Mythologie : le jugement de Pâris

Lorsque Pâris est né sa mère a vu en songe
Qu’il ferait brûler Troie n’était-ce qu’un mensonge
Ou le rêve était-il héraut de vérité
Le père se méfiant de sa postérité
Superstitieux en diable et soumis aux présages
Croyant que l’avenir n’appartient pas aux sages
Aux flancs du mont Ida laisse le nouveau-né

Des bergers vont sauver l’enfant abandonné
Qui grandit et devient après l’adolescence
Un Troyen séducteur à la belle prestance
Choisi par l’Olympien l’assembleur de nuées
– Non parmi les guerriers avides de tuer
Mais parmi les mortels que leurs amours enflamment –
Pour dire qui des trois est la plus belle femme
Entre Junon Vénus Minerve les divas
Dignes de récolter les plus fervents vivats

Héra-Junon parée de ses boucles d’oreilles
Arbore un vêtement reflétant le soleil
Ses cheveux sont en ordre artistement tressés
Mais Pâris n’a pas l’air de s’y intéresser
Et c’est  aussi d’un œil négligent qu’il observe
Les beaux atours portés par Athéna-Minerve
La déesse aux yeux pers qui les a fabriqués
Sans drapés superflus sans plissés compliqués

Le juge du concours – sa religion est faite –
Préfère la troisième à la beauté parfaite
Et lui tend donc la pomme où Discorde a écrit
Ces mots « A la plus belle » il n’entend pas les cris
Des déesses battues par Vénus-Aphrodite
Qui vont faire de Troie des ruines décrépites
A force de vouloir détruire la cité
Dont est issu cet homme arbitre des beautés

 

 

Aux noces des futurs parents d’Achille, Pélée et la néréide Thétis, Eris la Discorde a lancé parmi les Olympiens une pomme d’or destinée à être offerte à la plus belle des déesses. Aucun invité divin n’ayant voulu s’aventurer à porter un tel jugement, Zeus a prié Hermès de conduire les candidates sur le mont Ida, qui domine la ville de Troie, pour comparaître devant le beau Pâris, fils cadet du roi troyen Priam. Dans l’espoir de l’emporter, Héra a promis à cet arbitre trop humain l’empire de l’Asie, tandis qu’Athéna lui offrait la sagesse et la victoire. Mais Aphrodite lui a proposé l’amour de la plus belle femme qui fût au monde, et elle l’a emporté en gagnant le prix prévu, c’est-à-dire le fruit d’or, la « pomme de Discorde ». La plus belle des femmes était Hélène, épouse de Ménélas le roi de Sparte. Il en est résulté une conflagration générale, celle de la guerre de Troie entre les Troyens d’Asie mineure dont faisait partie Pâris et les Grecs d’Europe dont faisait partie Ménélas, soutenus les premiers par Aphrodite et les seconds par Athéna et par Héra. Les Grecs étaient unis par un pacte, celui de défendre personnellement, si besoin était, l’honneur de l’homme qu’Hélène aurait choisi. Ce pacte était une idée d’Ulysse qui, pour prix de son conseil, a été introduit dans la famille royale de Sparte en recevant la main de Pénélope, nièce de Tyndare (père de Ménélas et d’Agamemnon). C’est notamment de cette manière qu’Ulysse fait le lien entre l’Iliade et l’Odyssée dont il est le héros principal. Pour revenir à Pâris – dont la réputation guerrière était médiocre – Homère ne parle pas de la façon dont il aurait tué Achille. Les Latins Virgile (l’Enéide, VI, 56-58) et Ovide (Les Métamorphoses, fin du livre XII, 598-606) nous racontent que Pâris serait parvenu, avec l’aide d’Apollon, l’archer divin, à blesser mortellement Achille « aux pieds rapides » d’une flèche à l’endroit de son corps le plus vulnérable, la cheville, talus en latin (le « talon d’Achille »). Pâris lui-même aurait été tué par une flèche de Philoctète.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Persée fils de Danaé

 

Le roi d’Argos pour assurer sa descendance
A consulté l’oracle était-ce par prudence
Ou voulait-il forcer l’avenir incertain
Cherchait-il à contrer les ruses du destin
Il a reçu l’avis qu’il deviendrait grand-père
Mais cette prophétie du genre qu’on espère
Etait en vérité une malédiction
Puisqu’elle prédisait aussi de l’affliction
Dès lors qu’à l’avenir Persée le petit-fils
Dans un concours sportif comme par maléfice
Discobole amateur au lancer imprudent
Tuerait sans le vouloir son royal ascendant

Celui-ci désireux de déjouer l’oracle
Avait emprisonné dans un triste habitacle
– Un réduit sans fenêtre au toit bardé d’airain
Dépendant tout entier des limbes souterrains –
Sa fille Danaé privée de tout contact
Mais Zeus a traversé les voûte et mur compacts
En  se faisant pluie d’or afin que cette ondée
Puisse atteindre la belle ainsi la féconder
C’est alors que Persée dans un sombre séjour
A commencé sa vie et qu’il a vu le jour
Par la suite – exerçant les multiples emplois
D’un héros qui remplit du bruit de ses exploits
L’espace d’ouest en est – il a tué Méduse
Dont la vue pétrifiait contrairement aux muses
Tous ceux qu’elle approchait paralysés d’effroi
Même lorsque Persée l’intrépide à sang froid
Lui a tranché la gorge et brandissant la tête
Frappant les ennemis d’une horreur stupéfaite
Avec la chevelure emmêlée de serpents
Qui se tenaient dressés au lieu d’être rampants
Tandis que le héros conscient de la menace
Evitait avec soin de la saisir de face

 

Acrisios, roi d’Argos, a séquestré sa fille unique Danaé dans un réduit souterrain quand un oracle lui a prédit qu’il deviendrait grand-père mais serait mortellement blessé par son petit-fils. Or Zeus, qui avait été séduit par la beauté de Danaé,  est entré dans cette prison sous la forme d’une pluie d’or, s’est uni à la jeune femme et lui a donné un fils, Persée. Furieux, Acrisios a mis la coupable et l’enfant dans un coffre qu’il a jeté à la dérive dans la mer. Le coffre est parvenu à Sériphos, une île des Cyclades, où le roi Polydecte, tombé amoureux de Danaé, a tenté de la forcer à l’épouser. Pour éloigner Persée, devenu un robuste jeune homme qui pouvait menacer ce projet de mariage, Polydecte l’a envoyé combattre Méduse, la pire des trois Gorgones. Persée en est revenu vainqueur avec la tête de la Gorgone qu’il a décapitée grâce à l’aide d’Athéna. Il s’est servi du pouvoir pétrifiant de cette tête utilisée comme une arme notamment dans ses rencontres à l’ouest de l’Afrique avec Atlas qu’il a changé en montagne et à l’est de l’Afrique avec Andromède qu’il a délivrée d’un monstre marin avant de l’épouser (Ovide, Les Métamorphoses, IV, vers 603-803). Il voyageait porté par des ailes attachées à ses pieds « de la façon qu’on nous peint Mercure », écrit Corneille (voir ci-dessous), qui le présente en « chevalier errant », évoquant ainsi les romans de chevalerie en vogue du temps du dramaturge. De retour en Grèce, Persée a changé en pierre Polydecte qui niait la mort de Méduse (Ovide, Les Métamorphoses, V, vers 236-242). Et comme l’avait annoncé l’oracle, il a tué accidentellement Acrisios. Sa mère Danaé est mentionnée dans les tragédies d’Eschyle, d’Euripide et de Sophocle (on dit qu’elle symbolise la fécondité de la terre sur laquelle descend la pluie fertilisante). Corneille a tiré des Métamorphoses d’Ovide une Andromède avec des parties lyriques, tragédie en cinq actes écrite en 1647 et jouée avec succès en 1650.

Généalogie : le professeur de médecine Yvi Le Beux (1932-2015), de Quimper à Québec et à Vancouver

 

Par sa réussite professionnelle en tant que médecin, chercheur et professeur, mais aussi par le parcours de sa vie, qui l’a mené de la Bretagne à l’Amérique du Nord, d’abord au Québec puis après sa retraite jusqu’à la côte ouest du Canada, Yvi le Beux mériterait un hommage de sa ville natale (Rosporden-Kernével).

Les grandes étapes de sa vie

Yvi Jérôme Joseph Le Beux est né à Kernével (aujourd’hui Rosporden) près de Quimper le 5 août 1932. Il est à noter qu’une commune proche de Rosporden s’ appelle Saint-Yvi.
Yvi Le Beux faisait partie à Rosporden de l’équipe de football de l’ASR (Association Sportive Rospordinoise) et se rappelait à la fin de sa vie les matchs de football, appelés joutes au Canada.

Interne des Hôpitaux de Paris, docteur en médecine en 1962, il s’est installé ensuite au Canada où il a été professeur à l’université Laval de Québec.

Il s’est ensuite retiré en Colombie-Britannique (État de l’ouest canadien) où il a acquis une maison, à l’endroit le plus chaud du Canada, dans une vallée au climat sec, entourée de lacs, de vignobles et d’arbres fruitiers.

Il était toujours heureux d’avoir des nouvelles de sa Bretagne natale. Il gardait de bons souvenirs de sa jeunesse. Il pensait souvent aux gens de son ancien pays et parlait de la beauté des lieux.

Il est mort le 19 mai 2015 à Penticton, non loin de Vancouver, dans la maison de retraite (Haven Hill Retirement Centre) où il se trouvait depuis quelques mois. L’un de ses fils est ou a été son exécuteur testamentaire.
Sa famille bretonne a appris son décès par une notice sur internet (The British Columbia Gazette du 9 mars 2017), publiée par le gouvernement de la Colombie-Britannique appelant les créanciers éventuels à se faire connaître en vue du règlement de la succession.

Sa carrière professionnelle

Yvi Le Beux a soutenu sa thèse de médecine (Contribution à l’étude de la maladie de Waldenström) à Paris le 5 juin 1962 sous la présidence du professeur Jacques Delarue.
Il a travaillé pendant de nombreuses années à l’université Laval de Québec comme professeur de médecine et chercheur, publiant de nombreux articles de recherche médicale mentionnés sur internet.  Il a aussi rédigé une étude sur l’histoire des Amériques.

Sa famille

En Bretagne

La grand-mère d’Yvi Le Beux est Perrine Rivière (1881-1958), épouse de Joseph Bourbigot, mort pour la France pendant la première guerre mondiale en 1915, et sœur aînée de l’entrepreneur en bâtiment François Rivier (1892-1955). Sa mère Jeanne Bourbigot (1909-1981), qu’on appelait couramment Jeannette, cousine germaine des enfants de François Rivier, a épousé Jérôme Le Beux (1905-1950) et a eu deux enfants, Pierre et Yvi. La tombe des époux Le Beux-Bourbigot – une trop simple dalle de ciment sur laquelle est posée une plaque funéraire avec les dates des défunts – se trouve au cimetière de Rosporden, dans la rangée située le long du mur sud où se trouve aussi la tombe de Louis Rivier, ancien président de l’Association Sportive Rospordinoise (ASR), oncle paternel de Perrine Rivière et de l’entrepreneur François Rivier frère de Perrine.

Yvi Le Beux est un cousin issu de germains (petit-cousin) des quatre enfants de François Rivier : Albert (1919-1997), entrepreneur en bâtiment ; Jeanne (1921-2002), épouse d’André Scavennec, polytechnicien, mère de Maryvonne Lemaire née Scavennec ; Andrée Rivier (1927-2005), professeur d’anglais, épouse de Jean Kerhervé qui a participé à la direction de l’entreprise de bâtiment, ancien capitaine de l’équipe de football L’Etoile, « rivale » de l’équipe laïque de l’Association Sportive Rospordinoise ; et Marie Yvonne (née en 1930), qui a enseigné l’économie dans l’enseignement secondaire ainsi que l’anglais comme sa sœur Andrée.

Yvi le Beux, d’après sa compagne (voir plus loin les sources des informations), pensait souvent à sa ville natale et en gardait des souvenirs qui lui étaient précieux. Il avait conservé des photos de ses parents ainsi que de ses cousines et cousin en costume breton traditionnel.

Au Canada

Yvi Le Beux, marié avec Yvette Tardivet, puis divorcé, a eu six enfants (cinq garçons et une fille), demeurant au Québec :

  • Jean-Patrick Lebeux, coordinateur–chargé de projets, coop de solidarité santé, Bedford et région (formation : HEC Montréal, MBA) ;
  • Serge Le Beux, à Austin ;
  • Claude Le Beux, à Québec (service des programmes d’aide financière et des municipalités, direction du rétablissement, ministère de la sécurité publique) ;
  • Éric Lebeux-Tardivet ou Eric L.Tardivet, ingénieur, gestionnaire immobilier de la ville de Montréal (au Québec, on peut choisir de porter le nom de sa mère) ;
  • Laurence Le Beux, architecte à Montréal ;
  • Joël Lebeux, domicilié à Montréal.

Les enfants d’Yvi Le Beux ont eu eux-mêmes des enfants : Jean-Patrick, deux garçons ; Laurence, un fils ; Éric, deux filles jumelles…

Sources des informations

Les renseignements figurant dans le présent article proviennent d’internet pour une grande part. La compagne d’Yvi Le Beux, Dorothy Nakos, est entrée en contact avec la famille bretonne en mars 2015 après la lecture d’un article intitulé « Une famille bretonne de la Révolution aux guerres du XXe siècle », publié par Dominique Lemaire (d.t.lemaire@gmail.com), époux de Maryvonne Lemaire née Scavennec (voir ci-dessus) sur le site (WordPress) « Libres Feuillets » www.ouvroir.info/libresfeuillets/.
Dorothy Nakos, née à Paris en 1947, est venue jeune au Canada. Elle a fréquenté l’école anglaise puis obtenu le baccalauréat en philosophie de l’université de Caen (bac français) au Collège Marie de France à Montréal. Ensuite, elle a fait des études universitaires : licence, maîtrise avec thèse et doctorat en linguistique appliquée. Elle a été, comme Yvi Le Beux au côté duquel elle a vécu pendant trente ans, professeur à l’université Laval à Québec, lui à la faculté de médecine, elle à la faculté des lettres. Elle est l’auteur(e) de livres et articles consacrés à l’imagerie médicale (Dictionnaire de l’imagerie médicale) et à la linguistique (terminologie et onomastique).

Dominique Thiébaut Lemaire

Descartes et Spinoza à la galerie Saphir (conférence et gravures)

 

Saphir 2

Saphir

Dans ce livre, l’auteur réfléchit à l’actualité des Passions de l’âme de Descartes (1649) et de l’Éthique de Spinoza (1677),  deux philosophes qui ont vécu à peu près à la même époque et dans le même pays, les Pays-Bas. Le premier livre de Spinoza s’intitule Les principes de la philosophie de René Descartes.
Descartes dénombre six passions primitives, auxquelles toutes les autres se rattachent, et que Spinoza réduit à trois affects primitifs, le désir, la joie et la tristesse (représentés, de même que les six de Descartes, par le peintre et graveur Sergio Birga). Aujourd’hui prédominent la tristesse de la compassion nourrie par des médias désormais planétaires, et la tristesse de l’envie liée au désir légitime d’égalité selon Descartes. Ce sont les deux faces d’un même sentiment consistant à trouver injuste ce qui arrive à un semblable, soit en mal, soit en bien. De plus, comme l’a remarqué Spinoza bien avant René Girard au XXe siècle, souvent on envie un bien non parce qu’il est désirable en lui-même, mais du seul fait qu’un autre le désire ou le possède.
Outre ces analyses éclairantes, Descartes et Spinoza peuvent apporter des réponses aux questions du XXIe siècle dans la mesure où l’une de leurs leçons est la lutte toujours nécessaire contre les idées reçues. Leurs oeuvres, écrites au début du grand développement de la raison scientifique, ont toujours quelque chose à nous dire à ce sujet.
Spinoza écrit dans la quatrième partie de l’Éthique que les hommes sont contraires les uns aux autres quand ils sont la proie des affects, mais s’accordent en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison. Descartes s’est prononcé dans le même sens. Il distingue dans l’âme d’une part ses passions, qui naissent de l’union entre l’âme et le corps, d’autre part ses actions, c’est-à-dire ses volontés. Plusieurs des vertus traditionnelles, qui sont de l’ordre de la raison et de la volonté, commencent par être des passions : l’espérance, l’amour ou charité, le courage, la justice qui n’est pas sans relation avec l’envie, et même la prudence qui n’est pas sans relation avec la crainte. Le lien entre passion et raison vertueuse existe également dans la générosité qui est pour Descartes la clé de toutes les vertus, et que Spinoza adopte comme une composante de sa vertu majeure, la force d’âme (fortitudo).
En ce qui concerne les principaux moyens d’agir sur les passions ou affects, Dominique Thiébaut Lemaire met en évidence à la suite des deux philosophes : comment une passion peut en contrebalancer une autre ; comment se fortifier en bien par l’habitude ; comment le régime politique peut modérer les passions ; comment la maîtrise des passions est possible par la volonté pratique et par la connaissance. A la différence de la volonté pure qui agit par le seul fait d’être formulée, la volonté pratique, au sujet de laquelle Spinoza s’accorde finalement avec Descartes malgré leurs différences de principe, s’appuie sur les efforts répétés de l’exercice ; sur l’anticipation à laquelle contribue le savoir ; sur la capacité de ménager un temps de réflexion quand la passion se fait pressante. La volonté ne sert à rien sans la connaissance, dont l’aspect le plus spectaculaire est le pouvoir de l’esprit sur les corps.

Libres feuillets

E. Macron au bout d’un an : un sondage négatif bizarrement commenté par ceux qui l’ont commandé

Le journal Le Monde a publié dans son numéro daté des 6-7 mai 2018 un sondage d’Ipsos-Sopra Steria réalisé par internet auprès de 13 540 personnes du 25 avril au 2 mai pour le Centre de recherche de Sciences Po (Cevipof), pour la Fondation Jean-Jaurès et pour Le Monde lui-même.

Ce sondage présenté et commenté sur deux pages à l’intérieur du journal est annoncé en première page sous le titre : « Le chef de l’Etat résiste dans l’opinion » assorti d’une sorte de sous-titre affirmant qu’il «  conserve les faveurs de son électorat ». Par un glissement de sens, une équivalence est donc suggérée entre résister dans l’opinion et conserver les faveurs de son électorat. Ce n’est pourtant pas la même chose.

Les approximations et glissements du commentaire s’accentuent dans les pages intérieures où un très gros titre affirme : « Un an après, Macron fort de son bilan », gros titre doublement contredit, par la constatation d’« un bilan mitigé » en caractères beaucoup plus petits, et de surcroît par les chiffres montrant clairement que le bilan est jugé négatif par 55 % des sondés (assez négatif par 39 %, très négatif par 16 %). Les réformes menées sont estimées trop autoritaires par 55 % d’entre eux et trop nombreuses par 49 % contre 13 % de réponses les jugeant « pas assez nombreuses » (à noter que les auteurs du sondage explicitent « trop nombreuses » par : « il faut aller plus lentement », ce qui, de nouveau, n’est pas la même chose). Pour essayer de justifier le glissement de sens de la première page, le journaliste Gérard Courtois, auteur de « Macron fort de son bilan », considère, en dépit de l’évidence, que le Président « peut se rassurer en constatant qu’il conserve le soutien des Français qui l’ont élu » : 68 % de ses électeurs du premier tour jugeant son bilan positif, 56 % de ceux du second tour. 56 % de 66 % des suffrages ne font pourtant qu’une minorité de 37 %, et l’indice de popularité du chef de l’Etat a chuté de 20 points en un an, passant de 64 % à 44 % entre juin 2017 et avril 2018.

« Sur une échelle de 0 (très à gauche) à 10 (très à droite), où classeriez-vous Emmanuel Macron ? » A cette question, les sondés ont donné en moyenne comme réponse 6,7, contre 5,2 en mars 2017 et 6 en novembre 2017. Le chef de l’Etat est perçu de plus en plus à droite. Pour les Français, la promesse « ni gauche, ni droite » n’est donc pas tenue.

43 % des sondés apprécient son action (à distinguer de son image), 57 % ne l’apprécient pas.

60 % considèrent qu’il « veut faire passer son programme en force sans respecter ceux qui ne pensent pas comme lui », 27 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 13 % qu’elle ne s’applique pas.

La phrase « il vous inquiète » s’applique-t-il à lui ? Les sondés sont 42 % à répondre oui, 28 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 30 % répondent non.

La phrase « il comprend bien les problèmes des gens comme nous » s’applique-t-elle à lui ? Ils sont 15 % à répondre oui, 32 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 53 % répondent non.

La phrase « il est méprisant » s’applique-t-elle à lui ? Ils sont 39 % à répondre oui, 30 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 31 % répondent non.

La phrase « il est sympathique » s’applique-t-elle à lui ? Ils sont 35 % à répondre oui, 36 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 29 % répondent non.

Logiquement, on s’attendrait à ce que les résultats concernant le mépris soient à peu près  l’inverse des résultats concernant la sympathie, mais ce n’est pas tout à fait le cas. Par exemple, les 39 % de sondés qui trouvent Emmanuel Macron nettement méprisant sont significativement plus nombreux que les 29 % qui ne le trouvent pas sympathique. Peut-être les 10 % de différence se trouvent-ils parmi ceux qui répondent que la phrase « il est sympathique » ne s’applique que « moyennement » à lui.

D’après Martial Foucault, directeur du Cevipof, « près de 4 Français sur 10 le jugent méprisant, indiquant par là qu’il n’incarne pas le rassemblement ». Mais, si les mots ont encore un sens, le mépris est une passion forte qui déborde la question du rassemblement. Selon Descartes, « la passion du mépris est une inclination qu’a l’âme à considérer la bassesse ou petitesse de ce qu’elle méprise » (Les Passions de l’âme, article 149). Spinoza va jusqu’à dire que « le mépris est de faire de quelqu’un, par haine, moins de cas qu’il n’est juste » (Ethique, III, définitions des affects, définition XXII).

Dominique Thiébaut Lemaire

Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (II). Par Dominique Thiébaut Lemaire.

 

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Après l’analyse des passions au chapitre II de Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza, le chapitre III traite de la raison.
Freud a écrit en 1933 : « Quand la vie nous impose sa sévère discipline, une résistance s’éveille… contre l’inexorabilité et la monotonie des lois de la pensée et contre les exigences de l’épreuve de réalité. La raison devient l’ennemie qui nous prive d’une foule de possibilités de plaisir. On découvre quel plaisir cela procure de se soustraire à elle au moins temporairement et de s’abandonner aux séductions de l’absurde. » Contre cette tentation, Freud va jusqu’à dire que « c’est notre meilleur espoir pour l’avenir que l’intellect – l’esprit scientifique, la raison – parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l’homme. » Cette expression de « dictature de la raison » peut sembler exagérée, mais il faut garder à l’esprit que ce texte date de la décennie qui a vu grandir les dictatures à la veille de la seconde Guerre mondiale.

Le début du chapitre III évoque les liens entre la raison et la vertu. Dans l’Antiquité gréco-latine, la vertu désigne le caractère distinctif, le mérite essentiel d’un être, qu’il s’agisse de l’homme, du cheval ou de l’arbre. Le mérite essentiel de l’être humain, le caractère qui le distingue en principe des autres êtres est la raison. La vertu de l’être humain n’est pas l’émotion ni le bon sentiment, elle est la raison, pour Descartes et Spinoza comme pour les philosophes de l’Antiquité. Par ailleurs la vertu n’est pas seulement raisonnable, elle est aussi volontaire, c’est-à-dire une habitude acquise par l’effort. Descartes, bien qu’il soit ennemi de l’école scolastique héritière de Thomas d’Aquin, se déclare pourtant d’accord avec cette école sur ce point, il l’écrit dans sa correspondance : « On a raison dans l’Ecole, de dire que les vertus sont des habitudes ». La vertu s’exerce grâce à l’habitude acquise en ce qui dépend de nous. Descartes insiste sur cette idée venue du stoïcisme antique : il faut éviter de désirer vainement ce qui ne dépend pas de nous. Spinoza acquiesce à cette idée, en disant que la vertu est l’effort (conatus en latin) de celui qui persévère dans son être au lieu d’être conduit par ce qui est en dehors de lui. Toutefois, on peut objecter qu’il nous est souvent difficile de savoir ce qui dépend de nous, soit du fait des passions qui nous font nous sous-estimer ou nous surestimer, soit du fait du progrès qui améliore objectivement le savoir et les moyens d’action.

A propos de la raison vertueuse, non seulement individuelle mais aussi collective, Spinoza écrit dans la quatrième partie de l’Ethique : « C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison que les hommes nécessairement s’accordent toujours en nature », alors que : « En tant qu’ils sont la proie des affects qui sont des passions, les hommes peuvent être contraires les uns aux autres ». Cela dit, les passions ne sont pas forcément à l’opposé de la raison vertueuse. En effet, beaucoup d’entre elles peuvent être considérées comme bonnes, ce qui est une première étape vers la vertu. Dans l’avant-dernier article des Passions de l’âme, Descartes n’hésite pas à affirmer : « Et maintenant que nous les connaissons toutes… nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avions rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès… » Quand on passe en revue les sept vertus traditionnelles (quatre provenant de la philosophie gréco-latine, prudence, justice, courage, tempérance, plus trois provenant du christianisme, foi, espérance, charité), on constate que plusieurs commencent par être des passions : le courage, l’espérance, l’amour, même la justice née de l’envie qui pousse à l’égalité, et même la prudence, qui n’est pas sans lien avec la crainte. On est amené au même constat si l’on considère les vertus majeures de Descartes et de Spinoza. La générosité que Descartes considère comme la clé de toutes les vertus est d’abord une passion de joie, d’amour et d’estime justifiée de soi. Comme l’écrit l’auteur des Passions de l’âme, « on peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité ». A la suite de Descartes, Spinoza adopte la générosité comme l’une des deux composantes de sa vertu majeure. A la fin de la troisième partie de l’Ethique, il écrit ceci : « Toutes les actions qui résultent d’affects se rapportant à l’esprit en tant qu’il comprend, je les rapporte à la force d’âme (fortitudo en latin, fortitude en traduction littérale) que je divise en vaillance et générosité. Par vaillance j’entends le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par générosité j’entends le désir par lequel chacun, sous la dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres et de se lier d’amitié avec eux. » La vertu n’est pas seulement individuelle, elle est aussi politique, comme l’ont dit Montesquieu et Rousseau. Par exemple Montesquieu écrit dans l’Esprit des lois au milieu du XVIIIe siècle : « Il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids. »

Toujours dans le chapitre III de Passions et raison aujourd’hui, après l’étude des liens entre la raison et la vertu, un développement est consacré aux principaux moyens d’agir sur les passions.

Un premier moyen d’agir sur les passions consiste à limiter leurs excès en les opposant les unes aux autres. Descartes, qui a connu la vie militaire, décrit le combat entre la peur et l’ambition de vaincre. Spinoza, de son côté, exprime une sorte de foi dans la puissance de l’amour capable de désarmer la haine, sans faire preuve de naïveté, car il accepte aussi l’idée que la crainte ressentie par les orgueilleux est utile comme affect modérateur.

Deuxième moyen d’agir sur les passions et d’en faire bon usage : l’exercice et l’habitude. L’habitude a un double visage : elle fait courir un risque de sclérose en devenant routine, mais elle peut aussi devenir une bonne accoutumance qui transforme la nature des chiens qu’on dresse (exemple utilisé par Descartes), ou qui transforme la nature des humains trouvant dans leur passion l’énergie de répéter pour les perfectionner des gestes sportifs ou la récitation d’un texte, ou encore  un morceau de musique à jouer le mieux possible. Spinoza, quant à lui, face aux offenses, aux dangers, aux vices, recommande de se répéter toujours les réponses de la force d’âme, vaillance et générosité…

Troisième moyen d’agir sur les passions, l’institution d’un régime politique adéquat. Il s’agit par exemple d’établir un régime qui contrebalance les passions des uns par les passions des autres, et qui évite de donner libre cours aux excès passionnels d’un seul ou d’un petit nombre de privilégiés.

Quatrième moyen d’agir de manière bénéfique sur les passions, la volonté pratique alliée à la connaissance. Il convient d’abord de distinguer le désir qui est passion et la volonté qui est action. Il faut dire aussi qu’on peut désirer sans volonté, mais qu’on ne peut vouloir sans désir. Ensuite, ce que j’appelle la volonté pratique est différente de la volonté pure qui consiste à dire « je le veux » et à attendre l’autoréalisation de cette parole. La volonté pratique n’est pas une volonté « performative » qui serait obéie par le seul fait d’être énoncée, elle s’appuie sur les efforts répétés de l’exercice et de l’habitude ; elle met en œuvre ce que Descartes dénomme la préméditation, c’est-à-dire l’anticipation ; elle est capable de ménager un temps de réflexion quand la passion se fait pressante. La question de la volonté comme moyen d’agir sur les passions oppose Descartes et Spinoza. Mais le second, sans trop le reconnaître, tend à rejoindre le premier au niveau de la volonté pratique.
La volonté ne sert à rien sans la connaissance. A propos de la connaissance, du savoir, de la science, sans se lancer dans des considérations complexes sur la question de leurs mauvais usages, Passions et raison aujourd’hui se contente de citer Rabelais et sa maxime célèbre : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». L’aspect le plus spectaculaire de la connaissance est le pouvoir d’action de l’esprit sur les corps. Pour illustrer cet aspect, l’exemple mis en avant est celui de l’optique, qui a beaucoup intéressé nos deux philosophes. Spinoza pratiquait avec succès le polissage des verres pour la fabrication d’instruments permettant de dépasser les limites de la vision humaine. Cette activité était très répandue aux Pays-Bas où le télescope et le microscope ont été inventés ou du moins considérablement perfectionnés au XVIIe siècle. Passion et raison aujourd’hui remarque en passant que la poussière de verre produite par le polissage n’a pas dû améliorer la santé de Spinoza qui souffrait d’une maladie des poumons. Il se trouve que Descartes, lui aussi, s’est beaucoup intéressé à l’optique et à la recherche des conditions assurant la netteté des images fournies par les instruments, comme en témoignent les essais de mathématique et de physique joints au Discours de la méthode. Les deux philosophes ont donc en commun non seulement leur réflexion philosophique, mais aussi leur intérêt théorique et pratique pour la physique de la lumière.
La connaissance rationnelle des corps devient action sur les passions quand elle donne la possibilité d’exercer un pouvoir sur leurs origines corporelles. Par ailleurs, elle fournit un modèle, celui de l’enchaînement des causes et des effets, qui peut être un moyen de consolation. Chez Spinoza, par exemple, la compréhension de la nécessité causale vient en premier parmi les remèdes à la tristesse : en effet, écrit-il, « nous voyons s’apaiser la tristesse causée par la perte d’un bien sitôt que l’homme qui l’a perdu considère qu’il n’y avait aucune possibilité de conserver ce bien. » Mais surtout, la connaissance des passions donne le moyen de méditer par avance sur elles sans être désemparé par leur caractère soudain qui pousse à agir sans réfléchir. L’exercice des capacités d’anticipation et de distanciation éclairées par le savoir est considéré par Descartes, mais aussi par Spinoza, comme le comportement le plus efficace pour ne pas subir le saisissement passionnel et son caractère inopiné.

Passion et raison aujourd’hui se prolonge par quelques considérations sur la dialectique des passions et de la raison, dans un mouvement où l’excès de passions suscite un désir de raison tandis que l’excès de raison suscite à son tour un désir de passions. Le moteur de cette dialectique est la déception, la désillusion, le désenchantement, formes que prend la passion de l’espérance insatisfaite. Dans ce mouvement, ni la raison ni la passion ne reviennent à leur état antérieur. D’une phase à l’autre, le monde rationnel évolue en fonction des progrès scientifiques et techniques, mais le monde passionnel évolue également, car il a la faculté d’exploiter à son profit les derniers acquis et produits de la rationalité, par exemple, à l’heure actuelle, le développement des réseaux informatiques couplés à la téléphonie.

Le livre se termine par huit annexes. Quatre d’entre elles sont à mentionner plus particulièrement : la première, intitulée « Le mensonge et la sincérité », ajoute un complément par rapport aux Passions de l’âme et à l’Ethique ; une autre est consacrée au sujet d’actualité des « passions dans la religion » ; deux annexes sur « Descartes et la poésie » et sur «  Camus et Descartes » visent à remettre en cause les idées reçues concernant la prétendue froideur du rationalisme cartésien ; la dernière annexe, portant sur « Les passions à la lumière de Freud », ébauche un rapprochement avec la psychanalyse.

La finition dans les arts et dans l’écriture. Par D.T. Lemaire

La finition des œuvres, plus précisément leur degré de finition, est une question esthétique qui traverse les époques. Elle se pose dans le cas de Léonard de Vinci, dont on sait qu’il lui lui arrivait souvent de ne pas achever ses œuvres, volontairement ou non. Ce sujet du non finito, auquel est attaché également le nom de Michel-Ange, est abordé dans un article de Maryvonne Lemaire, publié en 2012 dans Libres feuillets, intitulé La Sainte Anne de Léonard de Vinci au musée du Louvre : interprétation d’une image de rêve. Léonard de Vinci a fait de nombreuses esquisses de ce tableau, et même le tableau définitif est partiellement une esquisse, car tout le fond intermédiaire entre les montagnes et le premier plan est inachevé, tout comme la robe de Sainte Anne. D’autres exemples de non finito sont fournis par Manet et par les impressionnistes à la suite de Manet. Dans son cours du Collège de France daté du 24 février 1999, qui fait partie d’un ensemble de cours publiés sous le titre Manet, une révolution symbolique (Raisons d’agir/Seuil, 2013), Bourdieu nous livre une réflexion stimulante sur la finition des œuvres, notion complexe à laquelle il applique sa méthode « réflexive » en ayant recours à sa propre expérience dans le domaine de l’écriture.

Un premier aspect de la finition, le plus trivial, mais peut-être aussi le plus préoccupant pour l’auteur d’une oeuvre, au moins dans le cas de l’écriture, concerne le travail par lequel il s’applique à  éliminer les erreurs voyantes, certes dans l’idée de parer à une possible critique du public, mais surtout dans le désir, toujours déçu, d’atteindre un idéal de perfection. D’où le stade des relectures, au pluriel, tâche ingrate : Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. A cet égard, Bourdieu va droit à une conclusion déprimante : « On n’éprouve pas de plaisir avec un livre quand on le fait (c’est très dur), mais le livre achevé c’est encore plus terrifiant parce qu’il a cette espèce de fini qui lui donne un côté fatal – les erreurs sont là, elles ne peuvent pas être corrigées, on les voit tout de suite alors qu’on ne les a pas vues avant, etc. » (Manet, une révolution symbolique, p. 205). Ces remarques ont la vérité du vécu. Après le passage par l’imprimeur, malgré les relectures, il y a en effet quelque chose d’irrémédiable dans la persistance de scories si visibles qu’on ne les a pas vues : redondances non repérées, fautes de frappe, coquilles diverses, d’autant plus difficiles à maîtriser qu’il existe de moins en moins de typographes pour y jeter un regard extérieur. Celui qui relit son propre texte a du mal à le voir tel qu’il est, il en gomme mentalement les erreurs en le relisant dans sa tête, il a tendance à le relire non tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Mais son aveuglement cesse dès le passage par l’imprimeur, comme si un autre l’avait écrit, et les erreurs qui deviennent des fautes lui sautent alors aux yeux, il se met à en exagérer la visibilité et l’évidence, et, pour renchérir sur ce que dit Bourdieu, elles lui apparaissent aussitôt « comme le nez au milieu de la figure » et comme la verrue sur le nez.
Il arrive ainsi que des bévues passent au travers de tous les contrôles jusqu’au stade final : tel a été le cas d’un timbre-poste émis en 1937 à 4,4 millions d’exemplaires, représentant le visage de Descartes imité du célèbre portait de Frans Hals, avec en arrière-plan l’inscription Discours sur la méthode, pour commémorer le trois-centième anniversaire du Discours de la méthode, erreur rectifiée deux semaines plus tard par une nouvelle émission à 5 millions d’exemplaires.

Bourdieu inclut dans la finition la lecture des épreuves de livres, en jouant sur le mot épreuve : « si la lecture des épreuves de livres, par exemple, est une épreuve très angoissante, c’est qu’elle marque cette ligne invisible où la chose cesse d’être privée. » A vrai dire, on peut se demander si le passage crucial se situe entre le privé et le public, ou s’il ne se situe pas plutôt entre le provisoire et le définitif. Bourdieu lui-même en donne un exemple dans le domaine universitaire en comparant la publication d’un article à la soutenance d’une thèse. « Un des effets terribles de la thèse à l’ancienne […] est que ce passage de la ligne devenait quelque chose d’extraordinaire : cela devenait une montagne […] d’autant plus qu’il y avait un interdit académique  –  dont on ne sait pas s’il a jamais été appliqué, mais qui en tout cas fonctionnait dans la tête à la fois des impétrants et des juges – selon lequel on ne devait rien publier avant le moment solennel de la thèse […] Une des manières de contourner, ou au moins de contrôler tant bien que mal ce passage, c’est de monnayer l’absolu, c’est-à-dire, au lieu de faire tout ou rien (« Je ferai le livre ultime, final, définitif », comme on dit souvent quand on est jeune), de faire des tas de petits articles, auxquels on n’attache pas beaucoup d’importance, qui sont des esquisses, et de les publier le plus possible. » Bourdieu fait un parallèle implicite entre ce mode de production universitaire et celui des impressionnistes qui ont initié une manière de peindre telle que « l’on peut faire, en beaucoup moins de temps, des choses qui demandaient des mois. Ils mettent en question la valeur – valeur-travail, valeur d’usage, valeur d’échange – qui est l’objet de grandes discussions et d’interrogations : ils peignent vite, ils bâclent parfois, et pourtant leurs tableaux atteindront des prix importants. » (Manet, une révolution symbolique, p. 148-149).

Cette remarque sur l’économie du non-fini (l’économie, c’est-à-dire la maximisation du résultat obtenu par rapport au travail fourni) donne à penser que le succès de ce mode de production peut être dû à une concordance, voire une connivence,  entre d’une part l’intérêt des producteurs, en l’occurrence les peintres ou certains d’entre eux, et d’autre part l’intérêt de ceux qui « reçoivent » les œuvres (les acheteurs, les spectateurs, tous les amateurs et connaisseurs), qui ont aujourd’hui une prédilection pour ce qui leur apparaît souvent à tort comme le plus précieux, c’est-à-dire la spontanéité du premier geste pictural. Si l’on examine un instant l’intérêt des critiques et des historiens de l’art, on constate qu’ils sont attirés par la possibilité d’entrer dans le processus de création, ce que le non-fini et ses esquisses permettent plus facilement que le fini. Dans l’attrait du non-fini entrent en jeu diverses motivations, par exemple la curiosité suscitée par les repentirs des créateurs. Dans l’exposition de 2012 consacrée par le Louvre à la Sainte Anne de Léonard de Vinci (voir ci-dessus), l’étude des repentirs, rendue possible grâce aux rayons X, tenait une place relativement importante. Plus généralement, par rapport au fini qui donne la primauté au dessin (il primato del disegno) et qui lisse la matière, le non-fini pictural réévalue la touche et à  la couleur. En ce qui concerne la littérature, les critiques professionnels sont désormais séduits par les repentirs que révèlent les manuscrits. Ils élaborent par ailleurs des statistiques sur les répétitions de l’auteur (une approche aujourd’hui vulgarisée au point de s’étendre à l’étude des discours politiques par les politologues), pour réduire la complexité de ce qui est dit à la simplicité élémentaire de quelques mots-clés, censés être plus significatifs que le texte élaboré.

Les artistes, les écrivains, auraient-ils tort de rechercher la perfection du poli et de l’achevé ? C’est ce que semble penser Bourdieu – sans doute trop admiratif de Manet et des impressionnistes – en questionnant « l’esthétique du fini ». Il cite Baudelaire qui, dans le Salon de 1845, voit des artistes « consciencieux », recherchant le « trop bien fait », l’excès de perfection, et qui écrit : « Tout le monde peint de mieux en mieux, ce qui nous paraît désolant » (Manet, la révolution symbolique, p.193-194). Cela dit, n’oublions pas que Baudelaire a dédicacé ses Fleurs du mal à Théophile Gautier, grand adepte de la finition, qui a écrit dans Emaux et camées : « Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant. » Bourdieu cite Baudelaire et son Salon de 1845, et il prend aussi l’exemple du maître de Manet, Couture (p. 202, 204, 207), tel que le présente un livre intitulé Thomas Couture and the eclectic vision, écrit par l’américain Albert Boime, historien de l’art, reprenant l’hypothèse d’un autre critique américain, Joseph C. Sloane (auteur de French painting between the past and the present. Artists, critics and traditions, from 1848 to 1870, Princeton University Press, 1951). Selon cette hypothèse, la révolution impressionniste « aurait consisté essentiellement à constituer en œuvres achevées les esquisses » que les peintres académiques considéraient comme une première étape. Couture, dit Bourdieu, « accordait beaucoup d’attention à la fraîcheur et à la spontanéité de la première impression », mais  il n’a jamais été capable « de s’abandonner entièrement à l’improvisation dans ses œuvres définitives […] Prisonnier de l’esthétique du fini qui s’imposait à lui quand il arrivait à la phase finale de son travail, en un sens – du point de vue des impressionnistes – il gâchait son travail en le finissant à l’extrême ; il identifiait la liberté à la première esquisse, mais il était désorienté lorsqu’il fallait la projeter à grande échelle pour en faire l’œuvre publique, officielle. » Bourdieu ajoute que « le fini refroidit et, en idéalisant, il rend impersonnel et universel, c’est-à-dire universellement présentable : le fini, c’est comme de s’habiller en dimanche, c’est l’habit endimanché […] » Cette remarque (p. 207) lui fait penser à son livre sur la photographie, intitulé Un art moyen. « J’avais montré que les gens ne se laissent pas photographier au naturel et veulent aussitôt prendre la pose, construire une image d’eux-mêmes, mettre leurs plus beaux vêtements, se rendre plus présentables. »
Ce que Bourdieu ne dit pas, c’est qu’à force de soigner la finition, on peut dépasser l’académisme et « l’art pompier » pour parvenir à quelque chose comme l’hyperréalisme, qui n’est pas forcément démodé ni condamné par l’évolution de l’art.

Billet : « A nous deux Paris »

Le parc en plein hiver privé de chlorophylle
Offre un balcon de ciel d’où jeter un défi
A Paris capitale aux beautés triomphales
Ainsi que Rastignac jadis l’apostropha

Depuis le Panthéon jusqu’à la tour Eiffel
De nuit la ville brille elle déploie ses feux
Vus de ce belvédère ils sont comme une foule
Et le regard s’y perd libre de garde-fou

Quand il ne fait pas beau les nuages défilent
Dans l’ombre le vent noir fait sentir ses rafales
Il imite parfois des colères qui feulent

Si l’on croit percevoir des cloches qui se fêlent
C’est qu’aux bords de la Seine il passe et se défoule
Emportant la rumeur d’une ville un peu folle

 

 

En remontant la rue Piat à la limite du XXe arrondissement de Paris, on accède à un belvédère qui surmonte le parc de Belleville. Ce pourrait être de cette colline que Rastignac, l’ambitieux de Balzac, a lancé son défi : « A nous deux Paris ». Depuis ce lieu, la vue est superbe, du Panthéon à la tour Eiffel, et, plus largement, d’est en ouest, depuis le XIIIe arrondissement jusqu’au mont Valérien et même jusqu’aux tours de la Défense, en passant par Notre-Dame, Beaubourg, l’Opéra, le dôme des Invalides (sans pouvoir effacer l’hypervisible tour Montparnasse)… Les arbres du parc, ayant beaucoup poussé, sont sur le point de cacher en été une partie du paysage, si, comme on peut le pressentir, rien n’est fait pour les discipliner. Ce belvédère idéalement placé souffre d’un aménagement médiocre et négligé. Construit en matériaux bon marché qui se dégradent, couvert d’un affichage sauvage et environné de HLM qui ne brillent pas par la qualité de leur construction, il sert de toit à une « maison de l’air » désertée dont la mairie de Paris ne semble pas savoir quoi faire, après avoir essayé de jucher à son sommet des éoliennes  minuscules en forme de turbo-réacteurs. Le soir, le promeneur, pour accéder au vaste paysage,  rencontre inévitablement un groupe de quatre ou cinq revendeurs de drogue qui se sentent là chez eux.  Durant les soirées d’été, une sono, qui casse les oreilles à toute personne se trouvant dans le voisinage, prend possession du petit amphithéâtre dans la pente au pied du belvédère. La laideur proche, visuelle, auditive et « sociétale », contraste de manière presque douloureuse avec la splendeur du panorama.

Dominique Thiébaut Lemaire

Envie et justice en politique

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Dans un entretien publié le 14 octobre 2017 par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, le Président de la République française (dont la photo, en couverture de ce numéro, est encadrée par deux citations tirées de l’entretien : « Ich bin nicht arrogant », je ne suis pas arrogant, et « Ich sage und tue, was ich mag », je dis et fais ce que je veux), a donné une dimension politique à quelques passions, l’orgueil, l’ambition et surtout l’envie (traduite par « jalousie » dans la version française), dans une dénonciation visant « le triste réflexe de l’envie française qui paralyse notre pays », en réponse à une question relative aux réactions négatives suscitées par la suppression de l’impôt français sur la fortune mobilière.

Précisons en passant, parce que beaucoup l’ignorent ou feignent de l’ignorer, que l’impôt sur la fortune a été institué en France notamment parce qu’il existait à cette époque en Allemagne et ailleurs.

Le Président a expliqué en substance qu’il assume cette mesure de suppression ; qu’il est issu d’une famille n’appartenant pas à l’élite politique ou bancaire, mais à la classe moyenne de province ; qu’il ne serait pas arrivé à la présidence, si on lui avait dit que la réussite est un mal, ou si on avait mis des barrières sur son chemin ; qu’il veut que les jeunes puissent réussir en France, que ce soit dans leur vie familiale, dans l’art ou dans la création d’une entreprise ; qu’on ne peut pas créer d’emplois sans entrepreneurs…

Manifestement, l’envie dont il est question est principalement celle que provoque le succès économique et financier. Mais, comme l’a fait observer Descartes dans les articles 182 et 183 des Passions de l’âme, ce qui est en jeu dans l’envie, c’est moins la question de la richesse que celle du mérite : l’envie étant une tristesse « qui vient de ce qu’on voit arriver du bien à ceux qu’on pense en être indignes », par exemple lorsque ce bien peut se convertir en mal entre leurs mains. Descartes va jusqu’à écrire que cette passion est juste et excusable si la haine qu’elle contient est motivée par la mauvaise distribution du bien qu’on envie à d’autres. En ce sens, elle est liée à la passion de la justice égalitaire particulièrement sensible chez certains peuples ou dans certaines situations.

Freud a bien vu ce lien essentiel, dont il parle dans ses Essais de psychanalyse (deuxième partie : « Psychologie des masses et analyse du moi »), en partant du sentiment de « jalousie » par lequel l’enfant, dans une famille, commence par accueillir l’arrivée d’un plus petit. « La première exigence qui naît de cette réaction, écrit Freud, est celle de justice, de traitement égal pour tous. »

Hormis l’exigence de juste distribution des biens, l’envie est une passion mauvaise, et elle l’est particulièrement lorsqu’elle naît de faux clivages comme celui par lequel on cherche à opposer les générations, comme si les jeunes n’étaient pas destinés à vieillir, comme si les vieux n’avaient pas été jeunes, et comme s’il n’existait entre eux ni amour ni solidarité naturelle et familiale. Elle crée de même un faux conflit entre les fonctionnaires et les salariés du secteur privé, incités à un ressentiment réciproque où chaque catégorie ne voit que les avantages de l’autre et ses propres désavantages. Ceux qui gagnent moins oublient les protections dont ils jouissent en contrepartie, et ceux qui sont moins protégés oublient qu’ils gagnent davantage.

Les acteurs politiques, en principe chargés du bien commun, devraient avoir la sagesse d’apaiser ces antagonismes, mais on en voit qui, au contraire, les attisent, par intérêt personnel, égocentrisme ou méconnaissance.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Camus et Descartes. Par Dominique Thiébaut Lemaire

A Maryvonne qui m’a offert à la fin des années 1960 L’Eté de Camus, l’un de ses livres préférés.

Descartes est important pour Camus :
–  d’une part en raison du choix qu’il a fait de s’exiler dans la « solitude peuplée » d’une ville du nord, Amsterdam (représentant dans le monde de Camus le pôle brumeux – mais riche de culture – d’un grand paysage intérieur dont l’autre pôle serait l’Algérie lumineuse et en particulier Tipasa dans la région d’Alger),
–  d’autre part en raison de la démarche cartésienne qui se fonde sur le doute radical pour arriver à la certitude qu’en doutant je suis (démarche à laquelle Camus identifie dans une certaine mesure la sienne, partie de l’absurde pour parvenir à la révolte).
Camus a bien vu que, comme lui, Descartes, tout rationaliste qu’il fût, avait en lui un poète, qui avoue dans la première partie du Discours de la méthode : « J’étais amoureux de la poésie ».

Les références aux textes de Camus, cités ci-dessous pour illustrer ce qui vient d’être dit succinctement, renvoient à l’édition en deux tomes de la Bibliothèque de La Pléiade (Gallimard) : tome I (1984) : théâtre, récits nouvelles, et tome II (1984) : Essais.

« Descartes, ayant à méditer, choisit son désert : la ville la plus commerçante de son époque. Il y trouve sa solitude, et l’occasion du plus grand, peut-être, de nos poèmes virils : «  Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » On peut avoir moins d’ambition, et la même nostalgie. » (L’Eté, « Le Minotaure », Pléiade II, p. 814, texte daté 1939). Camus ajoute que : « D’Amsterdam, Descartes écrit au vieux Balzac : Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées. » (« Le Minotaure », Pléiade II, p.818). Dans ce texte sur Oran et sur les villes qui peuvent être des labyrinthes et même des déserts de solitude en dépit de leurs foules, le point de départ des réflexions concernant Descartes semble avoir été ce fait rapporté par Camus en note : « Une société oranaise de conférence et de discussion s’est organisée à l’enseigne du Cogito-Club. » On entend dans l’ironie à l’égard d’Oran un écho de la rivalité qui opposait cette ville à Alger où a vécu Camus. Celui-ci, à l’occasion d’un combat de boxe entre Amara, « le coriace oranais » et Pérez, « le puncheur algérois », parle de la querelle « qui, depuis cent ans, divise mortellement Alger et Oran. Avec un peu de recul dans les siècles, ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc, comme le firent Pise et Florence en des temps plus heureux. Leur rivalité est d’autant plus forte qu’elle ne tient sans doute à rien. » (« Le Minotaure », Pléiade II, p.821). Cette notation peut faire penser à ce que Freud a appelé « le narcissisme des petites différences ».

Dans « L’Enigme », qui date de 1950, l’un des textes recueillis dans L’Eté, Camus réfléchit sur le thème de l’absurde qui l’a inspiré dans les années 1940, et sur la nécessité de le dépasser. Ayant écrit Le Mythe de Sisyphe, il se voyait condamné à ce thème, et il s’est référé à Descartes pour montrer, par analogie avec sa propre situation intellectuelle, que le doute cartésien méthodique n’a pas condamné le philosophe à s’arrêter à ce point de départ. « On peut essayer à l’occasion de rectifier le tir, écrit Camus, répéter qu’on ne saurait être toujours un peintre de l’absurde et que personne ne peut croire à une littérature désespérée. Bien entendu, il est toujours possible d’écrire, ou d’avoir écrit, un essai sur la notion d’absurde. Mais enfin, on peut aussi écrire sur l’inceste sans pour autant s’être précipité sur sa malheureuse sœur et je n’ai lu nulle part que Sophocle eût jamais supprimé son père et déshonoré sa mère. L’idée que tout écrivain écrit forcément sur lui-même et se peint dans ses livres est une des puérilités que le romantisme nous a léguées… A quoi bon dire encore que dans l’expérience qui m’intéressait et sur laquelle il m’est arrivé d’écrire, l’absurde ne peut être considéré que comme une position de départ, même si son souvenir, son émotion, accompagnent les démarches ultérieures. De même, toutes proportions gardées, le doute cartésien, qui est méthodique, ne suffit pas à faire de Descartes un sceptique. En tout cas, comment se limiter à l’idée que rien n’a de sens et qu’il faille désespérer de tout ? » (« L’Enigme », Pléiade II, p. 863-864).

Dans l’introduction de L’Homme révolté (1951), on retrouve l’idée exprimée dans « L’Enigme ». Camus y écrit qu’on ne peut se maintenir dans l’absurde, dont le vrai caractère « est d’être un passage vécu, un point de départ, l’équivalent, en existence, du doute méthodique de Descartes. L’absurde en lui-même est contradiction. » (Pléiade II, p. 417). Et, plus loin : « L’absurde, comme le doute méthodique, a fait table rase. Il nous laisse dans l’impasse. Mais, comme le doute, il peut, en revenant sur lui, orienter une nouvelle recherche. Le raisonnement se poursuit alors de la même façon. Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri et il me faut au moins croire à ma protestation. La première et la seule évidence qui me soit ainsi donnée, à l’intérieur de l’existence absurde, est la révolte… La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. » (Pléiade, II, p. 419). Camus ne parle pas des Passions de l’âme, de Descartes, mais on se dit que la révolte pourrait y avoir sa place, aux côtés de la colère et de l’indignation.
Le chapitre I de L’Homme révolté se termine ainsi : « Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le « cogito » dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes » (Pléiade II, p. 432). Dans cette dernière formule, imitée du « je pense donc je suis », on remarque non seulement le passage du « je pense » au « je me révolte », mais aussi le passage de l’individuel « je suis » au collectif « nous sommes ».

Depuis les années 1930 (voir plus haut les citations du « Minotaure » dans l’Eté), Camus s’est intéressé à Amsterdam, où il a situé La Chute (1956) et où Descartes a longtemps vécu.  « A partir du moment où j’ai appréhendé qu’il y eût en moi quelque chose à juger, j’ai compris, en somme, qu’il y avait en eux (les « amis » du narrateur de La Chute) une vocation irrésistible de jugement. Oui, ils étaient là, comme avant, mais ils riaient. Ou plutôt il me semblait que chacun de ceux que je rencontrais me regardait avec un sourire caché. J’eus même l’impression, à cette époque, qu’on me faisait des crocs-en-jambe. Deux ou trois fois, en effet, je butai, sans raison, en entrant dans des endroits publics. Une fois même, je m’étalai. Le Français cartésien que j’étais eut vite fait de se reprendre et d’attribuer ces accidents à la seule divinité raisonnable, je veux dire le hasard. N’importe, il me restait de la défiance. » (La Chute, 1956, Pléiade I, p. 1515). « Savez-vous ce qu’est devenue, dans cette ville, l’une des maisons qui abrita Descartes ? Un asile d’aliénés. Oui, c’est le délire général, et la persécution. Nous aussi, bien entendu, nous sommes forcés de nous y mettre…  Dans la solitude, la fatigue aidant, que voulez-vous, on se prend volontiers pour un prophète. Après tout, c’est bien là ce que je suis, réfugié dans un désert de pierres, de brumes et d’eaux pourries…» (La Chute, Pléiade I, p. 1535).

Roger Quilliot, qui a établi et annoté les textes de Camus dans l’édition de La Pléiade, commente ainsi le passage de la page 1515, cité ci-dessus : « Allusion probable à la polémique qui a suivi L’Homme révolté et qui a valu à Camus de très violentes accusations. On voit pourtant qu’au travers de ces événements, Camus retrouve l’obsession du jugement telle que l’éprouvait déjà Meursault ». (Dans L’Etranger, 1942). Roger Quilliot oppose à ce sentiment de culpabilité le sentiment d’innocence du premier Camus, dont peuvent témoigner les propos de Tarrou dans La Peste (1947) : « Pourtant, quand j’étais jeune, je vivais avec l’idée de mon innocence, c’est-à-dire avec pas d’idée du tout. Je n’ai pas le genre tourmenté. Tout me réussissait, j’étais à l’aise avec l’intelligence, au mieux avec les femmes, et si j’avais quelques inquiétudes, elles passaient comme elles étaient venues. Un jour, j’ai commencé  à réfléchir. » Pas plus que Tarrou, Camus n’était tourmenté dans son paradis de jeunesse face à la mer, qu’il évoque à nouveau dans L’Eté (« Retour à Tipasa ») quinze ans après Noces (« Noces à Tipasa ») publié à la veille de la seconde guerre mondiale : « Cet élan que j’étais venu chercher ici, je savais bien qu’il ne soulève que celui qui ne sait pas qu’il va s’élancer. Point d’amour sans un peu d’innocence. Où était l’innocence ? Les empires s’écroulaient, les nations et les hommes se mordaient à la gorge ; nous avions la bouche souillée. D’abord innocents sans le savoir, nous étions maintenant coupables sans le vouloir : le mystère grandissait avec notre science. C’est pourquoi nous nous occupions, ô dérision, de morale. Infirme, je rêvais de vertu ! Au temps de l’innocence, j’ignorais que la morale existât. Je le savais maintenant, et je n’étais pas capable de vivre à sa hauteur. Sur le promontoire que j’aimais autrefois, entre les colonnes mouillées du temple détruit, il me semblait marcher derrière quelqu’un dont j’entendais encore les pas sur les dalles et les mosaïques, mais que plus jamais je n’atteindrais. Je regagnai Paris… » (L’Eté, « Retour à Tipasa », Pléiade II, p. 870-871).

Dominique Thiébaut Lemaire

Montaigne, Chateaubriand, Hersart de la Villemarqué, Loti, Henry Bordeaux, Martin du Gard, Stephan Zweig, Claudel, dans Quatre familles dans les guerres. Par Dominique Thiébaut Lemaire.

Quatre familles dans les guerres, livre de Dominique Thiébaut Lemaire et de Maryvonne Lemaire Scavennec, publié en 2014, qui a pour cadre géographique Thann en Alsace, La Bresse dans les Vosges, et Rosporden en Bretagne, a fait l’objet d’une présentation dans un article de Libres Feuillets daté du 14 avril 2014, intitulé Quatre familles dans les guerres (Vosges, Alsace, Bretagne). Plusieurs écrivains sont évoqués dans ce livre, en lien avec l’histoire qui y est racontée.

Montaigne à Thann en 1580 (p. 22-23)

En 1580, Montaigne entreprend un voyage de 17 mois à travers la Lorraine, la Suisse, l’Allemagne et l’Italie, pour soigner dans diverses villes d’eaux sa gravelle, c’est-à-dire ses coliques néphrétiques ; mais aussi, sans doute, pour s’éloigner des guerres de religion en France. La première partie de son journal de voyage a été rédigée par un secrétaire, la deuxième par lui-même en italien. Les voyageurs, depuis Soissons, sont passés par Domrémy, village de Jeanne d’Arc, et se sont arrêtés en particulier pendant onze jours aux eaux de Plombières près de Remiremont dans les Vosges. A Remiremont, les chanoinesses, en conflit avec le duc de Lorraine qui voulait mettre fin à leur indépendance, ont demandé à Montaigne de plaider leur cause à Rome, le Saint-Siège les ayant constamment soutenues dans le passé. Mais, cette fois, Rome a tranché en faveur du duc, et le siège abbatial est devenu le monopole de la maison de Lorraine. En route vers Bâle, Munich, Venise et Rome, Montaigne est passé dans le sud de l’Alsace, à Thann, dont le vignoble lui a inspiré des appréciations élogieuses :
« Tane… ville d’Allemagne, sujette à l’Empereur, très belle. Lendemain au matin, trouvâmes une belle et grande plaine flanquée à main gauche de coteaux pleins de vignes, les plus belles et les mieux cultivées, et en telle étendue, que les Gascons qui étaient là disaient n’en avoir jamais vu tant de suite. » En septembre 1581, après son séjour de cinq mois à Rome, Montaigne reçoit aux bains de Lucques la nouvelle qu’il a été élu maire de Bordeaux. Il prend alors le chemin du retour.

Chateaubriand et les chanoinesses de Remiremont (p. 7-8), à la veille de la Révolution

On connaît les pages célèbres de Chateaubriand sur sa jeunesse et celle de sa sœur Lucile au château de Combourg en Bretagne. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, il est aussi question de Lucile à d’autres moments de sa vie, en particulier quand, juste avant la Révolution, elle a fait partie du chapitre de l’Argentière et qu’elle a essayé sans succès de devenir chanoinesse du chapitre de Remiremont, dont dépendait en grande partie la vallée de La Bresse.
Sous l’Ancien Régime, ce genre d’institution accueillait les filles nobles qui y étaient assurées d’un revenu et d’un statut social élevé. Pour y être admises, elles devaient faire la preuve de leurs quartiers de noblesse. Un généalogiste examinait attentivement les dossiers. Il est intéressant de noter que les Chateaubriand, en dépit de leurs grandes prétentions nobiliaires, n’ont pu faire admettre Lucile à Remiremont, car il fallait des preuves de noblesse complètes des deux côtés, dans l’ascendance non seulement masculine comme en Bretagne, mais aussi féminine, conformément à la règle de la généalogie germanique dont Voltaire s’est moqué dans Candide. Ces chanoinesses, qui habitaient en ville (d’où la beauté des maisons de Remiremont encore aujourd’hui), étaient libres de renoncer à leur condition pour se marier.

Hersart de la Villemarqué, le Barzaz Breiz et la famille Scavennec (p. 91 et annexe 3.2)

Jacques Scavennec, cultivateur, s’est marié à Bannalec près de Rosporden en 1872 avec Marguerite Rouat, fille de Louis Rouat et d’Anne Guéguen, cultivateurs. Les époux Scavennec-Rouat sont les arrière-grands-parents Scavennec de Maryvonne Lemaire Scavennec. Dans la proche famille d’Anne Guéguen, mère de Marguerite Rouat, les chercheurs ont identifié des informateurs de Théodore Hersart de la Villemarqué, grâce auxquels celui-ci a composé son Barzaz Breiz, recueil de poèmes bretons chantés, traduits en français, annotés et publiés par lui au XIXe siècle. La résidence familiale de l’auteur du Barzaz Breiz, ancien élève de l’Ecole des chartes, se trouvait à Nizon (aujourd’hui Pont-Aven) et à Quimperlé.
Anne Guéguen est une sœur de :
–  Joseph Pierre Guéguen, qui s’est marié à Nizon en 1831 avec Perrine Michelet, et qui a été cultivateur à Nizon/Tremalo avec son épouse ;
–  Marguerite Guéguen, qui a épousé à Nizon en 1827 Silvestre Le Naour, cultivateur.
D’après les notes laissées par la mère de Théodore de La Villemarqué sur les informateurs de son fils, Perrine Guéguen née Michelet aurait chanté en breton à l’auteur du Barzaz Breiz « Héloïse et Abailard », et Marguerite Guéguen « Aussi riche que le marquis de Pontcalec ». Ces chants se trouvent dans le Barzaz Breiz, le premier sous le même titre, le second intitulé « La Croix du  chemin ». Pierre Michelet frère de Perrine Guéguen née Michelet aurait fourni le chant intitulé « Les Séries ».

Pierre Loti et Rosporden (p. 37-38)

Julien Viaud (Rochefort 1850-Hendaye 1923), officier de marine, alias Pierre Loti, écrivain, qui s’est inspiré de ses voyages, a tiré parti, dans certaines de ses œuvres, de la connaissance qu’il avait de régions françaises telles que la Bretagne. Rosporden, qu’il dénomme Toulven, est le lieu auquel se rattache l’histoire de Mon frère Yves (1883), un ami marin qui s’appelait en réalité Pierre Le Cor. Celui-ci s’est marié à Rosporden en 1877 avec une native du lieu. Il y a fait construire une maison dont Loti a rédigé lui-même le descriptif. Passé premier maître en 1886 grâce aux relations de Loti, Pierre Le Cor a quitté la marine en 1892. Il s’est retiré à Rosporden en ayant tendance à oublier ses bonnes résolutions de tempérance. Dans ses notations sur Toulven, l’écrivain ne laisse pas de doute sur le fait qu’il s’agit de Rosporden. Il évoque la flèche en granit de l’église au bord des étangs formés par l’Aven. Il évoque aussi les pardons, tels que celui de Bonne-Nouvelle et celui de Saint-Eloi dont la chapelle, précise-t-il, « ne s’ouvre qu’une fois l’an, pour le pardon des chevaux, qui viennent tous alentour, à l’heure d’une messe basse qu’on dit là pour eux ».

La région de Thann vue par Henry Bordeaux pendant la guerre de 1914-1918 (p. 27-29)

En 1914-1918, plusieurs personnalités sont venues dans la région de Thann, que la France a pu reconquérir dès le début de la guerre sans pouvoir récupérer davantage de terre alsacienne avant 1918. L’un de ces visiteurs, le romancier Henry Bordeaux (élu à l’Académie française en 1919) a publié en 1920 La Résurrection de la chair, première moitié d’une oeuvre intitulée La Jolie fille de Thann, qui évoque cette ville et les combats très meurtriers du « Vieil Armand » (Hartmannswillerkopf en allemand), zone montagneuse près de Thann au-dessus de la plaine d’Alsace.
Propriétaire à Chapareillan près de Grenoble, la mère d’André Bermance, jeune officier tué au Vieil Armand le jour de Noël 1915, a été invitée par la fiancée alsacienne de son fils, Maria Ritzen, fille d’un ingénieur travaillant chez M. Helding, riche industriel de Thann. D’après ce que dit de lui le romancier, M. Helding est Jules Scheurer, imprimeur sur étoffes, dont les deux fils sont morts pour la France en 1915. Henry Bordeaux décrit Thann vue par les yeux de Mme Bermance : « Elle connut Thann, si jolie au débouché de la vallée, à l’entrée de la plaine, au bord de la Thur, effilant, entre les derniers contreforts arrondis des Vosges, la flèche ajourée de Saint-Thiébaut qui se dresse en l’air si aiguë, si mince, si délicatement ouvragée qu’elle semble appeler les rayons du soleil pour les sertir dans ses pierres comme des diamants. Elle aima ses rues propres et étroites, … son aspect ouvert et aimable jusque dans les ruines, ses vieilles maisons aux toits pointus… » Maria Ritzen, enceinte d’André Bermance, n’ose pas l’avouer à ses parents. Mme Bermance l’emmène à Chapareillan. A la naissance de l’enfant, les rudes villageoises et villageois, d’abord hostiles à l’Alsacienne, changent complètement de sentiment en se passant le nouveau-né de bras en bras. Après la victoire de 1918, Maria Ritzen épouse un jeune industriel de Mulhouse, amoureux d’elle depuis longtemps, et qui a accepté de reconnaître l’enfant.

Roger Martin du Gard et l’été 1914 en Alsace (p. 27)

Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature en 1937, termine la partie intitulée L’Eté 1914 de son roman Les Thibault par la mort de Jacques, l’un des deux fils Thibault, dans la région de Thann-Altkirch où s’est écrasé l’avion du haut duquel il voulait jeter des tracts pacifistes. Après l’accident, le blessé a entendu une discussion entre militaires français : « On devait atteindre Thann, faire un mouvement de conversion, comme ça, un redressement le long du Rhin, pour aller couper les ponts. Mais on s’est trop pressé. On était mal engagé, tu comprends ? On avait voulu aller trop vite… Il a bien fallu battre en retraite… » Finalement, Jacques Thibault, laissé en arrière dans la retraite précipitée des troupes françaises, est abattu par le gendarme qui le gardait et qui voulait fuir sans s’embarrasser de cet homme mal en point tenu pour un espion.
Roger Martin du Gard connaissait l’Alsace du sud par la famille Schlumberger originaire de Guebwiller (ville proche de Thann). Jean Schlumberger et Roger Martin du Gard étaient des amis de Gaston Gallimard et faisaient partie des auteurs de la NRF dont Jean Schlumberger était aussi un fondateur.

Stephan Zweig en Alsace entre les deux guerres mondiales  (p. 29)

Le récit de Stephan Zweig intitulé « Une expérience inoubliable », publié dans Hommes et destins (Belfond, Le Livre de poche, 1999, pour la traduction française), commence par la cathédrale de Strasbourg, et se poursuit par Colmar, où l’auteur admire le retable d’Issenheim, avant de se rendre à Gunsbach où habite Albert Schweitzer. « Sur les flancs des Vosges et sur l’autre versant, le côté allemand où, d’heure en heure, les canons crachaient dans un bruit sourd leurs projectiles toxiques, une lumière vespérale s’étend, paisible, écrit Stephan Zweig. On peut marcher en toute insouciance sur la route qui, il y a quatorze ans encore, n’était plus qu’un tunnel recouvert de paille. » Dans la petite église, Albert Schweitzer joue à l’orgue une cantate de Jean Sébastien Bach. « Une journée aussi achevée, continue Stephan Zweig, permet de retrouver la foi face à l’époque la plus hostile. Mais le train poursuit sa course à travers la terre d’Alsace et voilà que soudain on sursaute, car les noms des gares criés au-dehors éveillent des souvenirs oppressants : Sélestat, Mulhouse, Thann. Ils sont restés dans nos mémoires à travers les bulletins de l’armée : ici 10 000 morts, là 15 000, et là-bas dans les Vosges, dont la silhouette argentée évoque des fantômes errant dans les brumes, 100 000 ou 150 000, tombés sous les baïonnettes, sous les balles, gazés, empoisonnés, victimes d’une haine, d’une guerre fratricides. Et on se reprend à désespérer, incapable de comprendre pourquoi cette même humanité qui produit les chefs-d’œuvre les plus étonnants, les plus inconcevables dans le domaine spirituel, n’a pas appris depuis tant de milliers d’années à maîtriser le secret le plus simple : maintenir vivant l’esprit d’entente entre les hommes de tous horizons qui ont en commun d’aussi impérissables richesses ».

Camille et Paul Claudel, à La Bresse dans les Vosges (annexe 1.5, p. 199-208)

Dans une lettre du 6 décembre 1946, adressée à Eugène Lemaire maire de La Bresse détruite, Paul Claudel écrit ceci :
« Non, Monsieur Le Maire, je n’oublie pas La Bresse ! Comment l’oublierais-je, la chère petite cité de qui le nom de Claudel est inséparable depuis je ne sais combien de générations ? N’est-ce pas sur un de vos registres paroissiaux qu’un chercheur a retrouvé le nom du patriarche Jacques Elophe Claudel, décédé en 1530, et de qui sont issus ou à qui se rattachent presque toutes les familles de la belle vallée ? C’est là qu’au début du siècle dernier, ma courageuse aïeule, restée veuve à la suite du décès accidentel de son mari, éleva une famille de six enfants.
« Mon père, Louis Prosper Claudel, conservateur des hypothèques, n’oublia jamais sa petite patrie, et chaque fois que les vacances le lui permettaient, il emmenait sa famille au cimetière où notre nom se répétait aussi souvent sur les tombes que sur les enseignes de la localité… »
Paul Claudel et Eugène Lemaire grand-père paternel de Dominique Thiébaut Lemaire étaient apparentés, issus d’ascendants communs dont les mariages ont eu lieu en 1726 et 1758.
D’après des souvenirs de Paul Claudel rapportés par Henri Guillemin dans la Revue de Paris, les enfants Claudel, Camille, Louise et Paul, ont passé des vacances d’été vers 1875-1880 à La Bresse, où ils cueillaient des brimbelles (nom vosgien des myrtilles) et se baignaient dans le Lac des Corbeaux. Ils allaient parfois à Docelles, où leur oncle Charles avait une usine de papier, et à Gérardmer où leur oncle Isidore Gegout ancien négociant était buraliste.
Camille Claudel, en août 1885, a passé ses vacances chez son oncle Isidore, mari de Joséphine Claudel. A cette occasion, elle a dessiné au fusain une « femme de Gérardmer » qui se trouve aujourd’hui au musée Eugène Boudin à Honfleur.

LES ARTICLES DE MARYVONNE LEMAIRE : récapitulation

 

Alexandre le Grand et la Macédoine antique.30 octobre 2011

Erasme. Les Adages.8 janvier 2012

La Sainte Anne de Léonard de Vinci. Interprétation d’une image de rêve.18 mai 2012

La remise de dettes en Grèce au VIe siècle avant J.C.  3 octobre 2012

Bohème et modernité. 20 janvier 2013

Petite odyssée d’un marin breton, René Scavennec (I). 20 janvier 2013

Petite odyssée d’un marin breton, René Scavennec (II). 22 juin 2013

Le peintre Mathurin Méheut. 5 août 2013

Face contre terre, de Piero Chiara. Traduction d’Henri Lewi. 4 octobre 2013

Les Etrusques. Un hymne à la vie. 4 février 2014

Petite odyssée d’un marin breton, René Scavennec (III). 5 mars 2014

Quatre familles dans les guerres. 14 avril 2014

Una Ramos (1933-2014), musicien des Andes et du monde. 4 juin 2014

Auguste, empereur de Rome. 3 juillet 2014

Photos de Maryvonne Lemaire. 2 janvier 2015

Le peintre Jean Le Merdy (1928-2015), entre figuration et abstraction. 28 mars 2015

Le peintre Charles Walch (1896-1948), exposition à Mulhouse. 27 juillet 2015

Les Prépondérants, roman de Hédi Kaddour. 25 octobre 2015

 

Les Prépondérants, roman de Hédi Kaddour (sélection du Goncourt 2015). Par Maryvonne Lemaire

Les Prépondérants roman de Hédi Kaddour, Gallimard, juin 2015, 460 pages.

Au début des années 1920, une équipe de cinéma venue de Hollywood tourner un film, « Le Guerrier des sables », fait irruption dans la petite ville de Nahbès, au sud de la Tunisie, à l’époque du Protectorat français. La liberté d’esprit des Américains, morale et politique, apporte avec elle un grand coup d’oxygène et déstabilise le milieu provincial étriqué des colons français. Les plus influents de ces colons ont coutume de se retrouver dans une sorte de club, centre de la vie mondaine appelé « Les Prépondérants », du nom dont ils se qualifient eux-mêmes.
L’amitié entre trois jeunes femmes également belles mais très différentes n’est pas le moindre intérêt de ce roman. La mystérieuse Rania, jeune veuve de guerre, est menacée par le mariage que veut lui imposer son frère. Nationaliste tunisienne et rêvant d’occident, elle est passionnée de littérature arabe et française. Kathryn, l’actrice californienne, n’échappe pas aux tourments du rapport entre les sexes, en dépit ou à cause d’une société aux mœurs libérées. Enfin, pour la reporter française au journal L’Illustration, Gabrielle Conti, l’époque des Années Folles est celle de l’émancipation de la femme, dans la vie professionnelle et l’amour. Elles se confrontent toutes les trois aux difficultés particulières de leur condition avec une passion commune de la liberté. Tantôt la pudeur, tantôt l’impudeur leur permettent de se protéger.
L’éducation sentimentale et politique de Raouf, neveu de Rania, brillant bachelier, est au cœur du roman. Sa jeunesse, son dandysme, son goût des mots, séduisent non seulement les trois femmes mais aussi celui qui est préposé auprès de lui par son père Si Ahmed au rôle de mentor, Ganthier, « le seul Français que la domination n’a pas rendu idiot ». Comme les trois amies, Raouf aime la liberté, « un garçon qui ne flattait personne », dit de lui Ganthier. La vengeance implacable de la passion paternelle, celle du caïd Si Ahmed, contre l’épicier Belkhodja, personnage venu tout droit de contes ou de fabliaux orientaux, personnage de jaloux, arroseur arrosé, qui serait simplement ridicule s’il n’était pas dangereux, enracine le récit dans la réalité de l’Afrique du nord.
Le film « Le Guerrier des sables » joue lui aussi son rôle dans l’action, il est « une affaire d’Etat », dit-on. Et l’écriture romanesque elle-même est marquée par l’influence du cinéma. Le roman foisonne de scènes vues, décrites avec une grande précision, de véritables séquences que l’on goûte pour elles-mêmes : combat de chameaux, parc aux ânes, la vieille et les œufs, les petits cireurs de chaussures, la chasse aux chats… Les 450 pages du roman bruissent du son de multiples paroles : dialogues fondus dans l’action, voix off des fragments de poésie arabe ou française qui scandent le monologue intérieur de Rania et de Raouf, entrelacements de proverbes, ponctuation des chtouma et des mektoub.
Après les Révolutions arabes, et au moment où Les Prépondérants concourt pour les prix littéraires de la rentrée avec 2084 de Boualem Sansal, un écrivain algérien qui a fait le choix de la foi dans « la démocratie, la laïcité, le progrès technique, l’individu, l’homme » (Le Monde du vendredi 11 septembre 2015), on ne peut pas ne pas s’interroger sur l’enjeu politique du roman. Hédi Kaddour fait le choix du regard distancié puisqu’il est question des émeutes du début des années 1920 en Tunisie, qui avaient pour cause la revendication d’une Constitution et l’Indépendance. L’interrogation personnelle de Raouf évolue et porte moins sur la question de la révolution que sur celle de la démocratie. Selon lui, il faudrait avant tout que bourgeois et maris tunisiens veuillent vraiment de cette démocratie, à laquelle ils sont disposés à condition que les femmes restent soumises. Mais à la fin du roman, c’est tout simplement l’attitude poseuse du colonel chargé du maintien de l’ordre, l’un des Prépondérants, qui provoque la catastrophe ; catastrophe qui éloigne pour longtemps l’espoir de paix.
Finalement, ce qui emporte le lecteur, c’est une générosité et un romantisme auxquels il n’est plus habitué : Hollywood, la Ruhr occupée, le Paris des années folles, la petite ville imaginaire de Nahbès sont le vaste théâtre d’un jeu de passions, comme dans Balzac ou dans Malraux, où la jeunesse, qui est l’avenir, est aux prises avec l’histoire, dans un récit mené non sans humour, non sans élégance.

Maryvonne Lemaire

La poésie dans le roman (Modiano et Houellebecq).Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

 Dans l’actualité littéraire, les œuvres de Patrick Modiano (né en 1945) et de Michel Houellebecq (né en 1956 ou 1958 selon les sources) nous donnent deux exemples de relations entre la poésie et le roman.
Le premier de ces auteurs a reçu pour 2014 le prix Nobel de littérature décerné par l’Académie suédoise, l’autre connaît un grand succès à l’étranger comme en France.

PATRICK MODIANO

Notice rédigée par l’Académie suédoise

« Patrick Modiano est né le 30 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt dans la banlieue de Paris. Son père est dans les affaires, sa mère actrice. Raymond Queneau, ami de sa mère, lui donne des leçons particulières de géométrie et jouera un rôle décisif dans son développement. Après le baccalauréat, il intègre le Lycée Henri-IV à Paris. Modiano fait des débuts remarqués en 1968 avec le roman La Place de l’étoile.
« L’œuvre de Modiano gravite autour de thèmes comme la mémoire, l’oubli, l’identité et la culpabilité. La ville de Paris, souvent présente dans le texte, peut presque être considérée comme participant à sa création. Il n’est pas rare que ses romans se construisent sur un socle autobiographique ou à partir d’événements qui se sont produits sous l’Occupation allemande. Le matériau pour ses ouvrages, il le puise dans des interviews, des articles de journaux ou dans ses propres notes, réunies au cours des années. Ses livres révèlent un air de famille les uns avec les autres et des personnages resurgissent dans différents récits, le lien qui les réunit étant souvent sa ville et son histoire. Roman à caractère documentaire, Dora Bruder (1997) relate l’histoire, à Paris, d’une jeune fille de 15 ans, future victime de la Shoah. Parmi les ouvrages qui le plus clairement manifestent une intention autobiographique, on notera Un pedigree de 2005.
« Son dernier ouvrage en date est le roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (2014). Modiano a également écrit des livres pour enfants et s’est consacré à l’écriture de scénarios de film. Ainsi, avec le metteur en scène Louis Malle il a cosigné le film Lacombe Lucien (1974), dont l’action se déroule sous l’Occupation allemande de la France. »

Au sujet de cette période, Modiano précise dans son Discours à l’Académie suédoise prononcé le 7 décembre 2014 et édité par Gallimard en février 2015 : « Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation »  (p. 13). Et encore : « des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né » (p. 15).

Roman et poésie d’après le Discours à l’Académie suédoise

« J’ai toujours pensé, dit Modiano, que l’écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours envié les musiciens, qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman – et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J’ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c’est sans doute grâce à cela que j’ai mieux compris la réflexion que j’ai lue quelque part : « C’est avec de mauvais poètes que l’on fait des prosateurs. » Et puis, en ce qui concerne la musique, il s’agit souvent pour un romancier d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer, dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé les Nocturnes de Chopin.» (p. 12)

Dans ce discours de Stockholm, Modiano cite un poème de l’Irlandais W.B. Yeats (p. 16) ; un poème  du Russe Ossip Mandelstam (p. 27) sur Pétersbourg ; un vers de Baudelaire (p. 28)  évoquant « les plis sinueux des grandes capitales ». Il se réfère aussi à Thomas de Quincey (p. 25) à propos de Londres où, dit Modiano, « dans la foule d’Oxford Street, il s’était lié avec une jeune fille, l’une de ces rencontres de hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait passé plusieurs jours en sa compagnie, puis il avait dû quitter Londres pour quelque temps. Ils étaient convenus qu’au bout d’une semaine elle l’attendrait tous les soirs au coin de Titchfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. »

Dans le poème d’Ossip Mandelstam, il est question des numéros de téléphone et des adresses anciennes de Pétersbourg, ce qui plaît à Modiano. « C’est ainsi que dans ma jeunesse, confie ce dernier (p. 26-27), pour m’aider à écrire, j’essayais de retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J’avais l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d’une ville engloutie, comme l’Atlantide, et de respirer l’odeur du temps. A cause des années qui s’étaient écoulées, les seules traces qu’avaient laissées ces milliers d’inconnus, c’étaient leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d’une année à l’autre. Il y avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas… Oui, il me semble que c’est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j’ai eu envie d’écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone, et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms. »

MICHEL HOUELLEBECQ

Extraits d’un entretien sur la poésie et la littérature en général

A l’occasion de la sortie de son anthologie poétique (132 poèmes) dans la collection « Poésie/Gallimard », avant que ne soit publiée l’intégralité de sa poésie dans la collection « J’ai lu », Michel Houellebecq a eu avec le journaliste Thierry Clermont un entretien éclairant publié le 24 avril 2014 par Le Figaro. fr sous le titre : « Michel Houellebecq : « Je ne compte pas mourir prochainement ». En voici quelques extraits.


Question : Cet usage quasi systématique de la rime n’aurait-il pas un côté « vieille Parque »?
Réponse : Pour moi, qui dispose d’une certaine sensibilité lyrique, le recours à la rime est sans doute une facilité, d’autant que mes poèmes sont brefs. On a la cadence et la consonance, et le vers est bouclé. Cela m’évite aussi d’avoir à penser : il n’y a pas de poète intelligent. Et pas d’amour intelligent non plus, d’ailleurs… Proust ne disait-il pas : «Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence»? Ce que j’aime dans la poésie, c’est la place et le rôle du «je», qui peut y devenir perceptif et universel: les pronoms s’équivalent. Alors, le «je» devient tous les autres, et le poète est l’être percevant. L’autre bonheur de la rime, c’est de favoriser les contrastes, les ruptures de ton. Faire rimer «piscine» et «urine»… À propos des rapports entre prose et poésie, je pense que ce que j’ai fait de mieux jusque-là, c’est la troisième partie de La Possibilité d’une île. Et savez-vous pourquoi? J’y fais triompher la poésie ! Et les dernières pages sont émaillées d’alexandrins, ou plutôt d’hémistiches.

Q : Et l’album de Jean-Louis Aubert inspiré des poèmes de Configuration du dernier rivage?
R : C’est troublant et merveilleux d’entendre ses poèmes mis en musique! De pouvoir être entendu par le plus grand nombre et de passer à la radio ! Jean-Louis a raison, la chanson, c’est le seul truc que tu prends dans l’âme. Directement. Et je pense qu’une chanson est capable de réorienter un destin d’homme. Surtout, les morceaux de Jean-Louis m’ont permis de renouer avec l’univers artistique en oubliant l’univers réel. L’écoute des Parages du vide m’a réconcilié avec l’écriture romanesque, tout comme la Messe en si  de Bach avait facilité la gestation et la naissance de La Possibilité d’une île. Depuis quelques mois, j’ai du jus ! Mon nouveau roman va bon train et son titre est déjà trouvé. Et quand je trouve le titre, c’est que c’est bon. (Rires)

 
Q : Qu’avez-vous lu récemment?
R : Récemment, j’ai découvert les romans de l’écrivain allemand Theodor Fontane, admiré par Thomas Mann. C’est une véritable révélation. J’en ai déjà lu cinq, dont Effi Briest. Dans ces histoires de passion situées dans le Nord, vers Hambourg, il y a beaucoup de romantisme et de fraîcheur, ce qui ne peut que séduire le baudelairien que je suis. Fontane a l’art de développer jusqu’à la fin ce qui est annoncé tragiquement dès le début.

Q : Un dernier mot avant de nous quitter?
R : Je pense de plus en plus à mon enfance. Dans l’Yonne, j’ai vécu une scolarité primaire enchantée, avec ses récitations, ses dessins, ses chansons. C’est le temps où l’on chantait encore « Le Chant des partisans » ! Je regarde cet enfant, émotif, capable d’émerveillement. J’adorais réciter par cœur des poèmes, en public. Des vers de Péguy, du symboliste Albert Samain, Ronsard… C’était « le vert paradis » chanté par Baudelaire. Je me souviens d’Apollinaire (il récite): «Dans vos viviers, dans vos étangs,/Carpes, que vous vivez longtemps!/Est-ce que la mort vous oublie,/Poissons de la mélancolie»… Plus tard, durant ma jeunesse, moi qui ai aujourd’hui le souffle court, j’ai écrit de longs poèmes épiques, influencés par Hugo et Tolkien, des récits de batailles, truffés de noms propres. Je les ai tous conservés précieusement. En général, l’enfance, c’est bien. On m’a toujours dit qu’elle revient, par bribes, par épisodes, au temps de la vieillesse. J’ai donc le temps. Je ne compte pas mourir prochainement.

L’intégrale des poèmes : correspondances avec les romans

Michel Houellebecq a rassemblé en un seul livre de 450 pages (collection J’ai lu, décembre 2014), sous le titre Poésie, ses recueils antérieurs : Rester vivant (1991), Le Sens du combat (1996), La poursuite du bonheur (1997), Renaissance (1999), Configuration du dernier rivage (2013).
La quatrième de couverture de ce livre nous livre quelques correspondances entre ces poèmes et les romans de l’auteur.

« Juxtaposant librement prose, versets et versification classique (sous la forme de l’octosyllabe et de l’alexandrin), la poésie de Michel Houellebecq est, tout autant que son œuvre romanesque, fortement ancrée dans le monde contemporain. Elle lui sert d’ailleurs souvent de matrice. Ainsi, plusieurs poèmes du Sens du combat annoncent des scènes des Particules élémentaires, publié deux ans plus tard. « Si calme, dans son coma… » évoque la mort d’Annabelle, tout comme « La Longue route de Clifden » préfigure les chapitres terminaux. Et si « la vie est rare », le bonheur y demeure cependant, dans Renaissance, tout autant que dans Plateforme, un horizon possible. »

Ajoutons à ces correspondances le fait que des poèmes tirés du roman intitulé La Possibilité d’une île (2005) ont été repris dans Configuration du dernier rivage, dans une partie sous-titrée « Les Parages du vide ». Ainsi, le poème qui se termine par ce quatrain d’hexasyllabes (p. 173 du roman dans la collection  « J’ai lu ») :
« Si douce à la caresse,
« Si légère et si fine,
« Entité non divine,
« Animal de tendresse. »
Ou encore (p. 366) celui qui commence par :
« Il n’y a pas d’amour
« (Pas vraiment, pas assez)
« Nous vivons sans secours,
« Nous mourons délaissés. »
Du même roman (p. 398-399) provient le poème de quatre fois quatre octosyllabes qui commence par : « Ma vie, ma vie, ma très ancienne, », et qui finit par : « La possibilité d’une île ».
Ces textes ont été mis en musique et chantés en 2014 par Jean-Louis Aubert (voir plus haut), dans un album très réussi intitulé Les Parages du vide (sous-titre de Configuration du dernier rivage).
S’agissant du dernier poème cité, Carla Bruni l’avait déjà mis en musique dans son album de 2008 Comme si de rien n’était. On peut ainsi comparer les deux chansons, toutes deux fidèles au rythme octosyllabique de l’écrivain : chez Carla Bruni, une voix et une mélodie doucement mélancoliques, avec une émotion très intérieure ; chez Jean-Louis Aubert, un rythme plus fort, avec une belle mise en valeur des rimes ainsi que du dernier vers, comme suspendu à la fin. Vu à travers la musique de ces deux interprètes, Houellebecq apparaît comme un poète dont le romantisme a quelque chose de lyrique, voire d’élégiaque, alors qu’en prose, il prend souvent une tonalité satirique, ironique ou cynique, sur un fond de violence.
A la fin de « Aubert chante Houellebecq. Les parages du vide » sont reproduits les mails échangés entre le chanteur et le romancier poète. Voici ce qu’écrit Jean-Louis Aubert dans l’un de ces mails, daté du 27 juin 2013 :
« Je n’ai pas pu m’échapper de ma première idée de lier « Il n’y a pas d’amour » et « La possibilité d’une île » sur une base assez rythmique… Je sais que ça peut paraître un peu anachronique, mais j’ai plus ressenti dès le départ la certitude jubilatoire et la quête haletante, que la résilience de l’accostage et la suavité du séjour. Bref, plus la possibilité que l’île… Il faut dire que la rythmique de la poésie est très réussie (comme ailleurs) et entraînante : ma vie, ma vie, ma première, ma première, il a fallu, il a fallu… Pour la langueur, la version de Carla que j’ai écoutée depuis est très belle (et m’a fait bien douter). »

Quant à la place de la poésie dans le dernier roman publié de Houellebecq, Soumission (janvier 2015), voir dans Libres  Feuillets l’article du 5 février 2015 intitulé : « Soumission, de Michel Houellebecq : roman, poésie, politique ».

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Soumission, de Michel Houellebecq : roman, poésie, politique. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Michel Houellebecq poursuit dans Soumission (Flammarion, 2015, 320 pages) une réflexion romanesque sur le désenchantement de la France en particulier et du monde occidental en général. Il raconte comment, en 2022, au terme du second mandat de François Hollande, la Fraternité musulmane et son leader, Mohammed Ben Abbes, polytechnicien et énarque, accèdent au pouvoir à la faveur de l’élection présidentielle. Le nouveau président, s’affichant comme modéré, soucieux de présenter l’islam sous la forme d’un humanisme réunificateur, est parvenu à gagner le soutien des partis traditionnels, droite classique, centre et parti socialiste, unis pour contrer la progression de l’extrême droite.
C’est dans ce contexte de politique-fiction que Michel Houellebecq nous entraîne à la suite du narrateur, universitaire quadragénaire, spécialiste du romancier Huysmans (1848-1907) et des écrivains décadents de la fin du XIXe siècle, narrateur indisposé par son époque – ses élites politiques et intellectuelles, ses idéaux progressistes et ses réflexes bien-pensants, ses mœurs mercantiles – qu’il exècre sans grande colère, dans une satire un peu répétitive, mais souvent amusante, provocatrice, ironique ou cynique.
Ce narrateur au corps souffrant – « migraines, maladies de peau, maux de dents, hémorroïdes »   – n’a d’intimité fraternelle qu’avec l’auteur d’ En route et d’intimité amoureuse qu’avec la sensuelle Myriam, aux caresses beaucoup plus satisfaisantes que celles des étudiantes qu’il lui arrive de contacter via le site YouPorn.
La suite du roman voit le nouveau pouvoir politique s’installer en douceur, et le pays faire preuve d’une acceptation tacite en retrouvant même « un optimisme qu’ (il) n’avait pas connu depuis la fin des Trente Glorieuses ». De leur côté, Myriam et sa famille juive quittent la France pour Tel-Aviv – mais « il n’y a pas d’Israël pour moi », songe le narrateur, plus seul que jamais.
Le roman glisse vers une interrogation sur la place du sentiment religieux dans la modernité occidentale, sur le nihilisme et la mort de Dieu. Le narrateur échoue à réussir un processus de conversion qui pourrait reproduire, à plus de cent ans de distance, celle qui a mené Huysmans, misanthrope et solitaire, du dandysme décadent jusqu’au catholicisme. Il n’éprouve plus rien du lien noué pendant des siècles entre la civilisation européenne et « ce quelque chose de mystérieux, de sacerdotal » que portait en lui le christianisme. Alors, c’est vers l’islam qu’il va se tourner, par pragmatisme, voire opportunisme, en profitant des avantages de la nouvelle université islamique : salaire triplé, épouses offertes par l’institution…

Il est intéressant de voir de quelle manière Houellebecq, qui n’est pas seulement romancier mais aussi poète, fait jouer un rôle à la poésie dans cette histoire, où il est question en particulier de Rimbaud, de Péguy et de Leconte de Lisle (né comme  Houellebecq à La Réunion).

Au début du roman, le narrateur nous parle notamment de son collègue Steve, spécialiste de Rimbaud.
« Je n’aimais pas le thé à la menthe, ni la grande mosquée de Paris, je n’aimais pas non plus tellement Steve, je l’accompagnais pourtant. Il m’était reconnaissant je pense d’accepter, car il n’était pas très respecté de ses collègues en général, de fait on pouvait se demander comment il avait accédé au statut de maître de conférences alors qu’il n’avait rien publié, dans aucune revue importante ni même de second plan, et qu’il n’était l’auteur que d’une vague thèse sur Rimbaud, sujet bidon par excellence, comme me l’avait expliqué Marie-Françoise Tanneur, l’une de mes autres collègues, elle-même une spécialiste reconnue de Balzac, des milliers de thèses ont été écrites sur Rimbaud, dans toutes les universités de France, des pays francophones et même au-delà, Rimbaud est probablement le sujet de thèse le plus rabâché au monde, à l’exception peut-être de Flaubert, alors il suffit d’aller chercher deux ou trois thèses anciennes, soutenues dans des universités de province, et de les interpoler vaguement, personne n’a les moyens matériels de vérifier, personne n’a les moyens ni même l’envie de se plonger dans les centaines de milliers de pages inlassablement tartinées sur le voyant… «  (p. 28-29).

Au milieu du roman, de grandes manœuvres vont porter les islamistes au pouvoir. « Mardi 31 mai. L’information éclata en effet, peu après quatorze heures: l’UMP, l’UDI et le PS s’étaient entendus pour conclure un accord de gouvernement, un « front républicain élargi », et se ralliaient au candidat de la Fraternité musulmane » (p. 150) – dont le modèle en matière de politique internationale est l’Empire romain !
Dans leur résidence de Martel dans le sud-ouest, les Tanneur ont invité le narrateur. Le mari de Marie-Françoise, Alain Tanneur, ancien élève de Normale sup, et qui travaillait jusqu’alors à la DGSI, s’est mis à réciter du Péguy :
« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle ,
« Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre,
« Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre ,
« Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle. »
Pour le narrateur, « c’était surprenant et émouvant de voir ce vieil homme propret, soigné, cultivé et ironique, se mettre à déclamer des poèmes :
« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
« Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
« Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
« Parmi tout l’appareil des grandes funérailles. »
« Il secoua la tête avec résignation, avec tristesse presque. « Vous voyez, dès la deuxième strophe, pour donner suffisamment d’ampleur à son poème, il doit évoquer Dieu. A elle seule l’idée de la patrie ne suffit pas, elle doit être reliée à quelque chose de plus fort, à une mystique d’un ordre supérieur ». Et pour renforcer cette idée, Houellebecq fait encore réciter à son personnage deux autres strophes de Péguy.
« A mon avis, ajoute Alain Tanneur, personne n’a ressenti l’âme du Moyen âge chrétien avec autant de force que Péguy – aussi républicain, laïc, dreyfusard qu’il ait pu être. Et ce qu’il a ressenti également, c’est que la véritable divinité du Moyen âge, le cœur vivant de sa dévotion, ce n’est pas le Père, ce n’est pas même Jésus-Christ ; c’est la Vierge Marie. Et ça aussi, vous le ressentirez à Rocamadour… » (p. 162).
Un peu plus loin dans le texte, trois autres strophes de l’Eve de Péguy sont citées, récitées lors d’une lecture publique à Rocamadour, dans la chapelle Notre-Dame. Le narrateur a assisté à cette lecture: « Je me demandais ce que pouvaient bien comprendre à Péguy, à son âme patriotique et violente, ces jeunes catholiques humanitaires » (p. 168-169). Cela dit, Péguy semble, aux yeux du narrateur et probablement aussi aux yeux de l’auteur lui-même, avoir le défaut de révérer une divinité féminine.

Après l’élection de Mohammed Ben Abbes comme président de la République, dont la priorité est l’éducation, l’université Paris III devient l’université islamique de Paris-Sorbonne.
« Extérieurement, il n’y avait rien de nouveau à la fac, hormis une étoile et un croissant de métal doré, qui avaient été rajoutés à côté de la grande inscription : « Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 » qui barrait l’entrée ; mais à l’intérieur des bâtiments administratifs, les transformations étaient plus visibles. Dans l’antichambre, on était accueilli par une photographie de pèlerins effectuant leur circumambulation autour de la Kaaba, et les bureaux étaient décorés d’affiches représentant des versets du Coran calligraphiés ; les secrétaires avaient changé, je n’en reconnaissais pas une seule, et toutes étaient voilées » (p. 179).
Quant à Steve, « comme je m’y attendais, il avait accepté un poste dans la nouvelle université ; il était chargé d’un cours sur Rimbaud. Il était manifestement gêné de m’en parler, et ajouta sans que je lui aie demandé que les nouvelles autorités n’intervenaient en rien dans le contenu de l’enseignement. Enfin bien sûr la conversion finale de Rimbaud à l’islam était présentée comme une certitude, alors qu’elle était au minimum controversée ; mais sur l’essentiel, sur l’analyse des poèmes, aucune intervention, vraiment. Comme je l’écoutais sans manifester d’indignation, il se détendit peu à peu, et finit par me proposer de prendre un café » (p. 180).
Par la suite, le narrateur est reçu par Robert Rediger, nouvelle éminence de l’enseignement supérieur, qui va le réintégrer dans l’université. Robert Rediger habite près des arènes de Lutèce une maison particulière qui a été celle de Jean Paulhan, et où Dominique Aury a écrit Histoire d’O.  « C’est un livre fascinant, vous ne trouvez pas ? » demande Rediger. Le narrateur est du même avis. Certes, « Histoire d’O en principe avait tout pour me déplaire : les fantasmes exposés me dégoûtaient, et l’ensemble était d’un kitsch ostentatoire – l’appartement de l’île Saint-Louis, l’hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, sir Stephen, enfin tout ça était complètement à chier. Il n’empêche que le livre était traversé d’une passion, d’un souffle qui emportait tout. » Commentaire de l’interlocuteur du narrateur : « C’est la soumission, dit doucement Rediger. L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans le soumission la plus absolue » (p. 260). Et Rediger de préciser qu’il s’agit pour lui de la soumission de la femme à l’homme, mais aussi de la soumission de l’homme à Dieu.

A la fin du roman, le narrateur est invité aux cérémonies accompagnant l’entrée en fonction de Jean-François Loiseleur en tant que professeur de l’université.
« Je me souvenais parfaitement de Loiseleur, c’était lui qui m’avait introduit au Journal des dix-neuvièmistes, bien des années auparavant. Il était entré dans la carrière universitaire après une thèse originale consacrée aux derniers poèmes de Leconte de Lisle. Considéré avec Heredia comme le chef de file des Parnassiens, Leconte de Lisle était en général à ce titre méprisé, considéré comme un « honnête artisan sans génie », pour parler comme les auteurs d’anthologie. Il avait pourtant, sous l’effet d’une sorte de crise mystico-cosmologique, écrit dans ses vieux jours certains poèmes étranges, qui ne ressemblaient pas du tout à ce qu’il avait écrit auparavant, ni à ce qu’on écrivait à son époque, qui ne ressemblaient à vrai dire à peu près à rien du tout, et dont on pouvait dire à première vue qu’ils étaient complètement barrés. Loiseleur avait eu le premier mérite de les exhumer, et le second de parvenir à les inscrire dans une filiation littéraire réelle – il convenait plutôt selon lui de les rapprocher de certains phénomènes intellectuels contemporains du Parnasse vieillissant, tels que la théosophie et le mouvement spirite. Il avait ainsi acquis dans ce domaine où il n’avait aucun concurrent, une certaine notoriété… » (p. 285).
« Immédiatement après avoir été servi de mes mezzes, poursuit le narrateur, je me retrouvai nez à nez avec Loiseleur. Il avait changé : sans être absolument présentable, son aspect extérieur était en net progrès. Ses cheveux, toujours longs et sales, étaient presque peignés ; la veste et le pantalon de son costume étaient à peu près de la même teinte, et ne s’ornaient d’aucune tache de graisse, ni d’aucune brûlure de cigarette ; on pouvait sentir, j’en avais du moins l’impression, qu’une main féminine avait commencé à agir.
« Eh oui, me confirma-t-il sans que je lui aie rien demandé, j’ai sauté le pas… »
« Vous vous êtes marié, vous voulez dire ? », j’avais besoin d’une confirmation….
« Marié ? Avec une femme ? » Je devais m’imaginer qu’il était vierge, à l’âge de soixante ans ; et après tout c’était possible. « Oui oui, une femme, ils m’ont trouvé ça », confirma-t-il  en hochant la tête avec vigueur. « Une étudiante de deuxième année. » (p. 288).

Une chronologie tragique a voulu que Soumission paraisse à la date même de l’assaut terroriste (perpétré au nom de l’islamisme) qui a massacré la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo. Il se trouve aussi que le journal venait d’afficher en couverture à cette date (7 janvier 2015) une caricature représentant Michel Houellebecq. A Cologne où il accepté de s’exprimer sur son livre, le 19 janvier 2015, dans un festival de littérature (Literaturfest), l’écrivain – apprécié par l’économiste Bernard Maris, l’une des victimes du massacre – a tenu des propos que nous rapporte Frédéric Lemaître, journaliste au Monde, dans le numéro de ce journal daté du 21 janvier. L’écrivain a d’abord déclaré qu’en ce qui concerne la réaction du pays à ces assassinats, il n’a pas vu dans les « immenses manifestations en France pour Charlie Hebdo un désir d’unité nationale mais des Français massivement attachés à la liberté d’expression ». Autre mise au point : « Soumission n’est pas un roman islamophobe mais on a parfaitement le droit d’écrire un roman islamophobe si on le veut ». D’ailleurs, il a « parfois eu cette envie, ça aurait simplifié le message mais il ne faut pas se laisser influencer d’un côté ou de l’autre ». Il a révélé que « pour la première fois » de sa vie il a « failli écrire un happy end ». François, le personnage qui se convertit à l’islam pour poursuivre sa carrière universitaire, aurait alors rejoint la femme qu’il aimait, partie en Israël au moment de l’accession à l’Elysée d’un président musulman. Question : ce roman ne fait-il pas le jeu du Front national ? « Je m’en fous. Et de toute façon je n’ai jamais vu personne changer d’opinion de vote après avoir lu un roman ». On ne saura pas s’il approuve ou non la soumission à l’islam telle qu’il la décrit : « Bof. Le personnage principal n’en sait rien. Ce relativisme généralisé entraîne aussi l’auteur. Je n’en sais rien. » En revanche, la théorie identitaire selon laquelle « la biologie l’emporte sur l’idéologie est quand même tentante. C’est la sous-population qui a le plus d’enfants qui transmet ses valeurs », dit-il avant d’ajouter : « à condition d’avoir le contrôle de l’éducation. C’est pourquoi c’est un enjeu-clé du livre. » Il décrit l’histoire politique française depuis quarante ans comme « une tentative générale de tous les partis politiques, des médias et des pouvoirs culturels pour freiner l’ascension du Front national et l’échec de cette tentative. » Pour lui, « on peut avoir un pays de plus en plus à droite qui continue à élire un président de gauche. C’est un piège… En 2017, si François Hollande est réélu, alors que la France est encore plus à droite, ça peut tourner très mal ».

Ce qui est notable dans les déclarations de Houellebecq à Cologne, c’est l’ambiguïté, qui est aussi celle du livre. Approuve-t-il la soumission qu’il décrit ? Bof, il n’en sait rien. Il parle d’un « relativisme généralisé » qui entraînerait le personnage principal mais aussi l’auteur. Ce n’est que partiellement vrai pour le personnage principal, dans la mesure où celui-ci fait un choix en proposant de lui-même de se convertir à l’islam (peut-être pour profiter de l’argent saoudien et de la polygamie).
En ce qui concerne les quatre millions de personnes ayant manifesté partout en France contre les assassinats qui ont provoqué la mort de 17 personnes les 7-9 janvier 2015 (notamment la mort des caricaturistes de Charlie Hebdo et de plusieurs Juifs dans un magasin casher), ces manifestations d’une ampleur jamais atteinte contredisent de manière frappante la thèse soutenue dans Soumission, à savoir la mollesse d’une France qui serait prête à s’abandonner à une aventure islamiste.
Les millions de manifestants, selon Houellebecq, auraient été motivés moins par un désir d’unité nationale que par un attachement à la liberté d’expression. Ce distinguo minimise la portée de l’ événement. Car c’est la réalité d’un peuple insoumis qui s’est révélée, réalité totalement ignorée par le roman. Les femmes appartiennent à part entière à ce peuple, alors que la fiction de Soumission est fondée sur la passivité et  la marginalisation sans résistance de la moitié féminine de la population (dont l’éviction du marché du travail paraît être présentée comme bénéfique, alors qu’elle aurait très probablement l’effet économique opposé). Quant au désir d’unité nationale, c’est une expression qui a quelque chose de dérisoire car elle relève de la même catégorie que, par exemple,  les querelles politiciennes dont elle se voudrait le contraire tout en faisant allusion à la même chose.
En réalité, ce que ces manifestations massives ont manifesté, ce n’est pas un attachement à la liberté d’expression, c’est l’amour de la liberté, et ce n’est pas le désir d’une unité à venir, c’est la force, au présent, des valeurs communes.

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Bourdieu, une sociologie réflexive: un livre de Dominique Thiébaut Lemaire

Dominique Thiébaut Lemaire vient de publier une étude sur la sociologie de Pierre Bourdieu.
La gravure en couverture, portrait du sociologue, est l’œuvre du peintre et graveur Sergio Birga, auteur de deux autres illustrations à l’intérieur du livre : une gravure représentant de manière imagée la réflexivité et l’auto-analyse, ainsi qu’un autre portrait  (dessiné) du sociologue.  

 

 

 

 

Billet: la ministre de la culture et le prix Nobel de littérature

 

Chargée de la culture et privée de loisir
Elle avoue à présent que sa vraie poésie
C’est notes textos mails pour uniques lectures
Articulets de lois sur des sujets pointus

Quand elle a exprimé récemment son plaisir
Que le jury Nobel ait à nouveau choisi
Un écrivain français qui croit en l’écriture
Elle semblait tenir des propos moins obtus

La ministre devrait montrer plus de désir
Pour l’univers du livre ou plus d’hypocrisie
Vice qui décorant du moins la devanture
Tient parfois en réserve une ombre de vertu

Le franc-parler brutal qui paraît la saisir
A détruit l’illusion de fausse courtoisie
Mais l’une des leçons de la littérature
Est le mensonge vrai des mots non rebattus

Fleur Pellerin, ministre de la Culture et de la Communication, a félicité Patrick Modiano pour son prix Nobel de littérature dans un communiqué de presse du 9 octobre 2014 :
« C’est un jour heureux pour la littérature française, une très grande émotion et une immense fierté pour la France et pour l’ensemble de nos concitoyens.
« Le Jury du prix Nobel a décidé de distinguer cette année un auteur français dont les romans, traduits en 36 langues, ont bouleversé et passionné des générations de lecteurs à travers le monde.
« De La Place de l’Étoile à son dernier roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, son œuvre empreinte d’une douce mélancolie s’aventure avec une infinie poésie dans les replis de la mémoire et les méandres du souvenir. Écrivain d’un Paris occupé, des visages oubliés et des enfances retrouvées, il s’empare des destins individuels pour redonner vie à toute une époque.
« … Il ne manquait que cette ultime consécration à Patrick Modiano qui représente aujourd’hui aux yeux du monde la vitalité et le rayonnement de la littérature française.
Je lui adresse mes plus chaleureuses félicitations. »

Mais, interrogée le 26 octobre par une présentatrice de télévision (de Canal +), sur son livre préféré de Modiano, Fleur Pellerin s’est montrée incapable de citer un seul livre de l’auteur, pas même ceux que mentionne son communiqué. Elle a alors déclaré: « J’avoue, sans aucun problème, que je n’ai pas du tout le temps de lire depuis deux ans ».
Sans aucun problème, et sans se soucier de la cohérence de ses propos, torpillant du même coup sa crédibilité à la fois comme ministre de la culture et comme ministre de la communication.

Dominique Thiébaut  Lemaire

 

Cécile Ladjali, un autoportrait en bibliothèque. Par Henri Lewi

Cécile Ladjali, Ma bibliothèque. Lire, écrire, transmettre. Le Seuil, Paris 2014.

Il y a dans Si le grain ne meurt une page où André Gide évoque la bibliothèque paternelle, et comment elle s’ouvrit pour l’enfant une seule fois, après la mort de son père, et pour un instant : il entreprit de lire à sa mère un roman quelconque de Théophile Gautier, la timidité l’empêcha bientôt de poursuivre… Quelle que soit la bibliothèque des parents, elle est le lieu de l’interdit, parce qu’elle incarne l’intimité de ceux-ci, et aussi l’âge adulte, le mal dont on protège l’enfance ; c’est ce que fait comprendre ici Cécile Ladjali à propos de sa propre bibliothèque, des livres que lui emprunte son fils, dont chacun dit une forme ou une autre du mal. Un autre exemple en serait dans les Confessions, où le Plutarque du grand-père maternel instille dans l’enfant Rousseau un poison comparable à celui qu’il trouve dans les romans de sa mère, ou l’inverse. Ou peut-être faut-il dire que là, dans la bibliothèque originelle, se transmettent en effet de façon globale la réalité humaine, l’ambiguïté du bien et du mal…

Les parents de l’auteur lisaient peu, leur richesse était d’un autre ordre ; son désir de bibliothèque, comme elle le suggère, est-il lié à cette absence originelle, qu’il y ait là un creux (infini) à boucher ou une sorte de transgression ? Son livre déploie l’énormité d’un désir de lire, ou d’un désir de posséder tous les livres ; un livre, qu’il soit lu, écrit ou peut-être seulement possédé vous donne de son être. Mais la bibliothèque n’a peut-être pas cette matérialité rassurante qu’imaginent les collectionneurs. Toutes ces Pléiades, ces œuvres complètes d’écrivains français ou d’œuvres traduites, Eschyle et Sophocle, Saint Augustin et St Jean de la Croix, Dostoïevski et Tolstoï, romanciers, théologiens et philosophes, c’est plutôt un monde virtuel que réel, il faudrait plusieurs vies pour les lire entièrement, sans parler de les relire ; ou en cette vie ne faire que lire, jour après jour. Qui lira tous les livres de la bibliothèque de Babel ? Il arrive à l’auteur, comme à qui consulte les Puissances du hasard, et pour ne pas être découragée par l’innombrable, d’ouvrir n’importe quel livre n’importe où, d’en lire deux pages comme si c’était un poème ; ainsi fait le talmudiste ou le cabaliste dans les oratoires, attrapant ou broutant une page du Talmud ou du Zohar ; ainsi la vache dans son pré. Les livres qu’on garde,  est-ce bien pour lire un jour ceux qu’on n’a pas lus, relire ceux qu’on a lus ? Si Cécile Ladjali garde ses livres à elle, c’est plutôt pour des lectures ou relectures aléatoires, pour le hasard des rencontres, pour l’inspiration du moment…

La bibliothèque borgésienne n’est qu’une Idée, un univers mathématique ; c’est le monde du livre en soi, des Mille et une nuits à côté de l’Education sentimentale, l’infini des livres, des mondes possibles ; mais quelle est la substance d’un livre en dehors de tout lecteur ? Les bibliothèques réelles ont des livres poussiéreux et d’autres qui ne le sont pas, des collections dépareillées, des livres oubliés dont la présence un jour surprend, des livres visibles et d’autres cachés ; la bibliothèque de Cécile Ladjali, comme celle de n’importe quel particulier, est en constante évolution et métamorphose, elle se confond avec le temps qui passe ; la seconde lecture d’un livre, dit l’auteur, n’est jamais identique à la première, il y a là un autre livre qui ne prend pas la place du premier, mais peut-être s’ajoute à lui, et bientôt d’autres : une mitose perpétuelle, secrète, accompagnant et reflétant la vie intellectuelle, pas seulement intellectuelle, du maître des lieux, si tant est que le lecteur maîtrise quoi que ce soit…

Comment dès lors, pour un particulier, faire le catalogue de sa bibliothèque ? Et d’ailleurs pourquoi ? Peut-être est-ce pour jouer au bibliothécaire ; ou comme un enfant compte ses billes ; ou pour avoir, comme Cécile Ladjali, une vue synoptique d’elle-même; ou pour essayer de comprendre, remontant de la chose à sa cause, pourquoi on lit. Pourquoi lisez-vous ? demande l’auteur à ses étudiants. « Je lis pour vivre, pour écrire », se répond-elle à elle-même ; par nécessité professionnelle aussi, il semble, pour enseigner. Ainsi tous ces essais critiques qu’elle relègue derrière ses pots de fleurs, qu’elle ne conserve aussi, je suppose, qu’à tout hasard. Mais  je crains qu’ayant fait l’inventaire de sa bibliothèque elle ne soit pas plus avancée, rapport à une telle question, originelle, à la connaissance de soi. L’activité qu’évoque tout son livre, dans l’acquisition et la prise de possession, dans le commentaire et l’étude, dans la lecture elle-même, n’est peut-être qu’une apparence : plutôt que lire on est lu par tel ou tel livre qui soudain s’impose, comme un tableau attire le regard et impose son univers. On ne sait pas pourquoi on lit ; on pourrait ne pas lire ; ou ne lire, comme Monsieur de Saci, qu’un seul livre. Cécile Ladjali voudrait justifier sa perpétuelle lecture par de bonnes raisons ; mais ce qu’elle dit des écrivains qu’elle aime, qu’il s’agisse de Dostoïevski, de Virginia Woolf, d’Emily Dickinson ou d’Ingeborg Bachmann, manifeste plutôt chaque fois (là encore) l’imprévu d’une rencontre, le bouleversement mystérieux d’une reconnaissance.


L’anthropologie de Bourdieu. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Version résumée

Pierre Bourdieu (1930-2002), élève de l’Ecole normale supérieure de 1951 à 1954, agrégé de philosophie en 1954, directeur d’études à l’École des Hautes Etudes de 1964 à 2001, est devenu en 1982 professeur de sociologie au Collège de France où il a enseigné jusqu’à sa retraite en 2001. Il a reçu la médaille d’or du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) en 1993. La fin de son parcours a été marquée par sa consécration nationale et internationale de grand intellectuel engagé.

LE PARCOURS DE L’OEUVRE

Bourdieu a distingué lui-même plusieurs étapes dans son œuvre :
« La sociologie de l’éducation, la sociologie de la production culturelle et la sociologie de l’Etat auxquelles je me suis successivement consacré ont ainsi constitué pour moi trois moments d’une même entreprise de réappropriation de l’inconscient social qui ne se réduit pas aux tentatives déclarées d’ « auto-analyse »… (Méditations pascaliennes, chapitre 1, note 2, page 356).

S’agissant de la sociologie de l’éducation, les Héritiers (1964), livre écrit avec Jean-Claude Passeron, a connu un grand succès public. C’est en pensant d’abord à ce livre que Bourdieu a écrit en 1997 : « Les découvertes les plus indiscutables, comme l’existence d’une forte corrélation entre l’origine sociale et la réussite scolaire ou entre le niveau d’instruction et la fréquentation des musées, ou encore entre le sexe et les probabilités d’accès aux positions les plus valorisées des univers scientifique ou artistique, peuvent être refusées comme des contre-vérités scandaleuses… Dans la mesure où son travail d’objectivation et de dévoilement le conduit en maintes occasions à produire la négation d’une dénégation, le sociologue doit s’attendre à ce que ses découvertes soient à la fois annulées ou rabaissées comme des constats triviaux, connus de toute éternité, et violemment combattues, par les mêmes, comme des erreurs notoires… » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, « violence symbolique et luttes politiques », sous-chapitre intitulé « La double vérité », p.274).
Les analyses des Héritiers, fondées notamment sur des statistiques de l’INSEE par catégories socioprofessionnelles, sans doute peu adéquates pour une étude avec précise des origines sociales et de la « domination » (comme les auteurs l’admettent en partie dans La Reproduction), ont eu des effets négatifs sur la manière de penser le système d’enseignement dans la société française, comme système reproducteur des inégalités plutôt que des connaissances. Elles ont eu aussi des effets négatifs sur la réputation même de Bourdieu, auquel on a collé l’étiquette de « déterministe», alors qu’il s’est efforcé de concilier déterminisme et liberté.

Un autre livre célèbre de Bourdieu,  La Distinction, fruit d’un effort considérable d’enquêtes et de réflexion, présente une grande richesse d’informations concrètes, mais celles-ci ont souffert d’une péremption historique rapide, comme l’auteur l’a reconnu, de sorte que les leçons que l’on peut finalement en tirer doivent faire abstraction de leur caractère daté (par exemple, les goûts à un certain moment ne sont pas des propriétés substantielles inscrites dans une sorte d’essence culturelle, mais des propriétés relationnelles qui n’existent que par la relation avec les goûts d’autres individus ou groupes sociaux ; autre leçon générale, les choix dans les domaines les plus différents de la pratique, en cuisine, en sport, en musique, en politique, sont liés entre eux de manière relativement cohérente).

Après la sociologie de l’éducation puis celle de la production culturelle, Bourdieu a consacré des développements importants, à partir de la fin des années 1980, à la sociologie de l’Etat et au thème de l’universel.

Il a été plus que bien d’autres, sans doute, un homme de contradictions, ce qu’il a fini par assumer consciemment, en parlant de son « habitus clivé » de grand universitaire issu d’un milieu modeste, et en développant des analyses qui font apparaître la société comme un monde double, à la fois économique et non économique.

UNE SOCIOLOGIE REFLEXIVE

Bourdieu a voulu être un « sociologue réflexif » : sujet et objet de ses analyses. La leçon inaugurale qu’il a prononcée au Collège de France en 1982 illustre cette démarche. Intitulée Leçon sur la leçon, elle est présentée par son auteur comme un « discours qui se réfléchit lui-même » où l’auteur commence par rappeler « une des propriétés les plus fondamentales de la sociologie telle que je la conçois : toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la science » (p. 8-9).
Ce thème a fait l’objet de son dernier cours au Collège de France (2000-2001) publié en 2002 sous le titre Science de la science et réflexivité, dont le chapitre 3 s’intitule : «Pourquoi les sciences sociales doivent se prendre pour objet ».

« Lorsque je soumettais à l’examen, sans ménagements, a-t-il reconnu, le monde dont je faisais partie, je ne pouvais pas ne pas savoir que je tombais nécessairement sous le coup de mes propres analyses, et que je livrais des instruments susceptibles d’être retournés contre moi : la comparaison de l’arroseur arrosé, que l’on emploie en pareil cas, désignant simplement une des formes, très efficace, de la réflexivité telle que je la conçois » (Méditations pascaliennes, introduction, p.13).

QUELQUES CONCEPTS MAJEURS

Sous cette rubrique,  on se propose de présenter la pensée du sociologue en centrant cette présentation sur quelques-uns de ses concepts : inconscient social, habitus, champs ou microcosmes. Autre concept majeur, celui de « domination » est expliqué et illustré plus loin à propos du symbolique.

L’inconscient social

Du début à la fin de son œuvre, Bourdieu a insisté sur le caractère caché des mécanismes sociaux, en employant un vocabulaire souvent proche de celui de la psychanalyse : inconscient social, dénégation, refoulement,retour du refoulé…

Le premier axiome, numéroté 0, de La Reproduction (1970), livre écrit avec Jean- Claude Passeron et dont la première partie est présentée more geometrico à la façon de Spinoza, s’énonce ainsi :
« Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre à ces rapports de force » (p. 18).

On peut citer aussi la Leçon sur la leçon (1982), qui parle des « ténèbres de la méconnaissance »:
« …la connaissance exerce par soi un effet – qui me paraît libérateur – toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c’est-à-dire toutes les fois qu’elle touche aux fondements de la violence symbolique. Cette forme particulière de violence ne peut en effet s’exercer que sur des sujets connaissants, mais dont les actes de connaissance, parce que partiels et mystifiés, enferment la reconnaissance tacite de la domination qui est impliquée dans la méconnaissance des fondements vrais de la domination. On comprend que la sociologie se voie sans cesse contester le statut de science, et d’abord évidemment par tous ceux qui ont besoin des ténèbres de la méconnaissance pour exercer leur commerce symbolique » (p.20-21).
Et :
« Une bonne part de ce que le sociologue travaille à découvrir n’est pas caché au même sens que ce que les sciences de la nature visent à porter au jour. Nombre des réalités ou des relations qu’il met à découvert ne sont pas invisibles, ou seulement au sens où « elles crèvent les yeux», selon le paradigme de la lettre volée cher à Lacan… » (Leçon sur la leçon, p. 30-31).

 Les champs ou microcosmes sociaux

Bourdieu conçoit le monde social comme un ensemble de «champs» qu’il dénomme aussi « microcosmes ». Pour lui, « les champs sociaux sont des champs de forces mais aussi des champs de luttes pour transformer ou conserver ces champs de forces » (Leçon sur la leçon, p.46).

Comme on l’a déjà vu, il a étudié plus particulièrement les champs de l’enseignement, de la production intellectuelle et de l’Etat, dans l’ordre de la connaissance (ou de la science), dans l’ordre de l’éthique (ou du droit, et de la politique), et dans l’ordre de l’esthétique (la littérature, l’art) : voir ses Méditations pascaliennes, début du chapitre 2, « Les trois formes de l’erreur scolastique », p. 76.
Un essai de généralisation pour la constitution d’une théorie des champs à partir des champs artistiques et culturels se trouve dans Les règles de l’art (deuxième partie, p.351 et suivantes).

Pour caractériser un champ selon Bourdieu, la notion d’autonomie est importante. La loi ou nomos de chaque champ peut s’énoncer sous la forme d’une tautologie significative de sa clôture: « c’est particulièrement visible dans le cas du champ artistique dont le nomos tel qu’il s’est affirmé dans la seconde moitié du XIXe siècle (« l’art pour l’art ») est l’inversion de celui du champ économique (« les affaires sont les affaires ») » (Méditations pascaliennes, p.139).

Les champs ont chacun leur nomos (leur loi) et leur type d’illusio (croyance dans le jeu). Chacun d’eux enferme les agents dans ses enjeux propres qui, du point de vue d’un autre jeu, peuvent être considérés comme insignifiants :
« Chacun sait par expérience que ce qui fait courir le haut fonctionnaire peut laisser le chercheur indifférent et que les investissements de l’artiste restent inintelligibles pour le banquier. C’est dire qu’un champ ne peut fonctionner que s’il trouve des individus socialement prédisposés à se comporter en agents responsables, à risquer leur argent, leur temps, parfois leur honneur ou leur vie, pour poursuivre les enjeux et obtenir les profits qu’il propose et qui, vus d’un autre point de vue, peuvent paraître illusoires…» (Leçon sur la leçon, p 47).

L’habitus

 L’habitus désigne chez Bourdieu un ensemble inculqué, inconscient et pour une large part incorporé au corps, de « dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées » (Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 261).

Dans ses Méditations pascaliennes, Bourdieu a commenté cette notion :
« Le concept d’habitus a pour fonction primordiale de rappeler fortement que nos actions ont plus souvent pour principe le sens pratique que le calcul rationnel ; ou que… le passé reste présent et agissant dans les dispositions qu’il a produites ; ou encore que, contre la vision atomistique que propose certaine psychologie expérimentale, attachée à analyser des aptitudes ou des attitudes séparées (esthétiques, affectives, cognitives, etc.) et contre la représentation (authentifiée par Kant) qui oppose les goûts nobles, dits « purs », et les goûts élémentaires, ou alimentaires, les agents sociaux ont, plus souvent qu’on ne pourrait s’y attendre, des dispositions (des goûts par exemple) plus systématiques qu’on ne pourrait le croire. » (Méditations pascaliennes, chapitre 2, « Les trois formes de l’erreur scolastique », sous-chapitre intitulé « Digression. Critique de mes critiques », p. 94-95).
« Une des fonctions majeures de la notion d’habitus est d’écarter deux erreurs complémentaires qui ont toutes les deux pour principe la vision scolastique : d’un côté, le mécanisme, qui tient que l’action est l’effet mécanique de la contrainte de causes externes ; de l’autre, le finalisme qui … tient que l’agent agit de manière libre, consciente et, comme disent certains utilitaristes, with full understanding…» (Méditations pascaliennes, chapitre 4, « La connaissance par corps », sous chapitre intitulé « Habitus et incorporation », p. 201-201).

Bourdieu a insisté notamment sur deux aspects: Le caractère « corporel » de l’habitus ; et le lien entre habitus et champ social.

En ce qui concerne le caractère corporel de l’habitus, il insiste sur ce point de façon quelque peu surprenante, comme si l’habitus n’était pas aussi une disposition de l’esprit. Peut-être s’agissait-il de remplacer par le mot « corps » ceux de « personne » ou « individu » jugés inadéquats, trop idéalistes ou trop « individualistes ». L’importance donnée au corps est peut-être due aussi à l’influence de Blaise Pascal et de ses trois ordres : la chair, l’esprit, la volonté (voir plus loin ce qui est dit sur « une philosophie pascalienne »).

En ce qui concerne le lien entre habitus et champ/microcosme, Bourdieu explique dans sa Leçon sur la leçon (P 37-38) l’importance de la relation « entre l’histoire objectivée dans les choses, sous la forme d’institutions, et l’histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce que j’appelle l’habitus ». Il considère comme une rupture décisive par rapport au mode de pensée traditionnel « le fait de substituer à la relation naïve entre l’individu et la société la relationconstruite entre ces deux modes d’existence du social, l’habitus et le champ, l’histoire faite corps et l’histoire faite chose. »

Déterminisme et liberté

Bourdieu a été accusé d’être excessivement déterministe, bien qu’il ait proposé plusieurs perspectives de liberté:
–         En reprenant le raisonnement philosophique classique selon lequel la liberté tient
d’abord à la mise en évidence et à la juste connaissance des déterminations sociales et autres;
–         En montrant comment l’autonomie des différents champs ou microcosmes peut favoriser l’indépendance d’esprit et une sorte de séparation des pouvoirs ;
–         En développant l’idée qu’entre les causes externes et les agents sociaux exposés à ces causes externes s’interposent non seulement le microcosme, mais aussi
l’habitus, qui font écran à une causalité automatique ;
–         En prenant en considération l’autonomie relative de l’ordre symbolique (voir ci-dessous) ; le pouvoir symbolique, par l’évocation plus ou moins inspirée et exaltante de l’avenir  –  prophétie, pronostic ou prévision – peut introduire un certain jeu dans la correspondance entre les espérances et les chances et ouvrir un espace de liberté par la présentation de possibles plus ou moins improbables, utopie, projet, programme ou plan, que la logique des probabilités conduirait à tenir pour pratiquement exclus.

LE SYMBOLIQUE

Le mot « symbolique » appartient aussi à la psychanalyse lacanienne (distinguant le réel, l’imaginaire et le symbolique), mais Bourdieu lui donne un sens différent, qui se rapproche de celui que l’on trouve dans les expressions « franc symbolique de dommages et intérêts » ou « geste symbolique » : un geste qui, tout en étant réel, tire sa valeur du fait qu’il est signe d’autre chose. Le symbolique selon Bourdieu ne se comprend  pleinement qu’en opposition avec d’autres termes, principalement en opposition avec ce qu’il appelle « l’économie économique », mais en association avec plusieurs autres mots (biens, capital, force, lutte, pouvoir, révolution, violence…).

Tout en distinguant le symbolique de l’économie, Bourdieu semble avoir pris un malin plaisir à les associer dans l’expression « économie des biens symboliques » (où, il est vrai, le mot « économie » est pris dans son sens d’organisation, structure des éléments d’un ensemble, plutôt que dans le sens de production et consommation des richesses matérielles).

La domination

Le symbolique est pour lui un élément essentiel de la domination, concept sur lequel il a fondé une grande partie de sa réflexion sociologique qui distingue « dominants » et « dominés ». On peut trouver un peu sommaire cette distinction,  mais il l’a rendue complexe en analysant en profondeur ce qui est essentiel dans le couple dominant-dominé, c’est-à-dire non pas le dominant, ni le dominé, mais la relation entre eux, qui ne repose jamais uniquement sur la force nue, celle des armes ou de l’argent, et qui ne peut fonctionner vraiment que par le symbolique.

L’un des effets de la violence symbolique est la transfiguration des relations de domination en relations affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme dans un paradoxe apparent unissant soumission et « enchantement » affectif. Les rapports d’exploitation qui en résultent ne fonctionnent que s’ils sont doux.
Bourdieu est revenu sur ce sujet dans ses Méditations pascaliennes : « La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il
ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la structure de la relation de domination,font apparaître cette relation comme naturelle … Le pouvoir symbolique ne s’exerce qu’avec la collaboration de ceux qui le subissent…
La domination, même lorsqu’elle repose sur la force nue, celle des armes ou de l’argent, a toujours une dimension symbolique et les actes de soumission, d’obéissance, sont des actes de connaissance et de reconnaissance » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, « Violence symbolique et lutte politiques », sous-chapitre « Le pouvoir symbolique », p. 246-248).

Les propriétés de l’économie des biens symboliques

Les propriétés (appelées ici caractéristiques) de l’économie des biens symboliques selon Bourdieu sont résumées à la fin du chapitre 6 de Raisons pratiques.
Première caractéristique : il s’agit de pratiques qui ont toujours des vérités doubles, économiques et non économiques.
Deuxième caractéristique : le tabou de l’explicitation, la forme par excellence de l’explicitation étant le prix.
Troisième caractéristique : les agents dépensent  beaucoup d’énergie dans l’échange symbolique. C’est une des raisons pour lesquelles l’économie économique est beaucoup plus économique. Par exemple, quand au lieu de faire un cadeau adapté aux goûts du destinataire, on fait un chèque, on s’économise les efforts nécessaires pour que le cadeau convienne à la personne, et les efforts nécessaires pour que sa valeur ne soit pas directement réductible à l’argent.
Autres caractéristiques : la dénégation, le refoulement de l’économie économique ne peut réussir que parce qu’ils sont fondés sur une sorte de méconnaissance collective partagée, produit d’une socialisation conduisant à l’incorporation des structures objectives du marché des biens symboliques, sous la forme de structures cognitives accordées avec ces structures objectives.

Les domaines où s’épanouit le symbolique 

Les domaines de prédilection du symbolique sont :
–         Les relations où s’exerce la domination masculine, en particulier dans la famille ;
–         L’enseignement ;
–         Le monde du religieux et du caritatif ;
–         Les relations de travail ;
–         L’art et la culture ;
–         La politique…

L’UNIVERSEL

En première approche, on peut définir l’universel selon Bourdieu de la manière suivante: quelque chose qui, bien que socialement produit, n’est pas réductible aux conditions particulières de sa production, dans le domaine de la science, mais aussi dans le domaine de l’éthique, de l’Etat et du droit, où il s’agit par exemple d l’universel des « valeurs » de la démocratie et des droits de l’homme, dans lesquelles il englober de grandes notions administratives : l’intérêt général, le service public…
Bien qu’il n’approfondisse pas cette question, on peut se demander dans quelle mesure l’universalité de ces valeurs est égale à celle de la science. Par exemple, le caractère universel de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948 par l’Organisation des Nations Unies a été discuté dans le cadre de cette organisation.

Dans une première étape de sa démarche, l’étape de ce qu’il a appelé la « critique du soupçon », inspirée du marxisme, il a considéré l’universel surtout comme un faux- semblant destiné à masquer, en même temps qu’à mieux faire prévaloir, les intérêts particuliers de ceux qui l’invoquent. Par la suite, il a nuancé sa réflexion. Pour caractériser le dernier état de sa
pensée, on peut dire que:

– L’universalisation y est une réalité à double face, à la fois monopolisation dominatrice et évolution positive;

– Il existe un « intérêt au désintéressement » ;

– Il est possible à la fois de lutter contre l’hypocrisie de l’universalisme abstrait et pour l’accès aux conditions de l’universel.

 L’universalisation : impérialisme mais aussi progrès

 Le développement de l’Etat moderne, dont fait partie le système scolaire, est une réalité à double face : progrès vers un degré d’universalisation supérieure (délocalisation, dé-particularisation, etc.) et, dans le même mouvement, évolution vers la monopolisation la concentration du pouvoir, donc vers la constitution des conditions d’une domination centrale…

« L’avènement de la raison est inséparable de l’autonomisation progressive de microcosmes sociaux fondés sur le privilège, où se sont peu à peu inventés des modes de pensée et d’action théoriquement universels mais pratiquement monopolisés par
quelques-uns…
La même ambiguïté s’observe dans la relation entre les nations dominantes et les nations dominées – ou les provinces et les régions annexées à l’Etat central, à sa langue, à sa culture, etc. C’est ainsi que ceux qui ont porté l’Etat (français) à un degré d’universalité supérieur à celui de la plupart des nations contemporaines (avec le code civil, le système métrique, la monnaie décimale et tant d’autres inventions « rationnelles »), les révolutionnaires de 1989, ont immédiatement investi leur foi universaliste dans un impérialisme de l’universel placé au service d’un Etat national (ou nationaliste) et de ses dignitaires » (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », sous-chapitre intitulé : « L’ambiguïté de la raison », p. 113).
« Si l’universel avance, c’est parce qu’il existe des microcosmes sociaux qui, en dépit de leur ambiguïté intrinsèque, liée à leur enfermement dans le privilège et l’égoïsme satisfait d’une séparation statutaire, sont le lieu de luttes qui ont pour enjeu l’universel… (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : «les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 178-179).

 L’intérêt au désintéressement

On peut tenir « pour une loi anthropologique universelle qu’il y a du profit (symbolique et parfois matériel) à se soumettre à l’universel… », écrit Bourdieu dans Raisons pratiques (considérations finales intitulées « Un fondement paradoxal de la morale », p.234-235). Et: « la sociologie des intellectuels fait découvrir cette forme particulière d’intérêt qu’est l’intérêt au désintéressement » (Science de la science et réflexivité, p.183-184).

La sociologie, dit-il, doit expliquer la constitution d’univers sociaux où s’engendre « du transhistorique ».  » Ce n’est pas parce que certains agents ont intérêt socialement s’approprier cet universel que cet universel n’est pas universel » (Raisons pratiques, chapitre 5, transcription de deux cours du collège de France donnés à Lyon en décembre 1988 ; cours du Collège de France en 1988-1989 ; cours Sur l’Etat du 15 février 1990, p. 159).

La lutte pour l’accès à l’universel

« Il n’y a pas de contradiction, en dépit des apparences, à lutter à la fois contre l’hypocrisie mystificatrice de l’universalisme abstrait et pour l’accès universel aux conditions d’accès à l’universel » (Méditations pascaliennes, chapitre 2, « Les trois formes de l’erreur scolastique », sous-chapitre intitulé « Le moralisme comme universalisme égoïste, p. 104).

Ce qui, d’après Bourdieu, rend possible l’accès à l’universel, c’est ce qu’il appelle l’état « scolastique », ou la skholè, suffisamment délivrée des urgences pratiques, dont bénéficiaient déjà les philosophes de l’antiquité gréco-latine.  Ce temps libéré des occupations et des préoccupations pratiques, dont l’école… aménage une forme privilégiée, le loisir studieux, est la condition de l’exercice scolaire et des activités arrachées à la nécessité immédiate, comme le sport, le jeu, la production et la contemplation des œuvres d’art et toutes les formes de spéculation gratuite, sans autre fin qu’elles-mêmes » (Méditations pascaliennes, chapitre 1, « Critique de la raison scolastique », sous-chapitre intitulé « L’ambiguïté de la disposition scolastique », p. 28).

« L’ambiguïté fondamentale des univers scolastiques et de leurs productions repose sur le fait que la coupure avec le monde de la production est à la fois rupture libératrice et séparation, déconnection, qui enferme la virtualité d’une mutilation: si la mise en suspens de la nécessité économique et sociale est ce qui autorise l’émergence de champs autonomes, elle est aussi ce qui menace d’enfermer la pensée scolastique dans les limites ou présupposés ignorés ou refoulés, qu’implique le retrait hors du monde » (Méditations pascaliennes, « L’ambiguïté de la disposition scolastique », sous-chapitre du chapitre 1 « Critique de la raison scolastique », p. 30-31).

« Nombre de professions de foi universalistes ou de prescriptions universelles ne sont que le produit de l’universalisation (inconsciente) du cas particulier, c’est-à-dire du privilège constitutif de la condition scolastique. Cette universalisation purement théorique conduit à un universalisme fictif aussi longtemps qu’elle ne s’accompagne d’aucun rappel des conditions économiques et sociales refoulées de l’accès à l’universel et d’aucune action (politique) visant à universaliser pratiquement ces conditions. Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l’humanité, c’est en
exclure, sous les dehors de l’humanisme, tous ceux qui sont dépossédés desmoyens  la réaliser » (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : «L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 97).

Bourdieu pense d’abord à « l’institution scolaire, dans la mesure où elle est capable d’imposer la reconnaissance à peu près universelle de la loi culturelle tout en étant très loin d’être capable de distribuer de manière aussi large la connaissance des acquis qui lui est nécessaire pour lui obéir…» (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 103-105).

« Il faudra sans doute mobiliser toujours plus de ressources et de justifications techniques et rationnelles pour dominer, et les dominés devront se servir toujours davantage de la raison pour se défendre contre des formes de plus en plus rationalisées de domination (je pense par exemple à l’usage politique des sondages comme instruments de démagogie rationnelle). Les sciences sociales… devront plus clairement que jamais choisir entre deux partis : mettre leurs instruments rationnels de connaissance au service d’une domination toujours plus rationalisée, ou analyser rationnellement la domination… La conscience et la connaissance des conditions sociales de cette sorte de scandale logique et politique qu’est la monopolisation de l’universel indiquent sans équivoque les fins et les moyens d’une lutte politique permanente pour l’universalisation des conditions d’accès à l’universel » (Méditations pascaliennes, chapitre 3, « Les trois formes de l’erreur scolastique », sous-chapitre intitulé « La forme suprême de la violence symbolique », p. 121).

La raison n’étant pas enracinée dans une nature anhistorique, « on peut s’armer d’une science historique des conditions historiques de son émergence pour tenter de renforcer tout ce qui, dans chacun des différents champs, est de nature à favoriser le règne sans partage de sa logique spécifique, c’est-à-dire l’indépendance à l’égard de toute espèce de pouvoir ou d’autorité extrinsèque – tradition, religion, Etat, forces du marché. On pourrait ainsi, dans cet esprit, traiter la description réaliste du champ scientifique comme une sorte d’utopie raisonnable de ce que pourrait être un champ politique conforme à la raison démocratique…
…Dès que des principes prétendant à la validité universelle (ceux de la démocratie par exemple) sont énoncés et officiellement professés, il n’est plus de situation sociale où ils ne puissent servir au moins comme des armes symboliques dans les luttes d’intérêt ou comme des instruments de critique pour ceux qui ont intérêt à la vérité ou à la vertu (comme aujourd’hui tous ceux qui, notamment dans la petite noblesse d’Etat, ont partie liée avec les acquis universels associées à l’Etat et au droit) ». Ce qui est dit là s’applique en priorité à l’Etat qui, comme tous les acquis liés à l’histoire des champs scolastiques, est marqué d’une profonde ambiguïté (ambiguïté toutefois moins défavorable à ce qu’on peut appeler la justice, que ce qui est exalté, sous les couleurs de la liberté et du libéralisme, par les partisans du « laisser-faire » économique (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 182-184).

 

BOURDIEU ET PASCAL

 « J’avais pris l’habitude, depuis longtemps, écrit le sociologue, lorsqu’on me posait la question, généralement mal intentionnée, de mes rapports avec Marx, de répondre qu’à tout prendre, et s’il fallait à tout prix s’affilier, je me dirais plutôt pascalien » (Méditations pascaliennes, introduction, p.10)

Blaise Pascal, inventeur du calcul des probabilités, a été implicitement présent dans l’œuvre de Bourdieu depuis le commencement, par exemple dans les réflexions du sociologue sur les probabilités ou chances d’accès à l’université. Sa présence philosophique s’est affirmée à partir de la Leçon sur la leçon (1982), dont la fin fait entendre des accents typiquement pascaliens. Elle a atteint son apogée dans les Méditations pascaliennes de 1997.

Bourdieu s’est référé aux Pensées de Pascal pour traiter de nombreux sujets : les probabilités, les trois sortes de « libido », les ordres pascaliens et les champs sociaux, les « demi-habiles », le sens de l’existence et la question de Dieu.
Les citations de Pascal sont tirées des Pensées, éd. Brunschvicg, Paris, Hachette, 1912, en abrégé Br.

Les probabilités

Dans Les Héritiers, il est longuement question des « chances » d’accès à l’enseignement supérieur en fonction de l’origine sociale. Le thème « probabilités objectives et espérances subjectives » de La Reproduction est repris dans les Méditations pascaliennes (chapitre 6, sous-chapitres intitulés « La relation entre les espérances et les chances » et « Retour à la relation entre les espérances et les chances »).

« Pour que s’instaure cette relation particulière entre les espérances subjectives et les chances objectives qui définit l’investissement, l’intérêt, l’illusio, il faut … que l’agent dispose de chances de gagner qui ne soient ni nulles (à tous les coups l’on perd) ni totales (à tous les coups l’on gagne), ou, autrement dit, que rien ne soit absolument sûr sans que tout soit possible pour autant. Il faut qu’il y ait dans le jeu une partd’indétermination, de contingence, de « jeu », mais aussi une certaine nécessité dans la contingence, donc la possibilité d’une connaissance, d’une forme d’anticipation raisonnable,  celle qu’assure la coutume ou, à défaut, la « règle des partis », que Pascal tentera d’élaborer, et qui permet, comme il dit, de « travailler pour l’incertain ». Bourdieu évoque une « loi tendancielle des conduites humaines, qui fait que l’espérance subjective de profit tend à se proportionner à la probabilité objective de profit, commande la propension à investir (de l’argent, du travail, du temps, de l’affectivité, etc.) dans les différents champs » (Méditations pascaliennes, chapitre 6, « L’être social, le temps et le sens de l’existence », sous-chapitre intitulé « L’ordre des successions », p. 308-312)

 Les trois sortes de « libido »

Le sociologue a emprunté à Pascal les trois sortes de « libido » (désir des sens, désir de savoir, désir de dominer). Pascal lui-même les a empruntées à saint Augustin.

Pour Pascal, « tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi » (Pensées, 458). Et : « Il y a trois ordres de choses : la chair, l’esprit, la volonté. Les charnels sont les riches, les rois ; ils ont pour objet le corps. Les curieux et savants : ils ont pour objet l’esprit. Les sages : ils ont pour objet la justice » (Pensées, 460).

« Les philosophies de la sagesse, écrit Bourdieu, tendent à réduire toutes les espèces d’illusio, même les plus « pures », comme la libido sciendi, à de simples illusions, dont il faut s’affranchir pour accéder à la liberté spirituelle à l’égard de tous les enjeux mondains… C’est aussi ce que fait Pascal lorsqu’il condamne comme « divertissement » les formes de « concupiscence » associées aux ordres inférieurs, de la chair ou de l’esprit, parce qu’elles ont pour effet de détourner de la seule croyance véritable, celle qui s’engendre dans l’ordre de la charité » (Méditations pascaliennes, chapitre 3, « Les Fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé « Des points de vue institués », p.146-147).
Bourdieu souhaite sauver des condamnations pascaliennes le désir de savoir, qui peut être une forme sublimée du désir de dominer (voir le chapitre 2 du présent ouvrage):
« L’affrontement anarchique des investissements et des intérêts individuels ne se transforme en dialogue rationnel que dans la mesure et dans la mesure seulement où le champ est assez autonome … pour exclure l’importation d’armes non spécifiques, politiques et économiques notamment, dans les luttes internes ; dans la mesure où les participants sont contraints à ne recourir qu’à des instruments de discussion ou de preuve conformes aux exigences scientifiques en la matière…, donc obligés de sublimer leur libido dominandi en une libido sciendi qui ne peut triompher qu’en opposant une réfutation à une démonstration, un fait scientifique à un autre fait scientifique » (Méditations pascaliennes, chapitre 3, « Les fondements historiques de la
raison », sous-chapitre intitulé « Censure du champ et sublimation scientifique », p. 161).

Les ordres de Pascal et les champs sociaux de Bourdieu

Reprenant avec quelques modifications ce que dit à ce sujet la fin de la Leçon sur la leçon (p. 47), les Méditations pascaliennes (chapitre 3, « Les Fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé « Le nomos et l’illusio », p.140-141) réaffirment l’idée que chaque champ, « comme l’ordre pascalien », enferme les agents dans ses enjeux propres : « par exemple, écrit Bourdieu, les ambitions de carrière du haut fonctionnaire peuvent laisser le chercheur indifférent, et les investissements à fonds perdus de l’artiste ou la lutte des journalistes pour l’accès à la « une » restent à peu près inintelligibles pour le banquier… et aussi, sans doute, pour toutes les personnes étrangères au champ, c’est-à-dire, bien souvent, pour les observateurs superficiels ».

Ce texte est précédé par la pensée Br 793 de Pascal que cite Bourdieu pour  insister sur l’autonomie des différents champs les uns par rapport aux autres :
« Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit.
La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces gens de chair.
La grandeur de la sagesse … est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents de genre. »

 Le corps dans le monde et le monde dans le corps

 Bourdieu, pour qui « le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans le corps » (Leçon sur la leçon, p. 38), se réfère à « une très belle formule pascalienne, qui conduit d’emblée au-delà de l’alternative de l’objectivisme et du subjectivisme : « … par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » (Pensées, Br 348). « On aura compris, précise-t-il,  que j’ai tacitement élargi la notion d’espace pour y faire entrer, à côté de l’espace physique, auquel pense Pascal, l’espace social… Le « je » qui comprend pratiquement l’espace physique et l’espace social (sujet du verbe comprendre, il n’est pas nécessairement un « sujet » au sens des philosophies de la conscience, mais plutôt un habitus, un système de dispositions) est compris, en un tout autre sens, c’est-à-dire englobé, inscrit, impliqué dans cet espace…
De cette relation de double inclusion se laissent déduire tous les paradoxes que Pascal rassemblait sous le chapitre de la misère et de la grandeur, et que devraient méditer tous ceux qui restent enfermés dans l’alternative scolaire du déterminisme et de la liberté : déterminé (misère), l’homme peut connaître ses déterminations (grandeur) et travailler à les surmonter. Paradoxes qui trouvent tous leur principe dans le privilège de la réflexivité : « … l’homme connaît qu’il est misérable …; mais il est bien grand, puisqu’il le connaît »… Et peut-être, selon la même dialectique, typiquement pascalienne, du renversement du pour au contre, « la sociologie, forme de pensée honnie des « penseurs »  parce qu’elle donne accès à la connaissance des déterminations sociales qui pèsent sur eux, donc sur leur pensée, est-elle en mesure de leur offrir, mieux que les ruptures d’apparence radicale qui, bien souvent, laissent les choses inchangées, la possibilité de s’arracher à une des formes les plus communes de
la misère et de la faiblesse auxquelles l’ignorance ou le refus hautain de savoir condamnent si souvent la pensée » (Méditations pascaliennes, chapitre 4, « La Connaissance par corps », sous-chapitre intitulé « Analysis situs », p. 189-191).

 Les « demi-habiles »

Selon Bourdieu, « la naïveté du premier ordre, qui consiste à accepter la représentation idéale ou idéalisée que donnent d’eux-mêmes les pouvoirs symboliques (Etat, Droit, Art, Science, etc.), appelle en quelque sorte une naïveté du second ordre, celle des « demi-habiles », comme aurait dit Pascal, qui ne veulent pas s’en laisser conter. Le plaisir de se sentir malin, démystifié et démystificateur, de jouer les désenchantés désenchanteurs, est au principe de beaucoup d’erreurs scientifiques : ne fût-ce que parce qu’il porte à oublier que l’illusion dénoncée fait partie de la réalité et qu’elle doit être inscrite dans le modèle qui doit en rendre raison …» (Raisons pratiques, chapitre 7 « Pour une science des œuvres », annexe 2, p. 93).

Face à l’étonnement de Hume qui s’interroge sur la facilité avec laquelle les dominants imposent leur domination, Bourdieu évoque Pascal (Pensées, Br 324 et Br 327) : le peuple a les opinions très saines… Les demi-savants s’en moquent, et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde ; mais, par une raison qu’ils ne pénètrent pas, on a raison ». Et la vraie philosophie se moque de la philosophie de « ceux d’entre deux », qui « font les entendus » en se moquant du peuple, sous prétexte qu’il ne s’étonne pas assez de tant de choses si dignes d’étonnement…
Pour Bourdieu, « on peut lire comme un programme de travail scientifique et politique » les textes fameux de Pascal sur sa dialectique en spirale (Pensées, Br 328-337): « Renversement continuel du pour au contre. Nous avons donc montré que l’homme est vain, par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles ; et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et qu’ainsi toutes ces vanités étant très bien fondées… le peuple n’est pas si vain qu’on dit ; et ainsi nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple. Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines ; parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est, et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, « Violence symbolique et luttes politiques », sous-chapitre intitulé « Le pouvoir symbolique », p.257-259).

« Le « demi-habile », commente le sociologue, tout à son plaisir de démystifier et de dénoncer, ignore que ceux qu’il croit détromper, ou démasquer, connaissent et refusent à la fois la vérité qu’il prétend leur révéler. Il ne peut comprendre, et prendre en compte, les jeux de la self deception, qui permettent de perpétuer l’illusion sur soi, et de sauvegarder une forme tolérable, ou vivable, de « vérité subjective » contre les rappels aux réalités et au réalisme, et souvent avec la complicité de l’institution » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, « Violence symbolique et luttes politiques », sous-chapitre intitulé « La double vérité », p. 273).

 Le sens de l’existence et la question de Dieu

« A travers les jeux sociaux qu’il propose, le monde social procure aux agents bien plus et autre chose que les enjeux apparents, les fins manifestes de l’action : la chasse compte autant, sinon plus, que la prise et il y a un profit de l’action qui excède les profits explicitement poursuivis, salaire, prix, récompense, trophée, titre, fonction, et qui consiste dans le fait de sortir de l’indifférence, et de s’affirmer comme agent agissant, pris au jeu, occupé, habitant du monde habité par le monde, projeté vers des fins et doté, objectivement, donc subjectivement, d’une mission sociale… Misère de l’homme sans Dieu, disait Pascal.  Misère de l’homme sans mission ni consécration sociale » (Leçon sur la leçon, p. 47-52. Voir aussi, avec quelques modifications de texte, les Méditations pascaliennes, chapitre 3, « Les Fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé « Le nomos et l’illusio », p.140-141).
Ce passage est explicitement inspiré de Pascal (Pensées Br 139) qui réfléchit à la raison pour laquelle on aime mieux la chasse que la prise : « Ce lièvre ne nous garantit pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse – qui nous en détourne – nous en garantit »).

« Avec l’investissement dans un jeu et la reconnaissance que peut apporter la compétition coopérative avec les autres, le monde social offre aux humains ce dont ils sont le plus totalement dépourvus : une justification d’exister ». Il faut, ajoute Bourdieu, « prendre acte d’une donnée anthropologique que les habitudes de pensée conduisent à rejeter dans l’ordre de la métaphysique, à savoir la contingence de l’existence humaine, et surtout sa finitude, dont Pascal observe que, bien qu’elle soit la seule chose certaine dans la vie, nous mettons tout en œuvre pour l’oublier, en nous jetant dans le divertissement, ou en nous réfugiant dans « la société » … » (Méditations pascaliennes, chapitre 6, « L’être social, le temps et le sens de l’existence », sous-chapitre intitulé « La question de la justification », p.343, et Pascal, Pensées, Br, 211).

Bourdieu termine à la fois sa Leçon sur la leçon et ses Méditations pascaliennes par ce genre de questions qui le fait passer de l’anthropologie à ce que l’on classe dans la métaphysique :
« La sociologie ne peut comprendre le jeu social dans ce qu’il a de plus essentiel qu’à condition de prendre en compte certaines des caractéristiques universelles de l’existence corporelle, comme le fait d’exister à l’état d’individu biologique séparé, ou d’être cantonné dans un lieu et un moment, ou encore le fait d’être et de se savoir destiné à la mort… Voué à la mort, cette fin qui ne peut être prise pour fin, l’homme est un être sans raison d’être. C’est la société, et elle seule, qui dispense, à des degrés différents, les justifications et les raisons d’exister… Misère de l’homme sans Dieu, disait Pascal. Misère de l’homme sans mission ni consécration sociale. En effet, sans aller jusqu’à dire, avec Durkheim, « la société, c’est Dieu », je dirais : Dieu, ce n’est jamais que la société » (Leçon sur la leçon, p. 50-52).
Bourdieu évoque encore, à la dernière page de ses Méditations pascaliennes, « cette sorte de réalisation de Dieu sur la terre qu’est l’Etat qui garantit, en dernier ressort, la série infinie des actes d’autorité certifiant par délégation la validité des certificats d’existence légitime (comme malade, invalide, agrégé ou curé). Et la sociologie s’achève ainsi dans une sorte de théologie de la dernière instance : investi, comme le tribunal de Kafka, d’un pouvoir absolu de véridiction et d’une perception créatrice, l’Etat,
pareil à l’intuitus originarius divin selon Kant, fait exister en nommant, et en distinguant. Durkheim, on le voit, n’était pas aussi naïf qu’on veut le faire croire lorsqu’il disait, comme aurait pu le faire Kafka, que « la société, c’est Dieu ».

***

ANNEXE
Les doubles vérités sociologiques de Bourdieu

 

 

Bourdieu s’est présenté lui-même comme un homme à l’habitus « clivé », et il a manifesté une prédilection pour l’analyse des situations où apparaît une « double vérité », par exemple dans le cas des institutions religieuses (à la fois économiques et non économiques) ou dans le cas de l’Etat, présenté par lui comme une réalité à double face, à la fois monopolisation impérialiste et progrès.

Pour se rappeler de quoi il est question quand Bourdieu parle de doubles vérités, qu’il dénomme aussi ambiguïtés, il est utile de parcourir la table des matières de Méditations pascaliennes. On y trouve plusieurs passages éclairants.

Ainsi, le chapitre premier de ce livre comporte un sous-chapitre intitulé: « L’Ambiguïté de la disposition scolastique ». Cette situation – dont l’ordre scolaire représente la forme institutionnalisée – repose sur le fait que la coupure scolastique avec le monde de la production est à la fois rupture libératrice et déconnection qui enferme la virtualité d’une mutilation; si la mise en suspens de la nécessité économique et sociale est ce qui autorise l’émergence de champs autonomes ne connaissant et ne reconnaissant que la loi qui leur est propre, elle est aussi ce qui menace d’enfermer la pensée scolastique dans les présupposés ignorés ou refoulés qu’implique le retrait hors du monde.

Dans le chapitre 2 et son sous-chapitre intitulé : « L’Ambiguïté de la raison », Bourdieu explique que le rappel des conditions sociales ayant fait émerger des univers où s’engendre l’universel interdit de sacrifier à l’optimisme naïvement universaliste des « Lumières » : l’avènement de la raison est inséparable de l’autonomisation de microcosmes sociaux fondés sur le privilège, où se sont peu à peu inventés des modes de pensée et d’action théoriquement universels mais pratiquement monopolisés par quelques-uns.

Dans le chapitre 3, le sous-chapitre intitulé : « Le Double visage de la raison scientifique » explique que les champs scientifiques, sous un certain rapport, sont des mondes sociaux comme les autres, avec des concentrations de pouvoir et de capital, des monopoles, des rapports de force, des intérêts égoïstes, des conflits, mais qu’ils sont aussi, sous un autre rapport, des univers d’exception, un peu miraculeux, où la nécessité de la raison se trouve instituée dans la réalité des structures et des dispositions. Fondés sur la distance scolastique à l’égard de la nécessité et de l’urgence économiques, ils favorisent des échanges sociaux dans lesquels les contraintes sociales prennent la forme de contraintes logiques. S’ils sont favorables au développement de la raison, c’est que, pour s’y faire valoir, il faut faire valoir des raisons ; pour y triompher, il faut faire triompher des arguments, des démonstrations ou des réfutations.

Le chapitre 5 comporte deux sous-chapitres intitulés respectivement : « La Double naturalisation et ses effets » et « La Double vérité », avec deux « études de cas : « La Double vérité du don » et « La Double vérité du travail ». L’un des mécanismes les plus puissants assurant le maintien de l’ordre symbolique est la « double naturalisation » qui résulte de l’inscription du social à la fois dans les choses et dans les têtes (« dans les corps », dit Bourdieu), aussi bien chez les dominants que chez les dominés, avec des effets de violence symbolique (contrainte exercée avec l’assentiment des dominés).

 

 

 

 

 

 

 

 

L’écrivain national: roman de Serge Joncour. Par Martine Delrue

Serge Joncour, L’écrivain national, roman, éditions Flammarion,  390 pages, 2014

Serge Joncour, « né un jour de grève générale », en 1961, a passé son enfance entre Paris, la Nièvre, l’ Eure-et-Loir et le Valais. Il a publié son premier roman, Vu, en 1998 au Dilettante (Prix Jean-Freustié), puis a obtenu le Prix France Télévisions en 2003 pour U.V., le prix de l’Humour noir en 2005 pour L’Idole, et le prix littéraire des Hebdos de Régions en 2013 pour L’amour sans le faire. Il participe à l’émission oulipienne des Papous dans la tête.

Roman à double fond ? En trompe-l’œil ? quasiment baroque mais très contemporain? Roman du vertige (un des derniers mots du livre) de l’écriture en tout cas, L’écrivain national, de Serge Joncour procure palpitations et excitations au lecteur ébahi. On le lit d’une traite.

On croit d’abord avoir à faire à un roman d’intrigue, peut-être policier. Simenon moderne ou Chabrol ? Le point de départ est un fait divers survenu dans la campagne entre  Nevers et le Morvan. Commodore, un ancien d’Indochine, maraîcher retraité et richissime, a disparu. Ses voisins et locataires, deux jeunes  « néo-ruraux », écolos  bien sûr, Aurélik et Dora, sont soupçonnés de l’avoir tué. Une pleine page du journal local publie la photo de Dora. On découvre peu à peu ces jeunes qui font peur aux villageois, suscitent médisances et ragots. Mais aussi des industriels soucieux d’ « énergie renouvelable », et le maire avec eux. Ils aimeraient revêtir les habits d’écolos et développer une filière bois dans cette région largement  pourvue en forêts. Le  monde d’aujourd’hui est bien là, avec toutes ses contradictions, et même « ses fronts renversés ». Si l’on rit assez souvent (l’humour est féroce, ne serait-ce que celui du maire qui, avec emphase, qualifie  l’écrivain de « national »), on est aussi emporté par des pages envoûtantes sur la forêt. « Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales », dit S. Joncour qui se laisse  emporter après Baudelaire, avec un plaisir manifeste, par cette Obsession.

Le roman est écrit à la première personne, ce qui rapproche toujours le lecteur de l’auteur. Or ici, celui qui dit « je »  est un écrivain. Fasciné par la photo de Dora, irrésistiblement attiré dans cette histoire, sans qu’il s’agisse d’une enquête volontaire, il accumule, recueille  témoignages et découvertes, puisqu’il est invité en résidence à Donzières pour un mois, chargé d’écrire un feuilleton sur la commune et d’animer un atelier d’écriture avec des illettrés. Il est même nommé (une fois seulement !) Serge. Seconde piste donc, roman autobiographique ? ou autofiction ? On a tout le loisir et le plaisir de se poser la question : si l’écrivain paraît doué d’une empathie réelle, (libraires, stagiaire,  patronne de l’hôtel s’attachent à lui, lui livrent les secrets de la ville), il est également présenté en antihéros, gauche, timide, dépassé par les événements, plusieurs fois embourbé. Fasciné par la photo de Dora et par Dora elle-même, personnage brumeux et électrique à la fois, (quelqu’un qui «  vient de  l’Est » comme le dernier amour de Kafka ?), il est entraîné dans cette histoire, comme dans le lac gelé. Alors, roman d’amour qui ne va pas sans son «apparition » ?

Et en même temps les ouvriers forestiers, vrais ruraux restés  en dehors du monde de l’écrit, sont évoqués avec puissance, à la Zola. On nous brouille les pistes, consciencieusement.

Le plus  réjouissant pour le lecteur reste le sentiment d’être continuellement  plongé dans un tourbillon entre la fiction et le réel. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? Le narrateur est un écrivain. Il feint, avec une délectation retorse, de nous mettre dans la confidence : certes on puise toujours dans le réel pour faire vivre des personnages, libraires, bibliothécaires, forestiers, maire, cafetiers, néo-ruraux. Mais ce narrateur-écrivain assure  à tous ceux qu’il rencontre qu’il n’en fera rien, qu’il ne les « pillera » pas. Et pourtant nous avons ce roman entre les mains. On nous promène ! Parvenu à son dixième roman, Serge Joncour s’autorise  les vertiges, le tournoiement, les miroirs sans fond ni fin. On savoure sa maîtrise.

Martine Delrue

Face contre terre, de Piero Chiara: récits sur la Sicile, traduction et préface d’Henri Lewi. Par Maryvonne Lemaire

Face contre terre, récits de Piero Chiara, ouvrage traduit de l’italien, préfacé et annoté par Henri Lewi, juin 2013, éditions Pierre Guillaume de Roux.

Récits sur la Sicile  ou sur l’enfance ?

Le récit intitulé Face contre terre, qui donne son nom au recueil, est l’un des premiers textes en prose de Piero Chiara, écrit en 1961, au retour d’un voyage en Sicile, et publié deux ans après la mort de son père en 1965. Chiara, poète et romancier, est assez peu connu en France malgré son succès en Italie. Il était l’ami d’un autre romancier d’origine sicilienne, Leonardo Sciascia.

Face contre terre, c’est aussi  le second livre de Chiara traduit en français par Henri Lewi,  le premier étant Le Préteur de Cuvio aux éditions du Rocher en 2008. La traduction sait rendre avec naturel  la langue de Chiara, y compris les tournures un peu familières, les plus difficiles à traduire.

« Je n’aurais plus dû revenir en Sicile », telle est la première phrase du récit Face contre terre, les autres histoires du recueil tournant toutes autour de la figure paternelle. De fait ce n’est pas le récit de voyage en dix chapitres qui fait l’intérêt du texte, même si la construction  en est très bien rythmée: cinq chapitres d’approche dans l’espace et dans le temps, trois chapitres d’immersion au coeur du village  familial, enfin deux chapitres où le héros-narrateur prend de la distance avant de s’enfuir. Ce n’est pas non plus l’hommage rendu au père, seul personnage à sceller par son prénom, Eugenio, le fameux pacte autobiographique. Le nom des villages est inventé. Quant au narrateur, il apparaît seulement comme le fils d’Eugenio. Son portrait physique nous est suggéré dans la description d’une ancienne photo.  L’intérêt du récit serait plutôt dans le retour sur une Sicile intérieure, celle du romancier, et l’acte de rupture qui s’en suit.

Pourquoi revenir sur les lieux de son enfance ?  Surtout quand il s’agit à proprement parler de l’enfance du père. Le père a quitté l’île jeune, avant de se marier dans le Nord avec une Lombarde. Le narrateur, dans son enfance et son  adolescence, a accompagné son père qui retournait chaque été en Sicile. La mère n’a jamais aimé ces voyages: ils lui faisaient peur.

Son père ne veut pas qu’il fasse ce  nouveau voyage, un voyage sans  lui. Lui-même n’est pas retourné en Sicile depuis plus de trente ans. Il avait quitté l’île faisant en sorte que la génération suivante puisse rompre avec les questions d’exil, d’assimilation. D’autres avaient préféré rester. Certains d’entre eux résistent aux changements: son cousin l’archiprêtre, Don Lorenzo, dans son  éternelle odeur d’amidon, de café, d’encens. Pasquale Caccamo et son neveu, eux, sont devenus fous. Quant au cousin préféré du narrateur, Biagio, il pense avoir trouvé  une libération dans l’engagement politique.

Comment répondre au choix et aux certitudes de Biagio ? « Quels mots je trouverais pour dire des choses qui n’étaient pas claires même pour moi ». En un sens, le recueil est la réponse du narrateur.

 Il faut lire la préface éclairante d’Henri Lewi.  Contestant une interprétation du roman faite par  Sciascia, il pense que l’appel  des origines paternelles présent dans l’accent du père, dans les histoires qu’il racontait à l’enfant, est plus profond et plus fort que l’effroi ressenti lors des retrouvailles avec  le village et la nombreuse famille. C’est à cette occasion que Don Lorenzo profère à l’adresse de Biagio une énigmatique prophétie biblique : « Mais moi je vivrai cent ans, et je vous verrai tomber tous autant que vous êtes face contre terre ». Comme la malle paternelle remplie de souvenirs, la prose poétique de Piero Chiara rend compte avec force de cet univers villageois rempli d’odeurs d’âne, de mulet, de fumier,  rempli  aussi de la saveur des offrandes traditionnelles: miel, pecorino, huile, amandes,  rempli de noms aux sonorités de litanie, ceux des douze enfants de Giuseppe, ou bien de contes cruels,  l’histoire du chapelier cocu par exemple. La force de l’évocation littéraire permet une re-création poétique très prenante du monde des origines paternelles. La tentation est grande de rester alors « face contre terre ».

Mais la figure paternelle, elle, est loin d’être complice de cette sidération. Le père a éloigné l’enfant des jupes de sa mère en l’entraînant dans ses voyages pleins d’aventures vers la Sicile, l’introduisant au désir « comme en une navigation paisible ». Ce père qui a toujours cherché à « embobiner » la mort,  renvoie sans hésiter son fils vers les vivants lorsque celui-ci se mêle, en rêve, au flot des morts qui l’implorent pour aller au paradis, dans la dernière nouvelle du recueil, Un Rêve.

Le jugement de Sciascia est sûrement trop catégorique: «  En Sicile (…) Piero  Chiara ne s’est en rien reconnu ni retrouvé, il n’a éprouvé ni souffle ancestral ni bouffées de consanguinité. Et il a noyé ses souvenirs sans remords ni regrets ». Le héros-narrateur désire en effet rebrousser chemin dès  son arrivée sur l’île; au bout de deux ou trois jours, il a vite fait de quitter la Sicile de la pauvreté, de l’ignorance et de la mafia, sans pour autant apprécier la Sicile moderne du tourisme. S’agit-il d’une désillusion sur la Sicile ou bien du regret de la magie évanouie de l’enfance: «  l’idée que je m’étais faite de ces lieux et de ces gens avait malheureusement cédé la place aux images qui m’accompagnaient encore ».

L’œuvre a été publiée peu après la mort du père, en 1965.  On peut penser avec le narrateur que ce voyage de trop vers la Sicile familiale oblige l’écrivain à  «poser pour toujours une pierre sur les années qui ne (lui) ressemblent plus ». Il a voulu retrouver son enfance. Elle est enfuie.Comme son père est mort. La poésie du récit est cette pierre posée sur les années qui ne lui ressemblent plus.

Ce récit nous parle. Il s’agit moins d’un retour vers le pays des origines que d’un retour vers l’enfance. Ce retour est à la fois retrouvailles et fuite. Il s’agit de sortir de l’enfance en affrontant la réalité du pays d’origine. Enracinement et déracinement, deux expériences menant à une libération différente de celle de Biagio.

Maryvonne Lemaire

Petites scènes capitales, roman de Sylvie Germain. Par Martine Delrue

Sylvie Germain, Petites scènes capitales, roman, Albin Michel, 2013

               Sylvie Germain est née à Châteauroux en 1954. Dans les années 70, ses études de philosophie la mènent auprès d’ Emmanuel Levinas pour une thèse de doctorat sur le visage. Elle écrit d’ abord des contes et nouvelles. Bien que son premier recueil soit refusé par Gallimard, Roger Grenier l’encourage à écrire un roman.  En 1984, elle publie Le Livre des Nuits  et reçoit six prix littéraires, dont le prix Grévisse. En 1989, elle publie Jours de colère, qui  obtient le Prix Femina, en 1999 une  biographie  consacrée à Etty Hillesum. En 2005, Magnus, choisi pour le Goncourt des Lycéens, est un grand succès. En 2013 elle est élue au fauteuil de Dominique Rolin, à l’Académie Royale de langue  et de Littérature de Belgique.

              Apparemment,  le roman semble être l’histoire d’une vie, celle de Lili et de sa famille.  En 49 brefs chapitres, de deux à quatre pages pas plus, le narrateur présente les étapes de cette  vie : petite enfance esseulée (sa mère quitte la famille quand le bébé a onze mois), enfance traversée de deuils, de  recompositions, de frères et soeurs nouvellement adjoints puis éloignés, plus tard  adolescence normalement  tourmentée.

             Aucune date  ne  figure dans le texte. On comprend pourtant qu’il s’agit d’une enfant de l’après – guerre, qui  ensuite vivra les événements de 68. Son père, Gabriel se remarie  quand Lili a cinq ans.  Pas de marâtre, non, mais une belle-mère Viviane, « la sphynge », occupée, distraite. Ce récit est fait à grands traits, à grandes péripéties aussi; y gravitent des personnages aux portraits fulgurants, porteurs de  joies  également. La sœur aînée, Jeanne-Joy la mystérieuse surnommée Feu Follet, joue du violoncelle. Lili fera des études de gemmologie, rêvera de voyager avec son père à « Trieste ville engloutie, son Atlantide », ce qui est l’occasion de magnifiques évocations. Mais  les  événements sont traités avec distance, comme dans une épure. On peut avoir l’impression d’un conte, à l’instar de celui qui est détaillé par la fille lorsqu’elle se représente son père: le conte du vieux roi Bilboc premier et  dernier du nom. Père puissant ou fragile?

              Le roman est placé sous l’égide du poète suédois Tranströmer,  qui a reçu le Prix Nobel de Littérature en 2011. L’exergue rappelle ses mots: « Au moment  de me découvrir, je m’effaçais et un trou se creusait.»  Ce qui intéresse Sylvie Germain, ce ne sont pas tant les faits que les retentissements qu’ils ont sur ses personnages et sur Lili – qui s’appelle Barbara dans la seconde moitié du livre; on découvrira pourquoi dans le roman.  Au centre actif -comme on le dirait d’un volcan-  du livre, se trouvent donc des moments, des flashs, des sensations intenses qui, relatés au présent et joints à une écriture très particulière, donnent toute sa force à ce livre. Des sensations brûlantes, que l’auteur qualifie de «capitales ». Des moments où l’univers  prend sens,  ou éblouit Lili, puisque c’est par ses yeux que le lecteur voit le monde. C’est d’ abord le sentiment d’exister, à quatre ans : une sensation extrême alors qu’on vient de lui annoncer la mort de sa mère et qu’elle se réfugie sur une balançoire. Elle sent ses propres mouvements et le ciel qui pourrait l’engloutir: « oiseau irrésolu et cependant hardi…elle vogue, elle nage dans un lait de grisaille, de fleurs et de soleil ». Quelques pages plus loin ce sont les cris des oiseaux «voix de brume et de rouille » d’une ménagerie  proche. Ou des rêveries sur les sonorités des prénoms, sur les « I, pourpres… » Ou des interrogations fondamentales: « C’est qui, là ? » Premiers mots du livre, première question magnifique sur l’identité ou la conscience que l’on peut avoir de soi-même, pas du tout abstraite, incarnée dans l’enfant qui interroge sa grand-mère devant une photo. C’est une intuition qui s’impose « et avant j’étais où ? » Ou encore face aux fenêtres pleines de lumière derrière lesquelles vivent les gens: qui sont-ils ?  Le sentiment océanique  la gagne et nous bouleverse, nous emporte.

              Ce sont  ces moments  forts qui nous intéressent. L’écriture est dense, musicale, belle.  On se laisse  entraîner à ces méditations poétiques, à cette envie de célébrer, malgré le mal,  avec  la légèreté et peut-être la grâce qui caractérisent Sylvie Germain.

 

Tanguy Viel: La disparition de Jim Sullivan. Par Martine Delrue

 

Tanguy Viel,   La Disparition de  Jim Sullivan,  2013,  Editions de Minuit

            Tanguy Viel est né  à Brest en 1973. Il a publié son premier roman, Le Black note,  en 1998 aux Editions de Minuit, son  second  en 1999, Cinéma. En 2001 il reçoit le Prix Fénéon pour L’absolue perfection du crime.  Il est pensionnaire de la Villa Médicis en 2003-2004. Il écrit plusieurs fictions pour France-Culture et continue d’être publié aux Editions de Minuit. Il a également reçu  le prix de la Ville de Carhaix  en 2009 pour son roman, Paris Brest.

            Il aime jouer avec les codes de la littérature et du cinéma de genre. Son travail vise à rendre le lecteur/spectateur attentif à la représentation qui lui est offerte. Ici, d’entrée de jeu, dans le premier chapitre, il se déclare romancier: « Si j’écris quelque chose comme ça dans mon roman…. » ou : « il n’était pas question de déroger aux grands principes qui ont fait leurs preuves dans le roman américain… ou encore : « Je me suis dit que ça serait bien qu’un personnage… ». Il met  donc en place l’histoire d’un professeur d’université (en littérature américaine), Dwayne Koster,  divorcé, qui sombre dans une déchéance de plus en plus marquée. Tous les ingrédients du roman américain (roman noir ou thriller) sont là: longues errances sur les quatre-voies, motels vides et étouffants, serveuse de bar également étudiante du professeur-héros, adultère, et, bien sûr,  bouteille de whisky sur la banquette du passager et crosse de hockey dans le coffre de la voiture. L’action se déroule sur un fond historique de première importance. Dwayne Koster est dans une chambre d’hôpital psychiatrique quand il voit sur son écran de télévision les tours du World Trade Center s’écrouler, mais déjà c’est le jour de l’assassinat de Kennedy qu’ enfant, il a surpris dans le lit de sa mère un dénommé Lee Matthews, qui se révèlera  quelques chapitres plus loin trafiquant d’objets d’ art. 

             Le romancier parsème son récit  de commentaires sur la manière dont il écrit, sur le nombre de pages qu’il a noircies, les doutes qui furent les siens quant aux noms choisis, au passé des personnages, à l’ avenir qu’il leur a réservé, à l’ordre des événements et même à la quatrième de couverture. Sans vergogne, il expose son travail : « Sur Lee Matthews aussi j’avais une fiche ». Suivent, en style  télégraphique,  les notes qu’il a rédigées lorsqu’il a  construit son personnage. Ces jeux de style sont savoureux, car ils alternent avec d’autres passages de registre bien différent, par exemple avec des descriptions lyriques de la campagne du Michigan montrant «  la cime des arbres qui tamisent la lumière, branches de chênes parcourues d’ écureuils, chiens de prairies se faufilant dans les clairières… », avec un goût prononcé pour les généralisations et l’emploi du pluriel, qui déréalisent en partie ce qui est présenté.

            On est conquis d’abord, dans la première moitié du livre, par l’action racontée  avec une ironie légère sur un ton moqueur. On s’amuse à relever que le héros habite Romeo Street, à Detroit « ville pleine de promesses et de surfaces vitrées …  aussi dévastée que Pompéi ». On sourit en découvrant les clichés, l’univers fait de voisins aimables, de barbecues et de fous rires, de Texans convenus, dans une veine sociologique parodique. Le titre du roman est intrigant. Tanguy Viel fait référence à un chanteur un peu mystique des« late sixties », Jim Sullivan, dont la disparition, en 1975, au bord d’une autoroute dans le désert du Nouveau-Mexique est restée mystérieuse et dont le disque le plus connu s’appelle UFO (OVNI en anglais). Cette disparition fascine le personnage principal, mais au fond dans le roman elle n’a aucune importance, ce qui pourrait être une autre façon pour l’auteur de nous jouer un bon tour. Son roman est-il un ONVI ? A moins qu’il ne s’agisse de signifier que «l’évanouissement» du personnage principal  vers le non-être est calqué sur celui de son idole. Ou seulement d’évoquer un mystère, l’aspect nébuleux qui prime dans les romans policiers. Autre plaisir, le comble de la mise en abîme, dans le quatrième chapitre de la seconde partie: la jeune Milly Hartway lit du Thomas Pynchon, et Dwayne Koster l’engage à remarquer que leur histoire ressemble à un roman. « On dirait du Jim Harisson, tu ne trouves pas? Et elle répondait que non, que c’était une histoire pour Joyce Carol Oates…» Le prénom identique de Jim Sullivan  et Jim Harisson entraîne peut-être l’apparition des noms d’auteurs dont Koster et son amie Milly pourraient être les personnages, de Alice Monroe à Philip Roth pour terminer par une référence à Faulkner. Nous sourions, Tanguy Viel s’amuse bien.

            Cependant, à exhiber ainsi ses trucs et ficelles, ses recettes et l’arrière-boutique, il risque de lasser. On finit par se sentir agacé. Le montreur de marionnettes manipule à vue, et ne cesse de désamorcer son travail; nous commençons à douter. La fiction existe-t-elle encore? Les personnages ont-ils encore une chair ou une âme, de véritables émotions ? Ne sont-ils que des êtres de mots, un jeu sous la plume de l’écrivain qui se fait plaisir ? Car c’est la performance de Tanguy Viel qui prend le dessus. On pense parfois à Je m’en vais de Echenoz, autre auteur de Minuit, ou à La Disparition de Perec. C’est une performance aux deux sens du mot: tour de force et réalisation artistique à l’instar de ceux qui exposent des  images vidéo ou des sons, ici réalisation de mots et de phrases, enchaînement de clichés ou de « mythes »  que l’auteur fait tourbillonner devant ses lecteurs en les ponctuant de: « ai-je écrit précédemment »…

            Est-ce notre époque, déconstruction oblige,  qui pousse  ainsi à faire des  parodies de romans? A se lancer de tels défis? Pas nécessairement, puisque cette tentative évoque celle de Brecht. La distanciation obtenue par des adresses au spectateur est destinée à provoquer un effet de recul, à faire percevoir un processus et à rendre les personnages et les objets insolites. En prenant ses distances avec la réalité, la distanciation est censée politiser les spectateurs. Est-ce le  cas pour Tanguy Viel ? Veut-il provoquer une prise de conscience par rapport au «problème évoqué», la société américaine? On peut en douter. Il s’agit peut-être plutôt de relever le défi lancé par Diderot dans Jacques le Fataliste ou même auparavant par Laurence Stern. Dans Tristam Shandy, Stern brise les codes narratifs classiques par ses intrusions d’auteur. Tanguy Viel s’est bien amusé aussi à rompre «l’illusion référentielle», c’est à dire  l’illusion qu’a le lecteur d’être devant un monde réel. Pour preuve, cette  belle prétérition: «Je ne voulais pas faire un thriller politique…c’est pourquoi je n’ai pas mentionné le nom de Barak Obama.»

            On a souri, admiré le style et l’adresse du romancier. Son roman pose indirectement des questions fondamentales: lit-on pour être ému? Pour s’identifier? Pour se laisser emporter par une belle écriture? Dans cette disparition, comme sur une radiographie où on ne voit plus que les os et le squelette,  par moments  je me prends à penser que la chair  a un peu trop disparu.

                                               Martine Delrue  

Les Lisières, roman d’Olivier Adam. Auteur: Martine Delrue

Les Lisières, roman de Olivier Adam, éditions Flammarion, 2012,  453 pages

Olivier Adam, né en 1974, est romancier et scénariste. Il a participé, en 1999, à la création du festival Les correspondances de Manosque. Il a coécrit le  scénario de Welcome, film de Philippe  Lioret ( Prix Prévert du scénario 2010)  et de Je vais bien, ne t’en fais pas (prix Etoile d’or 2007). En 2007 également, il a reçu  le prix Amila-Meckert pour  A l’ abri de rien.  Les Lisières est son douzième roman, qui faisait partie cet automne de la première sélection du Goncourt, avant d’en être écarté.

 Les Lisières, vaste fresque de la France contemporaine,  est un roman ambitieux et très abouti. D’entrée de jeu, Olivier Adam  donne à ses lecteurs la sensation de vivre une fin : sur le plan général ou mondial, à Fukushima, tout a explosé sous les coups du tsunami ; pareillement, sur le plan intime, pour le héros Paul Steiner, tout a éclaté, son couple ainsi que ses repères familiaux. Son père, ancien ouvrier, est passé du vieux Marchais à la «Grosse Blonde », et la banlieue où il revient vingt ans après l’avoir quittée, près de Villeneuve-St-Georges ou de Melun, n’est plus ce qu’elle était. Tout va mal quand commence le roman ; des idées noires guettent le  héros.

Quoique entièrement écrit à la première personne, du point de vue du personnage principal, ce roman comporte d’abord une large dimension sociologique, passionnante. Pourtant nous sommes loin du style de l’essai ou du rapport. Les phrases se font impétueuses parfois.

L’auteur présente une évocation fine et intéressante des banlieues. Le lecteur apprécie la description de ces zones faites « de  rangées d’immeubles, alignements d’enseignes et de cubes en tôle », ou, plus  loin, de ce que le livre nomme « litanie pavillonnaire ». La vie concrète de ces « confins » est rendue de manière saisissante. Pourtant au-delà du sociologue, existe le romancier, dont la phrase sait animer le monde : «  un cinéma  et un restaurant japonais  tentaient quelque chose, mais sans conviction véritable ». Comme Bourdieu, O. Adam révèle les destins scolaires: « bac technique pour les lotissements bas de gamme et les pavillons modestes, lycée puis BTS pour les lotissements milieu de gamme, université pour les maisons du centre-ville, grandes écoles, écoles d’ingénieur écoles de commerce, pharmacie vétérinaire médecine pour les enfants des résidences haut de gamme ». Mais les vies de  ces jeunes, Eric, Christophe, Thomas sont racontées de manière bien précise et incarnée.  Le romancier n’a pas peur du mot « classes sociales ». Dans une interview accordée à François Busnel, pour L’ Express, il revendique  hautement la volonté de rendre justice à ces petites classes moyennes qui sont le cœur de la société française, à ces gens qui ont été expulsés de ce qu’ils ont construit. Mais le plus intéressant, c’est qu’Olivier  Adam veut à la fois l’intime et le sociologique Ses aventures personnelles, assez proches de celles du narrateur, ne l’intéressent que si elles ont une résonance collective. A la manière d’ Annie Ernaux qu’il cite, il veut être clair, « arrêter l’allusion » et utiliser ce qu’il a pu observer. Il s’ agit donc de marcher sur ses deux jambes, l’ intime et  la bourdieusienne.

On le voit dans la scène du restaurant japonais. Paul y a entrainé son père pour lui changer les idées. Selon ce dernier, seuls des  bobos peuvent accepter de payer pour des « trucs pareils». C’est Paul qui défend les bobos, sans omettre de souligner qu’il peut aussi brocarder leur conformisme. S’ensuit une charge rondement menée : rien n’est oublié de leurs modes, de leurs certitudes, de leurs facilités aussi. Mais il n’ y a pas que Paris et sa périphérie sans contour ni centre; l’auteur évoque d’autres lieux. Sur la côte bretonne où Paul Steiner s’est installé avec sa femme Sarah et ses enfants, il s’est « réinventé » une autre vie, avec l’eau de mer, froide certes, mais aussi avec le vent, la pêche à la crevette, les falaises.

Si on analyse  ensuite le plan de l’intime, il est évident que le narrateur se veut « enregistreur », comme Stendhal peut-être, des états d’âme des personnages  d’aujourd’hui. Les ressorts romanesques ne manquent pas.

En ce qui le concerne lui-même, Paul Steiner a été un enfant aspiré par « un trou noir » non précisé au début, puis un adolescent rêveur, « sensible », toujours décalé par rapport à sa bande de copains; il a réussi à s’extraire de son milieu et de sa banlieue d’origine. Aujourd’hui, il pèse cent kilos, il croit qu’il est ce qu’il a choisi de se faire, « possesseur des mots ». Du coup « usé et usant », plongé dans son monde intérieur, jamais là, toujours en retrait car  il est devenu écrivain.  Le roman met en scène, dès la première page, un couple «  explosé », avec les enfants, Clément et Manon, à reconduire en fin de week-end chez une mère énervée : «  Si tu pouvais les faire manger normalement une fois ou deux , ou faire en sorte qu’ils  se couchent à une heure décente ! ».  Les clichés fusent. Cependant  Paul est encore amoureux  de  sa femme qui l’ a chassé , parce qu’il n’ écoute jamais personne, trop retiré dans son monde d’auteur. Il ne supporte pas non plus d’être séparé de ses enfants. Très émouvante par la suite est la description de sa mère, déjà à l’hôpital, de plus en plus confuse. Mais la relation père-fils est le second grand thème du roman. Les relations de Paul sont difficiles avec ce père qu’il a toujours trouvé  brutal; il a du mal à affronter « son silence, sa froideur, son regard coupant ». C’est aussi une question de génération: ces pères issus d’un  milieu ouvrier ne sont guère causants. Devenu adulte, Paul essaie de s’intéresser au cyclisme, à Bernard Hinault pour renouer avec son père, mais rien n’ y fait. Enfin les relations avec son frère François restent tendues, jusqu’à la révélation du secret de famille.

Péripéties romanesques, retrouvailles avec les copains de l’ancienne bande ou avec un amour de jeunesse: tout cela est très prenant. On est embarqué et ému. C’est une partie de notre vie qui est présentée là, nos évolutions, notre monde contemporain et ses problèmes. On se  sent compris:  le héros est issu du monde ouvrier et il a passé son  temps à « effacer des traces, des liens ». Il s’est placé en lisière de son univers d’origine; c’est ce que le titre du livre suggère, en même temps qu’il évoque les déplacements géographiques.

Olivier Adam dit magnifiquement: «Je n’étais plus des leurs ». Il emploie aussi d’autres mots: « Loin d’eux». Le roman leur rend justice.

                                 Martine Delrue

Billet: le prix Goncourt 2012

C’est un roman qui parle de la Corse
Et qui n’est pas fleuri comme un corso
L’homme sauvage y charcute les bourses
De ses verrats comme d’autres pourceaux

Le philosophe y a cru au commerce
D’un bar plus vrai que les universaux
L’ami lecteur se sent devant ces mœurs
Plus étranger que le nommé Meursault

En Algérie la sœur archéologue
Cherche à Hippone un résidu romain
Qui ennoblit le niveau du discours

Noir mais flatteur par le bel épilogue
De son succès premier à l’examen
Ce roman corse a gagné le Goncourt

Le prix Goncourt 2012 a été attribué le 7 novembre 2012 à Jérôme Ferrari pour son roman intitulé Sermon sur le chute de Rome, dont le titre fait référence à Saint Augustin, évêque de la cité d’Hippone aujourd’hui en Algérie.

Cette œuvre a fait l’objet d’une présentation de Martine Delrue publiée dans Libres Feuillets le 18 septembre 2012, de même que Martine Delrue avait pressenti l’attribution du Goncourt 2011 à L’art français de la guerre (aussi long que le Goncourt de cette année est court), présenté par elle le 17 octobre 2011.

Entre la chute de l’empire romain et le village corse dont nous parle ce roman, l’écart paraît énorme de prime abord, mais il n’est plus infranchissable si l’on passe par le détour de « l’empire colonial » français dans l’organisation duquel, précisément, les Corses ont joué un rôle important, comme le montre le personnage de Marcel, administrateur des colonies, grand-père du philosophe défroqué revenu au pays, Matthieu, protagoniste du roman.
Dans un article du journal Le Monde daté du 9 novembre 2012 et dont le titre commence par: « Vu de Corse », Ariane Chemin a écrit: « Aucun juré sans doute ne sait que Ferrari est assez corse pour tenir, il y a quelques mois encore avec l’écrivain Marc Biancarelli un site satirique où, singeant les vieux insulaires revenus des colonies, ils appelaient à la reconquête de l’Indochine et l’Algérie. »

« L’empire » de la France a changé de nature. On pourrait dire, en s’inspirant des exemples donnés par Jérôme Ferrari, qu’il est représenté dans de nombreux pays par des archéologues tels que la sœur de son personnage Matthieu, ou par des enseignants, tels que lui-même, qui a enseigné en Algérie, et qui enseigne aujourd’hui à Abu Dhabi.

En ce qui concerne la Corse proprement dite, où Matthieu et l’un de ses amis ont repris la gérance d’un bar, le roman en donne une image sombre. Comme l’a écrit Martine Delrue: «l’atmosphère dans le village corse est en effet nettement brutale, voire brute; le lecteur est transporté dans un roman noir et violent ».

Mais, paradoxalement, bien que ce roman soit très critique, il est possible que l’Ile de Beauté soit flattée de son succès, comme nous l’indique l’article du journal Le Monde mentionné plus haut, qui donne ces informations: « Jour de Goncourt, titre jeudi 8 novembre Corse-Matin sur cinq colonnes à la lune. Avant de la combler d’aise, Jérôme Ferrari a pourtant longtemps dérangé dans son île. Dans les chroniques culturelles acerbes qu’il a tenues, deux ans durant, dans le journal nationaliste Paese, le prof de philo formé à Paris s’est fait très jeune pas mal d’ennemis. »

Le livre aurait déjà été vendu à 90.000 exemplaires à la date où le prix a été décerné. D’après un article des Echos du 18 novembre 2012 (intitulé: « Le Goncourt force la croissance de l’éditeur arlésien Actes Sud »), la présidente du directoire d’Actes Sud caractérise ainsi quelques-unes des qualités du livre, dont elle espère vendre 600.000 exemplaires: « abordable, rapide et pas cher ». Heureusement, ce roman ne se réduit pas à ces adjectifs.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

14, de Jean Echenoz. Auteur de l’article: Martine Delrue

Jean Echenoz, 14 , Editions de Minuit, 2012

 S’attaquer à la guerre de 14, considérer la masse des documents, témoignages, livres d’histoire, récits et romans déjà parus sur ce sujet, c’est être d’emblée assommé, harassé, épouvanté. Tant a déjà été dit, analysé, examiné, filmé. Bientôt cent ans! Néanmoins subsiste, selon Echenoz, le sentiment de quelque chose d’encore très proche.

Pour conjurer cette kyrielle envahissante d’informations, le romancier a décidé de faire court. Cent-vingt pages, gros caractères, marges conséquentes. Court et dense. Dense et rythmé. Cinq jeunes gens s’en vont à la guerre. Une femme les attend.

Composé de quinze chapitres d’environ huit pages chacun, ce roman réussit à évoquer, c’est-à-dire à faire surgir quatre années de guerre, en commençant par la journée si ensoleillée du 1er août 1914. Le personnage principal, Anthime – prénom relevé sur un monument aux morts, a déclaré l’auteur – est comptable. Il quitte, avec quatre proches, son bourg de Vendée pour gagner les Ardennes. Du conflit, des batailles, aucune vue d’ensemble, aucune explication des causes ou des enchaînements. En revanche, on voit très précisément la vie quotidienne des soldats, leurs mouvements aussi bien que leurs émotions. Tout est incarné, fait de chair, de réactions sensorielles: poids du sac, par exemple par temps sec, avant les pluies d’automne, manoeuvres et marches, corvées et moments de détente. Echenoz est un écrivain sensualiste qui aime le détail et cumule les notations concrètes; ce sont les sensations qui l’intéressent d’abord, tour à vélo en danseuse ce dimanche d’août, tocsin visible des volets des clochers, plus tard canonnades, terre et éboulements dans les tranchées, lumière dans les clairières, orchestre du régiment, odeurs « effluves de rance, de moisi, de vieux » ou à la fin sentiment du membre fantôme. Cette recherche du concret contribue naturellement à mettre le corps des personnages en avant.

Tout dire de la guerre? A la place du désir de totalité, Echenoz choisit l’énumération. Il a peut-être pensé aux poèmes homériques, premiers exemples de guerre relatée en littérature. Son énumération à lui est rythmée, concentrée. Innombrables sont ses listes : de ce qu’on trouve par terre, de ce dont le sac est rempli, de ce que doit accomplir chaque jour le soldat, des types de chaussures produites dans l’usine du père de Blanche, des animaux en déshérence, des insectes, des rats ou des poux « habités d’un seul but comme des monosyllabes », car c’est bien un écrivain qui regarde. Il sait aussi varier la focale. Chaque chapitre se clôt d’une manière inattendue. La surprise fait partie du plaisir de lire.

Echenoz a choisi d’écrire son roman au passé composé. C’est, dit-il lorsqu’on lui pose la question, le temps le plus rapide, celui qu’utilise la presse pour relater les faits divers. Le passé composé n’a pas la solennité, ni la lenteur panoramique de l’imparfait. Et de fait, le lecteur que cet emploi peut faire sursauter au départ, constate bien que c’est le temps parfait pour évoquer le quotidien des soldats.

Ce qui frappe ensuite, c’est la magnifique ironie du narrateur. Un ton moqueur, qui tient les  événements à distance, lui permet de ne pas rester écrasé par l’épouvante et le malheur. Elle éclate tantôt dans des formules comme : « Va savoir au juste » ou dans quelque chose de stendhalien. «  Notre héros était fort peu héros en ce moment » dit le narrateur de La Chartreuse de Parme. Et Echenoz d’ajouter par exemple à propos de l’alcool que les soldats ne trouvent pas dans les villages qu’ils traversent: « ça n’allait pas durer, l’état-major discernant bientôt l’avantage présenté par des hommes dûment abreuvés ». De même que Fabrice voit à Waterloo les mottes de terre qui volent sous le souffle des canons, le narrateur relate d’une manière détachée: « Le bras du baryton s’est vu traversé par une balle ». C’est la forme  du verbe qui dit combien les hommes sont agis plus qu’ils n’agissent. Le lecteur est frappé de l’abondance des formes passives ou impersonnelles comme « il lui est apparu ». De cette ironie terriblement efficace, de ce détachement naît l’émotion.

Les traits de causticité abondent. L’auteur a son point de vue sur la guerre : un mot de ci, de là  nous en avertit subtilement. Parfois pourtant l’artillerie lourde est de mise, quand l’auteur évoque un opéra sordide et puant. Mais: « Tout cela ayant été écrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra ».

                                                                                                 Martine Delrue

Sermon sur la chute de Rome, roman de J. Ferrari, prix Goncourt 2012. Auteur de l’article: Martine Delrue

Sermon sur la chute de Rome, roman de Jérôme Ferrari. Actes Sud 2012, 208 pages

Nous ne savons pas en vérité ce que sont les mondes, ni de quoi dépend leur existence (p 19).

C’est l’histoire de la fin d’un monde. Grandeur et décadence. S’agit-il, comme le titre le suggère, du monde romain, des hordes barbares, des cavaliers vandales qui aux alentours de 410 ont provoqué la chute de Rome ? S’agit-il de notre monde contemporain, celui du XXème siècle, qui sombre aujourd’hui devant nous? L’ambiguïté demeurera.

L’auteur est  professeur de philosophie. Or il choisit de nous raconter l’histoire d’un bar, dans un village corse, et du petit monde périssable qui gravite là, d’abord florissant ensuite en ruines. A l’évidence, à travers ce microcosme, Jérôme Ferrari nous parle d’autre chose. Car nous avons aussi sous les yeux une vie et une mort de personnage qui traverse le siècle dernier. Et la présence, en arrière-plan, d’Hippone – où la sœur du héros, personnage au caractère bien trempé, participe aux fouilles avec des archéologues franco-algériens – donne au texte une belle profondeur, puisque du même coup on  y retrouve son évêque saint Augustin, ses sermons, la thématique du mal et une réflexion sur le meilleur des mondes possibles.

Cette induction vers le macrocosme est largement soutenue par la construction du récit et par l’écriture. Le roman est composé de sept parties, chacune formée de cinq ou six chapitres assez courts présentant différents points de vue à un même moment.  Alternent deux types d’écriture. Avec une focale large, dès le premier chapitre, est présentée l’histoire d’une famille et de ses trois générations, autour du grand-père Marcel. Sur la photo inaugurale de 1918, il n’est pas là, il ne naîtra qu’en 1919. Mais il est le témoin fidèle du monde ancien, celui des guerres d’Indochine et d’Algérie et de l’empire colonial passé. Cette partie est écrite d’une manière somptueuse, qu’on peut, peut-être, qualifier aussi d’ancienne, en larges phrases riches et développées qui serpentent et chantent magnifiquement entre « les plaines insalubres et les bergeries désertes ». Ici l’emploi du présent souligne la permanence,  entretient la fixité ou l’inertie des choses et de l’univers.

 Le second chapitre, en revanche, et un sur deux après lui, offre un récit plus ordinaire, des phrases bien plus courtes, des dialogues et une langue plus contemporaine, parfois même crue. Le ton distancié n’est plus de mise. L’atmosphère dans le village corse est en effet nettement brutale, voire brute; le lecteur est transporté dans un roman noir et violent. Dans ce monde contemporain, le personnage principal est Matthieu, le petit-fils de Marcel. Matthieu et son ami Libero, comme saint Augustin, avaient placé leurs espoirs dans les études, mais ils abandonnent la philosophie, la vie du quartier latin et de la Sorbonne, puis comme Augustin reviennent au foyer familial; ils reprennent alors la gérance du bar en Corse, le font vivre et en vivent. Retour aux sources ? Le ton est ironique ; on imagine que l’auteur se  déprend de ses attaches passées, comme Matthieu s’est dépris de son accent. Le romancier montre la vie réelle de la Corse en dehors du temps des vacances, l’ennui interminable; il manie les clichés les plus  répandus de façon extrêmement fine et savoureuse. Ce faisant, il balaye aussi le monde dans lequel il a grandi ou qu’il a fantasmé. Encore une chute.

 Jérôme Ferrari tient donc en main les deux bouts du siècle;  il oppose  l’univers du village corse, borné par ses montagnes, englué dans les miasmes du marais et l’immobilité,  à celui de l’Histoire, engendrée sur le continent, avec ses guerres et ses évolutions. Il oppose aussi aux « civilisés » les barbares, les plaisirs ou les instincts de la chair, les amours multiples, les ivresses répétées ou même les traficotages dans la caisse du bar. Un monde où règne le mal. Certes existent des moments d’euphorie ou de communion festive; on peut croire un instant à un meilleur des mondes: « On aurait dit que c’était le lieu choisi par Dieu pour expérimenter le règne de l’amour sur terre » (p. 87). Réminiscence du jardin de Candide, parce qu’une jeune fille sert à manger et à boire à ceux qu’on accueille là? Mais le conte a cédé la place au roman du réel, et les désillusions  sont amères.

 Et malgré tout  nous sommes emportés dans le tourbillon des fictions, soulevés par une écriture prenante. Voici un roman qui est lui-même un magnifique et « fragile rempart contre  le néant. »

Martine Delrue

Prix du livre Inter 2012: Supplément à la vie de Barbara Loden, de N. Léger. Par Martine Delrue

Supplément à la vie de Barbara Loden, de Nathalie Léger,   P.O.L. 2012

           Née en 1960, Nathalie Léger, directrice adjointe de l’IMEC (Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine), a été commissaire de plusieurs expositions, consacrées l’une à Antoine Vitez, au festival d’Avignon en 1994, l’autre à Roland Barthes au Centre Georges Pompidou en 2002, la plus récente à Samuel Beckett en 2007. Elle a aussi dirigé l’édition en cinq volumes des Ecrits sur le théâtre d’Antoine Vitez, établi et présenté celle des deux derniers cours de Barthes au Collège de France, La préparation du roman.

            Après un essai sur Samuel Beckett, elle a publié  en  2008 L’exposition, chez P.O.L. Supplément à la vie de Barbara Loden paraît également chez P.O.L. en 2012, et vient de recevoir le Prix du livre Inter.

            C’est l’histoire d’une femme. Mais dès les premières lignes, l’histoire ne nous est pas donnée comme une réalité; c’est la façon dont cette histoire est vue qui est précisée. Nous sommes devant une image en mouvement : « Une minuscule figure….progresse lentement ». Puis, en quelques pages, le lecteur se trouve face à trois personnages, Wanda, Barbara Loden et une narratrice sans nom qui dit « Je », ce qui induit trois niveaux de récit. C’est déjà bien, mais rapidement, ça se multiplie, se réfléchit dans d’autres miroirs, se diffracte. Un palais des glaces original nous livre d’autres  perceptions, d’autres visions. Car, à l’évidence, l’auteur s’intéresse à la vision, aux images et à l’art de la représentation.

           Wanda est présentée en tant que personnage de film. C’est une Américaine quelconque, qui se sent insuffisante, prise dans un malheur « fade », non pas dans le grand vent de l’histoire, mais dans la vie ordinaire des femmes ; ses bigoudis ne la mènent même pas jusqu’aux boucles blondes. C’est une femme simplement seule, dépersonnalisée comme Marilyn à qui elle est comparée rapidement. On ne saura jamais d’où vient sa blessure. Elle a quitté sa famille, elle se lie avec un Mr. Dennis, prêt à braquer une banque. C’est  typiquement un  film américain des années 60, motel, sueur et looser garantis.

           Derrière elle se trouve Barbara Loden, actrice devenue réalisatrice. On apprend très tôt qu’elle a été l’actrice puis la seconde femme d’Elia Kazan. Elle réalise un seul film, Wanda. On comprend aussi qu’il s’agit pour elle d’inventer un personnage qui soit le plus proche possible d’elle-même, et qu’elle joue « son » rôle. En effet, lorsque, en 1969, dans L’Arrangement, Elia Kazan tourne l’histoire romancée de sa propre immigration et de son installation aux Etats-Unis, il ne lui donne pas le rôle qu’elle a joué dans la réalité. C’est par la fiction que Barbara Loden peut se réapproprier sa vie.  

           Celle qui dirige ces deux premiers personnages apparaît à la cinquième page (auparavant  c’était un « on » : « on suit…on est entré dans une maison… » qui nous englobait habilement, nous, les spectateurs-lecteurs du film qui se déroule en mots). Ce JE est chargée d’écrire une notice pour un dictionnaire de cinéma. Ses soucis sont relatés plaisamment: comment discipliner les flots d’information que recueille celle qui se lance dans une recherche, qui étudie l’histoire des Etats-Unis, la sociologie des femmes, le cinéma-vérité, les mines de charbon en Pennsylvanie? Comment décrire ? Comment se sortir des relations ambiguës qu’entretiennent la réalité et la représentation de la réalité ? Le lecteur commence à jubiler lorsqu’il voit l’auteur multiplier les références à ce problème, jetant ça et là ses petits cailloux dans son texte. Que signifie raconter ? Nul besoin d’ouvrage théorique ou de cours de narratologie. Le texte regorge de personnages qui prennent en charge les réponses à ces questions. Comment reconstituer une vie ? Nous voyons un spécialiste-documentariste conseiller l’invention. Nathalie Léger qui a travaillé dans ces domaines s’amuse bien. Comment accède-t-on à la vérité ? Par la fiction, c’est bien connu ! Louise Colet et Flaubert sont cités à comparaître, ainsi que les acteurs qui connaissent bien ce paradoxe,  et parmi eux – diamant noir placé au centre du livre – pour évoquer une femme absente, fuyante, Delphine Seyrig sur le tournage de India Song.  A l’avant-dernière page, Nathalie Léger rendra encore  hommage à Marguerite Duras, dans l’écriture de qui elle puise ses forces puisqu’ y sont unies  les mots et  le cinéma.

          La  réalité qui est donnée est donc éclatée, fragmentée. Or, des deux côtés, on peut la creuser encore : derrière Wanda il y a le fait divers, relaté dans un journal en 1960, avec quelques répliques en anglais, ce qui authentifie le réel sans doute. De l’autre, JE elle-même se dédouble dans plusieurs conversations avec sa mère perdue dans la vieillesse qui gagne. Cette mise en abyme est assez vertigineuse.

         D’ordinaire, à partir d’un roman, d’une «  vie »  – ce qui a été le cas pour presque tous les grands romans du XIXème siècle –  on fait un film, en transposant les mots en images  sur un écran. Nathalie Léger, elle, à partir d’un film, fait un « roman », bien que le terme ne figure nulle part sur cet ouvrage. A cette vie l’auteur a ajouté force suppléments. Elle a transposé des images  en mots sur une feuille de papier, une transformation qui va durer quelque temps encore, espère-t-on, car c’est vraiment savoureux.

 

 

                                                                   Martine Delrue

Descartes et Spinoza (III): l’espérance. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Descartes (dans Les Passions de l’âme) emploie le mot « espérance », et Spinoza (dans l’Ethique) le mot latin « spes » (« espoir » dans la traduction de Charles Appuhn).

Le christianisme a fait de l’espérance une vertu majeure, l’une des trois dites théologales, avec la foi et la charité.
D’après le catéchisme de l’Eglise catholique (voir l’annexe 1) : « Par l’espérance nous désirons et attendons de Dieu avec une ferme confiance la vie éternelle et les grâces pour la mériter ».

Descartes et Spinoza traitent de l’espérance non pas en tant que vertu théologique, mais principalement en tant que « passion » (voir les deux articles précédents de Libres Feuillets sur la conception des passions chez ces deux philosophes), encore que Spinoza discute aussi du point de savoir si l’espérance de la vie éternelle et la crainte de l’enfer peuvent fonder la morale et la religion.

A la suite de Descartes, les moralistes français, notamment, ont continué à réfléchir sur l’espérance (voir l’annexe 2 relative à La Rochefoucauld), en poussant parfois à l’extrême leur pensée, comme Chamfort qui écrit dans ses Maximes :
« L’espérance n’est qu’un charlatan qui nous trompe sans cesse et pour moi le bonheur n’a commencé que lorsque je l’ai perdue. Je mettrais volontiers sur la porte du Paradis le vers que Dante a mis sur celle de l’Enfer : « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate ».

 Descartes

L’espérance comme désir

Descartes fonde l’espérance principalement sur deux des six passions qu’il considère comme premières : le désir et la joie (Les Passions de l’âme, art.165).

« La passion du désir est une agitation de l’âme… qui la dispose à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se représente être convenables. Ainsi on ne désire pas seulement la présence du bien absent, mais aussi la conservation du présent, et de plus l’absence du mal, tant de celui qu’on a déjà que de celui qu’on croit pouvoir recevoir au temps à venir » (Les Passions de l’âme, article 86).

Descartes considère le désir comme une passion qui n’a point de contraire :
« Je sais bien que communément dans l’École on oppose la passion qui tend à la recherche du bien, laquelle seule on nomme désir, à celle qui tend à la fuite du mal, laquelle on nomme aversion. Mais, d’autant qu’il n’y a aucun bien dont la privation ne soit un mal, ni aucun mal considéré comme une chose positive dont la privation ne soit un bien, et qu’en recherchant, par exemple, les richesses, on fuit nécessairement la pauvreté, en fuyant les maladies on recherche la santé, et ainsi des autres, il me semble que c’est toujours un même mouvement qui porte à la recherche du bien, et ensemble à la fuite du mal qui lui est contraire. J’y remarque seulement cette différence, que le désir qu’on a lorsqu’on tend vers quelque bien est accompagné d’amour et ensuite d’espérance et de joie; au lieu que le même désir, lorsqu’on tend à s’éloigner du mal contraire à ce bien, est accompagné de haine, de crainte et de tristesse… Mais si on veut le considérer lorsqu’il se rapporte également en même temps à quelque bien pour le rechercher, et au mal opposé pour l’éviter, on peut voir très évidemment que ce n’est qu’une seule passion qui fait l’un et l’autre » (Les Passions de l’âme, article 87).

L’espérance et la crainte

Pour Descartes (et plus encore pour Spinoza, comme on va le voir), l’espérance et la crainte sont intimement liées.

« Il suffit de penser que l’acquisition d’un bien ou la fuite d’un mal est possible pour être incité à la désirer. Mais quand on considère, outre cela, s’il y a beaucoup ou peu d’apparence qu’on obtienne ce qu’on désire, ce qui nous représente qu’il y en a beaucoup excite en nous l’espérance, et ce qui nous représente qu’il y en a peu excite la crainte, dont la jalousie est une espèce » (Les Passions de l’âme, art. 58).
« Et nous pouvons ainsi espérer et craindre, encore que l’événement de ce que nous attendons ne dépende aucunement de nous ; mais quand il nous est représenté comme en dépendant, il peut y avoir de la difficulté en l’élection des moyens ou en l’exécution. De la première vient l’irrésolution, qui nous dispose à délibérer et prendre conseil. A la dernière s’oppose le courage ou la hardiesse, dont l’émulation est une espèce. Et la lâcheté est contraire au courage, comme la peur ou l’épouvante à la hardiesse » (Les Passions de l’âme, art. 59).

« L’espérance est une disposition de l’âme à se persuader que ce qu’elle désire adviendra, laquelle est causée par un mouvement particulier des esprits, à savoir, par celui de la joie et du désir mêlés ensemble. Et la crainte est une autre disposition de l’âme qui lui persuade qu’il n’adviendra pas. Et il est à remarquer que bien que ces deux passions soient contraires, on les peut néanmoins avoir toutes deux ensemble, à savoir, lorsqu’on se représente en même temps diverses raisons dont les unes font juger que l’accomplissement du désir est facile, les autres le font paraître difficile » (Les Passions de l’âme, art. 165).

 La gloire et la honte

Descartes analyse aussi l’espérance d’être loué (la gloire), et la crainte d’être blâmé (la honte).

« Ce que j’appelle ici du nom de gloire est une espèce de joie fondée sur l’amour qu’on a pour soi-même, et qui vient de l’opinion ou de l’espérance qu’on a d’être loué par quelques autres. Ainsi elle est différente de la satisfaction intérieure qui vient de l’opinion qu’on a d’avoir fait quelque bonne action. Car on est quelquefois loué pour des choses qu’on ne croit point être bonnes, et blâmé pour celles qu’on croit être meilleures. Mais elles sont l’une et l’autre des espèces de l’estime qu’on fait de soi-même, aussi bien que des espèces de joie. Car c’est un sujet pour s’estimer que de voir qu’on est estimé par les autres » (Les Passions de l’âme, art. 204).

« Or la gloire et la honte ont même usage en ce qu’elles nous incitent à la vertu, l’une par l’espérance, l’autre par la crainte. Il est seulement besoin d’instruire son jugement touchant ce qui est véritablement digne de blâme ou de louange, afin de n’être pas honteux de bien faire, et ne tirer point de vanité de ses vices, ainsi qu’il arrive à plusieurs. Mais il n’est pas bon de se dépouiller entièrement de ces passions, ainsi que faisaient autrefois les cyniques. Car, encore que le peuple juge très mal, toutefois, à cause que nous ne pouvons vivre sans lui, et qu’il nous importe d’en être estimés, nous devons souvent suivre ses opinions plutôt que les nôtres, touchant l’extérieur de nos actions »(Les Passions de l’âme, art. 206).

La hardiesse et la lâcheté

Sans doute à partir de son expérience militaire, Descartes a analysé de quelle manière la hardiesse dépend de l’espérance, en distinguant d’une part, le désespoir relatif à la conservation de la vie, et d’autre part l’espérance relative à la victoire et à la gloire:
« …Bien que l’objet de la hardiesse soit la difficulté, de laquelle suit ordinairement la crainte ou même le désespoir, en sorte que c’est dans les affaires les plus dangereuses et les plus désespérées qu’on emploie le plus de hardiesse et de courage, il est besoin néanmoins qu’on espère ou même qu’on soit assuré que la fin qu’on se propose réussira, pour s’opposer avec vigueur aux difficultés qu’on rencontre. Mais cette fin est différente de cet objet. Car on ne saurait être assuré et désespéré d’une même chose en même temps. Ainsi quand les Décies se jetaient au travers des ennemis et couraient à une mort certaine, l’objet de leur hardiesse était la difficulté de conserver leur vie pendant cette action, pour laquelle difficulté ils n’avaient que du désespoir, car ils étaient certains de mourir ; mais leur fin était d’animer leurs soldats par leur exemple, et de leur faire gagner la victoire, pour laquelle ils avaient de l’espérance ; ou bien aussi leur fin était d’avoir de la gloire après leur mort, de laquelle ils étaient assurés » (Les Passions de l’âme, art. 173).

S’agissant de la lâcheté et de la peur, il semble à Descartes « … que la lâcheté a quelque usage lorsqu’elle fait qu’on est exempt des peines qu’on pourrait être incité à prendre par des raisons vraisemblables, si d’autres raisons plus certaines qui les ont fait juger inutiles n’avaient excité cette passion. Car, outre qu’elle exempte l’âme de ces peines, elle sert aussi alors pour le corps, en ce que, retardant le mouvement des esprits, elle empêche qu’on ne dissipe ses forces. Mais ordinairement elle est très nuisible, à cause qu’elle détourne la volonté des actions utiles. Et parce qu’elle ne vient que de ce qu’on n’a pas assez d’espérance ou de désir, il ne faut qu’augmenter en soi ces deux passions pour la corriger » (Les Passions de l’âme, art. 175).

 La sécurité et le désespoir. Le regret

« Lorsque l’espérance est extrême, elle change de nature et se nomme sécurité ou assurance, comme au contraire l’extrême crainte devient désespoir » (Les Passions de l’âme, art. 58).

« …Et, quand on est assuré que ce qu’on désire adviendra, bien qu’on continue à vouloir qu’il advienne, on cesse néanmoins d’être agité de la passion du désir, qui en faisait rechercher l’événement avec inquiétude. Tout de même, lorsque la crainte est si extrême qu’elle ôte tout lieu à l’espérance, elle se convertit en désespoir; et ce désespoir, représentant la chose comme impossible, éteint entièrement le désir, lequel ne se porte qu’aux choses possibles » (Les Passions de l’âme, art. 166).

Le regret est joint à l’absence d’espoir :
« Le regret est aussi une espèce de tristesse, laquelle a une particulière amertume, en ce qu’elle est toujours jointe à quelque désespoir et à la mémoire du plaisir que nous a donné la jouissance. Car nous ne regrettons jamais que les biens dont nous avons joui, et qui sont tellement perdus que nous n’avons aucune espérance de les recouvrer au temps et en la façon que nous les regrettons » (Les Passions de l’âme, art. 209).

 

Spinoza

Spinoza fonde sa réflexion au sujet de l’espoir et de la crainte sur la constatation que l’homme éprouve par l’image d’une chose future la même affection de joie ou de tristesse que par l’image d’une chose présente.

« Aussi longtemps que l’homme est affecté de l’image d’une chose, il la considérera comme présente encore qu’elle n’existe pas…; considérée en elle seule, l’image d’une chose est donc la même, soit qu’on la rapporte au futur ou au passé, soit qu’on la rapporte au présent… et, par suite, l’affection de joie et de tristesse sera la même, que l’image soit celle d’une chose passée ou future, ou celle d’une chose présente.
…J’appelle ici une chose passée ou future, en tant que nous avons été ou serons affectés par elle. Par exemple en tant que nous l’avons vue ou la verrons, qu’elle a servi à notre réfection ou y servira, nous a causé du dommage ou nous en causera, etc. …Comme, toutefois, il arrive la plupart du temps que les personnes ayant déjà fait plus d’une expérience, pendant le temps qu’elles considèrent une chose comme future ou passée, sont flottantes et en tiennent le plus souvent l’issue pour douteuse, il en résulte que les affections nées de semblables images ne sont pas aussi constantes et sont généralement troublées par des images de choses différentes, jusqu’à ce que l’on ait acquis quelque certitude au sujet de l’issue de la chose.
…Nous connaissons par ce qui vient d’être dit ce que sont l’espoir, la crainte, la sécurité, le désespoir… (Ethique, troisième partie, « De l’origine et de la nature des affections », proposition XVIII).

Le lien entre l’espoir et la crainte, et l’idée que l’espoir n’est pas bon par lui-même

A la suite de Descartes, Spinoza considère que l’espoir et la crainte sont étroitement liés. Il va un peu plus loin en insistant sur le fait qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte, de sorte que la tristesse est toujours présente dans l’espoir, et l’empêche ainsi d’être bon par lui-même.

« L’espoir n’est rien d’autre qu’une joie inconstante née de l’image d’une chose future ou passée dont l’issue est tenue pour douteuse. La crainte, au contraire, est une tristesse inconstante également née de l’image d’une chose douteuse. Si maintenant de ces affections on ôte le doute, l’espoir devient la sécurité, et la crainte le désespoir… » (Ethique, « De l’origine et de la nature des affections », proposition XVIII).

« L’espoir est une joie inconstante née de l’idée d’une chose future ou passée de l’issue de laquelle nous doutons en quelque mesure.
« La crainte est une tristesse inconstante née de l’idée d’une chose future ou passée de l’issue de laquelle nous doutons en quelque mesure.
« Il suit de ces définitions qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte ni de crainte sans espoir. Qui est en suspens dans l’espoir, en effet, et dans le doute au sujet de l’issue d’une chose, est supposé imaginer quelque chose qui exclut l’existence d’un événement futur; en cela donc il est attristé, et conséquemment, tandis qu’il est en suspens dans l’espoir, il craint que l’événement ne soit pas. Qui, au contraire, est dans la crainte, c’est-à-dire dans le doute au sujet de l’issue d’une chose qu’il hait, imagine aussi quelque chose qui exclut l’existence d’un événement ; et ainsi il est joyeux et, en cela, a donc l’espoir que l’événement ne soit pas » (Ethique, « De l’origine et de la nature des affections », Définitions des affections, XII et XIII)

« Il n’y a point d’affection d’espoir et de crainte sans tristesse. Car la crainte est une tristesse et il n’y a pas d’espoir sans crainte…; par suite, ces affections ne peuvent pas être bonnes par elles-mêmes, mais en tant seulement qu’elles peuvent réduire un excès de joie…
Plus donc nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la raison, plus nous faisons effort pour nous rendre moins dépendants de l’espoir, nous affranchir de la crainte, commander à la fortune autant que possible, et diriger nos actions suivant le conseil certain de la raison » (Ethique, Quatrième partie, « De la servitude de l’homme », proposition XLVII).

Les présages et les superstitions

« … Les choses qui sont par accident des causes d’espoir ou de crainte sont appelées bons ou mauvais présages… Nous sommes disposés de nature à croire facilement ce que nous espérons, difficilement ce dont nous avons peur, et à en faire respectivement trop ou trop peu de cas. De là sont nées les superstitions par lesquelles les hommes sont partout dominés. Je ne pense pas d’ailleurs qu’il vaille la peine de montrer ici les fluctuations qui naissent de l’espoir et de la crainte, puisqu’il suit de la seule définition de ces affections qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte ni de crainte sans espoir…, et puisque, en outre, en tant que nous espérons ou craignons quelque chose, nous l’aimons ou l’avons en haine ; et ainsi tout ce que nous avons dit de l’amour et de la haine, chacun pourra aisément l’appliquer à l’espoir et à la crainte » (Ethique, troisième partie, « De l’origine et de la nature des affections », proposition L)

La sécurité et le désespoir

Spinoza suit l’analyse de Descartes sur les choses futures au sujet desquelles il n’y a pas de doute. Mais, précise-t-il, l’absence de doute est différente de la certitude.

« La sécurité est une joie née de l’idée d’une chose future ou passée au sujet de laquelle il n’y a plus de cause de doute.
« Le désespoir est une tristesse née de l’idée d’une chose future ou passée au sujet de laquelle il n’y a plus de cause de doute.
« La sécurité donc naît de l’espoir, et le désespoir de la crainte, quand il n’y a plus de cause de doute au sujet de l’issue d’une chose ; cela vient de ce que l’homme imagine comme étant là la chose passée ou future et la considère comme présente, ou de ce qu’il en imagine d’autres excluant l’existence de celles qui avaient mis le doute en lui. Bien que, en effet, nous ne puissions jamais être certains de l’issue des choses singulières, il arrive cependant que nous n’en doutions pas. Autre chose, en effet, nous l’avons montré, est ne pas douter d’une chose, autre chose en avoir la certitude…».
(Ethique, « De l’origine et de la nature des affections », Définitions des affections, XIV et XV).

L’espoir et la crainte, la moralité et la religion

« Les hommes ne vivant guère sous le commandement de la raison, ces deux affections, je veux dire l’humilité et le repentir, et en outre l’espoir et la crainte, sont plus utiles que dommageables ; si donc il faut pécher, que ce soit plutôt dans ce sens. Si en effet les hommes impuissants intérieurement étaient tous pareillement orgueilleux, s’ils n’avaient honte de rien et ne craignaient rien, comment pourraient-ils être maintenus unis et disciplinés ? La foule est terrible quand elle est sans crainte ; il n’y a donc pas à s’étonner que les prophètes, pourvoyant à l’utilité commune, non à celle de quelques-uns, aient tant recommandé l’humilité, le repentir et le respect. Et en effet ceux qui sont soumis à ces affections peuvent, beaucoup plus facilement que d’autres, être conduits à vivre enfin sous la conduite de la raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir de la vie des bienheureux » (Ethique, quatrième partie, « De la servitude de l’homme », proposition LIV).

Enfin, dans la cinquième partie de l’Ethique, « De la puissance de l’entendement ou de la liberté de l’homme » (proposition XLI), Spinoza en vient à l’idée que les vertus – la fermeté d’âme et la générosité : voir l’article: Descartes et Spinoza (II), de Libres Feuillets– et plus généralement la moralité et la religion, ne peuvent être fondés ni sur la crainte de l’enfer ni sur l’espoir de l’éternité de l’âme.

« Quand même nous ne saurions pas que notre âme est éternelle, la moralité et la religion et, absolument parlant, tout ce que nous avons montré dans la quatrième partie qui se rapporte à la fermeté d’âme et à la générosité, ne laisserait pas d’être pour nous la première des choses.
« Le premier et le seul principe de la vertu ou de la conduite droite de la vie est…la recherche de ce qui nous est utile. Or, pour déterminer ce que la raison commande comme utile, nous n’avons eu nul égard à l’éternité de l’âme connue seulement dans cette cinquième partie. Bien que nous ayons à ce moment ignoré que l’âme est éternelle, ce que nous avons montré qui se rapporte à la fermeté d’âme et à la générosité n’a pas laissé d’être pour nous la première des choses ; par suite, quand bien même nous l’ignorerions encore, nous tiendrions ces prescriptions de la raison pour la première des choses. »
« La persuasion commune du vulgaire semble être différente. La plupart en effet semblent croire qu’ils sont libres dans la mesure où il leur est permis d’obéir à l’appétit sensuel et qu’ils renoncent à leurs droits dans la mesure où ils sont astreints à vivre suivant les prescriptions de la loi divine. La moralité donc et la religion, et absolument parlant tout ce qui se rapporte à la force d’âme, ils croient que ce sont des fardeaux dont ils espèrent être déchargés après la mort pour recevoir le prix de la servitude, c’est-à-dire de la moralité et de la religion, et ce n’est pas seulement cet espoir, c’est aussi et principalement la crainte d’être punis d’affreux supplices après la mort qui les induit à vivre suivant les prescriptions de la loi divine autant que leur petitesse et leur impuissance intérieure le permettent. Et, si les hommes n’avaient pas cet espoir et cette crainte, s’ils croyaient au contraire que les âmes périssent avec le corps et que les malheureux, épuisés par le fardeau de la moralité, n’ont devant eux aucune vie à venir, ils reviendraient à leur complexion et voudraient tout gouverner suivant leur appétit sensuel et obéir à la fortune plutôt qu’à eux-mêmes. Ce qui ne me paraît pas moins absurde que si quelqu’un, parce qu’il ne croit pas pouvoir nourrir son corps de bons aliments dans l’éternité, aimait mieux se saturer de poisons et de substances mortifères; ou parce qu’on croit que l’âme n’est pas éternelle ou immortelle, on aimait mieux être dément et vivre sans raison; absurdités telles qu’elles méritent à peine d’être relevées. »

 ***

On voit donc que Descartes, et plus explicitement encore Spinoza, s’écartent beaucoup de l’espérance théologale.
Ils s’en écartent même davantage qu’on ne le fait à l’époque actuelle. Les sociétés dites développées telles que la nôtre vivent dans une ambiance de théologie laïcisée, où l’espérance semble plus forte que jamais, en particulier sous la forme de l’espoir en un monde meilleur sur terre, qui est loin d’avoir disparu avec la chute du communisme.
Paradoxalement, dans ces sociétés, ce n’est plus la religion qui assure aujourd’hui la pérennité de l’espérance collective, mais la science et la technologie, ainsi que la démocratie et la foi dans le progrès sous ses diverses appellations (dont la dernière en date est celle de « développement durable » après celle de « croissance »).

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 Annexe 1

Les vertus théologales

D’après le catéchisme de l’Eglise catholique (1992) sur internet:
1833 La vertu est une disposition habituelle et ferme à faire le bien.
1834 Les vertus humaines sont des dispositions stables de l’intelligence et de la volonté, qui règlent nos actes, ordonnent nos passions et guident notre conduite selon la raison et la foi. Elles peuvent être regroupées autour de quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance.
1840 Les vertus théologales disposent les chrétiens à vivre en relation avec la Sainte Trinité. Elles ont Dieu pour origine, pour motif et pour objet, Dieu connu par la foi, espéré et aimé pour Lui-même.
1841 Il y a trois vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité (cf. 1 Co 13, 13). Elles informent et vivifient toutes les vertus morales.
1843 Par l’espérance nous désirons et attendons de Dieu avec une ferme confiance la vie éternelle et les grâces pour la mériter.

 Annexe 2

L’espérance dans les maximes de La Rochefoucauld

38
Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.

75
L’amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel ; et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre.

168
L’espérance, toute trompeuse qu’elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable.

213
L’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes.

492
L’avarice produit souvent des effets contraires; il y a un nombre infini de gens qui sacrifient tout leur bien à des espérances douteuses et éloignées, d’autres méprisent de grands avantages à venir pour de petits intérêts présents.

Maxime posthume 23
L’espérance et la crainte sont inséparables, et il n’y a point de crainte sans espérance ni d’espérance sans crainte.

Cérémonie, roman de Bertrand Schefer. Auteur: Martine Delrue

Bertrand Schefer,  Cérémonie   –  P.O.L.  , 2012

  

C’est une douceur déchirante qui vous envahit, une histoire triste baignée de mélancolie, dont les vagues avancent insensiblement par glissements progressifs.

Entièrement écrit à la première personne du singulier, sans aucun nom de personnage, ce court texte de 120 pages célèbre, sous le titre de Cérémonie, les moments intenses qui entourent la disparition des êtres chers. Une seule cérémonie, au singulier, constituée des actes que le jeune narrateur n’accomplit qu’une seule fois. Un rituel qui consiste à faire vibrer selon l’expression de l’auteur « les filaments de souvenirs », qui tournoient pour le cœur affligé. C’est terriblement triste, mais cette cérémonie vous enchante.

Dans une écriture très retenue, où les mots importants mais horribles, les gros mots, ne sont jamais prononcés, d’une voix douce et égale, qui ne fait pas de bruit, pas de cris, l’auteur, Bertrand Schefer  évoque  au sens propre, fait apparaître, ceux qui ne sont plus là. Cet homme de 40 ans, philosophe de  formation, s’est d’abord intéressé à Marsile Ficin et à Pic de la Mirandole ainsi qu’au Théâtre de la mémoire de Guilio Camillo; il s’est ensuite tourné vers  le cinéma. Tout cela est sous-jacent. Aujourd’hui l’écriture lui permet – et c’est la force de ce texte – d’atténuer la douleur; elle n’anesthésie pourtant pas les sensations,  bien au contraire, elle les  exalte, et surtout celle de la beauté des perceptions visuelles et du chant.

Nous voyons ainsi se dérouler cinq parties, cinq actes d’une tragédie, ou d’un chant élégiaque, d’un tombeau. Le lecteur est entraîné dans différents moments : juste avant,  le lendemain,  trois jours après, quelque part dans le temps d’après auquel se superpose l’avant, et enfin immédiatement après. Mais à l’intérieur même de ces parties ni numérotées ni  titrées, on assiste  dans un fondu enchaîné très maîtrisé, à des glissements: d’une phrase à l’autre on  quitte un lieu et il faut quelques secondes au lecteur pour comprendre qu’il est ailleurs, que des images  se sont succédé  dans la tête du narrateur. Ce glissement calme suscite des émotions : sensation de vertige due à un détachement flotté ou flottant, impression que tout se défait,  mélancolie du renoncement.

La seconde partie est formée d’un unique paragraphe long de 55 pages, qui vous happe et vous berce  en même temps. Dans une maison près de Paris, ou plutôt dans un «  carré de verdure pelé », quelques personnages réunis dans un jardin, pour une « mise en scène » (et une confrontation muette entre le jeune homme et son frère) permettent  de faire apparaître les autres morts de la famille, «  toute la procession des morts vivants », un cortège qui tombe dans l’escarcelle de la mémoire, la réunion de famille, un oncle qui boit trop. Ce jardin-échiquier, où les pions disparaissent au fil des ans, s’oppose  à un jardin d’une autre taille, le Luxembourg, que le narrateur traverse après avoir acheté son costume de cérémonie avec un ami de jeunesse. Il sait que chacun d’eux est le témoin de ces années passées ensemble et que « c’est cela aussi qu’on enterre et qu’on voit s’évanouir sur nos visages. » Le Luxembourg est maintenant  le jardin qu’il a toutes les raisons de haïr parce qu’immuable, figé dans l’éternité de ses statues.

La réflexion sur le temps est ainsi poursuivie avec beaucoup de délicatesse et de profondeur. Au Jardin des Plantes, dans les allées, il songe au passage, au gravier venu de la montagne transformée en grands blocs de pierre, puis en cailloux. Cette rêverie onirique sur le démantèlement du quotidien en moisissure et en décomposition précède  l’entrée dans la ménagerie du zoo. Il voit alors les loups et les serpents comme immortels dans leurs espèces, « un foisonnement de vie » au total apaisant, même si le spectacle d’ « un jeune gorille regardant sa vieille mère mourir dans un coin » lui arrache le cœur.

D’autres pages évoquent les objets, les bibelots  fatigués  de la maison d’enfance. A travers le monologue intérieur d’un des hommes de la famille, le passé resurgit: «  des enfants s’arrêtaient dans de longs corridors », plus loin  on voit les personnages devant les photos aux rebords dentelés face à une petite silhouette : « c’est elle, non ? »  .   

La première et la dernière partie du « roman », d’une extrême densité, sont magnifiques et poignantes. Une écriture dans le recul, faite pour être dite à haute voix,  dans une semi-absence à la Duras, peut-être, mais pas seulement, une écriture empreinte de cinéma, de Rome et de la Via Veneto,  qui se souvient d’ « Une femme disparaît », et aussi de « Dans le labyrinthe Comment c’est Là-bas La Douleur » et de « l’espace efface le bruit ».

C’est la beauté qui panse les plaies.

 

                                                  Martine Delrue

Bourdieu (II): inconscient social, microcosmes, habitus, liberté. Par Dominique Thiébaut Lemaire

A la suite d’un article précédent de Libres Feuillets (Bourdieu I) consacré principalement à ce que Pierre Bourdieu a écrit sur lui-même, en particulier dans Esquisse pour une auto-analyse (2004), on se propose ici de présenter succinctement la pensée du sociologue en centrant cette présentation sur quelques-uns de ses concepts majeurs développés dans une œuvre de grande ampleur, marquée par un élargissement croissant des points de vue, et par une évolution vers la reconnaissance – toute réticente qu’elle soit – de certaines valeurs universelles.

Vivre toutes les vies

Sous une forme propre au 20ème siècle, cette œuvre semble être née d’une ambition analogue à celle des romanciers du 19ème siècle:
« C’est sans doute le goût de « vivre toutes les vies » dont parle Flaubert et de saisir toutes les occasions d’entrer dans l’aventure qu’est chaque fois la découverte de nouveaux milieux (ou tout simplement l’excitation de commencer une nouvelle recherche) qui… m’a porté à m’intéresser aux milieux les plus divers…
Jeune hypokhâgneux tout à l’émerveillement d’un Paris qui donnait réalité à des réminiscences littéraires, je m’identifiais naïvement à Balzac (stupéfiante première rencontre de sa statue, au carrefour Vavin !)… » (Esquisse pour une auto-analyse, p.86-87)

D’autres modèles – ou contre-modèles, ce qui revient souvent au même – ont pu inspirer le sociologue, par exemple Sartre (auteur, en particulier, d’un volumineux ouvrage sur Flaubert) :
« Je n’ignore pas, écrit Bourdieu, que mon entreprise peut apparaître comme une manière de poursuivre les ambitions démesurées de l’intellectuel total, mais sur un autre mode, plus exigeant, et aussi plus hasardeux : je courais en effet le risque de perdre sur les deux tableaux et d’apparaître comme trop théoricien aux purs empiristes et trop empiriste aux purs théoriciens… » (Esquisse pour une auto-analyse, p.89)

Cette œuvre est en partie le résultat d’un travail collectif (livres signés en collaboration, publications de nombreux auteurs dans les collections que Bourdieu dirigeait, et dans sa revue intitulée Actes de la recherche en sciences sociales…): « Le groupe que j’avais constitué, sur la base de l’affinité affective autant que de l’adhésion intellectuelle, a joué un rôle déterminant dans cet énorme investissement… » (Esquisse pour une auto-analyse, p.89)

Après des recherches ethnologiques, « la sociologie de l’éducation, la sociologie de la production intellectuelle et la sociologie de l’Etat auxquelles je me suis successivement consacré ont ainsi constitué pour moi trois moments d’une même entreprise de réappropriation de l’inconscient social qui ne se réduit pas aux tentatives déclarées d’ « auto-analyse… » (Méditations pascaliennes, chapitre 1, note 2).

La diversité de cette production ne tient pas seulement aux sujets, mais aussi aux différentes formes d’expression, diversité dont il attribue les caractéristiques à son « habitus » (voir plus loin le développement consacré à cette notion): « …je voudrais en venir rapidement à ce qui m’apparaît aujourd’hui, dans l’état de mon effort de réflexivité, comme l’essentiel, le fait que la coïncidence contradictoire de l’élection dans l’aristocratie scolaire et de l’origine populaire et provinciale (j’aurais envie de dire : particulièrement provinciale) a été au principe de la constitution d’un habitus clivé générateur de toutes sortes de contradictions et de tensions… » (Science de la science et réflexivité p. 213-214).
« Je pense au fait, écrit-il dans Esquisse pour une auto-analyse, d’investir de grandes ambitions théoriques dans des objets empiriques souvent à première apparence triviaux », comme « le rapport au temps des sous-prolétaires », ou la photographie …
…je me suis ingénié à laisser les contributions théoriques les plus importantes dans des incises ou des notes ou à engager mes préoccupations les plus abstraites dans des analyses hyper-empiriques d’objets socialement secondaires, politiquement insignifiants et intellectuellement dédaignés…
La première esquisse de toute la théorie ultérieure – le dépassement de l’alternative de l’objectivisme  et du subjectivisme et le recours à des concepts médiateurs, comme celui de disposition – se trouve exposée dans une brève préface à un livre collectif sur un sujet mineur, la photographie (NDLR : Un art moyen, 1965); la notion d’habitus est présente, avec ses implications critiques à l’égard du structuralisme, dans une postface à un livre de Panofsky que j’avais créé en réunissant deux textes qui avaient été publiés séparément en anglais et où le mot d’habitus n’est pas prononcé ; une de mes critiques les plus élaborées de Foucault est avancée dans la note finale de l’article intitulé « Reproduction interdite », que jamais aucun philosophe digne de ce nom n’envisagerait de lire (NDLR: article repris dans Le bal des célibataires); la critique du style philosophique de Derrida est renvoyée dans un post-scriptum de La Distinction ou dans un passage elliptique des Méditations pascaliennes. Seul le sous-titre donne parfois une idée de l’enjeu théorique des livres. Pareil parti pris de discrétion a sans doute à voir aussi avec la vision double, dédoublée (et contradictoire) que j’ai de mon projet intellectuel : parfois hautain et même un peu cavalier (dans la logique : comprenne qui pourra) et ascétique (la vérité se mérite et khalepa ta kala, « les choses belles sont difficiles »), il est aussi prudent et modeste (je n’avance mes conclusions – et aussi mes ambitions – que sous couvert d’une recherche précise et circonstanciée)… » (Esquisse pour une auto-analyse p.130-132),

L’inconscient social

Dans toute son œuvre, Bourdieu a insisté sur le caractère caché des mécanismes sociaux.

Le premier axiome, numéroté 0, de La Reproduction (1970), livre écrit avec Jean Claude Passeron et dont la première partie est présentée more geometrico à la façon de Spinoza, s’énonce ainsi :
« Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre à ces rapports de force » (p. 18).

On peut citer aussi les passages suivants :

Leçon sur la leçon (1970):
« …la connaissance exerce par soi un effet – qui me paraît libérateur – toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c’est-à-dire toutes les fois qu’elle touche aux fondements de la violence symbolique. Cette forme particulière de violence ne peut en effet s’exercer que sur des sujets connaissants, mais dont les actes de connaissance, parce que partiels et mystifiés, enferment la reconnaissance tacite de la domination qui est impliquée dans la méconnaissance des fondements vrais de la domination. On comprend que la sociologie se voie sans cesse contester le statut de science, et d’abord évidemment par tous ceux qui ont besoin des ténèbres de la méconnaissance pour exercer leur commerce symbolique » (p.20-21).
« Une bonne part de ce que le sociologue travaille à découvrir n’est pas caché au même sens que ce que les sciences de la nature visent à porter au jour. Nombre des réalités ou des relations qu’il met à découvert ne sont pas invisibles, ou seulement au sens où « elles crèvent les yeux », selon le paradigme de la lettre volée cher à Lacan… » (p. 30-31).

Méditations pascaliennes (1997) :
« … lorsqu’il fait simplement ce qu’il a à faire, le sociologue rompt le cercle enchanté de la dénégation collective : en travaillant au retour du refoulé, en essayant de savoir et de faire savoir ce que l’univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même, il prend le risque d’apparaître comme celui qui vend la mèche …
« Je sais assez bien à quoi on s’expose en travaillant à combattre le refoulement, si puissant dans le monde pur et parfait de la pensée, de tout ce qui touche à la réalité sociale. Je sais que je devrai affronter l’indignation vertueuse de ceux qui récusent, dans leur principe même, l’effort d’objectivation : soit que, au nom de l’irréductibilité du « sujet », de son immersion dans le temps, qui le voue au changement incessant et à la singularité, ils identifient toute tentative pour le convertir en objet de science à une sorte d’usurpation d’un attribut divin… ; soit que, convaincus de leur exceptionnalité, ils n’y voient qu’une forme de « dénonciation », inspirée par la « haine » de l’objet auquel elle s’applique, philosophie, art, littérature, etc. » (p.15-16).

Les champs ou microcosmes sociaux

Bourdieu conçoit le monde social comme un ensemble de « champs » qu’il dénomme aussi « microcosmes ». Pour lui, « les champs sociaux sont des champs de forces mais aussi des champs de luttes pour transformer ou conserver ces champs de forces » (Leçon sur la leçon, p.46).

Comme on l’a déjà vu plus haut, il a étudié plus particulièrement les champs de l’enseignement, de la production intellectuelle et de l’Etat, dans l’ordre de la connaissance (ou de la science), dans l’ordre de l’éthique (ou du droit, et de la politique), et dans l’ordre de l’esthétique (la littérature, l’art) : voir ses Méditations pascaliennes, p. 76.
Un essai de généralisation pour la constitution d’une théorie des champs se trouve dans Les règles de l’art (deuxième partie, p.351 et suivantes).

A propos de la sociologie de l’éducation, je dirai peu de choses des Héritiers, livre publié en 1964 avec J.-C. Passeron, qui a connu un grand succès public. Fondé notamment sur des statistiques de l’INSEE par catégories socio-professionnelles, sans doute peu adéquates (comme les  auteurs le reconnaissent en partie dans La Reproduction), cet ouvrage a eu des effets négatifs sur la manière de penser le système d’enseignement dans la société française (comme système reproducteur des inégalités plutôt que des connaissances), et des effets négatifs sur la réputation même de Bourdieu, auquel on a collé l’étiquette de « déterministe », alors qu’il s’est évertué à concilier déterminisme et liberté (voir plus loin la partie consacrée à ce sujet).

Pour caractériser un champ selon Bourdieu, la notion d’autonomie est importante. La loi ou nomos de chaque champ peut s’énoncer sous la forme d’une tautologie significative de sa clôture: « c’est particulièrement visible dans le cas du champ artistique dont le nomos tel qu’il s’est affirmé dans la seconde moitié du 19ème siècle (« l’art pour l’art ») est l’inversion de celui du champ économique (« les affaires sont les affaires ») » (Méditations pascaliennes, p.139).

Les champs, y compris les plus purs, comme les mondes artistique ou scientifique, ont chacun leur nomos. Chacun d’eux enferme les agents dans ses enjeux propres qui, du point de vue d’un autre jeu, peuvent être considérés comme insignifiants :
« Chacun sait par expérience que ce qui fait courir le haut fonctionnaire peut laisser le chercheur indifférent et que les investissements de l’artiste restent inintelligibles pour le banquier. C’est dire qu’un champ ne peut fonctionner que s’il trouve des individus socialement prédisposés à se comporter en agents responsables, à risquer leur argent, leur temps, parfois leur honneur ou leur vie, pour poursuivre les enjeux et obtenir les profits qu’il propose et qui, vus d’un autre point de vue, peuvent paraître illusoires, ce qu’ils sont toujours aussi puisqu’ils reposent sur la relation de complicité ontologique entre l’habitus et le champ qui est au principe de l’entrée dans le jeu, de l’adhésion au jeu, de l’illusio » (Leçon sur la leçon, p 47).

Bourdieu se trouve ainsi proche de Blaise Pascal, qu’il cite souvent dans ses Méditations pascaliennes, notamment p.140 (chapitre 3 : « Les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé « le nomos et l’illusio »): « Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. La grandeur de la sagesse est invisible aux charnels et aux gens d’esprit…» (Pascal, Pensées et Opuscules, 793, éd. Brunscvicg, Paris, Hachette, 1912, en abrégé Br. dans la suite du texte).

S’agissant des champs de l’enseignement et de la production intellectuelle, il a beaucoup réfléchi sur ce qui les rend possibles, à savoir l’état « scolastique », suffisamment délivré des urgences, dont bénéficiaient déjà les philosophes de l’antiquité, et dont les caractéristiques sont telles qu’elles permettent «  ce regard indifférent au contexte et aux fins pratiques, ce rapport distinct et distinctif aux mots et aux choses, (qui) n’est autre que la skholè. Ce temps libéré des occupations et des préoccupations pratiques, dont l’école… aménage une forme privilégiée, le loisir studieux, est la condition de l’exercice scolaire et des activités arrachées à la nécessité immédiate, comme le sport, le jeu, la production et la contemplation des œuvres d’art et toutes les formes de spéculation gratuite, sans autre fin qu’elles-mêmes » (Méditations pascaliennes, p.28). Pour Bourdieu, les universités anglo-saxonnes, dans une atmosphère studieuse et retirée, sont la skholè faite institution (Méditations pascaliennes, p. 63).

« L’affrontement anarchique des investissements et des intérêts individuels ne se transforme en dialogue rationnel que dans la mesure et dans la mesure seulement où le champ est assez autonome (donc doté de barrières à l’entrée assez élevées) pour exclure l’importation d’armes non spécifiques, politiques et économiques notamment, dans les luttes internes; dans la mesure où les participants sont contraints à ne recourir qu’à des instruments de discussion ou de preuve conformes aux exigences scientifiques en la matière…, donc obligés de sublimer leur libido dominandi en une libido sciendi qui ne peut triompher qu’en opposant une réfutation à une démonstration, un fait scientifique à un autre fait scientifique » (Méditations pascaliennes, p.16).
Pour mieux faire comprendre la notion de barrière à l’entrée, on peut mentionner la critique suivante de Bourdieu contre la télévision : « elle abaisse le droit d’entrée dans un certain nombre de champs, philosophique, juridique, etc. : elle peut consacrer comme sociologue, écrivain, ou philosophe, etc., des gens qui n’ont pas payé le droit d’entrée du point de vue de la définition interne de la profession. D’autre part, elle est en mesure d’atteindre le plus grand nombre. Ce qui me paraît difficile à justifier, c’est que l’on s’autorise de l’extension de l’audience pour abaisser le droit d’entrée dans le champ » (Sur la télévision, p. 76).

Habitus

Bourdieu a défini l’éducation « comme processus à travers lequel s’opère dans le temps la reproduction de l’arbitraire culturel par la médiation de la production de l’habitus producteur de pratiques conformes à l’arbitraire culturel … » (La Reproduction, livre 1, 3, scolie 2 (pages 47-48).
L’expression d’ « arbitraire culturel » qui apparaît dans cette citation peut prêter à confusion. Dans l’avant-propos de La Reproduction (p. 10-12), le sociologue définit l’arbitraire par le fait qu’il ne saurait être déduit d’aucun principe, comme le point de départ axiomatique (dépourvu de référent sociologique et psychologique) d’une réflexion menée more geometrico (voir plus haut).

Plus concrètement, l’habitus désigne chez Bourdieu un ensemble inculqué, inconscient et pour une large part incorporé au corps, de « dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées » (Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 261).
Bourdieu a insisté notamment sur deux aspects:
–         Le caractère corporel de l’habitus ;
–         Le lien entre habitus et champ social.

En ce qui concerne le caractère corporel de l’habitus, il insiste sur ce point de façon quelque peu surprenante, comme si l’habitus n’était pas aussi une disposition de l’esprit. Peut-être s’agissait-il, pour une raison de terminologie, de remplacer par le mot « corps » des  mots tels que « personne » ou « individu » jugés inadéquats, trop idéalistes ou trop « individualistes ».
« Si les sociétés attachent un tel prix aux détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien, des manières corporelles et verbales, c’est que: « traitant le corps comme une mémoire, elles lui confient sous une forme abrégée et pratique, c’est-à-dire mnémotechnique, les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel. Ce qui est ainsi incorporé se trouve placé hors des prises de la conscience » (Esquisse d’une théorie de la pratique, p.297-298). Et :
« Les injonctions sociales les plus sérieuses s’adressent non à l’intellect mais au corps, traité comme un pense-bête » (Méditations pascaliennes, « la connaissance par corps », p.204).
Cela dit, ce que le sociologue a révélé sur lui-même en évoquant son « habitus clivé » (voir plus haut) montre bien que l’habitus est pour une large part une tournure d’esprit influant profondément sur l’activité intellectuelle.

En ce qui concerne le lien entre habitus et champ/microcosme, Bourdieu explique dans sa Leçon sur la leçon (P 37-38) l’importance de la relation « entre l’histoire objectivée dans les choses, sous la forme d’institutions, et l’histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce que j’appelle l’habitus ». Il considère comme une rupture décisive par rapport au mode de pensée traditionnel « le fait de substituer à la relation naïve entre l’individu et la société la relation construite entre ces deux modes d’existence du social, l’habitus et le champ, l’histoire faite corps et l’histoire faite chose. »
Il explique le lien entre habitus et champ social en se référant notamment à Pascal : « il suffit de prendre comme point de départ un constat paradoxal, condensé dans une très belle formule pascalienne, qui conduit d’emblée au-delà de l’alternative de l’objectivisme et du subjectivisme : « …par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends » (Pascal, Pensées, Br, 348)…On aura compris que j’ai tacitement élargi la notion d’espace pour y faire entrer, à côté de l’espace physique, auquel pense Pascal, ce que j’appelle l’espace social… Le « je » qui comprend pratiquement l’espace physique et l’espace social (sujet du verbe comprendre, il n’est pas nécessairement un « sujet » au sens des philosophies de la conscience, mais plutôt un habitus, un système de dispositions) est compris, en un tout autre sens, c’est-à-dire englobé, inscrit, impliqué dans cet espace : il y occupe une position, dont on sait (par l’analyse statistique des corrélations empiriques) qu’elle est régulièrement associée à des prises de position (opinions, représentations, jugements, etc.) sur le monde physique et sur le monde social » (Méditations pascaliennes, chapitre 4 : « La connaissance par corps », p.190).
« Si l’agent a une compréhension immédiate du monde familier, c’est que les structures cognitives qu’il met en œuvre sont le produit de l’incorporation des structures du monde dans lequel il agit, que les instruments qu’il emploie pour connaître le monde sont construits par le monde. Ces principes pratiques d’organisation du donné sont construits à partir de l’expérience de situations fréquemment rencontrées et sont susceptibles d’être révisés et rejetés en cas d’échec répété » (Méditations pascaliennes, « la connaissance par corps », p.197).

Déterminisme et liberté

Bourdieu a été accusé d’être excessivement déterministe, bien qu’il ait proposé plusieurs perspectives de liberté:
–         En reprenant le raisonnement philosophique classique selon lequel la liberté tient d’abord à la mise en évidence et à la juste connaissance des déterminations sociales et autres;
–         En montrant comment l’autonomie des différents champs ou microcosmes peut favoriser l’indépendance d’esprit et une sorte de séparation des pouvoirs ;
–         En développant l’idée qu’entre les causes externes et les agents sociaux exposés à ces causes externes s’interposent non seulement le microcosme, mais aussi l’habitus, qui font écran à une causalité automatique.

La Leçon sur la leçon, notamment, met l’accent sur la liberté comme juste appréciation des déterminations sociales :
« …Ceux qui déplorent le pessimisme désenchanteur ou les effets démobilisateurs de l’analyse sociologique lorsqu’elle formule par exemple les lois de la reproduction sociale sont à peu près aussi fondés que ceux qui reprocheraient à Galilée d’avoir découragé le rêve de vol en construisant la loi de la chute des corps » (p. 19).
« Du fait que la connaissance des mécanismes permet, ici comme ailleurs, de déterminer les conditions et les moyens d’une action destinée à les maîtriser, le refus du sociologisme qui traite le probable comme un destin se justifie en tout cas… » (p. 20-21).
« Lorsque…le sociologue enseigne à rapporter les actes ou les discours les plus « purs », ceux du savant, de l’artiste ou du militant, aux conditions sociales de leur production et aux intérêts spécifiques de leurs producteurs, loin d’encourager le parti pris de réduction et de démolition dont s’enchantent l’aigreur et l’amertume, il entend seulement livrer le moyen de dépouiller de son impeccabilité objective et subjective le rigorisme, voire le terrorisme du ressentiment ; à commencer par celui qui naît de la transmutation d’un désir de revanche sociale en revendication d’un égalitarisme compensatoire » (p.28).
Dans ce texte, Bourdieu dit aussi que la sociologie peut contribuer au moins à faire progresser la conscience des mécanismes qui sont au principe de toutes les formes de fétichisme. A cette époque (1982), il rangeait sans nuance parmi les formes de fétichisme le « culte de l’art et de la science qui, au titre d’idoles de substitution, peuvent concourir à la légitimation d’un ordre social pour une part fondé sur la distribution inégale du capital culturel » (p.33).

Bourdieu n’a jamais abandonné le thème de la liberté comme connaissance, et d’abord comme connaissance du fait que : « Le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans le corps » (Leçon sur la leçon, p.38, et Méditations pascaliennes, chapitre 4 : « La connaissance par corps », sous-partie intitulée « La rencontre de deux histoires », p.218). « De cette relation paradoxale de double inclusion se laissent déduire tous les paradoxes que Pascal rassemblait sous le chapitre de la misère et de la grandeur, et que devraient méditer ceux qui restent enfermés dans l’alternative scolaire du déterminisme et de la liberté : déterminé (misère), l’homme peut connaître ses déterminations (grandeur) et travailler à les surmonter. Paradoxes qui trouvent tous leur principe dans le privilège de la réflexivité : …l’homme connaît qu’il est misérable ; il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien plus grand, puisqu’il le connaît » (Pascal, Pensées, Br. 416) ; ou encore : «…la faiblesse de l’homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent » (Pascal, Pensées, Br. 376)… Et peut-être, selon la même dialectique, typiquement pascalienne, du renversement du pour au contre, la sociologie, forme de pensée honnie des « penseurs » parce qu’elle donne accès à la connaissance des déterminations sociales qui pèse sur eux, donc sur leur pensée, est-elle en mesure de leur offrir, mieux que les ruptures d’apparence radicale qui, bien souvent, laissent les choses inchangées, la possibilité de s’arracher à une des formes les plus communes de la misère et de la faiblesse auxquelles l’ignorance ou le refus hautaine de savoir condamnent si souvent la pensée » (Méditations pascaliennes, p.190, chapitre 4 : « La connaissance par corps », partie introductive).

Cela dit, la liberté selon Bourdieu ne tient pas seulement à la connaissance des contraintes et limites, elle résulte aussi d’une « séparation des pouvoirs », qui, « bien différente de celle que préconisait Montesquieu, est inscrite dans les faits sous la forme de la différenciation des microcosmes et des conflits actuels ou potentiels entre les pouvoirs séparés qui en résulte… Les pouvoirs qui s’exercent dans les différents champs… peuvent sans nul doute être oppressifs sous un certain rapport, et dans l’ordre qui est le leur, donc propres à susciter de légitimes résistances, mais ils disposent d’une autonomie relative par rapport aux pouvoirs politiques et économiques, offrant du même coup la possibilité d’une liberté par rapport à eux…
Il y a tyrannie, par exemple, lorsque le pouvoir politique et le pouvoir économique interviennent dans le champ scientifique ou dans le champ littéraire, soit directement, soit à travers un pouvoir plus spécifique, comme celui des académies, des éditeurs, des commissions ou du journalisme (qui tend toujours davantage à exercer aujourd’hui son emprise sur les différents champs, politique, intellectuel, juridique et scientifique notamment), pour y imposer leurs hiérarchies et pour y réprimer l’affirmation des principes de hiérarchisation spécifiques » Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « Les fondements historiques de la raison », p.148-150).

 « Dès que, cessant de nier l’évidence historique, on accepte de reconnaître que la raison n’est pas enracinée dans une nature anhistorique et que, invention humaine, elle ne peut s’affirmer qu’en relation avec des jeux sociaux propres à en favoriser l’apparition et l’exercice, on peut s’armer d’une science historique des conditions historiques de son émergence pour tenter de renforcer tout ce qui, dans chacun des différents champs, est de nature à favoriser le règne sans partage de sa logique spécifique, c’est-à-dire l’indépendance à l’égard de toute espèce de pouvoir ou d’autorité extrinsèque – tradition, religion, Etat, forces du marché. On pourrait ainsi, dans cet esprit, traiter la description réaliste du champ scientifique comme une sorte d’utopie raisonnable de ce que pourrait être un champ politique conforme à la raison démocratique…
« …Dès que des principes prétendant à la validité universelle (ceux de la démocratie par exemple) sont énoncés et officiellement professés, il n’est plus de situation sociale où ils ne puissent servir au moins comme des armes symboliques dans les luttes d’intérêt ou comme des instruments de critique pour ceux qui ont intérêt à la vérité ou à la vertu (comme aujourd’hui tous ceux qui, notamment dans la petite noblesse d’Etat, ont partie liée avec les acquis universels associées à l’Etat et au droit).
Tout ce qui est dit là s’applique en priorité à l’Etat qui, comme tous les acquis historiques liés à l’histoire relativement autonome des champs scolastiques, est marqué d’une profonde ambiguïté : il peut être décrit et traité simultanément comme un relais, sans doute relativement autonome, des pouvoirs économique et politique qui ne s’inquiètent guère d’intérêts universels, et comme une instance neutre qui… est capable d’exercer une sorte d’arbitrage, sans doute toujours un peu biaisé, mais moins défavorable, en définitive, aux intérêts des dominés, et à ce qu’on peut appeler la justice, que ce qu’exaltent, sous les fausses couleurs de la liberté et du libéralisme, les partisans du « laisser-faire », c’est-dire l’exercice brutal et tyrannique de la force économique » (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 182-184).

La liberté, favorisée par l’existence de champs sociaux autonomes, résulte aussi de l’habitus qui donne aux agents sociaux une certaine latitude d’action. « Une des fonctions majeures de la notion d’habitus est d’écarter deux erreurs complémentaires qui ont toutes deux pour principe la vision scolastique : d’un côté, le mécanisme, qui tient que l’action est l’effet mécanique de la contrainte de causes externes ; de l’autre, le finalisme qui, notamment avec la théorie de l’action rationnelle, tient que l’agent agit de manière libre, consciente… Contre l’une et l’autre théorie, il faut poser que les agents sociaux sont dotés d’habitus, inscrits dans les corps par les expériences passées : ces systèmes de schèmes de perception, d’appréciation et d’action permettent d’opérer des actes de connaissance pratique, fondés sur le repérage et la reconnaissance des stimuli conditionnels et conventionnels auxquels ils sont disposés à réagir, et d’engendrer, sans position explicite de fins ni calculs rationnels des moyens, des stratégies adaptées et sans cesse renouvelées, mais dans les limites des contraintes structurales dont ils sont le produit et qui les définissent » » (Méditations pascaliennes, « la connaissance par corps », p. 200-201).

Dans l’hommage qu’il a rendu en 2002 à l’occasion du décès du sociologue (Hommage à Pierre Bourdieu, sur le site internet du Collège de France), son collègue le philosophe Jacques Bouveresse a rappelé à quel point Bourdieu, à la fin de son enseignement, insistait sur l’autonomie des champs du savoir. « Le dernier cours qu’il a donné au Collège de France peut être considéré, à bien des égards, comme un plaidoyer en faveur de l’autonomie de la science et de la cité savante, et un appel à la défendre contre les dangers qui la menacent de plus en plus. Il y a une singulière ironie dans le fait que lui, qui a été accusé régulièrement de pratiquer une forme de réductionnisme sociologisant et même sociologiste, ait terminé son enseignement par une réaffirmation de la croyance qui a toujours été la sienne à la capacité qu’a le monde de la science de s’autoréguler selon des principes qui lui sont propres et qui ne sont pas réductibles à des déterminations économiques, sociales et culturelles qui s’imposent à lui de l’extérieur…
« Mais il est important pour nous, me semble-t-il, ajoute Jacques Bouveresse, de nous rappeler également la deuxième partie de son message. Si la science doit être autonome, ce n’est pas pour rester enfermée dans sa propre maison, mais pour pouvoir être réellement au service de tout le monde ».

Voir l’article suivant publié dans Libres Feuillets:
– Bourdieu (III):l’universel (27 avril 2013)

Dominique Thiébaut Lemaire

 Oeuvres de Bourdieu d’où sont tirées les références du présent article

 1970  La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Editions de Minuit (avec J.-C. Passeron)
2000  pour l’édition française : Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Editions du Seuil, collection Points (1ère éd. : Droz 1972)
1982  Leçon sur la leçon, Editions de Minuit
1992  Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Le Seuil, collection Points
1994  Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil, collection Points
1996  Sur la télévision, Paris, Liber/Raisons d’agir
1997  Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, collection Points
2002  Science de la science et réflexivité, Liber/Raisons d’agir.
2004  Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir Editions

Descartes et Spinoza (II): la générosité, remède contre les passions actuelles? Par Dominique Thiébaut Lemaire

Comme remèdes contre les passions, Descartes et Spinoza mettent l’accent sur la générosité et la force d’âme, passions elles-mêmes, qui peuvent devenir des vertus.

Pour Descartes : «…Ce qu’on nomme communément des vertus sont des habitudes en l’âme qui la disposent à certaines pensées, en sorte qu’elles sont différentes de ces pensées, mais qu’elles les peuvent produire, et réciproquement être produites par elles. Il faut remarquer aussi que ces pensées peuvent être produites par l’âme seule, mais qu’il arrive souvent que quelque mouvement des esprits (animaux) les fortifie, et que pour lors elles sont des actions de vertu et ensemble des passions de l’âme… toutes les âmes que Dieu met en nos corps ne sont pas également nobles et fortes…, il est certain néanmoins que la bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts de la naissance, et que… on peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité, laquelle étant comme la clef de toutes les autres vertus et un remède général contre tous les dérèglements des passions…» (article 161)
Quant à Spinoza, il précise que la vertu est pouvoir d’agir: « Par vertu et puissance j’entends la même chose » (définition VIII au début de la quatrième partie de l’Ethique). Il est aussi question chez lui de « dompter nos passions, c’est-à-dire acquérir l’état de vertu » (Traité théologico-politique, chapitre 3, paragraphe 5).

La charité et la justice ne sont pas mentionnées nommément dans Les Passions de l’âme ni dans l’Ethique. Mais elles le sont par Spinoza dans son Traité théologico-politique. Au chapitre XIV de cette œuvre, intitulé « Les sept dogmes de la foi universelle », le cinquième dogme (paragraphe 10) est celui-ci: « le culte de Dieu et l’obéissance à Dieu consistent dans la seule justice et dans la charité, c’est-à-dire l’amour du prochain ». Le mot latin « caritas » signifie en effet amour : « caritas patriae » : amour de la patrie ; « caritas hominum » : amour des hommes. Il a été traduit en français par charité, terme aujourd’hui trompeur dans la mesure où il désigne communément l’aumône, les bonnes œuvres, signification assez éloignée de la charité théologique dont le sens est celui du mot latin.

Le mot « générosité » s’est dégradé de la même manière. Il désigne aujourd’hui surtout la qualité de celui qui fait des dons, principalement des dons d’argent. Mais chez Descartes et Spinoza, il s’agit de bien autre chose.

Ce que sont la générosité de Descartes et la force d’âme de Spinoza

Descartes consacre plusieurs articles des Passions de l’âme à la générosité qui n’est chez lui, finalement, qu’un autre nom de la vertu, tout à la fois connaissance, liberté et bonne volonté :
« …la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu » (Les Passions de l’âme, article 153).
« Ceux qui ont cette connaissance et ce sentiment d’eux-mêmes se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soi, parce qu’il n’y a rien en cela qui dépende d’autrui… ; et, bien qu’ils voient souvent que les autres commettent des fautes qui font paraître leur faiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les excuser qu’à les blâmer, et à croire que c’est plutôt par manque de connaissance que par manque de bonne volonté qu’ils les commettent. Et, comme ils ne pensent point être de beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de bien ou d’honneurs, ou même qui ont plus d’esprit, plus de savoir, plus de beauté, ou généralement qui les surpassent en quelques autres perfections, aussi ne s’estiment-ils point beaucoup au-dessus de ceux qu’ils surpassent, à cause que toutes ces choses leur semblent être fort peu considérables, à comparaison de la bonne volonté, pour laquelle seule ils s’estiment, et laquelle ils supposent aussi être ou du moins pouvoir être en chacun des autres hommes » (article 154).

Spinoza est beaucoup plus bref que Descartes sur la générosité et la force d’âme. Cette dernière, pour lui, se compose de deux désirs fondamentaux commandés par la raison : d’une part le désir de se conserver, principe de la vertu; et d’autre part la générosité, désir d’assister les autres et d’établir avec eux un lien d’amitié :
« Je ramène à la force d’âme les actions qui suivent des affections se rapportant à l’âme en tant qu’elle connaît, et je divise la force d’âme en fermeté (« fortitudo ») et générosité (« generositas »). Par fermeté j’entends un désir par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la raison. Par générosité j’entends un désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié… » (Ethique, troisième partie, proposition LIX).

La générosité dans ses rapports avec les passions

En ce qui concerne la compassion :
«… Au lieu que le vulgaire a de la compassion pour ceux qui se plaignent, à cause qu’il pense que les maux qu’ils souffrent sont fort fâcheux, le principal objet de la pitié des plus grands hommes est la faiblesse de ceux qu’ils voient se plaindre, à cause qu’ils n’estiment point qu’aucun accident qui puisse arriver soit un si grand mal qu’est la lâcheté de ceux qui ne le peuvent souffrir avec constance ; et, bien qu’ils haïssent les vices, ils ne haïssent pas pour autant ceux qu’ils y voient sujets, ils ont seulement pour eux de la pitié » (Les Passions de l’âme, article 187).

En ce qui concerne l’envie :
« Ceux qui sont généreux… sont entièrement maîtres de leurs passions, particulièrement des désirs, de la jalousie et de l’envie », car ils n’estiment que fort peu les choses qui dépendent d’autrui (Les Passions de l’âme, article 156).

En ce qui concerne l’orgueil :
« … Parce que l’orgueil et la générosité ne consistent qu’en la bonne opinion qu’on a de soi-même, et ne diffèrent qu’en ce que cette opinion est injuste en l’un et juste en l’autre, il me semble qu’on les peut rapporter à une même passion, laquelle est excitée par un mouvement composé de ceux de l’admiration, de la joie et de l’amour, tant de celle qu’on a pour soi que de celle qu’on a pour la chose qui fait qu’on s’estime…
…Ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont les plus sujets à s’enorgueillir et à s’humilier plus qu’ils ne doivent, à cause que tout ce qui leur arrive de nouveau les surprend et fait que, se l’attribuant à eux-mêmes, ils s’admirent, et qu’ils s’estiment ou se méprisent selon qu’ils jugent que ce qui leur arrive est à leur avantage ou n’y est pas. Mais, parce que souvent après une chose qui les a enorgueillis en survient une autre qui les humilie, le mouvement de leurs passions est variable. Au contraire, il n’y a rien en la générosité qui ne soit compatible avec l’humilité vertueuse, ni rien ailleurs qui les puisse changer, ce qui fait que leurs mouvements sont fermes, constants et toujours fort semblables à eux-mêmes » (Les Passions de l’âme, article 156).

La connaissance et le désir du bien, éléments de la vertu

Descartes et Spinoza s’accordent pour considérer que la connaissance et le désir du bien sont deux éléments indispensables à la vertu.

Descartes a donné à l’article 49 des Passions de l’âme l’intitulé suivant : « Que la force de l’âme ne suffit pas sans la connaissance de la vérité » (voir aussi l’article 153 cité plus haut).
De même, pour Spinoza, celui qui s’ignore lui-même ignore toutes les vertus (Ethique, quatrième partie, proposition LVI)

Pour Descartes,  « … la faute qu’on a coutume de commettre en ceci », c’est-à-dire pour ce qui dépend de nous, « n’est jamais qu’on désire trop, c’est seulement qu’on désire trop peu; et le souverain remède contre cela est de se délivrer l’esprit autant qu’il se peut de toutes sortes d’autres désirs moins utiles, puis de tâcher de connaître bien clairement et de considérer avec attention la bonté de ce qui est à désirer » (Les Passions de l’âme, l’article 144).
Pour Spinoza comme pour Descartes, le désir du bien naît de la joie et de l’amour, non de la tristesse:
« Un désir qui naît de la joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, qu’un désir qui naît de la tristesse…. Un désir qui naît de la joie est donc secondé ou accru par cette affection même de joie…; au contraire, celui qui naît de la tristesse est diminué ou réduit par cette affection même de tristesse… »
« Toutes les affections se ramènent au désir, à la joie ou à la tristesse… Mais par tristesse nous entendons ce qui diminue ou réduit la puissance de penser de l’âme…, et ainsi, en tant que l’âme est attristée, sa puissance de connaître, c’est-à-dire d’agir…, est diminuée ou contrariée. Il n’est donc point d’affections de tristesse qui se puissent rapporter à l’âme en tant qu’elle est active, mais seulement des affections de joie et de désir…» (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII)

La bonne volonté en ce qui dépend de nous, selon Descartes

Il importe que nous nous tenions « au-delà du pouvoir de la fortune », selon Descartes, en ne désirant que ce qui dépend de nous, comme le font ceux qui sont les plus généreux et qui ont l’esprit le plus fort (Les Passions de l’âme, article 187).

C’est une idée stoïcienne qui se trouve déjà dans le Discours de la méthode (troisième partie) :  » je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes… Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde; et généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées… « 

Pour les choses « qui ne dépendent que de nous, c’est-à-dire de notre libre arbitre, il suffit de savoir qu’elles sont bonnes pour ne les pouvoir désirer avec trop d’ardeur, à cause que c’est suivre la vertu que de faire les choses bonnes qui dépendent de nous, et il est certain qu’on ne saurait avoir un désir trop ardent pour la vertu… » Ce que nous désirons de cette façon ne peut manquer de nous réussir, puisque c’est de nous seuls qu’il dépend  (Les passions de l’âme, article 144).
Notre âme, alors, « n’a besoin que de suivre exactement la vertu. Car quiconque a vécu en telle sorte que sa conscience ne lui peut reprocher qu’il n’ait jamais manqué à faire toutes les choses qu’il a jugées être les meilleures (qui est ce que je nomme ici suivre la vertu), il en reçoit une satisfaction qui est si puissante pour le rendre heureux, que les plus violents efforts des passions n’ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tranquillité de son âme » (article 148).

Cela dit, aujourd’hui, il est plus difficile qu’au 17ème siècle de distinguer ce qui ne dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Les avancées scientifiques et démocratiques, mais aussi l’évolution démographique, accroissent l’incertitude sur ce qui dépend de nous, en modifiant l’influence des hommes sur leur environnement naturel et social. Cette influence semble grandir, mais en même temps les progrès de la connaissance nous révèlent l’ampleur des déterminismes auxquels nous sommes soumis. La meilleure connaissance de l’âme humaine grâce à la découverte de l’inconscient  peut aussi nous faire douter de l’empire que, selon Descartes, l’homme est capable d’exercer sur ses passions – encore que cette même découverte lui permette de moins les subir.

Spinoza, pour sa part, n’a pas adhéré à la conception cartésienne du libre arbitre. Dans la préface à la cinquième partie de l’Ethique, intitulée « De la puissance de l’entendement ou de la liberté de l’homme », il critique l’article 50 des Passions de l’âme, où il est dit que toute âme, si faible qu’elle soit, est capable, bien dirigée, de soumettre à sa volonté les passions. Spinoza conteste cette conception stoïcienne, qu’il reproche à Descartes d’avoir reprise en dépit des « protestations de l’expérience ». Et il ne peut admettre le schéma cartésien des interactions de l’âme et du corps par l’intermédiaire de la mystérieuse glande pinéale.

Il n’en est pas moins un adepte de la liberté, comme par exemple dans son Traité théologico-politique, où il prône la liberté de pensée et d’expression. Mais de même que Descartes et beaucoup d’autres, il a du mal à concilier la liberté et la nécessité (voir ci-dessous ce qu’est pour lui « agir par raison »), de sorte qu’on peut dire, au fond, que chaque philosophie confrontée à ce problème a sa propre glande pinéale dont on voit mal comment elle peut fonctionner…

Le principe de la vertu chez Spinoza : l’effort pour conserver son être

« Agir par raison n’est rien d’autre… que faire ces actions qui suivent de la nécessité de notre nature…» (Ethique, quatrième partie, proposition LIX)

« Le désir est l’essence même de l’homme…, c’est-à-dire…un effort (« conatus ») par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être…» (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII)
« Plus on s’efforce de chercher ce qui est utile, c’est-à-dire à conserver son être, et plus on en a le pouvoir, plus on est doué de vertu; et au contraire, dans la mesure où l’on omet de conserver ce qui est utile, c’est-à-dire son être, on est impuissant.
« La vertu est la puissance même de l’homme, qui se définit par la seule essence de l’homme…, c’est-à-dire…par le seul effort par où l’homme s’efforce de persévérer dans son être. Plus donc on s’efforce de conserver son être et plus on en a le pouvoir, plus on est doué de vertu » (Spinoza, Ethique, quatrième partie, proposition XX).
« …Puisque la vertu… ne consiste en rien d’autre qu’à agir suivant les lois de sa nature propre, et que personne ne peut conserver son être… sinon suivant les lois de sa nature propre, il suit de là : 1° Que le principe de la vertu est l’effort même pour conserver l’être propre et que la félicité consiste en ce que l’homme peut conserver son être ; 2° Que la vertu doit être recherchée pour elle-même, et qu’il n’existe aucune chose valant mieux qu’elle ou nous étant plus utile, à cause de quoi elle devrait être recherchée; 3° Enfin que ceux qui se donnent la mort, ont l’âme frappée d’impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures en opposition avec leur nature… » (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII).

Spinoza dit vouloir attirer l’attention de ceux qui jugent immoral ce principe : « chacun est tenu de chercher ce qui lui est utile ». Au contraire,affirme-t-il, ce principe est l’origine de la vertu et de la moralité, et il faut donc s’aimer soi-même en s’efforçant de persévérer dans son être (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII).
Il est bon d’entendre dire par un grand philosophe que la vertu ne consiste pas à renoncer à soi-même, contrairement à ce que beaucoup croient aujourd’hui.

En conclusion : l’actualité socio-politique de la vertu selon Descartes et Spinoza

Il ne faudrait pas beaucoup forcer le texte des Passions de l’âme sur la générosité pour y trouver les principes qui composent aujourd’hui la devise inscrite dans la Constitution française :
–         Liberté (article 153): la générosité consiste notamment en ce que le généreux fait le meilleur usage de la libre disposition de ses volontés ;
–         Egalité (article 154): de même que les généreux ne pensent point être de beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de bien ou d’honneurs, ou même plus d’esprit, plus de savoir, plus de beauté, ou les surpassent en d’autres perfections, de même ils ne s’estiment pas beaucoup au-dessus de ceux qu’ils surpassent, car toutes ces choses leur semblent être fort peu considérables, à comparaison de la bonne volonté, pour laquelle seule ils s’estiment, et qui peut exister en chaque homme ;
–        Fraternité (article 156) : les généreux n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes.

En ce qui concerne Spinoza, sans parler de son Traité théologico-politique, il y a des leçons à tirer des passages de l’Ethique cités ci-dessous, pour la vie au sein d’une même société et pour les rapports entre les peuples:
– La raison demande « que chacun s’aime lui-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, ait de l’appétence pour tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et que chacun s’efforce de conserver son être… » (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII).
–  « Les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de s’accorder tous en toutes choses…, de s’efforcer tous ensemble à conserver leur être et de chercher tous ensemble l’utilité commune à tous ; d’où suit que les hommes qui sont gouvernés par la raison, c’est-à-dire ceux qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la raison, ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi et honnêtes » (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII).
– « Les hommes, dans la mesure seulement où ils vivent sous la conduite de la raison, font nécessairement ce qui est bon pour la nature humaine, et par suite pour tout homme… » Ainsi, contre l’adage selon lequel l’homme est un loup pour l’homme, Spinoza (Ethique, quatrième partie, proposition XXXV), bien optimiste cette fois, affirme que « l’homme est un dieu pour l’homme ».

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Descartes et Spinoza (I): sur quelques passions actuelles (compassion, envie, surestime de soi). Par Dominique Thiébaut Lemaire

Descartes dans Les Passions de l’âme et Spinoza dans l’Ethique (la traduction utilisée ici est celle de Charles Appuhn) analysent de manière approfondie la compassion, l’envie, la surestime de soi, dont l’importance est aujourd’hui plus grande que jamais, et qui sont des passions non seulement individuelles, mais aussi collectives. Ces analyses ont donc une portée sociologique, voire politique. Lire la suite

Mélancolie vandale, de J.Y.Cendrey, roman situé à Berlin. Par Martine Delrue

 

Jean-Yves Cendrey, Mélancolie vandale    – Actes Sud , 2012

 

                          S’il est assuré  que les bons sentiments font de la mauvaise littérature, qu’obtient-on avec de mauvais sentiments ? Si, à la place du sucré, de l’aimable, du mièvre, vous mettez systématiquement de l’acide, du caustique, du brutal ? Jean-Yves Cendrey refuse le consensus mou. Il a  cinquante ans; il a choisi de vivre  loin du milieu littéraire parisien, à Berlin, avec sa femme Marie NDiaye, écrivain également, et leurs enfants, et ce depuis de nombreuses années. Jean-Yves  Cendrey chahute son lecteur à hue et à dia, le tire du heurté au violent, le pousse du dur à l’horrible. Il a situé l’action de son quinzième roman précisément à Berlin. La géographie de la ville est rendue de façon très sensible et structure tout le roman. Même vingt ans après la Réunification, le Mur est là dans les têtes ou dans ses vestiges.

                       Comment écrire sur Berlin après Döblin ? J.Y. Cendrey répond à cette question en  campant une constellation familiale peu ordinaire: le personnage principal, Kornelia, est, à 53 ans, une femme à la dérive. Divorcée, elle n’aime guère sa sœur Jana, ni son père, ni son oncle, ni tellement son compagnon actuel, Ali. Pour sa fille en revanche, elle se donne un mal fou. Or, on le sait, du temps de la grande méfiance, traîtrises et dénonciations allaient bon train au sein même des familles (la Stasi n’est jamais nommée, existe seulement la RDA). Bien qu’habituée depuis l’enfance au glauque, Kornelia est éternellement dévouée à autrui, naguère prête à l’entraide socialiste, aujourd’hui souriante sans raison dans sa mouise perpétuelle. Le romancier la nomme Sumpf, ce qui signifie marais. Et on la voit s’enfoncer.

Dans une Allemagne désormais « vouée corps et biens de  surconsommation aux délices du libéralisme réel », les problèmes contemporains ne manquent pas : importance de ce qui est matériel, rapports avec les concitoyens venus de l’Est, poids du passé, réussite et intégration des Turcs. La mère d’Ali, par exemple, partie de rien, jouit maintenant d’une certaine réussite littéraire, mais son fils évolue autrement et « s’intéresse trop à la pureté ».

                           Certains Allemands sont-ils gagnés par une forme de dépression ? Qu’est-ce que cette Mélancolie vandale ? On pourrait se croire en présence d’un nouveau Zola. En effet, les êtres, qui semblent faits avant tout de pulsions et de besoins, sont évoqués avec crudité; l’argent et les corps sont placés au premier plan : « Quand on annihilait les esprits, on laissait les corps respirer » ; la noirceur, ou même la bile, annoncée dans le titre, semble partout, hormis dans les ciels neigeux de l’hiver berlinois. S’agit-il d’une nouvelle Gervaise, qui dégringole psychiquement d’une relative estime de soi, commune aux Ossis, jusqu’à la solitude et la déchéance la plus féroce à l’Ouest? Elle  vit près d’une prison et travaille dans la prison de Moabit, chargée d’histoire. Interprète du malheur des prisonniers, elle traduit, passe de part et d’autre de l’ancien mur : toute la deuxième partie du roman relate de façon très caustique ses déplacements en métro, en tram, en vélo (quand il n’est pas volé), en voiture, d’un univers gris où tout le monde a peu ou prou été « moche » à un monde qui ne peut être « à l’eau de rose ». Oui, comme le dit Zola dans sa préface aux Rougon-Macquart, les personnages ne sont pas mauvais, mais « ils sont gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. »

                             Jean-Yves Cendrey utilise une langue populaire, jadis qualifiée de verte, très souple et variée en tous cas jusque dans le maniement des « essèmesses ». Les événements parlent d’eux-mêmes, le romancier ne fait pas de psychologie. Nous sommes plongés principalement dans les pensées et souvenirs de Kornelia, mais aussi dans les monologues d’autres personnages. Quelquefois des facilités ou afféteries, par exemple des allitérations complaisantes, agacent. Pour le reste, grâce à une écriture multiforme, intéressante, l’auteur ne veut pas restituer le réel mais le traduire. C’est une écriture au scalpel, qui ne laisse pas de gras, qui déstabilise, d’abord dans l’emploi d’un  « on » impersonnel (ni « je », ni « elle ») pour un personnage principal « vague »,  ensuite dans les heurts et secousses qu’elle contient et induit. Le romancier, grâce à un sens certain de l’ellipse et du secret, laisse entrevoir ou entendre. La construction, originale, mène de façon implacable vers une fin qu’on ne peut raconter. C’est au lecteur, muni de  ces découvertes progressives, de  s’engager dans une lecture âpre et active, et de tirer ses propres conclusions.

 

Martine Delrue

Bourdieu (I): souvenirs. Auteur: Dominique Thiébaut Lemaire

 Souvenirs et actualité de Bourdieu, sociologue réflexif

Le dixième anniversaire de la mort de Bourdieu donne l’occasion de se réinterroger sur la vie et l’œuvre du philosophe sociologue.

Pierre Bourdieu (1930-2002), né de parents béarnais, élève de l’Ecole normale supérieure de 1951 à 1954, agrégé de philosophie en 1954, directeur d’études à l’École des hautes études de 1964 à 2001, est devenu en 1982 professeur au Collège de France où il a enseigné jusqu’à sa retraite en 2001. Il a reçu la médaille d’or du CNRS en 1993. La fin de son parcours a été marquée par sa consécration nationale et internationale comme grand intellectuel engagé « à la française ».

Il convient d’expliquer d’emblée l’expression « sociologue réflexif » : à la fois sujet et objet de ses analyses. Dans sa leçon inaugurale du Collège de France, publiée sous le titre Leçon sur la leçon (1982), Bourdieu rappelle « une des propriétés les plus fondamentales de la sociologie telle que je la conçois : toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la science » (pages 8-9).
Ce thème a fait l’objet de son dernier cours au Collège de France (2000-2001) publié en 2002 sous le titre Science de la science et réflexivité, dont le chapitre 3 s’intitule: « Pourquoi les sciences sociales doivent se prendre pour objet ».
Dans le même texte, Bourdieu explique (p. 168) : « Pour porter au jour le caché par excellence, ce qui échappe au regard de la science parce qu’il se cache dans le regard même du savant,…il faut…objectiver le sujet de l’objectivation…» Et dans la « Conclusion » p. 221 : « Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet. »
Il avait conscience des risques de sa démarche, et en particulier de ses possibles effets de boomerang. Dans Esquisse pour une auto-analyse, dont l’exergue nous avertit: « Ceci n’est pas une autobiographie » – livre publié en France en 2004 après une première parution en Allemagne, et qui développe un sous-chapitre final de Science de la science et réflexivité – le sociologue écrit ceci :
« Je ne puis pas ignorer les tentatives d’objectivation plus ou moins sauvages que mes analyses ont suscitées en retour, sans autre justification que la volonté malveillante d’objectiver celui qui objective, selon la logique enfantine du « c’est celui qui dit qui est » : dénonciateur de la gloire et des honneurs, il est avide de gloire et d’honneurs ; pourfendeur des médias, il est « médiatique »; contempteur du système scolaire, il est asservi aux grandeurs d’école, et ainsi de suite à l’infini » (p.140).

Souvenirs de Bourdieu

Il s’agit à la fois de souvenirs sur Bourdieu, et de souvenirs de Bourdieu rapportés par lui-même.

Souvenirs sur Bourdieu

Elève à l’Ecole normale supérieure (ENS) dans les années 1968-1972, j’y ai suivi les cours de Bourdieu et travaillé un moment avec un de ses proches, Jean-Claude Chamboredon, « caïman » dans cette Ecole de la rue d’Ulm (« agrégé répétiteur », selon la définition du dictionnaire Robert), en m’intéressant à la sociologie en plus de mes études de lettres classiques.

Je garde de Bourdieu tel qu’il était à cette époque le souvenir d’un accent du midi, et l’impression de présence physique que donnait malgré son gabarit moyen ce brun à l’air carré et du genre « beau ténébreux ». Lorsqu’il exprimait une idée à laquelle il tenait, il semblait rentrer la tête dans les épaules comme un joueur de rugby mécontent.

Vers 1970, il nous parlait déjà du Collège de France, et nous livrait ses réflexions sociologiques sur la voie à suivre pour y parvenir. Il aboutissait à la conclusion que la meilleure filière était celle de l’Ecole des hautes études, précisément celle où il se trouvait. Aussi ai-je été peu surpris d’apprendre, en 1981, qu’il avait atteint son but.
Dans l’Esquisse pour une auto-analyse (p.107), il a parlé du « caractère spécifique de la position du Collège de France qui, comme je l’ai montré dans Homo academicus (1984), était (surtout) un lieu de consécration des hérétiques, situé à l’écart de tous les pouvoirs temporels sur l’institution académique. » Certes, mais le Collège de France est tout de même ce qu’il y a de plus prestigieux dans le système d’enseignement français.

A l’ENS, il arrivait à Bourdieu de lancer devant nous une exclamation à l’emporte-pièce  sur les mœurs des grands couturiers. En même temps qu’il se hasardait dans ce monde de paillettes, il continuait à analyser ses origines, en alternant ces thèmes dans son enseignement. « De l’agriculture à la culture », me disais-je.

Il nous entretenait d’un sujet qu’il évoque dans son Esquisse pour une auto-analyse (p. 85), à propos de « Reproduction interdite », article de 1989 repris dans Le bal des célibataires publié en 2002 : « En s’unifiant à l’échelle national…, le marché matrimonial avait voué à une brusque et brutale dégradation ceux qui avaient partie liée avec le marché protégé des anciens échanges matrimoniaux contrôlés par les familles, les aînés de grande famille, beaux partis soudain reconvertis en paysans empaysannés, hucous (hommes des bois) repoussants et sauvages, et exclus à tout jamais du droit à la reproduction. »;
Bourdieu se chagrinait de cette évolution. En raison d’arguments ethnologiques, ou à cause de son attachement au monde de son enfance? Bien qu’affichant des idées progressistes, il protestait contre la disparition de ce monde, pourtant fondé, d’après ses propres analyses, sur une redoutable inégalité, celle qui prenait les apparences du sentiment familial, et qui, privilégiant par le droit d’aînesse l’intégrité du patrimoine, faisait prévaloir l’amour des biens sur celui des personnes. Désormais, ce système se retournait contre ses principaux bénéficiaires : les aînés avaient de plus en plus de mal à se marier, à cause du droit d’aînesse précisément, qui, en leur donnant la terre familiale, les contraignait à une existence d’agriculteur rebutante pour les filles à marier, tandis que les cadets forcés de chercher fortune ailleurs y trouvaient des situations plus attrayantes.
Bourdieu reprochait aussi au système scolaire d’avoir contribué à l’effondrement de son monde originel. Il a décrit avec acuité la peine de l’élève issu du peuple, coincé dans le conflit qui accompagne l’apprentissage d’une culture présentée comme supérieure, contraint à la dévaluation de son milieu, condamné à des accommodements, à des refoulements voire à des reniements, disait-il.

Je me sentais concerné lorsque je l’entendais proclamer que le sociologue doit renoncer au culte de l’art et de la science, à l’illusion de l’intelligence sans attache, et rapporter les actes et les discours les plus purs, ceux de l’artiste ou du savant, aux conditions sociales de leur production et aux intérêts de leurs producteurs. Cela dit, il mettait aussi en garde contre le risque de tomber dans le travers opposé, le parti pris de réduction, l’aigreur, le terrorisme qui naît d’un désir de revanche.
Quant à moi, je trouvais que la culture est un bonheur, et j’attribuais ce bonheur à l’existence de belles vérités indépendantes des conditions parfois trop humaines de leur découverte. Même si les esprits attachés à l’universalisme ont du mal à comprendre à l’ethnologie (d’après le démographe et anthropologue Emmanuel Todd), car ils considèrent tous les hommes comme identiques, et ne voient pas bien, en conséquence, ce que chaque société particulière peut avoir d’unique, je trouvais plus grave l’incapacité de ceux qui croient que l’affirmation de l’universel n’est qu’un aveuglement, et pire, un moyen de domination : conception qui me semblait être pour un intellectuel, un handicap manifeste, rendant plus difficile son adhésion à la notion de vérité, et entravant donc son activité de chercheur, sa capacité de « trouveur ».
Par la suite, Bourdieu a porté des jugements moins abrupts sur l’idéologie de « l’universel », et j’aurais pu alors tomber d’accord avec lui, mais il y avait longtemps que j’avais abandonné la sociologie.

Il était méfiant à mon égard, peut-être parce que je suivais aussi les cours de son « adversaire » Raymond Boudon à la Sorbonne, pour obtenir la maîtrise de sociologie.
Dans Esquisse pour une auto-analyse (p. 97), il raconte un entretien qu’il a eu juste après la publication en 1966 de L’amour de l’art, avec l’influent sociologue américain Paul Lazarsfeld. A la fin de cet entretien, selon Bourdieu, « Paul Lazarsfeld déclara avec quelque solennité qu’ils n’avaient « jamais fait aussi bien aux Etats-Unis ». Mais il se garda bien de l’écrire et continua à donner son investiture spirituelle à Raymond Boudon, chef de comptoir français de sa multinationale scientifique. »

A l’époque où j’ai connu Bourdieu et J-C. Chamboredon, celui qui s’initiait aux travaux pratiques de sociologie devait être doué d’une grande abnégation. Pour faire des statistiques, ou simplement des comptages, les moyens rudimentaires dont on disposait à l’ENS étaient de grandes fiches cartonnées perforées sur leur pourtour, ainsi qu’une pince à composter, et une tringle pourvue d’un manche. Chaque trou de performation (que j’appelle ici oeillet) servait à coder une information de base. Par exemple, dans le cas de fiches destinées à décrire un ensemble de professeurs pour une étude sur le système d’enseignement, l’un des œillets servait à distinguer les littéraires des scientifiques, selon qu’il était poinçonné (ouvert) ou non poinçonné (intact, c’est-à-dire fermé). On disposait le paquet de fiches de façon à bien superposer les œillets en question, dans lesquels on enfilait la tringle. Les fiches qui pouvaient se détacher du paquet ainsi embroché étaient celles qui avaient été poinçonnées (les fiches des littéraires, par exemple). Puis on réitérait l’opération avec un autre œillet codant par exemple la distinction entre normaliens et non normaliens, et ainsi de suite de manière binaire, en fonction des autres informations à prendre en compte. Ce souvenir donne la mesure des progrès considérables apportés par l’informatique.

A l’époque où je suivais son enseignement, Bourdieu vitupérait contre ceux qui se font une notoriété à l’extérieur du « champ » universitaire  en les accusant de chercher à rattraper par la médiatisation la réputation qu’ils ont du mal à acquérir parmi leurs pairs.
Par la suite, autant j’ai trouvé logique qu’il soit nommé au Collège de France, dans la ligne de son ambition manifeste, autant je me suis étonné, dans les années 1990, de le voir rejoindre les rangs des intellectuels pétitionnaires et s’engager dans la vie publique.
Cela dit, il a été le vivant démenti de sa séparation théorique entre l’intellectuel savant et l’intellectuel médiatique, car il a été les deux.

Il avait constitué autour de lui un groupe de fidèles « sur la base de l’affinité affective autant que de l’adhésion intellectuelle » (Esquisse pour une auto-analyse, p. 91) Je n’en ai pas fait partie: mon adhésion intellectuelle n’était pas totale, et, quant à l’affinité affective, mon « habitus » était assez différent du sien.
Il nous disait que, pour trouver un poste, nous devrions nous débrouiller, message qu’il adressait à la plupart de ses auditeurs. Après l’agrégation de lettres et la maîtrise de sociologie, j’ai postulé pour un poste à l’université de Nanterre, où je suis allé voir Annie Kriegel qui y régentait la sociologie et qui m’a répondu sans ambages: c’est à chaque professeur de s’occuper de ses étudiants. Cette démarche était-elle une naïveté de ma part ? Je crois plutôt que je refusais le féodalisme de ce milieu où il fallait jouer à fond la carte du féal ou même du vassal vis-à-vis du professeur se prenant pour un petit suzerain. Je garde toutefois un bon souvenir de cette unique candidature, grâce à Albert Memmi (je ne le connaissais pas) que je remercie de m’avoir téléphoné un soir pour me dire qu’il avait voté pour moi, malheureusement en vain, sur les seuls mérites de mon dossier.

Souvenirs de Bourdieu rapportés par lui-même

Bourdieu a fourni sur lui-même beaucoup d’informations, en particulier dans la perspective de sa sociologie « réflexive » où le sociologue se prend lui-même comme objet d’étude.

Dans son Esquisse pour une auto-analyse (pages 109 et suivantes), il évoque ses parents béarnais, son père facteur qui a quitté l’école à quatorze ans, votant à gauche, fils de métayer, et sa mère issue d’une « grande famille paysanne », qui a été au collège jusqu’à seize ans, et qui « avait dû contrecarrer la volonté de ses parents pour faire un mariage perçu comme une grave mésalliance ». D’après Le Bal des célibataires (page 83 et 180), le mariage d’un homme avec une femme d’un rang supérieur n’était pas bien vu, contrairement au mariage avec une femme d’un rang inférieur. Qu’est-ce qui définissait la «grande famille »? Bourdieu explique dans ce même recueil (p. 40-41) qu’elle était reconnaissable à l’étendue -toute relative- de son domaine (à l’endroit étudié, seules 10 % des exploitations dépassaient 30 hectares) et à certains signes tels que l’importance de la maison et de son portail. La mère du professeur habitait avec ses parents une petite maison à un étage, maison natale de Bourdieu, que la grand-mère maternelle avait reçue en dot, détachée de la grande maison ancestrale. Quant au grand-père maternel, scieur et transporteur de bois, revendeur de tissus, il était lui aussi le parent pauvre d’une «grande famille ».
A partir de 1960, après des recherches de terrain en Algérie, principalement en Kabylie, Bourdieu a analysé les pratiques matrimoniales de son pays d’origine, et s’est intéressé à ce que les gens de son pays appelaient « mariages de bas en haut » et « mariages de haut en bas », expressions désignant les alliances entre conjoints de niveaux sociaux différents. S’agissant d’une région qui avait pour spécialité les cadets de Gascogne, il s’est livré à des réflexions subtiles en croisant « aîné » et « cadet » avec « famille de haut statut » et « famille de bas statut », ce qui donnait par exemple (p.193): « rien ne s’oppose à ce qu’une aînée de petite famille épouse un cadet de grande famille, alors qu’un aîné de petite famille ne peut épouser une cadette de grande famille ». Dans cette société, où le mariage d’un homme avec une femme de condition plus élevée était désapprouvé, on disait qu’il se plaçait comme domestique sans salaire. Et quand une aînée de grande famille épousait un cadet de petite famille, on citait un proverbe: « Si c’est un coq, nous le garderons ; si c’est un chapon, nous le mangerons » (Le bal des célibataires, p. 197).

Toujours dans son Esquisse pour une auto-analyse (p. 117-127), Bourdieu, citant les Mémoires d’un fou, de Flaubert (« celui qui a connu l’internat connaît, à douze ans, à peu près tout de la vie »), décrit de façon très sombre son expérience d’interne : cadre de vie sinistre, ruse et violence entre élèves, relations conflictuelles avec l’administration de l’internat… Mais le pire, explique-t-il, c’était que les parents, souvent pauvres, ne comprenaient pas les réactions de celui pour qui ils faisaient des sacrifices financiers et qui, pourtant, se plaignait.
« …un peu dégoûté par l’anti-intellectualisme doublé de machisme paillard et gueulard qui faisait les délices de mes compagnons d’internat, écrit-il p.127, je lisais souvent pendant les récréations, quand je ne jouais pas à la pelote basque, et surtout les dimanches, pendant les colles. Et je pense que si j’ai commencé à pratiquer le rugby, aux côtés de camarades d’internat, c’est sans doute pour éviter que ma réussite scolaire, et la docilité suspecte qu’elle est censée supposer, ne me vaille d’être exclu de la communauté dite virile de l’équipe sportive, seul lieu (à la différence de la classe, qui divise en hiérarchisant, et de l’internat, qui isole en atomisant) d’une véritable solidarité…… »
Cette expérience a marqué la pensée et l’œuvre du sociologue, en y laissant des traces durables que l’on retrouve par exemple p. 151 de La Reproduction (1970) :
« le langage « châtié » et « correct », c’est-à-dire « corrigé », de la salle de classe s’oppose au langage que les annotations marginales désignent comme « familier » ou « vulgaire », et, plus encore, à l’anti-langage de l’internat où les enfants originaires des régions rurales, affrontés à l’expérience simultanée de l’acculturation forcée et de la contre-acculturation souterraine, n’ont de choix qu’entre le dédoublement et la résignation à l’exclusion. »

Effets de l’origine sociale et de l’expérience scolaire sur la carrière et l’œuvre de Bourdieu

Cette origine sociale et cette expérience scolaire ont eu un triple effet sur la carrière et sur la pensée du sociologue: un regard extérieur quasiment ethnologique sur la société de la France centrale; un « habitus clivé » pour reprendre les termes de Bourdieu; une propension « gasconne » à la bagarre, qui s’est épanouie finalement dans la lutte sociale.

Le regard extérieur

Dans Le Bal des célibataires (page 132), Bourdieu évoque Frédéric Le Play (1806-1882), qui a trouvé dans les montagnes du Béarn et de la Bigorre le modèle de la famille-souche, l’un des trois types de sa typologie familiale.
Frédéric Le Play est l’une des références majeures du démographe et anthropologue Emmanuel Todd qui a repris et perfectionné sa classification. Notamment dans L’Invention de l’Europe (1990) et dans son plus récent ouvrage (L’origine des systèmes familiaux, 2012), Emmanuel Todd rappelle les trois principales catégories de Le Play : la famille rebaptisée « nucléaire » (les deux parents et leurs enfants), la famille souche (les deux parents cohabitant avec la famille de l’héritier), et la famille rebaptisée « communautaire » dans laquelle tous les garçons restent, intégrant leurs épouses au ménage. Selon lui (p. 14 et 46 de L’origine des systèmes familiaux, où Bourdieu n’est d’ailleurs pas cité):
« La famille nucléaire égalitaire du Bassin parisien, structurée par les valeurs de liberté des enfants et d’égalité des frères prédisposait à une acceptation des principes de 1789 et à une bonne réception de la notion d’homme universel. Une structure familiale qui définit les frères comme égaux loge en effet dans l’inconscient l’idée a priori d’une équivalence des hommes et des peuples ». Et :
« La famille souche, système à héritier unique fondé sur les principes d’autorité du père et d’inégalité des frères, prédominante en Allemagne et au Japon, a favorisé des idéologies et des mouvements autoritaires ethnocentriques dans le contexte de la transition vers la modernité. »

Emmanuel Todd a étudié la confrontation de ces deux modèles familiaux au sein de l’espace francophone. Il a écrit dans L’invention de l’Europe (Le Seuil, 1990) qu’à la Révolution, outre l’avance culturelle, « un deuxième facteur favorise l’affirmation violente des idéaux de liberté et d’égalité par la France du Nord : la résistance d’une périphérie nationale de tempérament autoritaire et inégalitaire » (p. 213), comprenant notamment les régions de l’Atlantique et du sud-ouest.

L’analyse la plus éclairante est celle qu’il consacre à la Suisse dans ce même livre (p. 318) :
« Les Suisses germanophones ont un système souche pur et dur, absolument allemand. Les Suisses romands sont proches, sur le plan familial des Francs-comtois ou des habitants du Bassin parisien…Les germanophones, conditionnés par la famille souche, perçoivent certainement les francophones comme différents… » Mais « l’attitude de la Suisse romande est au fond la clé de l’harmonie helvétique : conditionnée par les valeurs égalitaires de son type familial, elle croit en l’homme universel et peut par conséquent refuser de voir les différences objectives entre germanophones et francophones ».

Bourdieu, ayant passé son enfance dans une région de famille souche, a été amené à jeter un regard quasi-ethnologique sur la partie majoritaire de la société française, caractérisée par la prédominance des valeurs de la famille nucléaire égalitaire. Dans Science de la science et réflexivité (p. 219), il parle de « la lucidité toute particulière de celui qui est resté marginal tout en accédant aux lieux les plus centraux du système. »

Il a d’abord insisté sur la contrainte sociologique (le déterminisme) et sur l’inégalité (la domination) qu’il repérait au cœur même des institutions – telles que les institutions d’enseignement – se réclamant de la liberté et de l’égalité.
Toutefois, si l’on y regarde de plus près, il a aussi été un penseur de la liberté. Il a cherché celle-ci dans la prise de conscience des contraintes que dévoile le sociologue. Il l’a réintroduite aussi grâce à la notion d’autonomie des champs (ou microcosmes sociaux) tels que les champs intellectuel, artistique ou scientifique. Et il a reconnu finalement une certaine validité à « l’universel », notion liée à celle d’égalité (thèmes de deux articles ultérieurs de Libres Feuillets sur Bourdieu).

« Habitus clivé », ambivalence, double distance

Bourdieu a fini par prendre la mesure du paradoxe qu’il incarnait : d’un côté, il a critiqué de manière acerbe les institutions d’enseignement -voir notamment Les Héritiers (1964), La Reproduction (1970), Homo academicus (1984) ; de l’autre, produit de ces institutions, il est parvenu grâce à elles au plus haut degré de la consécration académique.

Précisons, pour expliquer l’expression d’habitus clivé, que l’habitus désigne chez lui un ensemble inculqué, inconscient et pour une large part incorporé au corps, de « dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées » (Esquisse d’une théorie de la pratique, collection points, p. 261).

Dans Science de la science et réflexivité (p. 213-214), il parle de la « coupure entre le monde de l’internat…, école terrible de réalisme social, où tout est déjà présent, l’opportunisme, la servilité intéressée, la délation, la trahison, la dénonciation, etc., et le monde de la classe où règnent des valeurs en tous points opposées et ces professeurs qui, notamment les femmes, proposent un univers de découvertes intellectuelles et de relations humaines que l’on peut dire enchantées… »
« …je voudrais en venir rapidement à ce qui m’apparaît aujourd’hui, dans l’état de mon effort de réflexivité, comme l’essentiel, le fait que la coïncidence contradictoire de l’élection dans l’aristocratie scolaire et de l’origine populaire et provinciale (j’aurais envie de dire : particulièrement provinciale) a été au principe de la constitution d’un habitus clivé générateur de toutes sortes de contradictions et de tensions… »

 Il revient sur ces réflexions dans son Esquisse pour une auto-analyse:
« J’ai compris récemment que ma très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales… » (p.126).
« Cette expérience duale ne pouvait que concourir à l’effet durable d’un très fort décalage entre une haute consécration scolaire et une basse extraction sociale, c’est-à-dire l’habitus clivé, habité par les tensions et les contradictions. Cette sorte de « coïncidence des contraires » a sans doute contribué à instituer durablement un rapport ambivalent, contradictoire, à l’institution scolaire, fait de rébellion et de soumission, de rupture et d’attente, qui est peut-être à la racine d’un rapport à soi lui aussi ambivalent et contradictoire : comme si la certitude de soi liée au fait de se sentir consacré était rongée, en son principe même, par l’incertitude la plus radicale à propos de l’instance de consécration, sorte de mauvaise mère, vaine et trompeuse » (p.127).
« D’un côté, la modestie, liée entre autres choses à l’insécurité, du parvenu fils de ses œuvres qui, comme on dit dans le monde du rugby, n’a pas à se faire violence pour « aller au charbon » et investir dans des tâches obscures comme l’établissement d’une feuille de codage ou la conduite d’un entretien le même intérêt et la même attention que dans la construction d’un modèle théorique… ; de l’autre, la hauteur, l’assurance du « miraculé » incliné à se vivre comme « miraculeux » et porté à défier les dominants sur leur propre terrain… » (p.129-130).
« Le sentiment d’ambivalence à l’égard du monde intellectuel qui s’enracine dans ces dispositions est au principe d’une double distance dont je pourrais donner d’innombrables exemples : distance à l’égard du grand jeu de l’intellectuel à la française avec ses pétitions mondaines, ses manifestations chics ou ses préfaces pour catalogues d’artistes, mais aussi à l’égard du grand rôle du professeur, engagé dans la circulation circulaire des jurys de thèse et de concours, dans les jeux et les enjeux de pouvoir sur la reproduction ; distance, en matière de politique et de culture, à l’égard à la fois de l’élitisme et du populisme. La tension entre les contraires, jamais résolue dans une synthèse harmonieuse, est particulièrement visible dans le rapport à l’art, combinaison d’une vraie passion, qui ne s’est jamais démentie, pour les vraies avant-garde (plutôt que pour les transgressions scolairement programmées de l’anti-académisme académique) et d’une froideur analytique qui s’est affirmée dans l’élaboration de la méthode d’interprétation présentée dans Les Règles de l’art » (p.135-136).

La lutte

Bourdieu déclare dans Leçon sur la leçon (p. 25): « …s’il y a une vérité, c’est que la vérité est un enjeu de luttes ».

Le philosophe Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France de 1995 à 2010, a souligné, dans l’hommage qu’il lui a rendu en 2002 (voir le texte sur le site internet de cette institution), le caractère combatif du sociologue, qu’il qualifie même d’ « intellectuel combattant ».

« J’ai découvert peu à peu, surtout peut-être à travers le regard des autres, écrit Bourdieu (p.114-115 de son Esquisse pour une auto-analyse), les particularités de mon habitus qui, comme certaine propension à la fierté et à l’ostentation masculines, un goût avéré de la querelle, le plus souvent un peu jouée, la propension à s’indigner « pour peu de chose », me paraissent aujourd’hui être liées aux particularités culturelles de ma région d’origine… Ce n’est en effet que très lentement que j’ai compris que si certaines de mes réactions les plus banales étaient souvent mal interprétées, c’était peut-être parce que la manière – le ton, la voix, les gestes, les mimiques, etc.- dont je les exprimais parfois, mélange de timidité agressive et de brutalité grondeuse, voire furieuse, pouvait être prise pour argent comptant, c’est-à-dire, en un sens trop au sérieux… »
Et il insiste (p. 116) sur « …la vertu de rétivité que toute la tradition locale glorifie, au point de voir un bon signe …dans un abord difficile ou des dehors agressivement défensifs », en citant un proverbe béarnais : « Arissou arissat, castagne lusente », « bogue hérissée, chataîgne luisante ».
Notons toutefois que dans cette culture béarnaise et gasconne (le mot « gascon » n’étant autre que le mot « basque » prononcé différemment) les gesticulations masculines peuvent dissimuler un fort pouvoir féminin.

La tendance bagarreuse a été renforcée par l’expérience de l’internat. Celle-ci, dit Bourdieu, « a sans doute joué un rôle déterminant dans la formation de mes dispositions ; notamment en m’inclinant à une vision réaliste (flaubertienne) et combative des relations sociales qui, déjà présente, dès l’éducation de mon enfance, contraste avec la vision irénique, moralisante et neutralisée qu’encourage, il me semble, l’expérience protégée des existences bourgeoises… » (Esquisse pour une auto-analyse, p. 117).

Bien qu’il fût très tenté d’entrer dans l’arène, Bourdieu était trop lucide pour s’y investir complètement. Il voyait bien que son rôle était d’abord de prendre la lutte pour objet de réflexion, et non de s’y laisser prendre. Comme il le dit dans sa Leçon sur la leçon au moment de son entrée au Collège de France :
lorsque le sociologue « s’arroge le droit, qu’on lui reconnaît parfois, de dire les limites entre les classes, les régions, les nations, de décider, avec l’autorité de la science, si telle ou telle classe sociale – prolétariat, paysannerie ou petite bourgeoisie -, telle ou telle unité géographique –Bretagne, Corse ou Occitanie- est une réalité ou une fiction, il assume ou usurpe les fonctions du « rex » archaïque investi, selon Benveniste, du pouvoir … de dire les frontières… », ce qui peut contribuer à produire la réalité qu’il permet de penser, en faisant réellement les classes et les frontières » (p.12).
« Les classés, les mal classés, peuvent refuser le principe de classement qui leur accorde la plus mauvaise place. En fait, l’histoire le montre, c’est presque toujours sous la conduite de prétendants au monopole du pouvoir de juger et de classer, souvent eux-mêmes mal classés, sous certains rapports au moins, dans le classement dominant, que les dominés peuvent s’arracher à l’emprise du classement légitime et transformer leur vision du monde en s’affranchissant de ces limites incorporées que sont les catégories sociales de perception du monde social » (p.14-15).
Mais : « La sociologie doit prendre pour objet, au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social, cette lutte des classements qui est une dimension de toute espèce de lutte des classes, classes d’âge, classes sexuelles ou classes sociales… » (p. 13-14).

En plus de ses recherches et de son enseignement, Bourdieu a eu une importante activité éditoriale: directeur de la collection « Le sens commun » aux éditions de Minuit, de 1964 à 1992 ; créateur, en 1975, notamment avec le soutien de Fernand Braudel, de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, qu’il a dirigée jusqu’à sa mort ; directeur de la revue Liber (1989-1998) et de la collection du même nom au Seuil (1998-2002); cofondateur en 1996 de la maison d’édition Raisons d’agir, à la fois universitaire et militante.

Si l’on met à part la guerre d’Algérie et mai 1968, c’est à  partir du début des années 1980,  et surtout dans les années 1990, qu’il a pris position dans la vie publique, notamment à l’occasion du mouvement social de fin 1995, avec comme points d’appui son statut de professeur au Collège de France et sa position d’éditeur.
De son vivant, sa collection Liber/Raisons d’agir a publié Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti, Fabienne Pavis (ouvrage collectif sur les événements de décembre 1995); ainsi que le journaliste Serge Halimi, le politologue Keith Dixon, le philosophe Jacques Bouveresse, le sociologue Loïc Wacquant, l’économiste Frédéric Lordon, l’économiste Laurent Cordonnier…
Bourdieu lui-même a fait paraître aux mêmes éditions: Sur la télévision suivi de L’emprise du journalisme (1996), textes résultant de deux cours télévisés du Collège de France; Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale (1998); Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen (2001).
Il s’agit de textes d’hier mais aussi d’aujourd’hui, quand on voit ce que sont devenus au début des années 2010 la télévision, le libéralisme, l’Europe… Mais il serait trop long d’en parler ici.

Qu’il suffise de dire l’essentiel, c’est-à-dire l’intelligence face aux pouvoirs et la liberté d’un homme qui a largement dépassé ses propres déterminismes. Notons enfin ce passage à la fin d’Esquisse pour une auto-analyse (p.135) :
« Les mêmes dispositions rétives à l’égard des embrigadements et des conformismes, c’est-à-dire aussi à l’égard de ceux qui, suivant les penchants d’habitus différents du mien, changeaient au rythme des transformations qui ont porté ce monde inconstant des enchantements de la fausse révolution aux désenchantements d’une vraie révolution conservatrice, m’ont conduit à me trouver à peu près toujours à contresens ou à contre-pente des modèles et des modes dominants dans le champ, tant dans ma recherche que dans mes prises de position politiques… »

Fin de la partie (I).
Voir les deux articles suivants publiés dans Libres Feuillets:
– Bourdieu (II): inconscient social, microcosmes, habitus, liberté (14 avril 2012)
– Bourdieu (III):l’universel (27 avril 2013)

 Dominique Thiébaut Lemaire

Oeuvres de Bourdieu d’où sont tirées les citations du présent article

1970  La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Editions de Minuit (avec Jean-Claude Passeron).
1982  Leçon sur la leçon, Editions de Minuit.
2000  Esquisse d’une théorie de la pratique, le Seuil, collection Points (1ère éd. : Droz 1972)
2002  Le bal des célibataires, Paris, le Seuil, collection Points.
2002  Science de la science et réflexivité, Liber/Raisons d’agir.
2004  Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir.

Paul Fournel (de l’Oulipo): La Liseuse, roman. Auteur: Martine Delrue

Paul Fournel,     La Liseuse   éditions P.O. L.  2012

Actuel président de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature potentielle, créé en 1960 par des mathématiciens poètes, Raymond Queneau et François Le Lionnais), Paul Fournel a travaillé pendant vingt-cinq ans comme éditeur, d’abord chez Ramsay, puis chez Seghers. Il est aussi poète et romancier. Aujourd’hui il publie chez P.O.L. La liseuse. Une liseuse est un objet étrange: jadis vêtement de femme pour lire au lit, ou couvre-livre, ou encore lampe, c’est à présent une tablette numérique, un objet froid et glacé, parfois semblable à une petite télévision, en tout cas «  une boîte noire », d’où va surgir toute une histoire. Lire la suite

Linda Lê: A l’enfant que je n’aurai pas. Auteur: Martine Delrue

Linda  Lê: A l’enfant que je n’aurai pas, NiL éditions, 64 pages                                  

La  Desdichada

(NDLR : par ce titre, Martine Delrue fait allusion au sonnet de Nerval : « El Desdichado »)

Je me suis trompée. J’ai cru, sur la foi du titre, que j’allais trouver, dans A  l’enfant que je n’aurai pas, des explications au refus de procréer, de bonnes raisons de ne pas souhaiter mettre un enfant au monde.

Ce texte de  60 pages a la forme d’une lettre qu’on n’a pu envoyer, placée sous l’égide de la Lettre au père que Kafka a gardée dans son tiroir. Selon les règles de la collection, il s’agit de s’affranchir d’une vieille histoire, de s’en libérer. Ecrit d’un seul tenant ou plutôt d’un seul cri, ce texte se compose en vérité de plusieurs parties en fonction des différents destinataires. C’est  d’abord un règlement de comptes, féroce et sans appel, une lettre à la « Big Mother » qui observe tout : on y trouve, rédigée à l’imparfait, l’évocation de l’enfance de la narratrice. Sous la férule d’une mère très peu aimante qualifiée de  « parangon des vertus bourgeoises », cette jeune femme se remémore son éducation à la fois méchante et systématiquement conventionnelle. Ensuite apparaît un deuxième destinataire, l’enfant auquel – car c’est nécessairement un fils – la narratrice s’adresse au conditionnel. Elle lui dit ses raisons de ne pas le concevoir, elle voit son évolution sur différents chemins possibles, mais tous tracés d’avance et comme déjà écrits. Elle n’évoque pas de manière réaliste les difficultés qu’il y a à éduquer un enfant – l’un des trois impossibles, selon Freud, avec gouverner et psychanalyser.

En revanche, elle s’enfonce progressivement dans les délices du bien-écrire, dans l’alignement des clichés, des locutions toutes faites sur le devenir des enfants ou les types de réactions  des parents, dans des expressions figées. Sa langue se solidifie, se vitrifie même. Puis  vient, avec un imparfait flaubertien, le  tourbillon d’une hallucination due à tous ses refus, à ce qu’elle nomme « son délit de non-appartenance ». Elle se dit gouvernée par Thanatos, emportée par des visions effrayantes. Est-ce un fantasme ? Il s’agit peut-être de récits de rêves, de délires. Plus loin elle reconnaît n’avoir rien à transmettre, hormis son impuissance à être dans la norme : « Tout est risible ». Descente aux enfers, séjour à Sainte-Anne : elle repousse tout, la vie, le monde, son compagnon S., un comédien. Et le lecteur ne peut savoir s’il s’agit d’autobiographie, comme la référence à Kafka semble l’induire, s’il doit éprouver de la compassion, s’il s’agit d’autofiction, au cas où des éléments vécus auraient été remaniés, ou enfin s’il s’agit de fiction, ou d’exercice littéraire. Exercice nervalien sans doute : un personnage ou une personne est là, happée par la pulsion de mort, desséchée, « souffrant d’addiction aux archaïsmes » comme elle le dit elle-même. Sous sa plume la vie ne peut être imprévue, surprenante, inattendue. On ne peut plus trouver du nouveau. Non, tout est déjà figé par les mots devenus plus rigides que des rails ; passé et avenir ne sont vus qu’à travers un langage cuit. Non pas « soleil noir de la mélancolie », mais minerai extrêmement tranchant, cette personne (Personne est le titre d’un roman de Linda Lê paru en 2003) s’est minéralisée. Assurément, quelqu’un ici souffre, qui a cru que l’écriture la sauverait.

Il me semble pourtant que la compagnie des enfants ne mérite ni cet excès d’honneur (dans les phases claires et dans la vision systématiquement optimiste du père potentiel, S.), ni cette indignité. Ces caricatures sont peut-être dues au projet éditorial ; on s’en lasse, même si la narratrice, savante, reconnaît  ses modèles et exhale tour à tour les soupirs d’Electre, « la fille vengeresse », et les cris de Médée, la sorcière, « l’infanticide ». Elle se sait éternelle adolescente, dans l’excès et le morbide. En dépit d’une fin plus apaisée, le lecteur reste estourbi.

On enseignait pourtant encore au lycée français de Saïgon, où Linda Lê (née en 1963) a commencé ses études, aussi bien qu’au lycée Henri IV, où elle les a poursuivies au début des années 1980, l’art des nuances. Elle a  voulu les oublier.

 

 

                                                             Martine Delrue

Erasme: Les Adages. Auteurs: Elisabeth Rochlin et Maryvonne Lemaire

Erasme: Les Adages, édition complète latin-grec-français (cinq tomes), Les Belles Lettres, 2011

En préambule, voici quelques remarques d’Elisabeth Rochlin, traductrice de plus de 130 adages, qui attire l’attention sur les points suivants :
–  l’indépendance d’esprit d’Erasme qui a rejeté la doctrine de Luther (contrairement au rôle qu’on voulait lui faire assumer par la suite) parce qu’il refusait la négation du libre-arbitre ;
–  son rôle d’intermédiaire précieux entre le juriste germanique Reuchlin et le pape Médicis Léon X, pape fou d’art et de livres; Johannes Reuchlin (oncle de Melanchton), catholique et érudit (le premier de l’Empire à avoir appris l’hébreu), s’est battu pour déclarer illégale la destruction annoncée de tous les livres juifs voulue par des antisémites forcenés; c’est finalement grâce à Léon X  (qui déclara même qu’il n’y avait point contradiction entre le Talmud et le Christianisme) -et indirectement donc à Erasme- que les livres juifs furent sauvés.
–  et quel régal que cet esprit sautillant qui part d’un adage pour nous conduire vers des cheminements inattendus, pleins de ressources et de pertinence…

                                                      Elisabeth Rochlin

 
Erasme, par Quentin Metsys, 1517

L’année 2011 a marqué le cinq-centième anniversaire de l’Eloge de la folie, œuvre écrite en latin par Erasme, le « Prince des Humanistes », en 1511, et largement connue, au moins par son titre. L’année 2011 a marqué également la publication de la première traduction en français des Adages. Ceux-ci, édités une trentaine de fois du vivant d’Erasme, mis à l’Index en 1557 lors de la Contre-réforme, n’avaient jamais été traduits dans notre langue. Depuis novembre 2011, grâce aux éditions Les Belles Lettres, grâce au maître d’œuvre Jean-Christophe Saladin et son équipe de 58 traducteurs, on peut les lire en français dans la collection Le Miroir des Humanistes.

Ce n’est ni un dictionnaire de citations ni une compilation de proverbes. Adage, proverbe, sentence, parole, le terme varie dans le texte pour désigner ces citations brèves, ces « dires », relevant de l’usage commun, caractérisés par la nouveauté du tour, qu’Erasme a puisés dans la littérature grecque et latine, sans souci de chronologie. Le pédagogue humaniste destinait au début ce florilège à ses élèves, en particulier à William Mountjoy, à la fois pour les rendre familiers d’une belle langue latine, pour favoriser activité de l’esprit et rigueur morale, enfin pour répandre la connaissance de la littérature grecque. Le succès de l’œuvre a été tel qu’il y eut de multiples éditions  jusqu’en 1536, date de la mort d’Erasme.

Les 4151 adages sont regroupés selon le sens en quatre chapitres tournant autour de l’amitié :  « Entre amis, tout est commun » ; de la méthode : « Hâte-toi lentement » ; des œuvres : « Les travaux d’Hercule » ; de la haine de la guerre :  « La guerre parait douce à ceux qui n’en ont pas l’expérience ». Ce sont là les grandes lignes de son portrait qu’Erasme trace dans la table des matières. De la même façon, l’adage « Les silènes d’Alcibiade » décrit de façon indirecte et inversée l’auteur, quand il s’en prend à ceux qui prisent la richesse, la célébrité du nom, les qualités physiques et dédaignent la préoccupation de l’âme. Erasme, lui, était pauvre ; il se donna lui-même son nom de «Desiderius Erasmus Roterodamus – l’aimé, le désiré- » ; il était malingre ; mais il consacra sa vie à l’épanouissement de l’âme et de l’esprit.

L’intérêt historique des Adages n’est pas leur moindre charme : ils nous immergent dans le monde disparu de l’antiquité, sur un mode mineur. L’histoire est présente. « Un vaisseau de Salamine » (pour parler de quelqu’un de rapide, ou, par dérision, de lent), « A Conon de s’occuper de la guerre » (occupez-vous de vos affaires), « Les silènes d’Alcibiade » (voir ci-dessous),  renvoient à des réalités antiques même si leur sagesse, fréquemment ironique, reste actuelle.

Le plus souvent, les adages sont  « les étincelles » « d’une vieille sagesse, qui fut bien plus clairvoyante dans sa quête de la vérité que les philosophes qui ont suivi » (Avant-Propos). On peut compter dans ce lot les exemples suivants, dont l’écho est universel : « Agressif comme un coq dans sa basse-cour », « Bien mal acquis vaut perte », «Tondre un chauve », «  Mener par le bout du nez », « Porter perruque » (être hypocrite), « Plus astucieux qu’un coucou » etc.

Certains adages sont des joyaux de vérité psychologique. Tel est le fameux exemple de grammaire grecque (illustrant un emploi du génitif pour désigner une partie du corps) : « Tenir un loup par les oreilles ». Comment mieux décrire la situation impossible où se trouve celui qui ne peut ni garder ni rejeter ce qu’il a entre les mains ?

« Une aveugle richesse » se dit d’un homme éloquent, d’une belle femme qui n’ont pas conscience de leur don. Ce n’est pas le moindre aspect du bonheur de reconnaître ses propres richesses, commente Erasme.

Certains adages ont gagné avec le temps une force inédite, comme le « jeter les sexagénaires du haut du pont ». De nos jours, ce sont les quinquagénaires qu’on licencie.

Les adages se font écho entre eux, par l’ironie, par le paradoxe. Ainsi « les Silènes d’Alcibiade », de façon apparemment contradictoire avec l’adage de l’aveugle richesse, évoque la richesse et la beauté cachées à l’intérieur des statuettes de silènes vils et ridicules. Il est alors question de Socrate évidemment mais aussi du Christ, des vrais chrétiens auxquels Erasme oppose les « silènes inversés » que sont les conquérants pleins de superbe, César ou Alexandre, mais surtout les princes et les papes contemporains. La digression se poursuit longuement sur des dizaines de pages comme un nouvel Eloge de la folie, donnant lieu à des évocations remarquablement traduites par Jacques Chomarat, comme ce portrait de Socrate : « Il avait le visage d’un rustaud, des yeux bovins, un nez camard aux narines morveuses. On aurait dit quelque clown balourd et stupide. Aucun souci de son apparence, un langage simple et terre à terre, celui du peuple et d’un homme qui ne cessait de parler de cochers, de gagne-petit, de foulons, d’artisans (…) » ou cet éloge du Christ : «  Quelle richesse dans l’extrême pauvreté et, dans une telle faiblesse, quelle force inestimable ! Dans l’ignominie la plus profonde, quelle gloire et quelle paix souveraine au milieu de telles souffrances ! Et pour finir, dans une mort aussi cruelle, une source éternelle d’immortalité. Pourquoi ceux qui se réclament à toute occasion du nom du Christ sont-ils si éloignés de cette image ? » Pour l’Humaniste qu’est Erasme, les Lettres humaines de la littérature gréco-latine vont de pair avec les Lettres divines des deux Testaments.

C’est Elisabeth Rochlin, membre de l’équipe de traducteurs, qui m’a fait connaître ce projet ambitieux de traduction des Adages. Elle s’est vu confier la traduction d’environ cent trente éléments (17-35; 311-324; 2201-2300) dans l’ensemble des 4151 adages que compte l’œuvre. Ce sont ceux que j’ai lus de plus près, pour le moment, avec ceux de la précieuse présentation faite par Jean-Christophe Saladin pour la publicité de l’ouvrage, présentation disponible à la Librairie des Belles Lettres, boulevard Raspail. La traduction est très réussie par la variété des tonalités et registres employés. Cela va du poétique « Goutte obstinée troue le rocher » au plutôt familier «  Tu tartines le mort d’onguent » (se dit de soins qui arrivent trop tard ou d’une dépense superflue), avec une licence de traduction dans le texte amusant de « Home, sweet home ». Par cette belle traduction, le texte grec des citations ainsi que la traduction latine qu’en donne Erasme retrouvent, en français, naturel et vérité.

Ce travail implique la connaissance du latin, langue dans laquelle  Erasme l’Humaniste parla, dialogua, écrivit, correspondit jusqu’à son agonie – en cet ultime moment, d’après la biographie de Stephan Zweig, il prononça ses derniers mots en hollandais, la langue de son enfance. Mais comme la quasi-totalité des adages provient de la lecture faite par Erasme d’œuvres grecques, le travail de traduction implique aussi la connaissance du grec, même si Erasme en donne toujours lui-même une traduction en latin. Cependant le lecteur ne connaissant ni le latin ni le grec est charmé, du fait même de la qualité de la traduction  française. Qui connaît grec et latin voit son plaisir redoublé.

Ce qui est particulièrement émouvant, c’est de penser qu’Erasme écrit ce florilège au moment même où quelques humanistes à Venise s’attellent à la publication des œuvres de la littérature grecque. Platon et Plutarque, que cite abondamment Erasme, ne sont pas encore publiés. C’est du reste pour avoir « pondu l’œuf que Luther a couvé », en préconisant le retour aux sources grecques, en particulier pour les Evangiles, que les Adages furent mis à l’Index en 1557. C’est la folie qui parle, dirait Erasme.

Comment ne pas évoquer la vogue actuelle de l’étude des proverbes et des locutions figées ? Cette vogue nous rappelle que ces locutions sont souvent présentes dans le langage populaire et aussi, comme le montre Freud, dans le texte de nos rêves. Elles font partie de notre culture la plus intime et la plus archaïque. Les différentes figures de style, métaphores, énigmes, jeux de mots ou allusions, paradoxes, les différents comiques renvoient au travail d’écriture qu’une langue peut produire et par lequel elle élabore sa propre richesse.

Ouvrez ces Adages à n’importe quelle page et goûtez-y. Des condiments et non des aliments, disait Erasme en citant Aristote. Pour la conversation entre Humanistes, sans doute, mais pour nous lecteurs, ce sont des  aliments roboratifs.

N’oubliez pas de lire la biographie d’Erasme par Stephan Zweig !

                                           Maryvonne Lemaire

 

Alexis Jenni prix Goncourt 2011 (II). Auteur: Pierre-Paul Fourcade

Journal de lecture du prix Goncourt 2011

Sur son site internet « chaslerie.fr » (voir les « Liens » de Libres Feuillets), Pierre-Paul Fourcade a fait part de sa lecture de L’art français de la guerre, d’Alexis Jenni, au cours du mois de décembre 2011. Libres Feuillets lui a demandé l’autorisation de reproduire ses impressions au jour le jour, en contrepoint de l’article de Martine Delrue sur le même sujet.

Le 07/12/2011

…Je suis allé faire un tour à la meilleure librairie de Caen, « Au brouillon de culture », où j’ai acheté le dernier Goncourt…

Le 09/12/2011       

Sur « Libres Feuillets » (où un lien renvoie à notre site favori), je lis le texte de belle qualité qu’a rédigé Martine Delrue à propos du Goncourt 2011. Je retrouve bien là mes premières impressions sur ce livre qui mérite, sans aucun doute, qu’on lui consacre un peu de son temps pour le déguster comme il convient.

 Le 09/12/2011       

J’essaye de lire le Jenni du Goncourt. Ma première impression : trop long, trop de mots. Ma seconde impression : long mais passionnant et fort bien fait…

Le 13/12/2011   

Tout ne me paraît pas merveilleusement rédigé dans L’art français de la guerre, le dernier Goncourt. Par exemple, page 186 (où j’en suis rendu), à propos des contrôles d’identité : « Le contrôle d’identité suit une logique circulaire : on vérifie l’identité de ceux dont on vérifie l’identité, et la vérification confirme que ceux-là dont on vérifie l’identité font bien partie de ceux dont on la vérifie » (sic).

 Le 14/12/2011      

Comme l’a noté Martine Delrue dans sa critique de L’art français de la guerre (citée ici le 9 décembre dernier), le roman d’Alexis Jenni se caractérise par un plan où alternent des chapitres dénommés « Commentaires » et des chapitres qualifiés de « Roman ». Ce choix me paraît astucieux car il permet à l’auteur de développer son ouvrage sur deux niveaux, ce qui introduit de la profondeur dans l’écriture. Dans ce stratagème, je verrais volontiers de l’art.
Toutefois, quand je me hasarde à la surface du texte, j’aperçois des grumeaux bien compacts, notamment dans les chapitres de « Commentaires ».

Ainsi, page 194 (la parenthèse est de moi, c’est mon commentaire sur les commentaires, par conséquent) : « Oh, ça recommence ! La pourriture coloniale revient dans les mêmes mots. ‘La paix pour dix ans’, il l’a dit devant moi. Ici, comme là-bas. Et ce ‘ils’ ! Tous les Français l’emploient de connivence. Une complicité discrète unit les Français qui comprennent sans qu’on le précise ce que ce ‘ils’ désigne. On ne le précise pas. (Là, on s’accroche) Le comprendre fait entrer dans le groupe de ceux qui le comprennent. Comprendre ‘ils’ fait être complice. Certains affectent de ne pas le prononcer, et même de ne pas le comprendre. Mais en vain ; on ne peut s’empêcher de comprendre ce que dit la langue. La langue nous entoure et nous la comprenons tous. La langue nous comprend ; et c’est elle qui dit ce que nous sommes. »

Je vois dans ce paragraphe ô combien poussif deux explications des raisons pour lesquelles Alexis Jenni vient d’obtenir le prix Goncourt. D’abord, une furia anti-colonialiste dont j’imagine que ces Messieurs-Dames du jury ont dû se délecter, la table de Drouant étant, de notoriété publique, un appui très confortable pour se hisser sur l’Olympe des grands sentiments et des nobles causes ! Deuxièmement, une nième incantation en faveur de la langue française et de la littérature du même tonneau, c’est-à-dire le chemin le plus direct pour décrocher un prix littéraire. Un peu mécanique, tout ça !

Autre exemple, page 197 : « Je parle encore de la France en parlant dans la rue. Cette activité serait risible si la France n’était justement une façon de parler. La France est l’usage du français. La langue est la nature où nous grandissons ; elle est le sang que l’on transmet et qui nous nourrit. Nous baignons dans la langue et quelqu’un a chié dedans. Nous n’osons plus ouvrir la bouche de peur d’avaler un de ces étrons du verbe » etc.
(N.D.L.R.: ne serait-ce pas une définition du politiquement correct?)

Le 16/12/2011  

Remarques de Dominique Thiébaut Lemaire reproduites sur le site « chaslerie.fr »:

…Il y a un aspect que Martine Delrue évoque brièvement à propos de Victorien Salagnon (N.D.L.R. : personnage du roman): « c’est un individu extrêmement ambigu ». Je m’interroge sur le succès actuel de l’ambiguïté, apparemment appréciée des jurys littéraires, ambiguïté qui est manifeste également chez Emmanuel Carrère où elle est toutefois assumée et expliquée ; et qui m’avait choqué à propos des Bienveillantes (roman lui aussi très copieux découpé en sept), mémoires imaginaires d’un SS, prix Goncourt 2006 et grand prix de l’Académie française 2006, grand succès en France, flop aux Etats-Unis.

Le 22/12/2011

(N.D.L.R. : les appréciations suivantes de Pierre-Paul Fourcade, qui a vécu à Dakar de 1959 à 1962, ont pour point de départ un décret en dix-neuf articles, reproduit sur son site, du Président de la République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, sur l’emploi des majuscules dans les textes administratifs, décret fait à Dakar le 10 octobre 1975)

Avec cela, qui oserait prétendre que tout était mauvais dans les colonies françaises ?

C’est pourtant ce qu’affirme Alexis Jenni dans L’art français de la guerre dont je viens de terminer la lecture (ouf !). Il explique même que les idéaux de la Révolution étant intrinsèquement incompatibles avec la ségrégation induite par la colonisation, le ver était dans le fruit dès le départ. Je trouve que cet argument est loin d’être stupide, même s’il est sans doute bien réducteur.

Ceci dit, je n’ai pas aimé la tonalité générale de l’ouvrage car finalement, seul, côté français, le dénommé Paul Teitgen trouve grâce aux yeux du romancier couronné.

Au-delà de cette thèse qui me paraît simpliste…, je suis, pour m’en tenir ici aux aspects purement littéraires, gêné que l’ouvrage, bien qu’édité par Gallimard sous l’illustre jaquette de la N.R.F., comporte plusieurs fautes d’orthographe et tant de passages selon moi médiocrement rédigés (nouvel exemple, page 233: « Tous ces gens qui passaient autour de moi se ressemblaient entre eux et ne me ressemblaient pas. Là où je vis, je perçois l’inverse : ceux que je croise me ressemblent et ils ne se ressemblent pas entre eux. » Si quelqu’un comprend ce genre de transitivité que je trouve bancal, de grâce, qu’il me l’explique !).

Pour rester néanmoins sur un bon souvenir, je recommanderais deux passages qui me semblent particulièrement réussis :
– une scène de rupture rédigée dans un style « gore » fort cocasse, pages 113 à 131 ;
– une description de la neige qui tombe, pages 317 à 320.

 Allez, un troisième bon passage (page 327), à propos des déjeuners du dimanche en famille…
(N.D.L.R. : Qui est le « on » de ces bombances dans des phrases où les sujets s’embrouillent un peu: « On prend place devant l’assiette que l’on nous a désignée », « l’on serait mortifié si l’on ne nous invitait pas » ? Ce passage a évoqué à Pierre-Paul Fourcade les repas de fin d’année, thème d’actualité à la date où il a écrit son commentaire):

« C’est dimanche, les souliers font mal, on prend place devant l’assiette que l’on nous a désignée. Tout le monde s’assoit devant une assiette, tout le monde a la sienne ; tout le monde s’assoit avec un soupir d’aise mais ce soupir ce peut être aussi un peu de lassitude, de résignation, on ne sait jamais avec les soupirs. Personne ne manque, mais peut-être voudrait-on être ailleurs ; personne ne veut venir mais l’on serait mortifié si l’on ne nous invitait pas. Personne ne souhaite être là, mais l’on redoute d’être exclu ; être là est un ennui mais ne pas y être serait une souffrance. Alors on soupire et l’on mange. Le repas est bon, mais trop long, et trop lourd. On mange beaucoup, beaucoup plus que l’on ne voudrait mais l’on ressent du plaisir, et peu à peu la ceinture serre. La nourriture n’est pas qu’un plaisir elle est aussi matière, elle est un poids. Les souliers font mal. La ceinture s’enfonce dans le ventre, elle gêne le souffle. Déjà, à table, on se sent mal et on cherche de l’air. On est assis avec ces gens-là pour toujours et on se demande pourquoi. Alors on mange. On se le demande. Au moment de répondre, on avale. On ne répond jamais. On mange. »

 

Pierre-Paul Fourcade

 

 

 

Emmanuel Carrère: Limonov (prix Renaudot 2011) Auteur: Martine Delrue

 

Limonov  d’Emmanuel Carrère  – P.O.L., 489 pages

Emmanuel Carrère aime raconter des vies,  imaginer comment ça fonctionne chez ceux qui sont différents de lui. Pour écrire des romans, parfois il choisit des mythomanes (L’Adversaire, 2000),  parfois des  hommes de bien (D’autres vies que la mienne, 2009, qui a pour point de départ le tsunami de 2004 et un juge des commissions de surendettement). Cette année, voici une biographie d’un homme réel, avec faits politiques et noms réels. L’histoire vraie d’un homme sulfureux.  Et raconter la vie de Limonov, Russe né en 1943, écrivain, aventurier punk, homme politique qui se voit en leader de l’opposition à Poutine, c’est raconter une vie hautement romanesque.

Cet objet d’étude suscite l‘étonnement à tout le moins, peut-être pour certains une  fascination.  Alors l’auteur égrène les grains de son chapelet : l’histoire russe de 1943  à 2009 est déroulée en petits chapitres d’une dizaine de pages, qui évoquent  l’enfance, les choix, les moments forts de la vie de son héros.  Ce mousquetaire autoproclamé, voulant réunir tout à la fois la culture d’Aramis, le dynamisme de Porthos et le courage de  d’Artagnan, lui plaît. Surtout qu’il s’agit  d’une époque troublée depuis 89, putsch manqué, révolution,  Serbie, oligarques, années Poutine ; mais  on peut regretter que pour ce  survol Carrère adopte, à la façon de son héros, un  style journalistique et racoleur, des termes  crus ou voyous.

Il dévide sa litanie de formules choc,  rehaussée d’oxymores : « notre barbare, notre voyou – nous l’adorions / national- bolchévique  ou  écrivain–star/  Carlos ou Jean Moulin (rien de moins !) /    Walesa ou Bayrou  / poète maudit–outlaw / Lucien de Rubempré – clochard à New-York / rock star- petit Raskolnikov / enfant perdu (à la Prévert) – quasi criminel de guerre/ magnifique et monstrueux – agitateur ultranationaliste ». Nous sommes secoués et perplexes.

Mais Emmanuel Carrère aime aussi à parler de lui et s’introduit dans le texte, à la première personne. Il l’avait déjà fait dans  son autre Roman russe (2007) pour dire qu’il n’avait quasiment rien à dire et qu’il  cherchait son sujet. Ici il l’a trouvé. Il se démarque de  sa mère, l’historienne spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, en se plaçant comme biographe héroï-comique, qui rend visite au grand homme, et qui le regarde vivre.  Derrière les parallèles à la Plutarque, entre Limonov et Sakharov, se profilent d’autres parallèles. On se croise, on s’examine, on se jauge.  

Limonov est peut-être un  poète – homme politique (emprisonné pour ses prises de position) digne de devenir personnage de roman, mais certainement pas une personne intéressante, plutôt même assez dégoûtante. Nabokov s’intéressait aux papillons. Emmanuel Carrère enfant sage descendant de « Russes blancs » s’encanaille et rêve aux voyous. Il continue ainsi sa réflexion à la fois compréhensive et distanciée sur les personnages ambigus, dont faisait partie son grand-père maternel, proallemand tué à la Libération, dont il parle dans Un roman russe.

 

                                                          Martine Delrue

Alexis Jenni prix Goncourt 2011(I). Auteur: Martine Delrue

                                              Comment peut-on être para ?  

 L’  art français de la guerre     d’Alexis Jenni    –     Gallimard, 634 pages

 

Si l’on regarde la trame, celle des chapitres pairs, c’est un roman d’aventures ou un roman historique, raconté à la troisième personne. Objectif ? Neutre ?  Le lecteur est entraîné du monde feutré et doucereux de Lyon, en 1942, un « univers de  rats »,  jusqu’ à Saïgon et HanoÏ, puis en Algérie. Le personnage principal, Victorien Salagnon,  a dix-sept ans ; il va quitter le monde des versions latines pour la vraie vie, celle de la « Guerre de Vingt Ans », qui se terminera en 1962.

Le long de cette trame se trouve entrecroisée une chaîne de commentaires.  Sont nommés ainsi les chapitres impairs, et cela à sept reprises, comme dans les sept livres de César. Mais cette fois-ci la nouvelle guerre des Gaulois est racontée à la première personne, depuis notre quasi-présent, par « un enfant de la première république de gauche », un  jeune narrateur qui, en 1991, se lie d’amitié avec l’ex-parachutiste Victorien Salagnon. Celui-ci lui remet bientôt un cahier gris. Le baroudeur sent son incompétence à transmettre ce qu’il a vécu, sait que les mémoires qu’il a tentés sont plats et ennuyeux. Il demande à son jeune ami d’écrire le récit. En contrepartie il lui enseignera l’art de la peinture à l’encre de Chine. Art du fugitif et de l’instantané. La question de la représentation est vite posée. Celui qui se nomme lui-même le narrateur (et qui n’a pas de nom) prend donc le relais de l’écriture. Et ça commence comme ça, à la première personne, dans la banlieue lyonnaise, à Voracieux-les-Bredins, où il vit, quasi clochard, inactif, débranché, regardant « Tempête du Désert » lors du départ des spahis de Valence pour la guerre du Golfe.

L’auteur, Alexis Jenni, né en 1963, n’est pas un historien. C’est un véritable romancier, quoiqu’il enseigne les Sciences et Vie de la Terre. Son évocation de la forêt  de la Haute – Région par exemple, « faite de haillons mal cousus » est vertigineuse. Il donne à voir, bien au-delà du pittoresque : brouillards ombreux autour de Lyon, Indochine (mot qui met en branle l’imagination),  forêt tonkinoise, djebel algérien. Il donne aussi à penser, car «les événements posent une question infinie qui ne répond pas ». De fait, en France, dit A. Jenni, l’armée est un sujet qui fâche : que penser de la perpétuelle  obéissance des militaires, des raisons qui les ont menés là? Qui sont ces hommes ? Et puis le récit, passionnant, est également entrecoupé de réflexions sur l’écriture de la guerre et sur les mots. Comment la dire ? Que signifient «  violence ? ordre ? les nôtres » ? Comment tout cela détermine-t-il notre présent ?  Le lecteur est emporté. Pas de point de vue surplombant : causes proches ou lointaines, idéologies, vision officielle sont absentes. Nous voyons au ras du sol des gestes, des bonds, non dénués d’émotions, des hommes  qui avancent, poussés seulement, dirait-on, par l’action précédente. Et cet enchaînement est saisissant.

Les mots de Pascal Quignard, placés en exergue, nous le rappellent : « Le héros, ni vivant, ni mort, est quelqu’un qui pénètre dans l’autre monde et qui en revient. » De fait, Victorien Salagnon  a, dans le monde réel, une Eurydice vieillissante qu’il a précipitamment rapatriée d’Algérie, et son Homère qu’il relit et récite sans cesse. Guerrier cultivé, c’est un individu extrêmement ambigu. Fascinés, irons-nous jusqu’à le comprendre, lui et ceux dont la torture fut le métier ?

Quantité de pages sont époustouflantes. Et les amateurs de littérature seront sensibles à l’hommage rendu au verbe : De Gaulle est salué ici non comme homme politique mais comme créateur d’histoire : « En 58 le Romancier revint à la tête de l’Etat….il manoeuvrait les mots, il avait le souffle romanesque…Les Français furent son grand roman. »  Ainsi, les sensations, les descriptions et récits emportent, les réflexions sur la peinture et les mots charment. Comme l’a dit Pierre Nora, la frontière entre histoire et roman passe bien par l’écriture.

                                                                          

                                                                                                     Martine Delrue

Théâtre: L’homme inutile, de Iouri Olecha. Auteur: Martine Delrue

                                       Théâtre ou mise en théâtre ?

 

L’homme inutile,  de Iouri Olecha,  mise en scène Bernard Sobel , La Colline. Du 9 septembre au 8 octobre 2011.

Voici un homme entre deux siècles, né à la charnière, au tournant, en 1899, suspendu entre deux mondes, écartelé entre l’Ancien – le bourgeois- et le Nouveau – l’homme à créer. Lorsqu’il écrit, à Moscou, dans les dernières années de la Nouvelle Politique Economique, Iouri Olecha incarne cette opposition fondamentale dans une confrontation mythique : Abel et Caïn s’affrontent dans  l’Homme inutile ou la confrontation des sentiments, pièce qu’il a tirée  lui-même, en 1929,  de son  roman L’Envie, publié deux ans auparavant. Et en effet tout  oppose ces deux personnages.

 Andreï est l’aîné. L’union du socialisme et de la technique va permettre de réaliser la Grande Utopie. Ordonné, méticuleux, froid, sec et maigre, homme de maîtrise, à la mèche raide, Andreï gère le combinat alimentaire qui produira  bientôt des millions de saucissons à 35 kopecks. Nous le voyons, dès l’ouverture, dans son bureau haut perché, au sommet du praticable, à l’image des tours du décor, qui dressent vers le ciel leurs carreaux rouges. Sa prestance en impose. Tandis que ses costumes de plus en plus blancs disent sa transformation en capitaine d’industrie capitaliste, son humanité décroît. Pas de temps à consacrer à la jeune fille qu’il a ravie à son frère. Elle a beau tournoyer autour de lui, léger faune dansant, automate gracieux, elle ne le touche pas. Trop occupé déjà par le pouvoir sur les cités terrestres, il est séparé de tout attachement.

Face à lui, Abel l’homme à l’existence précaire, ici nommé Ivan, le frisé au chapeau melon, aux bonnes joues rebondies, apparemment le galeux, le sanguin, se fait remarquer par l’oreiller jaune qu’il promène partout. Diablotin qui affirme son goût pour le dieu des morts, à savoir les sentiments qui régnaient dans l’ancienne humanité, la vanité, l’envie, la jalousie, l’amour et que l’homme nouveau dédaigne ou ignore. Outrancier et désordonné, il endosse aussi le costume de l’auguste face au clown blanc sérieux et rationnel.

Autour d’eux gravite l’étudiant romantique traditionnel, incapable d’agir et désespéré.

C’est un spectacle qui regorge d’idées d’intéressantes. Pourtant le débat philosophique, l’opposition qui est au fondement même de la pièce, les allusions historiques (un médecin en blouse blanche, des ouvriers à la casquette emblématique) ne suffisent pas. Il manque à cette réflexion un milieu, une fin  et une intrigue plus resserrée. Pourquoi l’écrire sous forme théâtrale ? Malgré la gymnaste au ruban rouge, malgré les figures de clown, malgré des décors très réussis, malgré même la nef des fous qui apparaît au centre de la pièce et la présence remarquable des deux acteurs principaux, le temps paraît  long.  Or Olecha aimait écrire : «  Pas un jour sans une ligne », note-t-il dans son Journal. La farce grotesque des frères ennemis se lirait  plus volontiers dans un fauteuil.

 

                                                                                  Martine Delrue