L’Ukraine manque de chef et d’obus

 

Elle n’a pas reçu la quantité d’obus
Que lui avaient promis des alliés ambigus
Après avoir compté sur un vaste arsenal
Offert par les surplus du monde occidental
L’Ukraine ne sait pas quel solde lui revient
Peut-être que pour elle il ne reste plus rien

Nommé ambassadeur en résidence à Londres
Son général en chef risque de  s’y morfondre
Le président l ‘ayant écarté de l’armée
Et le pays bientôt a lieu de s’alarmer

Si pour dynamiser les soldats des tranchées
Il n’y a plus de chef qui les fasse échapper
A la guerre changée en terrible hachoir
Quand les corps ne sont plus que viandes sans victoire

Bombardements en Ukraine (2023-4)

 

Le chef d’état-major après des nuits de casse
Juge que son pays se trouve dans l’impasse
Il faudrait selon lui réagir sans  tarder
Pour résister au feu répliquer bombarder
Avec un armement réinventant la foudre
Impliquant du nouveau comme au temps où la poudre
Avait renouvelé les données du combat
Et se faisait entendre avec perte et fracas

L’Ukraine exige plus que l’aide magnifique
Offerte jusqu’alors  par l’oncle d »Amérique
Mais même à Washington rien n’est illimité
Ni l’argent à donner ni la capacité
d’en donner plus encore à charge de retour
Or l’Ukraine en veut plus y compris de l’amour

Comprenant que les tanks ne sont pas le moyen
dont elle peut rêver pour atteindre le bien
Celui d’être plus fort que la Russie du diable
Il lui faudrait des chars en nombre inatteignable –
Pour gagner cette guerre et de plus des avions
Afin de remporter ces combats d’attrition

Elle veut maintenant  que l’occident la dote
D’un armement volant c’est-à-dire une flotte
Capable d’assurer la maîtrise des cieux
– Est-ce trop demander sous le regard des dieux –
une arme remplissant de bangs et d’explosions
L’espace traversé plus vite que le son

 

Des mois se sont passés sans réelle offensive (Ukraine 2023)

Des mois se sont passés sans réelle offensive
Sans action qu’on pourrait tenir pour décisive
Les  deux côtés ont pris pour des réaltés
Ce qui était surtout des virtualités
La victoire exigeant de plus en plus d »efforts
Dans une volonté tendue comme un ressort
Pour que l’Ukraine obtienne enfin la panoplie
Des armes dont dispose une armée dernier cri

Il faudra dans ce but donner à Kiev des chars
et des avions coûtant des millions de dollars
Sachant que par ailleurs il suffirait d’un rien
5une mie par  terre ou un drone aérien)
Pour détruire un engin valant bien davantage
Pour le déchiqueter et le mettre hors d’usage

Chaque camp s’obstinant sur la ligne de front
A poussé  vainement des cris de bûcheron
Pour garder à l’avant sa part de territoire
Ne pouvant faire mieux qu’un progrès dérisoire
Sur une front qui se fige en petites actions
Dont chacune s’annule en contre-réactions
Sans pouvoir obtenir comme un effet de brèche
Ou de percée faisant comme un effet de flèche

Si vu de près le front nous semble être mouvant
Comme un trait de crayon qu’on gomme à tout moment
Les positions de loin paraissent plus durables
Pour peu qu’on étudie les cartes sur la table
Et qu’on juge en fonction de la longue durée
Mais prédire la fin serait prématuré

 

Souvenir d’Osama Khalil (1949-2023)

J’ai fait la connaissance d’Osama Khalil en 2010. Je cherchais un éditeur pour les sonnets que j’avais écrits à l’occasion de mes missions professionnelles autour du monde .Après une lecture à haute voix par Fatima de mon sonnet consacré au Maroc, Osama m’a donné son accord pour publier ce poème et quelques autres dans sa collection de L’Harmattan intitulée « Le Scribe Cosmopolite ».
A cette publication de 20I0 se sont ajoutés dans la même collection au cours des années suivantes une dizaine de livres (sous la forme de recueils de poésie, de voyages et d’actualité, plus quelques essais en prose). Ces ouvrages mis en pages par Osama ont été illustrés par un autre de mes amis,Sergio Birga, d’origine florentine, décédé fin août 202I lors de ses vacances sur la côte d’Azur.

Osama Khalil et Sergio Birga ont été les créateurs de mes livres – d’abord en tant qu’objets matériels – durant les années allant de 2010 à un peu plus de 2020. Osama faisait le lien dans sa collection Le Scribe entre l’éditeur L’Harmattan à Paris et l’imprimeur Corlet établi en Seine Maritime. Les relations à distance étaient grandement facilitées par l’informatique. Les choix (caractères d’imprimerie,couleurs de couverture, mises en page, dessins, types de papier…) étaient fixés d’un commun accord grâce à la coordination à distance entre l’éditeur, l’imprimeur et l’auteur. Dans ce travail, Osama Khalil qui connaissait bien ses interlocuteurs de L’Harmattan et de Corlet faisait preuve de vraies connaissances professionnelles. En tant qu’éditeur il se conformait autant que possible aux demandes de l’auteur, et il avait la satisfactiion de dire en plaisantant: « Osama fait plaisir « . La sortie du livre donnait l’occasion d’une petite fête où Osama nous préparaiit un plat égyptien.

Né en Egypte, il était fier de son pays natal et de l’ancienneté de sa civilisation. Dans Mes lettres à Elle, il célèbre à la fois la femme aimée et « el », nom de la divinité en arabe. Dans « l’Ether de mes pensées » , écrit- en 2019 dans Figures de l’étreinte romantique (étreinte voulant dire union de l’âme et du corps), il se souvient du philosophe Plotin, né à Assiout en Egypte,  qui reprochait à  certains adeptes d’une secte chrétienne une conception de la transcendance séparant l’Esprit de la matière, privant ainsi de leur âme les plantes, les pierres et les rivières. Or, dans le grand temple de l’univers la  matière de la terre, ici-bas, a déjà du ciel au coeur puisque dans Les Ennéades Plotin nous dit qu’il ne faut pas craindre de penser et de dire que la matière existe au ciel.

On voit ainsi que chez Osama Khalil, amour, poésie et plilosophie sont étroitement liés. Ces liens rendent son souvenir d’autant plus cher à notre coeur.

Souvenir d’Osama Khalil

J’ai fait la connaissance d’Osama Khalil en 2010. Je cherchais un éditeur pour éditer les sonnets que j’avais écrits à l’occasion de mes voyages professionnels autour du monde. Après une lecture par Fatima Guemiah de mon sonnet consacré au Maroc, pays de Fatima, Osama m’a donné son accord pour publier entre autres ce poème chez L’Harmattan dans sa collection intitulée « Le scribe cosmopolite ».
A cette publication de 2010 se sont ajoutés dans la même collection au cours de la décennie suivante une dizaine de livres (sous la forme de recueils de poésie, de voyages et d’actualité, plus quelques essais en prose). Ces ouvrages mis en pages par Osama ont été illustrés par un autre de mes amis, Sergio Birga, d’origine florentine, malheureusement décédé en 2021 lors de ses vacances sur la côte d’Azur..

Sergio Birga et Osama Khalil ont été les créateurs de mes livres chez L’Harmattan durant les années allant de 2010 à un peu plus de 2020. Osama pour sa part faisait le lien avec l’éditeur le scribe L’Harmattan et avec l’imprimeur Corlet établi en Seine Maritime, avec lequel les relations à distance étaient grandement facilitées par l’informatique. Le choix des couverture et des pages (couleurs, mises en pages, dessins et des caractères caractères d’imprimerie,type de papier) était fixé à distance d’un commun accord  grâce à la coordination à distance entre l’éditeur, l’imprimeur et l’auteur. Dans ce travail, Osama Khalil qui connaissait bien ses interlocuteurs de Corlet et de LHarmattan faisait preuve de connaissances vraiment professionelles en informatique. Ce qui avait attiré plus particulièrement son attention était sans doute l’évocation des pays de la Méditerranée.

Né en Egypte, Osama Khalil était fier de son pays natal en même temps que l’ancienneté de sa civilisation. Dans Mes lettres à Elle, il célèbre à la fois la  femme aimée et « el »; nom de la divinité en arabe. Dans l’Ether de mes pensées, écrit-il en 2019 dans Figures de l’étreinte romantique (étreinte voulant dire union de l’âme et du corps), il se souvient de la critique de Plotin (né en 204 à Assiout en Egypte) qui reprochait à certains adeptes d’une secte chrétienne une conception de la transcendance qui séparerait l’Esprit de la matière, privant ainsi de leur âme les plantes, les pierres et les rivières. Or dans ce grand temple de l’univers, la matière de la terre, ici-bas, a déjà du ciel au coeur puisque dans les Ennéades Plotin nous dit qu’il ne faut pas craindre de penser et de dire que la matière existe au ciel.

On voit ainsi que chez Osama Khalil,amour; poésie et philosophie sont étroitement liés, et que ces liens nous rendent son souvenir cher à .notre coeur.

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Texte d’Yvi Le Beux : grenouilles et rats dans le Marécage.

 

Libres Feuillets a consacré à Yvi Le Beux un article biographique daté du 9 novembre 2019, intitulé « Le professeur de médecine Yvi Le Beux de Quimper à Québec et à Vancouver »
Yvi Jérôme Joseph Le Beux, né à Kernével (aujourd’hui Rosporden) près de Quimper le 5 août 1932, interne des Hôpitaux de Paris, docteur en médecine en 1962, s’est installé ensuite au Canada où il a été professeur à l’université Laval de Québec. Il s’est ensuite retiré en Colombie-Britannique (État de l’ouest canadien) où il a acquis une maison, à l’endroit le plus chaud du Canada, dans une vallée au climat sec, entourée de lacs, de vignobles et d’arbres fruitiers. Il est mort le 19 mai 2015 à Penticton, non loin de Vancouver, dans une  maison de retraite (Haven Hill Retirement Centre) où il se trouvait depuis quelques mois. L’un de ses fils a été son exécuteur testamentaire.
Sa famille bretonne a appris son décès par une notice sur internet (The British Columbia Gazette du 9 mars 2017), publiée par le gouvernement de la Colombie-Britannique appelant les créanciers éventuels à se faire connaître en vue du règlement de la succession.
La compagne d’Yvi Le Beux, Dorothy Nakos, était entrée en contact avec la famille bretonne en mars 2015 après la lecture d’un article intitulé « Une famille bretonne de la Révolution aux guerres du XXe siècle », publié par Dominique Lemaire (d.t.lemaire@gmail.com), époux de Maryvonne Lemaire née Scavennec (parente d’Yvi Le Beux) sur le site (WordPress) « Libres Feuillets » (www.ouvroir.info/libresfeuillets/).
Dorothy Nakos, née à Paris en 1947, est venue jeune au Canada. Elle a fréquenté l’école anglaise puis obtenu le baccalauréat en philosophie de l’université de Caen (bac français) au Collège Marie de France à Montréal. Ensuite, elle a fait des études universitaires : licence, maîtrise avec thèse et doctorat en linguistique appliquée. Elle a été, comme Yvi Le Beux au côté duquel elle a vécu pendant trente ans, professeur à l’université Laval à Québec, lui à la faculté de médecine, elle à la faculté des lettres. Elle est l’auteur(e) de livres et articles consacrés à l’imagerie médicale (Dictionnaire de l’imagerie médicale) et à la linguistique (terminologie et onomastique).

Dans le présent article, il est question de deux textes (transmis par Dorothy Nakos), rédigés par Yvi Le Beux. au cours des dernières années de sa vie.
L’un est un texte d’histoire, consacré à la découverte de l’Amérique, remontant aux Vikings et détaillant l’exploration de l’embouchure du Saint-Laurent par Jacques Cartier (1491-1557), navigateur breton originaire de Saint-Malo.
L’autre texte, sous forme de fable, décrit la vie des grenouilles et des rats dans un grand marécage de l’Amérique du Nord. D’après Dorothy Nakos, ce serait une parodie de la vie politique au Québec… Des extraits de ce second texte de 36 pages sont cités ci-après.
P.1-8 :
« Dans le frisquet d’une aube blafarde, le ciel a gardé une couleur gris métallique. La grande froidure à peine terminée, le soleil s’est levé avec difficulté, mais, dès l’aurore, se fait éclatant, inondant de ses rayons déjà chauds une végétation encore figée, qui ne
demande qu’à s’épanouir à la lumière d’un été déjà proche. A une dormance prolongée
fait brutalement suite une reprise active de la vie qui, succédant au tumulte des éléments,
s’avère d’autant plus fébrile qu’elle est courte. Dans l’immensité de la contrée vaste comme un continent, parsemée de nombreux lacs s’étendant jusqu’à l’horizon, s’est animé le grand marécage aux frontières indécises, dit le Marécage, d’où s’élève une clameur d’indignation, périodiquement. Faune, flore n’y sont que formes de
l’environnement. La vie des êtres signifie celle du monde qu’ils peuplent mais, d’un lieu
à l’autre, diffère sans pourtant exclure l’une ou l’autre des communautés, car, malgré
leurs particularités, elles n’ont jamais cessé de coexister.
Le marécage revient à la vie, qu’il semblait avoir perdue, au moins momentanément. Grenouilles, crapauds des roseaux, qui la tête enfouie dans la vase, qui abrités dans les anfractuosités de quelques blocs de rochers de la berge, se tenaient
immobiles, s’activent maintenant…. Au fur et à mesure que la chaleur du soleil dissipe les brumes du matin s’élevant du marécage, la frénésie de la vie chasse l’engourdissement du sommeil. À l’approche du marécage, le ciel est empli du bruissement de bestioles grouillantes, débouchant de n’importe où, à n’importe quel moment ! La quête du suc des visiteurs les rend très agressives. Intrépides, elles fondent sur leurs victimes au hasard des rencontres.
Dans ce monde aux actions franches, directes, sans aménité, vivent aussi d’autres
pensionnaires à l’allure paisible, qui sur un lit de verdure, qui assis sur une feuille de
nénuphar, attendent qu’on vienne à eux pour se rassasier à leur tour. La nourriture y est
vraiment abondante. Y vit-il en harmonie, ce petit monde ? On s’entre-dévore et on se
reproduit. La nature le lui a enseigné. Rien ne se perd ni ne se crée dans cet univers….Parmi joncs, roseaux et autres plantes aquatiques, s’ébattent des grenouilles
attroupées. Dans la nonchalance de l’après-midi ensoleillé, elles coassent gaiement.
Sans doute racontent-elles les dernières aventures de leur retour à la vie sociale. La
saison active vient de commencer et ça jase déjà fort. Que de gentilles commères ! Sur
la berge, des crapauds américains prennent leur bain de soleil, tout en zieutant les belles
grenouilles. A l’écart, parmi les nénuphars, se tient toujours au même endroit que la
veille, la tête hors de l’eau, immobile, comme figée, à la façon d’un périscope de sous-
marin, une énorme Grenouille. Elle observe, plutôt elle scrute. Elle est aux aguets. Le
majestueux personnage, c’est Ouaouaron. Grimpée au faîte d’un bouleau, près de la
berge, une petite grenouille d’un bleu-vert tendre, brillant, s’est agrippée à l’une des
branches, à l’aide de ses petites pelotes charnues à l’extrémité des doigts. Une patte
après l’autre, elle avance le long de la branche, se déplaçant lentement. Elle épie entre le
feuillage, tout en ne quittant pas des yeux le moindre geste de son compagnon. De son
poste d’observation, elle scrute aussi à l’entour. Cette gentille créature, c’est Hyla. Dans
cet univers où s’entre-dévorer est la règle, Ouaouaron et Hyla se sont unis pour pouvoir y
continuer à vivre. Ils se sont ainsi liés d’affection.
Après un hiver des plus rigoureux, prolongé d’une quinzaine, l’atmosphère est
désormais à l’optimisme dans le Marécage. La nuit durant, le ronflement continu des
mâles l’a tenu en éveil. Le temps est venu de répondre à l’appel de la race selon le maître
à penser Alonie, le choucas très futé qui veille à la spiritualité de la gent grenouille. Et de
se rendre à l’étang des amours. Le chemin est court. Par une belle journée ensoleillée du
printemps, après s’être réchauffés l’après-midi durant, les sieurs y sont arrivés les
premiers. Qu’ils sont empressés à courir le guilledou ! Et, le crépuscule venu, ils
poussent leur romance et n’auront pas de cesse qu’ils n’aient obtenu ce qu’ils veulent, la
présence des dames. Nageant inlassablement, les sieurs manifestent de l’impatience.
Certains se méprennent et étreignent, qui un compère, qui un crapaud parmi les roseaux.
Ça grogne…et de lâcher prise. Enfin, voilà une dame ! Se ruent nombre de sieurs qui
tentent de la saisir, de l’étreindre, de se cramponner à toute chair encore disponible.
Impossible ! Si ce n’est de s’entasser les uns sur les autres, une marée de grenouilles
engluées en une vaine consommation, sans délices. A la lisière de l’impulsive brutalité
aveugle, le jeu de l’amour et du hasard triomphe enfin ! Un sieur Grenouille, comme tant
d’autres le font encore, appelle sa dame de son chant qui a l’heur de la séduire. Dieu, le
ciel l’aurait-il exaucé ! De son cloaque se dégagent alors des effluves si odoriférants
qu’elle tombe ! Il ne lui reste plus qu’à l’étreindre de ses bras, d’un geste convulsif, à
l’embrasser en arrière des siens et à se cramponner à son dos, la nature l’ayant pourvu de callosités sur les doigts des mains et sur différentes parties du corps. L’énorme dame
Grenouille esquisse quelques pas de danse, un petit sieur agrippé au dos. Au terme d’un
laps de temps plus ou moins long, elle livre à la nature une myriade d’œufs que son
partenaire de petite taille couvre d’une semence épaisse. La nature disposera ainsi de
grappes d’œufs fécondés. Le devoir accompli, l’étreinte se desserre. Le sort en est jeté.
La dame quitte l’étang des amours. Le sieur appelle encore. Il est toujours disponible.
L’accouplement, c’est l’infini mis à la portée des grenouilles aussi longtemps que se
maintiendra l’espèce, pourvu que l’environnement leur prête vie. Ainsi naissent les
têtards, une manne dans le Marécage, qui survit toujours. On va pouvoir continuer à y
faire bonne chère. Elle est délectable, exquise même et abondante.
La gent grenouille va pouvoir maintenant couler des jours paisibles et se prélasser.
En quelque sorte, c’est un coin de paradis. A l’acmé de l’un de ces après-midi tranquilles,
mais étouffants, subitement, voilà que clapote l’onde dans le Marécage. Le calme brisé,
les pensionnaires somnolentes sont frappées de stupeur. Elles se sont instantanément
tues. L’inquiétude grandit. Dérangée, la gent grenouille, fort avisée et peureuse, est prise
d’une grande panique. Peu s’en faut, ces aimables créatures ne font voir leur derrière
qu’à peine l’espace d’un instant, plongent prestement au fond de l’onde et se dissimulent
là où ce n’est qu’eau et vase, en remuant vivement les pattes de derrière au passage.
Encore des flocs incessants ! Elles se cachent aux regards indiscrets dans l’onde.
Pourquoi ce branle-bas ? Nul ne le sait. Sieur Héron, dame Couleuvre ne sont pourtant
pas sur les lieux. Le temps s’écoule, fuyant même. Le danger passé, timidement,
quelques grenouilles se hasardent à remonter à la surface, suivies graduellement par
d’autres. La tête hors de l’eau, elles se mettent à coasser bruyamment, en prenant le ciel
à témoin. Tout va mal, rien ne va bien, les pensionnaires du Marécage coassent les unes
après les autres. Le Marécage en résonne. L’optimisme est de retour. Il n’y pas au
monde plus avisée que la gent marécageuse. Le calme est revenu.
Il n’est d’éden que dans l’imaginaire. Dans l’univers du Marécage grouillant de
pensionnaires, continuer d’être peut dépendre de l’agilité d’un saut ou du camouflage.
Ouaouaron, au rictus superbe, toise encore et toujours. De sa propre initiative, il s’est
proposé d’aider ainsi ce peuple agile et fier, le peuple marécageois. Hyla, sa dulcinée,
n’en est que plus fière. Il suppute, de temps à autre, ses chances de pouvoir
continuer à le faire. Pourquoi ne serait-il pas comblé à son tour ? Cela lui permettrait de
faire honneur à Hyla, la gracieuse rainette, sa fidèle compagne en ce monde, où lutter
pour survivre à la prédation nécessite une attention de tous les instants. Elle lui prodigue
avec constance talent et énergie, tantôt en l’assistant dans l’activité de surveillance, tantôt
en le conseillant. Elle se sent en sécurité avec lui, mais elle déteste tremper dans la mare
aux grenouilles. Elle encourage Ouaouaron à s’entourer de collaborateurs. Camomille,
un sage, devient alors son conseiller. Il réfléchit et se propose de former le Conseil du
Marécage. En cet univers où on subit la loi des dents tranchantes ou des griffes acérées,
qu’importe le nombre ! La mission de Camomille s’avère longue et délicate.
Ouaouaron n’est pas heureux, cependant. Il ne jouit pas de sa propre estime.
Il se sent mal dans sa peau, cette enveloppe brune, molle, humide et froide. Le dos
moucheté de taches diffuses, plus foncées, la lèvre supérieure verte, la gorge jaune, les
pattes postérieures marquées de rayures transversales, autant de détails de son anatomie, qui l’irritent ! Il se sent engoncé dans un costume de carnaval. Le tympan, il est bien plus grand que l’œil. C’est pour mieux écouter ses sujettes, mais elles se tiennent
constamment à distance. Ce ne sont pourtant qu’insignifiantes disgrâces. Pourquoi donc
se tourmenter ? Dans son territoire, il est déjà roi, écouté, vénéré, quoique plutôt craint,
lorsque résonne son chant puissant: Or-woum! Brr-rr-rr-oum ! Un taureau dans le
Marécage, pense-t-on. Le gros pataud inspire ainsi une confiance mitigée. Les dames
Grenouille n’osent pas l’approcher, car il raffole de la chair tendre de ses sujettes. Un
coup de langue charnue instantané et souple suffirait. À l’occasion, il ne dédaigne pas la
jeune couleuvre, dont il ne fait qu’une bouchée.
De la mémoire, Ouaouaron en a. Camomille le Sage, son conseiller, lui a parlé à
la suite de ses périples dans les marécages des tropiques, de ses lointains cousins, les
Dendrobates, dont la peau est vivement colorée, tantôt rouge, parsemée de taches noires
sur les pattes, tantôt jaune et noir, une raie jaune entourée de bandes noires le long du
corps et autour de la tête et des membres. Qu’il serait agréable à la vue de ses sujettes, s’il en était ainsi pourvu. D’aucuns ont même des teintes qui brillent lorsqu’ils bondissent.
Quel spectacle ! De quoi les épater, d’autant plus qu’il saute assez haut. Cela ne
manquerait pas d’impressionner. La peau de ces lointains cousins contient de
nombreuses petites glandes qui sécrètent une substance toxique, pouvant être mortelle.
S’il avait une telle peau aux couleurs éclatantes, cela ferait passer à tout gros goujat
l’envie de le manger tout crû. Point ne serait besoin de s’entourer de gardes du corps
pour aller pique-niquer. La protection de la vie privée serait plus facile à assurer.
Pourquoi donc la nature ne l’a-t-elle pas doté d’une peau pourvue de poisons violents ?
Même si violents qu’ils entraîneraient une mort rapide à celui qui l’ingurgiterait. Et qu’il
lui faudrait un grand gosier pour l’enfourner, tant il est gros ? Ce serait un repas
gargantuesque, quoique funeste pour l’affamé ! Il serait étouffé par sa proie.

Le soleil descend sur l’horizon. Des reflets rougeoyants se dessinent à la surface
de l’onde qui bruit. Une brise tiède court. En cet après-midi sur le déclin, soudain, des
cris déchirent l’air. Ils proviennent d’une hutte située près des rives de l’étang. Acculée
au fond de sa demeure, une ratte défend avec l’énergie du désespoir sa progéniture
contre une intruse qui cherche à prendre possession de son logis. Précipitamment, sort de la hutte une ratte pourchassée par une adversaire plus corpulente qui, de ses pattes, lui agrippe le flanc, puis, de ses incisives tranchantes, lui saisit la nuque. Serrant les
mâchoires, elle la secoue brutalement. Sans lâcher prise, elle l’entraîne en eau profonde.
Ameutées par les cris de détresse, d’autres assaillantes attaquent un rat âgé, qui se défend avec tant d’acharnement qu’elles reculent. Ensanglanté, les flancs lacérés, la fourrure en mue déchirée, il résiste. L’eau est teintée de sang. L’une des rattes, celle qui tenait, de ses mâchoires enserrées, la nuque de sa rivale, refait surface. Le vieux rat réussit à grimper dans la hutte familiale, suivi par sa compagne. A l’aide de leurs griffes et leurs dents, ils ont écarté les assaillantes, qui voulaient s’emparer de leur logis, et ainsi
protégé leur progéniture. La nuque broyée, le corps de la ratte pourchassée flotte. La
guerre de territoire en a fait une victime.
Ouaouaron est d’abord demeuré froid et impassible, mais, dès que le combat
s’aggrave et se fait de plus en plus proche de lui, il est aussi saisi de frayeur, mais il se
garde de rejoindre le peuple déjà caché au plus profond du Marécage. De son poste
d’observation, Hyla, de sa voix fluette, l’encourage à demeurer en place. L’affrontement
entre les rats terminé, les grenouilles remontent à la surface. Elles en ont été quitte pour
la peur. Ouf ! On respire dans le Marécage. Hyla descend alors du bouleau, d’où elle
avait observé les péripéties et exhorté Ouaouaron.
Continuellement, la gent grenouille est côtoyée par les rats dans le Marécage.
Eux ne se soucient guère de la promiscuité des grenouilles. Ils nagent avec une grande
aisance, tant en surface qu’en plongée. Nonchalamment, ils avancent, la tête hors de
l’eau, fendant l’onde, propulsés par les pattes de derrière, guidés par la queue, le
gouvernail en poupe. Ils vaquent à leurs occupations, à la tombée de la nuit, quoique, par
temps gris, ils s’affairent le jour, se déplaçant par-ci, se sustentant par-là. Ils se
nourrissent surtout de végétaux, nénuphars, laîches, quenouilles, scirpes, flèches d’eau,
roseaux creux, aromatiques, d’une quantité d’animaux, mollusques, barbotes, petites
tortues et, à l’occasion, d’une grenouille. Ils vivent en famille dans une hutte, qu’ils
construisent, vers le début de l’automne, à l’aide de quenouilles ou de scirpes à grandes
feuilles, liés avec de la boue. Ils y accèdent par des quais, des canaux d’alimentation,
ainsi que par des couloirs aménagés, en plein milieu du territoire de la gent grenouille.
Très querelleurs, ils se battent avec acharnement, défendant fermement leur espace vital
contre leurs congénères. Quant à Ouaouaron, il regarde passer ces bestioles couvertes de poils, qui, au cours de leurs baignades, relèvent nonchalamment une longue queue
écailleuse hors de l’eau. Surprises, elles plongent promptement, en la faisant claquer.
Alors que de tels rats se tenaient parmi les roseaux, les pattes dans l’eau, Ouaouaron a pu observer tout à loisir leur face, de petits yeux perçants, des narines et de minuscules
oreilles dissimulées dans une épaisse fourrure. Trapus, couverts d’une fourrure d’un
duvet soyeux et touffu, hérissée de longs jars mêlés au poil fin, ils traînent une longue
queue aplatie, portant des franges de poils hérissés. Dans sa peau glabre, Ouaouaron est
désolé, car il ne peut pas couvrir sa nudité, envelopper sa difformité et la cacher à
jamais. Sa présence dans le Marécage indiffère les rats. Ils ignorent tout de lui et s’en
moquent éperdument. Pour eux, seul le respect de l’espace vital compte. Ils assurent leur
descendance dans le choix et pratiquent la monogamie. Mâles et femelles possèdent des
glandes anales qui, le rut durant, augmentent de grosseur et sécrètent un liquide dont
l’odeur rappelle celle du musc. Quand vient la saison, les dames s’emparent des endroits
les plus propices à l’aménagement d’un gîte, près d’une souche, d’une bille ou d’une
touffe de saules, en bordure de la végétation émergente, près des eaux profondes. Elles
forcent alors dames et sieurs en trop à chercher abri, nourriture, conjoint, ailleurs. La
richesse ne contentant que ceux qui ont les dents longues, que reste-t-il aux autres ? Peu
importe les conditions, à se multiplier. La loi du nombre, à son tour, opprime, mais
démocratiquement. Hyla n’est pas sans le savoir, encore faudrait-il qu’il y ait de la
nourriture en quantité suffisante… Et coasse encore, petite grenouille, dans le marécage de la vie. À la nuit tombante, un cri déchirant se répercute le long des collines au profil érodé, entourant les lacs, telle une plainte ensorcelante au sein d’une nature grandiose, sauvage, encore mystérieuse. Dans les marais, dès le crépuscule, à une note grave,
mélancolique, une seconde répond, puis une troisième; à l’unisson, progressivement, le
chœur du Marécage résonne à des lieues et, jusqu’à l’aube…

Covid-19 : Surestimation du nombre de cas et rumeurs de confinement fin mars 2021 ?

Covid-19 : et si le nombre de cas quotidiens était surestimé ?

L’information, relayée dimanche 14 mars sur le compte Twitter du fondateur de CovidTracker, a de quoi interpeller à l’heure où les indicateurs de l’épidémie attestent d’une progression constante à travers tout le territoire, et même très active dans certains départements. « Le nombre de cas en France serait, depuis plusieurs semaines, surestimé, en raison d’un problème lors du dédoublonnage des tests », a ainsi indiqué l’ingénieur en informatique Guillaume Rozier sur son.

Sans préciser d’où lui viennent « ses informations »,  l’ingénieur en informatique spécialisé dans le traitement des masses de données a ajouté que « Santé publique France travaille à résoudre ce problème » et que « les données seront mises à jour. » Ce qu’a confirmé par ailleurs le journal Le Parisien qui s’est également fait l’écho de ce biais ce 14 mars et auprès duquel l’agence sanitaire a effectivement reconnu « un écart ». Mais quel est son ordre de grandeur ? D’autres indicateurs sont-ils impactés ? Cela remet-il en cause l’évaluation globale de la dynamique épidémique actuelle ?

« Pour résumer, on n’a probablement pas 22.200 cas chaque jour, mais un peu moins de 20.000 », poursuit sur Twitter Guillaume Rozier fondateur de CovidTracker , évoquant un niveau du taux d’incidence « donc 10% trop élevé » et l’amenant à déduire que « ça ne change pas fondamentalement l’appréhension de la situation. »

Mais cet écart varierait selon les départements « de façon proportionnelle à la part de tests antigéniques parmi les cas positifs » souligne de son côté Le Parisien citant « un acteur au cœur du système ». Ce qui signifie qu’il pourrait atteindre jusqu’à 20 % dans certains territoires, et être quasi nul dans d’autres, sans toutefois que « Santé Publique France » soit en mesure pour l’heure de confirmer ou de démentir ces ordres de grandeur. Au niveau national, le taux d’incidence se situerait donc plutôt autour de 206 et non de 227 comme relayé actuellement.

« Cela ne devrait pas remettre en cause l’évolution du taux d’incidence (hausse, baisse) mais uniquement son niveau », a en outre spécifié le fondateur de CovidTracker. Informé de ce biais, le ministère de la Santé estime que ce dernier ne remet pas en cause l’évaluation globale de la dynamique épidémique actuelle. « On a toujours raisonné en termes de seuils, mais aussi de dynamique et de part de variants, qui ne sont pas impactés », explique ainsi une source auprès du Parisien. « La dynamique est exactement la même », abonde une autre. En résumé, quand l’incidence augmente, c’est aussi bien le cas concernant le chiffre biaisé que le chiffre réel.

Autre précision d’importance : les chiffres relatifs aux hospitalisations ne sont pas impactés par ce problème lié au « dédoublonnage des tests », mais ont en revanche l’inconvénient de témoigner de la situation épidémique dix à quinze jours plus tôt.

Quelle est l’origine du problème ?

D’après le Parisien, l’incident a d’abord été remonté par les cellules régionales de Santé publique France, de par leurs échanges avec les Agences Régionales de Santé (ARS). Ces dernières « se sont rendu compte qu’il commençait à y avoir un écart entre les taux d’incidence de Santé publique France et ceux annoncés région par région », résume-t-on auprès du quotidien. C’est ainsi des analyses « ont permis d’identifier un écart lié à l’étape de dédoublonnage lors de la « pseudonymisation » des données », lui a indiqué Santé publique France. En clair, depuis la fin du mois de janvier, alors qu’une grande majorité de prélèvements sont désormais passés au crible  afin de déterminer la présence de variant ou non, il arrive qu’un autre pseudonyme soit généré pour une même identité lors du test RT-PCR de criblage si celle-ci n’est pas reconnue par la base de données Si-Dep. D’où le doublon qui s’ensuit dans le comptage des cas positifs.

Toujours auprès du quotidien, l’agence sanitaire, contactée dès vendredi 12 mars, assure qu’une fois le problème résolu, elle mettra « à jour les données en toute transparence, comme pour toutes les évolutions qui sont menées » depuis le début de la pandémie. Le dernier en date remonte pour rappel à début décembre lorsqu’un changement dans la définition des personnes testées avait impacté cette fois le taux de positivité.

Covid-19 : imminence d’un nouveau confinement en janvier-février 2021 ?

On ne saurait trop recommander la lecture d’un article révélateur intitulé « Imminence grise » écrit par le rédacteur en chef du JDD (directeur général de la rédaction), sorte d’éditorial paru dans le JDD du dimanche 31 janvier 2021.

Cet éditorial reconnaît que « titrant dimanche dernier « Reconfinement imminent », le JDD a eu tort puisque la France, malgré un nouveau train de restrictions, ne s’est finalement pas refermée. A nos lecteurs, légitimement attachés à la fiabilité de l’information et habitués à disposer, grâce à nous, d’une longueur d’avance sur bien des actualités, nous présentons nos excuses ».
S’y ajoutent des explications : « Nous ne voulons jouer ni avec les mots ni avec nos valeurs. Qu’on nous autorise néanmoins à souligner que, si notre titre s’est révélé abusif, nos informations étaient exactes… Qui peut honnêtement soutenir que nous étions dans l’erreur ? »
« En cette circonstance comme en d’autres, nous avons fait notre métier, qui est d’informer […] En nous immisçant dans cette zone grise du pouvoir où s’élaborent les décisions cruciales, pour cueillir l’information à la racine et court-circuiter la communication officielle.
Certains nous ont accusés, comme par réflexe, de servir la propagande gouvernementale. Il se sont ridiculisés. D’autres ont ricané en nous voyant démentis. Libre à eux d’attendre l’autorisation pour publier ce qu’ils savent. D’autres encore nous ont reproché de jouer les Cassandre. Telle n’a jamais été notre intention. »
« Fort d’éléments précis que [le chef de l’Etat] est le seul à détenir, il a pris une décision que lui seul pouvait prendre […] Chacun le mesure : repousser le confinement est un pari. »

Cet article présente des excuses qui n’en sont pas, car elles sont aussitôt assorties d’une rétractation (par exemple : « si notre titre s’est révélé abusif, nos informations étaient exactes »). En disant cela, il met en évidence, au passage, un travers grave des médias consistant à exagérer le message en gros titres par rapport à ce qui est dit dans le corps des articles. Il enchaîne les dénégations qui révèlent des vérités d’autant plus vraies qu’elles sont plus fortement niées (Par exemple ; « certains nous ont accusés […] de servir la propagande gouvernementale. Ils se sont ridiculisés ». Et, à un autre endroit de l’article : « Nous continuerons ».
« Libre à ceux qui nous critiquent, écrit encore le rédacteur en chef du JDD, d’attendre l’autorisation pour publier ce qu’ils savent. » Cet argument présente comme une vertu (publier malgré les censures ce qu’on sait) ce qui est en fait un vice journalistique (publier les rumeurs qu’on entend dans les couloirs du pouvoir).

Signalons pour finir deux erreurs fondamentales commises par ceux qui insistent avec une extrême lourdeur sur la nécessité de reconfiner fortement au plus vite.
D’abord, à court terme, les « confinators », parmi lesquels se trouvent beaucoup de journalistes mais aussi de nombreux médecins qui agissent aujourd’hui comme un véritable lobby, apparaissent surtout préoccupés par leur intérêt de « conseillers du prince » et de responsables hospitaliers se sentant en danger d’être débordés, voire dépassés par le nombre de leurs malades. Ils oublient de réfléchir aux chiffres objectifs montrant que l’épidémie donne des signes de diminution même en Angleterre en dépit du « variant anglais » censé être nettement plus virulent.
Ensuite, les « confinators » oublient de se demander ce qui se produirait après un éventuel reconfinement. Sauf vaccination beaucoup plus rapide que celle que l’on constate aujourd’hui, un reconfinement, bien que sévère ou parce que sévère, risque de laisser l’épidémie rebondir avec d’autant plus de force dès qu’il sera desserré.

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Dominique Thiébaut Lemaire

L’âge d’or de la peinture danoise. Par Annie Birga.

L’ÂGE D’OR  DE LA PEINTURE DANOISE (1801-1864).

Exposition au MUSEE DU PETIT PALAIS. Dates présumées: 22 sept.2020-3 janv. 2021

Cette exposition est présentée dans les musées de Copenhague, de Stockholm et du Petit Palais. Le catalogue est rédigé essentiellement par les conservateurs et historiens d’art scandinaves. Ils s’expliquent sur les motifs qui les ont amenés à prolonger jusqu’en 1864 la période de « l’âge d’or », identifié ordinairement aux cinq premières décennies du XIXe siècle.  Cette date marque la défaite du Danemark en face de la Prusse qui annexe les duchés de Schleswig et de Holstein; or, depuis 1850, moment des premiers troubles civils, un certain nombre de peintres ont continué à travailler dans l’esprit et le style de leurs prédécesseurs et ce sont ces artistes moins connus à qui l’exposition prétend rendre l’importance qu’ils méritent. D’où le nombre important d’œuvres exposées. Quant au terme de « l’âge d’or », il a d’abord renvoyé à l’essor de la littérature – on pense à  Andersen et à Kierkegaard – pour  s’étendre  au développement artistique et au rayonnement de cette époque.

L’exposition est thématique.  Elle met en évidence dans les premières salles le rôle capital de l’Académie des Beaux-Arts de Copenhague. L’atmosphère de travail studieux et collectif est bien suggérée par de jeunes peintres, Bendz et Blunck. Wilhem Bendz réalise un beau tableau luministe (les cours ayant lieu le soir à la lumière électrique), intitulé « L’école de modèle vivant à l’Académie des Beaux-Arts de Copenhague » (1826). Il fait aussi de son collègue, Ditlev Blunck, un portrait qui le montre regardant une esquisse dans un miroir, remarquable par la virtuosité de la composition. Quant au portraituré, avant de montrer les artistes danois à Rome, il exerce son talent, parfois humoristique, toujours observateur, sur ses camarades, entre autres les frères Sonne, l’un graveur, l’autre qui aspirait à devenir peintre de batailles (Jørgen Sonne, entouré d’attirail guerrier,  devra attendre les années 50 pour évoquer un combat réel) .

 On revoit Bendz dans la section des portraits de famille et on y admire son originalité. Il est mort trop tôt, en 1832, il n’a que 28 ans.

En 1818 les deux chaires principales de l’Académie sont vacantes; elles sont attribuées à deux peintres-professeurs qui vont l’un et l’autre influencer fortement leurs élèves, Eckesberg et Lund.

Numériser 2Christoffer Wilhem Eckesberg : » Vue de Rome à travers trois arches du troisième étage du Colisée » (1815)

Les parcours d »Eckesberg et de Lund sont voisins : ils ont tous les deux reçu les leçons du grand peintre néo-classique Abilgaard, puis suivi à Paris l’enseignement de David. Leurs principes de formation sont les mêmes. Avant de pratiquer la peinture d’histoire comme Lund ou de s’intéresser au paysage comme Eckesberg, l’adolescent entré à l’Ecole doit suivre un cursus astreignant et progressif qui privilégie l’enseignement du dessin : copie de maîtres anciens, copie de modèles classiques en plâtre, étude de modèle vivant, tandis que la peinture est enseignée de maître à élève, individuellement. Les concours de fin d’études attribuent des médailles, celles-ci donnant accès à des bourses de voyage qui permettent aux jeunes artistes de faire le Grand Tour. Rome en est l’étape essentielle, mais cela n’exclut pas des séjours dans certaines académies allemandes comme Dresde ou Munich. A Rome, les Danois se retrouvent entre eux et constituent des sortes de colonies. En 1837 Constantin Hansen peint « un groupe d’artistes danois à Rome », où nous retrouvons des peintres connus, groupés sagement autour d’un ami architecte coiffé d’une chéchia, qui évoque son séjour à Athènes et à Constantinople accompagné de Martinus Rørbye, lui aussi représenté. Certains iront chercher des paysages de rochers à Capri ou des vues idylliques de campagne à Olevano, mais  leur inspiration est surtout alimentée par les monuments romains, le Forum, le temple de Vesta, le Colisée, des églises.  Ces nordiques captent la couleur locale.  Ils séjournent longtemps à Rome et sont aussi sensibles à la ville moderne, à ses quartiers populaires, à certains types de personnages pittoresques. En témoignent de nombreux dessins, des aquarelles et de petites peintures sur carton parfois collées sur toile.

Lund a, de son côté, tiré des leçons de ses nombreuses années romaines, où il a fréquenté les peintres nazaréens. Ceux-ci pratiquent une peinture lisse et sont inspirés par la première Renaissance. Lund suit leur style et leurs aspirations quand il exécute de nombreux tableaux religieux. Mais il va évoluer vers un romantisme national qui éclot vers les années 30, influencé par un historien de l’art, Niels Laurits Høyen. Celui-ci prône le retour aux sources scandinaves, aux mythes premiers, aux paysages nordiques. Lund nous en donne une parfaite et conventionnelle illustration dans la toile intitulée « Le dernier barde » qui montre un vieil homme méditant mélancoliquement, sa lyre à la main, et surplombé par un dolmen, témoignage des temps antiques.

Eckesberg est un grand dessinateur, amoureux de la perspective et du détail précis, et un grand peintre, aussi doué pour le portrait (celui du sculpteur néo-classique Thorvaldsen est un chef-d’œuvre) que pour la peinture de paysages, mer et ciels. Il joua un rôle important dans l’évolution de la peinture au Danemark en préconisant la peinture en plein air, nouveauté capitale dans l’atmosphère du néo-Classicisme. Il conseille aussi à ses élèves de choisir des sujets qu’on peut voir et rendre avec réalisme. Il lui arrive de saisir le fantastique de situations apparemment anodines, ce qui lui inspire « Scène de rue avec la pluie et le vent » ou « Langebro au clair de lune avec des personnages qui courent » (1836). On mesure le chemin parcouru depuis  le froid et très bien peint « Les adieux d’Alcyone à son époux » (1815).

On retrouve cette double postulation chez Constantin Hansen : il représente librement des jeunes garçons s’ébattant et se baignant nus dans la campagne romaine, mais il peindra un tableau d’histoire scandinave « Le banquet d’Aegir » qui met en scène des personnages néo-classique aux poses solennelles.

L’une des caractéristiques essentielles de la peinture danoise est un réalisme si précis qu’il se rapproche de certains mouvements postérieurs, comme celui du réalisme magique au XIXe. C’est particulièrement frappant dans le genre du portrait, que ce soient des portraits individuels ou de groupe, amis ou familles, ou des portraits d’enfants. Evoquons entre autres le portrait du jeune fils d’Eckesberg, Julius, qui, sur l’arrière-fond géométrique  de l’atelier paternel, déploie avec gravité une gravure ou un dessin (Christen Købke 1831) .Le réalisme se double parfois de satire sociale, comme dans les scènes de rue de Wilhem Marstrand. Une toile de Rørbye peint la foule qui se presse devant la Prison de l’Hôtel de ville et du palais de Justice : des gandins s’y affairent au milieu des mendiants, tandis qu’un nouveau Diogène s’avance, lanterne à la main.

Il faut faire une place de choix à l’un des meilleurs peintres parmi cette pléiade d’artistes, Christen Købke (1810-1848). L’exposition montre des copies de sculptures de Thorvaldsen et des dessins, essentiellement des portraits. Les lieux évoqués sont de proximité, selon qu’il habite près de la citadelle (Kastellet) ou près des lacs de la périphérie de la ville. Le traitement est souple et harmonieux, la matière lisse, les couleurs lumineuses. On ressent une impression de temps suspendu. Citons : « Vue du haut d’un grenier à blé dans la citadelle de Copenhague » ( 1831) , « Vue d’Østerbro dans la lumière matinale » (1836). « Petite tour du château de Frederiksborg » (1834-35). Il donne du château des visions romantiques, à la  Friedrich, ou d’une précision extrême et frappante.

 NumériserChristen Købke : « Petite tour du château de Frederiksborg » (1834-35)

Au cours de cette période de l’âge d’or une inflexion particulière est donnée à la peinture de paysages. Deux jeunes artistes représentent ce nouveau courant, Johan Thomas Lundbye (1818-1848) et Peter Christian Skovgaard.(1817-1875) Ils sont liés d’amitié et adhèrent à cette recherche du romantisme national. Ils étudient la géologie de leur pays, la botanique de ses plantes et fleurs. Sac au dos, ils parcourent des régions jusqu’alors négligées par les peintres. Skovgaard peint « Un champ d’avoine à Vejby »(1843), des hêtres, des saules, une route de campagne, une lumineuse clairière. Lundbye dessine un œillet des prés, il peint un groupe d’arbres battus par les vents, des nuages. Une toile comme « Paysage du Sjoelland. Campagne dégagée au nord de l’île » (1842), avec, en premier plan, une pierre volcanique entourée de fleurs, exalte l’harmonie du paysage de « son cher et bien aimé Danemark ».

Numériser 4Peter Christian Skovgaard : « Route de campagne dans le Sjoelland » (1864)

Dankvart Dreyer (1816-1852) et Vilhem Kyhn (1819-1903), s’inscrivent dans cette recherche et représentent la péninsule du Jutland dans son aspect de landes désertiques et de côtes sauvages. Dès 1855, Frederik Vermehren (1823-1910)   campe « un berger jutlandais sur la lande » . Mais la nostalgie fera bientôt place à la modernité. C’est la fin de l’âge d’or.

Après cette incursion dans un art trop peu connu, parce que trop peu montré, nous ne pouvons que souhaiter pouvoir approfondir nos découvertes par des expositions, pourquoi pas, monographiques, comme le furent celles des peintres suédois Larsson et Zorn, dans un Petit Palais dont la direction témoigne d’une curiosité toujours en éveil.

 

Annie Birga

L’âge d’or de la peinture anglaise. Par Annie Birga.

L’AGE D’OR DE LA PEINTURE ANGLAISE, DE REYNOLDS A TURNER.
MUSEE DU LUXEMBOURG, 11 SEPTEMBRE 2019 -16 FEVRIER 2020.

Aller visiter l’exposition dédiée à la peinture anglaise à l’âge d’or, c’est comme se retrouver au Musée de la Tate Britain : tous les tableaux exposés en proviennent. L’amateur français ne  connaît souvent de la peinture anglaise que des individualités, Turner, Constable ; l’initiative d’une exposition collective qui embrasse une longue période est heureuse, car elle permet de suivre les évolutions de la sensibilité et de saisir mieux différents aspects du génie anglais.

reynoldsJoshua Reynolds : L’honorable Miss Monckton (1771-78)
Huile sur toile

L’âge d’or nous mène donc de Reynolds (1723-1792) à Turner (1775-1851), période historique de grande transformation de la société où la révolution industrielle prend son essor, tandis que l’Angleterre accroît son empire commercial en Inde.

 A l’accroissement de la richesse correspond la naissance d’une nouvelle classe de bourgeoisie ou de petite noblesse, la gentry, et la recrudescence de commandes de portraits pour les peintres. Et les voyages multiplient les échanges culturels.

De fait, l’Angleterre suit l’exemple de l’Italie et de la France. Trente-six peintres décident de se regrouper par l’institution de la Royal  Academy en 1768. Il s’agit de proposer un programme de formation des artistes, basé sur l’étude des maîtres anciens, du dessin d’après l’antique et du modèle vivant. Une exposition annuelle formera la  sensibilité et le goût du public. En tant que théoricien, membre fondateur et premier président, Reynolds y jouera un rôle de premier plan. Gainsborough, Lawrence, Constable, Turner en seront membres.

La première partie de l’exposition, consacrée au portrait, met en regard Gainsborough et Reynolds. Si les sujets sont les mêmes,  portraits des membres de l’aristocratie, les traitements en sont différents. Reynolds qui se veut classique, s’inspire de Van Dyck avec une matière picturale épaisse et forte ; Gainsborough peint plus légèrement, en touches quasi impressionnistes. Tous deux ont sorti  leurs modèles des intérieurs et les représentent dans des parcs avec des jeux de lumière sur les arbres et les ciels. L’objectivité accroît le rendu psychologique.

Ces peintres font école. Si on peut regretter que Lawrence ne soit représenté que par un seul tableau, le portrait d’une artiste dramatique, toute de rouge vêtue, si le grand Raeburn est absent, on  découvre des peintres qui sont loin d’être des artistes mineurs, Francis Cotes, George Romney, Johan Toffany (d’origine allemande). Ce dernier crée le genre des « conversation pieces », portraits qui mettent en scène la vie intime des familles. Les enfants y sont associés ; ils sont représentés avec charme et tendresse dans leurs ébats et leurs jeux. Un grand tableau de Reynolds « Les Archers » (1769) clôt cette partie essentielle de l’exposition. Deux jeunes amis chasseurs au tir à l’arc, au visage de monnaie grecque et aux vêtements  de style Renaissance, tendent leur arc vers une cible indistincte dans le même mouvement de conquête. Par sa force symbolique ce tableau va au-delà du simple portrait.

L’existence de la Tate Britain ne nous fait pas oublier le merveilleux musée londonien consacré au portrait, The National Portrait Gallery, qui témoigne bien de la pérennité de la réussite anglaise dans ce genre essentiel qui n’est pas forcément réservé au portrait historique.

Le paysage apparu en toile de fond dans les portraits va s’imposer comme thème essentiel.  A la mort de Gainsborough en 1788, Reynolds, son rival, le qualifie de « natural painter ».  Les paysages anglais sont très beaux et en nature et en peinture. Les dimensions plutôt exiguës des salles d’exposition ne permettent pas d’en exposer un nombre suffisant pour en rendre l’importance. Passons sur les vues de l’Inde rendues par des toiles banales. Parmi les premiers paysagistes à part entière, Richard Wilson (1714-1782), qui a bien vu et Poussin et le Lorrain en Italie, rend à merveille l’atmosphère des bords de la Tamise. Ruskin dira qu’il introduit « l’art du paysage fondé sur la méditation amoureuse de la nature ». Constable vient plus tard. Il est ici vraiment trop peu montré eu égard à son importance et à son rayonnement, ne serait ce qu’auprès des peintres français impressionnistes. En 1824, il écrivait : «  La tâche du peintre est de faire quelque chose avec rien. Ce faisant, il doit presque nécessairement devenir poète ». C’est le moment aussi où son contemporain, Turner, rapporte de ses nombreux voyages des aquarelles légères, alors que Constable  est un peintre des épaisseurs.

Il existe dans la peinture anglaise une veine fantastique. Le monde shakespearien des sorcières et des fantômes lui est familier. La lecture des grands textes fondateurs, Bible, Paradis perdu de Milton, Divine Comédie, nourrit aussi l’imagination. Une troisième section de l’exposition fait place à ce courant. Fuseli, peintre d’origine suisse, arrivé à Londres en 1779 pour ne pas quitter la ville,  introduit un univers où domine un onirisme noir et inquiétant. Il préfigure le romantisme. Grand dessinateur, il est inspiré par Michel-Ange. On voit de lui une seule belle toile « Le Rêve du berger ». Blake, l’admirait beaucoup, et s’inspirait comme lui aussi de Michel-Ange ; l’exposition présente deux de ses dessins, dont l’un, inspiré par Dante, fait partie d’un cycle d’aquarelles, qu’il qualifie de  « visions de l’éternité ».

Ces rêveries  qui peuvent être mortifères ne sont pas loin de pressentiments et d’évocations de catastrophes. C’est dans l’histoire et dans la religion que les apocalypses aux couleurs de fumées et d’incendies vont trouver leur source d’inspiration, avec « Destruction de Sodome » (1805) de Turner et « Destruction de Pompei et d’Herculanum » (1822) de John Martin, peintre doué qui cultiva toujours cette  même veine.

Le visiteur aimerait que cette approche intéressante d’une peinture anglaise insuffisamment connue se précise par des expositions monographiques et – on peut rêver – qu’elle se prolonge dans ce qui suit le romantisme, l’école des Préraphaélites qui a annoncé le symbolisme européen et a donné lieu à tant de chefs-d’œuvre.

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Mythologie : Léda et ses enfants

Lorsque le roi Tyndare a honoré les dieux
D’un coûteux sacrifice ostensible mais pieux
Avec à ses côtés de nombreux acolytes
Il aurait dû donner à Vénus-Aphrodite
Une meilleure part non la « portion congrue »
Qu’elle a considérée comme injuste incongrue
Au point d’avoir voulu tramer une vengeance
Afin que l’humain sache où est son allégeance

Un soir où se baignait Léda femme du roi
Dans le fleuve côtier quand la chaleur décroît
Elle voit accourir poursuivi par un aigle
Un cygne blanc vers elle et comme il est de règle
Que le blanc est candide et que le cygne est bon
L’aigle au plumage noir prend son envol d’un bond
Reste l’oiseau des eaux qui contre elle se presse
De ses ailes l’embrasse et même la caresse
De son long col flexible adouci de duvet
Plus tard elle saura que c’est Zeus qui revêt
Souvent pour ses amours une forme inédite
Et qu’il a mainte fois pour complice Aphrodite

Tyndare voit sa femme exaltée sans raison
Lorsque le crépuscule embrase l’horizon
Dans la nuit qui succède aux caresses du cygne
Elle se prête aussi sans humeur qui rechigne
Au désir conjugal et dans son ventre sent
Que des enfants naîtront humains de chair et sang
Ou d’une autre nature animale ou divine
Entre qui l’origine à peine se devine
Ce seront Clytemnestre Hélène et les Gémeaux
L’amour les mènera vers de terribles maux
Car ils seront toujours en dépit des prouesses
Par leurs passions sans frein les proies de la déesse

 

Des étreintes de Léda d’une part avec Zeus-Jupiter qui a pris la forme d’un cygne, et d’autre part avec son mari humain Tyndare le roi de Sparte, sont nés dans deux œufs quatre enfants d’origine soit purement humaine (Castor et Clytemnestre) soit à moitié divine (Pollux et Hélène). Les amours des sœurs Hélène et Clytemnestre, épouses des frères Ménélas et Agamemnon, ont joué un rôle funeste dans la guerre de Troie : l’enlèvement de la belle Hélène par le troyen Paris a été à l’origine de cette guerre («Amour tu perdis Troie », écrit Jean de La Fontaine dans sa fable ironique intitulée « Les deux coqs ») ; quant à Clytemnestre, femme d’Agamemnon chef victorieux de l’armée grecque, aidée par son amant Egisthe, elle a tué ou fait tuer son mari quand il est revenu de la guerre de Troie. De leur côté, avant cette guerre, Castor et Pollux (appelés les Dioscures, mot qui signifie « les garçons de Zeus »), ayant assisté aux noces de leurs cousins Idas et Lyncée, ont enlevé les deux fiancées. Dans le combat qui a suivi, les protagonistes, sauf Pollux, ont été tués. La mort de Castor n’a finalement pas séparé les Dioscures, qui ont été transportés ensemble parmi les astres où ils forment la constellation des Gémeaux.

Dominique Thiébaut Lemaire

Charles Filiger (Thann 1863-Brest 1928), peintre du groupe de Pont-Aven, ami de Gauguin. Par Maryvonne Lemaire.

FILIGER, galerie Malingue, 26 avenue Matignon du 27 mars au 22 juin 2019.
Commissaire de l’exposition : André Cariou.

« Depuis près de vingt ans la programmation de la galerie Daniel Malingue oscille entre les innovations de la toute fin du XIX° siècle (groupe de Pont-Aven et Nabis) et les découvertes du surréalisme (…). ces deux pôles sont réunis grâce à la présentation d’un exceptionnel ensemble d’œuvres d’un artiste cher à André Breton, Charles Filiger. » C’est sur ces phrases que s’ouvre le  catalogue de l’exposition que Daniel et Eléonore Malingue consacrent à ce peintre mal connu du groupe de Pont-Aven, particulièrement apprécié par Paul Gauguin : «  Il a un art bien à lui et un art bien moderne », écrit-il à Octave Maus, en le recommandant pour le Salon des XX en 1890.  Près de soixante-dix œuvres ont été rassemblées, provenant des musées de Quimper, de Saint-Germain-en-Laye, d’Albi, de Brest, d’Indianapolis ainsi que du cercle passionné de ses collectionneurs.

Une rapide biographie de ce peintre permet de le situer dans son époque. Charles Filiger est né à Thann en Alsace le 28 novembre 1863, troisième enfant de Martin Villiger et de Justine Chicherio, qui se sont mariés à Thann le 14 octobre 1844. Martin Villiger (le V germanique se prononce F) était dessinateur à la fabrique de tissus imprimés Scheurer-Lauth de Thann. Le père de Martin, présent au mariage de son fils, est mentionné comme « artiste-vétérinaire » donc technicien d’art aussi. L’Alsace devenant allemande après la guerre de 1870, Martin Villiger et Justine Chicherio choisissent de rester français. Quant à Charles, il renonce à travailler à la fabrique après y être resté quelque temps et décide, en 1880, de suivre une école d’arts décoratifs, contre la volonté de son père. A l’Atelier Colarossi, à Paris, il se lie à quelques peintres dont Claude-Emile Schuffenecker et Paul-Emile Colin, qui lui fait connaître Paul Gauguin.

Charles Filiger (il a simplifié l’orthographe de son nom) attire l’attention du collectionneur Antoine de la Rochefoucauld. En 1888, il quitte Paris après une agression dont il est l’objet dans le milieu homosexuel. Il part en Bretagne et retrouve à la Pension Gloanec de Pont-Aven Emile Bernard, Gauguin, Meyer de Haan. C’est l’année où le groupe des Nabis se constitue. Charles Filiger reste en Bretagne jusqu’à sa mort en 1928. Il passe treize années au Pouldu, près de Pont-Aven, hébergé chez Marie Henry ; puis ce sont deux errances à travers la Bretagne en 1901/1904 et 1905/1910, suivies de différents séjours dans les environs de Pont-Aven. Sur la recommandation de l’abbé Guillerm, il est accueilli et hébergé dans la famille Le Guellec en 1913 à Trégunc puis à Plougastel-Daoulas de 1915 à 1928, année où il meurt après une intervention chirurgicale à Brest.

Ainsi à partir de l’incident parisien, Charles Filiger qui est pourtant un artiste reconnu de ses pairs et de ses contemporains (l’écrivain Rémy de Gourmont, le poète Jules Bois, le critique Albert Aurier), qui expose au Salon des XX, au Salon de la Rose+Croix,  fait le choix de se retirer  loin de « la Ville » dans un isolement et un mal de vivre entretenus par « ses méchants besoins » d’alcool et d’éther. Sa peinture, sa foi religieuse et sa vie tendent alors à se confondre dans une même recherche d’absolu.

Ce qui surprend quand on entre dans la galerie Malingue, c’est d’abord le format des tableaux : ce sont de petits tableaux. Le plus grand, que l’on trouve dans la troisième salle, est celui du « Cheval blanc de l’Apocalypse » (37,5 x 50,5 cm). Le travail  semblerait parfois celui d’un miniaturiste, non seulement par la perfection de la ligne mais aussi par le fini décoratif des motifs qui ornent le tableau et le cadre lui-même, hermines, calices, fleurs oiseaux…  Un vrai travail de bénédictin, de la part de celui qui disait : « Ma peinture est une prière » ! Peut-être que  cette inspiration décorative qui annonce certaines préoccupations de l’Art Nouveau est aussi mémoire des impressions de la fabrique de Thann. Le format en trapèze irrégulier de certains tableaux surprend aussi. Beaucoup de couleurs pures très vives et vibrantes, bleu profond, vert, orange, rehaussées parfois d’or et d’argent.  Quand on se rapproche des œuvres,  on se rend compte qu’il s’agit tout simplement de gouaches – parfois un peu d’aquarelle – sur papier ou carton. Et la vibration de ces couleurs est loin d’être rendue dans les reproductions  La pauvreté du peintre ne suffit pas à expliquer ce choix constant et particulièrement risqué pour la survie des tableaux.

La première salle d’exposition met en évidence une évolution de la peinture, du pointillisme des paysages d’Ile-de-France aux aplats du synthétisme de Pont-Aven. «La Sainte endormie », œuvre offerte à Gauguin par Filiger, « La Prière », oeuvre reproduite dans un article du critique Aurier dans l’article « Les Symbolistes », représentent de longues figures gracieuses évoquant, selon Antoine de La Rochefoucauld, « les lointaines beautés de nos chers primitifs ». Le rêve, la prière apparaissent comme  des moments de spiritualité,  de communication mystique, un apaisement des peines. Telle est aussi la marche : la « Marche du pauvre chemineau », un tableau aux couleurs vives, surtout vertes, ne peut manquer de nous faire penser aux longues et malheureuses errances du peintre dans les années 1900.

Pour son ami et mécène La Rochefoucauld, dont le portrait orne un mur de la galerie, « Tel qu’il était à ses débuts, le symbolisme est surtout représenté par Filiger qui n’a jamais quitté sa lande armoricaine où le symbolisme prit naissance » (mai 1903). Ruiner le réalisme et le positivisme, resacraliser l’art est un enjeu social pour les partisans du symbolisme mais, pour Filiger, il s’agit surtout d’une aventure spirituelle, personnelle et solitaire. « Vous êtes Gauguin et vous jouez avec la lumière, et moi, je suis Filiger et je peins avec l’absolu » écrit-il à celui qui a été un temps son maître. Malgré son isolement, Filiger est reconnu dans le milieu regroupant peintres de Pont-Aven, Nabis  et symbolistes. Il participe aux expositions  des XX à Bruxelles (1891), au Salon de la Rose+Croix à Paris, au Salon « Pour l’art » à Bruxelles (1992). Mais il s’isole de plus en plus, peignant les paysages du Pouldu, près de Pont-Aven, et des tableaux à sujet religieux, où les paysages figurant à l’arrière-plan sont quasiment tout le temps des paysages familiers. Filiger fait du quotidien une expérience mystique.

« Faut-il qu’il l’ait aimé pour le reproduire ainsi » écrit Filiger du jeune garçon ayant servi de modèle au peintre primitif italien Cimabue pour les anges de sa «  Maesta ». De la même façon, dans le «  Christ aux anges » et plus loin  dans « le Christ en buste entre deux anges et la vierge », les anges au visage grave, aux yeux comme absorbés dans leurs visions, se ressemblent tous. Qu’il s’agisse d’un autoportrait ou du portait d’un jeune modèle aimé, la répétition du même visage aux traits purs, celui que l’on retrouve dans le « Génie à la guirlande », participe de la simplification que recherchait Filiger dans sa peinture (La simplification de son nom, de Filliger à Filiger, pourrait s’expliquer de la même façon). Le « Saint Jean-Baptiste » atteint une harmonie remarquable entre  ligne et  couleur, inspiration religieuse et  inspiration décorative ; les sinuosités et les tons de l’étoffe recouvrant saint Jean-Baptiste s’intègrent naturellement à ceux du paysage. «  C’est le beau rêvé et presque inconcevable », écrit A. de la Rochefoucauld.

La seconde salle présente des œuvres d’une inspiration nouvelle, témoignant de « tout l’absolu qui se peut exprimer par la ligne et par la couleur ».

Ces oeuvres, que le peintre appelle « mes petits sujets », «  malgré leurs dimensions  /ont/ toute l’allure d’une fresque ou d’un vitrail très grand ». A propos de « Mosaïque » représentant l’impératrice Théodora de Ravenne, « tu pourras t’imaginer une mosaïque ou un projet de mosaïque » écrit-il à son frère Paul en 1907. Les couleurs vibrantes, les harmonies de couleurs (souvent bleu, vert, corail) sont plus « décoratives » et « plus poussées » que celles qu’il faisait « autrefois ». La mise en forme puise dans la tradition : mosaïque, icône, tiré sous verre comme dans les musées alsaciens. Le cadre lui-même est de plus en plus travaillé pour lui-même.

« Le Juif errant » (1910)  semble bien être, comme le pauvre chemineau de la première salle, une figure autobiographique de Filiger. Depuis 1901 A. de la Rochefoucauld a cessé de lui verser sa rente mensuelle ; une période d’errance à travers la Bretagne commence en 1905. Le peintre n’a plus de modèles, il trouve ses sujets dans  l’Ymagier de Jarry et Gourmont (C’est le cas du « Juif errant »), dans les images d’Epinal, les gargouilles et  les chapelles de la région.

La Croix est un motif récurrent : la composition du « Christ en croix »,  de la « Légende de la vie » et de la «  Légende de l’éternité », du «  Christ au brin de bruyère » s’organise autour d’une, voire deux croix : « Ma peinture ressemble à ma vie, comme elle,  elle est semée de croix » écrit-il à sa jeune nièce Anna, fille de son frère Paul. Le caractère autobiographique de l’inspiration apparaît dans son commentaire de la « Légende de la vie » : « La nature est un décor séduisant et superbe, mais le drame qui s’y joue est brutal et triste ».

Verkade, un peintre hollandais que Filiger a initié à la spiritualité catholique dès 1891 à Pont-Aven, découvre dans la congrégation de Beuron en Allemagne les expériences esthétiques des «  Saintes Mesures » du père Desiderius Lenz.  Les dernières œuvres de Filiger, rassemblées sous le nom de « Notations chromatiques », sont des variations répétées  de formes géométriques tracées « au compas et à la règle » et  d’harmonies de couleurs : « Portrait de Remy de Gourmont », « Adam et Eve », au charme particulier de non finito. Le motif central figuratif, madone, sainte, Christ, figure mi-homme mi-animal, se dissout  dans un cadre abstrait de plus en plus travaillé aux effets de kaléidoscope. Géométrie des formes, effets méthodiques de couleurs triomphent du coup de pinceau et du trait à main libre mais Filiger, ainsi que Sérusier, qui a traduit en 1905 « Les Saintes Mesures », reste au seuil de l’abstraction, au moment même où Kandinski  franchit le pas.

Deux œuvres ésotériques présentées dans cette salle, « Salomon I° roi de Bretagne » et « Architecture symboliste aux deux taureaux verts », ont été acquises en 1948 par André Breton, le fondateur du surréalisme, qui les accroche dans son bureau. Il sait reconnaître la beauté énigmatique du peintre et l’arrache à l’oubli. Nous pensons aux mots de Filiger, écrivant : «  Je flotte à la dérive, il y a longtemps déjà ; et j’appelle en vain le pilote dans ma solitude de malheur… J’ai tout fait pour atteindre l’extrême Rocher où nul ne viendra me chercher jamais… si ce n’est par miracle … »

Les dix-sept tableaux de la troisième salle sont peints de 1891 à 1895. Ils font écho à ceux de la première salle : trois  paysages bretons à la manière de l’école de Pont-Aven, vastes aplats sinueux, couleurs fortes, composition audacieuse et décentrée pour le « Paysage du Pouldu » à l’arbre tordu.csm_Filiger-Le-Pouldu_3476469919

Paysage du Pouldu (gouache sur papier vers 1892)
Musée des Beaux-Arts de Quimper

Quelques portraits : le «  Jeune Breton aux sabots », sans doute son modèle préféré, Joseph Pobla, rappelle le Saint Jean-Baptiste par la pose, la simplicité et la distinction de l’attitude, une famille de pêcheurs, de jeunes bretonnes ayant peut-être servi de modèles pour le «  Jugement dernier », «  L’homme nu assis devant un paysage ». Le paysage  en question est un paysage de « sa maudite petite patrie », « sa pauvre Bretagne, dont il emportera partout l’impérissable souvenir ».

Arbre tordu, plage du Pouldu, chapelle du Mordet, apparaissent, en arrière-plan de scènes religieuses toutes inspirées par la mort du Christ et la fin des temps : Mise au tombeau, Lamentations sur le Christ mort, Pietà, Déploration sur le corps du Christ. Le Christ au tombeau, par sa sérénité, fait penser à ces mots écrits à Schuffenecker :
«  Eternel dormir est le meilleur de ma vie. »

Mais c’est la Jérusalem céleste qui figure à l’arrière-plan du « Cheval blanc de L’Apocalypse ». Le blanc du cheval illumine le tableau, le format arrondi de tondo cher aux primitifs italiens donne une grande harmonie à ce qui apparaît comme une séparation et un adieu. Dans les deux panneaux du «  Jugement dernier », Damnés d’un côté,  Elus de l’autre,  ont souvent  même visage, ils ne se distinguent guère : évoquant Filiger et son violon, un jeune garçon joue de la mandoline, une jeune fille élue est en pleurs tandis qu’ un autre jeune garçon, damné, tient dans les mains un agneau, symbole d’innocence. La foi de Filiger n’est pas conformiste ni cléricale, c’est un mysticisme duquel sa peinture participe :« Une seule chose dont je ne puis me départir : mon art que j’accomplis comme une tâche forcée, imposée par un juste destin ; je demeure à la source où j’ai puisé la véritable vie. »

Maryvonne Lemaire

Lisez le livre très riche d’André Cariou  FILIGER correspondance et sources anciennes, aux éditions Locus Solus, 2019.

Invitation à la présentation de deux livres

 

Les lecteurs de Libres Feuillets sont amicalement invités à la présentation de COLERE ET DOUCEUR (2019), recueil des poèmes écrits sur l’air du temps de janvier 2016 à janvier 2019. A cette présentation est jointe celle d’un livre de réflexions sur LES PASSIONS ET LA RAISON (2019), qui, sous une forme concise, apporte des éclaircissements et des compléments à PASSIONS ET RAISON AUJOURD’HUI A LA LUMIERE DE DESCARTES ET DE SPINOZA (2018).

Libres Feuillets

Invitation Dédicace Colére Passions 8 avril 19(2)

 

 

Les Citadelles : revue/anthologie de poésie n° 22 (2017)

Le numéro 22 des Citadelles, revue/anthologie annuelle de poésie, a paru au deuxième trimestre 2017.

Le lecteur est invité à se reporter à l’article de Wikipédia intitulé Les Citadelles, qui fait le point sur plus de vingt ans d’existence consacrés à l’amour de la poésie, un amour qui embrasse un vaste cercle d’auteurs, de langues et de pays.

L’article de Wikipédia inclut les apports du numéro 22, caractérisé notamment par  son ouverture à l’Afrique et à la francophonie. Le sommaire reproduit ci-dessous en témoigne.

 

Libres Feuillets

 

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Billet : Sacha à New York

Sacha quatre ans a vu Manhattan et Brooklyn
Ce ne sont pas je crois des jours que l’on oublie
Il se rappellera les tours et Central Park
Et les aires de jeux que l’on trouve à New York

Dans un aéronef mieux qu’un aéroplane
L’Atlantique à son âge est presque un coup d’éclat
La Manche à traverser de Calais ou Dunkerque
A côté ce n’est rien c’est le canal de l’Ourq

Bien qu’il n’ait pu gravir à l’intérieur les marches
Ni prendre l’ascenseur la haute Liberté
A fait grande impression sur son esprit d’enfant

Cette statue géante en élevant sa torche
Entre les continents répand une clarté
Que les yeux ne voient pas mais qui brille sans fin

 

Sacha, avec sa mère et sa grand-mère maternelle, a passé une décade (au sens français de ce terme) à New York à la fin du mois de juillet, quelques jours avant son quatrième anniversaire. Il a aimé les jeux dans les parcs ainsi que le spectacle des petits animaux en liberté qui s’y trouvent, canards et tortues en particulier, en regrettant l’obstacle de la langue qui a beaucoup limité ses possibilités de communiquer avec les autres enfants. Très intéressé depuis quelque temps par les dinosaures, il a visité, en face de Central Park, le musée d’histoire naturelle où se trouvent des squelettes de ces grands animaux préhistoriques. Il a été impressionné par la statue de la Liberté (93 m de haut, socle compris) à l’entrée du port de New York. Ses ascendants, du côté maternel comme du côté paternel, sont en partie alsaciens, ce qui n’est pas sans rapport avec cette statue dont le créateur, Auguste Bartholdi, est né à Colmar de Jean Charles Bartholdi, conseiller de préfecture, et d’Augusta Charlotte Beysser, fille d’un maire de Ribeauvillé. De retour en France, il a dû surmonter le malaise du décalage horaire.

Dominique Thiébaut Lemaire

Bob Dylan, prix Nobel de littérature 2016

Le prix Nobel de littérature 2016 a été attribué au chanteur-poète américain Bob Dylan, si reconnaissable par sa voix (voix « de nez » comme on dit voix de gorge) qui s’accorde avec les sons de l’harmonica et de la guitare ; et par ses textes et sa musique aux accents à la fois directs et harmonieux, durs et mélancoliques. Ce prix Nobel suscite de vifs commentaires, les uns laudatifs (voir par exemple l’article suivant : pourquoi selon nous, Bob Dylan méritait ce prix), les autres désapprobateurs. Il ne semble pas que l’on mette en doute la qualité de ces chansons, mais plutôt la légitimité de leur classement comme oeuvre littéraire. La question s’est posée depuis longtemps dans la littérature française après les troubadours et les trouvères, au moins depuis l’époque de Guillaume de Machaut et d’Eustache Deschamps au Moyen Age (voir le billet de Libres Feuillets intitulé :Poésie et musique au XIVe siècle, daté du 31 Mars 2016). Victor Hugo a prononcé à ce sujet un jugement trop catégorique pour être juste, recueilli dans Tas de pierres : « Rien ne m’agace comme l’acharnement de mettre de beaux vers en musique. Parce que les musiciens ont un art inachevé, ils ont la rage de vouloir achever la poésie, qui est un art complet. » La poésie s’est largement détachée de la musique vocale et instrumentale, mais pourquoi exclure qu’elle s’en rapproche dans la chanson ? Elle peut tirer profit de cette rapprochement, par exemple en se libérant d’un ésotérisme compliqué (souvent rien n’est plus savant que la simplicité de l’expression), et en s’inspirant de l’art des refrains. Littérature et musique peuvent continuer à s’accorder, non pas de manière continue et systématique, mais chaque fois qu’un musicien et un poète se retrouvent sur la même longueur d’onde, ou chaque fois qu’un poète musicien réussit leur alliance ou leur alliage, ce qui semble bien être le cas de Bob Dylan.

Bob Dylan was announced as the recipient of the Nobel Prize for Literature - but then removed mention of it from his website

Bob Dylan

Plus de deux semaines après l’annonce de son prix, le chanteur s’est enfin exprimé dans un entretien publié le 29 octobre 2016 par le journal britannique The Telegraph. Revenant sur sa surprise lors de cette annonce, il a redit son étonnement : c’est Incroyable, ahurissant, qui peut même rêver de ça ?. Sara Danius, la secrétaire permanente de l’académie suédoise, ayant évoqué à son sujet les poètes de la Grèce antique, tels que Homère et Sapho, dont les textes devaient être souvent accompagnés de musique, il a répondu (« with a certain hesitation », écrit Edna Gundersen, auteur de l’article du Telegraph) : “Je suppose qu’en un sens, certaines de mes chansons comme Blind Willie, The Ballad of Hollis BrownJoey, A Hard Rain, Hurricane et quelques autres peuvent être qualifiées d’homériques”. A la cérémonie de remise des prix Nobel qui aura lieu le 10 décembre à Stockholm, Bob Dylan sera a priori présent “si c’est possible”…

Libres Feuillets

PRESENTATION DU PRIX NOBEL DE LITTERATURE 2016
PAR L’ACADEMIE SUEDOISE

Communiqué de presse
Daté du 13 octobre 2016

Le prix Nobel de littérature pour l’année 2016 est attribué à Bob Dylan « pour avoir créé, dans le cadre de la grande tradition de la chanson américaine, de nouveaux modes d’expression poétique ».

Notice biographique

Bob Dylan est né le 24 mai 1941 à Duluth au Minnesota. Il grandit dans une famille d’origine juive de la classe moyenne dans la ville de Hibbing. À l’adolescence il joue dans différents orchestres tout en approfondissant son intérêt pour la musique, surtout la musique folk américaine et le blues. Le chanteur de folk, Woody Guthrie, est un de ses modèles. Il est aussi influencé par les écrivains de la génération beatnik, un peu plus ancienne, et par les poètes du modernisme littéraire.

Dylan déménage à New York en 1961 où il commence à se produire dans des clubs et des cafés de Greenwich Village. Il rencontre le producteur de disque John Hammond et un contrat est signé. Il débute en 1962 avec l’album Bob Dylan. Au cours des années suivantes, il enregistre une série d’albums qui seront les plus marquants de la musique populaire, parmi eux Bringing It All Back Home et Highway 61 Revisited, tous deux sortis en 1965, ainsi que Blonde On  Blonde en 1966 et ensuite Blood on the Tracks en 1975. Sa production ne se dément pas au cours des décennies suivantes. Les albums Oh Mercy (1989), Time Out Of Mind (1997) et Modern Times (2006) sont de purs chefs d’oeuvre.

Dylan effectue des tournées remarquées en 1965 et 1966. Il est suivi par le réalisateur D.A.Pennebaker, qui documente l’envers de la scène dans ce qui sera le film novateur Dont Look Back en 1967. Dylan a enregistré un grand nombre de disques qui abordent des thèmes comme la condition sociale de l’homme, la religion, la politique et l’amour. Ses textes de chanson sont continuellement tirés en de nouvelles éditions sous le titre de Lyrics. La diversité de ses talents artistiques est remarquable, et s’exprime entre autres à travers la peinture et la rédaction de scénarios. Il a aussi joué dans des films.

En plus de son impressionnante production de disques, Dylan a publié des ouvrages expérimentaux comme Tarantula (1971, traduit en français en 1972) et la collection Writings and Drawings (1973; Écrits et dessins 1975). Il a aussi écrit l’autobiographie Chronicles (2004; Chroniques 2005), qui relate les souvenirs de ses débuts à New York et des bribes d’une vie au cœur de la culture populaire. Depuis la fin des années 1980 Dylan n’a pas cessé d’être en tournée – un projet nommé « The Never-Ending Tour ». Dylan a le statut d’une icône. Son influence sur la vie musicale contemporaine est essentielle et il continue à faire l’objet d’une littérature abondante.

LES ANNEES 1960-1966 DU CHANTEUR-POETE
PAR FREDERIC LEMAIRE

(Cet article a été publié sur ouvroir.info/Le Zinc, numéro 46, sous le titre : Bob Dylan, un récit initiatique)

Artiste aux multiples visages, Dylan a tour à tour été un receleur inspiré des trésors de la musique populaire américaine, un chanteur pamphlétaire proche du mouvement des droits civiques, un poète aux introspections symbolistes… Il a aussi représenté une aubaine pour l’industrie du disque : un « prince » qui a su transformer la folk en or. Pour rendre compte de ces différentes facettes, nous revenons ici sur les premières années de Dylan à New York et les rencontres qui ont marqué son cheminement.

Lorsque Dylan arrive à New York, à 19 ans – en 1960 – il dispose déjà d’une importante culture musicale. Pendant toute sa jeunesse, il a écouté et appris les morceaux de blues, country, folk diffusés dans les radios du Midwest.
Ces émissions représentaient une ouverture précieuse sur d’autres horizons. « Avant que la télé et les médias ne s’emparent de tout, les gens s’informaient à travers les chansons, ils les écoutaient attentivement et ça les renseignait sur ce qui se passait loin de chez eux [1] » explique Dylan dans une interview en 1997.

Dylan arrive à New York – délaissant ses études d’art à Minneapolis – pour rencontrer Woody Guthrie. Folksinger reconnu, engagé dans les luttes sociales, Guthrie est à cette époque une figure du Greenwich Village, le QG du milieu folk contestataire new-yorkais.
Bien que gravement malade, il accueille néanmoins avec intérêt ce drôle de gamin qui vient le visiter à l’hôpital ; davantage frappé par sa voix que par ses textes : « Ce gosse a vraiment de la voix. Je ne sais pas s’il réussira par ses paroles, mais il sait chanter [2] ». Pour l’aider à se former à l’écriture, il lui donne accès à ses archives, ses textes, parfois inédits.

Guthrie l’introduit dans le milieu folk new-yorkais. Dylan est curieux et apprend vite ; il s’y intègre rapidement, y approfondit sa culture musicale. Il rencontre les figures de Greenwich Village, joue dans des bars, accompagne des musiciens. Lors d’un enregistrement, il est repéré par John Hammond, dénicheur de talents pour Columbia.
Il enregistre un premier album qui sortira en 1962, qui se vendra assez mal. L’album est représentatif de son répertoire de ses premières années à New York : il comprend principalement des reprises de vieux standards folk, blues, country, et deux chansons écrites par Dylan. L’écriture de Dylan n’est pas encore au point. Sa conscience politique relève tout au plus d’une sympathie spontanée pour les thématiques contestataires des chansons de Guthrie et d’autres folksingers qu’il admire [3].

Susan Rotolo et le mouvement des droits civiques

En 1961, à l’occasion d’un concert, il fait la rencontre de Susan Rotolo, avec qui il aura une relation jusqu’en 1964. Celle-ci aura une influence considérable sur Dylan. « Suze » est issue d’une famille italienne, et ses parents sont membres du Parti communiste américain. Au moment où elle rencontre Dylan, elle milite à plein temps au sein d’une organisation au cœur des luttes pour les droits civiques : des luttes qui vont imprégner le travail artistique de Dylan.
Ainsi, le récit par Susan d’un brutal crime racial lui inspire The Death of Emmett Till. Le succès de cette chanson l’incite à poursuivre sur la voie des topical songs mêlant le format des chansons folk, ou des blues parlés, avec des évènements marquants de l’actualité sociale – dans la lignée des chansons contestataires de Woody Guthrie. Dylan considérait alors The Death of Emmett Till comme l’un de ses meilleurs textes.

Il explique dans ses mémoires : « combien de nuits je suis resté éveillé, à écrire des chansons et les montrer à Suze en lui demandant : « c’est bien ? » parce que je savais que sa mère était impliquée avec des syndicats, et elle était dans ces histoires de droits civiques bien avant moi. Comme ça je vérifiais mes chansons ». Dans le sillage de l’activisme de Suze Rotolo, Dylan fait ses armes de chanteur contestataire. Une image renforcée par sa participation à des évènements militants majeurs – encore une fois grâce à Rotolo – comme la marche sur Washington en 1963. Il y chanta notamment Only a pawn in their game, qui traite de l’assassinat du militant pour les droits civiques Madger Evers.

Susan Rotolo n’est pas seulement une militante active, elle a par ailleurs une importante culture littéraire et artistique. Elle introduit Dylan aux œuvres de Brecht, Artaud, Verlaine, Rimbaud, ainsi qu’à d’autres auteurs plus contemporains, à la peinture, ou au cinéma de la nouvelle Vague [4]… Dylan se nourrit de toutes ces sources d’inspiration. Il reconnaîtra son influence décisive sur son style d’écriture. Susan Rotolo parlera quant à elle d’une influence réciproque : « Les gens disent que j’ai eu de l’influence sur lui. Mais nous nous influencions mutuellement. Nous filtrions réciproquement nos intérêts propres : lui la musique, moi, mes livres [5]. »

Pour Susan Rotolo, Dylan correspond moins au mythe du créateur inspiré et solitaire, qu’à l’image d’un « passeur » – un passeur hors du commun : « Il avait cette capacité incroyable à s’intéresser et à s’imprégner de tout – quelque chose de l’ordre du génie. Une capacité à saisir l’air du temps. Le synthétiser. Le rendre en paroles, en musique [6] ».

Al Grossman, le « spin doctor »

Après avoir signé ses deux premiers albums chez Columbia, Dylan choisit de prendre Al Grossman pour manager. Celui-ci le convainc de rompre avec John Hammond et de signer chez Warner. Al Grossman est le genre de manager à la réputation sulfureuse, dans la lignée du Colonel Tom Parker – le manager d’Elvis [7]. Sorte de « spin doctor », très intuitif en termes de relations publiques, Grossman est un homme intelligent, dévoué au succès commercial de ses clients… et avide de royalties.

Au moment où Dylan signe avec Grossman, en juin 1962, le manager est à la fois très impliqué dans le milieu de la folk (il est le co-fondateur du Newport Folk Festival et le manager de nombreux musiciens), reconnu pour son travail de manager mais décrié pour ses méthodes parfois brutales et son obsession du succès commercial.

Grossman se vantait de défendre ses clients avec force et de leur rapporter plus de revenus que « les gentils managers amateurs de Greenwich Village [8] ». De telles aspirations ne faisaient évidemment pas l’unanimité parmi les activistes du Folk revival, l’engagement politique et les stratégies commerciales ne faisant pas vraiment bon ménage. Mais le manager était aussi réputé pour défendre… ses propres intérêts, comme le montre cette anecdote : peu après avoir signé avec Dylan, Grossman négocia le transfert de ses droits de publication de Duchess Music à Witmark Music (filiale de la Warner), avec qui Grossman avait négocié en secret 50 % des droits pour les artistes qu’il parvenait à faire signer avec la maison d’édition.

S’il s’intéresse au mouvement folk et à ses protest songs, c’est avant tout pour le potentiel commercial qu’il y pressentait : « Le public américain est comme la belle au bois dormant, qui attend le baiser du prince de la Folk [9] » expliquait Grossman au New York Times, lors de la première édition du Newport Folk Festival. Son prince, il va le trouver en la personne de Bob Dylan ; le succès de « Blowing in the wind » va l’en persuader. Cette chanson – que Dylan avoue peu estimer par ailleurs – connaît d’abord le succès dans le milieu folk contestataire [10].

Grossman contribue à en faire un « hit » commercial : flairant la chanson à succès, il en suscite d’innombrables reprises [11], commandées aux artistes du catalogue de la Warner – qui dispose désormais, grâce à Grossman, des droits sur la chanson. Parmi le nombre incalculable de singles de la chanson, celui de Peter, Paul and Mary (un groupe par ailleurs constitué de toute pièce par Al Grossman) connaîtra un succès mondial. Un succès qui contribuera à construire l’image de Dylan comme icône du chansonnier folk contestataire dans le grand public. Un statut que tout bon manager sait monnayer en pièces sonnantes et trébuchantes…

Grossman a ses entrées dans la scène folk, il fait jouer aux bons endroits, aux bons moments pour lui garantir une renommée grandissante dans le milieu de la folk et au-delà. Dylan est ainsi invité à se produire au Newport Folk Festival d’août 1963, trois mois après la sortie de son album Freeweelhin’ Bob Dylan et alors que les ventes du single de « Blowin’ in the wind » sont au plus haut. Il apparaît deux fois sur scène avec Joan Baez, elle-même au sommet de sa gloire. Le succès de « Blowing in the wind » et sa prestation complice avec « la reine du folk » contribue à faire exploser les ventes du Freeweelhin’ Bob Dylan.

Les portes du succès s’ouvrent grand devant Dylan. Dans le même temps, sa relation avec Susan Rotolo se détériore peu à peu. En 1964, ils se séparent finalement, et cette rupture correspond à l’évolution d’un processus, dans la carrière de Dylan.

« Which side are you on ? »

Grossman joue un rôle important dans la « mue » du jeune chanteur, qui s’éloigne du milieu et de la musique folk et rompt avec les chansons contestataires. Lors de la sortie de son album Another Side en 1964, Dylan expliquait déjà : « Il n’y aura pas de chanson protestataire dans cet album. Ces chansons, je les avais faites parce que je ne voyais personne faire ce genre de choses. Maintenant beaucoup de gens font des chansons de protestation, pointant du doigt ce qui ne va pas. Je ne veux plus écrire pour les gens, être un porte-parole. […] Je veux que mes textes viennent de l’intérieur de moi-même [12]. »

Finies, les frusques de hillbilly, Dylan s’habille comme un dandy sur le conseil de son manager. Grossman incite Dylan à quitter définitivement son producteur John Hammond, avec qui il ne s’entend pas, pour Tom Wilson qui ne se distinguait pourtant pas particulièrement par son goût pour la folk : « Moi qui avais enregistré Coltrane, Sun Ra… je pensais que la folk, c’était pour les imbéciles. Bob Dylan jouait comme ces imbéciles, mais quand j’écoutais les paroles, j’étais époustouflé [13] » On suggère à Dylan des musiciens pour l’accompagner, batterie, basse, guitare électrique (Al Kooper, Mike Bloomfield notamment), et permettre une évolution de son style musical.

Dans la seconde partie de sa carrière, celle de la « trilogie électrique », Dylan puisera son inspiration dans son vécu, ses expériences personnelles. La « rupture » d’avec la folk est mise en scène en 1965 lors du festival de Newport, lorsque Dylan joue avec sa nouvelle formation ses nouveaux morceaux « électriques » devant le public acquis à la folk : il se fera copieusement huer par le public. Like a rolling stone symbolise ce tournant qui est ressenti par une partie du milieu folk comme une trahison.

Pour Dylan, c’est aussi une déchirure, dont il témoigne dans Desolation row, lorsqu’il évoque la réaction du public d’une partie du public qui l’accuse de traîtrise : « And everybody’s shouting : which side are you on ? » Cette controverse le suivra lors de sa tournée européenne en 1965.

En 1965 et 1966, Dylan va multiplier les tournées. Entre drogues, concerts, sollicitations des journalistes, des fans, le rythme est effréné, inhumain. Les dates s’enchaînent. Les amphétamines aident à tenir. Grossman s’assure que son client ne manque de rien… Au cours des concerts, Dylan se fait souvent huer lors de ses sets « électriques ». Fin 1965, il est épuisé après sa tournée européenne. Il finira par mettre en scène son évasion de la prison dorée du succès : en 1966, il prétexte un accident de moto pour se mettre en retrait.

Cet accident (qu’il ait vraiment eu lieu ou non) revêt une portée symbolique ; il marque la « mort » de Bob Dylan version Al Grossman. Peu de temps après l’accident, Dylan rompt son contrat avec son manager. Revenant sur la rupture avec son premier manager, Dylan explique : « Truth was that I wanted to get out of the rat race [14] » (« en vérité j’en avais assez d’être comme un hamster qui court dans une cage »). C’est, pour Dylan, le commencement d’une nouvelle étape de sa carrière, désormais comme « franc-tireur » de l’industrie du disque.

Notes

[1http://www.lesinrocks.com/actualite…

[2] Anthony Scaduto, Bob Dylan, Helter Skelter Publishing, 1er juin 2001, 5e éd. (1re éd. 1972), 350p, p. 97

[3http://www.rollingstone.com/music/n…

[4http://www.guardian.co.uk/music/201…

[5] Woliver, Hoot ! A 25-Year History of the Greenwich Village Music Scene, pp. 75–76.

[6] Woliver, Hoot ! A 25-Year History of the Greenwich Village Music Scene, pp. 75–76.

[7] La comparaison vient de Dylan : http://www.lesinrocks.com/actualite…

[8] Propos rapportés dans : Gray, Michael (2006), The Bob Dylan Encyclopedia, Continuum International, ISBN 0-8264-6933-7

[9] « The American public is like Sleeping Beauty, waiting to be kissed awake by the prince of Folk music. » Shelton, No Direction Home, p.88

[10] Avec, notamment, sa parution en avril 1962 dans Broadside Magazine

[11] Parmi les reprises de Blowing in the wind dans les 60’s, on compte celles de The Hollies, Chet Atkins, Odetta, Dolly Parton, Judy Collins, The Kingston Trio, Marianne Faithfull, Jackie DeShannon, The Seekers, Sam Cooke, Etta James, Duke Ellington, Neil Young, the Doodletown Pipers, Marlene Dietrich, Bobby Darin, Bruce Springsteen, Elvis Presley, Sielun Veljet, Stevie Wonder, John Fogerty, Joan Baez…

[12] The Crackin’, Shakin’ Breakin’ Sounds, Nat Hentoff, 24/10/1964. (Jonathan Cott, Bob Dylan : The Essential Interview, p. 16)

[13] Propos rapportés dans : Heylin, Clinton (2000), Bob Dylan : Behind the Shades Revisited, Perennial Currents, ISBN 0-06-052569-X, retrieved 2011-01-08

[14http://exploremusic.com/show/july-2…

 

Billet: quarante-cinq ans de mariage

Si le célibataire est parfois endurci
Peut-on en dire autant des mariés qui renforcent
Avec le temps leur lien au milieu des divorces
Auxquels ont succombé en se désamorçant
Tant d’unions égarées sur un triste versant

Pour échapper au sort des amours en sursis
Entre elle et lui l’accord tient bon serait-ce parce
Qu’elle vient de Vénus et que lui vient de Mars
Qu’ils sont un tout vice-versa recto verso
Ou plutôt que leurs bras sont de vivants arceaux

Qu’ils n’ont pas négligé l’occasion des sursauts
Et que dans leur parcours dans cette longue course
Ils n’ont pas oublié la fraîcheur de la source
Que leur autonomie n’est pas de l’autarcie
Qu’ils ont pu soulever le poids de l’inertie

Ils craignent la vieillesse où le jour s’obscurcit
Dans la fragilité qui fait qu’on tergiverse
Mais l’air de leurs vingt ans dans leur tête les berce
Ils préservent en eux plus que des éclaircies
C’est pour continuer qu’ils se disent merci

 

En ce temps de « mariage pour tous », c’est-à-dire pour les homosexuels comme pour les hétérosexuels, le mariage est en perte de vitesse, comme le montrent les chiffres de la nuptialité en France.  283 000 mariages ont été célébrés en 2005, 241 000 en 2014, dont 10 000 entre personnes de même sexe. Plusieurs autres options sont possibles. La polygamie est bien sûr interdite chez nous, du moins celle qui autoriserait plus d’une épouse – ou plus d’un époux – simultanément. Mais, par le divorce (130 000 chaque année), rien n’empêche  d’avoir plus d’une épouse ou plus d’un époux successivement. Rien n’empêche non plus d’être marié(e) mais d’entretenir une liaison hors des « liens du mariage », les œuvres littéraires ou autres en témoignent surabondamment depuis longtemps. Rien n’empêche non plus d’éviter le mariage, en se contentant d’un pacte civil de solidarité qui peut être rompu sans grande formalité (168 000 pacs ont été contractés en 2013, dont 6 000 entre personnes de même sexe). Et le tout, dans une idéologie ambiante qui célèbre l’amour. L’amour éternel, du moins tant qu’il dure. Dans ce contexte, où les divorces et les séparations sont monnaie courante, et où ceux qui ne peuvent plus s’entendre font de nécessité vertu en vantant le changement de partenaire, il y a des personnes qui, au contraire, font figure d’originaux venus d’une autre époque ou d’une autre planète fêter leurs nombreuses années de mariage. Mais qu’importe la diversité des situations, du moment qu’un bonheur est au rendez-vous.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: deuxième anniversaire

Entre le papillon qui fait sa promenade
Sur l’herbe et sur les fleurs en zigzag ou en boucles
Et l’avion dans le ciel d’un bleu d’océanides
Le monde s’élargit s’ouvre comme un spectacle
Admiré par Sacha qui en voudrait les clés

Pour découvrir ce monde il a besoin d’une aide
Mais déjà sûr de lui comme certain d’un socle
Il s’avance en un jour que le soleil inonde
Bien droit sur son jouet pareil à un tricycle
A double roue avant la chute semble exclue

Cadeau pour ses deux ans c’est une trottinette
L’équilibre y remplace avec bonheur les sangles
Harnachant la poussette et qu’il trouvait gênantes
Alors que sans attache il court trottine et jongle
Avec la pesanteur dans l’espace mi-clos

Explorateur aussi de la gamme des notes
Qui forment la syllabe et le signe ou le sigle
Il écoute il apprend sans perdre une minute
Il abrège les mots dans un sourire espiègle
Et termine parfois en riant aux éclats

 

Sacha dans le jardin breton élargit peu à peu ses investigations. Depuis le ras du sol il les pousse jusqu’au ciel bleu de l’été où il repère quelques nuages, un croissant de lune très pâle et un avion qui passe. Il a reçu pour ses deux ans une trottinette ou patinette qu’il appelle ninette. Il a tendance à ne garder des mots que deux syllabes, la dernière, et l’avant-dernière où il conserve une consonne ou une voyelle en l’accommodant souvent à sa manière.

Dominique Thiébaut Lemaire

Les Citadelles : revue de poésie numéro 20

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Le numéro 20 des Citadelles est paru. Le premier numéro de cette revue annuelle de poésie date de 1995. Pour fêter cet anniversaire, la couverture a fait peau neuve, et le directeur de la publication depuis l’origine, Philippe Démeron, a écrit à cette occasion un article intitulé « Les vingt ans d’un revuiste », qui présente, comme personne ne pourrait le faire aussi bien, l’ambition et les caractéristiques de cette oeuvre de longue haleine. Celle-ci mérite d’être saluée et encouragée par un soutien aussi passionné que la persévérance de son directeur.

Libres Feuillets

Billet : le sociologue

Le sociologue analysant ce qu’on refoule
Dans l’inconscient social derrière un garde-fou
Dévoilait le caché avec tant de rudesse
Que bien des prétentieux s’en retrouvaient baudets

Lorsque se présentait le meilleur des profils
De distinction culture il y voyait profit
Domination pouvoir il marchait plein d’audace
Même si la socio le chargeait d’un barda

Par delà les reflets de vitres qui se fêlent
Il voulait percevoir et la cause et l’effet
Dans son œuvre il maniait chiffre et lettre en indices
Pour saisir au plus près l’humaine comédie

Mu par une ambition d’esprit macrocéphale
Il cherchait l’oméga sans négliger l’alpha
Trouvant du vrai qui gît dans la profondeur dense
Ou qui échappe aux yeux tant il est évident

 

 

« Nombre des réalités ou des relations qu’il met à découvert ne sont pas invisibles, ou seulement au sens où « elles crèvent les yeux », selon le paradigme de la lettre volée cher à Lacan… » (Bourdieu, à propos du sociologue, Leçon sur la leçon, 1982, Les éditions de minuit, p. 30). « Le sociologue rompt le cercle enchanté de la dénégation collective : en travaillant au retour du refoulé, en essayant de savoir et de faire savoir ce que l’univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même … Je sais assez bien à quoi on s’expose en travaillant à combattre le refoulement, si puissant dans le monde pur et parfait de la pensée, de tout ce qui touche à la réalité sociale. Je sais que je devrai affronter l’indignation vertueuse de ceux qui récusent, dans son principe même, l’effort d’objectivation … » (Bourdieu, Méditations pascaliennes, 1997, Introduction). « Dans la mesure où son travail d’objectivation et de dévoilement le conduit en maintes occasions à produire la négation d’une dénégation, le sociologue doit s’attendre à ce que ses découvertes soient à la fois annulées ou rabaissées comme des constats triviaux, connus de toute éternité, et violemment combattues, par les mêmes, comme des erreurs notoires sans autre fondement que la malveillance polémique ou le ressentiment envieux » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, sous-chapitre : « La double vérité »). « C’est sans doute le goût de « vivre toutes les vies » dont parle Flaubert… qui m’a porté à m’intéresser aux mondes sociaux les plus divers… Jeune hypokhâgneux tout à l’émerveillement d’un Paris qui donnait réalité à des réminiscences littéraires, je m’identifiais naïvement à Balzac (stupéfiante première rencontre de sa statue, au carrefour Vavin !) … (Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, 2004, éditions Raisons d’agir, p. 86-87).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : argument ontologique

 

Je ne puis concevoir sans vallée la montagne
Une topologie qui s’accorde au constat

Que le mont et le val vont de pair s’accompagnent
Et pour leur existence on n’en disconvient pas

Je peux imaginer que des chevaux atteignent
A tire-d’aile un ciel où la raison se tait
Mais ce n’est que chimère irréelle on le sait
C’est ce que le bon sens et l’expérience enseignent

L’idée d’un Dieu parfait suprêmement insigne
Est d’une autre nature et sa suprématie
Aurait sans l’existence un manque et un faux pli
Serait contradictoire et pourtant je rechigne

Et je doute pourtant car mon esprit se cogne
A l’enclos qui le borne à ses murs verticaux
Il chancelle et titube il est comme un ivrogne
Soûlé par l’infini entre tout et zéro

 

 

 

 « Il n’y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu (c’est-à-dire un être souverainement parfait) auquel manque l’existence (c’est-à-dire auquel manque quelque perfection), que de concevoir une montagne qui n’ait point de vallée.
Mais encore qu’en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu’une montagne sans vallée, toutefois, comme de cela seul que je conçois une montagne avec une vallée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait aucune montagne dans le monde, de même aussi, quoique je concoive Dieu avec l’existence, il semble qu’il ne s’ensuit pas pour cela qu’il y en ait aucun qui existe ; car ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses ; et comme il ne tient qu’à moi d’imaginer un cheval ailé, encore qu’il n’y en ait aucun qui ait des ailes, ainsi je pourrais peut-être attribuer l’existence à Dieu, encore qu’il n’y eût aucun Dieu qui existât… »

Mais « de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inséparable de lui, et partant qu’il existe véritablement : non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorte, et qu’elle impose aux choses aucune nécessité ; mais, au contraire, parce que la nécessité de la chose même, à savoir de l’existence de Dieu, détermine ma pensée à le concevoir de cette façon. Car il n’est pas en ma liberté de concevoir un Dieu sans existence (c’est-à-dire un être souverainement parfait sans une souveraine perfection), comme il m’est libre d’imaginer un cheval sans ailes ou avec des ailes » (Descartes, Méditations métaphysiques, méditation cinquième).

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Photos de Dominique Thiébaut Lemaire et de Maryvonne Lemaire

 

 

 

Photo personnelle: Dominique Thiébaut Lemaire et Maryvonne Lemaire, au restaurant au Cap Coz (Fouesnant), le 19 août 2013

 

Source des photos suivantes : site de La Chaslerie

 

10 décembre 2014, Dominique LEMAIRE.

Dominique Thiébaut Lemaire, à l’espace Le Scribe L’Harmattan, à l’occasion de la présentation de Bourdieu. Une sociologie réflexive, 10 décembre 2014

Dominique LEMAIRE en train de lire en public un de ses poèmes.

Dominique Thiébaut Lemaire, à l’espace Le Scribe L’Harmattan, lecture de Passions Premières devant deux tableaux de Sergio Birga, fin septembre 2012

23 juillet 2011, un regard pour la postérité.

De face: Philippe Démeron, Dominique Thiébaut Lemaire, Maryvonne Lemaire, au manoir de la Chaslerie, fin juillet 2011

23 juillet 2011, camarades de promotion et néanmoins vrais amis.

Pierre-Paul Fourcade et Dominique Thiébaut Lemaire, au manoir de la Chaslerie, fin juillet 2011

 

 

 

 

Billet: satire et cithare

 

Manière aimable ou bien manière forte
C’est tout un art de doser la satire
Qui ne doit pas cibler un homme à tort
Ad hominem et se voir démentie

Ni rabaisser quelqu’un plus bas que terre
Ni lui prêter une pensée qui heurte
Hurler non plus avec les loups menteurs
Flairant du mal chez l’autre qui se tait

Fausse à coup sûr est la caricature
Quand le mot frappe aveugle ou trop pointu
Quand son auteur montre de l’amertume

Plus salvateur est l’art de la cithare
Plus sûrs les airs de la dolce vita
Souvent meilleurs les chants baume ou dictame

 

 

La satire est un genre que la poésie a aujourd’hui presque abandonné au profit du lyrisme. Elle a pourtant donné des chefs-d’œuvre depuis l’antiquité (à Rome Lucilius, Horace, Perse, Juvénal…), mais, dans la littérature française, elle a continué plutôt en prose et/ou au théâtre, sauf quelques exceptions comme La Fontaine et Boileau. Pourquoi cette désaffection des poètes ?
Il est plus agréable pour le lecteur d’être transporté dans un monde de pensées positives que dans une atmosphère pouvant colorer négativement son appréciation sur l’œuvre qu’il lit, et même l’appréciation qu’il porte sur lui-même au cours de sa lecture. Certes, la bonne littérature n’est pas faite de bons sentiments, mais en poésie la louange et la célébration paraissent souvent meilleures que la critique.
L’un des risques de la satire est celui qu’évoque La Rochefoucauld dans sa maxime 377 : « Le plus grand défaut de la pénétration n’est pas de n’aller point jusqu’au but, c’est de le passer ».
Un autre risque  est celui que Descartes a excellemment caractérisé (article 140 des Passions de l’âme) à propos de l’amour et de la haine: « nous ne sommes incités à aucune action par la haine du mal que nous ne le puissions être encore plus par l’amour du bien auquel il est contraire ». Mais on peut citer aussi le proverbe latin apparemment banal: « qui bene amat bene castigat » (qui aime bien châtie bien).

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet: ciels de Pâques sur l’Atlantique

Semaine sainte en bleu tranquille
Même le jour du saint trépas
Puis les nuées pressant le pas
Dans un climat jamais acquis
Sont revenus la nuit de Pâques

Après un temps presque utopique
De radieuse héliothérapie
L’envol du ciel en mode opaque
Couleur gris mouette ou noir choucas
Sur la Bretagne a fait escale

On aurait dit qu’un souffle impie
Contrecarrait l’ordre pascal
Mais la lumière a reconquis
Comme un bienfait qu’on n’attend pas
La mer les caps et les presqu’îles

Sur les rivages de l’Atlantique, l’opiniâtreté des hommes et leurs certitudes ont souvent du mal à compenser le caractère changeant de la nature.
Cela dit, la date de Pâques est elle-même changeante. Le concile de Nicée réuni par l’empereur Constantin l’a définie en 325: « Pâques est le dimanche qui suit le 14e jour de la Lune qui atteint cet âge le 21 mars ou immédiatement après. » Ainsi, Pâques est le premier dimanche après la première pleine lune advenant pendant ou après l’équinoxe de printemps. Ce qui donne souvent un jour différent pour les Églises occidentales (calendrier grégorien) et les orthodoxes (calendrier julien).
Les valeurs extrêmes que peut prendre la date de Pâques, au plus tôt et au plus tard en calendrier julien comme en calendrier grégorien, sont les suivantes:
– Si le quatorzième jour de la Lune de mars se produit le 21 mars et que ce jour est un samedi, le dimanche qui suit est le 22 mars, et Pâques tombe le 22 mars ;
– Si le quatorzième jour de la Lune de mars est le 20 mars alors le prochain quatorzième jour de la Lune pascale se produit le 18 avril. Si le 18 avril est un dimanche, Pâques tombe le dimanche suivant, c’est-à-dire le 25 avril.
La date de Pâques est donc comprise entre le 22 mars et le 25 avril (inclus).
Elle permet de déterminer non seulement le jour de Pâques mais aussi celui de nombreuses célébrations telles que l’Ascension (sixième jeudi, 39 jours après Pâques) ; la Pentecôte (septième dimanche, 49 jours après Pâques ; la fête de la Sainte Trinité (dimanche après Pentecôte, 56 jours après Pâques) ; la Fête-Dieu (60 jours après Pâques).

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

Billet: les sapins de Noël

La pépinière en nombre a déstocké
Les plants sur pied cultivés en lopins
Dont la récolte ébauche des clairières

Comme toujours Noël a convoqué
Chez les humains l’assemblée des sapins
Mais on attend la neige costumière

Les persistants sont là prêts à troquer
Leur habit vert contre un brillant pourpoint
Fait de grésil par une dentelière

L’hiver délivre un souvenir bloqué
Dans un passé que la saison repeint
De fraîche date et d’impressions premières

Décorer l’arbre est façon d’évoquer
Les froids d’antan les vosgiens les alpins
Tantôt poudrés d’une blanche poussière

Tantôt glacés certains font suffoquer
Parés de gui dans un air cristallin
Scintillant tous de givre et de lumière

Pour ceux qui aiment les sapins de Noël, en particulier parce qu’ils évoquent des souvenirs d’enfance, le choix de l’arbre met en jeu plusieurs critères : les qualités aromatiques, la forme (avec des branches bien réparties et une flèche au sommet), la tenue des aiguilles lorsque l’arbre est coupé…  Jusqu’à une date récente, le «sapin» de Noël était majoritairement, non pas un sapin (abies alba), arbre européen le plus haut qui peut atteindre plus de cinquante mètres et vivre jusqu’à cinq cents ans, mais un épicéa (picea abies), à croissance rapide. Le sapin de Nordmann (abies nordmanniana), apparu plus récemment sur le marché et en constante progression, proche d’abies alba, garde ses aiguilles plus longtemps que l’épicéa. Il paraît qu’il faut entre six et huit ans pour qu’il acquière la taille d’un sapin de Noël. Au Canada, on utilise le sapin baumier qui dégage une odeur balsamique (abies balsamea). Dans ce pays, une autre essence est aussi utilisée, le sapin Fraser (abies fraseri), qui n’est pas parfumé mais conserve mieux sa «parure», comme dit la chanson.

Dominique Thiébaut Lemaire

Alexis Jenni prix Goncourt 2011 (II). Auteur: Pierre-Paul Fourcade

Journal de lecture du prix Goncourt 2011

Sur son site internet « chaslerie.fr » (voir les « Liens » de Libres Feuillets), Pierre-Paul Fourcade a fait part de sa lecture de L’art français de la guerre, d’Alexis Jenni, au cours du mois de décembre 2011. Libres Feuillets lui a demandé l’autorisation de reproduire ses impressions au jour le jour, en contrepoint de l’article de Martine Delrue sur le même sujet.

Le 07/12/2011

…Je suis allé faire un tour à la meilleure librairie de Caen, « Au brouillon de culture », où j’ai acheté le dernier Goncourt…

Le 09/12/2011       

Sur « Libres Feuillets » (où un lien renvoie à notre site favori), je lis le texte de belle qualité qu’a rédigé Martine Delrue à propos du Goncourt 2011. Je retrouve bien là mes premières impressions sur ce livre qui mérite, sans aucun doute, qu’on lui consacre un peu de son temps pour le déguster comme il convient.

 Le 09/12/2011       

J’essaye de lire le Jenni du Goncourt. Ma première impression : trop long, trop de mots. Ma seconde impression : long mais passionnant et fort bien fait…

Le 13/12/2011   

Tout ne me paraît pas merveilleusement rédigé dans L’art français de la guerre, le dernier Goncourt. Par exemple, page 186 (où j’en suis rendu), à propos des contrôles d’identité : « Le contrôle d’identité suit une logique circulaire : on vérifie l’identité de ceux dont on vérifie l’identité, et la vérification confirme que ceux-là dont on vérifie l’identité font bien partie de ceux dont on la vérifie » (sic).

 Le 14/12/2011      

Comme l’a noté Martine Delrue dans sa critique de L’art français de la guerre (citée ici le 9 décembre dernier), le roman d’Alexis Jenni se caractérise par un plan où alternent des chapitres dénommés « Commentaires » et des chapitres qualifiés de « Roman ». Ce choix me paraît astucieux car il permet à l’auteur de développer son ouvrage sur deux niveaux, ce qui introduit de la profondeur dans l’écriture. Dans ce stratagème, je verrais volontiers de l’art.
Toutefois, quand je me hasarde à la surface du texte, j’aperçois des grumeaux bien compacts, notamment dans les chapitres de « Commentaires ».

Ainsi, page 194 (la parenthèse est de moi, c’est mon commentaire sur les commentaires, par conséquent) : « Oh, ça recommence ! La pourriture coloniale revient dans les mêmes mots. ‘La paix pour dix ans’, il l’a dit devant moi. Ici, comme là-bas. Et ce ‘ils’ ! Tous les Français l’emploient de connivence. Une complicité discrète unit les Français qui comprennent sans qu’on le précise ce que ce ‘ils’ désigne. On ne le précise pas. (Là, on s’accroche) Le comprendre fait entrer dans le groupe de ceux qui le comprennent. Comprendre ‘ils’ fait être complice. Certains affectent de ne pas le prononcer, et même de ne pas le comprendre. Mais en vain ; on ne peut s’empêcher de comprendre ce que dit la langue. La langue nous entoure et nous la comprenons tous. La langue nous comprend ; et c’est elle qui dit ce que nous sommes. »

Je vois dans ce paragraphe ô combien poussif deux explications des raisons pour lesquelles Alexis Jenni vient d’obtenir le prix Goncourt. D’abord, une furia anti-colonialiste dont j’imagine que ces Messieurs-Dames du jury ont dû se délecter, la table de Drouant étant, de notoriété publique, un appui très confortable pour se hisser sur l’Olympe des grands sentiments et des nobles causes ! Deuxièmement, une nième incantation en faveur de la langue française et de la littérature du même tonneau, c’est-à-dire le chemin le plus direct pour décrocher un prix littéraire. Un peu mécanique, tout ça !

Autre exemple, page 197 : « Je parle encore de la France en parlant dans la rue. Cette activité serait risible si la France n’était justement une façon de parler. La France est l’usage du français. La langue est la nature où nous grandissons ; elle est le sang que l’on transmet et qui nous nourrit. Nous baignons dans la langue et quelqu’un a chié dedans. Nous n’osons plus ouvrir la bouche de peur d’avaler un de ces étrons du verbe » etc.
(N.D.L.R.: ne serait-ce pas une définition du politiquement correct?)

Le 16/12/2011  

Remarques de Dominique Thiébaut Lemaire reproduites sur le site « chaslerie.fr »:

…Il y a un aspect que Martine Delrue évoque brièvement à propos de Victorien Salagnon (N.D.L.R. : personnage du roman): « c’est un individu extrêmement ambigu ». Je m’interroge sur le succès actuel de l’ambiguïté, apparemment appréciée des jurys littéraires, ambiguïté qui est manifeste également chez Emmanuel Carrère où elle est toutefois assumée et expliquée ; et qui m’avait choqué à propos des Bienveillantes (roman lui aussi très copieux découpé en sept), mémoires imaginaires d’un SS, prix Goncourt 2006 et grand prix de l’Académie française 2006, grand succès en France, flop aux Etats-Unis.

Le 22/12/2011

(N.D.L.R. : les appréciations suivantes de Pierre-Paul Fourcade, qui a vécu à Dakar de 1959 à 1962, ont pour point de départ un décret en dix-neuf articles, reproduit sur son site, du Président de la République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, sur l’emploi des majuscules dans les textes administratifs, décret fait à Dakar le 10 octobre 1975)

Avec cela, qui oserait prétendre que tout était mauvais dans les colonies françaises ?

C’est pourtant ce qu’affirme Alexis Jenni dans L’art français de la guerre dont je viens de terminer la lecture (ouf !). Il explique même que les idéaux de la Révolution étant intrinsèquement incompatibles avec la ségrégation induite par la colonisation, le ver était dans le fruit dès le départ. Je trouve que cet argument est loin d’être stupide, même s’il est sans doute bien réducteur.

Ceci dit, je n’ai pas aimé la tonalité générale de l’ouvrage car finalement, seul, côté français, le dénommé Paul Teitgen trouve grâce aux yeux du romancier couronné.

Au-delà de cette thèse qui me paraît simpliste…, je suis, pour m’en tenir ici aux aspects purement littéraires, gêné que l’ouvrage, bien qu’édité par Gallimard sous l’illustre jaquette de la N.R.F., comporte plusieurs fautes d’orthographe et tant de passages selon moi médiocrement rédigés (nouvel exemple, page 233: « Tous ces gens qui passaient autour de moi se ressemblaient entre eux et ne me ressemblaient pas. Là où je vis, je perçois l’inverse : ceux que je croise me ressemblent et ils ne se ressemblent pas entre eux. » Si quelqu’un comprend ce genre de transitivité que je trouve bancal, de grâce, qu’il me l’explique !).

Pour rester néanmoins sur un bon souvenir, je recommanderais deux passages qui me semblent particulièrement réussis :
– une scène de rupture rédigée dans un style « gore » fort cocasse, pages 113 à 131 ;
– une description de la neige qui tombe, pages 317 à 320.

 Allez, un troisième bon passage (page 327), à propos des déjeuners du dimanche en famille…
(N.D.L.R. : Qui est le « on » de ces bombances dans des phrases où les sujets s’embrouillent un peu: « On prend place devant l’assiette que l’on nous a désignée », « l’on serait mortifié si l’on ne nous invitait pas » ? Ce passage a évoqué à Pierre-Paul Fourcade les repas de fin d’année, thème d’actualité à la date où il a écrit son commentaire):

« C’est dimanche, les souliers font mal, on prend place devant l’assiette que l’on nous a désignée. Tout le monde s’assoit devant une assiette, tout le monde a la sienne ; tout le monde s’assoit avec un soupir d’aise mais ce soupir ce peut être aussi un peu de lassitude, de résignation, on ne sait jamais avec les soupirs. Personne ne manque, mais peut-être voudrait-on être ailleurs ; personne ne veut venir mais l’on serait mortifié si l’on ne nous invitait pas. Personne ne souhaite être là, mais l’on redoute d’être exclu ; être là est un ennui mais ne pas y être serait une souffrance. Alors on soupire et l’on mange. Le repas est bon, mais trop long, et trop lourd. On mange beaucoup, beaucoup plus que l’on ne voudrait mais l’on ressent du plaisir, et peu à peu la ceinture serre. La nourriture n’est pas qu’un plaisir elle est aussi matière, elle est un poids. Les souliers font mal. La ceinture s’enfonce dans le ventre, elle gêne le souffle. Déjà, à table, on se sent mal et on cherche de l’air. On est assis avec ces gens-là pour toujours et on se demande pourquoi. Alors on mange. On se le demande. Au moment de répondre, on avale. On ne répond jamais. On mange. »

 

Pierre-Paul Fourcade

 

 

 

L’Allemagne, la France, l’euro: excédents et déficits (I). Par D.T. Lemaire

L’Allemagne et la France sont ici comparées du point de vue des échanges extérieurs et des comptes publics. Leur situation dans ces deux domaines s’explique largement par les démographies respectives, et notamment par le vieillissement de la population allemande. Il en résulte un important problème pour la zone euro.

 Le lien entre démographie et exportations a été mis clairement en évidence par le  président de la Bundesbank, lorsqu’il a expliqué au Financial Times en novembre 2011 que son pays, où la population est vieillissante, a besoin d’excédents commerciaux permettant d’accumuler du capital pour faire face à ce vieillissement.
La production privilégiée pour réaliser ces excédents est la production manufacturière, dans le prolongement d’une tradition forte et ancienne. L’Allemagne garde aujourd’hui un secteur industriel important, dans un monde où, après être passée de l’agriculture à l’industrie, l’économie des pays avancés évolue de manière générale de l’industrie vers les services.
Il ne suffit pas de réaliser des excédents, encore faut-il que les montants correspondants soient investis ou placés dans des conditions telles que cette épargne puisse être sauvegardée. Or, la crise depuis 2008 a rendu peu sûrs ces investissements ou placements allemands.
De plus, dans un monde où les  interactions entre les différentes économies se sont intensifiées, en particulier dans l’Union européenne et dans la zone euro, les excédents des uns sont nécessairement les déficits des autres, et s’ils sont trop importants, le système se grippe. Dans ce contexte, la politique de l’excédent commercial n’est pas vertueuse, car, n’étant pas généralisable, elle ne répond pas à l’impératif moral posé par la philosophie allemande dans le  célèbre impératif kantien : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ».
L’Allemagne, pays d’environ 82 millions d’habitants en excédent commercial, qui pourrait se croire en position de force, est en réalité très dépendante de ses proches partenaires économiques fragilisés par les déficits, mais qui offrent des débouchés beaucoup plus larges que le marché intérieur allemand (la zone euro compte 250 millions d’habitants hors Allemagne, dont 130 dans les quatre pays du sud que sont l’Italie, l’Espagne, le Portugal, et la Grèce).

La démographie

Comparaison succincte des populations

L’Allemagne est l’Etat le plus peuplé de l’Union européenne (81,8 millions d’habitants en 2009), et avec ses 230 habitants par km², l’un des plus densément peuplés après les Pays-Bas,la Belgique et le Royaume-Uni. Depuis quelques années, sa population diminue à cause de très faibles taux de natalité et de fécondité (ce dernier étant de 1,4 enfant par femme, comme du reste en Espagne et en Italie). Jusqu’au début des années 1990, les cinq Länder de l’Est avaient un taux de fécondité bien plus élevé, mais la natalité de l’Est est aujourd’hui aussi faible que celle de l’Ouest.

 Suivant une évolution contraire, la population française, après une stagnation au 20ème siècle jusqu’aux années 1940 un peu au-dessus de 40 millions d’habitants, suivie par un « baby boom » qui s’est atténué au cours des années, a connu une nette reprise de la natalité dans la période récente, avec un taux de fécondité en 2010 de 2,1 enfants par femme, correspondant à peu près au seuil de renouvellement des générations.
Elle est aujourd’hui de 65 millions d’habitants dont 63 millions en métropole, soit 77 % de la population allemande, alors qu’elle n’était que de 41,5 millions d’habitants en 1937-1939 (60 % de la population allemande dans les limites de 1937).
Sa densité est de 114 habitants au km2 en métropole, la moitié de la densité allemande.

L’Union européenne à 27 compte aujourd’hui 502 millions d’habitants, la zone euro 332 millions, dont 185 millions hors Allemagne et France. Sur ces 185 millions d’habitants, plus de 128 millions vivent dans les pays du sud (Espagne : 46 millions; Grèce : 11,3; Italie : 60,5 ; Portugal : 10,6). C’est un marché considérable, indispensable aux économies allemande et française : respectivement 48 % et 41 % de leurs exportations sont dirigées vers la zone euro – et pour les deux pays 61 % des exportations vont vers l’Union européenne dans son ensemble.

 Effets du vieillissement sur les échanges extérieurs et les comptes publics

 Si la production allemande était davantage investie ou consommée sur place, les excédents extérieurs du pays se réduiraient.
La primauté donnée à l’épargne par rapport à la consommation immédiate explique l’attachement des dirigeants allemands à la stabilité monétaire.
L’histoire économique de l’Allemagne, mais aussi le vieillissement de la population, permettent de comprendre pour une bonne part ces choix. C’est ce qu’a répondu Jens Weidmann, président de la Bundesbank, au Financial Times (daté du 13 novembre 2011) qui lui a demandé si, avec ses excédents extérieurs importants, l’Allemagne n’est pas une partie du problème pour le reste de la zone euro. « Si vous avez une population vieillissante, a-t-il dit au journal anglais, alors cela a un sens d’avoir un excédent commercial pour épargner dans cette optique, en accumulant du capital hors de votre propre pays. »
La situation allemande, de ce point de vue, semble assez proche de la situation chinoise caractérisée par un vieillissement inquiétant à terme, pouvant expliquer la recherche  d’excédents commerciaux très importants comme moyen d’épargne pour y faire face.
Si l’on se projette dans l’avenir, le niveau de la dette allemande est élevé. Le déclin démographique, qui contribue à modérer le taux de chômage, pourrait se traduire par une baisse des recettes publiques. Dans le même temps, le vieillissement risque de faire exploser les coûts de la sécurité sociale et de l’assurance-maladie.

En France, on dit que les « générations futures » françaises seraient déjà trop endettées. Mais la dette publique mesurée en pourcentage du PIB n’est pas un bon critère. En 2040, les Français qui composeront alors le cœur des actifs chargés du remboursement de la dette présente sont les jeunes âgés de 0 à 25 ans aujourd’hui. Il faut apprécier l’endettement actuel par rapport à cette population. Au début de 2011, la dette par jeune de 0 à 25 ans atteint environ 90 000 euros outre-Rhin, plus que les 80 000 euros que donne ce calcul pour la France (note 1).

 Les déficits publics

D’après Eurostat, office européen des statistiques, le ratio dette/PIB s’est élevé en 2010 à 83,2 % pour l’Allemagne (PIB : 2476,8 milliards d’euros) et à 82,3 % pour la France (PIB : 1932,8 milliards d’euros), la moyenne de ce ratio étant de 85,4 % pour l’ensemble de l’Union européenne.
D’après la même source, le déficit public allemand s’est élevé pour la même année à 4,3 % du PIB et le déficit public français à 7,1 % du PIB (moyenne de l’Union européenne : 6,6 % du PIB ; Royaume-Uni : 10,3 % du PIB).

Pour les économistes (note 2), le calendrier d’une politique d’équilibre budgétaire est crucial : si on entreprend une telle politique au milieu d’une récession, l’effet symbolique permettant de reconquérir la confiance des marchés prêteurs risque de susciter au contraire leur méfiance, et de s’évanouir dans l’effondrement de l’activité. Il est beaucoup plus facile de réduire le déficit en phase de croissance. Mais la France se préoccupe généralement de réduire sa dette en période difficile, et oublie de le faire quand la conjoncture est favorable.

 L’Allemagne n’est pas non plus exemplaire. Ce pays, d’après Le Monde du 19 novembre 2011 (note 3), a eu recours à une astuce après le choc de 2008 pour comptabiliser les dizaines de milliards d’euros déboursés (ou offerts en garanties) afin de relancer son économie et sauver son secteur financier. Les sommes ont été logées dans un compte séparé appelé « Sondervermögen », qui contribue à grossir la dette mais n’est pas pris en compte dans le calcul du déficit public. Sans cette astuce, le niveau du déficit allemand serait proche du niveau français, d’après Sylvain Broyer, économiste chez Natixis.

 Au cours d’une conférence organisée le 14 décembre 2011 à New York par le « Council for Foreign Relations « (CFR), l’économiste en chef du FMI a mis en garde les Etats européens contre la tentation de l’austérité: « nous devons avoir un ajustement budgétaire, mais cela doit être un long processus d’ajustement à moyen terme » »

 Aux mises en garde contre une réduction de la dépense publique périlleuse en période de crise, on oppose un argument que l’on croit imparable: ne pas réduire le déficit public aujourd’hui reviendrait à léguer une dette insupportable aux générations futures. Celles-ci, dit-on, seraient déjà trop endettées en France. Mais on a vu plus haut que c’est inexact si l’on raisonne en tenant compte de la démographie.

Autre idée contestable: l’alignement des dépenses budgétaires sur un niveau allemand. Or, la France (comme le Royaume-Uni) est un pilier de la défense européenne. Ce rôle nécessite des dépenses publiques plus lourdes. Et les divergences de natalité placent aussi les pays dans des situations dissemblables. Pour des avantages équivalents (congés de maternité, soutien aux familles, éducation…) les deux « champions » des naissances que sont la France et le Royaume-Uni doivent dépenser autour de trois points de PIB de plus que l’Allemagne, d’après l’économiste Philippe Eskenazy (note 1). Structurellement, les deuxième et troisième économies européennes sont donc plus dépensières, mais les générations futures qui rembourseront la dette seront aussi plus nombreuses.

 Les échanges extérieurs

 Les médias évoquent à longueur de temps l’excédent commercial allemand, en comparaison duquel le déficit commercial de la France fait piètre figure. Mais ils n’abordent presque jamais deux questions fondamentales :
–          Le solde commercial n’est qu’un aspect partiel des échanges extérieurs, il faut le replacer dans l’ensemble de la balance des paiements;
–          Le constat d’excédents importants doit s’accompagner d’une interrogation sur la rentabilité des investissements ou placements qu’ils permettent de faire, et sur leur « soutenabilité » à moyen terme.

 La balance des paiements

 La balance des paiements présente les flux économiques entre une économie et le reste du monde, répartis en comptes formant deux sous ensembles principaux: d’une part le compte de transactions courantes ou balance courante (incluant la balance commerciale), d’autre part le compte de capital et le compte financier.
Les opérations entre les résidents d’un pays et le reste du monde forment un circuit économique fermé: tout ce qui est enregistré en plus ou en moins dans le sous-ensemble des résidents est nécessairement compensé dans le sous-ensemble des non-résidents.
Ainsi, la balance des paiements est par construction équilibrée, chaque transaction, financière ou non financière, avec un non-résident ayant une contrepartie financière, une variation d’avoirs ou d’engagements vis-à-vis des non-résidents. Dans le cas le plus simple, une exportation ou une cession de titres par les résidents donne naissance à une augmentation de leurs avoirs (par exemple, les dépôts des résidents auprès des banques non-résidentes) ou une diminution de leurs engagements (par exemple un remboursement d’avances précédemment obtenues auprès de banques non-résidentes).
Bien que la balance des paiements doive être équilibrée par construction, elle fait apparaître en pratique un solde d’erreurs et omissions non négligeable qui, pour l’Allemagne et la France, peut s’élever jusqu’à 10-15 milliards d’euros en plus ou en moins chaque année.
Quand la balance courante est négative, le pays consomme et investit plus qu’il ne produit de richesses. Elle doit alors être compensée par des emprunts auprès des non-résidents ou en encore par la vente d’actifs possédés à l’extérieur du pays. Inversement, quand la balance est positive, le pays produit plus de richesses qu’il n’en consomme. Une balance courante positive permet à un pays de rembourser sa dette ou même de prêter à d’autres pays.

Les principaux éléments des balances des paiements allemande et française (en milliards d’euros) ont été les suivants en 2010 (les flux entrants sont notés +, les sorties -). Les chiffres sont tirés des balances établies par la Bundesbank et par la Banque de France (voir les sites internet de ces institutions).
Balance allemande :
–          Balance courante : + 141,4 (dont biens : + 154,5)
–          Investissements directs à l’étranger : – 44,3
–          Investissements de portefeuille : – 124,9
–          Instruments financiers dérivés : – 17,6
–          Autres investissements : + 57,1 (- 49,1 en 2009).
Balance française :
–          Balance courante : – 33,7 (dont biens : -53,7)
–          Investissements directs à l’étranger : – 37,9
–          Investissements de portefeuille : + 119,9
–          Instruments financiers dérivés : + 34,3
–          Autres investissements : – 92,3
On voit que les situations allemande et française sont très contrastées, avec des soldes en sens contraire en ce qui concerne les marchandises, mais aussi en ce qui concerne les services (solde négatif pour l’Allemagne, positif pour la France). Avec toutefois une ressemblance: l’importance des investissements directs à l’étranger, et l’importance dans la balance courante des revenus correspondants à ces investissements (en 2010: 44,5 milliards d’euros de revenus pour l’Allemagne, 34 milliards d’euros pour la France).

 Le compte de transactions courantes ou balance courante

Le compte de transactions courantes ou balance courante a trois composantes:
–          la balance commerciale (exportations moins importations) des marchandises et des services (transport, assurances, tourisme, gestion);
–          les revenus de placements (intérêts, dividendes…) ;
–          les transferts courants (par exemple ce que les immigrés envoient hors du pays).
L’Allemagne a enregistré un solde commercial positif (pour les marchandises) de 154,5 milliards d’euros en 2010. Mais le solde des services a été négatif de 8 milliards d’euros, tiré vers le bas par le déficit des voyages touristiques à l’étranger.
En 2010, les exportations allemandes de biens et services se sont élevées à 38,4 % du PIB – et même à 47 % en 2008- record à comparer aux pourcentages des autres Etats (France: environ 25 % ; Etats-Unis : 11 %; Japon : 12 %). Elles ont représenté sur l’ensemble de la période 1970-2009 une moyenne annuelle de 26,6 % du PIB allemand d’après les calculs de l’université canadienne de Sherbrooke. L’Allemagne est aujourd’hui le deuxième exportateur mondial après la Chine qui l’a récemment détrônée, mais devant les Etats-Unis dont l’économie est pourtant bien plus grande. L’essentiel de ses excédents commerciaux a pour origine les autres pays membres de la zone euro.
Pour le total du compte de transactions courantes (balance courante), la Bundesbank a enregistré en 2010 un excédent de 141,4 milliards d’euros, soit 5,8 % du PIB, un peu inférieur à l’excédent commercial.

En ce qui concerne la France, la balance des biens et services est devenue déficitaire en 2004. En 2010, les exportations françaises de biens et services se sont élevées à 25,5 % du PIB. Le solde de la balance des biens a été négatif de 53,7 milliards d’euros. Le solde des services a été positif, d’environ 10 milliards d’euros comme en 2009. Au sein des services, l’excédent touristique a diminué (6 milliards en 2010).
D’après les données de l’université canadienne de Sherbrooke, les exportations françaises de biens et services ont représenté sur l’ensemble de la période 1960-2009 une moyenne annuelle de 20,6 % du PIB.
En 2010, la balance courante de la France a été en déficit de 33,7 milliards d’euros, soit 1,7 % du PIB. Dans ce solde, la dégradation des échanges de biens a été en partie compensée par une augmentation des revenus d’investissements. En particulier, l’excédent des revenus d’investissements directs a atteint 34,1 milliards d’euros en 2010, après un palier de l’ordre de 26 milliards entre 2006 et 2009.

Le compte financier

Le compte de capital et le compte financier doivent équilibrer par construction le solde des transactions courantes (balance courante). Le solde du compte de capital est négligeable. Dans le compte financier, beaucoup plus important, on distingue quelques grandes catégories:
–          les investissements directs : ceux qu’une entreprise ou entité résidente d’une économie effectue dans le but d’acquérir un intérêt durable (au moins 10 % du capital) dans une entreprise ou entité non résidente et d’exercer, dans le cadre d’une relation à long terme, une influence significative sur sa gestion. Les investissements directs comprennent non seulement l’opération initiale, mais également toutes les opérations en capital ultérieures;
–          les investissements de portefeuille : achats et ventes de titres (obligations et actions);
–          les « autres investissements » (opérations de prêts et crédits financiers et commerciaux, dépôts bancaires…) et les « produits financiers dérivés ».

 En 2010, les investissements directs allemands à l’étranger (79,2 milliards d’euros) ont été supérieurs de 44,2 milliards d’euros aux investissements directs étrangers en Allemagne (34,8 milliards d’euros).
Les flux d’investissements de portefeuille, dont il résultait une entrée nette de capitaux en 2008 (51,4 milliards d’euros), se sont soldés par des sorties nettes de capitaux en 2009 (82,7 milliards d’euros) et 2010 (124,9 milliards d’euros).
L’agrégat intitulé « autres investissements » a représenté des flux financiers allemands vers l’extérieur de 213 milliards d’euros en 2007, 130 en 2008, 49 en 2009. Il s’agissait pour l’essentiel de flux des banques allemandes vers des banques étrangères, soit filiales, soit banques tierces. Le système bancaire allemand a investi les excédents du pays dans le monde entier, notamment aux Etats-Unis mais surtout dans l’Union européenne. Les systèmes bancaires dans lesquels ces investissements ont été faits sont souvent très fragiles (notamment au sud de la zone euro), car ils ont acquis des actifs majoritairement auprès de débiteurs surendettés : titres de dette publique de leur Etat et investissements dans le secteur immobilier. Il apparaît, in fine, que les excédents de la balance courante allemande ont servi à acquérir des actifs d’une valeur souvent problématique.
En 2010, le solde des « autres investissements » s’est inversé (entrée nette de capital d’un montant de 57 milliards d’euros), et ce sont les « investissements de portefeuille » qui ont pris le relais comme moyen de recycler vers l’extérieur les excédents commerciaux allemands.

S’agissant de la France, en 2010, les investissements directs à l’étranger (63,5 milliards d’euros, dont 62 % vers l’Union européenne et 10 % vers les Etats-Unis), ont excédé comme les années précédentes les investissements directs étrangers en France (25,6 milliards d’euros).
Depuis 2005, le solde annuel global des transactions courantes et des investissements directs est négatif. Ce déficit est financé principalement par des entrées de capitaux au titre des investissements de portefeuille et/ou des opérations de prêts-emprunts, ce qui se traduit par un endettement des résidents vis-à-vis des non résidents, ou par une réduction des avoirs à l’étranger. Les entrées de capitaux résultent de l’endettement du secteur public (souscriptions de titres publics par des non-résidents) et du secteur bancaire (IFM: institutions financières monétaires). En 2010, le solde négatif des transactions courantes et les sorties nettes de capitaux au titre des investissements directs ont été financés par un endettement extérieur net des IFM (122,6 milliards, instruments financiers dérivés inclus) et des administrations publiques (APU : 43,5 milliards), tandis que les autres secteurs ont augmenté de nouveau leurs avoirs et créances sur l’extérieur, ce qui correspond à des sorties de capitaux.

A propos du poste « autres investissements » relatifs aux banques, quelques données sont présentées en note 4 sur les besoins en fonds propres des systèmes bancaires européens.

 (A suivre)

Dominique Thiébaut Lemaire

Note 1
Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS, article dans le journal Le Monde du 12 avril 2011.
Note 2
Philippe Askenazy ; voir la note 1 ci-dessus
Paul Seabright, école d’économie de Toulouse, Le Monde Economie, mardi 13 décembre 2011
Note 3
Claire Gatinois et Frédéric Lemaître : « Et si l’Allemagne n’était pas si exemplaire… », Le Monde du 19 novembre 2011
Note 4
L’Autorité Bancaire Européenne (EBA en anglais) a publié le 8 décembre 2011 son estimation révisée des besoins en fonds propres de banques européennes : 114,7 milliards d’euros, dont 30 pour la Grèce, 26,1 pour l’Espagne, 15,4 pour l’Italie, 13,1 pour l’Allemagne, 7,3 pour la France, 6,95 pour le Portugal, 6,3 pour la Belgique, 3,9 pour l’Autriche, 3,5 pour Chypre.