Erasme: Les Adages. Auteurs: Elisabeth Rochlin et Maryvonne Lemaire

Erasme: Les Adages, édition complète latin-grec-français (cinq tomes), Les Belles Lettres, 2011

En préambule, voici quelques remarques d’Elisabeth Rochlin, traductrice de plus de 130 adages, qui attire l’attention sur les points suivants :
–  l’indépendance d’esprit d’Erasme qui a rejeté la doctrine de Luther (contrairement au rôle qu’on voulait lui faire assumer par la suite) parce qu’il refusait la négation du libre-arbitre ;
–  son rôle d’intermédiaire précieux entre le juriste germanique Reuchlin et le pape Médicis Léon X, pape fou d’art et de livres; Johannes Reuchlin (oncle de Melanchton), catholique et érudit (le premier de l’Empire à avoir appris l’hébreu), s’est battu pour déclarer illégale la destruction annoncée de tous les livres juifs voulue par des antisémites forcenés; c’est finalement grâce à Léon X  (qui déclara même qu’il n’y avait point contradiction entre le Talmud et le Christianisme) -et indirectement donc à Erasme- que les livres juifs furent sauvés.
–  et quel régal que cet esprit sautillant qui part d’un adage pour nous conduire vers des cheminements inattendus, pleins de ressources et de pertinence…

                                                      Elisabeth Rochlin

 
Erasme, par Quentin Metsys, 1517

L’année 2011 a marqué le cinq-centième anniversaire de l’Eloge de la folie, œuvre écrite en latin par Erasme, le « Prince des Humanistes », en 1511, et largement connue, au moins par son titre. L’année 2011 a marqué également la publication de la première traduction en français des Adages. Ceux-ci, édités une trentaine de fois du vivant d’Erasme, mis à l’Index en 1557 lors de la Contre-réforme, n’avaient jamais été traduits dans notre langue. Depuis novembre 2011, grâce aux éditions Les Belles Lettres, grâce au maître d’œuvre Jean-Christophe Saladin et son équipe de 58 traducteurs, on peut les lire en français dans la collection Le Miroir des Humanistes.

Ce n’est ni un dictionnaire de citations ni une compilation de proverbes. Adage, proverbe, sentence, parole, le terme varie dans le texte pour désigner ces citations brèves, ces « dires », relevant de l’usage commun, caractérisés par la nouveauté du tour, qu’Erasme a puisés dans la littérature grecque et latine, sans souci de chronologie. Le pédagogue humaniste destinait au début ce florilège à ses élèves, en particulier à William Mountjoy, à la fois pour les rendre familiers d’une belle langue latine, pour favoriser activité de l’esprit et rigueur morale, enfin pour répandre la connaissance de la littérature grecque. Le succès de l’œuvre a été tel qu’il y eut de multiples éditions  jusqu’en 1536, date de la mort d’Erasme.

Les 4151 adages sont regroupés selon le sens en quatre chapitres tournant autour de l’amitié :  « Entre amis, tout est commun » ; de la méthode : « Hâte-toi lentement » ; des œuvres : « Les travaux d’Hercule » ; de la haine de la guerre :  « La guerre parait douce à ceux qui n’en ont pas l’expérience ». Ce sont là les grandes lignes de son portrait qu’Erasme trace dans la table des matières. De la même façon, l’adage « Les silènes d’Alcibiade » décrit de façon indirecte et inversée l’auteur, quand il s’en prend à ceux qui prisent la richesse, la célébrité du nom, les qualités physiques et dédaignent la préoccupation de l’âme. Erasme, lui, était pauvre ; il se donna lui-même son nom de «Desiderius Erasmus Roterodamus – l’aimé, le désiré- » ; il était malingre ; mais il consacra sa vie à l’épanouissement de l’âme et de l’esprit.

L’intérêt historique des Adages n’est pas leur moindre charme : ils nous immergent dans le monde disparu de l’antiquité, sur un mode mineur. L’histoire est présente. « Un vaisseau de Salamine » (pour parler de quelqu’un de rapide, ou, par dérision, de lent), « A Conon de s’occuper de la guerre » (occupez-vous de vos affaires), « Les silènes d’Alcibiade » (voir ci-dessous),  renvoient à des réalités antiques même si leur sagesse, fréquemment ironique, reste actuelle.

Le plus souvent, les adages sont  « les étincelles » « d’une vieille sagesse, qui fut bien plus clairvoyante dans sa quête de la vérité que les philosophes qui ont suivi » (Avant-Propos). On peut compter dans ce lot les exemples suivants, dont l’écho est universel : « Agressif comme un coq dans sa basse-cour », « Bien mal acquis vaut perte », «Tondre un chauve », «  Mener par le bout du nez », « Porter perruque » (être hypocrite), « Plus astucieux qu’un coucou » etc.

Certains adages sont des joyaux de vérité psychologique. Tel est le fameux exemple de grammaire grecque (illustrant un emploi du génitif pour désigner une partie du corps) : « Tenir un loup par les oreilles ». Comment mieux décrire la situation impossible où se trouve celui qui ne peut ni garder ni rejeter ce qu’il a entre les mains ?

« Une aveugle richesse » se dit d’un homme éloquent, d’une belle femme qui n’ont pas conscience de leur don. Ce n’est pas le moindre aspect du bonheur de reconnaître ses propres richesses, commente Erasme.

Certains adages ont gagné avec le temps une force inédite, comme le « jeter les sexagénaires du haut du pont ». De nos jours, ce sont les quinquagénaires qu’on licencie.

Les adages se font écho entre eux, par l’ironie, par le paradoxe. Ainsi « les Silènes d’Alcibiade », de façon apparemment contradictoire avec l’adage de l’aveugle richesse, évoque la richesse et la beauté cachées à l’intérieur des statuettes de silènes vils et ridicules. Il est alors question de Socrate évidemment mais aussi du Christ, des vrais chrétiens auxquels Erasme oppose les « silènes inversés » que sont les conquérants pleins de superbe, César ou Alexandre, mais surtout les princes et les papes contemporains. La digression se poursuit longuement sur des dizaines de pages comme un nouvel Eloge de la folie, donnant lieu à des évocations remarquablement traduites par Jacques Chomarat, comme ce portrait de Socrate : « Il avait le visage d’un rustaud, des yeux bovins, un nez camard aux narines morveuses. On aurait dit quelque clown balourd et stupide. Aucun souci de son apparence, un langage simple et terre à terre, celui du peuple et d’un homme qui ne cessait de parler de cochers, de gagne-petit, de foulons, d’artisans (…) » ou cet éloge du Christ : «  Quelle richesse dans l’extrême pauvreté et, dans une telle faiblesse, quelle force inestimable ! Dans l’ignominie la plus profonde, quelle gloire et quelle paix souveraine au milieu de telles souffrances ! Et pour finir, dans une mort aussi cruelle, une source éternelle d’immortalité. Pourquoi ceux qui se réclament à toute occasion du nom du Christ sont-ils si éloignés de cette image ? » Pour l’Humaniste qu’est Erasme, les Lettres humaines de la littérature gréco-latine vont de pair avec les Lettres divines des deux Testaments.

C’est Elisabeth Rochlin, membre de l’équipe de traducteurs, qui m’a fait connaître ce projet ambitieux de traduction des Adages. Elle s’est vu confier la traduction d’environ cent trente éléments (17-35; 311-324; 2201-2300) dans l’ensemble des 4151 adages que compte l’œuvre. Ce sont ceux que j’ai lus de plus près, pour le moment, avec ceux de la précieuse présentation faite par Jean-Christophe Saladin pour la publicité de l’ouvrage, présentation disponible à la Librairie des Belles Lettres, boulevard Raspail. La traduction est très réussie par la variété des tonalités et registres employés. Cela va du poétique « Goutte obstinée troue le rocher » au plutôt familier «  Tu tartines le mort d’onguent » (se dit de soins qui arrivent trop tard ou d’une dépense superflue), avec une licence de traduction dans le texte amusant de « Home, sweet home ». Par cette belle traduction, le texte grec des citations ainsi que la traduction latine qu’en donne Erasme retrouvent, en français, naturel et vérité.

Ce travail implique la connaissance du latin, langue dans laquelle  Erasme l’Humaniste parla, dialogua, écrivit, correspondit jusqu’à son agonie – en cet ultime moment, d’après la biographie de Stephan Zweig, il prononça ses derniers mots en hollandais, la langue de son enfance. Mais comme la quasi-totalité des adages provient de la lecture faite par Erasme d’œuvres grecques, le travail de traduction implique aussi la connaissance du grec, même si Erasme en donne toujours lui-même une traduction en latin. Cependant le lecteur ne connaissant ni le latin ni le grec est charmé, du fait même de la qualité de la traduction  française. Qui connaît grec et latin voit son plaisir redoublé.

Ce qui est particulièrement émouvant, c’est de penser qu’Erasme écrit ce florilège au moment même où quelques humanistes à Venise s’attellent à la publication des œuvres de la littérature grecque. Platon et Plutarque, que cite abondamment Erasme, ne sont pas encore publiés. C’est du reste pour avoir « pondu l’œuf que Luther a couvé », en préconisant le retour aux sources grecques, en particulier pour les Evangiles, que les Adages furent mis à l’Index en 1557. C’est la folie qui parle, dirait Erasme.

Comment ne pas évoquer la vogue actuelle de l’étude des proverbes et des locutions figées ? Cette vogue nous rappelle que ces locutions sont souvent présentes dans le langage populaire et aussi, comme le montre Freud, dans le texte de nos rêves. Elles font partie de notre culture la plus intime et la plus archaïque. Les différentes figures de style, métaphores, énigmes, jeux de mots ou allusions, paradoxes, les différents comiques renvoient au travail d’écriture qu’une langue peut produire et par lequel elle élabore sa propre richesse.

Ouvrez ces Adages à n’importe quelle page et goûtez-y. Des condiments et non des aliments, disait Erasme en citant Aristote. Pour la conversation entre Humanistes, sans doute, mais pour nous lecteurs, ce sont des  aliments roboratifs.

N’oubliez pas de lire la biographie d’Erasme par Stephan Zweig !

                                           Maryvonne Lemaire

 

Une réflexion au sujet de « Erasme: Les Adages. Auteurs: Elisabeth Rochlin et Maryvonne Lemaire »

  1. Un article instructif et amusant, qui donne envie de mieux connaître cet Humaniste (Zweig!).
    Nous retiendrons les silènes d’Alcibiade (anti bling-bling) le loup qu’on tient par les deux oreilles, et tondre un chauve (c’est un peu le programme de certains politiques contemporains).