Petite odyssée d’un marin breton, René Scavennec (3): 1945-1957

Récit de René Scavennec : le débarquement au Tonkin (3)

L’entretien avec René Scavennec a été mené par son neveu Alfred Scavennec et  son père Alfred Scavennec, frère de René. La transcription de l’enregistrement a été assurée par  sa nièce Maryvonne Lemaire, fille d’ André . Les deux premiers récits portent l’un sur les années 39-43: Petite odyssée en Afrique du Nord et l’autre sur les années 43-45: La Libération de Rosporden (43-45).

Une partie de l’enregistrement, au début, est inaudible.

Début de l’entretien:

…Après j’ai eu des missions à bord des bateaux plats qui servaient au transport du riz. C’était des chalands  cuirassés. Et on a fait des missions là-dedans sur des fleuves.

Il y avait déjà du grabuge en Indochine ? 

Oui.

Le Dong Nai, c’est un fleuve qui est parallèle à la rivière de Saigon, qui monte vers le nord. On est parti. La première mission s’est bien passée.  Ce n’est pas méchant. On avait contrôlé pas mal de bateaux qui descendaient le fleuve. On voulait savoir s’ils avaient des armes à bord ; il n’y avait jamais rien de méchant. Mais la deuxième mission a été coriace. Là, on est parti pour occuper, pour attaquer un chantier naval. Il y avait un chantier naval, où il y avait pas mal de constructions. A toute une armada, on arrive là haut, sous le commandement du capitaine Jaubert (qui a donné son nom à un commando), capitaine de frégate. Il est parti dans sa barcasse, sa vedette, avec pavillon blanc, pour se présenter aux autorités là-bas, pour dire que c’était plutôt une mission paisible. Il a été reçu drôlement, il a été reçu par une fusillade générale. Le pauvre gars, il est revenu avec une jambe en moins, à moitié écrabouillé quoi. Et la vedette avec  deux tués à bord. C’était le capitaine Jaubert.Ce jour-là, on a perdu le fils de l’amiral de Penfeunteuniou, un officier des services spéciaux, un officier parachutiste et encore un autre officier. On a perdu quatre officiers. Des pertes sévères. Plus les gars, il y en a eu de tués.

C’est à peu près à la fin de 45 ?

Non, début 46, ça s’est produit début février 46.

Donc la rébellion était déjà..

C’est bien enclenché.  En Cochinchine, ça devient calme ; en Cochinchine. Alors là  j’ai été cité, parce que j’ai eu un matelot radio tué et mon quartier maître radio qui eu une balle qui  est entrée par là près du bonnet, qui est sortie par le pompon. Les cheveux éraflés. Il était légèrement blessé à la tête. Il s’appelle Boivin. On a été cité tous les deux.

Tu étais toujours maître radio principal ?

Je suis toujours maître radio. Je n’ai pas encore de galons. Enfin là on était avec les Poncharlier. Vous avez peut-être entendu parler d’eux, des officiers Poncharlier ? C’est des grands résistants, le capitaine du vaisseau Poncharlier et Quillien. Quand on est monté à Tien Yen pour le chantier naval, ils ont débarqué, ils n’avaient pas froid aux yeux. D’ailleurs le Poncharlier a été commandant du porte-avion La Fayette après. Il a commencé son discours à bord du Lafayette : « Ceux qui n’ont pas de couilles au cul, qu’ils débarquent. »  C’est dire, c’était cru (rire) ! C’était un type, un dur.
Là, c’est terminé pour tout le Sud ; on est arrivé à peu près au calme. ça va être le débarquement au Tonkin le 6 mars. Le 1er mars le général Leclerc nous réunit, réunit toute la compagnie et  il commence son allocution. Il dit : « Ici c’est devenu à peu près calme. Maintenant nous allons remonter dans le nord. Et là, du travail nous attend. Il faudra être ferme et ne pas avoir peur » Voilà. Moi, je suis toujours bon pour une mission, j’avais toujours des bécanes :« Vous allez être le patron radio du général Leclerc. Sur le croiseur Émile Bertin » Moi, maître radio, j’arrive à avoir des officiers en sous-ordre !
Alors là j’avais quatre émetteurs, complètement indépendants du poste et puis des récepteurs. Les quatre émetteurs, c’étaient des ASP 59, qui étaient livrés par SFL, destinés aux Allemands. C’était un matériel plus ou moins saboté mais enfin, j’ai quand même réussi à les équiper normalement. Comme j’avais pas mal de rechange, j’ai réussi à les équiper. Les récepteurs étaient  des récepteurs japonais, que personne ne connaissait. On s’y est mis ; ça a marché. On a quitté donc Saigon le 2 mars et on est arrivé là-bas dans la Baie d’Along le 6 mars. On a roulé un peusur les côtes, on n’est pas parti brutalement comme ça  dans la gueule du loup.  Alors Baie d’Along : là grande conférence du 6 mars. Il y a Ho Chi Minh. Il y a le général Giap, qui était  à l’époque lieutenant.

De l’armée française ?

Non, de l’ennemi. Le Giap a fait toutes ses études en France et Hô Chi Minh, c’était un ancien ouvrier de chez Renault mais qui a gravi les échelons. Il a été fichu à la porte de la France en 36. Il est parti à Moscou. A Moscou, il a été éduqué et en 40 il a regagné son pays, le Tonkin : voilà le grand patron.

Entretemps, il a été au congrès de Tours en 1920.

Exactement

Il n’est pas encore dans la clandestinité quand vous le rencontrez ?

Non. Eux  sont les maîtres.Vous marchandez avec eux. Nous allons là-bas, comme c’était une colonie française, pour avoir un peu de poids mais eux, Ho Chi Minh et Giap, ils  défendent leur patrimoine ; ce sont quand même les enfants du pays ; ils cherchent l’indépendance.

Ils ont connu les Japonais entre-temps.

Bon, il y a Giap, le lieutenant, Ho Chi Minh bien sûr, qui est le grand patron, avec sa blouse aux pans coupés sur le côté. Et en face, il y a le général Leclerc. Il y a l’amiral Auboyneau, qui commande en somme toute la Marine Extrême Orient et puis le commandant du bateau évidemment,  je ne me rappelle même plus  son nom. Et alors il y a le capitaine qui était là-bas en Algérie, le barbu, comment s’appelle celui-là…

Un barbu ? Massu?

Massu . On a une réunion sur le bateau. Moi comme je suis lepatron radio  de Leclerc, évidemment je suis aux premières loges. J’ai le droit de m’approcher. Là il y a des journalistes, des journalistes américains, des anglais, des français, si bien que là j’ai quatre émetteurs et j’ai une liaison purement journal avec Saigon. Le journal est diffusé sur Saigon par un des émetteurs. Un autre est en liaison avec Tien Tsin, avec la Chine ; un autre en liaison avec Hanoi et puis l’autre qui est en Baie d’Along, c’était un petit poste clandestin.  Voilà j’avais quatre liaisons. Tout était correct. Tout le monde est content. Et voilà le débarquement, autorisé par HoChi Minh. S’il n’autorise pas le débarquement, que faire ?  Attendre ? Des pourparlers ? Toujoursest-il  qu’ils sont d’accord, le débarquement français a lieu.

Je pensais que la France était maîtresse absolue  même sur le Tonkin.

C’est toujours pareil. Ho Chi Minh est dans son pays. Il s’est dit : « Je suis maître chez
moi ». Il sait bien que c’est une colonie française mais on voit qu’il cherche l’indépendance.

Je ne savais pas qu’il était déjà considéré comme interlocuteur.

Si, à cette époque-là. Bon voilà le débarquement. Mais les Chinois ont refusé d’évacuer Haiphong. Les Chinois ont refusé. Ils voulaient  rester. Il y a eu les Japonais : eux, ils ont été prisonniers. Mais les Chinois, qui étaient nos alliés,  disent : « non nous restons là ». Et au débarquement, c’est les Chinois qui nous ont tiré dessus. Si bien qu’il y a eu, on a dit, plus de 100 tués. Il y a eu 77 tués, d’après mes chiffres.  Il y a eu 77 tués officiellement et  plus de 100 blessés, grièvement, parce que les Chinois ont tiré sur les LCI,  sur les bateaux de transport.

Donc c’est des militaires tués.

Tous des militaires tués. Si bien que les Chinois au bout de quelques jours ont décidé de partir. Mais ça a été dur. Moi j’ai vu les Chinoisdéfiler  vers Haiphong. Ils étaient en bleu horizon, comme en 14, d’ailleurs l’équipement des Français. Des bandes molletières, exactement comme les Français, et tous en espadrilles et une casquette avec une cocarde rouge, une étoile rouge. C’est tout ce qu’ils avaient comme habillement. Et je les ai vus : certains avaient des voletssous le bras, des couvercles de water – des couvercles de water, comme ça sous le bras ! Ils avaient tous quelque chose. Ils partaient tous avec quelque chose. Ils n’avaient pas de fusil.

C’était une sorte de pillage.

Exactement. D’ailleurs avant de partir ils ont, à Haiphong, tout démoli, tous les fours des boulangers. Il n’y avait plus rien. Les maisons… Une rue, je prends une rue comme ça. Eh bien toutes les maisons de la première à la dernière, il y avait un couloir, si bien que je n’ai jamais pu  les attaquer. Partout c’était des problèmes, c’était comme ça. D’ailleurs, à Haiphong, on a été trois mois sans pain, sans vin, uniquement des conserves. C’est dire… Chez eux il n’y a pas de viande, il n’y a que du poisson, des crevettes et des trucs comme ça. Notre premier pain a été fourni par les croiseurs qui sont montés en Baie d’Along pour nous ravitailler. Sans ça on n’avait aucun ravitaillement. Et autrement le vin nous a été apporté par une colonie portugaise qui se trouve là-bas , dans le coin de la Chine.

Macao ?

Macao, exactement.  Après, à Haiphong, j’ai été chargé du message sans terre. J’étais chargé du central radio, du P.C centre. Tous les messages me passaient entre les mains. Et tous les jours j’allais présenter ma collection au chef d’état-major d’Haiphong qui était le colonel Rey, commandant le vingt-troisième RI ; d’ailleurs, il a été tué, il a été descendu au cours d’une expédition en hélicoptère. Tous les jours j’allais le voir.

Tu as fait combien de temps en Indochine ?

Deux ans. Continuons. Nous en sommes  à ma collection. Mais en plus de ma charge, j’ai eu l’instruction d’apprentis radio. J’ai formé des apprentis radio là-bas. Si bien qu’il y a un gendarme, un adjudant-chef de  gendarmerie, qui vient me voir depuis deux ans de rang ; il était à l’époque au matériel radio, c’est moi qui l’ai formé, il est devenu radio mais il a continué radio dans la gendarmerie après. Il est en retraite, dans les Ardennes : René Pierre. J’ai formé six apprentis radio.
A Haiphong là-bas il nous est arrivé quand même des coups durs. On a été encerclé  pendant trois mois par les Viet. En plus ils nous avaient coupé l’électricité. Alors heureusement qu’on avait des groupes électrogènes et de l’eau. On a creusé des puits artésiens mais on n’a jamais réussi qu’à avoir de l’eau saumâtre et on avait de l’eau saumâtre pour tout.

La guerre est déclarée ?

La guerre va être déclarée plus tard officiellement. Ça va être au mois de septembre 46, seulement à 11:00 heures. Il y a d’abord les incidents. On commence par empêcher le chef d’état-major, le général commandant-en-chef, qui est à Hanoï, de sortir de chez lui, en creusant des tranchées, soi-disant pour mettre des lignes de téléphone mais non, c’était pour l’empêcher de sortir. Il s’est laissé faire, ça a commencé comme ça. Petit à petit, ça s’est envenimé et ça été la bagarre générale.

Il n’y a pas eu une réunion spéciale, entre Hô Chi Minh et Thierry d’Argenlieu?

Non. Ici, c’est le général Leclerc qui a tout fait. Thierry d’Argenlieu, c’était…

 Ce n’est pas Thierry d’Argenlieu qui a vraiment déclaré… qui aurait vraiment tiré, au fusil ?

Non, Thierry d’Argenlieu n’aurait jamais… avec un fusil. Non, en Indochine, non, rien. C’est le général Leclerc ! Quand le Général Leclerc a été rappelé en France, alors là c’était la débandade. La guerre à outrance. C’était fini. Parce  que Leclerc lui était arrivé à un équilibre. Il n’y avait pas à tortiller. Ils étaient appelés à avoir leur indépendance, un point, c’est tout. C’est comme les autres colonies, ça a été exactement pareil. Ils étaient chez eux, ils étaient chez eux, un point c’est tout.

Autrement dit l’ère des colonies, c’était dépassé.

C’était révolu.

Ça avait commencé avec la guerre.
Donc tu as fait deux ans en Indochine.

Deux ans en Indochine en premier. Puis deux ans après comme patron radio du port de Saigon.

Tu as fait deux séjours ?

Deux séjours. Alors à Saigon, deuxième séjour, j’étais chargé du contrôle de tous les bateaux passant par Saigon.

De quelle année à quelle année ton deuxième séjour ?

53 à 57. Là je contrôlais tous les bateaux, les paquebots. Tous les bateaux me passaient entre les mains. J’avais de grosses responsabilités et j’avais une équipe formidable. J’avais douze bonshommes. Des gars dévoués à tout, nuit et jour, quoi que ce soit, toujours prêts. Et s’il fallait travailler de nuit, pas de rechigne. Mais en conséquence aussi on ne regardait pas par exemple à l’heure, c’est l’heure. Il n’était pas question de ça.
Le Pasteur par exemple quand il passait à Saigon c’était pour amener des gars jeunes qui partaient au front, qui partaient au Tonkin, et il y avait un chargement de blessés qui descendait.
J’ai eu également deux patrons épatants à Saigon, vraiment épatants, deux lieutenants de vaisseau. Ils m’ont dit : « Scavennec, vous vous occupez de la partie radio. Moi je m’occupe de la partie sonar et radar ». Donc il y avait une barrière bien délimitée. Comme ça au point de vue des responsabilités, j’étais tranquille.
Ce qu’il y a de formidable, c’est que j’ai retrouvé à Saigon l’amiral Antoine qui était mon
patron à  Marine (Pareil)  quand j’étais à Houilles.  C’est lui qui nous notait tout. Là j’ai retrouvé l’amiral Antoine, en Indochine, comme grand patron. Si bien que s’il y avait n’importe quoi, je n’avais qu’à m’adresser à lui. D’ailleurs il m’avait appelé pour prendre la présidence du foyer des officiers mariniers, que j’ai assurée pendant six mois.

Combien de temps tu as fait à Houilles ?

Près de quatre ans,  48 à 52. Là, j’ai été désigné pour l’école des officiers de France, l’école des officiers de transmission, comme instructeur.

Fin du récit concernant l’Indochine.

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