Sergio Birga « pictor florentinus », peintre de Paris et de New York (mises à jour juin 2014 et novembre 2016). Par D.T.Lemaire

Le peintre et graveur Sergio Birga, né à Florence en 1940, habitant de Paris depuis le milieu des années 1960, visiteur de New York en 2012 (Brooklyn) et en 2014 (Manhattan), a cette faculté de nous dévoiler ce que nous ne savions pas voir, notamment dans les villes, qui lui ont inspiré de nombreux tableaux figurant pour partie sur son site birga.pagesperso-orange.fr, d’où sont tirées avec son autorisation les reproductions qui suivent.

PARIS

Les destructions et transformations de Paris

Comme on a déjà eu l’occasion de l’écrire dans deux articles précédents de Libres Feuillets (« Sergio Birga, une peinture à cinq dimensions », et « Paris vu par le peintre Sergio Birga »), les œuvres du peintre sont remarquables par leur dimension temporelle, et, s’agissant de Paris, cette dimension est illustrée avec force par de nombreuses œuvres montrant par exemple la destruction d’architectures et sites préexistants. Ces œuvres ont pris pour thèmes dans les années 1970 des bâtiments connus de l’ère industrielle, relativement récents mais déjà condamnés (parfois absurdement) à la démolition, dans les quartiers des Halles et de Bercy. Parmi ces tableaux remarquables, on peut mentionner plusieurs huiles sur toile:
–   « Main basse sur la ville », 130 x130 cm, 1976 (voir ci-dessous) ;Main basse sur la ville, 1976, 130 x130 cm. huile sur toile, Musée Carnavalet
–  « Triptyque: grande destruction des halles », ensemble de 130 x385 cm, 1971-2006, avec « le balayeur des Halles » sur le panneau gauche, et « le terrassier des Halles » à droite (à noter aussi la « destruction des Halles », gravure sur linoléum, 1973, triptyque sur les mêmes sujets, collections du Musée Carnavalet);
– « Triptyque : destruction des Halles », ensemble de 100 x278 cm, 1977-2004…
« Main basse sur la ville », qui représente un aspect du chantier de démolition dans le quartier de Beaubourg a été exposé en 1977 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris lors d’une grande exposition intitulée « Mythologies quotidiennes II ».
Aujourd’hui, plus de quarante ans après, et cette fois dans une relative indifférence sur laquelle il faudrait s’interroger, on a assisté de nouveau à une démolition, celle des pavillons modernes éphémères qui ont évincé les pavillons Baltard du 19ème siècle. Pour justifier cette indifférence d’aujourd’hui, suffit-il de dire que l’on est fondé à détruire à leur tour des architectures de naguère abusivement destructrices?
Toujours en ce qui concerne les grands bâtiments connus, Sergio Birga a peint en 2002 « Les anciennes usines Renault », huile sur toile, 114 x146 cm (collection Villa Tamaris, Centre d’Art, La Seyne-sur-Mer). Il a aussi témoigné de l’évolution-destruction des quartiers populaires dans l’est parisien :
–          « Cordonnerie, Passage de la Duée (Paris XIXe) », huile sur toile, 97 x 130, 1987, collection FDAC Bobigny;
–          « Destruction, rue Haxo (Paris XIXe) », huile sur toile, 97 x130 cm, 1995 ;
–          « Rue de Crimée », 50 x 60 cm, huile sur toile, 1995: voir ci-dessous ; une autre « Rue de Crimée », 162 x 130 cm, de la même année, appartient au Museo d’arte delle generazioni italiane del 1900, G. Bargellini (Pieve di Cento);
–          « Bar de la Liberté (Paris XIXe) », huile sur toile, 100 x100 cm, 1995 (au croisement de la rue de Mouzaïa et de la rue de la Liberté).

Beaucoup de bâtiments du Paris populaire ont été remplacés, de manière massive jusqu’à la fin des années 1970, par des immeubles sans grâce dans les arrondissements de l’est parisien ou encore à Montreuil à l’écart du Paris prestigieux, quartiers d’artisanat et de bistros que le peintre a parcourus ou près desquels il a habité dans le 19e arrondissement à la limite du 20e .


Rue de Crimée (Paris XIXe),1995, 50 x 60 cm, huile sur toile

Notons que, dans ce tableau de la rue de Crimée (à un endroit situé un peu plus haut que le carrefour avec la rue Botzaris près du parc des Buttes-Chaumont), le peintre s’est représenté avec sa femme Annie à l’arrêt de bus en bas à droite.


Démolition (Montreuil), 2008, 97 x130 cm, huile sur toile

De 2008 date aussi un tableau sur la démolition des environs du « bar le Robespierre » à Montreuil (88/116 cm) où une pelle mécanique qui a épargné (provisoirement?) une cheminée d’usine occupe le centre de l’œuvre, tandis qu’un panneau de signalisation porte la signature « Birga florentinus ».

Ces oeuvres nées de l’indignation du peintre contre le vandalisme du modernisme et de l’argent (voir dans le tableau de 1976 intitulé « Main basse sur la ville » l’affiche: « votre argent m’intéresse », publicité pour une banque à l’époque) semblent prendre aujourd’hui un sens plus large comme témoignage historique, et comme protestation contre les ravages du temps qui passe.

Ciels et toits

Les tableaux de Birga ouvrent des accès que le regard du spectateur doit emprunter pour atteindre l’autre côté de ces passages de frontière que sont les fenêtres, les portes, les ruelles, les arches, les ponts, les gares, les (aéro)ports et les embarcadères…
Les ciels aussi suggèrent un « outre-ciel ». Ils forment des passages, vers la lumière, des ouvertures vers la transfiguration, ou au contraire de sombres fonds qui pourraient convenir à des tableaux de Semaine Sainte.

Les ciels de Paris se sont développés dans l’œuvre du peintre à partir du moment où celui-ci a vendu sa maison du 19ème arrondissement pour venir habiter en 2001 dans le troisième arrondissement, sous les toits, d’où son atelier offre une vue de vaste ampleur depuis Beaubourg jusqu’au nord-ouest de Paris en passant par la tour Eiffel et son grand « gyrophare » de nuit.

Après avoir fait exploser les couleurs dans sa période expressionniste des années 1960 et 1970, le peintre a gardé de cette période une grande vivacité chromatique, mais il est devenu également un maître du gris, que ce soit dans la représentation des pavés ou de l’asphalte, des toits de zinc, ou du ciel vu depuis son atelier.


De mon atelier, 2002, 81×130 cm, huile sur toile

La même année 2002, Birga a peint depuis chez lui un « Orage sur Beaubourg », huile sur toile, 81 x 130 cm, remarquable par ses tourbillons de nuages, mélanges de blanc, de bleu et de gris.

Souvent ses gris deviennent des bleus nocturnes :


Nocturne vers la rue Sainte Apolline, 2003, 100 x100 cm, huile sur toile
(depuis l’atelier du peintre)


Grand nocturne vers Beaubourg, 2003, 130 x162 cm, huile sur toile
(depuis l’atelier du peintre)

Paris étrange et familier

Birga s’inscrit dans les quatre dimensions de l’espace et du temps, plus une cinquième que lui-même appelle « réalisme magique » en reprenant une appellation utilisée pour qualifier l’une des postérités de l’expressionnisme (voir la rubrique ainsi dénommée sur son site internet). Il y englobe le concept que Freud a dénommé « Das Unheimliche », traduit en français par « l’inquiétante étrangeté », qui désigne l’évocation décalée, inhabituelle, d’éléments familiers.

Il a annexé à son univers l’étrangeté des nocturnes parisiens, et s’est représenté dans son atelier sur un fond sombre au clair de lune où, de l’autre côté du passage que constitue le vitrage vers l’au-delà pictural, on aperçoit la tour Montparnasse et le bâtiment faussement industriel du musée Beaubourg (présents aussi tous deux dans le « Grand nocturne vers Beaubourg » de 2003), en intégrant ce paysage urbain comme arrière-plan de son autoportrait de 2009, avec un premier plan vert et rose-rouge sous la forme de pots de géraniums à la fenêtre:


Autoportrait dans l’atelier, 2009, 81×100 cm, huile sur toile

Dans le tableau suivant, on aperçoit le peintre coiffé d’une casquette, avec sa femme Annie vue de dos à gauche, sur le quai de la ligne 2 du métro. Cet autoportrait discret rappelle celui de 1995 représentant le peintre et sa femme au bord du tableau en bas à droite, face à des immeubles aujourd’hui disparus de la rue de Crimée dans le XIXe arrondissement (voir plus haut).


Métro Barbès, soir de neige, 2011, 82 x113 cm, huile sur toile

Birga avait déjà peint le métro de Londres (« The Tube ») en 1974, en souterrain. Ici, sur un tronçon aérien, dans une atmosphère de neige, les rails sont animés d’une ondulation magique.
Peut-être la couleur blanche s’est-elle développée dans la peinture de Birga à partir de ses tableaux religieux où le blanc crée de très beaux effets en enveloppant les personnages.

NEW YORK

Parmi les tableaux qui ont été exposés du 14 janvier au 2 mars 2014 dans la galerie Colette Clavreul (25 place des Vosges 75003 Paris) figurent plusieurs huiles sur toile que New York a inspirées à Sergio Birga lors de son séjour au printemps 2012. Une partie d’entre eux a été exposée du 4 juin au 3 juillet 2013 à la galerie Concha de Nazelle, 5 rue du Puits Vert, à Toulouse.
Précédemment, le peintre avait présenté une série de dessins (exposition à Marseille en octobre-novembre 2012) parmi lesquels une « Arrivée à New York », inspirée par L’Amérique de Kafka, représentait de façon magistrale sur le fond des tours de Manhattan l’arrivant héros du livre, poing sur la hanche, tenant de l’autre main sa valise sur l’épaule, et regardant la statue de la Liberté dans une attitude complexe de perplexité, de défi, d’admiration. Il est à noter que Birga a représenté la Liberté élevant non pas une torche, mais un glaive, conformément au texte de Kafka.

Le pont de Brooklyn et Manhattan

Les tours de Manhattan sont présentes au-delà du pont de Brooklyn, auquel le peintre donne la fonction d’un passage, comme il le fait souvent, entre l’ici et l’ailleurs.
Manhattan est aussi un lieu de bâtiments industriels, thème cher au peintre.
Comme à son habitude, le peintre refuse de se complaire dans les apparences spectaculaires d’une ville de carte postale.

Au milieu des tours de Manhattan, vus du pont de Brooklyn peint au moins deux fois (le tableau exposé à la galerie Clavreul de la place des Vosges s’intitule « Brooklyn II »), on aperçoit le « World Trade Center » en cours de reconstruction, provisoirement surmonté de deux grues ressemblant à des antennes. Les destructions et reconstructions urbaines, l’histoire faite mais aussi en train de se faire, constituent l’un des aspects importants de l’oeuvre de Birga.
Sur le pont de Brooklyn se déplacent de nombreux personnages, dont celui de la « joggeuse ». On marche et on court beaucoup dans cette ville !

Sergio Birga


Brooklyn Bridge, Brooklyn, 2013, 116 x 89 cm, huile sur toile

On retrouve au-dessus du pont un de ces ciels gris puissamment tourmentés chers au peintre.

A Manhattan, les « Réservoirs à Riverside Drive. Manhattan » (73/92 cm, 2012) apparaissent en quelque sorte comme des modèles réduits de gratte-ciel.


Réservoirs à Riverside Drive. Manhattan », 73/92 cm, 2012 (Galerie Clavreul)

Manhattan la nuit

D’un deuxième séjour à New York, Sergio Birga a rapporté de nouvelles visions de Manhattan. Deux d’entre elles, des nocturnes, sont présentées ici.
La première est une plongée dans la forêt des gratte-ciels depuis l’Empire State Building, la seconde est une vue depuis la fenêtre du peintre sur la 92e rue. Elles pourraient faire penser au vers de Baudelaire :
« Grands bois vous m’effrayez comme des cathédrales »,
mais la ville est ici plus mystérieuse qu’effrayante. Elle ressemble à une immense cathédrale dont la voûte serait le ciel bleu sombre, légèrement soutenu par une multitude de colonnes. Dans cette cathédrale brille un fourmillement de petites étoiles, non pas au niveau de la voûte céleste, mais en paillettes semées au milieu des colonnes. Le second tableau montre en son centre une église en situation inverse de la situation habituelle, c’est-à-dire non pas dominante au milieu de son environnement, mais dominé par lui, sans toutefois en être écrasée. Les lumières s’y agrandissent comme des lanternes rassurantes dans la nuit.


Manhattan (de l’Empire State Building)
2014, 90 x 116 cm, huile sur toile


Nocturne de la fenêtre (92e street )
2014, 80 x 100 cm, huile sur toile

Brooklyn

Contrastant avec les tours de Manhattan, les immeubles bas de Brooklyn n’ont pas moins attiré l’attention du peintre.

Ils abritent de petites activités signalées par des enseignes aux couleurs vives, à propos desquelles on pourrait parler de « réclame » à l’ancienne plutôt que de publicité.
Ils font penser à Hopper, que Birga mentionne comme l’un de ses peintres préférés. Les immeubles aux enseignes semblent proches de notre ancien monde, mais avec une certaine étrangeté.


Cat’s clinic (Brooklyn), huile sur toile, 73/60, 2012

« Cat’s clinic » et son immeuble biscornu qui défie la perspective font  partie de ces nocturnes que Birga réussit à merveille. Ici, la nuit n’est pas vraiment mystérieuse. Les fenêtres éclairées témoignent de la présence humaine autant que l’homme et la femme se tenant tranquillement par la main. Peut-être y a-t-il une intention du peintre, une suggestion de sécurité, dans le fait qu’ils traversent la rue « en dehors des clous ». Mais une voiture arrive.


Great Bear, Brooklyn,  2013, 100 x 81 cm, huile sur toile

Dans « Great bear », les immeubles ont une apparence un peu décalée par rapport à ceux qui nous sont familiers, mais c’est aussi le cas des véhicules, à l’apparence desquels nous sommes toutefois plus habitués.

Le métro

Birga est inspiré par le métro, bien que ses tableaux sur ce thème soient peu nombreux (voir plus haut le « Métro Barbès »). Le tableaux intitulé « Subway » est remarquable  par ce qui rend sensible l’assoupissement des personnages, mais aussi par la présence et  le volume des corps, même s’ils ne sont pas particulièrement corpulents.
Les passagers sont noirs, la seule personne blanche est celle de l’affiche.
Il est intéressant de voir comment l’assoupissement est rendu, dans un cas par la tête penchée en avant, soutenue par la main dans une pose plus lasse que mélancolique, dans l’autre cas par la tête penchée  en arrière, bras serré sur un cabas. Dans le métro chacun se replie dans son monde intérieur, sous la protection d’un casque ou derrière des lunettes sombres. Dans le métro parisien, c’est en général par leur téléphone magique que les gens se protègent.


Subway I , 2013, 92 x 73 cm, huile sur toile

Birga s’est attaché, comme toujours, à représenter l’esprit des lieux, en cherchant non pas l’image flatteuse, mais une qualité de beauté sans concession.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

Quelques articles sur Birga peintre de la ville

Kölnische Rundschau, n° 128, 15-6-1976, article de Monika Juhlen (sur la destruction des Halles)

Revue Nunc, n°9, février 2006, article de Gérard-Georges Lemaire: « Sergio Birga pinxit: de la peinture, de son idéal et de sa corruption »

Revue Verso, n°44, janvier 2007, dossier Sergio Birga (articles de: Jean-Luc Chalumeau, Gérard-Georges Lemaire, Yves Kobry, Adrien Salmieri)

Revue Aréa, n°26, printemps 2008, article de Gérard-Georges Lemaire: « 3 théories de la ville. Les déambulations nostalgiques de Sergio Birga »

Revue Verso, éditorial du 8 décembre 2011, de Jean-Luc Chalumeau: « Les portraits de villes par Birga »

Revue sur internet Levure littéraire, numéro 9, 2014, entretien avec Sergio Birga (deux extraits)
LL: – Vous avez parcouru une carrière longue et variée. Vous avez toujours suivi un chemin personnel, hors des modes. Ainsi, dès les années 60, vivant à Florence, votre ville natale, vous vous êtes intéressé à la peinture allemande expressionniste.
SB : – J’avais 19 ans. Je fus frappé par la couverture d’un livre aperçu à la vitrine d’une librairie. Ce livre, je l’ai conservé, c’est «L’ Expressionnisme» de Waldemar George et le tableau, «le Cri» de Munch, dans sa meilleure version. Depuis mes 17 ans, j’avais commencé à peindre des paysages et des portraits. Je découvris alors les peintres du mouvement Die Brücke. Ils étaient en totale contradiction avec un réalisme socialiste, noir et misérabiliste, et avec l’abstraction géométrique, les deux mouvements alors à la mode en Italie. La vivacité des couleurs et la force de l’expression, voilà ce que je cherchais et qui correspondaient à mon état d’esprit et à ma situation de jeune homme en révolte.

LL: – Mais ces premières années où l’expressionnisme vous a marqué, sont-elles définitivement effacées dans votre manière de peindre?
SB : – Absolument pas. Leur trace est très nette dans toute ma production graphique, aussi bien dessins que gravures. Les Allemands ne s’y sont pas trompés: l’Institut français de Dresde a présenté en 2010 une exposition de mes xylographies. J’ai pu voir enfin au Musée «La Tranchée», le si beau tableau de Dix. Et dans ma peinture, les coupes, la composition et les couleurs, même assagies, attestent bien de ces origines-là, même si je viens aussi de Florence.

 

 

 

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