La poésie engagée. Par D.T. Lemaire.

Les mots « engagé » et « engagement » sont utilisés depuis le temps de Sartre et Camus après la Seconde Guerre mondiale pour désigner l’attitude de l’intellectuel ou de l’artiste qui, conscient de son appartenance à la société et au monde de son temps, met sa pensée ou son art au service d’une cause. Mais l’attitude qu’ils désignent est beaucoup plus ancienne, comme le montrent en France les interventions des philosophes (Voltaire notamment) dans la vie publique au XVIIIe siècle, de Zola dans l’affaire Dreyfus en 1898, ainsi qu’en poésie les exemples d’Agrippa d’Aubigné au XVIe siècle et de Lamartine et Hugo au XIXe siècle.
A la poésie engagée s’oppose le repli des poètes dans leur « tour d’ivoire ». Cette expression, employée d’abord au XIXe siècle par Sainte-Beuve à propos de Vigny dont l’attitude contrastait avec celle de Hugo, sert à qualifier la position indépendante et solitaire, la retraite hautaine de celui qui refuse de se compromettre dans l’agitation du monde. « Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, a écrit Nerval, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule ».
La poésie engagée dépend beaucoup des circonstances. C’est par excellence l’un des cas où, contrairement à ce que nous répète une certaine tendance de la critique littéraire, il paraît difficile de séparer la vie et l’écriture, de dissocier la biographie et l’oeuvre d’un auteur. Cette poésie s’affirme en particulier dans les époques de crise, où elle permet aux poètes d’exprimer une inspiration parfois trop éclipsée par la primauté donnée au lyrisme, de redonner une place aux passions de la colère et de l’espérance collective, de retrouver l’usage des moyens stylistiques les plus simples et les plus efficaces (répétitions des refrains et des anaphores, parallélismes, antithèses, strophes et autres périodes oratoires…) pour traduire ces passions en mots.

Au dix-neuvième siècle

Lamartine (1790-1869)

Après le triomphe de son premier recueil de poèmes, Les Méditations (1820), chef-d’œuvre de lyrisme intime, Lamartine entre dans la diplomatie, qu’il abandonne après la révolution de 1830 pour entrer dans la vie politique. Il exprime des préoccupations nouvelles. Dans l’ode « A Némésis » (1831), il s’écrie : « Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle. » Dans « Les Révolutions » (1831), il exhorte les hommes de bonne  volonté à marcher dans la voie du progrès. Au cours d’un voyage en Orient en 1832-1833, il perd sa fille Julia, et son deuil lui inspire un poème poignant, « Gethsémani ». Elu député en 1833, il refuse de se rattacher à un parti et prétend siéger « au plafond ». Ses Recueillements poétiques (1839) se signalent par une inspiration sociale : dans la lettre « à M. Félix Guillemardet » (en vers), qui commence par le mot « Frère », le poète exprime le remords de s’être égoïstement attendri, dans ses recueils intimes, sur ses émotions personnelles ; dans « Utopie », il proclame sa foi dans le génie humain et célèbre un avenir démocratique vers lequel il faut marcher. Dans le « Toast porté dans un banquet des Gallois et des Bretons » à Abergavenny (pays de Galles), il chante la fraternité des deux peuples. Sous le ministère Guizot, il passe à l’opposition et fait campagne, avec Ledru-Rollin, pour un suffrage élargi. Dans L’Histoire des Girondins (1847), il manifeste sa sympathie pour les Girondins contre les Montagnards de Robespierre. Cette œuvre reçoit un accueil enthousiaste et contribue largement à la popularité politique de son auteur. Le 24 février 1848, après l’abdication du roi Louis-Philippe, Lamartine proclame à l’hôtel de ville de Paris la Seconde République (1848-1852) dirigée par un Gouvernement provisoire dont il est membre. Le 25 février, dans un discours célèbre, il s’oppose à l’adoption du drapeau rouge, et il obtient le maintien du drapeau tricolore. C’est lui qui signe le décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage. Mais sa popularité s’effondre après ses prises de position en faveur d’une république modérée, et après la fermeture des ateliers nationaux qualifiés par certains de « râteliers nationaux », fermeture suivie par la révolte des journées de juin et la répression du général Cavaignac. Candidat à la présidence de la République, Lamartine ne recueille en décembre 1848 qu’un petit nombre de voix, très loin derrière Louis-Napoléon, le futur Napoléon III. En 1851, l’avènement du Second Empire marque la fin de sa carrière politique. Pour payer ses dettes il travaille sans répit et rédige à la hâte un grand nombre d’œuvres en prose : récits autobiographiques, romans, compilations historiques. A partir de 1856, il écrit un Cours familier de littérature qu’il sert mensuellement à ses abonnés. On se moque de ses travaux alimentaires en le surnommant « tire-lyre ». En 1857, s’étant rendu dans le pays de son enfance à Milly près de Macon pour les vendanges, il publie dans son Cours son chef-d’œuvre lyrique, La vigne et la maison. A la fin, ruiné, il doit accepter de la ville de Paris un chalet à Passy et de l’empereur une rente viagère. Terrassé par une attaque en 1867, il vit à peu près inconscient jusqu’en février 1869. Sa famille décline les funérailles nationales.

Hugo (1802-1885)

En 1822, Hugo publie un recueil d’Odes et reçoit pour ce premier recueil une pension de Louis XVIII. Il fait paraître en 1824 de Nouvelles Odes, puis les Odes et ballades (1826-1828). Dans ses odes, il exprime des convictions légitimistes et catholiques. Les ballades témoignent d’une grande virtuosité dans un cadre moyenâgeux de fantaisie qui doit beaucoup aux romans de Walter Scott. Dans Les Orientales (1829), il profite de l’occasion que lui offre l’insurrection des Grecs contre les Turcs et le mouvement de sympathie qu’elle déclenche en France, pour affirmer sa conversion aux idées « libérales », et pour renouveler son inspiration poétique, bien qu’il n’ait jamais vu l’Orient. Il évoque ses souvenirs de l’Espagne, qu’il rattache à l’Orient par l’influence arabe. A partir de 1830, quatre recueils, Les Feuilles d’automne (1831), Les Chants du crépuscule (1835), Les Voix intérieures (1837), puis Les Rayons et les ombres (1840), jalonnent son évolution. Dans Les Rayons et les ombres, il exige du poète qu’il prenne toute sa place dans la société pour « faire flamboyer l’avenir » :
Malheur à qui dit à ses frères :
je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend des sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité ;
Honte au penseur qui se mutile,
Et s’en va, penseur inutile,
Par la porte de la cité !
(« Fonction du poète »).
Après la noyade accidentelle dans la Seine de sa fille aînée, Léopoldine, le 4 septembre 1843, Hugo cherche dans la politique une diversion à sa douleur. Nommé pair de France en 1845, il intervient souvent à la tribune, pour plaider la cause des Polonais opprimés, pour combattre la peine de mort, pour dénoncer la misère du peuple… Il est partisan de la liberté sans être républicain, humanitaire sans être socialiste. En février, tandis qu’il fait acclamer le gouvernement provisoire, il recommande en vain aux insurgés la candidature de la duchesse d’Orléans à la régence, et l’agitation ouvrière l’alarme. Elu représentant du peuple avec les voix bourgeoises, il se prononce pour la fermeture des ateliers nationaux. Pendant les journées de juin 1848, il se résigne à la répression. Cependant, il combat le gouvernement Cavaignac qui menace la liberté de la presse et s’aliène ainsi les conservateurs. Il croit un moment que Louis-Napoléon est celui qui réalisera un programme d’ordre et de progrès, et fait même campagne pour son élection à la présidence de la République. Après l’élection, il brigue le portefeuille de l’instruction publique, mais Louis-Napoléon, désormais président, écarte sa candidature. Hugo passe alors à l’opposition. Le 17 juillet 1851, il prononce à l’assemblée un violent discours contre « Napoléon le Petit », antithèse de son oncle Napoléon le Grand. Au moment du coup d’Etat du 2 décembre 1851, il tente d’organiser une résistance, mais le 4 décembre, il doit s’enfuir. Après un séjour à Bruxelles, il se réfugie en août 1852 à Jersey, où il compose contre « l’usurpateur » sous la dictée de la « Muse Indignation » les Châtiments, pamphlet de 6000 vers publié à Bruxelles en 1853, dominé par l’invective et la satire épique, qui obtient un succès considérable et circule en France sous le manteau. En octobre 1855, sur l’ordre du gouvernement anglais, il doit quitter Jersey et s’installe à Guernesey, où il travaille beaucoup et produit des œuvres majeures : en 1856, Les Contemplations, « mémoires d’une âme », recueil de poésie à dominante lyrique  (enfance, amour, douleur, mort et au-delà) ; en 1859, 1877 et 1883, La Légende des siècles, ensemble de « petites épopées » parcourant  les étapes de l’humanité ; en 1862, le grand roman social des Misérables. Devenu ardemment républicain, il a refusé avec dédain en 1859 l’amnistie accordée par Napoléon III. Après la chute du Second Empire, il retrouve Paris, où on l’acclame. En 1871, il est élu député à l’Assemblée nationale, mais il se démet de son mandat. Les événements de la guerre (militaire et civile) de 1870-1871 le bouleversent, et il évoque en vers L’Année terrible. Quoique nommé sénateur en 1876, il ne se mêle plus guère à la vie publique. A sa mort en 1885, son cercueil est exposé sous l’Arc de triomphe puis transporté au Panthéon.

Autres poètes du XIXe siècle témoins de leur temps

Baudelaire (1821-1867), qui est à première vue le contraire d’un poète engagé, a pourtant laissé un témoignage important sur les transformations de Paris décidées par Napoléon III et son préfet Haussmann, notamment dans les « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal et plus précisément dans certains pièces telles que le poème LXXXIX intitulé « Le Cygne », où il déplore la disparition de la ville ancienne :
« Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
« Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) »

Rimbaud (1854-1891), dans ses premiers poèmes, ceux des années 1870 et 1871, avant de devenir le voyant du « Bateau ivre » et des Illuminations, est l’auteur d’une acerbe critique sociale et politique dans une série de poèmes révoltés : « Les étrennes des orphelins » ; « A la musique », caricature de la bourgeoisie de Charleville ; « Les effarés », mettant en scène des enfants pauvres qui, au soupirail, regardent dans le froid le boulanger cuire le pain ; « Les chercheuses de poux » ; « L’éclatante victoire de Sarrebruck », « Chant de guerre parisien », « Rages de César » : pamphlets contre Napoléon III et les politiciens ; « Les Pauvres à l’église », « Les Premières communions » , « Le Mal » : attaques contre la religion ; et « Le Dormeur du val », bien connu, où l’horreur de la guerre de 1870 est d’autant plus frappante que le dormeur dans son cadre champêtre est mort avec deux trous rouges au côté.

Au vingtième siècle

L’avant-guerre et la guerre de 1914-1918

Péguy (1873-1914) est l’un des grands noms de l’engagement politique et poétique dans les années qui précèdent la guerre de 1914-1918. Dans leur Manuel des études littéraires françaises (XXe siècle), P.-G. Castex et P. Surer le présentent ainsi : « Charles Péguy, socialiste ardent, puis polémiste fougueux, chrétien convaincu, soldat héroïque, a conçu son œuvre littéraire comme un apostolat. » Il manifeste son caractère entier et son sens de la justice aussi bien dans la défense de son pays que dans la défense de Dreyfus. En 1914, lieutenant âgé plus de quarante ans, persuadé de la nécessité de protéger la civilisation française les armes à la main contre l’Allemagne, il part au combat sur le terrain dès la déclaration de guerre et meurt un mois plus tard à la tête d’une compagnie d’infanterie, tué d’une balle en plein front. Dans Eve (1913), poème de mille neuf-cent-onze quatrains, tous en alexandrins (si l’on excepte l’ultime dernier vers de  six syllabes), il avait écrit :
Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.

Apollinaire (1880-1918) né à Rome d’une polonaise exilée et d’un officier italien, fait de bonnes études au collège Saint-Charles de Monaco et devient un grand poète français d’avant-garde avec Alcools (1913). Il s’engage dans l’armée française en 1914 lorsque la guerre éclate, et il est envoyé au front, sur sa demande, en avril 1915. Versé dans l’infanterie, nommé sous-lieutenant, il est blessé en mars 1916 d’un éclat d’obus à la tête. Trépané, réformé, il rentre à Paris. En 1918, il fait paraître un nouveau recueil de poèmes, Calligrammes, qui contient de nombreuses pièces nées de la guerre, dont « Tristesse d’une étoile » qui évoque sa blessure :
Une belle Minerve est l’enfant de ma tête
Une étoile de sang me couronne à jamais
La raison est au fond et le ciel est au faîte
Du chef où dès longtemps Déesse tu t’armais
D’autres pièces de Calligrammes, qui sont en même temps des dessins, suggèrent leur objet ou leur thème par leur disposition typographique : c’est ainsi que les mots du poème « Ecoute s’il pleut » s’étalent sur la page en traits parallèles comme des traînées de pluie. Le poète ne résiste pas à l’épidémie de grippe espagnole et meurt l’avant-veille de l’armistice.

Les membres du mouvement surréaliste (Breton, Eluard, Soupault, Aragon, Péret, Desnos…) ont été profondément marqués par les répercussions sociales, psychologiques et morales de la « Grande guerre » de 1914-1918. Ils s’en sont probablement souvenus lorsque plusieurs d’entre eux sont passés quelques années plus tard de la poésie expérimentale à la poésie engagée.

La guerre de 1939-1945

Pierre Jean Jouve (1887-1976) n’a pas été surréaliste, mais unanimiste pendant un temps, dans le mouvement de Jules Romains, Georges Duhamel, Charles Vildrac. En 1914, il est infirmier volontaire dans un hôpital militaire. Menacé de tuberculose, il est envoyé en Suisse, à la montagne. C’est à cette époque que s’épanouit son amitié pour Romain Rolland « au-dessus de la mêlée ». Au début des années 1920, il rencontre Blanche Reverchon, psychiatre et psychanalyste genevoise traductrice de Freud, avec laquelle il se marie en 1925. Ayant trouvé sa voie de poète et de romancier entre érotisme et mysticisme chrétien, il cherche à faire parler dans ses œuvres l’inconscient, l’éros et la pulsion de mort. A partir de 1940, il est en exil à Genève où il participe aux publications qui, en Suisse, défendent la culture française contre le nazisme. « Si la confrontation des idées de cette guerre (ou de ce qui paraissait alors être des idées), n’était pas un objet de poésie, a-t-il  écrit, la catastrophe l’était à n’en pas douter. La poésie n’est pas limitée. Pourquoi eût-elle refusé de sentir, d’exprimer un événement tragique national, c’est-à-dire enraciné dans le sol comme la poésie elle-même ? Pour moi, je désirais de toutes mes forces faire un livre [La Vierge de Paris, 1944 et 1946] qui ne fût pas lié seulement au fait historique, et portât plus haut, avec tout ce que j’avais acquis antérieurement. Je vivais de l’idée de Résistance, mais je n’oubliais pas l’art… » (Texte cité p. 71-72 dans Pierre Jean Jouve, par René Micha, dans la collection Poètes d’aujourd’hui chez Seghers). On trouve par exemple dans La Vierge de Paris un poème en l’honneur du drapeau français, dont la première strophe est la suivante :
Je te revois tendue et sans vent dans les ombres
Propice et large soie étalée sans un pli
Tendre comme un discours de musique profonde
Et suave de trois cruautés agrandies ».
Le 12 mai 1945, le général de Gaulle lui envoie  un télégramme, reproduit dans le Cahier de l’Herne, Pierre Jean Jouve (1972) : « Merci d’avoir été un interprète de l’âme française pendant ces dernières années ». Comme exemple des rapports entre les deux hommes, on peut citer la lettre que de Gaulle adresse au poète le 9 octobre 1957, sans doute pour accuser réception du recueil intitulé Mélodrame, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Jouve né le 11 octobre 1887 : « Mon cher maître, Mon esprit et mon cœur se portent vers vous plus fidèlement que jamais en ce jour où vous commencez une nouvelle décade de votre vie et où l’anniversaire vous couronne. J’admire et j’aime votre talent dont je m’enchante souvent. Et puis, j’ai pour votre caractère la plus haute estime possible, car j’y trouve l’exemple de la probité et de la dignité. Ce qui fait honneur à l’homme est, avec la poésie, le plus beau don qu’on puisse faire à ses semblables et à la France. J’espère et je crois que de longues années sont devant vous pour poursuivre votre œuvre et je vous prie d’être assuré, mon cher Maître, de mes sentiments les plus dévoués. » D’après un entretien accordé à l’hebdomadaire L’Express, le 27 mai 2010, par Jean-Luc Barré, qui a édité dans la bibliothèque de la Pléiade le général de Gaulle, celui-ci « a entretenu une correspondance confidentielle avec le poète Pierre Jean Jouve, qui lui fera découvrir Hölderlin. Il existe 77 lettres de Charles de Gaulle à ce poète considéré comme plutôt hermétique qui, tout comme Albert Cohen, avait composé un admirable texte sur le Général [L’Homme du 18 juin, Egloff, Paris 1945]. Les lettres que de Gaulle adresse à Pierre Jean Jouve sont tout sauf convenues. Faisant allusion à des phrases de Ténèbre, en 1965, il commente : « Quel est ce monde sombre où leur harmonie [nous] entraîne ? Le nôtre ou bien l’autre ? » Sa fidélité ne se démentira pas : « Détaché de tout, je le suis moins que jamais de vous », lui écrit-il par exemple le 6 octobre 1970, un mois avant sa mort. »
Avec Jouve il convient de mentionner Pierre Emmanuel (1916-1984) qui se réclame de lui et qui se fait connaître au cours de la seconde Guerre mondiale par une poésie partagée entre une inspiration « résistante » et une inspiration chrétienne. De cette dernière naissent après la guerre plusieurs recueils qui ne se soucient pas des modes.

Eluard (1895-1952), après la guerre de 1914-1918 où il a été gazé, publie d’abord des poèmes dans lesquels se chevauchent, à la manière surréaliste, le monde réel et le monde du rêve. En 1927, il adhère au parti communiste. Il en est exclu dans les années 1930, mais continue ses combats pour la liberté. Des désaccords politiques mais aussi littéraires (refus de l’écriture automatique) le conduisent à la rupture d’avec le groupe surréaliste. Entré dans la Résistance, il se réinscrit clandestinement au parti communiste. Il met au service de ses causes, sans dégrader ses qualités littéraires,  une poésie simple et harmonieuse. L’un de ses poèmes les plus célèbres de la période de guerre commence ainsi :
« Sur mes cahiers d’écolier
« Sur mon pupitre et les arbres
« Sur le sable sur la neige
« J’écris ton nom »
« Poésie et vérité, 1942)
Le vers : « J’écris ton nom » est répété à la fin de chacune des vingt-et-une strophes, et le poème se termine par le nom enfin prononcé qui pourrait être un nom de femme et qui est « Liberté ».

Aragon (1897-1982) est en deuxième année de médecine avec André Breton quand il est mobilisé en 1914 comme brancardier puis comme médecin auxiliaire. Il fait l’expérience du front puis reste mobilisé deux ans en Rhénanie occupée par la France. Il figure comme Eluard en bonne place dans le tableau (« Au rendez-vous des amis ») où Max Ernst a peint en 1922 les animateurs du groupe surréaliste. En 1927, il adhère au parti communiste, dont il reste officiellement membre jusqu’à sa mort. La guerre, puis la Résistance, sont pour lui une nouvelle source d’inspiration. Sur le front en mai 1940, subissant la débâcle de l’armée française, il fait preuve d’un courage qui lui vaut d’être décoré de la croix de guerre et de la médaille militaire. Cette guerre désastreuse est à l’origine du Crève-cœur (1941) où se trouve le poème intitulé « Les Lilas et les roses », écrit après l’armistice, publié dans Le Figaro des 21 et 28 septembre 1940 :
O mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés
Après Le Crève-coeur paraissent les Yeux d’Elsa (1942), le Musée Grévin (1943, sous le pseudonyme de François la Colère), La Diane française (1944). Aragon, désormais virtuose du vers régulier, crée dans ces recueils une poésie à la fois savante et populaire, remarquable par son souffle, qui développe les thèmes jumelés de l’amour et du patriotisme, et qui retient les leçons de Villon, de Hugo, de Rimbaud, d’Apollinaire, de Péguy. Il publie en 1956 Le Roman inachevé, autobiographie poétique où il parle de ses engagements et des grandes étapes de sa vie, à commencer par la guerre de 1914-1918 et l’occupation de la Rhénanie, et dont plusieurs poèmes ont été mis en chansons par Léo Ferré et par Jean Ferrat.

Desnos (1900-1945), dans l’entre-deux guerres, s’est imposé au sein du mouvement surréaliste grâce à ses dons dans les domaines de l’automatisme verbal et de l’improvisation inspirée par le rêve. Il refuse de devenir le compagnon de route des communistes. Sous l’Occupation, il entre dans la Résistance et écrit des poèmes de belle facture classique :
« Agé de cent mille ans, j’aurais encor la force
« De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir. »
(Etat de veille, 1943).
Déporté en Bohème, il y meurt du typhus.

René Char (1907-1988), d’abord surréaliste, est animé ensuite par une inspiration plus largement humaine et sociale. Sous l’Occupation, il commande un maquis provençal sous le nom d’Hypnos et transcrit cette expérience dans Feuillets d’Hypnos (1946), dédiés à son ami Albert Camus (repris dans Fureur et mystère en 1948). Feuillets d’Hypnos s’ouvre par cet exergue :
Hypnos saisit l’hiver et le vêtit de granit. l’hiver se fit sommeil et Hypnos devint feu. La suite appartient aux hommes.
Voici quelques-unes des 237 « notes » composant ce recueil, numérotées par leur auteur:
19. Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre.
24. La France a des réactions d’épave dérangée dans sa sieste. Pourvu que les caréniers et les charpentiers qui s’affairent dans le camp allié ne soient pas de nouveaux naufrageurs !
40. Discipline, comme tu saignes !
81. L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté. [Voir aussi la note 114 : Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement].
91. Nous errons auprès de margelles dont on a soustrait les puits.
96. Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer.
104. Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri.
127. L’homme, d’un pas de somnambule, marche vers les mines meurtrières, conduit par le chant des inventeurs…
131. A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis.
161. Tiens vis-à-vis des autres ce que tu t’es promis à toi seul. Là est ton contrat.
199. Il y a deux âges pour le poète : l’âge durant lequel la poésie, à tous égards, le maltraite, et celui où elle se laisse follement embrasser. Mais aucun n’est entièrement défini. Et le second n’est pas souverain.
201. Le chemin du secret danse à la chaleur.
214. Je n’ai pas vu d’étoile s’allumer au front de ceux qui allaient mourir mais le dessin d’une persienne qui, soulevée, permettait d’entrevoir un ordre d’objets déchirants ou résignés, dans un vaste local où des servantes heureuses circulaient.
224. Autrefois au moment de me mettre au lit, l’idée d’une mort temporaire au sein du sommeil me rassérénait, aujourd’hui je m’endors pour vivre quelques heures.
Dans sa préface à l’édition allemande des Poésies de Char, parue en 1959, Albert Camus écrit : « Je tiens René Char pour notre plus grand poète vivant et Fureur et mystère pour ce que la poésie française nous a donné de plus surprenant depuis Les Illuminations et Alcools […] L’homme et l’artiste, qui marchent du même pas, se sont trempés hier dans la lutte contre le totalitarisme hitlérien, aujourd’hui dans la dénonciation des nihilismes contraires et complices qui déchirent notre monde. […] Poète de la révolte et de la liberté, il n’a jamais accepté la complaisance, ni confondu, selon son expression, la révolte avec l’humeur […] Sans l’avoir voulu, et seulement pour n’avoir rien refusé de son temps, Char fait plus que nous exprimer : il est aussi le poète de nos lendemains. Il rassemble, quoique solitaire, et à l’admiration qu’il suscite se mêle cette grande chaleur fraternelle où les hommes portent leurs meilleurs fruits.»

                                                               ***

Le tour d’horizon que nous venons de faire parmi les poètes français des XIXe et XIXe siècles confirme que lyrisme et engagement, satire et cithare, ne sont pas incompatibles, mais toutes les époques ne sont pas également propices à la poésie engagée. Celle-ci, dans les périodes de calme, a tendance à s’étioler et à passer de mode. C’est dans les crises (transformations sociales profondes, changements politiques, guerres…) qu’elle retrouve du prix, se revivifie et peut s’épanouir, ce qui a été particulièrement manifeste au XIXe siècle avec la fin des guerres napoléoniennes, les révolutions de 1815, 1830 et 1848, le Second Empire balayé par la guerre franco-allemande de 1870-1871. Au XXe siècle, les périodes propices à l’engagement des poètes ont été les guerres mondiales, celle de 1914-1918, puis celle de 1939-1945 et les années qui l’ont suivie. Il faut y ajouter, comme événement majeur suscitant l’engagement poétique, la décolonisation, qui a inspiré, entre autres poètes francophones, les chantres de la négritude : Senghor (1906-2001), académicien français, premier président de la République du Sénégal de 1960 à 1980, et Césaire (1913-2008), député de la Martinique de 1945 à 1993, maire de Fort-de-France de 1945 à 2001.
Pour donner un exemple de la poésie de Senghor, citons le poème de Chants d’ombre (1945) où il fait l’éloge de la femme noire :
Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu’au coeur de l’Été et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein coeur, comme l’éclair d’un aigle…
Quinze ans plus tard, au moment où les pays de l’Afrique française deviennent tous indépendants, Césaire écrit dans Ferrements (1960) un poème dédié à Léopold Sédar Senghor, intitulé « Pour saluer le Tiers Monde », qui commence ainsi :
Ah !
mon demi-sommeil d’île si trouble
sur la mer ! /
Et voici de tous les points du péril
l’histoire qui me fait le signe que j’attendais,
je vois pousser des nations.
Vertes et rouges, je vous salue,
bannières, gorges du vent ancien,
Mali, Guinée, Ghana /
et je vous vois, hommes,
points maladroits sous ce soleil nouveau !
Si Césaire a eu des obsèques nationales en Martinique en présence du chef de l’Etat (Jacques Chirac), les obsèques de Senghor au Sénégal ont eu lieu en l’absence du président de la République française et en l’absence du premier ministre français Lionel Jospin. Ces absences anormales ont été jugées sévèrement par beaucoup, en France et ailleurs.

Dominique Thiébaut Lemaire

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