Descartes et Spinoza (I): sur quelques passions actuelles (compassion, envie, surestime de soi). Par Dominique Thiébaut Lemaire

Descartes dans Les Passions de l’âme et Spinoza dans l’Ethique (la traduction utilisée ici est celle de Charles Appuhn) analysent de manière approfondie la compassion, l’envie, la surestime de soi, dont l’importance est aujourd’hui plus grande que jamais, et qui sont des passions non seulement individuelles, mais aussi collectives. Ces analyses ont donc une portée sociologique, voire politique.

Elles nous aident à faire la distinction entre le bon sentiment et la vertu, que tant de nos contemporains confondent. Elles montrent comment dépasser la compassion, l’envie et la surestime de soi par la générosité, passion mais aussi vertu.

Bien qu’ils aient vécu au 17ème siècle, Descartes et Spinoza nous font mieux comprendre le monde actuel, où la rationalité apparemment croissante n’empêche pas l’envahissement des affects. Notre époque se caractérise notamment par :
–         L’étalage des malheurs du monde par des médias planétaires, ce qui exacerbe la compassion;
–         Le peu de place fait aux informations sur les bonheurs du monde, ce qui s’explique moins par un vice de ces mêmes médias que par la constatation suivante : le spectacle du bien d’autrui excite l’envie. Celle-ci, dans notre société démocratique, peut être encouragée par la réprobation de l’inégalité, quoique à l’inverse l’idéal égalitaire, s’il se traduit dans les faits, puisse atténuer les disparités créatrices d’envie;
–         L’illusion de tout connaître, suscitée en particulier par le développement de l’instruction, les mouvements de population sur la planète (voyages, migrations…), les moyens d’information modernes, ainsi que par la croyance en la toute-puissance que promet le progrès ; cette illusion ne peut que renforcer la méconnaissance sur laquelle se fonde la surestime/sousestime de soi et d’autrui.

 Descartes et Spinoza montrent comment ces passions sont intimement liées entre elles :
–         Si le mal qui arrive à autrui suscite la compassion, le bien qui arrive à autrui suscite la passion symétrique de l’envie ;
–         La compassion flatte le sentiment de fausse supériorité, et apaise le sentiment de fausse infériorité; souvent elle permet de se sentir supérieur aux malheureux ;
–         La surestime de soi ne peut se maintenir que par le rabaissement d’autrui, par l’idée qu’autrui est indigne du bien dont il jouit, ce qui est la caractéristique même de l’envie.

Descartes définit les passions de la manière suivante:
« Après avoir ainsi considéré toutes les fonctions qui appartiennent au corps seul, il est aisé de connaître qu’il ne reste rien en nous que nous devions attribuer à notre âme, sinon nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres, à savoir : les unes sont les actions de l’âme, les autres sont ses passions. Celles que je nomme ses actions sont toutes nos volontés, à cause que nous expérimentons qu’elles viennent directement de notre âme, et semblent ne dépendre que d’elle. Comme, au contraire, on peut généralement nommer ses passions toutes les sortes de perceptions ou connaissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont… » (Les passions de l’âme, article 17.Voir aussi l’article 41).
Spinoza dénomme affection ou affect (« affectio », affectus ») ce que Descartes appelle passion.
Le sens de ces termes se comprend mieux lorsqu’on se réfère aux verbes et adjectifs de la même famille de mots: « pâtir de», « être passif », « être affecté par ».

Descartes a distingué six passions premières auxquelles toutes les autres se ramènent: l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse (Les Passions de l’âme, article 69).
Après Descartes, Spinoza (Ethique « Définition des affections », IV), qui ne reconnaît pas comme passion primitive l’admiration ou étonnement, rattache l’amour à la joie, et la haine à la tristesse, de sorte que les six passions cartésiennes se réduisent chez lui à trois: la joie, la tristesse et le désir, qu’il définit aux I, II et III des « définitions des affections » dans la troisième partie de l’Ethique :
I : « Nous avons dit plus haut…que le désir est l’appétit avec conscience de lui-même ; et que l’appétit est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est déterminée à faire les choses servant à sa conservation… J’entends donc par le mot de désir tous les efforts, impulsions, appétits et volitions de l’homme…
II « La joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection.
III «La tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfection », passage « par lequel est diminuée ou réduite la puissance d’agir de l’homme. »

La compassion

La compassion peut être désignée par plusieurs mots : pitié, compassion (Descartes), « commiseratio » et même « misericordia » (Spinoza)…

Dans son Petit traité des grandes vertus (PUF, 1995, et Le Seuil, collection Points, 2006), André Comte-Sponville, bien que soucieux de tirer cette passion vers la vertu, note que : « depuis les Stoïciens jusqu’à Hannah Arendt (en passant par Spinoza et Nietzsche), on n’en finirait pas d’évoquer les critiques de la compassion » (p.158).

Pour Descartes : « La pitié est une espèce de tristesse mêlée d’amour ou de bonne volonté envers ceux à qui nous voyons souffrir quelque mal dont nous les estimons indignes » (Les Passions de l’âme, article 185).

Pour Spinoza : « La commisération est une tristesse qu’accompagne l’idée d’un mal arrivé à un autre que nous imaginons semblable à nous…» (Ethique, proposition XXII et définition des affections, XVIII). Selon lui, elle fait partie, avec l’humilité notamment, d’un ensemble d’affects que l’on a tendance à prendre pour des vertus, alors qu’elles n’en sont pas. La commisération, dit-il, bien qu’elle ait l’apparence de la moralité, n’est pas une vertu, elle tire son origine de l’impuissance de l’âme, et n’appartient pas à la raison  » (Ethique, quatrième partie, proposition LVIII et appendice, chapitre XVI).
« La commisération…est une tristesse; par suite, elle est mauvaise par elle-même. Pour le bien qui en suit, à savoir que nous nous efforçons de délivrer de sa misère celui pour qui nous avons de la commisération… nous désirons le faire par le seul commandement de la raison…; et nous ne pouvons faire que par le seul commandement de la raison quelque chose que nous sachions avec certitude être bon ; la commisération est donc mauvaise en elle-même, et inutile, dans un homme qui vit sous le commandement de la raison…
« Qui sait droitement que tout suit de la nécessité de la nature divine et arrive suivant les lois et règles éternelles de la nature, ne trouvera certes rien qui soit digne de haine, de raillerie ou de mépris, et il n’aura de commisération pour personne ; mais autant que le permet l’humaine vertu, il s’efforcera de bien faire, comme on dit, et de se tenir en joie. A cela s’ajoute que celui qui est facilement affecté de commisération et ému par la misère ou les larmes d’autrui, fait souvent quelque chose de quoi plus tard il se repent : d’une part, en effet, nous ne faisons rien sous le coup d’une affection que nous sachions avec certitude être bon, de l’autre nous sommes facilement trompés par de fausses larmes » (Ethique, quatrième partie, proposition L).

Cela dit, Descartes et Spinoza s’accordent à considérer que la compassion vaut mieux que l’insensibilité.
Selon Descartes : « Il n’y a que les esprits malins et envieux qui haïssent naturellement tous les hommes, ou bien ceux qui sont si brutaux, et tellement aveuglés par la bonne fortune ou désespérés par la mauvaise qu’ils ne pensent point qu’aucun mal leur puisse plus arriver, qui soient insensibles à la pitié. » (Les Passions de l’âme, article 188).
Selon Spinoza : « Pour celui qui n’est mû ni par la raison ni par la commisération à être secourable aux autres, on l’appelle justement inhumain » (Spinoza, Ethique, quatrième partie, proposition L).

Les conditions sont réunies pour faire de la compassion ou commisération une passion typique du monde actuel, pour laquelle on a même inventé au milieu du 20ème siècle de nouveaux mots, tels que « misérabilisme », « compassionnel »…
Les médias montrent -pour les raisons suggérées plus haut- les côtés négatifs de l’actualité plutôt que ses côtés positifs, de sorte que nous sommes désormais informés en temps réel de toutes les souffrances du monde, à quoi s’ajoute le développement de la misère, autochtone et surtout importée, dans les rues mêmes de nos villes. Nous y sommes confrontés sans vrais moyens d’agir, et sommes ainsi réduits à assister à un spectacle correspondant à ce qu’a dit Aristote du théâtre tragique, fait pour inspirer la crainte et la pitié.

L’envie

L’envie comporte plusieurs degrés :
–          s’attrister du bien d’autrui, en considérant qu’autrui n’en est pas digne, voire nous empêche de l’avoir nous-même ;
–          s’attrister du bien d’autrui du seul fait qu’autrui en tire de la joie et en est digne (par exemple s’il s’agit d’une vertu);
–          se réjouir du mal d’autrui, qu’on estime mérité ;
–          se réjouir d’un mal que l’autre ne mérite pas.

Descartes montre bien le lien entre la compassion et l’envie, laquelle est classée par la théologie au nombre des sept péchés capitaux. Lorsqu’un bien ou un mal, écrit-il, « nous est représenté comme appartenant à d’autres hommes, nous pouvons les en estimer dignes ou indignes; et lorsque nous les en estimons dignes, cela excite en nous la joie, en tant que c’est pour nous quelque bien de voir que les choses arrivent comme elles doivent. Il y a seulement cette différence que la joie qui vient du bien est sérieuse, au lieu que celle qui vient du mal est accompagnée de rire et de moquerie. Mais si nous les en estimons indignes, le bien excite l’envie, et le mal la pitié, qui sont des espèces de tristesse… » (Les passions de l’âme, art. 61 et 62).

Spinoza développe ces idées dans le sens d’un plus grand pessimisme sur la nature humaine. « Par cela seul que nous imaginons que quelqu’un tire d’une chose de la joie…, écrit-il, nous aimerons cette chose et désirerons en tirer de la joie. Mais (par hypothèse) nous imaginons que l’obstacle à cette joie vient de ce qu’un autre en tire de la joie ; nous ferons donc effort… pour qu’il n’en ait plus la possession.
« Nous voyons ainsi qu’en vertu de la même disposition de leur nature les hommes sont généralement prêts à avoir de la commisération pour ceux qui sont malheureux et à envier ceux qui sont heureux, et que leur haine pour ces derniers est… d’autant plus grande qu’ils aiment davantage ce qu’ils imaginent dans la possession d’un autre » (Ethique, troisième partie, proposition XXXII).
En outre:
« Pour la joie née du bien d’autrui, je ne sais de quel nom il faut l’appeler… » (Ethique, troisième partie, proposition XXII). Et:
« L’envie est la haine en tant qu’elle affecte l’homme de telle sorte qu’il soit attristé par la félicité d’autrui et au contraire s’épanouisse du mal d’autrui » (Ethique, troisième partie, « définitions des affections », XXIII et XXIV).

« Quand l’âme imagine son impuissance, elle est attristée par cela même… il arrive par là que chacun s’empresse de narrer ses faits et gestes et d’étaler les forces tant de son corps que de son esprit et que pour cette cause les hommes sont insupportables les uns aux autres. Et de là encore il suit que les hommes sont de nature envieux…, c’est-à-dire qu’ils s’épanouissent de la faiblesse de leurs pareils et s’attristent de leur vertu… C’est pourquoi on sera épanoui au plus haut point par la considération de soi-même quand on considère en soi quelque chose que l’on nie des autres. Mais… on sera attristé, au contraire, si l’on imagine que ses actions comparées à celles des autres sont plus faibles. On s’efforcera d’ailleurs d’écarter cette tristesse…, et cela en interprétant faussement les actions de ses pareils ou en ornant les siennes autant qu’on peut. Il apparaît donc que les hommes sont de nature enclins à la haine et à l’envie, à quoi s’ajoute encore l’éducation. Car les parents ont accoutumé d’exciter leurs enfants à la vertu par le seul aiguillon de l’honneur et de l’envie…» (Ethique, troisième partie, proposition LV).

En quoi l’envie, passion de tous les temps, est-elle particulièrement importante à notre époque ? Certaines explications ont déjà été évoquées: la disparition de la croyance en un ordre social naturel qui inciterait chacun à se contenter de ce qu’il a; une information plus largement disponible sur les disparités de conditions sociales; les mirages de la publicité ; l’idéal démocratique d’égalité rendant plus sensible l’inégalité créatrice d’envie…
A ces raisons s’ajoute une illusion propice au développement de cette passion, illusion consistant à nier la distinction entre les biens qui peuvent être acquis, et ceux qui ne peuvent l’être:
« L’envie donc, en tant qu’elle est une passion, est une espèce de tristesse mêlée de haine qui vient de ce qu’on voit arriver du bien à ceux qu’on pense en être indignes. Ce qu’on ne peut penser avec raison que des biens de fortune. Car pour ceux de l’âme ou même du corps, en tant qu’on les a de naissance, c’est assez en être digne que de les avoir reçus de Dieu avant qu’on fût capable de commettre aucun mal »  (Descartes, Les passions de l’âme, article 182).
Mais aujourd’hui, on a tendance à croire qu’il n’existe que des biens de fortune et non de naissance, y compris dans le domaine de l’intelligence, ou en ce qui concerne le corps dont on s’imagine que les qualités sportives ou autres peuvent être acquises par des potions magiques.

Bien que beaucoup d’évolutions aillent aujourd’hui dans le sens d’une plus grande envie, on ne parle guère de cette passion, sans doute pour le motif mentionné par La Rochefoucauld au 17ème siècle : « On fait souvent vanité des passions même les plus criminelles ; mais l’envie est une passion timide et honteuse que l’on n’ose jamais avouer » (maxime 27).

La surestime/sousestime de soi

Il s’agit de l’orgueil et de l’humilité. L’orgueil (considéré traditionnellement comme le plus grave des sept péchés capitaux) est une mauvaise joie, l’humilité une tristesse, mais le plus souvent ces passions ne sont que les deux faces d’une même réalité.

Dans Les passions de l’âme, Descartes développe l’idée que la seule raison pour laquelle un homme puisse avoir une bonne opinion de lui-même est sa volonté de toujours bien user de son libre arbitre en tout ce qui dépend de lui.
« Tous ceux qui conçoivent bonne opinion d’eux-mêmes pour quelque autre cause, telle qu’elle puisse être, n’ont pas une vraie générosité, mais seulement un orgueil qui est toujours fort vicieux, encore qu’il le soit d’autant plus que la cause pour laquelle on s’estime est plus injuste » (article 157).
Descartes précise sa pensée en expliquant comment il conçoit le contraire de l’orgueil :
« Art. 155. En quoi consiste l’humilité vertueuse.
… L’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d’autres, est cause que nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user.
« Art. 159. De l’humilité vicieuse.
… Elle consiste principalement en ce qu’on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si on n’avait pas l’usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu’on se repentira par après; puis aussi en ce qu’on croit ne pouvoir subsister par soi-même ni se passer de plusieurs choses dont l’acquisition dépend d’autrui. Ainsi elle est directement opposée à la générosité ; … au lieu que ceux qui ont l’esprit fort et généreux ne changent point d’humeur pour les prospérités ou adversités qui leur arrivent, ceux qui l’ont faible et abject ne sont conduits que par la fortune, et la prospérité ne les enfle pas moins que l’adversité les rend humbles. Même on voit souvent qu’ils s’abaissent honteusement auprès de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, et qu’au même temps ils s’élèvent insolemment au-dessus de ceux desquels ils n’espèrent ni ne craignent aucune chose. »

Ici encore, Spinoza développe des analyses proches de celles de Descartes, et de manière non moins hardie. Pour lui aussi, l’orgueil est la joie de l’homme « qui fait de lui plus de cas qu’il n’est juste » (Ethique, troisième partie, proposition XXVI), tandis que: « La mésestime de soi consiste à faire de soi par tristesse moins de cas qu’il n’est juste… L’humilité et la mésestime de soi… sont d’ailleurs très rares. Car la nature humaine, considérée en elle-même, leur oppose résistance le plus qu’elle peut…, et ainsi ceux que l’on croit être le plus pleins de mésestime d’eux-mêmes et d’humilité, sont généralement le plus pleins d’ambition et d’envie » (Ethique, troisième partie, « définitions des affections », XXVIII-XXIX).
« L’humilité est une tristesse née de ce que l’homme considère son impuissance ou sa faiblesse » (Ethique, troisième partie, « définitions des affections », XXVI).
« L’humilité n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’elle ne tire pas de la raison son origine » (Ethique, quatrième partie, proposition LIII).
« Le plus haut degré d’orgueil ou de mésestime de soi est la plus entière ignorance de soi » (Ethique, quatrième partie, proposition LV) et « indique la plus grande impuissance intérieure » (Ethique, quatrième partie, proposition LVI).

« C’est l’orgueil qui nous fait nous attacher à des choses qui nous conduisent en droite ligne à notre ruine, comme on le voit chez ceux qui se sont imaginé et s’imaginent que Dieu a pour eux des faveurs miraculeuses et, pour cette raison, ne craignant aucun danger, prêts à tout, bravent le feu et l’eau et périssent ainsi misérablement. C’est l’humilité vicieuse qui nous empêche de faire ce qu’autrement nous devrions faire pour devenir parfaits ; comme nous le voyons chez les sceptiques qui, niant que l’homme puisse posséder aucune vérité, se privent par là même de la vérité » (Spinoza, Court traité de Dieu, de l’âme et de la santé de son âme, deuxième partie, chapitre VIII, 9).

« Le premier principe de la vertu est de conserver son être…, et cela sous la conduite de la raison… Qui donc s’ignore lui-même ignore le principe de toutes les vertus et conséquemment toutes les vertus…. », agit le moins par vertu, et « est le plus impuissant intérieurement…» (Ethique, quatrième partie, proposition LVI).
« L’orgueil est une joie née de ce que l’homme fait trop de cas de lui-même…, et l’orgueilleux s’efforcera autant qu’il peut d’alimenter cette opinion…; il aimera donc la présence des parasites ou des flatteurs… et fuira au contraire celle des généreux qui font de lui le cas qu’il mérite…. Cela posé, nous concevons facilement que l’orgueilleux est nécessairement envieux…, et qu’il a surtout en haine ceux qu’on loue le plus pour leurs vertus… Bien que la mésestime de soi soit contraire à l’orgueil, celui qui se mésestime est cependant très proche de l’orgueilleux. Puisque, en effet, sa tristesse vient de ce qu’il juge de son impuissance par la puissance ou vertu des autres, cette tristesse sera allégée, c’est-à-dire qu’il sera joyeux, si son imagination s’occupe à considérer les vices des autres, d’où ce proverbe: c’est une consolation pour les malheureux d’avoir des compagnons de leurs maux. Au contraire, il sera d’autant plus attristé qu’il se croira davantage inférieur aux autres; d’où vient qu’il n’est pas d’hommes plus enclins à l’envie que ceux qui se mésestiment ; ils s’efforcent plus que personne d’observer ce que font les hommes, plutôt pour censurer leurs fautes que pour les corriger ; ils n’ont de louange que pour la mésestime de soi et se glorifient de leur humilité…» (Ethique, quatrième partie, Proposition LVII).

De même qu’entre la compassion et l’envie, il existe une relation étroite entre la surestime de soi et la compassion, qui donne à celui qui la ressent un sentiment de supériorité :
« Il y a souvent plus d’orgueil que de bonté à plaindre les malheurs de nos ennemis; c’est pour leur faire sentir que nous sommes au-dessus d’eux que nous leur donnons des marques de compassion » (La Rochefoucauld, maxime 463). Ce qui dit La Rochefoucauld des malheurs de nos ennemis peut s’appliquer aux malheurs de ceux que, du fait qu’ils sont malheureux, nous considérons comme des amis.
A l’heure actuelle, nous pouvons nous offrir à peu de frais un sentiment de supériorité compatissant face aux pauvres des pays pauvres, en particulier lorsqu’ils arrivent chez nous. Parfois, ce sentiment risque de vaciller, aussi faut-il le renforcer en insistant sur la misère de ces arrivants, mais aussi en se représentant d’une manière exagérément sombre la situation des pays d’où ils viennent.

Descartes établit par ailleurs un lien entre la surestime de soi et l’envie. Il nous montre ceux qui se surestiment occupés à envier les autres et à les rabaisser pour leur disputer des biens en petit nombre que peu d’hommes peuvent obtenir:
«…Quelle que puisse être la cause pour laquelle on s’estime, si elle est autre que la volonté qu’on sent en soi-même d’user toujours bien de son libre arbitre, de laquelle j’ai dit que vient la générosité, elle produit toujours un orgueil très blâmable…. Car tous les autres biens, comme l’esprit, la beauté, les richesses, les honneurs, etc., ayant coutume d’être d’autant plus estimés qu’ils se trouvent en moins de personnes, et même étant pour la plupart de telle nature qu’ils ne peuvent être communiqués à plusieurs, cela fait que les orgueilleux tâchent d’abaisser tous les autres hommes, et qu’étant esclaves de leurs désirs, ils ont l’âme incessamment agitée de haine, d’envie, de jalousie ou de colère » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 158).
Aujourd’hui, par rapport au monde où vivait Descartes, les richesses se sont accrues, mais les biens les plus enviables restent rares, et les compétitions déclenchées par l’envie et la surestime/sousestime de soi ne sont pas près de prendre fin.

Pourtant le progrès (découvertes scientifiques, croissance ou développement durable…) peut faire croire que tout devient possible et maîtrisable. On se croit maintenant capable de faire des prévisions fiables à trente ou cinquante ans, voire davantage. Cette croyance correspond à ce que Spinoza dit de l’orgueil qui « est une espèce de délire, puisque l’homme rêve les yeux ouverts qu’il peut tout ce qu’il embrasse par sa seule imagination, le considère pour cette raison comme réel et en est ravi, tandis qu’il ne peut imaginer ce qui en exclut l’existence et limite sa propre puissance d’agir » (Spinoza Ethique, troisième partie, proposition XXVI).

Remarques d’ensemble sur la commisération ; l’envie ; la surestime/sousestime de soi

La prépondérance de la tristesse

« La commisération est en elle-même mauvaise et inutile dans un homme qui vit sous le commandement de la raison… La commisération…est une tristesse ; par suite, elle est mauvaise par elle-même » (Spinoza, Ethique, quatrième partie, proposition L).
« L’envie est la haine elle-même…, c’est-à-dire une tristesse…une affection par laquelle la puissance d’agir d’un homme ou son effort est réduit » (Ethique, troisième partie, proposition LV).
« L’orgueil… est une joie née de ce que l’homme fait de lui-même plus de cas qu’il n’est juste » (Ethique, troisième partie, proposition XXVI). Si l’orgueil est une joie, il n’en est pas pour autant meilleur que les passions tristes, au contraire : « La mésestime de soi… peut se corriger plus facilement que l’orgueil ; ce dernier en effet est une affection de joie, la première une affection de tristesse; ce dernier est donc plus fort…que la première » (Ethique, quatrième partie, proposition LVI).

Des passions en rapport avec les semblables

« Ceux qui se sentent faibles et sujets aux adversités de la fortune semblent être plus enclins à cette passion que les autres, à cause qu’ils se représentent le mal d’autrui comme leur pouvant arriver; et ainsi ils sont émus à la pitié plutôt par l’amour qu’ils se portent à eux-mêmes que par celle qu’ils ont pour les autres » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 186). On trouve aussi cette idée chez La Rochefoucauld (maxime 264).

De même, selon Spinoza, quand nous imaginons qu’un être semblable à nous éprouve une affection, nous éprouvons une affection semblable à la sienne.
«… Cette imitation des affections, quand elle a lieu à l’égard d’une tristesse s’appelle commisération…; mais, si c’est à l’égard d’un désir, elle devient l’émulation qui n’est rien d’autre que le désir d’une chose engendré en nous de ce que nous imaginons que d’autres êtres semblables à nous en ont le désir…
Si un être nous inspire de la commisération, nous ne pouvons l’avoir en haine à cause de la tristesse dont sa misère nous affecte.  Si en effet nous pouvions l’avoir en haine, alors nous serions joyeux de sa tristesse, ce qui est contre l’hypothèse.
Si un être nous inspire de la commisération nous nous efforcerons, autant que nous pourrons, de le délivrer de sa misère… Cette volonté ou cet appétit de faire du bien qui naît de notre commisération à l’égard d’un être auquel nous voulons faire du bien, s’appelle bienveillance, et ainsi la bienveillance n’est rien d’autre qu’un désir né de la commisération » (Ethique, troisième partie, proposition XXVI).

« L’expérience nous montre… que les enfants, dont le corps est continuellement comme en équilibre, rient ou pleurent par cela seul qu’ils voient d’autres personnes rire ou pleurer, tout ce qu’ils voient faire par autrui ils désirent aussitôt l’imiter, et ils désirent enfin tout ce à quoi ils imaginent que d’autres prennent plaisir… » (Ethique, troisième partie, proposition XXXII).

« Nul ne porte envie pour sa vertu à un autre qu’un pareil… L’homme ne désirera pas qu’aucune puissance d’agir ou (ce qui revient au même) qu’aucune vertu soit affirmée de lui, si elle appartient en propre à la nature d’un autre et est étrangère à la sienne ; et ainsi…il ne peut être attristé parce qu’il considère quelque vertu dans un être dissemblable, et conséquemment il ne peut lui porter envie. Mais il portera envie à son pareil qui est supposé de même nature que lui. »
Lorsque nous vénérons un homme « …parce que nous voyons avec étonnement sa prudence, son courage, etc., cela a lieu…parce que nous imaginons que ces vertus lui appartiennent de façon singulière et n’en faisons pas des manières d’être communes de notre nature ; et de la sorte nous ne les lui envions pas plus qu’aux arbres la hauteur et aux lions le courage, etc. » (Ethique, troisième partie, proposition LV).

Des passions fondées sur la méconnaissance de soi

« …Le vice vient ordinairement de l’ignorance », et, notamment, ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont les plus sujets à s’enorgueillir et à s’humilier plus qu’ils ne doivent (Descartes, Les Passions de l’âme, article 160).

Descartes écrit aussi dans Les passions de l’âme :
« Parce que l’amour, la haine, la joie, la tristesse ne peuvent nous porter à aucune action que par l’entremise du désir qu’elles excitent, « c’est particulièrement ce désir que nous devons avoir soin de régler ; et c’est en cela que consiste la principale utilité de la morale. Or, comme j’ai tantôt dit qu’il est toujours bon lorsqu’il suit une vraie connaissance, ainsi il ne peut manquer d’être mauvais lorsqu’il est fondé sur quelque erreur. Et il me semble que l’erreur qu’on commet le plus ordinairement touchant les désirs est qu’on ne distingue pas assez les choses qui dépendent entièrement de nous de celles qui n’en dépendent point » (article 144).
Il s’agit là d’une vieille distinction stoïcienne que Descartes reprend à son compte (comme il l’avait déjà fait dans le Discours de la méthode) et dont il tire de nombreuses conséquences en faisant d’elle la première étape d’une libération vis-à-vis des passions comme la compassion, l’envie, la surestime/sousestime de soi, qui nous font nous intéresser de mauvaise manière aux biens ou au maux d’autrui qui ne dépendent pas de nous.

Des passions à examiner aussi du point de vue de l’autre qui en est l’objet

La compassion, l’envie, la surestime/sousestime de soi, sont généralement présentées du point de vue de ceux qui les éprouvent. Mais il peut être salutaire de les envisager du point de vue de ceux qui en sont l’objet.
Ainsi, on se plaît à témoigner de la compassion, mais celui auquel elle s’adresse n’en est pas forcément satisfait, dans la mesure où elle le place en position d’infériorité. Il y a donc lieu de douter que la compassion soit de nature à susciter de la gratitude.
En ce qui concerne l’envie, on la présente à juste titre comme une passion négative. Mais pour celui à qui elle s’adresse, dans la mesure où elle ne s’accompagne pas d’une forte intention de nuire, elle peut avoir un aspect positif, comme le dit le proverbe : « Mieux vaut faire envie que pitié ».
S’agissant de la surestime de soi, ceux qui sont affectés de cette passion peuvent faire la joie de leurs flatteurs, et de tous ceux qui bénéficient des bons sentiments et des bonnes actions par lesquels les « orgueilleux » veulent manifester leur supériorité.

(A suivre)

Dominique Thiébaut Lemaire

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