie d’un ensemble de cours publiés sous le titre Manet, une révolution symbolique (Raisons d’agir/Seuil, 2013), Bourdieu nous livre une réflexion stimulante sur la finition des œuvres, notion complexe à laquelle il applique sa méthode « réflexive » en ayant recours à sa propre expérience dans le domaine de l’écriture.

Un premier aspect de la finition, le plus trivial, mais peut-être aussi le plus préoccupant pour l’auteur d’une oeuvre, au moins dans le cas de l’écriture, concerne le travail par lequel il s’applique à  éliminer les erreurs voyantes, certes dans l’idée de parer à une possible critique du public, mais surtout dans le désir, toujours déçu, d’atteindre un idéal de perfection. D’où le stade des relectures, au pluriel, tâche ingrate : Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. A cet égard, Bourdieu va droit à une conclusion déprimante : « On n’éprouve pas de plaisir avec un livre quand on le fait (c’est très dur), mais le livre achevé c’est encore plus terrifiant parce qu’il a cette espèce de fini qui lui donne un côté fatal – les erreurs sont là, elles ne peuvent pas être corrigées, on les voit tout de suite alors qu’on ne les a pas vues avant, etc. » (Manet, une révolution symbolique, p. 205). Ces remarques ont la vérité du vécu. Après le passage par l’imprimeur, malgré les relectures, il y a en effet quelque chose d’irrémédiable dans la persistance de scories si visibles qu’on ne les a pas vues : redondances non repérées, fautes de frappe, coquilles diverses, d’autant plus difficiles à maîtriser qu’il existe de moins en moins de typographes pour y jeter un regard extérieur. Celui qui relit son propre texte a du mal à le voir tel qu’il est, il en gomme mentalement les erreurs en le relisant dans sa tête, il a tendance à le relire non tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Mais son aveuglement cesse dès le passage par l’imprimeur, comme si un autre l’avait écrit, et les erreurs qui deviennent des fautes lui sautent alors aux yeux, il se met à en exagérer la visibilité et l’évidence, et, pour renchérir sur ce que dit Bourdieu, elles lui apparaissent aussitôt « comme le nez au milieu de la figure » et comme la verrue sur le nez.
Il arrive ainsi que des bévues passent au travers de tous les contrôles jusqu’au stade final : tel a été le cas d’un timbre-poste émis en 1937 à 4,4 millions d’exemplaires, représentant le visage de Descartes imité du célèbre portait de Frans Hals, avec en arrière-plan l’inscription Discours sur la méthode, pour commémorer le trois-centième anniversaire du Discours de la méthode, erreur rectifiée deux semaines plus tard par une nouvelle émission à 5 millions d’exemplaires.

Bourdieu inclut dans la finition la lecture des épreuves de livres, en jouant sur le mot épreuve : « si la lecture des épreuves de livres, par exemple, est une épreuve très angoissante, c’est qu’elle marque cette ligne invisible où la chose cesse d’être privée. » A vrai dire, on peut se demander si le passage crucial se situe entre le privé et le public, ou s’il ne se situe pas plutôt entre le provisoire et le définitif. Bourdieu lui-même en donne un exemple dans le domaine universitaire en comparant la publication d’un article à la soutenance d’une thèse. « Un des effets terribles de la thèse à l’ancienne […] est que ce passage de la ligne devenait quelque chose d’extraordinaire : cela devenait une montagne […] d’autant plus qu’il y avait un interdit académique  –  dont on ne sait pas s’il a jamais été appliqué, mais qui en tout cas fonctionnait dans la tête à la fois des impétrants et des juges – selon lequel on ne devait rien publier avant le moment solennel de la thèse […] Une des manières de contourner, ou au moins de contrôler tant bien que mal ce passage, c’est de monnayer l’absolu, c’est-à-dire, au lieu de faire tout ou rien (« Je ferai le livre ultime, final, définitif », comme on dit souvent quand on est jeune), de faire des tas de petits articles, auxquels on n’attache pas beaucoup d’importance, qui sont des esquisses, et de les publier le plus possible. » Bourdieu fait un parallèle implicite entre ce mode de production universitaire et celui des impressionnistes qui ont initié une manière de peindre telle que « l’on peut faire, en beaucoup moins de temps, des choses qui demandaient des mois. Ils mettent en question la valeur – valeur-travail, valeur d’usage, valeur d’échange – qui est l’objet de grandes discussions et d’interrogations : ils peignent vite, ils bâclent parfois, et pourtant leurs tableaux atteindront des prix importants. » (Manet, une révolution symbolique, p. 148-149).

Cette remarque sur l’économie du non-fini (l’économie, c’est-à-dire la maximisation du résultat obtenu par rapport au travail fourni) donne à penser que le succès de ce mode de production peut être dû à une concordance, voire une connivence,  entre d’une part l’intérêt des producteurs, en l’occurrence les peintres ou certains d’entre eux, et d’autre part l’intérêt de ceux qui « reçoivent » les œuvres (les acheteurs, les spectateurs, tous les amateurs et connaisseurs), qui ont aujourd’hui une prédilection pour ce qui leur apparaît souvent à tort comme le plus précieux, c’est-à-dire la spontanéité du premier geste pictural. Si l’on examine un instant l’intérêt des critiques et des historiens de l’art, on constate qu’ils sont attirés par la possibilité d’entrer dans le processus de création, ce que le non-fini et ses esquisses permettent plus facilement que le fini. Dans l’attrait du non-fini entrent en jeu diverses motivations, par exemple la curiosité suscitée par les repentirs des créateurs. Dans l’exposition de 2012 consacrée par le Louvre à la Sainte Anne de Léonard de Vinci (voir ci-dessus), l’étude des repentirs, rendue possible grâce aux rayons X, tenait une place relativement importante. Plus généralement, par rapport au fini qui donne la primauté au dessin (il primato del disegno) et qui lisse la matière, le non-fini pictural réévalue la touche et à  la couleur. En ce qui concerne la littérature, les critiques professionnels sont désormais séduits par les repentirs que révèlent les manuscrits. Ils élaborent par ailleurs des statistiques sur les répétitions de l’auteur (une approche aujourd’hui vulgarisée au point de s’étendre à l’étude des discours politiques par les politologues), pour réduire la complexité de ce qui est dit à la simplicité élémentaire de quelques mots-clés, censés être plus significatifs que le texte élaboré.

Les artistes, les écrivains, auraient-ils tort de rechercher la perfection du poli et de l’achevé ? C’est ce que semble penser Bourdieu – sans doute trop admiratif de Manet et des impressionnistes – en questionnant « l’esthétique du fini ». Il cite Baudelaire qui, dans le Salon de 1845, voit des artistes « consciencieux », recherchant le « trop bien fait », l’excès de perfection, et qui écrit : « Tout le monde peint de mieux en mieux, ce qui nous paraît désolant » (Manet, la révolution symbolique, p.193-194). Cela dit, n’oublions pas que Baudelaire a dédicacé ses Fleurs du mal à Théophile Gautier, grand adepte de la finition, qui a écrit dans Emaux et camées : « Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant. » Bourdieu cite Baudelaire et son Salon de 1845, et il prend aussi l’exemple du maître de Manet, Couture (p. 202, 204, 207), tel que le présente un livre intitulé Thomas Couture and the eclectic vision, écrit par l’américain Albert Boime, historien de l’art, reprenant l’hypothèse d’un autre critique américain, Joseph C. Sloane (auteur de French painting between the past and the present. Artists, critics and traditions, from 1848 to 1870, Princeton University Press, 1951). Selon cette hypothèse, la révolution impressionniste « aurait consisté essentiellement à constituer en œuvres achevées les esquisses » que les peintres académiques considéraient comme une première étape. Couture, dit Bourdieu, « accordait beaucoup d’attention à la fraîcheur et à la spontanéité de la première impression », mais  il n’a jamais été capable « de s’abandonner entièrement à l’improvisation dans ses œuvres définitives […] Prisonnier de l’esthétique du fini qui s’imposait à lui quand il arrivait à la phase finale de son travail, en un sens – du point de vue des impressionnistes – il gâchait son travail en le finissant à l’extrême ; il identifiait la liberté à la première esquisse, mais il était désorienté lorsqu’il fallait la projeter à grande échelle pour en faire l’œuvre publique, officielle. » Bourdieu ajoute que « le fini refroidit et, en idéalisant, il rend impersonnel et universel, c’est-à-dire universellement présentable : le fini, c’est comme de s’habiller en dimanche, c’est l’habit endimanché […] » Cette remarque (p. 207) lui fait penser à son livre sur la photographie, intitulé Un art moyen. « J’avais montré que les gens ne se laissent pas photographier au naturel et veulent aussitôt prendre la pose, construire une image d’eux-mêmes, mettre leurs plus beaux vêtements, se rendre plus présentables. »
Ce que Bourdieu ne dit pas, c’est qu’à force de soigner la finition, on peut dépasser l’académisme et « l’art pompier » pour parvenir à quelque chose comme l’hyperréalisme, qui n’est pas forcément démodé ni condamné par l’évolution de l’art.

Généalogie : Emma Greder (Hégenheim 1902-Thann 1991)

 

Cette courte généalogie, consacrée à Emma Greder (grand-mère maternelle de Dominique Thiébaut Lemaire) et à la famille de celle-ci, de religion catholique, originaire de Hégenheim dans le sud de l’Alsace, complète l’article de Libres Feuillets publié le 10 novembre 2012, intitulé « Une famille alsacienne dans les guerres des XIXe et XXe siècles ». Hégenheim est proche de Bâle, de même que les autres communes mentionnées (Brinckheim, Leymen, Wentzwiller…)
Cette généalogie retrace une trajectoire familiale typique de cette période, que l’on trouve dans d’autres régions, lorsque la population a évolué de l’agriculture à l’artisanat et au commerce, puis vers des activités dites intellectuelles.
Les sources utilisées sont l’état civil (archives départementales du Haut-Rhin sur internet) et les inscriptions sur les tombes au cimetière de Hégenheim. Il est à noter qu’au XIXe siècle, avant l’annexion provisoire de l’Alsace par l’Allemagne (de 1871 à 1918), à Hégenheim par exemple, les actes d’état civil, rédigés en français, indiquent qu’ils étaient aussi lus en allemand aux personnes présentes.

De 1800 à Emile Greder (1857-1915)

Fridolin Greder, cultivateur, et Anne Marie Riehr (décédée à Hégenheim le 30 avril 1812 à l’âge de 52 ans) sont les parents de Marie Anne et Henry Greder :
— Marie Anne Greder s’est mariée avec Remi Greder, journalier fils de cultivateur ; de ce mariage est née à Hégenheim le 20 juillet 1828 Madeleine Greder (acte sur internet dans les actes de naissance de Hégenheim 1810-1852, photo 227) ; fille de feu Remi Greder et de Marie Anne Greder, survivante, Madeleine Greder, couturière célibataire, est la mère de Jacques Greder (né à Hégenheim le 25 juillet 1850), qui s’est marié avec Anne Schaub ; cette filiation continue jusqu’à nos jours (voir geneanet, arbre de Guy Baeumlin) ;
— Henry Greder (Hégenheim 1er décembre 1799-Bâle 17 avril 1839), cultivateur, par la suite journalier, s’est marié à Hégenheim le 16 janvier 1824, devant le maire Jean Greder, avec Marie Anne Ritti ou Ritty (née à Leymen le 1er janvier 1798), fille de Jacques (maçon décédé à Leymen le 9 mai 1814 à l’âge de 50 ans) et de Catherine Menweg (décédée à Leymen le 22 juillet 1814 au même âge), en présence de deux cultivateurs et de deux journaliers. L’acte de mariage se trouve dans les actes de mariage de Hégenheim 1793-1828 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photos 300-301). Henri Greder, journalier, est mort à  Bâle où il travaillait.

Fils d’Henry et de Marie Anne Ritti, Henry Greder est né à Hégenheim le 7 mars 1826 à Hégenheim (où il est mort le 24 décembre 1888). Sa naissance a été déclarée par son père, cultivateur, devant le maire Jean Greder, en présence des deux témoins Blaise Stark et George Boesinger, journaliers. Cet acte se trouve dans les actes de naissance de Hégenheim 1810-1852 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photo 203 du registre). Fils d’Henri, décédé, et de Marie Anne Ritti, sans profession, Henri Greder, maçon, domicilié à Hégenheim, s’est marié à Hégenheim le 22 mai 1854 devant le maire Jean Ulric Frisch avec Anne Marie Bachmann (née à Hégenheim le 29 octobre 1829), fille de Joseph (décédé à Hégenheim le 20 février 1852), tonnelier, et de Christine Frey, domiciliée à Hégenheim, en présence des témoins suivants, domiciliés à Hégenheim :
— François Joseph Mislin âgé de 63 ans, cultivateur, oncle par alliance de la mariée ;
— Jacques Mislin, âgé de 30 ans, charpentier, cousin germain de la mariée;
— Joseph Schmitt, âgé de 49 ans, tisserand, non parent ;
— Jean Mislin, âgé de 33 ans, cordonnier, non parent.
Tous ont signé, sauf la mère de la mariée.
Cet acte se trouve dans les actes de mariage de Hégenheim 1829-1862 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photos 303 et 304, mariage n° 5 de 1854).
Ont été maçons eux aussi Georges Greder, frère d’Henri Greder, et Jean Fellmann, beau-frère d’Henri Greder :
— Georges Greder (Hégenheim 12 novembre 1827-Hégenheim 5 février 1869) s’est marié à Hégenheim le 29 juin 1864 devant le maire Jean Ulric Frisch avec Catherine Boesinger (née à Hégenheim le 24 avril 1835), sans profession, fille de Georges Boesinger, agent de police ; l’acte se trouve dans les actes de mariage de Hégenheim 1863-1872 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photo 11) ;
— Jean Fellmann (né à Hégenheim le 18 juillet 1828), maçon comme son père Jean, s’est marié à Hégenheim le 24 mai 1858 devant le maire Jean Ulric Frisch avec Thérèse Greder (Hégenheim 15 décembre 1832-Hégenheim 21 novembre 1866), soeur d’Henri et Georges Greder ; l’acte se trouve dans les actes de mariage de Hégenheim 1829-1862 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photo 341).

Henri Greder, maçon, et Anne Marie Bachmann sont les parents de :
— Emile Greder (né à Hégenheim le 16 février 1857/acte du 17, décédé en 1915 : date du décès sur sa tombe), commerçant, qui s’est marié deux fois, d’abord avec Rosalie Schmitt, puis avec Rosalie Monique Wanner (voir ci-après) ;
— Marie Anne Greder (née à Hégenheim le 1er octobre 1860) ;
— Madeleine Greder (Hégenheim 21 juin 1862-Hésingue 30 mai 1957) ;
— Rosalie Greder (Hégenheim 24 avril 1865-Hégenheim 6 février 1945) ;
— Joseph Greder (né à Hégenheim le 4 janvier 1868).

Descendance d’Emile Greder (premier mariage)

Emile Greder s’est marié en premières noces à Hégenheim le 15 juillet 1878 (mariage n° 13) avec Rosalie Schmitt, fille de Jacques Schmitt et de Marie-Eve Neuhaus. Du mariage Greder-Schmitt sont nés à Hégenheim :
—  Rosalie Greder (née le 8 septembre 1878 : photo 204 des actes de naissance 1873-1882 sur internet) ;
— Eugène Greder (né le 18 novembre 1882/acte de naissance n°65, décédé à Hégenheim le 4 novembre 1960) ;
— Edouard Greder (né le 19 septembre 1887 : photos 230 et 239 des actes de naissance 1883-1892 sur internet).
Eugène Greder s’est marié avec Joséphine Charron (1885-1953), fille de François Charron (1850-1898) et de Marie-Eve Latschat (1853-1938). Emile et Eugène Greder ont créé à Hégenheim un petit « supermarché » avant la lettre.

Les enfants d’Eugène Greder et de Joséphine Charron sont René, Jeanne, Bernard, Yvonne, Odile, Agnès, Paulette :
— René Greder (1908-1997), négociant en vin avec son frère Bernard, dont l’entreprise subsiste à Hégenheim sous le nom de vinothèque « Les caves Greder », s’est marié avec Rose Perrotin (1917-1995) ; de ce mariage est née en 1946 Colette Greder, chanteuse et comédienne à Bâle (voir sur internet la biographie de Colette Greder par elle-même);
— Jeanne Greder (1909-1997) s’est mariée avec Lucien Eckert (1909-1993), boucher-charcutier, fils d’Adolphe (1875-1951) et de Joséphine Brom (1882-1969) ;
— Bernard Greder (1912-1982), négociant en vin avec son frère René, s’est marié avec Alice Schoeffel (1914-1993) ; de ce mariage est né en 1941 François Greder, qui a été directeur salarié des charcuteries industrielles Maurer, placé à ce poste par le groupe bâlois Bell ; les dirigeants des « Caves Greder » sont aujourd’hui François et Florian Greder ;
— Yvonne Greder (1920-1997) s’est mariée avec Albert Schmitt (1909-1995), secrétaire de mairie à Hégenheim, fils de Joseph Albert (1866-1934) ;
— Odile Greder (Hégenheim 21 avril 1924-Saint-Louis 30 novembre 2011) s’est mariée avec Paul Immelin (1927-2005), entrepreneur en matériaux de construction ;
— Agnès Greder (née en 1927) s’est mariée avec Joseph Boesinger (1924-2013) ; ces époux ont repris la direction de la grande épicerie Greder à Hégenheim ; ils ont eu deux fils médecins, Pascal et Frédéric ; Jacques, fils de Pascal, est diplômé de l’Ecole polytechnique de Lausanne ;
— Paulette Greder (1931-2002) s’est mariée avec Lucien Gutzwiller, dirigeant de l’entreprise familiale du même nom (sanitaire et chauffage), fils de Louis (1899-1975), fondateur de l’entreprise, et de Marie Gasser (1899-1982). Du mariage Gutzwiller-Greder est née le 13 mars 1959 Catherine Gutzwiller, seconde épouse de René Lintzentritt divorcé de Marie-Odile Hillenweck fille d’Emma Greder : voir ci-dessous.

Descendance d’Emile Greder (second mariage)

Emile Greder s’est marié en secondes noces avec Rosalie Monique Wanner (Rose Wanner sur l’inscription funéraire), née à Wentzwiller près de Hégenheim le 4 mai 1876 (douzième naissance de l’année d’après le registre d’état civil), décédée en 1918 (date du décès inscrite sur sa tombe).

Les parents de Rosalie Monique (Rose Monique ou Rose) sont François Joseph Wanner, cultivateur (né à Wentzwiller le 11 juillet 1830, de François Joseph, cultivateur, et de Catherine Heyer) et Thérèse Wanner (née à Wentzwiller le 26 avril 1836 de Joseph Wanner, cultivateur, et de Madeleine Schumacher). Ils se sont mariés à Wentzwiller le 5 mai 1865 (mariage n° 4 sur le registre d’état civil), en présence de quatre témoins, dont Jacques Wanner, charron, oncle du marié, et Joseph Schaeffer, instituteur, le maire étant Joseph Boesinger. Les présents ont tous signé, sauf la mère de la mariée.
François Joseph Wanner et Thérèse Wanner sont les parents de plusieurs autres enfants nés à Wentzwiller :
— François Joseph né le 9 février 1866 ;
— Marie Claude née le 20 mars 1867 ;
— Catherine née le 23 avril 1869 ;
— Jean né le 14 novembre 1870 ;
— Anton ou Antoine né le 26 mars 1874 ;
— Martin (né le 8 mai 1879) qui s’est marié avec Gertrude Stoecklin (née à Brinckheim dans le département du Haut-Rhin le 27 janvier 1888).

Du mariage entre Emile Greder et Rosalie Monique Wanner est née Emma Greder (Hégenheim 29 mars 1902-Thann 22 juillet 1991), qui a épousé à Hégenheim le 11 mai 1923 Thiébaut (César Jean Thiébaut Marie) Hillenweck (Thann 3 août 1894-Mulhouse 16 septembre 1971), fils de Jean Hillenweck, menuisier, et de Catherine Bruckert. Les époux Hillenweck-Greder ont eu trois filles : Monique épouse Lemaire (1924-1983), Léonie épouse Leicher (1927-2017) et Marie-Odile épouse Lintzentritt puis Codiroli (née en 1941).
A la date de son mariage, Thiébaut Hillenweck, titulaire de l’équivalent allemand du baccalauréat, rédacteur (de journal), demeurait à Colmar, après s’être enrôlé dans l’armée française dès 1914 et avoir passé sous le drapeau français les années de guerre principalement en Indochine où il avait été envoyé avec plusieurs autres enrôlés volontaires de Thann. Il a laissé en particulier sur ces années des souvenirs recueillis par sa fille Ninon Leicher et par ses petits-enfants Marie Leicher et Dominique Thiébaut Lemaire (voir en particulier le livre de ce dernier, Quatre familles dans les guerres, publié en 2014 aux éditions L’Harmattan). A la naissance de leur fille aînée, en 1924, Thiébaut Hillenweck et Emma Greder habitaient à Thann 18 rue de la Halle, où demeuraient aussi les parents de Thiébaut Hillenweck. Par la suite, ils ont vécu jusqu’à la fin de leur vie dans cette maison située au bord de la Thur près de l’ancienne halle aux blés, aujourd’hui musée. Après la guerre de 1914-1918, Thiébaut Hillenweck a été journaliste à Colmar et à Thann, commerçant (vente de lait) à Mulhouse, puis comptable, papetier libraire et débitant de tabac à Thann, sous-lieutenant dans l’armée française en 1939. Il a été expulsé d’Alsace par les Allemands en 1940-1945 avec sa famille, et il a trouvé refuge d’abord à Muret près de Toulouse, puis à Ovanches en Haut-Saône. A partir de 1945, il a repris ses activités à Thann avec son épouse.
L’auteur de la présente généalogie se souvient notamment que ses grands-parents maternels, appelés « bon papa » et « bonne maman » par leurs petits-enfants, lui ont offert peu après sa parution un Littré édité en 1967 par Gallimard et Hachette en sept volumes, qu’ils ont offert aussi au filleul d’Emma, Alain Colmerauer (1941-2017), devenu par la suite un informaticien renommé, correspondant de l’Académie des sciences. ils avaient plaisir à faire des cadeaux à leurs proches, et ils aimaient leur métier.

Dominique Thiébaut Lemaire

Envie et justice en politique

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Dans un entretien publié le 14 octobre 2017 par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, le Président de la République française (dont la photo, en couverture de ce numéro, est encadrée par deux citations tirées de l’entretien : « Ich bin nicht arrogant », je ne suis pas arrogant, et « Ich sage und tue, was ich mag », je dis et fais ce que je veux), a donné une dimension politique à quelques passions, l’orgueil, l’ambition et surtout l’envie (traduite par « jalousie » dans la version française), dans une dénonciation visant « le triste réflexe de l’envie française qui paralyse notre pays », en réponse à une question relative aux réactions négatives suscitées par la suppression de l’impôt français sur la fortune mobilière.

Précisons en passant, parce que beaucoup l’ignorent ou feignent de l’ignorer, que l’impôt sur la fortune a été institué en France notamment parce qu’il existait à cette époque en Allemagne et ailleurs.

Le Président a expliqué en substance qu’il assume cette mesure de suppression ; qu’il est issu d’une famille n’appartenant pas à l’élite politique ou bancaire, mais à la classe moyenne de province ; qu’il ne serait pas arrivé à la présidence, si on lui avait dit que la réussite est un mal, ou si on avait mis des barrières sur son chemin ; qu’il veut que les jeunes puissent réussir en France, que ce soit dans leur vie familiale, dans l’art ou dans la création d’une entreprise ; qu’on ne peut pas créer d’emplois sans entrepreneurs…

Manifestement, l’envie dont il est question est principalement celle que provoque le succès économique et financier. Mais, comme l’a fait observer Descartes dans les articles 182 et 183 des Passions de l’âme, ce qui est en jeu dans l’envie, c’est moins la question de la richesse que celle du mérite : l’envie étant une tristesse « qui vient de ce qu’on voit arriver du bien à ceux qu’on pense en être indignes », par exemple lorsque ce bien peut se convertir en mal entre leurs mains. Descartes va jusqu’à écrire que cette passion est juste et excusable si la haine qu’elle contient est motivée par la mauvaise distribution du bien qu’on envie à d’autres. En ce sens, elle est liée à la passion de la justice égalitaire particulièrement sensible chez certains peuples ou dans certaines situations.

Freud a bien vu ce lien essentiel, dont il parle dans ses Essais de psychanalyse (deuxième partie : « Psychologie des masses et analyse du moi »), en partant du sentiment de « jalousie » par lequel l’enfant, dans une famille, commence par accueillir l’arrivée d’un plus petit. « La première exigence qui naît de cette réaction, écrit Freud, est celle de justice, de traitement égal pour tous. »

Hormis l’exigence de juste distribution des biens, l’envie est une passion mauvaise, et elle l’est particulièrement lorsqu’elle naît de faux clivages comme celui par lequel on cherche à opposer les générations, comme si les jeunes n’étaient pas destinés à vieillir, comme si les vieux n’avaient pas été jeunes, et comme s’il n’existait entre eux ni amour ni solidarité naturelle et familiale. Elle crée de même un faux conflit entre les fonctionnaires et les salariés du secteur privé, incités à un ressentiment réciproque où chaque catégorie ne voit que les avantages de l’autre et ses propres désavantages. Ceux qui gagnent moins oublient les protections dont ils jouissent en contrepartie, et ceux qui sont moins protégés oublient qu’ils gagnent davantage.

Les acteurs politiques, en principe chargés du bien commun, devraient avoir la sagesse d’apaiser ces antagonismes, mais on en voit qui, au contraire, les attisent, par intérêt personnel, égocentrisme ou méconnaissance.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : Charles Péguy, intellectuel mais poète

Charles Péguy revit comme intellectuel
Classé à gauche à droite ou bien non-aligné
Mais c’est comme poète et non conceptuel
Qu’il voulait faire face au jugement dernier

A l’heure où sonnera la remise des prix
Lorsqu’à la fin le bien sera récompensé
Ce n’est pas disait-il un discours balancé
Qui réanimera tous ceux qui ont péri

Aucun épigraphiste ou lecteur d’épitaphes
Ne ressuscitera l’existence perdue
Aucun géostratège ou autre géographe
Ne cartographiera le pays disparu

Quand l’homme relevé de la mort de la tombe
Ecartera la pierre ou les fleurs du hallier
Quand il remontera les ruines d’escalier
Où le pied du silence à chaque pas retombe

Ce n’est pas le regard de ses maîtres charnels
Ce ne sont pas les yeux des professeurs d’histoire
Qui le contempleront à l’interrogatoire
Lorsqu’il ira s’asseoir sur les bancs éternels

Ainsi parlait Péguy contre tout maître logue
Politologue anthropologue idéologue
C’est plus haut qu’il pensait avoir un compte à rendre
Il faut l’aimer poète afin de le comprendre

 

Le centième anniversaire de la mort de Péguy au combat en 1914 a fait prendre conscience d’une sorte de résurrection de l’écrivain après un purgatoire dans la seconde moitié du XXe siècle, une fois passée la guerre mondiale de 1939-1945 qui lui avait donné une forte actualité. Tandis que le pétainisme le revendiquait, le général de Gaulle s’est référé à lui, ainsi que Bernanos. Mais par la suite, on l’a accusé absurdement (Bernard-Henry Lévy dans L’idéologie française en 1981) d’être un des fondateurs d’un national-socialisme à la française. A présent, beaucoup se réclament de lui, des journalistes, des essayistes, des philosophes, des historiens, des écrivains de gauche ou de droite : par exemple Edwy Plenel, Jacques Julliard, Yann Moix, Pierre Manent, et même Michel Houellebecq … Alain Finkielkraut lui a consacré un livre, Le Mécontemporain (1992), et ses deux ouvrages récents parlent aussi de lui (L’Identité mallheureuse en 2013, La seule exactitude en 2015). Le titre du dernier est tiré d’une citation de Péguy : « Etre à l’heure, la seule exactitude », citation explicitée par Finkielkraut : les contemporains, vivant soit dans la répétition du passé, soit dans l’annonce de l’avenir, n’habitent pas tous le présent au même moment. On peut se réjouir de voir Péguy revenir sur le devant de la scène, mais c’est sous une forme tronquée, car c’est en prose qu’on évalue, dans un sens ou dans l’autre, l’itinéraire de cet écrivain depuis son soutien actif à la juste cause dans l’affaire Dreyfus jusqu’à son patriotisme religieux (nationalisme dévot pour certains) à la veille d’un conflit mortel, et on évite de parler du poète qui continue à dépasser la compréhension ordinaire des lecteurs. C’est pourtant la poésie de Péguy qui exprime avec le plus de justesse et de nuance sensible les notions dont il est question dans les essais en prose, qui peuvent paraître contestables quand, pour les lire, on n’est pas « à l’heure ».

Bourdieu, une sociologie réflexive: un livre de Dominique Thiébaut Lemaire

Dominique Thiébaut Lemaire vient de publier une étude sur la sociologie de Pierre Bourdieu.
La gravure en couverture, portrait du sociologue, est l’œuvre du peintre et graveur Sergio Birga, auteur de deux autres illustrations à l’intérieur du livre : une gravure représentant de manière imagée la réflexivité et l’auto-analyse, ainsi qu’un autre portrait  (dessiné) du sociologue.  

 

 

 

 

L’évaluation scolaire: critique de l’enquête internationale PISA. Par Dominique Thiébaut Lemaire

L’enquête internationale périodique PISA a fait l’objet d’un article publié par Libres Feuillets le 16 octobre 2011. L’analyse critique contenue dans cet article de 2011 est reproduite ci-dessous en annexe, à la suite de l’analyse consacrée à la dernière enquête en date, celle de 2012 publiée fin 2013 (qui met l’accent sur les mathématiques).

PISA fait grand bruit chaque fois que ses résultats sont publiés. On croit pouvoir en tirer des vérités comparatives, on décerne aux Etats des bons points ou des mauvais points selon leurs niveaux scolaires ainsi mesurés, les politiques s’en mêlent. Mais comparaison n’est pas raison.
En réalité, PISA compare des situations nationales peu comparables, et mesure pour une large part des réalités irréelles, comme en témoignent les questionnaires soumis aux élèves.

 Qu’est-ce que PISA

 Présentation générale

PISA (en anglais Program for International Student Assessement) est une enquête menée tous les trois ans auprès de jeunes de 15-16 ans dans les pays membres de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique) et dans de nombreux pays partenaires. Cette enquête prétend évaluer l’acquisition de savoirs et savoir-faire essentiels à la vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire. Ses tests, qui se présentent sous la forme de questionnaires, portent sur la lecture, la culture mathématique et la culture scientifique. Dans chacun des pays participants, les élèves remplissent les questionnaires tous les trois ans. Ils sont sélectionnés à partir d’un échantillon aléatoire d’établissements scolaires (publics ou privés) ainsi que sur un critère d’âge (de 15 ans et 3 mois à 16 ans et 2 mois au début de l’évaluation), et non en fonction de leur classe.

 Les collectes de données déjà réalisées ont eu lieu en 2000, 2003, 2006, 2009 et 2012. L’idée est de procéder à des comparaisons dans l’espace et dans le temps. Mais ces comparaisons sont sujettes à caution, car le cadre d’évaluation évolue d’une enquête à l’autre.

 L’ambition affichée : la préparation à la « vie réelle » par les systèmes éducatifs

 Plutôt que d’évaluer la maîtrise d’un programme d’enseignement, PISA se concentre sur ce dont les élèves de 15 ans sont supposés avoir besoin dans leur vie future et cherche à déterminer ce qu’ils pourront faire grâce à ce qu’ils auront appris. L’enquête vise à mesurer leur capacité à réfléchir et à appliquer leurs connaissances dans des situations tirées du monde réel et de la vie courante.

 Ce qui suit, jusqu’au titre intitulé « Analyse critique », reproduit en substance l’argumentation de l’OCDE.

 D’après cette organisation, les programmes scolaires sont surtout conçus en tant qu’ensembles d’informations et de techniques à maîtriser et n’accordent pas assez d’importance aux compétences qui devraient être développées dans la perspective d’une application dans la vie adulte. Ils privilégient encore moins les compétences générales qui devraient être acquises de manière transversale dans l’ensemble du programme pour permettre à l’individu de résoudre des problèmes et d’appliquer son raisonnement et ses concepts aux situations rencontrées dans la vie. PISA, au contraire, a l’ambition d’étudier l’état de préparation à la vie adulte et, dans une certaine mesure, l’efficacité des systèmes d’éducation, en évaluant le niveau de formation des élèves par rapport aux objectifs fondamentaux des systèmes d’éducation, et non par référence aux corpus de connaissances.

 En sciences, posséder des connaissances particulières, savoir des noms de plantes et d’animaux par exemple, présente moins d’intérêt, dit PISA, que d’avoir assimilé des notions fondamentales comme la consommation d’énergie, la biodiversité et la santé humaine, lorsqu’il s’agit de réfléchir sur des thèmes scientifiques qui suscitent des débats de société. En mathématiques, être capable de raisonner en termes quantitatifs et de concevoir des relations ou des correspondances est plus important que de savoir répondre aux questions figurant habituellement dans les manuels d’exercices, lorsqu’il s’agit de faire preuve de compétences mathématiques dans la vie courante. En lecture et compréhension de l’écrit, alors que les évaluations sont souvent axées sur des textes continus organisés sous forme de phrases et de paragraphes, l’enquête PISA part de l’idée que les individus rencontreront au cours de leur vie adulte un vaste éventail d’écrits (dossiers de candidature, formulaires administratifs, publicités, etc.) et qu’il ne suffit pas de pouvoir lire les textes généralement proposés à l’école. Elle met l’accent sur l’usage pour lequel ont été rédigés divers types de textes : romans, lettres personnelles ou biographies rédigées en vue d’une lecture à usage « privé » ; documents ou avis officiels destinés à un usage « public » ; manuels d’entretien ou rapports destinés à une lecture à des fins « professionnelles », et manuels scolaires ou fiches d’exercices destinés à une utilisation « scolaire »…

Analyse critique

Caractère artificiel de la « vie réelle » de PISA

De même que PISA 2006 et PISA 2009, PISA 2012 a posé aux élèves des questions bizarres sur des situations irréelles. Par exemple, en « résolution de problèmes », ils ont été invités à retrouver par tâtonnements le fonctionnement d’un climatiseur neuf dont on aurait égaré le mode d’emploi. Sans doute dans l’idée que si le climatiseur n’était pas neuf, ils sauraient le faire marcher sans tâtonnements. Mais perdre le mode d’emploi d’un appareil qu’on vient d’acheter, « il faut le faire », dirait le vendeur auquel on s’adresserait aussitôt pour récupérer ce document ! Autre exemple : l’achat de tickets de métro à tarif réduit à un distributeur où le tarif réduit n’est pas disponible. L’épreuve consiste à se rendre compte de cette indisponibilité, et à se résigner à payer le tarif normal (au lieu de s’adresser à un autre distributeur ou au guichet) !

Le « non-dit » des questions posées

S’agissant d’un réseau de routes formant un entrelacs entre différents quartiers, et dont les tronçons sont représentés avec la mention du temps nécessaire pour les parcourir, PISA a posé aux élèves les questions suivantes :
– quel trajet doivent suivre trois personnes habitant chacune dans un quartier différent pour se retrouver ensemble dans l’un des quartiers sans que le déplacement de chacune soit supérieur à 15 mn ?
–  quel est le trajet entre deux quartiers éloignés nommément désignés, qui ne dépasse pas 31 mn ?
La réponse est obtenue en additionnant les temps de déplacement correspondant aux tronçons qui composent l’itinéraire le plus rapide, à déterminer. L’énoncé de la question passe sous silence le fait qu’une absence de déplacement pour l’une des personnes peut être considéré comme un trajet ; et le fait que, dans le graphique du réseau, qui semble ne pas avoir d’échelle, la longueur d’un tronçon est tout de même proportionnelle à sa longueur réelle, précision qui, dans la vie réelle, permet au lecteur d’une carte routière d’avoir, en première approximation, une vue synthétique de ce que peut être la route probablement la plus courte.

Dans une autre « résolution de problème », un aspirateur robot circule au milieu de plusieurs « blocs », les uns fixes de couleur rouge, les autres déplaçables de couleur jaune. Il est demandé aux élèves de décrire ce que fait l’aspirateur lorsqu’il rencontre un bloc jaune. L’énoncé du problème escamote la question complète, car la description attendue est en fait celle-ci : « décrire ce que fait l’aspirateur depuis le moment où il rencontre un bloc jaune jusqu’au moment où il s’immobilise après cette rencontre ».

Fausseté de la démarche comparatiste retenue

 Les connaissances et les compétences évaluées ne sont pas choisies par PISA parce qu’elles font partie du dénominateur commun des programmes scolaires nationaux, mais, nous explique-t-on, parce qu’elles sont jugées essentielles pour la vie future. Cependant, les vraies raisons de la référence aux notions de « vie réelle » et de « vie future » sont ailleurs. Dans un contexte international, privilégier la référence à des programmes d’enseignement nationaux aurait pour effet de concentrer l’enquête sur les éléments communs aux différents pays. Il faudrait alors multiplier les compromis, ce qui déboucherait, selon l’OCDE, sur une évaluation trop restrictive pour être utile aux gouvernements ou Etats désireux de se comparer aux autres.
Au surplus, l’OCDE (34 pays membres) a perdu en homogénéité et donc en comparabilité, en englobant désormais des pays situés à des stades de développement dissemblables, et en incluant dans ses enquêtes PISA 31 « pays et économies partenaires » (dont les entités chinoises de Shanghai, Hong-Kong, Macao !). D’où l’exigence encore plus nécessaire d’une définition a priori, comme socle de la comparaison, d’un type de connaissances et de compétences considérées comme « utiles » partout, au prix d’un sérieux appauvrissement intellectuel.

 Fausseté de l’idée d’un acquis de base national et international à 15-16 ans

 Les élèves de l’échantillon sont sélectionnés en fonction de leur âge, et non en fonction de leur classe, ce qui peut poser problème en France où le redoublement est plus fréquent qu’ailleurs. A cette objection, on répond, cyniquement ou raisonnablement selon le point de vue, que la France doit réduire ses taux de redoublement.

 L’approche de PISA, fondée sur la fiction d’un socle commun de connaissances supposé acquis à 15-16 ans, est rudimentaire par rapport aux approches des programmes nationaux d’enseignement fondés sur la construction progressive d’un savoir sur une plus longue durée.

 Dans les approches modernes de plus longue durée, choisies par les pays développés, les notions de base, enseignées de manière échelonnée, peuvent être abordées par les différents systèmes scolaires à des niveaux de profondeur variable et à des âges différents, parfois plus tardifs. En conséquence, on retombe sur l’inconvénient de comparer des réalités non comparables.

 En outre, le discours de PISA se fonde sur la distinction entre les connaissances résultant des programmes d’enseignement, et les notions de base indispensables. Mais il est illusoire de croire que ces dernières puissent être assimilées indépendamment de l’acquisition des connaissances plus élaborées dont elles constituent le socle et qui permettent d’en comprendre l’intérêt.

 Tests et bachotage

 Dans son livre intitulé : Les stratégies absurdes (Le Seuil, 2009) l’économiste Maya Beauvallet a indiqué qu’aux Etats-Unis, une vingtaine d’Etats ont développé un système de rémunérations et de sanctions des écoles sur la base de tests auxquels sont soumis les élèves. Ces tests remontent pour les premiers aux années1930. A partir des années 1950, ils ont servi à mesurer la performance non pas des élèves mais de leurs professeurs. A partir des années 1980, ils ont débouché sur des récompenses ou des sanctions monétaires.

 On a constaté que les résultats s’améliorent toujours une fois passée la période de mise en place de ces tests. Les élèves auraient donc appris quelque chose ? Ils ont surtout appris à répondre à un exercice particulier. Ils connaissent mieux le test et ses rouages (voire ses « roueries »), s’en soucient davantage, lui consacrent parfois une part trop importante de leurs efforts, développent une stratégie de bachotage. De leur côté, les enseignants enseignent à leurs élèves la meilleure manière de réussir le test, au détriment de tâches importantes que le test ne mesure pas.

Une étude américaine a mesuré le temps passé devant la télévision, le taux d’absentéisme des élèves et le temps de travail à la maison comme indicateurs d’une qualité autre que la qualité mesurée par ces tests scolaires. Ses auteurs n’ont trouvé aucune relation significative entre l’amélioration des résultats des tests et le temps passé devant la télévision ou le temps passé aux devoirs à la maison.

 L’introduction d’un nouveau test se traduit immédiatement par une baisse des performances. Les élèves seraient-ils devenus moins bons? Non, simplement le test  mesure la connaissance du test. Tel est la conclusion à laquelle sont parvenus plusieurs chercheurs américains (par exemple Robert Linn : « Assessments and Accountability », Educational Researcher vol 29, 2, 2000)

 En conclusion

 Un idéal de certificat d’études

Les élèves français formés aux épreuves du certificat d’études de la Troisième République (épreuves fondées sur des questions concrètes prétendant s’inspirer elles aussi de la vie courante) auraient sans doute été mieux adaptés aux tests de PISA que les élèves d’aujourd’hui pourtant dotés de connaissances plus poussées dans un contexte pédagogique plus ambitieux.
Ainsi, les questions de mathématiques posées dans le cadre de PISA 2012 semblent, d’après les exemples qui en sont donnés, se concentrer sur des calculs de vitesses et de débits (celui d’une porte à tambour au lieu du débit d’un robinet) comme au bon vieux temps du certificat d’études.

 Une méconnaissance des études sur la validité des tests

 De nombreuses études ont montré depuis longtemps que les tests ne mesurent pas ce qu’ils prétendent mesurer. A ce sujet, on vient de voir que, pour les chercheurs américains dans le domaine de l’éducation, le test mesure principalement la connaissance du test.
On peut dire ironiquement que ce constat est encourageant pour les pays qui souhaitent améliorer leur performance PISA et battre les pays concurrents: il leur suffit d’y préparer leurs élèves en les familiarisant avec les types de questions, les critères de notation, les « trucs » à connaître et les « pièges » à éviter.
C’est du reste ce que font les bons élèves dans les cursus nationaux d’enseignement : ils se familiarisent avec les types d’épreuves et s’y exercent, en sachant bien que la moitié de la réussite est due à cette compréhension distincte de la connaissance de la matière elle-même.

 Qu’importe ce qui est réellement comparé, pourvu que l’on puisse dresser un palmarès

 Bien qu’il soit le plus souvent superficiel voire infondé, le palmarès, exploitant le profond désir humain de comparaison aux autres, d’imitation et d’émulation, est un produit qui se vend bien.
Chaque fois qu’un palmarès arrive sur le « marché », la question n’est pas de se demander ce qu’il nous apprend, mais à qui il profite: à ceux qui les élaborent, à ceux qui les diffusent, à ceux qui les utilisent ? En l’occurrence, grâce à ces comparaisons de PISA fondées sur l’apologie d’une sorte de SMIC intellectuel commun, l’OCDE gagne un surcroît de notoriété et d’influence; ceux qui préconisent la «performance du capital humain» dès 16 ans s’en trouvent confortés ; les médias qui les publient augmentent leur diffusion; les collectivités nationales s’en délectent: joie fallacieuse quand les résultats sont bons; plaisir masochiste quand ils sont médiocres; et les gouvernements peuvent y trouver de quoi justifier des réformes simplificatrices…

Excellence et égalité des chances

PISA a commencé à réfléchir plus sérieusement à cette problématique, mais à partir de l’idée (pieuse ?) qu’il n’y a rien de contradictoire à œuvrer à la fois pour l’excellence et pour rehausser le niveau  de compétence des élèves peu performants.
Le pourcentage des enfants d’immigrés, qui ont dans tous les pays plus de difficultés que les autres, reste de l’ordre de 15 % dans le total français des élèves (au-dessus des 12 % constatés dans l’ensemble des pays),  mais l’enquête de 2012 montre que si, en France, le pourcentage des élèves très performants est à peu près le même qu’en 2003, celui des élèves en difficulté y a beaucoup augmenté.

***

ANNEXE: analyse de PISA 2006 et 2009

Caractère artificiel de la « vie réelle »

 La « vie réelle » des enquêtes PISA 2006 et 2009.est une fiction, comme le montrent les trois exemples suivants.

PISA 2006 a présenté aux élèves un tableau de distances routières dans lesquelles figure bizarrement une case blanche qu’ils doivent s’évertuer à combler par des calculs. Mais jamais un élève de 15 ans, ni d’ailleurs un adulte, ne sera confronté à ce genre de « trou » dans un tableau ayant pour objet d’indiquer les distances entre les villes répertoriées ; sans compter que les cartes de la vie réelle comportent l’indication d’une échelle qui permet d’éviter les contorsions de raisonnement auxquelles le problème de PISA oblige les élèves au nom de la vraie vie.

PISA 2006 a demandé à quelle distance habitent l’un de l’autre deux élèves qui parcourent respectivement 5 et 2 km pour aller à l’école, et commente ainsi cet exemple en croyant pouvoir se moquer de ceux qui le critiquent : « Parmi les enseignants auxquels ce problème a été soumis pour la première fois, nombreux sont ceux qui l’ont rejeté, invoquant le fait qu’il était trop facile et que n’importe qui pouvait déterminer que la bonne réponse est trois km. Selon un autre groupe d’enseignants, ce n’est pas un bon item, puisqu’il n’y a pas de réponse (voulant dire par là qu’il n’y a pas qu’une seule réponse numérique possible). Une troisième réaction a été de dire que c’était un mauvais item en raison des nombreuses réponses possibles : faute d’informations suffisantes, le mieux que l’on peut en conclure est que les enfants habitent à une distance comprise entre trois et sept km l’un de l’autre ; il s’agit là d’une caractéristique peu souhaitable. Enfin, un petit nombre d’enseignants a estimé qu’il s’agissait d’un excellent item : les élèves doivent comprendre la question ; cet item fait réellement appel aux capacités de résolution de problèmes, car il ne correspond à aucune stratégie connue des élèves ; enfin, il s’agit d’un « beau » problème mathématique, malgré l’absence d’indices sur la manière dont les élèves vont le résoudre. »

PISA 2009  comportait le test suivant. Un menuisier dispose de 32 mètres de planches et souhaite s’en servir pour faire la bordure d’une plate-bande dans un jardin. Il envisage d’utiliser un des quatre tracés suivants pour cette bordure : deux tracés à angles droits en dents de scie A et C, un parallélogramme B, un rectangle D. Les élèves devaient indiquer si les quatre tracés peuvent être réalisés avec les 32 mètres de planches. Commentaire de PISA :« Cet item complexe à choix multiple se situe dans un contexte éducatif, dans la mesure où il présente un problème « quasi-authentique » qui est plus susceptible d’être rencontré en classe de mathématiques que dans la vie de tous les jours… Pour résoudre ce problème, les élèves doivent comprendre que les tracés bidimensionnels A, C et D présentent le même périmètre… Ils doivent déterminer si les tracés de bordure peuvent ou non être réalisés avec 32 mètres de planches. Les trois tracés de forme rectangulaire peuvent l’être, mais pas le quatrième qui est un parallélogramme. »
PISA reconnaît donc qu’il s’agit d’un problème «quasi-authentique », ce qui signifie bel et bien « irréel »…

Biais et pièges dans les questions posées et dans les critères de notation

On trouve dans les questionnaires de PISA des biais et des questions pièges, auxquels cas ce qui est testé n’est pas la capacité à mobiliser des connaissances, mais plutôt la capacité à ruser, par exemple:
– Insertion dans les énoncés d’informations inutiles pour la résolution du problème posé;
– Exigence d’une réponse unique à une question sur un texte dont le libellé autorise en bon sens plus d’une réponse ;
– Demande de réponse à une question, sans avertir que l’on attend plus d’une réponse ;
– Appréciation portant non pas sur la compréhension d’un texte ou d’un énoncé, mais sur la compréhension de la question plus ou moins claire posée par PISA sur ce texte ou énoncé.

Comme exemple de questions biaisées, mentionnons l’ « item » intitulé « sûreté des téléphones portables » de PISA 2009. Un tableau (provenant d’un site web) développe en plusieurs points cette question: les téléphones portables sont-ils dangereux ? Et présente deux colonnes de réponses : oui et non.
Le point 4 du tableau présente les arguments oui et non suivants:
Oui : les utilisateurs de portables ont 2,5 fois plus de risques de développer un cancer du cerveau dans les zones proches de l’oreille qui est en contact avec le portable.
Non : les chercheurs reconnaissent qu’il n’est pas sûr que cette augmentation soit liée à l’usage de téléphones portables.
PISA demande aux élèves en quoi la proposition : « Il est difficile de prouver qu’un phénomène est la cause d’un autre » s’applique au point 4 ci-dessus. Parmi quatre possibilités de réponse A, B, C ou D, PISA indique comme bonne réponse la C (« la proposition soutient l’argument Non mais ne le prouve pas »), et commente ainsi le test : celui-ci demande aux élèves de reconnaître la relation entre une généralisation extérieure au texte et des assertions formulées dans un tableau ; son degré de difficulté tient notamment à deux facteurs: les termes abstraits employés dans la question (« Il est difficile de prouver qu’un phénomène est la cause d’un autre ») ; et  les relations également abstraites proposées entre les assertions opposées oui et non.
PISA reconnaît que les élèves sont notés principalement, non sur la compréhension du tableau, mais sur la compréhension d’une proposition abstraite ajoutée de l’extérieur à ce tableau. En outre, celui-ci est logiquement défectueux : il suggère que l’on peut répondre rationnellement à la fois oui et non à une question ; ses « oui » ne contredisent pas les non, ses « non » ne contredisent pas les oui.

 Dominique Thiébaut Lemaire

Quatre familles dans les guerres (Vosges, Alsace, Bretagne), de Dominique Thiébaut LEMAIRE avec Maryvonne LEMAIRE SCAVENNEC

Ce livre peut être commandé aux éditions L’Harmattan (voir le site internet de ces éditions) au prix de 22,80 euros TTC plus 3 euros de frais d’expédition : paiement sécurisé par carte bancaire, ou paiement par chèque à L’Harmattan , 16 rue des Ecoles, 75005 Paris.

 COMMENT LIRE CE LIVRE

 On peut le lire de manière linéaire ou de manière non linéaire, par exemple à partir de la table des matières qui donne le choix entre plusieurs entrées (une introduction, cinq chapitres dont un par famille et les annexes correspondantes). On peut l’aborder comme un recueil de nouvelles, en commençant par les chapitres que l’on veut, et les annexes que l’on veut, qui ne sont pas moins intéressantes que les chapitres.

Des parties de l’ouvrage ont été publiées précédemment sur Libres Feuillets, sous la forme d’articles :
– Le 23 août 2012 : « Camille et Paul Claudel, leurs attaches vosgiennes » par Dominique Thiébaut Lemaire;
– Le 2 novembre 2012 : « Une famille vosgienne dans les guerres des 19e et 20e siècles » par Dominique Thiébaut Lemaire ;
– Le 10 novembre 2012 : « Une famille alsacienne dans les guerres des 19e et 20e siècles » par Dominique Thiébaut Lemaire ;
– Le 9 décembre 2012 : « Une famille bretonne, de la Révolution aux guerres du 20e siècle » par Dominique Thiébaut Lemaire ;
– Le 26 mai 2013 : « Petite Odyssée d’un marin breton, René Scavennec. I.1939-1943 ». Transcription et présentation par Maryvonne Lemaire Scavennec;
– Le 22 juin 2013 : « Petite Odyssée d’un marin breton, René Scavennec.II. 1943-1945 ». Transcription et présentation par Maryvonne Lemaire Scavennec ;
– Le 13 octobre 2013 : « La dénatalité en Europe : démographie et conflits » Par Dominique Thiébaut Lemaire;
– Le 5 mars 2014:  » Petite Odyssée d’un marin breton, René Scavennec. III.1945-1957 « . Par Maryvonne Lemaire Scavennec.

DES SOURCES VARIEES

Le genre littéraire est indiqué sur la quatrième de couverture : « Essai historique ». Ce n’est pas une généalogie. Ce ne sont pas seulement des récits de vie. En plus de sauver de l’oubli ce qu’ils ont appris et ce qu’ils savent de leurs ascendants, les auteurs ont voulu articuler les destins individuels et familiaux avec la grande histoire.

Il s’agit d’une histoire non romancée, d’une « enquête » où ils ont cherché à reconstituer de plusieurs points de vue le passé de ces familles dans les guerres – et à en tirer des enseignements de portée plus générale – en recourant aux témoignages et documents divers, aux registres d’état civil, aux articles et ouvrages historiques, et même à la littérature.
Dans les annexes sont cités ou mentionnés des discours, des récits transcrits par écrit, des lettres, et même, pour la période la plus récente, quelques poèmes servant de témoignages (annexe 5.1).

La multiplicité des sources permet d’appréhender le sujet sous plusieurs angles, comme dans un portrait où le visage serait vu à la fois de face, de biais et de profil. 

La disponibilité de nombreuses données informatisées, généalogiques et autres, donne aujourd’hui la possibilité de faire plus aisément le lien entre les générations, et de mieux enclencher le processus rattachant à l’histoire ce qui a été vécu, processus que l’on pourrait définir, même dans le cas des événements violents tels que les guerres, comme la pacification du souvenir.

Malgré la disparition de ceux qui ont vécu ces événements, il reste la transmission entre les générations, et il reste  l’histoire, celle des historiens et de tous ceux qui veulent tendre à l’objectivité.

LES GUERRES

De la Révolution de 1789 jusqu’à nos jours, ce livre est centré sur les moments cruciaux que sont les guerres, où les individus et les sociétés révèlent avec plus de force qu’à l’ordinaire une part de leur vérité. Publié à l’occasion du centenaire de 1914, il ne se limite pas à ce conflit. Celui-ci ne peut être compris indépendamment de ceux qui l’ont précédé et qui l’ont suivi, dans les enchaînements d’une fatalité tragique.

Les guerres européennes dans lesquelles la population française a été impliquée aux XIXe et XXe siècles, en particulier celles de 1870-1871, 1914-1918, 1939-1945, ont laissé des traces profondes, même si l’on dit que c’est du passé.

Nés à la fin des années 1940 au début de « l’après-guerre », les auteurs ont été confrontés, enfants, aux suites des guerres franco-allemandes dont le souvenir est resté présent dans les familles de leur ascendance, originaires de l’est et de l’ouest de la France. La proximité des lignes de front, le déroulement des combats sur le territoire français et les annexions de l’Alsace par l’Allemagne ont marqué l’est (et le nord) de manière plus proche, mais les mobilisations et les morts ont touché durement l’ensemble du territoire.

A vrai dire, ces guerres ne sont pas devenues tout à fait de l’histoire. Du côté français, la défaite de 1940 est encore douloureuse. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater les manifestations du sentiment d’infériorité qui, au début des années 2010, s’exprime à nouveau dans les médias français face aux succès économiques allemands, bien que ceux-ci reposent sur des bases fragiles.

 LES LIEUX DES QUATRE FAMILLES

Les familles dont il est question (définies par leur patronyme : Lemaire, Hillenweck, Rivier, Scavennec), auxquelles sont consacrés les quatre premiers chapitres de l’ouvrage, ont vécu les mêmes événements nationaux, avec quelques nuances, deux d’entre elles dans les Vosges et en Alsace, et deux en Bretagne : ce sont, d’un côté, à La Bresse dans les Vosges lorraines et à Thann en Alsace, les ascendants paternels et maternels de l’auteur, de l’autre côté, en Bretagne dans le Finistère, principalement à Rosporden, les ascendants paternels et maternels de sa femme.

La guerre de 1914-1918 a fait se rencontrer des hommes de diverses provinces et leur a fait connaître des régions qui n’étaient pas les leurs. Le peintre d’origine bretonne Mathurin Méheut (Lamballe 1882-Paris 1958) a été incorporé en 1914 au 136e RI à Arras dont il a représenté les destructions. Il a connu le front (Artois, Somme, Champagne, Meuse…),  puis il a été affecté à partir de 1916 au service topographique et cartographique en raison de ses talents d’observateur. Il a réalisé de nombreux croquis de guerre qu’il appelait des « croquetons » et qu’il envoyait chaque jour à sa femme et à sa fille (voir au sujet de Méheut l’article de Libres Feuillets écrit par Maryvonne Lemaire, daté du 5 août 2013).

Fin septembre 1918, la 151e division d’infanterie dont faisait partie le régiment d’infanterie d’Eugène Lemaire (grand-père de Dominique Thiébaut Lemaire), a pris d’assaut, avec l’aide des chars, les redoutables lignes allemandes de la zone de Souain-Perthes-lès-Hurlus dans la Marne (Quatre familles dans les guerres, p.55).
C’est dans cette même zone de combats qu’ont été réunis dans la mort en 1915 plusieurs personnes de Quatre familles dans les guerres : le Breton Joseph Kerhervé à Perthes-lès-Hurlus (p.121), soldat au 31e régiment territorial d’infanterie; le Breton Louis Rivière à Perthes-lès-Hurlus également (p.116), caporal au 116e régiment d’infanterie; le Breton Vincent Charles Rivier (p.119), soldat au 127e régiment d’infanterie, au Mesnil-lès-Hurlus, village anéanti par les combats, où est mort aussi pour la France (p.25 et p.169) l’Alsacien Daniel Scheurer, de la famille des industriels imprimeurs de tissus à Thann.

 Les ruines de l’église de Souain sont représentées dans l’un des tableaux de guerre du peintre et graveur Félix Vallotton, auquel une exposition a été consacrée à Paris au Grand Palais du 2 octobre 2013 au 20 janvier 2014. Comment évoquer la guerre ? Vallotton s’est interrogé sur cette question. Il écrit en 1917 : « D’ores et déjà je ne crois plus aux croquis saignants, à la peinture véridique, aux choses vues, ni même vécues. C’est de la méditation seule que peut sortir la synthèse indispensable à de telles évocations ». Cela dit, si Vallotton a vu et représenté la guerre et ses ravages, il ne l’a pas vécue comme combattant, au contraire de Méheut.

Des témoignages sur Thann en 1914-1918 (Quatre familles dans les guerres, p.26-27) ont été laissés par des artistes originaires de cette ville. Le milieu des dessinateurs industriels qui élaboraient les modèles pour l’impression sur étoffes a produit plusieurs créateurs dont certains sont connus, tels le peintre « nabi » Filiger (Thann 1863-Plougastel 1928) et Charles Walch (Thann 1896-Paris 1948). Moins connu, Robert Kammerer (1882-1965) élève de l’École de dessin industriel de Mulhouse, puis de l’École des Arts décoratifs de Strasbourg, peintre des Vosges, mérite mieux que l’oubli où il se trouve actuellement.
En 1937, Charles Walch a commencé à recevoir des récompenses (médaille d’or de l’Exposition universelle de Paris) et à vivre de son art. Il est très affecté par la débâcle de 1940. Son début de notoriété attire à lui d’autres peintres (Georges Rouault, François Desnoyer, Jean Bazaine, Marcel Gromaire). A partir de 1942, il joue un rôle important au Salon d’automne. Il réalise à la gouache un coq flamboyant qui sert d’affiche pour ce salon en 1945 et qui est considéré comme un symbole de la victoire sur l’Allemagne.

 RECITS ET PORTRAITS

 Quatre familles dans les guerres abonde en esquisses de récits et portraits mettant en scène divers personnages. Le sujet même de la guerre et les généalogies familiales fondées sur les patronymes placent au premier plan les hommes plutôt que les femmes. Pourtant, de beaux portraits de femmes se dessinent aussi dans ce texte.

 Les temps de paix

 Parmi les personnages, on trouve en particulier:

          un Rivier qui habitait au début du 18e au « Manoir de  la Rivière » au bord de l’Aven, qui a habité ensuite en des lieux où affleure une nappe phréatique, et qui est mort noyé dans un étang de la partie amont de l’Aven (annexe 4.1) ;

          une famille d’agriculteurs qui a « dépecé » le château de Rustéphan à l’abandon près de Pont-Aven dans le Finistère (p.90) ;

          Les maçons d’une entreprise de bâtiment qui se sont vengés d’un client en s’arrangeant pour que la cheminée refoule la fumée dans la pièce (p.113) ;

          la patronne de la même entreprise, qui avait l’habitude de tricoter en allant visiter ses chantiers (p.113) ;

           Plusieurs personnes prises ou impliquées dans le conflit entre l’Eglise et l’Etat : mères de famille, instituteurs, joueurs de football, industriels (p.42-44, et annexe 1.2) ;

      le fonctionnaire français (l’auteur) négociateur d’un traité à Berlin Est juste avant l’effondrement de l’Allemagne de l’Est qui croyait pouvoir survivre à l’effondrement de l’URSS (p.149-150).

Les temps de guerre

Sous cette rubrique, on peut mentionner :

– l’administrateur du Finistère (conseiller général), ascendant des  Rivier actuels,  guillotiné avec ses collègues « girondins » en 1794 (à un moment où la France était en guerre contre toute l’Europe monarchique) pour avoir  « attenté à l’indivisibilité de la République » (p.109);

le maire de La Bresse qui s’est caché plus de 15 jours sous le foin épais de sa grange pour échapper aux recherches de l’autorité d’occupation allemande après la guerre de 1870-1871 ( p. 50);

le jeune alsacien choqué par l’arrivée en 1870 des cavaliers prussiens qui se servaient en détachant avec leur lance les chapelets de saucisses à l’étal de la boucherie (p.76);

l’engagé volontaire alsacien dont l’entourage a été exterminé par un obus à la fin de 1915 sur le front de Belgique, et qui a été nommé caporal en remplacement de l’un des tués (annexe 2.2 p. 217) avant de monter en grade ; son frère tué en Indochine en 1917 ;

la mère de famille bretonne dont le mari est sous les drapeaux et qui, en plus de la ferme familiale, s’occupe de la ferme de son frère mort pour la France, dont elle a recueilli la fille (p.94) ;

le Vosgien dont le fils a été fusillé par les Allemands, et qui parlemente en allemand avec l’armée d’occupation pour sauver de la destruction un quartier de la commune (p.57-58) ;

les deux jeunes sœurs bretonnes portant au chef de la Résistance locale, en 1944, un message ou des brassards de FFI cachés dans leur pot à lait (p.122).

 LES COMBATTANTS

Dans la famille Lemaire (chapitre premier), trois générations ont fait successivement les guerres  de 1870-1871, 1914-1918, 1939-1945. Fils de Constant Lemaire – blessé en 1870-1871 et pensionné pour invalidité – Eugène Lemaire, père de plusieurs enfants, envoyé au front, a traversé la guerre de 1914-1918 sans blessure. L’un de ses fils, sous-lieutenant d’artillerie, décoré de la croix de guerre, a été fait prisonnier par un char allemand en mai 1940 alors qu’il se trouvait dans une jeep sur le front, et il est resté cinq ans  dans un camp en Poméranie, tandis que l’autre, adjudant des chasseurs alpins, maquisard, décoré de la légion d’honneur à titre posthume, a été fusillé par les Allemands en 1944. A la fin de la même année, Eugène Lemaire, expulsé d’Alsace-Moselle avec sa famille en 1940, a participé activement au sauvetage de la population de la commune de La Bresse dans les Vosges.

Dans la famille Hillenweck (chapitre deux), Jean Hillenweck, encore enfant, a gardé un souvenir pénible et indélébile de l’arrivée des Prussiens en Alsace en 1870-1871. Deux de ses fils,  bien que de nationalité allemande en 1914, se sont engagés dans l’armée française, et ont été envoyés en Indochine où l’un d’eux a trouvé la mort et a été décoré de la médaille militaire à titre posthume. Celui qui a survécu, décoré de la croix de guerre, a fait aussi la guerre de 1940 comme sous-lieutenant et a été expulsé d’Alsace par les Allemands. Le troisième fils, resté en Alsace, a été fait officier de la légion d’honneur pour ses actes de résistance en 1940-1944.

Dans la famille Scavennec (chapitre trois), René Scavennec, officier marinier, chevalier de la légion d’honneur, a vécu une petite odyssée d’une rive à l’autre de la Méditerranée de 1940 à 1943, entre la France, le Maroc, l’Algérie la Tunisie et l’Italie avant de pouvoir regagner la Bretagne où il a participé aux combats de la Libération à l’est et au sud de Quimper en 1944. Il a notamment entravé à Rosporden la retraite d’un convoi allemand qui, au début d’août 1944, se repliait vers le port de Lorient, en lui causant de lourdes pertes.

Dans la famille Rivier (chapitre quatre), le jeune ingénieur Albert Rivier, soutenu par sa famille et en particulier par son père François Rivier, entrepreneur, ancien combattant grièvement blessé pendant la guerre de 1914-1918, a été, de même que René Scavennec, l’un des chefs du maquis de Rosporden en 1944 en liaison avec Londres. Président de la délégation spéciale de Rosporden en 1944-1945 (autorité dirigeante de la commune à la Libération avant les élections municipales), il a été fait par la suite chevalier de la légion d’honneur.

L’ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE

La gravure de Sergio Birga met en scène deux paysages symboliques réunis par les deux personnages du centre : à droite la collégiale de Thann, avec la « tour des sorcières », et un sapin ; à gauche, l’église de Rosporden avec un chêne. Au premier plan, de l’eau, plutôt celle des rivières, la Moselotte à La Bresse, la Thur à Thann et l’Aven à Rosporden, mais peut-être aussi celle de la mer où aboutissent les rivières. Les projecteurs de la DCA dans le ciel donnent un dynamisme particulier à l’image.

Sergio Birga, très influencé par l’Expressionnisme, a fait trois séjours en Allemagne (en 1965, 1966, 1976) pour y rencontrer plusieurs protagonistes de ce mouvement, plus particulièrement, Otto Dix et Conrad Felix Müller qui lui ont prodigué leurs conseils et qui ont échangé avec lui des portraits.

Otto Dix (1891-1969) s’est engagé comme volontaire en 1914, et a participé à plusieurs campagnes en Champagne, dans la Somme et en Russie. L’une de ses œuvres témoignant le plus fortement de ses expériences guerrières est le portefeuille de cinquante eaux-fortes, « Der Krieg », publié en 1924. Enseignant les beaux-arts à l’université de Dresde, il perd ce poste après la prise du pouvoir par les nazis en 1933, étant considéré par eux comme un «bolchévique de la culture ». En 1937, ses œuvres sont déclarées « dégénérées ». Beaucoup d’entre elles sont retirées des musées et une partie est brûlée ; d’autres sont exposées lors de l’exposition nazie « Entartete Kunst » (Art dégénéré). Il doit servir sur le front occidental en 1944-1945, et il est fait prisonnier en Alsace par les Français.

 

 

ANNEXE :  LES ECRIVAINS EVOQUES DANS CE LIVRE

 Il s’agit d’écrivains :

          qui ont connu les lieux où ces quatre familles ont vécu,

          et qui, pour certains, ont connu ces familles elles-mêmes.

 Montaigne à Thann en 1580 (p.22-23)

 En 1580, Montaigne entreprend un long voyage vers l’Italie, pour soigner dans diverses stations thermales sa gravelle (coliques néphrétiques) ; et pour s’éloigner des guerres de religion en France.
Il s’est arrêté pendant 11 jours aux eaux de Plombières près de Remiremont. A Remiremont, les chanoinesses, en conflit avec le duc de Lorraine qui voulait mettre fin à leur indépendance, ont demandé à Montaigne de plaider leur cause à Rome, le Saint-Siège les ayant constamment soutenues dans le passé. Mais, cette fois, Rome a tranché en faveur du duc, et le siège abbatial est devenu le monopole de la maison de Lorraine. En route vers Rome, Montaigne est passé à Thann dont le vignoble lui a inspiré des appréciations élogieuses :
« Tane…ville d’Allemagne, sujette à l’Empereur, très belle. Lendemain au matin, trouvâmes une belle et grande plaine flanquée à main gauche de coteaux pleins de vignes, les plus belles et les mieux cultivées, et en telle étendue, que les Gascons qui étaient là disaient n’en avoir jamais vu tant de suite. »

Chateaubriand et les chanoinesses de Remiremont (p.7-8), à la veille de la Révolution

Deux siècles après Montaigne, le chapitre de Remiremont a été un enjeu pour la famille de Châteaubriand. De ce Chapitre dépendait en grande partie la vallée de La Bresse.
La sœur préférée de Chateaubriand, Lucile, a essayé sans succès d’y devenir chanoinesse.
Sous l’Ancien Régime, ce genre d’institution, sorte d’abbaye mondaine, accueillait les filles nobles qui y étaient assurées d’un revenu et d’un statut social élevé. Pour y être admises, elles devaient faire la preuve de leurs quartiers de noblesse. Les Chateaubriand, en dépit de leurs grandes prétentions nobiliaires, n’ont pu remplir les conditions exigées à Remiremont, car il leur manquait des quartiers de noblesse du côté des ascendances féminines. Ces chanoinesses, qui habitaient en ville (d’où la beauté des maisons qu’on y trouve encore aujourd’hui), étaient libres de renoncer à leur condition pour se marier.

Hersart de la Villemarqué, le Barzaz Breiz et la famille Scavennec (p.91 et annexe 3.2)

Dans la famille des Scavennec, parmi les personnes apparentées, les chercheurs ont identifié des informateurs de Théodore Hersart de la Villemarqué, grâce auxquels celui-ci a composé son Barzaz Breiz, recueil de poèmes bretons chantés, traduits en français, annotés et publiés par lui au XIXe siècle. La résidence familiale de l’auteur du Barzaz Breiz, ancien élève de l’Ecole des chartes, se trouvait à Nizon (aujourd’hui Pont-Aven).
D’après les notes laissées par la mère de La Villemarqué sur les informateurs de son fils, des ascendants des Scavennec actuels lui ont chanté « Héloïse et Abailard », et « La Croix du  chemin ».
« Héloïse et Abailard » montre une Héloïse si savante qu’elle ne peut être qu’une sorcière.
« La Croix du chemin » met en scène un jeune homme renonçant à la prêtrise pour l’amour de celle qu’il aime, un thème naguère encore bien vivace.

Pierre Loti et Rosporden (p.37-38)

Julien Viaud (Rochefort 1850-Hendaye 1923), officier de marine, alias Pierre Loti, écrivain, qui s’est inspiré de ses voyages, a tiré parti, dans certaines de ses œuvres, de la connaissance qu’il avait de régions françaises telles que la Bretagne. Rosporden est le lieu auquel se rattache l’histoire de Mon frère Yves (1883), un ami marin qui s’appelait en réalité Pierre Le Cor. Celui-ci s’est marié à Rosporden avec une native du lieu. Il a fait construire à Rosporden une maison dont Loti a rédigé lui-même le descriptif. Passé premier maître en 1886 grâce aux relations de Loti, Pierre Le Cor a quitté la marine en 1892. Il s’est retiré à Rosporden en ayant tendance à oublier ses bonnes résolutions de tempérance.
L’écrivain ne laisse pas de doute sur le fait qu’il s’agit de Rosporden. Il évoque la flèche en granit de l’église au bord des étangs formés par l’Aven. Il évoque aussi les fêtes religieuses et paysannes, les pardons, tels que celui de Bonne-Nouvelle, ainsi que celui de Saint-Eloi, où venaient les chevaux à l’occasion d’une messe basse qu’on disait là pour eux.

La région de Thann vue par Henry Bordeaux (p.27-29)

En 1914-1918, plusieurs personnalités sont venues à Thann, le principal territoire alsacien reconquis dès le début de la guerre. L’un de ces visiteurs, le romancier Henry Bordeaux (élu à l’Académie française en 1919) a publié après la guerre La Jolie fille de Thann, qui évoque cette ville et les combats très meurtriers du «Vieil Armand », zone montagneuse près de Thann au-dessus de la plaine d’Alsace.
Propriétaire à Chapareillan près de Grenoble, la mère d’André Bermance, jeune officier tué au Vieil Armand le jour de Noël 1915, a été invitée par la fiancée alsacienne de son fils, Maria Ritzen, fille d’un ingénieur travaillant chez M. Helding, riche industriel de Thann. D’après ce que dit de lui le romancier, M.Helding est Jules Scheurer, imprimeur sur étoffes, dont les fils sont morts pour la France en 1915. Henry Bordeaux décrit Thann par les yeux de Mme Bermance :
« Elle connut Thann, si jolie au débouché de la vallée, à l’entrée de la plaine, au bord de la Thur, effilant, entre les derniers contreforts arrondis des Vosges, la flèche ajourée de Saint-Thiébaut qui se dresse en l’air si aiguë, si mince, si délicatement ouvragée qu’elle semble appeler les rayons du soleil pour les sertir dans ses pierres comme des diamants. Elle aima ses rues propres et étroites, … son aspect ouvert et aimable jusque dans les ruines, ses vieilles maisons aux toits pointus… »

 Roger Martin du Gard et l’été 1914 en Alsace (p.27)

Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature en 1937, termine la partie intitulée L’Eté 1914 de son roman Les Thibault par la mort de Jacques, l’un des deux fils Thibault, dans la région de Thann-Altkirch où s’est écrasé l’avion du haut duquel il voulait jeter des tracts pacifistes. Après l’accident, le blessé a entendu une discussion entre militaires français :
« On devait atteindre Thann, faire un mouvement de conversion, comme ça, un redressement le long du Rhin, pour aller couper les ponts. Mais on s’est trop pressé. On était mal engagé, tu comprends ? On avait voulu aller trop vite… Il a bien fallu battre en retraite…»
Finalement, Jacques Thibault, laissé en arrière dans la retraite précipitée des troupes françaises, est abattu par le gendarme qui le gardait et qui voulait fuir sans s’embarrasser de cet homme mal en point considéré comme un espion.

Stephan Zweig en Alsace entre les deux guerres mondiales  (p.29)

Un récit de Stephan Zweig, dont Quatre familles dans les guerres donne les références, commence par la cathédrale de Strasbourg, et se poursuit par Colmar, où l’auteur admire le retable d’Issenheim, avant de se rendre chez Albert Schweitzer qui lui joue à l’orgue une cantate de Bach.

« Sur les flancs des Vosges et sur l’autre versant, le côté allemand où, d’heure en heure, les canons crachaient dans un bruit sourd leurs projectiles toxiques, une lumière vespérale s’étend, paisible, écrit Stephan Zweig. On peut marcher en toute insouciance sur la route qui, il y a quatorze ans encore, n’était plus qu’un tunnel recouvert de paille.
« Une journée aussi achevée permet de retrouver la foi face à l’époque la plus hostile. Mais le train poursuit sa course à travers la terre d’Alsace et voilà que soudain on sursaute, car les noms des gares criés au-dehors éveillent des souvenirs oppressants : Sélestat, Mulhouse, Thann. Ils sont restés dans nos mémoires à travers les bulletins de l’armée : ici 10 000 morts, là 15 000, et là-bas dans les Vosges, dont la silhouette argentée évoque des fantômes errant dans les brumes, 100 000 ou 150 000, tombés sous les baïonnettes, sous les balles, gazés, empoisonnés, victimes d’une haine, d’une guerre fratricides. Et on se reprend à désespérer, incapable de comprendre pourquoi cette même humanité qui produit les chefs-d’œuvre les plus étonnants, les plus inconcevables dans le domaine spirituel, n’a pas appris depuis tant de milliers d’années à maîtriser le secret le plus simple : maintenir vivant l’esprit d’entente entre les hommes de tous horizons qui ont en commun d’aussi impérissables richesses ».

Camille et Paul Claudel, à La Bresse et dans les Vosges (annexe 1.5, p.199-208)

Dans une lettre du 6 décembre 1946, adressée à Eugène Lemaire maire de La Bresse détruite, Paul Claudel écrit ceci :

« Non, Monsieur Le Maire, je n’oublie pas La Bresse ! Comment l’oublierais-je, la chère petite cité de qui le nom de Claudel est inséparable depuis je ne sais combien de générations ? N’est-ce pas sur un de vos registres paroissiaux qu’un chercheur a retrouvé le nom du patriarche Jacques Elophe Claudel, décédé en 1530, et de qui sont issus ou à qui se rattachent presque toutes les familles de la belle vallée ? C’est là qu’au début du siècle dernier, ma courageuse aïeule, restée veuve à la suite du décès accidentel de son mari, éleva une famille de six enfants.
« Mon père, Louis Prosper Claudel, conservateur des hypothèques, n’oublia jamais sa petite patrie, et chaque fois que les vacances le lui permettaient, il emmenait sa famille au cimetière où notre nom se répétait aussi souvent sur les tombes que sur les enseignes de la localité… »

Paul Claudel et Eugène Lemaire grand-père paternel de Dominique Thiébaut Lemaire étaient apparentés, issus l’un comme l’autre de mariages qui ont eu lieu en 1726 et 1758.

D’après des souvenirs de Paul Claudel, ses soeurs et lui ont passé des vacances d’été vers 1875-1880 à La Bresse, où ils cueillaient des brimbelles (nom vosgien des myrtilles) et se baignaient dans le Lac des Corbeaux. Camille Claudel, en août 1885, a passé ses vacances à Gérardmer chez son oncle Isidore, Gegout, mari de Joséphine Claudel. A cette occasion, elle a dessiné au fusain une « femme de Gérardmer » qui se trouve aujourd’hui au musée Eugène Boudin à Honfleur.

 

 

 

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