La finition dans les arts et dans l’écriture. Par D.T. Lemaire

La finition des œuvres, plus précisément leur degré de finition, est une question esthétique qui traverse les époques. Elle se pose dans le cas de Léonard de Vinci, dont on sait qu’il lui lui arrivait souvent de ne pas achever ses œuvres, volontairement ou non. Ce sujet du non finito, auquel est attaché également le nom de Michel-Ange, est abordé dans un article de Maryvonne Lemaire, publié en 2012 dans Libres feuillets, intitulé La Sainte Anne de Léonard de Vinci au musée du Louvre : interprétation d’une image de rêve. Léonard de Vinci a fait de nombreuses esquisses de ce tableau, et même le tableau définitif est partiellement une esquisse, car tout le fond intermédiaire entre les montagnes et le premier plan est inachevé, tout comme la robe de Sainte Anne. D’autres exemples de non finito sont fournis par Manet et par les impressionnistes à la suite de Manet. Dans son cours du Collège de France daté du 24 février 1999, qui fait partie d’un ensemble de cours publiés sous le titre Manet, une révolution symbolique (Raisons d’agir/Seuil, 2013), Bourdieu nous livre une réflexion stimulante sur la finition des œuvres, notion complexe à laquelle il applique sa méthode « réflexive » en ayant recours à sa propre expérience dans le domaine de l’écriture.

Un premier aspect de la finition, le plus trivial, mais peut-être aussi le plus préoccupant pour l’auteur d’une oeuvre, au moins dans le cas de l’écriture, concerne le travail par lequel il s’applique à  éliminer les erreurs voyantes, certes dans l’idée de parer à une possible critique du public, mais surtout dans le désir, toujours déçu, d’atteindre un idéal de perfection. D’où le stade des relectures, au pluriel, tâche ingrate : Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. A cet égard, Bourdieu va droit à une conclusion déprimante : « On n’éprouve pas de plaisir avec un livre quand on le fait (c’est très dur), mais le livre achevé c’est encore plus terrifiant parce qu’il a cette espèce de fini qui lui donne un côté fatal – les erreurs sont là, elles ne peuvent pas être corrigées, on les voit tout de suite alors qu’on ne les a pas vues avant, etc. » (Manet, une révolution symbolique, p. 205). Ces remarques ont la vérité du vécu. Après le passage par l’imprimeur, malgré les relectures, il y a en effet quelque chose d’irrémédiable dans la persistance de scories si visibles qu’on ne les a pas vues : redondances non repérées, fautes de frappe, coquilles diverses, d’autant plus difficiles à maîtriser qu’il existe de moins en moins de typographes pour y jeter un regard extérieur. Celui qui relit son propre texte a du mal à le voir tel qu’il est, il en gomme mentalement les erreurs en le relisant dans sa tête, il a tendance à le relire non tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Mais son aveuglement cesse dès le passage par l’imprimeur, comme si un autre l’avait écrit, et les erreurs qui deviennent des fautes lui sautent alors aux yeux, il se met à en exagérer la visibilité et l’évidence, et, pour renchérir sur ce que dit Bourdieu, elles lui apparaissent aussitôt « comme le nez au milieu de la figure » et comme la verrue sur le nez.
Il arrive ainsi que des bévues passent au travers de tous les contrôles jusqu’au stade final : tel a été le cas d’un timbre-poste émis en 1937 à 4,4 millions d’exemplaires, représentant le visage de Descartes imité du célèbre portait de Frans Hals, avec en arrière-plan l’inscription Discours sur la méthode, pour commémorer le trois-centième anniversaire du Discours de la méthode, erreur rectifiée deux semaines plus tard par une nouvelle émission à 5 millions d’exemplaires.

Bourdieu inclut dans la finition la lecture des épreuves de livres, en jouant sur le mot épreuve : « si la lecture des épreuves de livres, par exemple, est une épreuve très angoissante, c’est qu’elle marque cette ligne invisible où la chose cesse d’être privée. » A vrai dire, on peut se demander si le passage crucial se situe entre le privé et le public, ou s’il ne se situe pas plutôt entre le provisoire et le définitif. Bourdieu lui-même en donne un exemple dans le domaine universitaire en comparant la publication d’un article à la soutenance d’une thèse. « Un des effets terribles de la thèse à l’ancienne […] est que ce passage de la ligne devenait quelque chose d’extraordinaire : cela devenait une montagne […] d’autant plus qu’il y avait un interdit académique  –  dont on ne sait pas s’il a jamais été appliqué, mais qui en tout cas fonctionnait dans la tête à la fois des impétrants et des juges – selon lequel on ne devait rien publier avant le moment solennel de la thèse […] Une des manières de contourner, ou au moins de contrôler tant bien que mal ce passage, c’est de monnayer l’absolu, c’est-à-dire, au lieu de faire tout ou rien (« Je ferai le livre ultime, final, définitif », comme on dit souvent quand on est jeune), de faire des tas de petits articles, auxquels on n’attache pas beaucoup d’importance, qui sont des esquisses, et de les publier le plus possible. » Bourdieu fait un parallèle implicite entre ce mode de production universitaire et celui des impressionnistes qui ont initié une manière de peindre telle que « l’on peut faire, en beaucoup moins de temps, des choses qui demandaient des mois. Ils mettent en question la valeur – valeur-travail, valeur d’usage, valeur d’échange – qui est l’objet de grandes discussions et d’interrogations : ils peignent vite, ils bâclent parfois, et pourtant leurs tableaux atteindront des prix importants. » (Manet, une révolution symbolique, p. 148-149).

Cette remarque sur l’économie du non-fini (l’économie, c’est-à-dire la maximisation du résultat obtenu par rapport au travail fourni) donne à penser que le succès de ce mode de production peut être dû à une concordance, voire une connivence,  entre d’une part l’intérêt des producteurs, en l’occurrence les peintres ou certains d’entre eux, et d’autre part l’intérêt de ceux qui « reçoivent » les œuvres (les acheteurs, les spectateurs, tous les amateurs et connaisseurs), qui ont aujourd’hui une prédilection pour ce qui leur apparaît souvent à tort comme le plus précieux, c’est-à-dire la spontanéité du premier geste pictural. Si l’on examine un instant l’intérêt des critiques et des historiens de l’art, on constate qu’ils sont attirés par la possibilité d’entrer dans le processus de création, ce que le non-fini et ses esquisses permettent plus facilement que le fini. Dans l’attrait du non-fini entrent en jeu diverses motivations, par exemple la curiosité suscitée par les repentirs des créateurs. Dans l’exposition de 2012 consacrée par le Louvre à la Sainte Anne de Léonard de Vinci (voir ci-dessus), l’étude des repentirs, rendue possible grâce aux rayons X, tenait une place relativement importante. Plus généralement, par rapport au fini qui donne la primauté au dessin (il primato del disegno) et qui lisse la matière, le non-fini pictural réévalue la touche et à  la couleur. En ce qui concerne la littérature, les critiques professionnels sont désormais séduits par les repentirs que révèlent les manuscrits. Ils élaborent par ailleurs des statistiques sur les répétitions de l’auteur (une approche aujourd’hui vulgarisée au point de s’étendre à l’étude des discours politiques par les politologues), pour réduire la complexité de ce qui est dit à la simplicité élémentaire de quelques mots-clés, censés être plus significatifs que le texte élaboré.

Les artistes, les écrivains, auraient-ils tort de rechercher la perfection du poli et de l’achevé ? C’est ce que semble penser Bourdieu – sans doute trop admiratif de Manet et des impressionnistes – en questionnant « l’esthétique du fini ». Il cite Baudelaire qui, dans le Salon de 1845, voit des artistes « consciencieux », recherchant le « trop bien fait », l’excès de perfection, et qui écrit : « Tout le monde peint de mieux en mieux, ce qui nous paraît désolant » (Manet, la révolution symbolique, p.193-194). Cela dit, n’oublions pas que Baudelaire a dédicacé ses Fleurs du mal à Théophile Gautier, grand adepte de la finition, qui a écrit dans Emaux et camées : « Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant. » Bourdieu cite Baudelaire et son Salon de 1845, et il prend aussi l’exemple du maître de Manet, Couture (p. 202, 204, 207), tel que le présente un livre intitulé Thomas Couture and the eclectic vision, écrit par l’américain Albert Boime, historien de l’art, reprenant l’hypothèse d’un autre critique américain, Joseph C. Sloane (auteur de French painting between the past and the present. Artists, critics and traditions, from 1848 to 1870, Princeton University Press, 1951). Selon cette hypothèse, la révolution impressionniste « aurait consisté essentiellement à constituer en œuvres achevées les esquisses » que les peintres académiques considéraient comme une première étape. Couture, dit Bourdieu, « accordait beaucoup d’attention à la fraîcheur et à la spontanéité de la première impression », mais  il n’a jamais été capable « de s’abandonner entièrement à l’improvisation dans ses œuvres définitives […] Prisonnier de l’esthétique du fini qui s’imposait à lui quand il arrivait à la phase finale de son travail, en un sens – du point de vue des impressionnistes – il gâchait son travail en le finissant à l’extrême ; il identifiait la liberté à la première esquisse, mais il était désorienté lorsqu’il fallait la projeter à grande échelle pour en faire l’œuvre publique, officielle. » Bourdieu ajoute que « le fini refroidit et, en idéalisant, il rend impersonnel et universel, c’est-à-dire universellement présentable : le fini, c’est comme de s’habiller en dimanche, c’est l’habit endimanché […] » Cette remarque (p. 207) lui fait penser à son livre sur la photographie, intitulé Un art moyen. « J’avais montré que les gens ne se laissent pas photographier au naturel et veulent aussitôt prendre la pose, construire une image d’eux-mêmes, mettre leurs plus beaux vêtements, se rendre plus présentables. »
Ce que Bourdieu ne dit pas, c’est qu’à force de soigner la finition, on peut dépasser l’académisme et « l’art pompier » pour parvenir à quelque chose comme l’hyperréalisme, qui n’est pas forcément démodé ni condamné par l’évolution de l’art.

Henri Lewi: La visite au musée. Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

Henri Lewi: La visite au musée, Actes Sud, 2015.

Le titre de cet essai – les premières pages l’expliquent – est aussi celui d’une nouvelle de Nabokov, où le narrateur, visitant le petit musée d’une ville française, se trouve ramené, par un étrange raccourci spatiotemporel, au monde de l’enfance, mais dans une Russie qui a changé.

Le musée que visite Henri Lewi est le Louvre. « Rêvant devant les toiles de Rembrandt, Botticelli ou Delacroix, nous explique la quatrième de couverture (présentée comme le point de vue des éditeurs), Henri Lewi se demande s’il est nécessaire d’être docte pour aller à la rencontre d’un tableau, ou s’il n’existe pas au contraire un charme et un bienfait du non-savoir ». Entre ces deux points de vue, l’auteur semble hésiter : « plaisir ou non, écrit-il, la bonne relation au tableau implique un savoir » (p. 57). Mais « cela dit, il y a un charme du non-savoir » (p. 62).

 A vrai dire, il ne s’agit pas d’une hésitation, car il apparaît, à la lecture, qu’Henri Lewi adopte les deux démarches à la fois, ce qui donne à son texte un ton bien caractérisé par la quatrième de couverture : « Au gré d’une érudition fluide et malicieuse, l’auteur nous invite à l’abandon et au coup d’œil impertinent. Les réflexions de son visiteur ne cherchent pas forcément une cohérence, ni une vérité permanente ».

Une autobiographie fragmentaire s’ébauche à mesure que le visiteur passe devant les tableaux, qui lui rappellent des souvenirs, certains anciens, d’autres récents, comme le souvenir d’une petite conférence donnée au Louvre par le peintre Sergio Birga commentant un tableau de Claude Le Lorrain, au milieu d’un bruit qui empêchait parfois de bien comprendre l’orateur, quand les haut-parleurs diffusaient des annonces en diverses langues (p. 89).

Ce phénomène de mémoire paraît être chez l’auteur l’un des principaux « effets de la peinture » dont il est question dans la postface de l’essai, un effet qui pourrait être le plus important s’agissant de « l’émotion ». « Connaissance et émotion, écrit Henri Lewi, ce sont deux relations différentes à un même tableau ; d’un côté, une manière de s’approprier, une stratégie bien douteuse de conquête ; de l’autre, une façon d’être pris » (p. 67).

Le souvenir explique la place centrale que l’auteur donne à Nicolas Poussin, omniprésent dans cette visite du musée. Le passage le plus explicite à cet égard est celui qui se trouve au début du chapitre 15 (p. 164). Au sujet du tableau de Poussin intitulé « La peste d’Asdod », Henri Lewi écrit ceci : « La Peste d’Asdod » me ramène aux étés de mon enfance. Dans les forêts de la Haute-Loire, non loin du Chambon-sur-Lignon où mes parents s’étaient réfugiés, fuyant les barbares, je lisais la Bible de Segond avec une vieille femme, paysanne huguenote, que j’aimais. J’avais, je ne sais pourquoi, une prédilection pour les récits de la fin de l’Exode, l’entrée dans la Terre promise ; je me représentais les Hébreux de Josué, les errances de l’arche,  les Juges, Samson dans le temple des Philistins. Le tableau de Poussin a pour moi comme la réalité d’un souvenir personnel : qu’il s’agisse des rats, de la statue écroulée du dieu Dagon, des victimes de la peste, de l’enfant merveilleux qu’on aperçoit parmi les morts, rose comme bien d’autres enfants et angelots qu’a faits ailleurs Poussin ». Il ne fait guère de doute que cette histoire et ce tableau ont parlé à l’auteur enfant en tant qu’histoire et tableau de ce qui est arrivé pendant les années du nazisme. Henri Lewi se rappelle que lui aussi était à Ashdod, en Israël, « il y a quelques années, au tournant du siècle. Dans la rue j’ai demandé l’heure en hébreu à des passants qui ne parlaient que le russe, ne m’ont pas compris… Le régime soviétique était tombé, la révolution bolchévique annulée, tous ces gens-là avaient pu quitter le pays. Nabokov aurait pu rentrer à Pétersbourg, comme Soljenitsyne, s’il n’avait été mort lui-même depuis longtemps » (p. 163).

Si l’émotion du souvenir est forte mais relativement discrète dans cet essai, la connaissance et l’érudition y sont bien présentes, souvent sous la forme d’un commentaire sur tel ou tel commentaire des œuvres. Du caractère savant de cet essai témoigne la bibliographie à la fin du livre, où l’on trouve même Bourdieu (L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Minuit, Paris 1966).

Henri Lewi convoque en quelque sorte plusieurs commentateurs (dont l’écrivain François Cheng, auteur d’un Pèlerinage au Louvre) autour d’une œuvre de Rembrandt, « Bethsabée au bain tenant la lettre de David ». C’est l’un de ses tableaux de prédilection, dont un détail illustre la couverture de sa Visite au musée, et auquel il consacre son chapitre 18. Il s’interroge sur les différentes lectures possibles de ce personnage de femme nue bien en chair, aux yeux baissés, au regard triste. Est-elle simplement une femme « très belle, que ce soit son visage et tout son corps, particulièrement ses cheveux, ses hanches larges, ses seins ronds, ses membres un peu forts, ses longues mains » (p. 189) ? Il arrive qu’un visiteur – par exemple François Cheng – l’identifie à une personne proche, et qu’une visiteuse – par exemple l’historienne d’art Svetlana Alpers – s’identifie à cette femme (p.191). S’agit-il de Bethsabée, future maîtresse du roi David (et future mère du roi Salomon) ? Ou de Hendrickje Stoffels, « servante maîtresse de Rembrandt lui-même, posant devant lui dans le plus simple appareil » (p. 190) ? Le regard, selon les points de vue, peut ainsi faire exister plusieurs tableaux en un seul (p. 196).

On trouve aussi dans la bibliographie l’Histoire naturelle (livre XXXV) de Pline L’Ancien. « A travers le livre XXXV de l’Histoire naturelle, écrit Henri Lewi, la Renaissance redécouvre toutes les inventions de la peinture grecque, scrupuleusement répertoriées par Pline : le rendu des expressions du visage, la vérité anatomique des articulations, celle du mouvement, la transparence des vêtements sur le corps, l’opposition des ombres et des lumières ; même la perspective, la touche visible, le clair-obscur. Il y a, bien sûr, un émerveillement de la ressemblance en peinture ; mais ce n’est là, pour Pline déjà, qu’un premier degré de la peinture, une performance commune… Pline l’Ancien appréciait autant et davantage ce qui parle à l’esprit qu’à la vue… Intellegitur plus quam pingitur… » Par ailleurs, « un trop grand souci de la précision est souvent nuisible, dit Apelle lui-même, il faut savoir lever la main et finir (c’est-à-dire : ne pas finir) » (p. 96-97).

Une citation de Pline l’Ancien nous amène à réfléchir, non seulement à ce que l’on voit sur les tableaux d’un musée, mais aussi à leur matérialité (leur caractère portatif, par exemple), et à la matérialité du musée lui-même comme lieu accessible à tous. « Il est remarquable, écrit Henri Lewi, que Pline l’Ancien… blâme les riches Romains d’avoir chez eux des fresques qu’ils seront seuls à voir ; le tableau, dit-il, tabula, est plus juste, il circule et réjouit tout le monde, au moins virtuellement ; il y a dans l’essence de la peinture de n’appartenir à personne, une liberté ; … un mystère aussi, une capacité infinie de métamorphose, d’un regardeur à l’autre, d’une époque à l’autre » (p. 43. Voir aussi p. 22).

L’auteur consacre quelques réflexions aux questions « matérielles » abordées dans le texte qui vient d’être cité. Par exemple, il signale (p. 28) que la reproduction des œuvres fait disparaître la dimension très inégale des tableaux, certains très grands, d’autres petits. « Comment peut-on parler de reproduction pour la photo d’un très grand tableau ? D’une façon générale, il y a peu de rapport entre un tableau du Louvre et les images qu’on en fait. On confond tableau et image : l’image n’est qu’une partie minime du tableau. Mais peut-être la reproduction a-t-elle une utilité propédeutique… ».
Autre remarque (p. 33), concernant cette fois la configuration des lieux et leur accessibilité difficile :
« Combien de fois me suis-je perdu dans le Louvre ! Plus souvent, me semble-t-il, depuis qu’on a réduit le nombre des issues à une seule, comme fut jadis le labyrinthe pour Thésée et ses amis ; il aurait cherché, lui aussi, des ascenseurs évanescents, grimpé des escaliers épuisants, trouvé fermées des ailes entières, pour travaux ou autres raisons, mystérieuses… »
Ces notations contribuent à rendre « la visite au musée » plus réelle, plus physique, et à donner tout son sens au titre de cet essai savant et sensible.

Dominique Thiébaut Lemaire

Cécile Ladjali, un autoportrait en bibliothèque. Par Henri Lewi

Cécile Ladjali, Ma bibliothèque. Lire, écrire, transmettre. Le Seuil, Paris 2014.

Il y a dans Si le grain ne meurt une page où André Gide évoque la bibliothèque paternelle, et comment elle s’ouvrit pour l’enfant une seule fois, après la mort de son père, et pour un instant : il entreprit de lire à sa mère un roman quelconque de Théophile Gautier, la timidité l’empêcha bientôt de poursuivre… Quelle que soit la bibliothèque des parents, elle est le lieu de l’interdit, parce qu’elle incarne l’intimité de ceux-ci, et aussi l’âge adulte, le mal dont on protège l’enfance ; c’est ce que fait comprendre ici Cécile Ladjali à propos de sa propre bibliothèque, des livres que lui emprunte son fils, dont chacun dit une forme ou une autre du mal. Un autre exemple en serait dans les Confessions, où le Plutarque du grand-père maternel instille dans l’enfant Rousseau un poison comparable à celui qu’il trouve dans les romans de sa mère, ou l’inverse. Ou peut-être faut-il dire que là, dans la bibliothèque originelle, se transmettent en effet de façon globale la réalité humaine, l’ambiguïté du bien et du mal…

Les parents de l’auteur lisaient peu, leur richesse était d’un autre ordre ; son désir de bibliothèque, comme elle le suggère, est-il lié à cette absence originelle, qu’il y ait là un creux (infini) à boucher ou une sorte de transgression ? Son livre déploie l’énormité d’un désir de lire, ou d’un désir de posséder tous les livres ; un livre, qu’il soit lu, écrit ou peut-être seulement possédé vous donne de son être. Mais la bibliothèque n’a peut-être pas cette matérialité rassurante qu’imaginent les collectionneurs. Toutes ces Pléiades, ces œuvres complètes d’écrivains français ou d’œuvres traduites, Eschyle et Sophocle, Saint Augustin et St Jean de la Croix, Dostoïevski et Tolstoï, romanciers, théologiens et philosophes, c’est plutôt un monde virtuel que réel, il faudrait plusieurs vies pour les lire entièrement, sans parler de les relire ; ou en cette vie ne faire que lire, jour après jour. Qui lira tous les livres de la bibliothèque de Babel ? Il arrive à l’auteur, comme à qui consulte les Puissances du hasard, et pour ne pas être découragée par l’innombrable, d’ouvrir n’importe quel livre n’importe où, d’en lire deux pages comme si c’était un poème ; ainsi fait le talmudiste ou le cabaliste dans les oratoires, attrapant ou broutant une page du Talmud ou du Zohar ; ainsi la vache dans son pré. Les livres qu’on garde,  est-ce bien pour lire un jour ceux qu’on n’a pas lus, relire ceux qu’on a lus ? Si Cécile Ladjali garde ses livres à elle, c’est plutôt pour des lectures ou relectures aléatoires, pour le hasard des rencontres, pour l’inspiration du moment…

La bibliothèque borgésienne n’est qu’une Idée, un univers mathématique ; c’est le monde du livre en soi, des Mille et une nuits à côté de l’Education sentimentale, l’infini des livres, des mondes possibles ; mais quelle est la substance d’un livre en dehors de tout lecteur ? Les bibliothèques réelles ont des livres poussiéreux et d’autres qui ne le sont pas, des collections dépareillées, des livres oubliés dont la présence un jour surprend, des livres visibles et d’autres cachés ; la bibliothèque de Cécile Ladjali, comme celle de n’importe quel particulier, est en constante évolution et métamorphose, elle se confond avec le temps qui passe ; la seconde lecture d’un livre, dit l’auteur, n’est jamais identique à la première, il y a là un autre livre qui ne prend pas la place du premier, mais peut-être s’ajoute à lui, et bientôt d’autres : une mitose perpétuelle, secrète, accompagnant et reflétant la vie intellectuelle, pas seulement intellectuelle, du maître des lieux, si tant est que le lecteur maîtrise quoi que ce soit…

Comment dès lors, pour un particulier, faire le catalogue de sa bibliothèque ? Et d’ailleurs pourquoi ? Peut-être est-ce pour jouer au bibliothécaire ; ou comme un enfant compte ses billes ; ou pour avoir, comme Cécile Ladjali, une vue synoptique d’elle-même; ou pour essayer de comprendre, remontant de la chose à sa cause, pourquoi on lit. Pourquoi lisez-vous ? demande l’auteur à ses étudiants. « Je lis pour vivre, pour écrire », se répond-elle à elle-même ; par nécessité professionnelle aussi, il semble, pour enseigner. Ainsi tous ces essais critiques qu’elle relègue derrière ses pots de fleurs, qu’elle ne conserve aussi, je suppose, qu’à tout hasard. Mais  je crains qu’ayant fait l’inventaire de sa bibliothèque elle ne soit pas plus avancée, rapport à une telle question, originelle, à la connaissance de soi. L’activité qu’évoque tout son livre, dans l’acquisition et la prise de possession, dans le commentaire et l’étude, dans la lecture elle-même, n’est peut-être qu’une apparence : plutôt que lire on est lu par tel ou tel livre qui soudain s’impose, comme un tableau attire le regard et impose son univers. On ne sait pas pourquoi on lit ; on pourrait ne pas lire ; ou ne lire, comme Monsieur de Saci, qu’un seul livre. Cécile Ladjali voudrait justifier sa perpétuelle lecture par de bonnes raisons ; mais ce qu’elle dit des écrivains qu’elle aime, qu’il s’agisse de Dostoïevski, de Virginia Woolf, d’Emily Dickinson ou d’Ingeborg Bachmann, manifeste plutôt chaque fois (là encore) l’imprévu d’une rencontre, le bouleversement mystérieux d’une reconnaissance.


La peinture romantique de Caspar David Friedrich dans trois expositions. Par Annie Birga

 

Femme dans le soleil du matin 1818

Deux expositions, « De l’Allemagne » au Musée du Louvre (28 mars-24 juin), « L’Ange du Bizarre » au Musée d’Orsay (5 mars-9 juin), présentent des tableaux du grand peintre romantique. Le Louvre en a rassemblé une vingtaine et, pour compléter l’oeuvre peint, le visiteur a la surprise de découvrir, dans l’exposition consacrée au sculpteur David d’Angers, deux lavis que celui-ci avait achetés au peintre lui-même, lorsqu’il  alla le visiter dans son atelier de Dresde en 1834 – Friedrich alors a 60 ans – et David d’Angers, avant de modeler son médaillon, le saisit dans son journal: « Ce soir, nous avons rendu visite au peintre Friedrich. C’est lui qui nous a ouvert la porte. Il est grand et mince, pâle, des sourcils très épais, les yeux enfoncés. Il nous a introduits dans son atelier: une petite table, un lit, semblable à un cercueil, un chevalet sur lequel il n’y avait rien… »

Quelques éléments biographiques permettent de mieux entrer dans l’univers du peintre. Orphelin de mère à huit ans, il perd au cours de son adolescence un frère et une soeur. Il vit solitaire et ne se marie qu’à quarante-quatre ans avec une jeune fille pauvre; ils auront deux enfants.La maladie le frappe tôt et ses dernières années sont assombries par le manque de santé et un certain délaissement de son oeuvre, la mode ayant tourné, au point qu’on le décrit comme neurasthénique. Pour contrebalancer ces épreuves, il y a dans la vie du peintre un nombre certain de satisfactions.
Pouvoir étudier à Copenhague – il est natif de Poméranie, région qui faisait alors partie de la Suède – dans la meilleure Académie d’Europe du Nord avec des peintres-professeurs de haut niveau, comme Juel et Abilgaard.
Avoir près de lui un disciple, Carus, grand intellectuel et bon peintre, et abriter dans son atelier-maison des bords de l’Elbe le célèbre peintre norvégien, Christian Dahl.
Après une exposition à Weimar, être élu membre de l’Académie de Berlin, puis de celle de Dresde.
Recevoir, en 1810, la visite de Goethe, avec lequel il échange une correspondance, et en être admiré ( « Paysage merveilleux », note celui-ci à propos de l’ « Abbaye dans un bois »).
Participer au grand essor du mouvement romantique avec ses amis Tieck, Kleist et Novalis et en être, par son oeuvre, l’un des principaux protagonistes.
Par la marche, par le regard, par la contemplation, connaître les joies mystiques de la fusion avec la nature et les transmuer en peinture initiatique.

En effet, dans ses conseils à un jeune peintre,Friedrich écrit : « Tu tiendras pour sacré tout mouvement pur de ton âme, car il est l’art en nous. Ce sera la forme évidente et cette forme est ton tableau ». Ou encore : « Ferme l’oeil de ton corps afin de voir ton tableau d’abord par l’oeil de l’esprit. Mets au jour ce que tu as vu dans l’obscurité, afin que ta vision agisse sur d’autres, de l’intérieur vers l’extérieur ».

Si nous nous intéressons à l’aspect technique de sa peinture, nous constatons que la facture est lisse, proche des lavis qu’il a exécutés en nombre dans ses années d’apprentissage, toute en nuances de gris ou de subtils dégradés, proche par cela de l’ancienne peinture chinoise, d’une palette de couleurs économe, avec seulement des jaunes et rouges éclatants dans certains couchers de soleil. Les compositions, qui semblent simples, sont très étudiées et parfaites de proportions. Le petit nombre total de ses tableaux (autour de trois cents) suggère une élaboration lente.

Chaque tableau mériterait d’être longuement étudié. Nous nous bornerons à en citer quelques-uns. Ils sont, dans les deux expositions, présentés par thèmes et non chronologiquement.

Ils sont, tous, reflet de la sensibilité et d’un état d’âme, ce qui les différencie aussi bien des paysages, étudiés au musée de Copenhague, des maîtres hollandais que de ceux de ses  contemporains, plus descriptifs ou plus héroïques. Une salle le montre très bien, qui réunit  pour la comparaison « Le Watzmann » (1825) et deux paysages de montagnes de Koch et de Richter.

Les lignes tantôt sinueuses, tantôt escarpées des monts de Bohême voisins, parcourus à pied, la géologie des roches, les lumières aux différents moments du jour ou de la nuit, sont l’une des constantes de sa thématique. et de sa recherche.  Retenons « Le matin sur les montagnes » (1823).

« L’arbre aux corbeaux » (1822) montre un grand chêne aux ramures squelettiques sur lequel tournoie un vol de corbeaux dans le ciel rouge du couchant. L’arbre est planté dans un tumulus-tombe. C’est le tragique de la guerre napoléonienne en Allemagne que le patriote Friedrich veut ici suggérer. Mais le paysage paradisiaque de mer et de falaises blanches de son île de Rügen apparaît dans le lointain. Une issue ?

Les campagnes ou les forêts enneigées – Friedrich est un nordique qui a voulu le demeurer et a toujours refusé le fameux tour en Italie – offrent au promeneur rêveur des ruines, des abbayes ou des églises gothiques, quelquefois des tombes d’anciens héros germains, mythiques ou réels, ainsi la « Tombe Hunnique en automne » (1820), surplombée d’un nuage sombre et étrange. Les cimetières souvent brumeux, parcourus de formes indistinctes, parsemés de croix, se discernent au-delà de barrières ou de portes. Ainsi, « L’entrée du cimetière » (1825).

Il est cependant des moments heureux dans cette peinture mélancolique. La « Femme dans le soleil du matin » (1818), baignée de la forte couleur orangée du soleil levant, ouvre ses bras et accueille le  spectacle de la nature. La famille du peintre est rassemblée devant la ville natale de Greifswald et contemple le crépuscule de « L’Etoile du soir » (1830).
A remarquer que dans ces deux tableaux, nous ne voyons les personnages que de dos, de sorte que, nous identifiant à leurs regards, c’est par leur intermédiaire que nous entrons dans le paysage.

L’inventive exposition du Musée d’Orsay montre, comme image du sublime, le « Rivage avec la lune cachée par les nuages » (1835-36), l’un des derniers tableaux de Friedrich. Nuages plombés, quelques lointains voiliers, une lune fantomatique et, au centre de la toile, le reflet brillant de l’astre  qui devient diffus sur la surface de la mer étale. Symbole de cette période menacée par la mort, mais où subsiste l’espérance du chrétien ? L’on peut faire cette lecture.

A qui souhaiterait  en savoir plus sur le merveilleux romantisme allemand, on conseillerait de lire de Marcel Brion l’introduction à l’édition C.G.Carus/C.D.Friedrich, « De la peinture de paysage dans l’Allemagne romantique » Paris,Klincksieck, 1983; d’Albert Béguin « L’âme romantique et le rêve », Paris, José Corti, 1956; et dans la collection de la Pléiade « Les Romantiques allemands ».

Annie Birga

 

 

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Paul Fournel (de l’Oulipo): La Liseuse, roman. Auteur: Martine Delrue

Paul Fournel,     La Liseuse   éditions P.O. L.  2012

Actuel président de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature potentielle, créé en 1960 par des mathématiciens poètes, Raymond Queneau et François Le Lionnais), Paul Fournel a travaillé pendant vingt-cinq ans comme éditeur, d’abord chez Ramsay, puis chez Seghers. Il est aussi poète et romancier. Aujourd’hui il publie chez P.O.L. La liseuse. Une liseuse est un objet étrange: jadis vêtement de femme pour lire au lit, ou couvre-livre, ou encore lampe, c’est à présent une tablette numérique, un objet froid et glacé, parfois semblable à une petite télévision, en tout cas «  une boîte noire », d’où va surgir toute une histoire. Lire la suite