Bourdieu (I): souvenirs. Auteur: Dominique Thiébaut Lemaire

 Souvenirs et actualité de Bourdieu, sociologue réflexif

Le dixième anniversaire de la mort de Bourdieu donne l’occasion de se réinterroger sur la vie et l’œuvre du philosophe sociologue.

Pierre Bourdieu (1930-2002), né de parents béarnais, élève de l’Ecole normale supérieure de 1951 à 1954, agrégé de philosophie en 1954, directeur d’études à l’École des hautes études de 1964 à 2001, est devenu en 1982 professeur au Collège de France où il a enseigné jusqu’à sa retraite en 2001. Il a reçu la médaille d’or du CNRS en 1993. La fin de son parcours a été marquée par sa consécration nationale et internationale comme grand intellectuel engagé « à la française ».

Il convient d’expliquer d’emblée l’expression « sociologue réflexif » : à la fois sujet et objet de ses analyses. Dans sa leçon inaugurale du Collège de France, publiée sous le titre Leçon sur la leçon (1982), Bourdieu rappelle « une des propriétés les plus fondamentales de la sociologie telle que je la conçois : toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la science » (pages 8-9).
Ce thème a fait l’objet de son dernier cours au Collège de France (2000-2001) publié en 2002 sous le titre Science de la science et réflexivité, dont le chapitre 3 s’intitule: « Pourquoi les sciences sociales doivent se prendre pour objet ».
Dans le même texte, Bourdieu explique (p. 168) : « Pour porter au jour le caché par excellence, ce qui échappe au regard de la science parce qu’il se cache dans le regard même du savant,…il faut…objectiver le sujet de l’objectivation…» Et dans la « Conclusion » p. 221 : « Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet. »
Il avait conscience des risques de sa démarche, et en particulier de ses possibles effets de boomerang. Dans Esquisse pour une auto-analyse, dont l’exergue nous avertit: « Ceci n’est pas une autobiographie » – livre publié en France en 2004 après une première parution en Allemagne, et qui développe un sous-chapitre final de Science de la science et réflexivité – le sociologue écrit ceci :
« Je ne puis pas ignorer les tentatives d’objectivation plus ou moins sauvages que mes analyses ont suscitées en retour, sans autre justification que la volonté malveillante d’objectiver celui qui objective, selon la logique enfantine du « c’est celui qui dit qui est » : dénonciateur de la gloire et des honneurs, il est avide de gloire et d’honneurs ; pourfendeur des médias, il est « médiatique »; contempteur du système scolaire, il est asservi aux grandeurs d’école, et ainsi de suite à l’infini » (p.140).

Souvenirs de Bourdieu

Il s’agit à la fois de souvenirs sur Bourdieu, et de souvenirs de Bourdieu rapportés par lui-même.

Souvenirs sur Bourdieu

Elève à l’Ecole normale supérieure (ENS) dans les années 1968-1972, j’y ai suivi les cours de Bourdieu et travaillé un moment avec un de ses proches, Jean-Claude Chamboredon, « caïman » dans cette Ecole de la rue d’Ulm (« agrégé répétiteur », selon la définition du dictionnaire Robert), en m’intéressant à la sociologie en plus de mes études de lettres classiques.

Je garde de Bourdieu tel qu’il était à cette époque le souvenir d’un accent du midi, et l’impression de présence physique que donnait malgré son gabarit moyen ce brun à l’air carré et du genre « beau ténébreux ». Lorsqu’il exprimait une idée à laquelle il tenait, il semblait rentrer la tête dans les épaules comme un joueur de rugby mécontent.

Vers 1970, il nous parlait déjà du Collège de France, et nous livrait ses réflexions sociologiques sur la voie à suivre pour y parvenir. Il aboutissait à la conclusion que la meilleure filière était celle de l’Ecole des hautes études, précisément celle où il se trouvait. Aussi ai-je été peu surpris d’apprendre, en 1981, qu’il avait atteint son but.
Dans l’Esquisse pour une auto-analyse (p.107), il a parlé du « caractère spécifique de la position du Collège de France qui, comme je l’ai montré dans Homo academicus (1984), était (surtout) un lieu de consécration des hérétiques, situé à l’écart de tous les pouvoirs temporels sur l’institution académique. » Certes, mais le Collège de France est tout de même ce qu’il y a de plus prestigieux dans le système d’enseignement français.

A l’ENS, il arrivait à Bourdieu de lancer devant nous une exclamation à l’emporte-pièce  sur les mœurs des grands couturiers. En même temps qu’il se hasardait dans ce monde de paillettes, il continuait à analyser ses origines, en alternant ces thèmes dans son enseignement. « De l’agriculture à la culture », me disais-je.

Il nous entretenait d’un sujet qu’il évoque dans son Esquisse pour une auto-analyse (p. 85), à propos de « Reproduction interdite », article de 1989 repris dans Le bal des célibataires publié en 2002 : « En s’unifiant à l’échelle national…, le marché matrimonial avait voué à une brusque et brutale dégradation ceux qui avaient partie liée avec le marché protégé des anciens échanges matrimoniaux contrôlés par les familles, les aînés de grande famille, beaux partis soudain reconvertis en paysans empaysannés, hucous (hommes des bois) repoussants et sauvages, et exclus à tout jamais du droit à la reproduction. »;
Bourdieu se chagrinait de cette évolution. En raison d’arguments ethnologiques, ou à cause de son attachement au monde de son enfance? Bien qu’affichant des idées progressistes, il protestait contre la disparition de ce monde, pourtant fondé, d’après ses propres analyses, sur une redoutable inégalité, celle qui prenait les apparences du sentiment familial, et qui, privilégiant par le droit d’aînesse l’intégrité du patrimoine, faisait prévaloir l’amour des biens sur celui des personnes. Désormais, ce système se retournait contre ses principaux bénéficiaires : les aînés avaient de plus en plus de mal à se marier, à cause du droit d’aînesse précisément, qui, en leur donnant la terre familiale, les contraignait à une existence d’agriculteur rebutante pour les filles à marier, tandis que les cadets forcés de chercher fortune ailleurs y trouvaient des situations plus attrayantes.
Bourdieu reprochait aussi au système scolaire d’avoir contribué à l’effondrement de son monde originel. Il a décrit avec acuité la peine de l’élève issu du peuple, coincé dans le conflit qui accompagne l’apprentissage d’une culture présentée comme supérieure, contraint à la dévaluation de son milieu, condamné à des accommodements, à des refoulements voire à des reniements, disait-il.

Je me sentais concerné lorsque je l’entendais proclamer que le sociologue doit renoncer au culte de l’art et de la science, à l’illusion de l’intelligence sans attache, et rapporter les actes et les discours les plus purs, ceux de l’artiste ou du savant, aux conditions sociales de leur production et aux intérêts de leurs producteurs. Cela dit, il mettait aussi en garde contre le risque de tomber dans le travers opposé, le parti pris de réduction, l’aigreur, le terrorisme qui naît d’un désir de revanche.
Quant à moi, je trouvais que la culture est un bonheur, et j’attribuais ce bonheur à l’existence de belles vérités indépendantes des conditions parfois trop humaines de leur découverte. Même si les esprits attachés à l’universalisme ont du mal à comprendre à l’ethnologie (d’après le démographe et anthropologue Emmanuel Todd), car ils considèrent tous les hommes comme identiques, et ne voient pas bien, en conséquence, ce que chaque société particulière peut avoir d’unique, je trouvais plus grave l’incapacité de ceux qui croient que l’affirmation de l’universel n’est qu’un aveuglement, et pire, un moyen de domination : conception qui me semblait être pour un intellectuel, un handicap manifeste, rendant plus difficile son adhésion à la notion de vérité, et entravant donc son activité de chercheur, sa capacité de « trouveur ».
Par la suite, Bourdieu a porté des jugements moins abrupts sur l’idéologie de « l’universel », et j’aurais pu alors tomber d’accord avec lui, mais il y avait longtemps que j’avais abandonné la sociologie.

Il était méfiant à mon égard, peut-être parce que je suivais aussi les cours de son « adversaire » Raymond Boudon à la Sorbonne, pour obtenir la maîtrise de sociologie.
Dans Esquisse pour une auto-analyse (p. 97), il raconte un entretien qu’il a eu juste après la publication en 1966 de L’amour de l’art, avec l’influent sociologue américain Paul Lazarsfeld. A la fin de cet entretien, selon Bourdieu, « Paul Lazarsfeld déclara avec quelque solennité qu’ils n’avaient « jamais fait aussi bien aux Etats-Unis ». Mais il se garda bien de l’écrire et continua à donner son investiture spirituelle à Raymond Boudon, chef de comptoir français de sa multinationale scientifique. »

A l’époque où j’ai connu Bourdieu et J-C. Chamboredon, celui qui s’initiait aux travaux pratiques de sociologie devait être doué d’une grande abnégation. Pour faire des statistiques, ou simplement des comptages, les moyens rudimentaires dont on disposait à l’ENS étaient de grandes fiches cartonnées perforées sur leur pourtour, ainsi qu’une pince à composter, et une tringle pourvue d’un manche. Chaque trou de performation (que j’appelle ici oeillet) servait à coder une information de base. Par exemple, dans le cas de fiches destinées à décrire un ensemble de professeurs pour une étude sur le système d’enseignement, l’un des œillets servait à distinguer les littéraires des scientifiques, selon qu’il était poinçonné (ouvert) ou non poinçonné (intact, c’est-à-dire fermé). On disposait le paquet de fiches de façon à bien superposer les œillets en question, dans lesquels on enfilait la tringle. Les fiches qui pouvaient se détacher du paquet ainsi embroché étaient celles qui avaient été poinçonnées (les fiches des littéraires, par exemple). Puis on réitérait l’opération avec un autre œillet codant par exemple la distinction entre normaliens et non normaliens, et ainsi de suite de manière binaire, en fonction des autres informations à prendre en compte. Ce souvenir donne la mesure des progrès considérables apportés par l’informatique.

A l’époque où je suivais son enseignement, Bourdieu vitupérait contre ceux qui se font une notoriété à l’extérieur du « champ » universitaire  en les accusant de chercher à rattraper par la médiatisation la réputation qu’ils ont du mal à acquérir parmi leurs pairs.
Par la suite, autant j’ai trouvé logique qu’il soit nommé au Collège de France, dans la ligne de son ambition manifeste, autant je me suis étonné, dans les années 1990, de le voir rejoindre les rangs des intellectuels pétitionnaires et s’engager dans la vie publique.
Cela dit, il a été le vivant démenti de sa séparation théorique entre l’intellectuel savant et l’intellectuel médiatique, car il a été les deux.

Il avait constitué autour de lui un groupe de fidèles « sur la base de l’affinité affective autant que de l’adhésion intellectuelle » (Esquisse pour une auto-analyse, p. 91) Je n’en ai pas fait partie: mon adhésion intellectuelle n’était pas totale, et, quant à l’affinité affective, mon « habitus » était assez différent du sien.
Il nous disait que, pour trouver un poste, nous devrions nous débrouiller, message qu’il adressait à la plupart de ses auditeurs. Après l’agrégation de lettres et la maîtrise de sociologie, j’ai postulé pour un poste à l’université de Nanterre, où je suis allé voir Annie Kriegel qui y régentait la sociologie et qui m’a répondu sans ambages: c’est à chaque professeur de s’occuper de ses étudiants. Cette démarche était-elle une naïveté de ma part ? Je crois plutôt que je refusais le féodalisme de ce milieu où il fallait jouer à fond la carte du féal ou même du vassal vis-à-vis du professeur se prenant pour un petit suzerain. Je garde toutefois un bon souvenir de cette unique candidature, grâce à Albert Memmi (je ne le connaissais pas) que je remercie de m’avoir téléphoné un soir pour me dire qu’il avait voté pour moi, malheureusement en vain, sur les seuls mérites de mon dossier.

Souvenirs de Bourdieu rapportés par lui-même

Bourdieu a fourni sur lui-même beaucoup d’informations, en particulier dans la perspective de sa sociologie « réflexive » où le sociologue se prend lui-même comme objet d’étude.

Dans son Esquisse pour une auto-analyse (pages 109 et suivantes), il évoque ses parents béarnais, son père facteur qui a quitté l’école à quatorze ans, votant à gauche, fils de métayer, et sa mère issue d’une « grande famille paysanne », qui a été au collège jusqu’à seize ans, et qui « avait dû contrecarrer la volonté de ses parents pour faire un mariage perçu comme une grave mésalliance ». D’après Le Bal des célibataires (page 83 et 180), le mariage d’un homme avec une femme d’un rang supérieur n’était pas bien vu, contrairement au mariage avec une femme d’un rang inférieur. Qu’est-ce qui définissait la «grande famille »? Bourdieu explique dans ce même recueil (p. 40-41) qu’elle était reconnaissable à l’étendue -toute relative- de son domaine (à l’endroit étudié, seules 10 % des exploitations dépassaient 30 hectares) et à certains signes tels que l’importance de la maison et de son portail. La mère du professeur habitait avec ses parents une petite maison à un étage, maison natale de Bourdieu, que la grand-mère maternelle avait reçue en dot, détachée de la grande maison ancestrale. Quant au grand-père maternel, scieur et transporteur de bois, revendeur de tissus, il était lui aussi le parent pauvre d’une «grande famille ».
A partir de 1960, après des recherches de terrain en Algérie, principalement en Kabylie, Bourdieu a analysé les pratiques matrimoniales de son pays d’origine, et s’est intéressé à ce que les gens de son pays appelaient « mariages de bas en haut » et « mariages de haut en bas », expressions désignant les alliances entre conjoints de niveaux sociaux différents. S’agissant d’une région qui avait pour spécialité les cadets de Gascogne, il s’est livré à des réflexions subtiles en croisant « aîné » et « cadet » avec « famille de haut statut » et « famille de bas statut », ce qui donnait par exemple (p.193): « rien ne s’oppose à ce qu’une aînée de petite famille épouse un cadet de grande famille, alors qu’un aîné de petite famille ne peut épouser une cadette de grande famille ». Dans cette société, où le mariage d’un homme avec une femme de condition plus élevée était désapprouvé, on disait qu’il se plaçait comme domestique sans salaire. Et quand une aînée de grande famille épousait un cadet de petite famille, on citait un proverbe: « Si c’est un coq, nous le garderons ; si c’est un chapon, nous le mangerons » (Le bal des célibataires, p. 197).

Toujours dans son Esquisse pour une auto-analyse (p. 117-127), Bourdieu, citant les Mémoires d’un fou, de Flaubert (« celui qui a connu l’internat connaît, à douze ans, à peu près tout de la vie »), décrit de façon très sombre son expérience d’interne : cadre de vie sinistre, ruse et violence entre élèves, relations conflictuelles avec l’administration de l’internat… Mais le pire, explique-t-il, c’était que les parents, souvent pauvres, ne comprenaient pas les réactions de celui pour qui ils faisaient des sacrifices financiers et qui, pourtant, se plaignait.
« …un peu dégoûté par l’anti-intellectualisme doublé de machisme paillard et gueulard qui faisait les délices de mes compagnons d’internat, écrit-il p.127, je lisais souvent pendant les récréations, quand je ne jouais pas à la pelote basque, et surtout les dimanches, pendant les colles. Et je pense que si j’ai commencé à pratiquer le rugby, aux côtés de camarades d’internat, c’est sans doute pour éviter que ma réussite scolaire, et la docilité suspecte qu’elle est censée supposer, ne me vaille d’être exclu de la communauté dite virile de l’équipe sportive, seul lieu (à la différence de la classe, qui divise en hiérarchisant, et de l’internat, qui isole en atomisant) d’une véritable solidarité…… »
Cette expérience a marqué la pensée et l’œuvre du sociologue, en y laissant des traces durables que l’on retrouve par exemple p. 151 de La Reproduction (1970) :
« le langage « châtié » et « correct », c’est-à-dire « corrigé », de la salle de classe s’oppose au langage que les annotations marginales désignent comme « familier » ou « vulgaire », et, plus encore, à l’anti-langage de l’internat où les enfants originaires des régions rurales, affrontés à l’expérience simultanée de l’acculturation forcée et de la contre-acculturation souterraine, n’ont de choix qu’entre le dédoublement et la résignation à l’exclusion. »

Effets de l’origine sociale et de l’expérience scolaire sur la carrière et l’œuvre de Bourdieu

Cette origine sociale et cette expérience scolaire ont eu un triple effet sur la carrière et sur la pensée du sociologue: un regard extérieur quasiment ethnologique sur la société de la France centrale; un « habitus clivé » pour reprendre les termes de Bourdieu; une propension « gasconne » à la bagarre, qui s’est épanouie finalement dans la lutte sociale.

Le regard extérieur

Dans Le Bal des célibataires (page 132), Bourdieu évoque Frédéric Le Play (1806-1882), qui a trouvé dans les montagnes du Béarn et de la Bigorre le modèle de la famille-souche, l’un des trois types de sa typologie familiale.
Frédéric Le Play est l’une des références majeures du démographe et anthropologue Emmanuel Todd qui a repris et perfectionné sa classification. Notamment dans L’Invention de l’Europe (1990) et dans son plus récent ouvrage (L’origine des systèmes familiaux, 2012), Emmanuel Todd rappelle les trois principales catégories de Le Play : la famille rebaptisée « nucléaire » (les deux parents et leurs enfants), la famille souche (les deux parents cohabitant avec la famille de l’héritier), et la famille rebaptisée « communautaire » dans laquelle tous les garçons restent, intégrant leurs épouses au ménage. Selon lui (p. 14 et 46 de L’origine des systèmes familiaux, où Bourdieu n’est d’ailleurs pas cité):
« La famille nucléaire égalitaire du Bassin parisien, structurée par les valeurs de liberté des enfants et d’égalité des frères prédisposait à une acceptation des principes de 1789 et à une bonne réception de la notion d’homme universel. Une structure familiale qui définit les frères comme égaux loge en effet dans l’inconscient l’idée a priori d’une équivalence des hommes et des peuples ». Et :
« La famille souche, système à héritier unique fondé sur les principes d’autorité du père et d’inégalité des frères, prédominante en Allemagne et au Japon, a favorisé des idéologies et des mouvements autoritaires ethnocentriques dans le contexte de la transition vers la modernité. »

Emmanuel Todd a étudié la confrontation de ces deux modèles familiaux au sein de l’espace francophone. Il a écrit dans L’invention de l’Europe (Le Seuil, 1990) qu’à la Révolution, outre l’avance culturelle, « un deuxième facteur favorise l’affirmation violente des idéaux de liberté et d’égalité par la France du Nord : la résistance d’une périphérie nationale de tempérament autoritaire et inégalitaire » (p. 213), comprenant notamment les régions de l’Atlantique et du sud-ouest.

L’analyse la plus éclairante est celle qu’il consacre à la Suisse dans ce même livre (p. 318) :
« Les Suisses germanophones ont un système souche pur et dur, absolument allemand. Les Suisses romands sont proches, sur le plan familial des Francs-comtois ou des habitants du Bassin parisien…Les germanophones, conditionnés par la famille souche, perçoivent certainement les francophones comme différents… » Mais « l’attitude de la Suisse romande est au fond la clé de l’harmonie helvétique : conditionnée par les valeurs égalitaires de son type familial, elle croit en l’homme universel et peut par conséquent refuser de voir les différences objectives entre germanophones et francophones ».

Bourdieu, ayant passé son enfance dans une région de famille souche, a été amené à jeter un regard quasi-ethnologique sur la partie majoritaire de la société française, caractérisée par la prédominance des valeurs de la famille nucléaire égalitaire. Dans Science de la science et réflexivité (p. 219), il parle de « la lucidité toute particulière de celui qui est resté marginal tout en accédant aux lieux les plus centraux du système. »

Il a d’abord insisté sur la contrainte sociologique (le déterminisme) et sur l’inégalité (la domination) qu’il repérait au cœur même des institutions – telles que les institutions d’enseignement – se réclamant de la liberté et de l’égalité.
Toutefois, si l’on y regarde de plus près, il a aussi été un penseur de la liberté. Il a cherché celle-ci dans la prise de conscience des contraintes que dévoile le sociologue. Il l’a réintroduite aussi grâce à la notion d’autonomie des champs (ou microcosmes sociaux) tels que les champs intellectuel, artistique ou scientifique. Et il a reconnu finalement une certaine validité à « l’universel », notion liée à celle d’égalité (thèmes de deux articles ultérieurs de Libres Feuillets sur Bourdieu).

« Habitus clivé », ambivalence, double distance

Bourdieu a fini par prendre la mesure du paradoxe qu’il incarnait : d’un côté, il a critiqué de manière acerbe les institutions d’enseignement -voir notamment Les Héritiers (1964), La Reproduction (1970), Homo academicus (1984) ; de l’autre, produit de ces institutions, il est parvenu grâce à elles au plus haut degré de la consécration académique.

Précisons, pour expliquer l’expression d’habitus clivé, que l’habitus désigne chez lui un ensemble inculqué, inconscient et pour une large part incorporé au corps, de « dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées » (Esquisse d’une théorie de la pratique, collection points, p. 261).

Dans Science de la science et réflexivité (p. 213-214), il parle de la « coupure entre le monde de l’internat…, école terrible de réalisme social, où tout est déjà présent, l’opportunisme, la servilité intéressée, la délation, la trahison, la dénonciation, etc., et le monde de la classe où règnent des valeurs en tous points opposées et ces professeurs qui, notamment les femmes, proposent un univers de découvertes intellectuelles et de relations humaines que l’on peut dire enchantées… »
« …je voudrais en venir rapidement à ce qui m’apparaît aujourd’hui, dans l’état de mon effort de réflexivité, comme l’essentiel, le fait que la coïncidence contradictoire de l’élection dans l’aristocratie scolaire et de l’origine populaire et provinciale (j’aurais envie de dire : particulièrement provinciale) a été au principe de la constitution d’un habitus clivé générateur de toutes sortes de contradictions et de tensions… »

 Il revient sur ces réflexions dans son Esquisse pour une auto-analyse:
« J’ai compris récemment que ma très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales… » (p.126).
« Cette expérience duale ne pouvait que concourir à l’effet durable d’un très fort décalage entre une haute consécration scolaire et une basse extraction sociale, c’est-à-dire l’habitus clivé, habité par les tensions et les contradictions. Cette sorte de « coïncidence des contraires » a sans doute contribué à instituer durablement un rapport ambivalent, contradictoire, à l’institution scolaire, fait de rébellion et de soumission, de rupture et d’attente, qui est peut-être à la racine d’un rapport à soi lui aussi ambivalent et contradictoire : comme si la certitude de soi liée au fait de se sentir consacré était rongée, en son principe même, par l’incertitude la plus radicale à propos de l’instance de consécration, sorte de mauvaise mère, vaine et trompeuse » (p.127).
« D’un côté, la modestie, liée entre autres choses à l’insécurité, du parvenu fils de ses œuvres qui, comme on dit dans le monde du rugby, n’a pas à se faire violence pour « aller au charbon » et investir dans des tâches obscures comme l’établissement d’une feuille de codage ou la conduite d’un entretien le même intérêt et la même attention que dans la construction d’un modèle théorique… ; de l’autre, la hauteur, l’assurance du « miraculé » incliné à se vivre comme « miraculeux » et porté à défier les dominants sur leur propre terrain… » (p.129-130).
« Le sentiment d’ambivalence à l’égard du monde intellectuel qui s’enracine dans ces dispositions est au principe d’une double distance dont je pourrais donner d’innombrables exemples : distance à l’égard du grand jeu de l’intellectuel à la française avec ses pétitions mondaines, ses manifestations chics ou ses préfaces pour catalogues d’artistes, mais aussi à l’égard du grand rôle du professeur, engagé dans la circulation circulaire des jurys de thèse et de concours, dans les jeux et les enjeux de pouvoir sur la reproduction ; distance, en matière de politique et de culture, à l’égard à la fois de l’élitisme et du populisme. La tension entre les contraires, jamais résolue dans une synthèse harmonieuse, est particulièrement visible dans le rapport à l’art, combinaison d’une vraie passion, qui ne s’est jamais démentie, pour les vraies avant-garde (plutôt que pour les transgressions scolairement programmées de l’anti-académisme académique) et d’une froideur analytique qui s’est affirmée dans l’élaboration de la méthode d’interprétation présentée dans Les Règles de l’art » (p.135-136).

La lutte

Bourdieu déclare dans Leçon sur la leçon (p. 25): « …s’il y a une vérité, c’est que la vérité est un enjeu de luttes ».

Le philosophe Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France de 1995 à 2010, a souligné, dans l’hommage qu’il lui a rendu en 2002 (voir le texte sur le site internet de cette institution), le caractère combatif du sociologue, qu’il qualifie même d’ « intellectuel combattant ».

« J’ai découvert peu à peu, surtout peut-être à travers le regard des autres, écrit Bourdieu (p.114-115 de son Esquisse pour une auto-analyse), les particularités de mon habitus qui, comme certaine propension à la fierté et à l’ostentation masculines, un goût avéré de la querelle, le plus souvent un peu jouée, la propension à s’indigner « pour peu de chose », me paraissent aujourd’hui être liées aux particularités culturelles de ma région d’origine… Ce n’est en effet que très lentement que j’ai compris que si certaines de mes réactions les plus banales étaient souvent mal interprétées, c’était peut-être parce que la manière – le ton, la voix, les gestes, les mimiques, etc.- dont je les exprimais parfois, mélange de timidité agressive et de brutalité grondeuse, voire furieuse, pouvait être prise pour argent comptant, c’est-à-dire, en un sens trop au sérieux… »
Et il insiste (p. 116) sur « …la vertu de rétivité que toute la tradition locale glorifie, au point de voir un bon signe …dans un abord difficile ou des dehors agressivement défensifs », en citant un proverbe béarnais : « Arissou arissat, castagne lusente », « bogue hérissée, chataîgne luisante ».
Notons toutefois que dans cette culture béarnaise et gasconne (le mot « gascon » n’étant autre que le mot « basque » prononcé différemment) les gesticulations masculines peuvent dissimuler un fort pouvoir féminin.

La tendance bagarreuse a été renforcée par l’expérience de l’internat. Celle-ci, dit Bourdieu, « a sans doute joué un rôle déterminant dans la formation de mes dispositions ; notamment en m’inclinant à une vision réaliste (flaubertienne) et combative des relations sociales qui, déjà présente, dès l’éducation de mon enfance, contraste avec la vision irénique, moralisante et neutralisée qu’encourage, il me semble, l’expérience protégée des existences bourgeoises… » (Esquisse pour une auto-analyse, p. 117).

Bien qu’il fût très tenté d’entrer dans l’arène, Bourdieu était trop lucide pour s’y investir complètement. Il voyait bien que son rôle était d’abord de prendre la lutte pour objet de réflexion, et non de s’y laisser prendre. Comme il le dit dans sa Leçon sur la leçon au moment de son entrée au Collège de France :
lorsque le sociologue « s’arroge le droit, qu’on lui reconnaît parfois, de dire les limites entre les classes, les régions, les nations, de décider, avec l’autorité de la science, si telle ou telle classe sociale – prolétariat, paysannerie ou petite bourgeoisie -, telle ou telle unité géographique –Bretagne, Corse ou Occitanie- est une réalité ou une fiction, il assume ou usurpe les fonctions du « rex » archaïque investi, selon Benveniste, du pouvoir … de dire les frontières… », ce qui peut contribuer à produire la réalité qu’il permet de penser, en faisant réellement les classes et les frontières » (p.12).
« Les classés, les mal classés, peuvent refuser le principe de classement qui leur accorde la plus mauvaise place. En fait, l’histoire le montre, c’est presque toujours sous la conduite de prétendants au monopole du pouvoir de juger et de classer, souvent eux-mêmes mal classés, sous certains rapports au moins, dans le classement dominant, que les dominés peuvent s’arracher à l’emprise du classement légitime et transformer leur vision du monde en s’affranchissant de ces limites incorporées que sont les catégories sociales de perception du monde social » (p.14-15).
Mais : « La sociologie doit prendre pour objet, au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social, cette lutte des classements qui est une dimension de toute espèce de lutte des classes, classes d’âge, classes sexuelles ou classes sociales… » (p. 13-14).

En plus de ses recherches et de son enseignement, Bourdieu a eu une importante activité éditoriale: directeur de la collection « Le sens commun » aux éditions de Minuit, de 1964 à 1992 ; créateur, en 1975, notamment avec le soutien de Fernand Braudel, de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, qu’il a dirigée jusqu’à sa mort ; directeur de la revue Liber (1989-1998) et de la collection du même nom au Seuil (1998-2002); cofondateur en 1996 de la maison d’édition Raisons d’agir, à la fois universitaire et militante.

Si l’on met à part la guerre d’Algérie et mai 1968, c’est à  partir du début des années 1980,  et surtout dans les années 1990, qu’il a pris position dans la vie publique, notamment à l’occasion du mouvement social de fin 1995, avec comme points d’appui son statut de professeur au Collège de France et sa position d’éditeur.
De son vivant, sa collection Liber/Raisons d’agir a publié Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti, Fabienne Pavis (ouvrage collectif sur les événements de décembre 1995); ainsi que le journaliste Serge Halimi, le politologue Keith Dixon, le philosophe Jacques Bouveresse, le sociologue Loïc Wacquant, l’économiste Frédéric Lordon, l’économiste Laurent Cordonnier…
Bourdieu lui-même a fait paraître aux mêmes éditions: Sur la télévision suivi de L’emprise du journalisme (1996), textes résultant de deux cours télévisés du Collège de France; Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale (1998); Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen (2001).
Il s’agit de textes d’hier mais aussi d’aujourd’hui, quand on voit ce que sont devenus au début des années 2010 la télévision, le libéralisme, l’Europe… Mais il serait trop long d’en parler ici.

Qu’il suffise de dire l’essentiel, c’est-à-dire l’intelligence face aux pouvoirs et la liberté d’un homme qui a largement dépassé ses propres déterminismes. Notons enfin ce passage à la fin d’Esquisse pour une auto-analyse (p.135) :
« Les mêmes dispositions rétives à l’égard des embrigadements et des conformismes, c’est-à-dire aussi à l’égard de ceux qui, suivant les penchants d’habitus différents du mien, changeaient au rythme des transformations qui ont porté ce monde inconstant des enchantements de la fausse révolution aux désenchantements d’une vraie révolution conservatrice, m’ont conduit à me trouver à peu près toujours à contresens ou à contre-pente des modèles et des modes dominants dans le champ, tant dans ma recherche que dans mes prises de position politiques… »

Fin de la partie (I).
Voir les deux articles suivants publiés dans Libres Feuillets:
– Bourdieu (II): inconscient social, microcosmes, habitus, liberté (14 avril 2012)
– Bourdieu (III):l’universel (27 avril 2013)

 Dominique Thiébaut Lemaire

Oeuvres de Bourdieu d’où sont tirées les citations du présent article

1970  La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Editions de Minuit (avec Jean-Claude Passeron).
1982  Leçon sur la leçon, Editions de Minuit.
2000  Esquisse d’une théorie de la pratique, le Seuil, collection Points (1ère éd. : Droz 1972)
2002  Le bal des célibataires, Paris, le Seuil, collection Points.
2002  Science de la science et réflexivité, Liber/Raisons d’agir.
2004  Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir.

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