La revue de poésie Les Citadelles numéro dix-neuf (2014). Par Dominique Thiébaut Lemaire

La revue de poésie Les Citadelles 2014 est parue (voir aussi l’article de Libres Feuillets intitulé : Les Citadelles : revue de poésie numéro 20).
Ainsi se poursuit la belle aventure de cette revue fondée en 1996 par Philippe Démeron et par Roger Lecomte (auquel est consacré un article de Libres Feuillets publié le 7 juillet 2013, intitulé  » Roger Lecomte, auteur de Mémoires d’asphalte, recueil de poèmes  » ).

 

Commandes et correspondance à adresser à
Philippe Démeron (Les Citadelles) 85 rue de Turbigo 75003 Paris

 

QUELQUES MOTS SUR LE NUMERO DE 2014

 Lorsqu’on se propose de rendre compte d’un nouveau numéro des Citadelles, on se sent comme d’habitude un peu dépassé face à la richesse de ce qu’il apporte.

Le numéro de 2014 se caractérise comme les précédents par un esprit de découverte qui permet au lecteur de faire connaissance avec de nombreux poètes d’autres pays, grâce à un remarquable effort de recherche et de traduction.
Le monde entier est présent, avec des poètes s’exprimant en yiddish; en anglais (Angleterre et Irlande); en italien (y compris en napolitain); en espagnol (Mexique).

En 2014, les poètes que Les Citadelles mettent à l’honneur sont principalement les Italiens (six poètes au total), en particulier Arnaldo Zambardi, en tête du numéro, et Eliana Debora Langiu. Dans la rubrique intitulée « Brèves Chroniques », Philippe Démeron explique p.161 comment ceux qui se retrouvent cette année dans la revue se sont réunis à Rome en juin 2013.

Les poèmes en langue étrangère sont présentés généralement en version bilingue, ce qui est particulièrement bien venu en poésie où le passage d’une langue à l’autre entraîne une déperdition plus forte que pour les autres genres littéraires.
Nombre de problèmes posés par cette déperdition se résument dans l’expression « belle infidèle » que l’on utilise pour caractériser une traduction trop libre.
Cette expression ne s’applique pas, par exemple, à la traduction par Jacques Chuto des textes du poète irlandais Derek Mahon dans le numéro 19 des Citadelles. Mais on y trouve néanmoins une sorte d’infidélité qui conduit le lecteur à s’interroger lorsqu’à plusieurs reprises  l’ordre des mots est inversé par rapport au texte original (« dikes and bikes » dans le poème « Ses énergies radieuses »; « from onshore and offshore » dans le poème « Vents et vagues », et « into a clean and infinite/source of power and light » dans le même poème;  » higher and lower levels » dans le poème « Etoile et sable »…) Par ailleurs, dans un ensemble agréable à lire, le sens et l’euphonie laissent au lecteur un peu d’insatisfaction (« serial rebirth » traduit par « renaissances sérielles », avec plusieurs  san, se, sé qui se suivent; « old night » traduit par « ancienne nuit », avec un redoublement ne-nuit; et, dans l’un et l’autre cas, une interrogation sur le sort du e dit « muet »…)

Puisque nous en sommes à des réflexions de critique littéraire, exprimons aussi, pour ce qui est de Derek Mahon lui-même, un doute sur le procédé peut-être humoristique – dans un sujet moderne sur les éoliennes, les panneaux photovoltaïques et les kilowattheures –  consistant à apostropher la « nature  » comme l’aurait fait un poète de la première moitié du XIXe siècle, avec des invocations au soleil (glorieux soleil, envoie-nous chaleur et lumière), à Gaia (noble Gaïa, tu as tant fait pour nous), au vent (souffle, vent, et saisis les pales qui luisent)…

En ce qui concerne les autres poèmes de la revue, deux textes en yiddish (traduits par Henri Lewi) font suite à des poèmes écrits dans cette langue et publiés dans le numéro de 2013, avec le même traducteur. L’un de ces poèmes évoque les dégâts causés par un obus allemand de la « Grosse Bertha » dans le quartier parisien de Belleville à la fin de la guerre  de 1914-1918.

Le millésime 2014 de Philippe Démeron poète est vigoureux et triste : « La route s’inverse nous marchons tête en bas sur/un papier tue-mouche » (La route) ; « Il fait plus froid qu’avant dans les cafés » (Grand hyver) ; le dictateur « dit qu’il regrette, il veut rembourser et ressusciter les morts » (Que faire?).

A l’occasion du centenaire du déclenchement de 1914-1918, de beaux poèmes d’Armelle Leclercq évoquent cette guerre qui « ne se déroulait pas en filtre bleu, ni marron ».

Sur un ton beaucoup moins grave, Pedro Sin Cerebro (Mexique) définit la jalousie:
« Qu’est-ce que la jalousie?
« Des poils sur la langue
« arrachés un à un
« jusqu’à la minutieuse calvitie
« d’un pénis amoureux ».

Les « Brèves chroniques », à la fin de la revue, nous entretiennent de sujets divers relatifs à la poésie, sous la plume de Philippe Démeron et d’Armelle Leclercq, avec notamment des comptes rendus de livres, de revues…

RAPPEL DES NUMEROS  DE 2012 ET 2013

Le numéro de 2012

En 2012, le poète à l’honneur a été Kenneth White, avec un court « manifeste » (« Le grand champ de la géopoétique »), et des poèmes intitulés « Chant de chamane » (la mer des Tchouktches), « Novembre » (la baie de Lannion), « Méditation méditerranéenne » (San Remo).

 La rubrique de la revue intitulée « Poètes pour nos jours » donne à lire des poètes français contemporains. Dans le numéro 17 de 2012, il s’agit d’une vingtaine d’auteurs dont beaucoup contribuent de manière régulière à la revue.
L’un des poèmes (dont l’auteur est François Coudray) est accompagné d’une partition musicale (de Matthieu Lemennicier).

Les poèmes en langue étrangère sont ceux du poète cubain José Lezama Lima (1910-1976) et de la rubrique intitulée « D’Europe/D’Amérique latine ».
Il convient de noter l’important effort de traduction qui est pour une large part celui de Philippe Démeron (anglais, espagnol, italien), notamment en association avec Anne Sophie Lecharme et Gilbert D’Alto pour l’anglais (Montague) et Mauricio Hernandez pour l’espagnol, et avec la participation de Jean-Paul Buttoudin et Cheryl Kanzler pour l’anglais (Rod Mengham) et de Sergio Birga pour l’italien…

Comme les années précédentes, la revue témoigne d’un intérêt marqué pour les poètes irlandais, mais aussi écossais et anglais (Ken Cockburn & Alec Finlay ; Rod Mengham, poète et professeur de littérature anglaise à Cambridge…)
Les Citadelles ont continué à nous faire connaître un poète déjà présenté en 2009 et en 2011, Derek Mahon, irlandais né en 1941, auteur d’une œuvre saluée par de nombreux prix littéraires. En 2012, la revue a reproduit un poème de Dereck Mahon intitulé « Autobiographies », composé de vingt strophes de six vers, traduits en français par Jacques Chuto, professeur honoraire de langue et littérature anglaises à l’université Paris 12. Citons à titre d’exemple une partie de la dernière strophe évoquant le souvenir d’un vélo :
« But its wheels still sing
“In the memory, stars that turn
“About an eternal center,
“The bright spokes glittering.”
(Mais ses roues chantent toujours
Dans ma mémoire, étoiles qui tournoient
Tout autour d’un centre éternel,
Et leurs rayons étincellent sans fin.)

Autre poète irlandais, John Montague, auquel la revue a consacré en 2007 un recueil à part, réunissant les textes de lui qu’elle a publiés de 2002 à 2007. Dans le numéro 13 (2008), John Montague a évoqué en quelques poèmes son ami Samuel Beckett. Dans le numéro 14, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, il a confié à la revue deux inédits, auxquels s’est ajouté un poème que Derek Mahon lui a dédié. Présent en 2011 par des textes que Philippe Démeron a traduits avec son concours, John Montague a été encore présent en 2012 avec trois poèmes dont « Silences » où l’on peut lire, au sujet de la poésie :
“It is a prayer before an unknown altar,
“A spell to bless the silence”.
(C’est une prière devant un autel inconnu,
Un charme pour bénir le silence).

Le numéro de 2012 a présenté aussi des textes de Stefania Asimakopoulou (Grèce) ; Ferruccio Brugnaro (Italie); William Cliff (Belgique) ; Mauricio Hernandez (Mexique) ; Eliana Deborah Langiu (Italie) ; José Lezama Lima (Cuba) ; Pedro Sin Cerebro (Mexique) ; Arnaldo Zambardi (Italie)…

Dans la partie « magazine » de ce numéro, Dominique Thiébaut Lemaire a analysé l’œuvre poétique du Suédois Tomas Tranströmer, prix Nobel 2011. Sous le titre « Illustration du vers et de la rime » (voir à ce sujet l’article de Libres Feuillets: « Obsolescence de la rime et du vers ? « , publié le 29 mai 2012), il a livré un ensemble de réflexions ayant pour thème commun la question de l’usure réelle ou supposée des formes poétiques dans le temps.

Parmi les illustrations, une belle gravure expressionniste de Sergio Birga, datant de 1973, est à signaler, sur les rapports entre le monde ancien (figuré par la Fonte San Paolo au premier plan), et le monde moderne représenté par une grue à l’arrière-plan.

Pour conclure ces quelques commentaires sur le numéro de 2012, voici deux extraits de poèmes ayant pour auteurs Philippe Démeron et Roger Lecomte.

 « L’esprit du vent joue près de la fenêtre
Voulant embrasser les rideaux
Ou débusquant des jalousies
Bien accrochées au fond du cœur »
(Philippe Démeron, « Les quatre esprits », première strophe, fondée sur le double sens des mots « embrasse » et « jalousie »).

« Je me souviens d’avoir porté, tout enfant, des barboteuses – culottes bouffantes rappelant un peu les hauts-de-chausses du temps de Charles IX – et bien plus tard, des pantalons de golf…
Je me souviens aussi d’un long monologue de Georges Pérec pendant lequel le comédien Sami Frey égrène ses souvenirs, juché tout au long de la pièce sur une bicyclette… »
(Roger Lecomte, début et fin d’un poème anaphorique commençant vingt-huit fois par « Je me souviens », et intitulé « Brèves de mémoire in memoriam Georges Pérec »).

Le numéro dix-huit (2013)

Dans la partie intitulée « Cahier de diverses langues », on trouve des poèmes écrits par des auteurs originaires de pays tels que l’Autriche, la Colombie, la Grèce, l’Italie, le Mexique, la Suède…

 Parmi les langues et auteurs de ce Cahier, on peut noter les textes en yiddish de Yankev Fridman (1910-1972), traduits par Henri Lewi. Comme Les Citadelles présentent au lecteur les textes en langue originale en regard de leur traduction, nous entrons plus avant dans ces poèmes dont la langue est assez proche de l’allemand.

Quelques auteurs sont mis à l’honneur: Luigi Celi (Dialogue poétique avec T.S. Eliot), Marcel Riera (L’Irlande en Catalogne)… Ce dernier fait entendre des accents irlandais dans une langue catalane que Philippe Démeron s’est donné – avec succès – le défi de traduire en français.

En ce qui concerne les auteurs de langue française, Les Citadelles de 2013 font une place particulière à Christophe Manon et à deux femmes: la franco-libanaise Vénus Khoury-Ghata (née en 1937), et Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859).

 La rubrique « Poètes pour nos jours » donne à lire comme à l’accoutumée une vingtaine de poètes français contemporains, dont un certain nombre contribuent de manière régulière à la revue. La rubrique « Brèves chroniques» présente les recueils publiés récemment par plusieurs d’entre eux.

En ce qui concerne les fondateurs de la revue, ce numéro a publié un poème de souvenir et de mélancolie, de Roger Lecomte,  sur les couleurs du thé (noir à la liqueur d’ambre, bleu de Formose, blanc aux notes fleuries…) et un poème plein de charme de Philippe Démeron sur les pieds de la femme aimée: « Tes doux pieds ceux qui t’accompagnent / L’expression te fait sourire… »

 La partie « Magazine » comporte deux textes, l’un d’Arnaldo Zambardi : Quelle poésie pour nos jours ?, l’autre de Dominique Thiébaut Lemaire : Poésie et recitatio, qui élargit au monde gréco-romain le tour d’horizon de ce numéro des Citadelles.

Les auteurs des « illustrations » sont en particulier Philippe Démeron, Mauricio Hernandez, et Sergio Birga dont on peut lire par ailleurs, sur Florence, dans le « Cahier de diverses langues », un poème de jeunesse en italien sur la crue de l’Arno dans la décennie 1960, qui rappelle la révolte expressionniste du peintre et graveur.

 Libres Feuillets.

 

Une réflexion au sujet de « La revue de poésie Les Citadelles numéro dix-neuf (2014). Par Dominique Thiébaut Lemaire »

  1. La poésie est un art qui révèle l’intelligence des poètes. Il faut croire que nous nous émerveillons toujours à la vue de choses que nous ne voyons pas très fréquemment. Je trouve que c’est le reflet d’une société donnée. Il est important de bien creuser le sens des mots pour bien comprendre certaines poésies.