Emmanuel Carrère: Limonov (prix Renaudot 2011) Auteur: Martine Delrue

 

Limonov  d’Emmanuel Carrère  – P.O.L., 489 pages

Emmanuel Carrère aime raconter des vies,  imaginer comment ça fonctionne chez ceux qui sont différents de lui. Pour écrire des romans, parfois il choisit des mythomanes (L’Adversaire, 2000),  parfois des  hommes de bien (D’autres vies que la mienne, 2009, qui a pour point de départ le tsunami de 2004 et un juge des commissions de surendettement). Cette année, voici une biographie d’un homme réel, avec faits politiques et noms réels. L’histoire vraie d’un homme sulfureux.  Et raconter la vie de Limonov, Russe né en 1943, écrivain, aventurier punk, homme politique qui se voit en leader de l’opposition à Poutine, c’est raconter une vie hautement romanesque.

Cet objet d’étude suscite l‘étonnement à tout le moins, peut-être pour certains une  fascination.  Alors l’auteur égrène les grains de son chapelet : l’histoire russe de 1943  à 2009 est déroulée en petits chapitres d’une dizaine de pages, qui évoquent  l’enfance, les choix, les moments forts de la vie de son héros.  Ce mousquetaire autoproclamé, voulant réunir tout à la fois la culture d’Aramis, le dynamisme de Porthos et le courage de  d’Artagnan, lui plaît. Surtout qu’il s’agit  d’une époque troublée depuis 89, putsch manqué, révolution,  Serbie, oligarques, années Poutine ; mais  on peut regretter que pour ce  survol Carrère adopte, à la façon de son héros, un  style journalistique et racoleur, des termes  crus ou voyous.

Il dévide sa litanie de formules choc,  rehaussée d’oxymores : « notre barbare, notre voyou – nous l’adorions / national- bolchévique  ou  écrivain–star/  Carlos ou Jean Moulin (rien de moins !) /    Walesa ou Bayrou  / poète maudit–outlaw / Lucien de Rubempré – clochard à New-York / rock star- petit Raskolnikov / enfant perdu (à la Prévert) – quasi criminel de guerre/ magnifique et monstrueux – agitateur ultranationaliste ». Nous sommes secoués et perplexes.

Mais Emmanuel Carrère aime aussi à parler de lui et s’introduit dans le texte, à la première personne. Il l’avait déjà fait dans  son autre Roman russe (2007) pour dire qu’il n’avait quasiment rien à dire et qu’il  cherchait son sujet. Ici il l’a trouvé. Il se démarque de  sa mère, l’historienne spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, en se plaçant comme biographe héroï-comique, qui rend visite au grand homme, et qui le regarde vivre.  Derrière les parallèles à la Plutarque, entre Limonov et Sakharov, se profilent d’autres parallèles. On se croise, on s’examine, on se jauge.  

Limonov est peut-être un  poète – homme politique (emprisonné pour ses prises de position) digne de devenir personnage de roman, mais certainement pas une personne intéressante, plutôt même assez dégoûtante. Nabokov s’intéressait aux papillons. Emmanuel Carrère enfant sage descendant de « Russes blancs » s’encanaille et rêve aux voyous. Il continue ainsi sa réflexion à la fois compréhensive et distanciée sur les personnages ambigus, dont faisait partie son grand-père maternel, proallemand tué à la Libération, dont il parle dans Un roman russe.

 

                                                          Martine Delrue

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