L’Allemagne, la France, excédents et déficits: les analyses de Paul Krugman

Dans un article publié le 25 décembre 2011 sous le titre: « L’Allemagne, la France, l’euro : excédents et déficits », nous posions plusieurs questions au cœur de la crise européenne, et notamment celle des conséquences de la politique néo-mercantiliste de l’Allemagne.

Cette politique, qui, selon le Président de la Bundesbank, permet de répondre aux enjeux de la faible démographie allemande, est parfois présentée comme un « modèle ». Pourtant la recherche maximale d’excédents extérieurs a une contrepartie : les déficits des autres pays. Elles crée ainsi des déséquilibres déjà dénoncés par Keynes en son temps, et rend les ajustements « obligatoires pour les débiteurs et volontaire pour les créanciers »… Presque deux ans après, où en est-on ?

Le Trésor américain, comme auparavant le Fonds Monétaire International et l’Organisation Internationale du Travail, a fortement critiqué dans son rapport semestriel daté d’octobre 2013 la politique économique de l’Allemagne, l’anémie de la demande intérieure dans ce pays et la dépendance allemande envers les exportations, source de déséquilibres internationaux.

En novembre 2013, la Commission européenne a fini elle-même par reconnaître le problème des excédents commerciaux allemands. Lors d’une conférence de presse, le commissaire européen chargé des affaires économiques a souligné que l’Allemagne a dégagé un excédent de sa balance courante supérieur à 6 % depuis 2007. Selon ses prévisions, cet excédent devrait être de 7 % du PIB en 2013, avant de diminuer légèrement à 6,6 % en 2014 et 6,4 % en 2015. La balance commerciale de ce pays devrait être largement au-dessus de 6 % au cours de ces trois années. Or, parmi les critères européens prévus pour évaluer les déséquilibres macro-économiques, figurent les excédents dépassant 6 % trois années de suite. Dans ce cas, la Commission est en droit d’ouvrir une procédure pour inciter l’Etat concerné à corriger cet excès. C’est ce qui a été annoncé le 13 novembre 2013 par le président de la Commission européenne.

Il est surprenant, et pour tout dire anormal, que les institutions européennes aient mis si longtemps à découvrir que les excédents allemands constituent une source de déséquilibre pour l’Union économique et monétaire (UEM). Voici quatre ans, le Conseil européen a engagé une stratégie pour « réduire les déséquilibres », mais par la seule réduction des déficits. Ceux qui osaient en 2010 émettre l’idée que la réduction des déficits devait s’accompagner d’une réduction des excédents n’étaient pas entendus à Bruxelles. L’argument dominant était alors plus moralisateur que moral: Grecs, Portugais, Espagnols ou Irlandais – puis Italiens et Français- ont été déclarés fautifs en « vivant au-dessus de leurs moyens. » Il n’était pas question de faire payer pour ces cigales les fourmis qui ont fait, soi-disant, les efforts nécessaires. La stratégie alors engagée en Grèce, poursuivie en Irlande, au Portugal, faisait l’impasse sur le problème des excédents.

Alors que l’Allemagne continuait d’améliorer sa compétitivité, de réduire ses déficits publics et de modérer la hausse de ses salaires, les pays endettés devaient la rattraper. Les pays dits « périphériques » ont donc dû pratiquer une politique de «dévaluation interne» d’une grande violence, entraînant une baisse considérable de leur niveau de vie, mettant à mal leur stabilité sociale et politique et, surtout, ravageant la confiance et l’activité dans toute l’Europe et au-delà. Le processus est toujours en cours, toujours sur le même mode.

En conséquence, l’Europe est menacée par une déflation dont on doit craindre les conséquences, suite logique de cette stratégie à sens unique. Pire, la progression des exportations des pays dits périphériques – mécaniquement acquise à coup de baisse des salaires – n’a guère mené à une réduction des déséquilibres. Au contraire, ceux-ci se sont encore accentués. L’Allemagne a continué à gagner des parts de marché à l’exportation. Ses responsables annoncent que la situation va finir par se normaliser, mais dans combien de temps ? En attendant, l’économie européenne risque de se dégrader encore.

Dans ses chroniques du New York Times datées du 3 novembre et du 12 novembre 2013 (dont la traduction  ci-dessous suit à peu près celle qui a été faite par RTBF info), le prix Nobel Paul Krugman a remarquablement analysé la situation.

Entre autres observations de cet économiste, il en est trois, en particulier, qu’il importe de souligner:

  • Les «réformes structurelles» tant vantées pour sortir l’Europe de la crise sont surtout synonymes de déréglementation et de politiques déflationnistes, sous prétexte d’«austérité» et de «compétitivité»;
  • Des recherches du FMI démontrent que les hausses d’impôts temporaires font bien moins de mal que les coupes dans les dépenses;
  • En 2012, c’est l’Allemagne, et non la Chine, qui a connu l’excédent commercial le plus important au monde; et si on le rapporte au PIB, l’excédent allemand a été deux fois plus important que celui de la Chine.

Cette dernière remarque mérite un commentaire. Manifestement, l’excédent allemand a atteint et dépassé le seuil de l’excès, de l’hubris, pour reprendre le terme employé par la sagesse antique, cette démesure qui est est l’un des ressorts les plus puissants des tragédies que nous ont léguées les dramaturges de l’antiquité…

Dominique T. Lemaire

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Ces Allemands dérangeants (« Those depressing Germans », texte publié dans The New York Times le 3 novembre 2013)

Les responsables allemands sont furieux contre l’Amérique et pas uniquement à cause de l’histoire du téléphone portable d’Angela Merkel. Ce qui les rend fous aujourd’hui, c’est un (long) paragraphe que l’on peut lire dans un rapport du Trésor américain à propos de l’économie étrangère et des politiques monétaires.

Dans ce paragraphe, le Trésor défend l’idée que l’énorme excédent de l’Allemagne dans ses comptes actuels – une estimation de sa balance commerciale – est dangereux, qu’il crée « une tendance déflationniste pour toute la zone euro, ainsi que pour l’économie mondiale » .

Les Allemands, très en colère, ont prononcé le mot « incompréhensible ». Un porte-parole du ministre des finances du pays a déclaré : « il n’y a pas, en Allemagne, de déséquilibre qui nécessite que l’on revoie notre économie favorable à la croissance ou notre politique fiscale ».

Mais le Trésor a raison et la réaction allemande est dérangeante. Tout d’abord, elle démontre ce refus continuel des responsables allemands, européens plus généralement et mondiaux, de regarder en face la nature même de nos problèmes économiques. Ensuite, elle démontre la tendance malheureuse de l’Allemagne à répondre à toute critique envers sa politique économique en criant à l’injustice.

D’abord, les faits. Vous vous souvenez du syndrome chinois, dans lequel la plus grande économie d’Asie ne cessait d’accumuler des excédents commerciaux faramineux grâce à une monnaie sous-évaluée ? Eh bien, la Chine a toujours des excédents, mais ils ont diminué. Pendant ce temps, l’Allemagne a pris la place de la Chine : l’année dernière, l’Allemagne, et non la Chine, a connu l’excédent commercial le plus important au monde. Et si on le rapporte à son PIB, l’excédent allemand a été deux fois plus important que celui de la Chine.

Cela dit, il est vrai que l’Allemagne a des excédents importants depuis presque une décennie. Cependant, au début, ces excédents étaient compensés par de forts déficits en Europe du sud, financés par d’importants flux de capitaux allemands. L’Europe dans son ensemble continuait à avoir une balance commerciale à peu près équilibrée.

Puis est venue la crise et les flux de capitaux dans les pays mineurs d’Europe ont cessé. Les nations endettées ont été obligées – en partie devant l’insistance de l’Allemagne – de mener une politique d’austérité très sévère, qui a éliminé leurs déficits commerciaux. Mais il s’est passé ceci. L’amenuisement des déséquilibres commerciaux aurait dû être symétrique, les excédents commerciaux allemands rétrécissant en même temps que les déficits des nations endettées. Au lieu de quoi, en fait, l’Allemagne a échoué à opérer le moindre ajustement; les déficits en Espagne, Grèce et ailleurs ont diminué, mais non l’excédent allemand.

Le résultat a été très mauvais pour l’Europe, parce que l’échec de l’Allemagne à s’adapter a amplifié le coût de l’austérité. Prenons l’Espagne, le pays le plus en déficit avant la crise. Il était inévitable que l’Espagne se trouve face à des années de vaches maigres en apprenant à vivre selon ses moyens. Par contre, il n’était pas inévitable que le taux de chômage espagnol atteigne presque 27%, et le chômage des jeunes presque 57%. Et l’immobilisme de l’Allemagne a été un élément important de la souffrance de l’Espagne.

Le résultat a été également mauvais pour le reste du monde. C’est de l’arithmétique pure et simple: puisque les pays du sud de l’Europe ont été forcés d’en finir avec leurs déficits alors que l’Allemagne n’a pas réduit sa marge commerciale, l’Europe dans son ensemble conserve des marges commerciales importantes, et contribue à ce que l’économie mondiale reste déprimée.

Les responsables allemands, comme nous l’avons vu, répondent par des déclarations pleines de colère, selon lesquelles la politique allemande est impeccable. Désolé, mais a) cela n’a aucune importance et b) ce n’est pas vrai.

Pourquoi cela n’a pas d’importance: cinq ans après la chute de Lehman, l’économie mondiale est toujours déprimée, souffrant d’un manque persistant de demande. Dans cet environnement, un pays qui engrange des bénéfices commerciaux est un pays qui, pour paraphraser la vieille expression, vole ses voisins. Cela… nuit aux emplois. Que ce soit fait avec méchanceté ou avec les meilleures intentions, c’est sans importance, cela revient au même de toute façon.

De plus, il s’avère que l’Allemagne n’est pas exempte de reproches. Elle partage une monnaie avec ses voisins, ce qui est très bénéfique pour les exportateurs allemands, qui se retrouvent à facturer leurs marchandises en euro faible à la place de ce qui aurait certainement été un Deutsche Mark très fort. Pourtant l’Allemagne n’a pas réussi à tenir sa part du contrat (européen): afin d’éviter une dépression européenne, elle devait dépenser davantage quand ses voisins étaient dans l’obligation de dépenser moins, et elle ne l’a pas fait.

Bien évidemment, les responsables allemands ne reconnaissent rien de tout cela. Ils voient leur pays comme un modèle, que tous les autres devraient suivre, et ce fait étrange que nous ne pouvons pas tous avoir des excédents commerciaux gigantesques ne semble pas entrer dans leur tête.

Ce qu’il y a, c’est que ce n’est pas uniquement l’Allemagne (qui est en cause). L’excédent commercial de l’Allemagne est dommageable pour la même raison que des coupes dans les coupons alimentaires et dans les allocations chômage en Amérique détruisent des emplois – et les politiques républicains (aux Etats-Unis) sont à peu près aussi réceptifs que les responsables allemands à tous ceux qui tentent de mettre le doigt sur leurs erreurs. Alors que nous sommes dans la sixième année d’une crise économique mondiale, dont l’essence même est qu’il n’y a pas suffisamment de dépenses, beaucoup de responsables politiques ne comprennent toujours rien. Et il semble bien qu’ils ne comprendront jamais. »

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« Le complot contre la France » (« The plot against France », article publié dans The New York Times le 10 novembre 2013)

Vendredi, la note de la France a été abaissée par Standard & Poor’s, l’agence de notation. Cette décision a fait les gros titres, avec beaucoup de rapports suggérant que la France est en crise. Mais les marchés ont à peine cillé : les coûts d’emprunts de la France, proches de leur niveau le plus bas, ont à peine bougé.

Que se passe-t-il donc ? La réponse, c’est qu’il faut considérer la décision de S&P’s dans le contexte d’une politique plus générale d’austérité fiscale. Et je parle bien de politique, pas d’économie. Car le complot contre la France – je suis un peu taquin mais il y a vraiment beaucoup de monde qui tente de discréditer ce pays – est la preuve éclatante qu’en Europe, tout comme en Amérique, les houspilleurs de la fiscalité ne se soucient pas vraiment des déficits. Ils utilisent plutôt les craintes liées à la dette pour mettre en place un agenda idéologique. Et la France, qui refuse d’entrer dans ce jeu, est devenue la cible d’une propagande négative incessante.

Laissez-moi vous donner une idée de ce dont il s‘agit. Il y a un an, le magazine The Economist déclarait que la France était « la bombe à retardement au cœur de l’Europe », avec des problèmes qui pourraient faire passer ceux de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal et de l’Italie comme minimes. En janvier 2013, les spécialistes de la finance sur CNN ont déclaré que la France était en « chute libre », que le pays « se dirigeait tout droit vers une prise de la Bastille économique ». On retrouve ces opinions dans bon nombre d’éditoriaux économiques.

Au vu de cette rhétorique, on s’attend à voir le pire lorsqu’il s’agit des chiffres français. Ce que l’on trouve, plutôt, c’est un pays en difficulté économique – qui ne l’est pas?  – mais qui va plutôt aussi bien ou même mieux que la plupart de ses voisins, à l’exception notable de l’Allemagne. La récente croissance française est très lente, mais bien meilleure que celle, disons, des Pays-Bas, qui a toujours son triple A. Selon les estimations standard, les travailleurs français étaient en fait un peu plus productifs que leurs homologues allemands il y a une douzaine d’années, et devinez quoi : c’est toujours le cas.

Pendant ce temps, les projets fiscaux de la France semblent vraiment peu alarmants. Le déficit budgétaire a fortement baissé depuis 2010 et le Fonds Monétaire International s’attend à ce que la dette par rapport au PIB reste plus ou moins stable dans les cinq ans à venir.

Qu’en est-il du fardeau à plus long terme que représente le vieillissement de la population? C’est un problème en France, comme dans toutes les nations aisées. Mais la France a un taux de natalité plus élevé que la plupart des pays européens – en partie grâce à des programmes gouvernementaux qui encouragent les naissances et qui simplifient la vie des mères qui travaillent – de sorte que ses projections démographiques sont bien meilleures que celles de ses voisins, y compris l’Allemagne. Pendant ce temps, le système de santé remarquable de la France, qui propose de la grande qualité à faible coût, va être un gros avantage fiscal pour l’avenir.

A la lecture des chiffres, il est donc difficile de voir pourquoi la France mérite un tel opprobre. Encore une fois, que se passe-t-il ?

Voici un indice : il y a deux mois, le commissaire européen des affaires monétaires et économiques, Olli Rehn – et l’un des principaux acteurs des politiques fortes d’austérité – a balayé d’un revers de main la politique fiscale apparemment exemplaire de la France. Pourquoi ? Parce qu’elle était basée sur une augmentation des impôts plutôt que sur des coupes dans les dépenses – et des hausses d’impôts, déclarait-il, allaient « détruire la croissance et handicaper la création d’emplois ». En d’autres termes, peu importe ce que j’ai dit à propos de la discipline fiscale, vous êtes censés démanteler le filet de la sécurité sociale.

L’explication donnée par S&P’s pour avoir baissé la note, bien que moins clairement énoncée, revient à la même chose: la note de la France a été baissée parce que « l’approche actuelle du gouvernement français face aux réformes budgétaires et structurelles vers la taxation, ainsi que vers les marchés de production, de services et du travail, est peu susceptible d’augmenter de façon substantielle les perspectives de croissance à moyen terme ». Une nouvelle fois, peu importent les chiffres du budget, où sont donc les baisses d’impôts et la déréglementation ?

On pourrait penser que Rehn et S&P’s basent leurs exigences sur des preuves solides selon lesquelles les coupes dans les dépenses sont bien meilleures pour l’économie qu’une augmentation des impôts. Mais ce n’est pas le cas. En fait, des recherches au FMI démontrent que lorsque l’on tente de réduire les déficits en pleine récession, le contraire est vrai: les hausses d’impôts temporaires font bien moins de mal que les coupes dans les dépenses.

Et lorsque les gens se mettent à parler des merveilles d’une « réforme structurelle », il nous faut  prendre tout cela avec de gigantesques pincettes. C’est surtout un nom de code pour parler déréglementation – et les preuves sur les vertus de la déréglementation sont décidément mitigées. Souvenons-nous de l’Irlande qui a reçu des compliments pour ses réformes structurelles dans les années 1990 et les années 2000 ; en 2006 George Osborne, aujourd’hui ministre des finances britanniques, la qualifiait « d’exemple brillant». Comment cela a-t-il tourné ?

Si tout cela semble familier aux lecteurs américains, c’est normal. Les houspilleurs de la fiscalité américaine se sont tous avérés, presque sans exception, être plus intéressés par le fait de sabrer dans Medicare et la Sécurité sociale que par le fait de s’attaquer aux déficits. Les « austériens » européens se révèlent être du même acabit. La France a commis ce pêché impardonnable d’être fiscalement responsable sans infliger de douleur supplémentaire aux gens pauvres et peu chanceux. Et cela doit être puni.

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