Le peintre Fernand Khnopff (1858-1921) : exposition au Musée du Petit-Palais. Par Annie Birga.

 

FERNAND KHNOPFF Le Maître de l’Enigme
Exposition au Musée du Petit-Palais du 11 Décembre 2018 au 17 Mars 2019

Le Musée du Petit-Palais présente une passionnante exposition  consacrée au peintre belge Fernand Khnopff, figure marquante du Symbolisme européen.

L’Art ou Des caresses, huile sur toile (1896)0

Dès la première salle le visiteur est invité à pénétrer dans l’univers secret du peintre, une maison-atelier que des plans, une maquette, des photographies permettent d’imaginer. Blanche et élégante, elle est inspirée par les architectures de la Sécession viennoise. Construite dans un beau quartier de Bruxelles entre 1900 et 1902, elle sera malheureusement détruite en 1938 pour laisser place à un immeuble de six étages. Le pignon en est surmonté d’une statue d’Aphrodite. Sur le fronton de la porte se lit l’inscription « Passé-Futur ». Un parcours initiatique conduit à ce point central de l’atelier, où s’inscrivent trois cercles d’or, le plus large étant celui réservé à l’acte même de création. Cette théâtralité est voulue par un égotiste, soucieux de son image et pénétré du caractère quasi sacré de l’inspiration artistique. « On n’a que soi », telle est sa devise.

La présentation générale de l’exposition tente de restituer avec bonheur cette atmosphère raffinée : on y découvre, comme dans la maison de Khnopff, des diffuseurs de parfums et, pour la synesthésie, des émetteurs de musique et poésie symbolistes. Les œuvres sont rassemblées à la fois selon leur thématique et leur chronologie. Dans le parcours on aura témoignage de la curiosité intellectuelle du peintre et de son rayonnement ; on trouvera deux tableaux de Préraphaélites, Burne-Jones et Rossetti, car Khnopff se lia avec ce mouvement novateur, d’esprit littéraire ; des dessins de Klimt, car il participa aux deux Sécessions, munichoise et viennoise ; des illustrations de livres de poésies ou des frontispices qui rappellent qu’il fut un ami proche de Verhaeren, de Rodenbach, de Maeterlinck, fervent admirateur aussi de Mallarmé, amateur des musiques nouvelles de Wagner et de Debussy pour les opéras desquels il créa des décors et des costumes.

Les paysages du peintre sont inspirés par Fosset, petite localité des Ardennes belges où il passe l’été avec sa famille. Un pont romain à trois arches, une étroite rivière, quelques simples maisons, des champs, des groupes d’arbres, autant d’humbles éléments rendus par des couleurs sourdes et une peinture légère à glacis. Une forêt de « vivants piliers » et une clairière. Rarement des figures, ou alors comme figées.

Les portraits sont nombreux, car ils correspondent à des commandes de la grande bourgeoisie. Les enfants sont déjà de petits hommes ou de petites femmes, bien vêtus, énigmatiques. Les jeunes filles ou jeunes femmes sont gantées et lointaines. C’est très bien peint. Mais le chef-d’œuvre demeure le « Portrait de Marguerite Khnopff » (1887). Sa sœur, photographiée à de nombreuses reprises, fut son modèle d’élection. Là, elle pose, devant les verticales d’une porte mettant en relief la silhouette fine de la jeune fille qui semble sur la réserve, comme retranchée dans son monde intérieur. Le raffinement des tons blanc, beige, gris évoque Whistler.

Le célèbre pastel « Memories » (1891) ne pouvait être transporté de par sa fragilité. Mais il est montré par une projection géante. Il s’agit d’une frise panoramique, une sorte de cortège de sept jeunes filles en costume de ville, chacune sauf une tenant une raquette. Le modèle unique et répété en est Marguerite. L’horizon est bas. Les couleurs sont estompées et harmonieuses. L’impression est énigmatique. Khnopff se plaisait à citer Paul Bourget : « Qui dira le signe qui vous distingue, ô souvenirs de la vie vécue, ô mirages de la vie rêvée ? »

Les commissaires de l’exposition ont intitulé la séquence suivante « Sous le signe d’Hypnos ». Il s’agit d’une petite tête du dieu du sommeil que Khnopff a vue au British Museum, amputée d’une aile, attribuée à Scopas, mais trouvée en terre étrusque. Il en a fait mouler un plâtre exposé chez lui sur une sorte d’autel votif, il a coloré de bleu l’aile restante et il l’introduit dans ses compositions souvent accompagnée d’un voile bleu, couleur de l’idéal. Le sommeil induit le rêve. Certaines toiles de cette dernière décennie du siècle ont une forte puissance onirique. On retrouve l’image d’Hypnos dans un tableau inspiré d’un poème de Christina Rossetti, sœur du peintre, « I lock my door upon myself » (1891). Trois fleurs orangées rythment la largeur de la toile ; ce sont des hémérocalles, étymologiquement beautés d’un jour. Un tableau dans le tableau évoque une cour cernée de hautes maisons où passe une silhouette noire.  La jeune femme qui dit « je » se penche mélancoliquement sur ce qui pourrait être un piano.  Elle semble penser – c’est le titre d’un dessin qui reprend son visage – : «  Who shall deliver me ? ». Il est un tableau tout aussi fascinant et intriguant : « L’art » ou « Des caresses » (1895) ; il y a hésitation du peintre sur le titre à choisir. On reste interdit entre la référence au roman de Balzac « Une passion dans le désert » et le fond de la toile, paysage sec et ocre, peut y faire référence. «  L’art » ? Le sceptre brandi par Œdipe serait un possible appui-main et Œdipe lui-même, le peintre, figure androgyne et jumelle de la sœur devenue sphinge. «  Des caresses » ? L’union tendre de la femme animale et de l’homme, apeuré mais qui garde les yeux ouverts .Cette contradiction apparente de douceur et de violence, on la retrouve dans deux sculptures ; en 1893  Khnopff réalise un plâtre polychromé, intitulé « Futur ou Masque de jeune femme anglaise », tête délicate, couronnée de lauriers, et, quelques années plus tard, il retrouve  l’image qui lui est familière de Méduse incarnée cette fois dans un bronze de facture baroque, une Méduse, entourée de serpents, et qui crie.

Si Khnopff a fait réaliser un nombre restreint de sculptures, il se révèle autant dessinateur que peintre.  Pastels, fusains, crayons de couleur, parfois photographies retouchées – il recourt à un photographe d’art, Alexandre, dont il inclut la signature dans ses dessins. Il exécute ainsi de savantes variations sur ses thèmes habituels, la femme y tenant une place essentielle. Le papier choisi, granuleux, accroche le crayon et confère un aspect diffus au dessin, comme brumeux.

Dans un questionnaire de 1891, Khnopff revendique de « se taire et agir en conséquence ». On en sait très peu sur sa vie affective. A travers son œuvre, on découvre que, le temps avançant,  la femme est plus souvent peinte ou dessinée dans sa nudité, bien que l’image de la femme guerrière ou voilée continue d’apparaître. Un triptyque groupe « L’isolement », portrait de la sœur brandissant un glaive avec à ses pieds une boule de cristal qui renferme l’image du tableau « I lock… », à sa gauche, une image voluptueuse, baptisée Acrasie, à sa droite, l’image de la chasteté,  personnifiée par Britomart, héroïne de légendes anglaises, et revêtue d’une armure. Alternances de rêveries ? Interdits ?

La dernière salle de l’exposition nous ramène au paysage, mais au paysage urbain, autant rêvé que vu. En effet en 1892  Georges Rodenbach demande au dessinateur un frontispice destiné à illustrer son roman « Bruges-la-morte ». Or Khnopff avait vécu à Bruges ses six premières années, mais il disait n’y être jamais retourné pour en préserver le souvenir intact. Le livre étant accompagné de photographies, il reprend celles-ci et les métamorphose en pastels noirs de petite taille, rehaussés de craie. Il retrouve les images d’une ville ancienne de l’époque de Memling, que la modernité n’avait pas touchée. Il en évoque les maisons gothiques qui se mirent dans les canaux. Il dessine l’intérieur de la cathédrale Notre-Dame et l’entrée du Béguinage. Ces dessins datent de 1902-1904, tant leur thème est récurrent. Il faut dire que l’homme est demeuré fidèle à la foi de son enfance, même s’il a cédé aux charmes de l’ésotérisme peu orthodoxe des Salons de la Rose-Croix, organisés par Joséphin Péladan.

Il convient, quand on évoque ce grand artiste, de citer son meilleur critique, Emile Verhaeren, qui écrivait dans un numéro de la revue L’Art moderne (1886) :
« Sa patiente construction le détachait chaque jour de la contingence et du fait…Il fallait tendre le plus possible vers le définitif qui est un fruit de réflexion ardente et de volonté supérieure. »

 

Annie Birga

 

 

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