Roger Lecomte, auteur de Mémoire d’asphalte, recueil de poèmes. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Roger Lecomte, qui vit à Nice, est membre du comité de rédaction de la revue de poésie Les Citadelles, qu’il a fondée avec Philippe Démeron.

Cette revue comportait naguère une rubrique intitulée « Les poètes des Citadelles se présentent ». Il s’agissait de répondre aux questions suivantes : « énoncer une dizaine de mots qui évoquent pour chacun d’eux la poésie, citer leurs auteurs préférés, et leurs publications (outre quelques précisions biographiques, facultatives celles-là) ».
Roger Lecomte y a répondu ainsi dans Les Citadelles de 2002 : « né quelque part, comme dit Maxime Le Forestier, il habite des journées entières dans les orangers et il est poète intermittent… ; cofondateur des Citadelles / soleil, partance, musique, fugace, obscur, opalescent, océane, dériver, exorciser / Baudelaire, Musset, Verlaine, Apollinaire, Lorca, Milosz, Aragon / a publié Mémoire d’asphalte  (1984) aux Editions Le Pont de l’Epée/Guy Chambelland / paraît dans Sophia-Poésie, Le Nénuphar, Pan et Le Clatinos »

Auteur d’un autre recueil de poèmes (Chanson de l’iguane sur un réverbère, Editions Chemins de plume, 2005), il vient de faire paraître au deuxième trimestre 2013 une édition revue et augmentée de Mémoire d’asphalte (Editions Chemins de plume). Le dessin de couverture est de Jean-Michel Sananès.
Certains textes ont été remaniés, raccourcis surtout, et le recueil s’est enrichi de quinze poèmes datés de 2005 à 2013, précédemment publiés dans Les Citadelles, s’ajoutant aux trente neuf poèmes de 1984, qui se terminaient par celui qui a donné son titre au recueil.

Poésie de la mémoire

L’une des beautés de ce recueil est d’abord celle de la mémoire, renvoyant aux années 1968-1983 où se situent les poèmes de l’édition première, par exemple « Nuit de mai 68 » (Paysage à la manière de Giorgio de Chirico) ; « Flûte indienne » ; « Une femme rêvée » (in memoriam Delphine Seyrig) ; « La Chambre verte » (à François Truffaut) ; « Irish coffee » ; « Vivre sa vie », écrit en pensant à Godard ; « Voyez: la solitude… » (d’après un film de Jean-Pierre Melville) ; « Ville interdite » et « Mémoire d’asphalte », avec des citations de Marguerite Duras en exergue… Dans le souvenir qui nous est ainsi livré de cette époque, le cinéma et la littérature tiennent une place non négligeable.
Des années 1960-1970 date aussi l’œuvre de Georges Pérec, dont il est question dans un poème de décembre 2011 intitulé «Brèves de mémoire (in memoriam Georges Pérec) », poème anaphorique, commençant vingt-huit fois par « Je me souviens », et dont la dernière strophe débute ainsi:
« Je me souviens aussi d’un long monologue de Georges Pérec pendant lequel le comédien Sami Frey égrène ses souvenirs, juché tout au long de la pièce sur une bicyclette… »

En général, les poèmes publiés à partir de 2000 ont d’autres références que ceux la période 1968-1983. Ils remontent parfois à des époques plus lointaines, comme dans plusieurs strophes des « Brèves de mémoire ».
Le beau poème hivernal de décembre 2005 intitulé «  »Mister Snow » (Mister Snow, ou mystère de la neige ?) s’inspire du « tableau de Hundertwasser », précise le poète.
« Les Assis » de janvier 2006 ont été écrits « d’après People in the sun », d’Edward Hopper. Et en exergue de son poème « Elémentaires précautions » de mai 2008, l’auteur a placé une formule d’Henri Michaux: « Ne désespérez pas. Laissez infuser. »

Les souvenirs les plus forts sont souvent ceux qui sont contenus dans de petites choses, de petits plaisirs, de petites modes parfois démodées. La force de la mémoire est d’enclore un monde profond dans des réalités apparemment insignifiantes, par exemple chez Roger Lecomte le son de la flûte indienne, le goût de l’irish coffee, la cérémonie du thé…
« Le Yang et le yin » nous parle des couleurs du thé (noir à la liqueur d’ambre, bleu de Formose, blanc aux notes fleuries »), qui sont aussi des couleurs de sentiments évoqués discrètement: « Maintenant que tu as déserté ma vie, ne reste que le divin breuvage » (pages 79-80 de Mémoires d’asphalte 2013).

L’humour, l’amour des mots, le chant des mots

Pour caractériser le ton de Roger Lecomte, je me limiterai à ces trois thèmes, qui n’épuisent pas la richesse de cette poésie.

L’humour est présent dès les poèmes anciens de Mémoire d’asphalte:
Ces grandes jeunes filles lisses
Aux guitares cœur de planche
S’en sont allées frémir pour d’autres
Sous la caresse de Juillet…
(« Ces grandes jeunes filles… », février 1975, page 36)
Les jeunes filles en question réapparaissent dans « Elémentaires précautions » de mai 2008:
« Jadis on adulait des jeunes filles aux guitares cœur de planche qui depuis se sont perdus dans des rébus existentiels… »

Il semble que l’humour de cette poésie se développe au fil des années, souvent sous une forme mélancolique, parfois d’une manière un peu grinçante (« on nous ogéaime », dans « Doléances », septembre 2008) ou ironique:
« Je me souviens avoir porté, tout enfant, des barboteuses – culottes bouffantes rappelant un peu les hauts-de-chausses du temps de Charles IX – et bien plus tard, des pantalons de golf… » (première strophe de « Brèves de mémoire »)

En ce qui concerne l’amour des mots, les jeux de sonorités et de sens sont à la fois nuancés, justes et frappants. Parmi les titres, on note « Volubilis volubile… » (pages 28-29), « Soliloque insomniaque » (page 30). Le texte de « Carte postale » (septembre 1973) est fondé sur la rime intérieure portuaire-mortuaire. « Et le temps délétère décolore nos yeux », dans « Crossing the Channel », de février 2010. « Peur de riens » de décembre 2006 joue avec subtilité sur l’équivalence sémantique apparemment paradoxale des expressions « peur de riens » et « peur de tout ».

De même que l’humour, il semble que le « chant des mots » prenne de l’ampleur dans les poèmes les plus récents, par des moyens souvent classiques, mais sans « chevilles » de remplissage.
« Peur de riens » (pages 74-75 du recueil) est écrit en vers rythmés et chantants de six syllabes.
« Chanson du chevalier » (juillet 2008, pages 60-61), dans ses deux premières strophes, reprises à la fin, évoque la « musique intérieure » en alexandrins et demi-alexandrins (hexasyllabes) sans que le poète ait peur de les utiliser, manifestant ainsi un courage poétique qui sied au chevalier veillant sur les remparts de sa citadelle (et de sa revue Les Citadelles ?):

Chevalier solitaire armé d’indifférence,
mets ton ombre lunaire aux abonnés absents,
essaie de traverser au mieux les apparences.

N’écoute que ton chant, ta musique intérieure,
rejoins ta citadelle,
veille sur ses remparts.

Pour clore cette présentation, citons encore quatre vers harmonieux et lamartiniens du « lac des signes », 2010-2011 (pages 67-68 du recueil) – avec une belle « rime à l’envers » (paronomase): les estivants s’esquivent – dont on sent qu’ils ont été écrits par un habitant de la Côte d’Azur, même s’il s’agit du lac d’Annecy:

Les estivants s’esquivent.
Amarrées pour longtemps, les barques se déhanchent
Au gré du clapotis, en équilibre instable
Comme souvent nos vies.

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Dominique Thiébaut Lemaire

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