« J. Edgar », de Clint Eastwood: police, pouvoir et sexe

John Edgar Hoover (Washington 1895-Washington 1972) a été de 1924 à sa mort, durant 48 ans, le premier directeur du BOI (Bureau Of Investigation) puis du FBI (Federal Bureau of Investigation), le principal service américain de police judiciaire et de renseignement intérieur. Il est celui qui est resté le plus longtemps à la tête d’une agence fédérale américaine, ayant servi sous huit présidents (Coolidge, Herbert Hoover, Roosevelt, Truman, Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon). Après sa mort, le Congrès a voté une loi limitant à dix ans la durée de fonction des directeurs du FBI.

Le film de Clint Eastwood est intéressant en particulier par ce qu’il nous apprend sur l’histoire des Etats-Unis ; sur le personnage de J. Edgar (joué par Leonardo DiCaprio); sur la vision du cinéaste.

L’histoire des Etats-Unis au 20ème siècle

La carrière de J. Edgar Hoover est une illustration de plusieurs évolutions politiques et sociales, que le film met assez clairement en évidence.

On assiste à cette époque au renforcement de l’Etat fédéral américain par la création d’agences telles que le FBI, étendant leurs pouvoirs, notamment face aux Etats fédérés, en se dotant progressivement d’un arsenal de lois et de gros moyens d’investigation, parmi lesquels la création de fichiers a pris une place importante. Cette progression est bien montrée, ainsi qu’un aspect toujours présent actuellement dans les films et séries policières américaines, l’antagonisme entre les agents fédéraux et les polices « locales ».

On voit aussi se renforcer le combat contre la criminalité, celle-ci ayant atteint des proportions considérables dans les années 1920-1930, époque de grand banditisme et de prohibition de l’alcool. Le film insiste notamment sur l’affaire Lindbergh. Hoover a développé la police scientifique (empreintes digitales, analyse des scènes de crime, création d’un laboratoire de criminologie…) à laquelle il a eu recours notamment après le kidnapping et la mort en 1932 du tout jeune fils de Lindbergh, le célèbre aviateur qui a franchi le premier l’Atlantique en solitaire.

Le film évoque aussi la lutte des Etats-Unis contre le communisme et contre les mouvements dits « extrémistes ». Hoover doit le début de sa carrière au « ministre de la justice » (attorney general) en fonction de 1919 à 1921 du temps du président Woodrow Wilson, le démocrate Alexander Mitchell Palmer, dénonciateur du «péril rouge », qui a lancé une série de raids policiers contre les organisations communistes.

Mais on ne nous dit pas grand-chose de la chasse aux sorcières au temps du maccarthysme dans la première moitié des années 1950. Dans le cadre de « Cointelpro » (counterintelligence programs), programmes de renseignement et de contre-espionnage mis en œuvre de 1956 à 1971, le FBI a surveillé beaucoup de mouvements d’opposition. Cet aspect de l’activité de Hoover n’est pas non plus développé dans le film.

En revanche, Clint Eastwood nous parle à plusieurs reprises des dossiers secrets constitués par Hoover sur la vie des présidents, des hommes politiques importants, et de leur famille.
Hoover a été accusé de porter atteinte à la vie privée en plaçant des micros pour mettre sur écoute nombre de personnalités. La sexualité jouait un grand rôle dans ces affaires. Il est question dans le film des liaisons de la femme du président Roosevelt, de Martin Luther King, de J.F. Kennedy, à propos duquel Clint Eastwood nous montre Hoover en train d’écouter l’enregistrement d’une scène de sexe…
Après la mort de Hoover, on voit sa fidèle secrétaire Helen Gandy détruire tous ces fichiers qu’il lui avait confiés et dont Nixon aurait voulu s’emparer.

En regardant ce film, on se pose au sujet des dossiers secrets des questions qui ne sont pas nouvelles, mais qui restent d’actualité, aux Etats-Unis et ailleurs: dans quelle mesure les hommes publics peuvent-ils avoir une vie privée ? Les hommes publics n’ont-ils pas une vie privée plus débridée que les autres ? Et encore : jusqu’où peuvent aller les fonctionnaires tels que Hoover dans le suivi de comportements qui peuvent avoir des répercussions non négligeables sur le fonctionnement des institutions?

Le personnage de J. Edgar

Le père de J. Edgar, Dickerson Naylor Hoover (1856–1921), imprimeur, a passé les 8 dernières années de sa vie dans un asile psychiatrique. Clint Eastwood ne nous montre que la mère, exagérément exigeante (« castratrice », d’après les commentateurs), qui a eu une grande influence sur son fils avec lequel elle a vécu dans la maison familiale jusqu’à sa mort.

Dans « J. Edgar », on voit Hoover dicter des mémoires peu conformes à la réalité. Il a essayé de se forger une légende, en se présentant comme un justicier de terrain impliqué directement dans les arrestations, mais le réalisateur le ramène à ce qu’il a été vraiment, c’est-à-dire le créateur et dirigeant d’une organisation bureaucratique efficace.

Depuis les années 1940 circulaient des rumeurs selon lesquelles Hoover était homosexuel. Clint Eastwood insiste sur les liens étroits de Hoover avec son adjoint qui l’a secondé pendant plus de 35 ans, Clyde Tolson (1900-1975). Ils travaillaient ensemble, prenaient leurs repas en tête à tête, jouaient aux courses, partaient en vacances l’un avec l’autre. Bien que les rumeurs n’aient jamais été corroborées, elles ont été largement reprises, et «J. Edna Hoover», double féminin fictif de J. Edgar, est même devenu un thème de plaisanteries dans les médias.
Tolson a hérité des biens et notamment de la propriété de Hoover où il s’est installé après la mort de celui-ci.
Il est présenté dans « J. Edgar » comme un homosexuel déclaré, faisant une scène violente à Hoover lorsque celui-ci lui confie qu’il envisage de se marier.
Certains ont rejeté comme peu probables les rumeurs sur la sexualité de Hoover et sur ses relations avec Tolson, tandis que d’autres les ont considérées comme probables voire certaines, et que d’autres encore se sont contentés de les signaler sans se prononcer.

Dans un entretien publié par le journal Le Monde du 11 janvier 2012, interrogé par le journaliste qui lui fait cette remarque: « Sur la sexualité de Hoover, Eastwood, lui, se contente de mettre un point d’interrogation », le scénariste Dustin Lance Black, militant des droits des homosexuels, répond: « Cela a été difficile d’accepter son option, même si le choix d’en rester à l’allusion fonctionne à merveille. J’aurais préféré que les choses soient explicites. Il était impensable d’affirmer son homosexualité à l’époque, c’était se condamner à mort professionnellement ».

Clint Eastwood cinéaste

A vrai dire, ce qui intéresse Clint Eastwood dans ces personnages, ce n’est pas le sexe, mais plutôt la longue fidélité unissant non seulement Hoover et Tolson (joué par Armie Hammer), mais aussi, dans une relation platonique forte, Hoover et sa secrétaire Helen Gandy (jouée par Naomi Watts).

Il s’agit d’un film sur la durée et sur le vieillissement. Le temps est étrangement rendu, par des allers et retours entre les époques, dont le plus spectaculaire est celui qui montre J. Edgar et son adjoint entrant dans un ascenseur dont les portes se ferment en 1969 pour se rouvrir à la fin des années 1940 en faisant apparaître des hommes rajeunis de vingt ans.

Les décors et les vêtements, dans une reconstitution détaillée, ont un aspect daté un peu voyant, comme si on leur avait accordé l’attention excessive que, dans le film, les protagonistes Hoover et Tolson portent aux costumes bien coupés qu’ils se font tailler sur mesure.

Le passage des années est rendu sensible surtout par l’apparence corporelle des personnages, tantôt jeunes dans les retours en arrière, tantôt grimés comme de vieux fantômes. Leur physique semble être une pâte à modeler façonnée par le cinéaste, par l’équipe de maquillage et par les acteurs eux-mêmes, changeant de peau, de corpulence et de visage au cours du temps.

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 On se demande quel a pu être le lien entre, d’une part, la personnalité intime de Hoover décrite par Eastwood, et d’autre part sa politique à la tête du FBI.

 On croit comprendre que Hoover, sexuellement inhibé, détestait les mœurs débridées des hommes politiques qu’il surveillait soit pour essayer de limiter les conséquences de leurs frasques, soit pour les faire chanter, soit les deux. Il lui est arrivé de se tromper lourdement, par exemple en croyant que sa menace de révéler l’appétit sexuel politiquement incorrect de Martin Luther King ferait renoncer celui-ci au prix Nobel, alors que ce chantage n’a eu pas eu d’effet sur l’intéressé, comme le montre une scène du film dans laquelle Hoover, voyant l’impétrant accepter officiellement le prix, éteint brusquement son poste de télévision.

Toujours en ce qui concerne le lien entre la personnalité intime et l’action publique, des rumeurs ont insinué que la mafia de Chicago faisait chanter Hoover avec des photos compromettantes. Mais Clint Eastwood n’évoque pas cette hypothèse controversée.

Finalement, Hoover dans ce film garde une bonne part de mystère, comme si le secret était pour Clint Eastwood la principale vérité de cet homme.

 Dominique Thiébaut Lemaire

 

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