Petites scènes capitales, roman de Sylvie Germain. Par Martine Delrue

Sylvie Germain, Petites scènes capitales, roman, Albin Michel, 2013

               Sylvie Germain est née à Châteauroux en 1954. Dans les années 70, ses études de philosophie la mènent auprès d’ Emmanuel Levinas pour une thèse de doctorat sur le visage. Elle écrit d’ abord des contes et nouvelles. Bien que son premier recueil soit refusé par Gallimard, Roger Grenier l’encourage à écrire un roman.  En 1984, elle publie Le Livre des Nuits  et reçoit six prix littéraires, dont le prix Grévisse. En 1989, elle publie Jours de colère, qui  obtient le Prix Femina, en 1999 une  biographie  consacrée à Etty Hillesum. En 2005, Magnus, choisi pour le Goncourt des Lycéens, est un grand succès. En 2013 elle est élue au fauteuil de Dominique Rolin, à l’Académie Royale de langue  et de Littérature de Belgique.

              Apparemment,  le roman semble être l’histoire d’une vie, celle de Lili et de sa famille.  En 49 brefs chapitres, de deux à quatre pages pas plus, le narrateur présente les étapes de cette  vie : petite enfance esseulée (sa mère quitte la famille quand le bébé a onze mois), enfance traversée de deuils, de  recompositions, de frères et soeurs nouvellement adjoints puis éloignés, plus tard  adolescence normalement  tourmentée.

             Aucune date  ne  figure dans le texte. On comprend pourtant qu’il s’agit d’une enfant de l’après – guerre, qui  ensuite vivra les événements de 68. Son père, Gabriel se remarie  quand Lili a cinq ans.  Pas de marâtre, non, mais une belle-mère Viviane, « la sphynge », occupée, distraite. Ce récit est fait à grands traits, à grandes péripéties aussi; y gravitent des personnages aux portraits fulgurants, porteurs de  joies  également. La sœur aînée, Jeanne-Joy la mystérieuse surnommée Feu Follet, joue du violoncelle. Lili fera des études de gemmologie, rêvera de voyager avec son père à « Trieste ville engloutie, son Atlantide », ce qui est l’occasion de magnifiques évocations. Mais  les  événements sont traités avec distance, comme dans une épure. On peut avoir l’impression d’un conte, à l’instar de celui qui est détaillé par la fille lorsqu’elle se représente son père: le conte du vieux roi Bilboc premier et  dernier du nom. Père puissant ou fragile?

              Le roman est placé sous l’égide du poète suédois Tranströmer,  qui a reçu le Prix Nobel de Littérature en 2011. L’exergue rappelle ses mots: « Au moment  de me découvrir, je m’effaçais et un trou se creusait.»  Ce qui intéresse Sylvie Germain, ce ne sont pas tant les faits que les retentissements qu’ils ont sur ses personnages et sur Lili – qui s’appelle Barbara dans la seconde moitié du livre; on découvrira pourquoi dans le roman.  Au centre actif -comme on le dirait d’un volcan-  du livre, se trouvent donc des moments, des flashs, des sensations intenses qui, relatés au présent et joints à une écriture très particulière, donnent toute sa force à ce livre. Des sensations brûlantes, que l’auteur qualifie de «capitales ». Des moments où l’univers  prend sens,  ou éblouit Lili, puisque c’est par ses yeux que le lecteur voit le monde. C’est d’ abord le sentiment d’exister, à quatre ans : une sensation extrême alors qu’on vient de lui annoncer la mort de sa mère et qu’elle se réfugie sur une balançoire. Elle sent ses propres mouvements et le ciel qui pourrait l’engloutir: « oiseau irrésolu et cependant hardi…elle vogue, elle nage dans un lait de grisaille, de fleurs et de soleil ». Quelques pages plus loin ce sont les cris des oiseaux «voix de brume et de rouille » d’une ménagerie  proche. Ou des rêveries sur les sonorités des prénoms, sur les « I, pourpres… » Ou des interrogations fondamentales: « C’est qui, là ? » Premiers mots du livre, première question magnifique sur l’identité ou la conscience que l’on peut avoir de soi-même, pas du tout abstraite, incarnée dans l’enfant qui interroge sa grand-mère devant une photo. C’est une intuition qui s’impose « et avant j’étais où ? » Ou encore face aux fenêtres pleines de lumière derrière lesquelles vivent les gens: qui sont-ils ?  Le sentiment océanique  la gagne et nous bouleverse, nous emporte.

              Ce sont  ces moments  forts qui nous intéressent. L’écriture est dense, musicale, belle.  On se laisse  entraîner à ces méditations poétiques, à cette envie de célébrer, malgré le mal,  avec  la légèreté et peut-être la grâce qui caractérisent Sylvie Germain.

 

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