L’écrivain national: roman de Serge Joncour. Par Martine Delrue

Serge Joncour, L’écrivain national, roman, éditions Flammarion,  390 pages, 2014

Serge Joncour, « né un jour de grève générale », en 1961, a passé son enfance entre Paris, la Nièvre, l’ Eure-et-Loir et le Valais. Il a publié son premier roman, Vu, en 1998 au Dilettante (Prix Jean-Freustié), puis a obtenu le Prix France Télévisions en 2003 pour U.V., le prix de l’Humour noir en 2005 pour L’Idole, et le prix littéraire des Hebdos de Régions en 2013 pour L’amour sans le faire. Il participe à l’émission oulipienne des Papous dans la tête.

Roman à double fond ? En trompe-l’œil ? quasiment baroque mais très contemporain? Roman du vertige (un des derniers mots du livre) de l’écriture en tout cas, L’écrivain national, de Serge Joncour procure palpitations et excitations au lecteur ébahi. On le lit d’une traite.

On croit d’abord avoir à faire à un roman d’intrigue, peut-être policier. Simenon moderne ou Chabrol ? Le point de départ est un fait divers survenu dans la campagne entre  Nevers et le Morvan. Commodore, un ancien d’Indochine, maraîcher retraité et richissime, a disparu. Ses voisins et locataires, deux jeunes  « néo-ruraux », écolos  bien sûr, Aurélik et Dora, sont soupçonnés de l’avoir tué. Une pleine page du journal local publie la photo de Dora. On découvre peu à peu ces jeunes qui font peur aux villageois, suscitent médisances et ragots. Mais aussi des industriels soucieux d’ « énergie renouvelable », et le maire avec eux. Ils aimeraient revêtir les habits d’écolos et développer une filière bois dans cette région largement  pourvue en forêts. Le  monde d’aujourd’hui est bien là, avec toutes ses contradictions, et même « ses fronts renversés ». Si l’on rit assez souvent (l’humour est féroce, ne serait-ce que celui du maire qui, avec emphase, qualifie  l’écrivain de « national »), on est aussi emporté par des pages envoûtantes sur la forêt. « Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales », dit S. Joncour qui se laisse  emporter après Baudelaire, avec un plaisir manifeste, par cette Obsession.

Le roman est écrit à la première personne, ce qui rapproche toujours le lecteur de l’auteur. Or ici, celui qui dit « je »  est un écrivain. Fasciné par la photo de Dora, irrésistiblement attiré dans cette histoire, sans qu’il s’agisse d’une enquête volontaire, il accumule, recueille  témoignages et découvertes, puisqu’il est invité en résidence à Donzières pour un mois, chargé d’écrire un feuilleton sur la commune et d’animer un atelier d’écriture avec des illettrés. Il est même nommé (une fois seulement !) Serge. Seconde piste donc, roman autobiographique ? ou autofiction ? On a tout le loisir et le plaisir de se poser la question : si l’écrivain paraît doué d’une empathie réelle, (libraires, stagiaire,  patronne de l’hôtel s’attachent à lui, lui livrent les secrets de la ville), il est également présenté en antihéros, gauche, timide, dépassé par les événements, plusieurs fois embourbé. Fasciné par la photo de Dora et par Dora elle-même, personnage brumeux et électrique à la fois, (quelqu’un qui «  vient de  l’Est » comme le dernier amour de Kafka ?), il est entraîné dans cette histoire, comme dans le lac gelé. Alors, roman d’amour qui ne va pas sans son «apparition » ?

Et en même temps les ouvriers forestiers, vrais ruraux restés  en dehors du monde de l’écrit, sont évoqués avec puissance, à la Zola. On nous brouille les pistes, consciencieusement.

Le plus  réjouissant pour le lecteur reste le sentiment d’être continuellement  plongé dans un tourbillon entre la fiction et le réel. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? Le narrateur est un écrivain. Il feint, avec une délectation retorse, de nous mettre dans la confidence : certes on puise toujours dans le réel pour faire vivre des personnages, libraires, bibliothécaires, forestiers, maire, cafetiers, néo-ruraux. Mais ce narrateur-écrivain assure  à tous ceux qu’il rencontre qu’il n’en fera rien, qu’il ne les « pillera » pas. Et pourtant nous avons ce roman entre les mains. On nous promène ! Parvenu à son dixième roman, Serge Joncour s’autorise  les vertiges, le tournoiement, les miroirs sans fond ni fin. On savoure sa maîtrise.

Martine Delrue

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