Bombardements russes en Ukraine (2023-4)

 

Le chef d’état-major après des nuits de casse
Juge que son pays se trouve dans l’impasse
Il faudrait selon lui réagir sans  tarder
Pour résister au feu répliquer bombarder
Avec un armement réinventant la foudre
Impliquant du nouveau comme au temps où la poudre
Avait renouvelé les données du combat
Et se faisait entendre avec perte et fracas

L’Ukraine exige plus que l’aide magnifique
Offerte jusqu’alors  par l’oncle d »Amérique
Mais même à Washington rien n’est iilliimité
Ni l’argent à donner ni la capacité
d’en donner plus encore à charge de retour
Or l’Ukraine en veut plus elle attend de l’amour

Comprenant que les tanks ne sont pas le moyen
dont elle peut rêver pour atteindre le bien
Celui d’être plus fort que la Russie du diable
Il lui faudrait des chars -en nombre inatteignable –
Pour gagner cette guerre et de plus des avions
Afin de remporter la guerre d’attrition

Elle veut maintenant  que l’occident la dote
D’un armement volant y compris une flotte
Capable d’assurer la maîtrise des cieux
– Est-ce trop demander sous le regard des dieux –
une arme remplissant de bangs et d’explosions
L’espace traversé plus vite que le son

 

Des mois se sont passés sans réelle offensive (Ukraine 2023-1)

Des mois se sont passés sans réelle offensive
Sans action qu’on pourrait tenir pour décisive
Les  deux côtés ont pris pour des réaltés
Ce qui était surtout des virtualités
La victoire exigeant de plus en plus d »efforts
Dans une volonté tendue comme un ressort
Pour que l’Ukraine obtienne enfin la panoplie
Des armes dont dispose une armée dernier cri

Il faudra dans ce but donner à Kiev des chars
et des avions coûtant des millions de dollars
Sachant que par ailleurs il suffirait d’un rien
5une mie par  terre ou un drone aérien)
Pour détruire un engin valant bien davantage
Pour le déchiqueter et le mettre hors d’usage

Chaque camp s’obstinant sur la ligne de front
A poussé  vainement des cris de bûcheron
Pour garder à l’avant sa part de territoire
Ne pouvant faire mieux qu’un progrès dérisoire
Sur une front qui se fige en petites actions
Dont chacune s’annule en contre-réactions
Sans pouvoir obtenir comme un effet de brèche
Ou de percée faisant comme un effet de flèche

Si vu de près le front nous semble être mouvant
Comme un trait de crayon qu’on gomme à tout moment
Les positions de loin paraissent plus durables
Pour peu qu’on étudie les cartes sur la table
Et qu’on juge en fonction de la longue durée
Mais prédire la fin serait prématuré

 

Souvenir d’Osama Khalil (1949-2023)

J’ai fait la connaissance d’Osama Khalil en 2010. Je cherchais un éditeur pour les sonnets que j’avais écrits à l’occasion de mes missions professionnelles autour du monde .Après une lecture à haute voix par Fatima de mon sonnet consacré au Maroc, Osama m’a donné son accord pour publier ce poème et quelques autres dans sa collection de L’Harmattan intitulée « Le Scribe Cosmopolite ».
A cette publication de 20I0 se sont ajoutés dans la même collection au cours des années suivantes une dizaine de livres (sous la forme de recueils de poésie, de voyages et d’actualité, plus quelques essais en prose). Ces ouvrages mis en pages par Osama ont été illustrés par un autre de mes amis,Sergio Birga, d’origine florentine, décédé fin août 202I lors de ses vacances sur la côte d’Azur.

Osama Khalil et Sergio Birga ont été les créateurs de mes livres – d’abord en tant qu’objets matériels – durant les années allant de 2010 à un peu plus de 2020. Osama faisait le lien dans sa collection Le Scribe entre l’éditeur L’Harmattan à Paris et l’imprimeur Corlet établi en Seine Maritime. Les relations à distance étaient grandement facilitées par l’informatique. Les choix (caractères d’imprimerie,couleurs de couverture, mises en page, dessins, types de papier…) étaient fixés d’un commun accord grâce à la coordination à distance entre l’éditeur, l’imprimeur et l’auteur. Dans ce travail, Osama Khalil qui connaissait bien ses interlocuteurs de L’Harmattan et de Corlet faisait preuve de vraies connaissances professionnelles. En tant qu’éditeur il se conformait autant que possible aux demandes de l’auteur, et il avait la satisfactiion de dire en plaisantant: « Osama fait plaisir « . La sortie du livre donnait l’occasion d’une petite fête où Osama nous préparaiit un plat égyptien.

Né en Egypte, il était fier de son pays natal et de l’ancienneté de sa civilisation. Dans Mes lettres à Elle, il célèbre à la fois la femme aimée et « el », nom de la divinité en arabe. Dans « l’Ether de mes pensées » , écrit- en 2019 dans Figures de l’étreinte romantique (étreinte voulant dire union de l’âme et du corps), il se souvient du philosophe Plotin, né à Assiout en Egypte,  qui reprochait à  certains adeptes d’une secte chrétienne une conception de la transcendance séparant l’Esprit de la matière, privant ainsi de leur âme les plantes, les pierres et les rivières. Or, dans le grand temple de l’univers la  matière de la terre, ici-bas, a déjà du ciel au coeur puisque dans Les Ennéades Plotin nous dit qu’il ne faut pas craindre de penser et de dire que la matière existe au ciel.

On voit ainsi que chez Osama Khalil, amour, poésie et plilosophie sont étroitement liés. Ces liens rendent son souvenir d’autant plus cher à notre coeur.

Souvenir d’Osama Khalil

J’ai fait la connaissance d’Osama Khalil en 2010. Je cherchais un éditeur pour éditer les sonnets que j’avais écrits à l’occasion de mes voyages professionnels autour du monde. Après une lecture par Fatima Guemiah de mon sonnet consacré au Maroc, pays de Fatima, Osama m’a donné son accord pour publier entre autres ce poème chez L’Harmattan dans sa collection intitulée « Le scribe cosmopolite ».
A cette publication de 2010 se sont ajoutés dans la même collection au cours de la décennie suivante une dizaine de livres (sous la forme de recueils de poésie, de voyages et d’actualité, plus quelques essais en prose). Ces ouvrages mis en pages par Osama ont été illustrés par un autre de mes amis, Sergio Birga, d’origine florentine, malheureusement décédé en 2021 lors de ses vacances sur la côte d’Azur..

Sergio Birga et Osama Khalil ont été les créateurs de mes livres chez L’Harmattan durant les années allant de 2010 à un peu plus de 2020. Osama pour sa part faisait le lien avec l’éditeur le scribe L’Harmattan et avec l’imprimeur Corlet établi en Seine Maritime, avec lequel les relations à distance étaient grandement facilitées par l’informatique. Le choix des couverture et des pages (couleurs, mises en pages, dessins et des caractères caractères d’imprimerie,type de papier) était fixé à distance d’un commun accord  grâce à la coordination à distance entre l’éditeur, l’imprimeur et l’auteur. Dans ce travail, Osama Khalil qui connaissait bien ses interlocuteurs de Corlet et de LHarmattan faisait preuve de connaissances vraiment professionelles en informatique. Ce qui avait attiré plus particulièrement son attention était sans doute l’évocation des pays de la Méditerranée.

Né en Egypte, Osama Khalil était fier de son pays natal en même temps que l’ancienneté de sa civilisation. Dans Mes lettres à Elle, il célèbre à la fois la  femme aimée et « el »; nom de la divinité en arabe. Dans l’Ether de mes pensées, écrit-il en 2019 dans Figures de l’étreinte romantique (étreinte voulant dire union de l’âme et du corps), il se souvient de la critique de Plotin (né en 204 à Assiout en Egypte) qui reprochait à certains adeptes d’une secte chrétienne une conception de la transcendance qui séparerait l’Esprit de la matière, privant ainsi de leur âme les plantes, les pierres et les rivières. Or dans ce grand temple de l’univers, la matière de la terre, ici-bas, a déjà du ciel au coeur puisque dans les Ennéades Plotin nous dit qu’il ne faut pas craindre de penser et de dire que la matière existe au ciel.

On voit ainsi que chez Osama Khalil,amour; poésie et philosophie sont étroitement liés, et que ces liens nous rendent son souvenir cher à .notre coeur.

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L’Ukraine s’enhardit à frapper la Crimée

L’Ukraine s’enhardit à frapper la Crimée
Dans un acharnement près de s’envenimer
Voulant éradiquer même Sébastopol
D’où la marine russe avec son acropole
Trop visible en hauteur domine la cité
Avec son port de guerre aux multiples jetées

Se signale au sommet le quartier général
Où l’Ukraine à l’attaque a ciblé l’amiral
Qu’elle a compté pour mort (impatiente pressée
D’inscrire ce trophée afin de le classer
Parmi les meilleurs coups mais peu chevaleresques
en tout cas sans panache au milieu de la fresque)

Le conflit désormais ne se limite plus
au domaine terrestre on voit qu’est révolu
le temps où ne veillait sur les côtes d’Ukraine
qu’une force minime une faible gardienne

Kiev a bientôt compris qu’il fallait suivre mieux
ses achats pour l’armée les rendre judicieux
Sur le conseil pressant donné par l’Amérique
Un conseil amical (mais en fait hiérarchique)
de ne pas habiller au tarif de l’hiver
La troupe qui l’été s’équipe plus légère

 

 

 

Chaque jour la télé prolonge le récit (2023-2)

Chaque jour la télé prolonge le récit
Qui étire en longueur mainte péripétie
On n’avance plus guère et cette trajectoire
Répète redondante une fiction d’histoire
Dont les mille rebonds et sinuosités
N’apportent plus grand chose aux spectateurs blasés

Pourtant sans nous lasser nous voyons chaque jour
Ces images suivant les tours et les détours
D’une actualité qui nous laisse espérer
Ou bien selon les cas nous laissera navrés
Dans la crainte  à la fin d’une vraie catastrophe
Que nous ne pourrons plus juger en philosophes
Comme s’il s’agissait d’événements abstraits
sur lesquels aisément on va tirer un trait

Moscou n’évoque plus comme il faisait naguère
L’éventualité d’un danger nucléaire
Pour l’heure semble-t-il Poutine a le souci
De remettre un peu d’ordre afin que la Russie
Parvienne à concilier ses troupes mercenaires
et les nécessités d’une armée ordinaire
Quitte à y recourir à des moyens brutaux
Tels que l’assassinat ourdi sous le manteau
Pour se débarrasser de ses reitres complices
Ils prennent trop de place en formant des milices

Des mois se sont passés sans réelle offensive

Des mois se sont passés sans réelle offensive
en donnant l’illusion des actions décisives

Les deux côtés ont pris pour des réalités
Ce qui était surtout des virtualités
La victoire exigeant de plus en plus d’efforts
Dans une volonté tendue comme un ressort
Pour que l’Ukraine obtienne enfin la panoplie
Des armes dont dispose une armée dernier cri

Il faudrait dans ce but donner à Kiev des chars
Et des avions coûtant des millions de dollars
Sachant que par ailleurs il suffirait d’un rien
(Une mine par terre ou un drone aérien)
Pour détruire un engin valant bien davantage
Pour le déchiqueter et le mettre hors d’usage

Chaque camp s’obstinant sur la ligne de front
A poussé vainement des cris de bûcheron
Pour garder à l’avant sa part de territoire
Ne pouvant faire mieux qu’un progrès dérisoire
Sur un front qui se fige en petites actions
Dont chacune s’annule en contre-réactions
Sans pouvoir obtenir comme un effet de brèche
Ou de percée faisant comme un effet de flèche

Si vu de près le  front paraît être mouvant
Comme un trait de crayon qu’on gomme à tout moment
Les positions de loin paraissent plus durables
Pour peu qu’on étudie les cartes sur la table
Et qu’on juge en fonction de la longue durée
Mais prédire la fin serait prématuré

Billet: Les îlots de l’embouchure

Confrontée à des revers militaires à l’automne, notamment dans les régions de Kharkiv (est de l’Ukraine) et de Kherson (sud de l’Ukraine), la Russie a appliqué à partir d’octobre 2022 une tactique de bombardements massifs visant à répliquer à son abandon de Kherson en détruisant partout dans le pays les réseaux d’alimentation en électricité et en eau, et en plongeant des millions d’Ukrainiens dans le froid et l’obscurité. L’Ukraine a effectué de nouveaux travaux de réparation pour rétablir le courant après de nouvelles frappes de la Russie. « L’électricité a été rétablie pour près de six millions d’Ukrainiens pendant la journée. Les travaux de réparation sont en cours et continuent sans interruption depuis l’attaque terroriste d’hier », a affirmé, samedi 17 décembre, le président Volodymyr Zelensky. « Bien sûr, il reste encore beaucoup de travail à faire pour stabiliser le système. Il y a des problèmes d’approvisionnement en chaleur, il y a de gros problèmes d’alimentation en eau. La situation est la plus difficile à Kiev et dans sa région », ainsi que dans le centre ouest de l’Ukraine, à Lviv (ouest) et dans sa région, a-t-il reconnu. « 75% des habitants de la capitale ont déjà du chauffage », a dit peu auparavant le maire de Kiev Vitali Klitschko, dont le nez est celui d’un boxeur. Selon lui la circulation du métro, interrompue notamment le vendredi 16 décembre pour que la population puisse s’y réfugier, a repris tôt dans la matinée du lendemain et la distribution de l’eau est revenue. L’électricité a également été rétablie à Kharkiv, la deuxième ville d’Ukraine, d’après le gouverneur régional. Malgré les dégâts infligés aux réseaux d’électricité, de chauffage et d’eau, l’Ukraine croit toujours qu’elle va sortir victorieuse de ce conflit au point de récupérer tous les territoires pris par la Russie depuis 2014.

Par de nombreux canaux tout ce pays s’abreuve
Notamment vers Kherson en captant l’eau du fleuve
Les frères ennemis chacun de leur côté
S’affairent sur les bords mais pas pour canoter
Si l’on excepte un homme habillé tout de noir
Qui rame le matin dans le large couloir
Formé par le cours d’eau sans souci que de loin
Un sniper le surveille et le vise avec soin
Entre belligérants qui s’emparent des berges
Au niveau du courant où des îlots émergent
-Îlots donnant l’envie d’aller y prendre pied-
On échange des feux et des bruits de mortiers
Des soldats ukrainiens déguisés en civils
Dans ce milieu lacustre et non loin de la ville
Plongée dans un jour gris sans électricité
Se déplacent furtifs avec fugacité
Des Ukrainiens disais-je appliqués à l’ouvrage
Qui restent à couvert et fuient les éclairages
Voulant faire voler de petits hélicos
Dont les vrombissements leur semblent musicaux
Pilotés à distance et porteurs d’explosifs
Capables d’obtenir des effets décisifs

Des envoyés spéciaux de la télé française
Disent les avoir vus parcourir très à l’aise
Cet archipel fluvial fanfarons mais certains
De regagner bientôt ce qui leur appartient
Le fleuve tout entier les rives l’estuaire
Et les multiples bras qui forment des rivières
Ils sont aussi certains d’aller jusqu’en Crimée
Pour annexer ce bout de Méditerranée
Pour s’emparer de lui de force ou par astuce
Et le récupérer à la barbe des Russes
Je doute cependant qu’ils aient des droits sérieux
Tels qu’à cette contrée la Russie dise adieu

Billet : Le Dniepr peut-il devenir une nouvelle frontière ?

25.11.2022

Dans les espaces de l’est de l’Europe, il n’existe guère de frontières dites « naturelles », sinon celles que dessinent les cours des fleuves, notamment le cours inférieur du Dniepr, fleuve principal de l’ancien Etat cosaque, aujourd’hui jalonné de lacs créés artificiellement dans les vallées par des barrages servant à l’irrigation et au fonctionnement de centrales électriques (telles que la grande centrale de Zaporijjia avec ses cinq réacteurs atomiques). Le Dniepr traverse le territoire de l’Ukraine depuis la frontière de la Biélorussie à partir du nord de Kiev jusqu’à l’embouchure du fleuve qui se jette dans la mer Noire – le Pont-Euxin de l’antiquité – après avoir traversé au sud la plaine semi-aride de la steppe dite pontique. L’Ukraine est un pays composite qui rassemble des morceaux de plusieurs empires, russe, austro-hongrois, byzantin, ottoman. A présent les Russes et les Ukrainiens se combattent, mais ce serait probablement une erreur de croire, d’après ce qu’ils disent, que les seconds ont une fibre patriotique plus forte que les premiers.

Pendant les mois d’hiver durcis de gel tenace
On passait aisément le fleuve sur la glace
Et pour franchir le Dniepr on se passait de ponts
Qui n’auraient pas tenu lorsque la glace fond
Lorsqu’elle se disloque en devenant débâcle
Et qu’elle jette au flot tout ce qui fait obstacle
Aujourd’hui c’est un fleuve au cours domestiqué
Sans rapides rocheux ni tronçons étriqués
Et dans beaucoup d’endroits coupés par des barrages
Les lacs ainsi formés lissent le paysage
Sous une submersion de très vaste étendue
Où l’ancien lit du Dniepr a disparu perdu
L’armée russe a jugé que pour garder sa troupe
Il fallait qu’à l’abri sur la rive on la groupe
Et que l’on interpose entre elle et l’ennemi
La largeur d’un cours d’eau imposant l’accalmie
A toute tentation de forcer le passage
D’intensifier l’assaut d’aller à l’abordage
Pour expliquer l’ardeur des soldats ukrainiens
Qui marcheraient sur l’eau s’il en était besoin
On les dit prêts à tout pour conserver leur terre
Mais je pense d’abord qu’ils sentent qu’à l’arrière
Ils sont très soutenus par les Etats-Unis
Offreurs de liberté contre la tyrannie
Il faudrait cependant que l’Ukraine remarque
Le danger d’un retour aux gangs des oligarques
Quand cessera le temps de la guerre en furie
Et lorsque faiblira l’idée de la patrie
Vivifiée pour l’instant par la lutte commune
Qui unit le pays en butte à l’infortune

De son côté le Russe aime autant sa nation
D’un amour plus ancien qui n’est pas sans passion

Billet : L’Ukraine veut détruire le pont de Crimée

La Russie a ré-annexé dès 2014 la Crimée au climat méditerranéen que Catherine II lui avait rattaché en la prenant aux Turcs au XVIIIe siècle, alors que Krouchtchev l’a donnée à l’Ukraine à la fin de la première moitié du vingtième siècle. Dès qu’il a pu le faire, c’est-à-dire à la fin des années 2010, Vladimir Poutine a relié la Crimée à la Russie par une double voie routière et ferroviaire de plus de 18 km de long passant au-dessus du détroit de Kertch à l’ouest de la Crimée, séparant cette dernière de la mer Noire et faisant de facto de la mer d’Azov une sorte de mer intérieure russe au nord de la mer Noire. Bien entendu, cette double voie routière et ferroviaire ne pouvait que déplaire aux Ukrainiens, qui, en 2022, ont essayé de la détruire. Le pont routier a été ouvert à la circulation en 2018 et sa partie ferroviaire en 2019. Les arches du pont ne permettent pas le passage de navires ayant plus de 33 m de « tirant d’air ». En août 2022, un conseiller de la présidence ukrainienne avait déclaré : « Ce pont est une structure illégale et l’Ukraine n’a pas donné sa permission pour le construire. Il porte préjudice à l’écologie de la péninsule et doit donc être démantelé. Peu importe comment. Volontairement ou non. » Au matin du 8 octobre, au lendemain de l’anniversaire de Vladimir Poutine, le comité national antiterroriste russe a indiqué que l’explosion d’un camion piégé a fait s’effondrer deux arches du pont routier et provoqué l’incendie de sept citernes ferroviaires qui allaient vers la Crimée. Vladimir Poutine a rapidement ordonné la réparation du pont endommagé, avant le premier juillet 2023. Par ailleurs une route côtière peut continuer à ravitailler la Crimée comme auparavant à partir de la région russe de Krasnodar.

Entre la mer Caspienne et l’est de la mer Noire
La Russie s’est taillée ce coin de territoire
De là en trait d’union rapidement construit
Mais à peine achevé risquant d’être détruit
Son pont vers la Crimée dans la guerre bascule
C’est le mauvais côté de cette péninsule
Pourtant aimée des dieux bénie par son climat
A côté de contrées refroidies de frimas
Après avoir été sous le nom de Tauride
Un pays évoqué par le grec Euripide
Aujourd’hui disputé entre Kiev et Moscou
En combats acharnés qui rendent coup pour coup
Dans ce que Moscou nomme opération spéciale
-Pour masquer par des mots une guerre cruciale
Comme avait fait jadis la France en Algérie –
Une attaque laissant Poutine endolori
A provoqué le feu et l’explosion majeure
D’un camion sur le pont aux effets saccageurs
Deux arches d’autoroute en ont été brisées
Et sont tombées en mer après s’être embrasées
L’incendie est parti d’une des voies routières
Etroitement couplées à la voie ferroviaire
Sur laquelle passait un convoi de wagons
Celui-ci s’est changé en moderne dragon
Crachant tout feu tout flamme emportant vers l’enfer
Des carcasses brûlées sur ce chemin de fer

Sans se décourager le césar du Kremlin
A qui chaque revers semblait nouveau tremplin
A lancé sur l’Ukraine une pluie de missiles
Pour mater à la fin ce pays indocile
Lui couper le chauffage et l’électricité
Le plonger dans le noir et dans la cécité

Billet : L’Ukraine passe à l’offensive

 

Après avoir subi pendant longtemps l’artillerie russe, l’Ukraine renforcée par l’armement occidental, majoritairement américain, est passée à l’offensive au nord sur la ligne de front, du côté de Kharkiv (Kharkov en russe), tout en feignant d’attaquer au sud. Puis nos militaires de télévision, après nous avoir dit que les Ukrainiens conseillés par les Américains allaient encercler comme dans une nasse les troupes russes ayant franchi le Dniepr et se trouvant apparemment coincés désormais par le fleuve, se sont tournés vers le nord du front en semblant considérer comme une feinte géniale cette substitution d’objectif géographique entre le nord et le sud, mais nous ne sommes pas forcés de les suivre. Les Russes ont répliqué sur un autre plan au début de l’automne en organisant plusieurs référendums dans les zones ukrainiennes qu’ils occupent totalement ou partiellement. Leur idée serait, dit-on, de renforcer leur position en faisant valoir aux Ukrainiens et aux Américains que des attaques dans ces zones en voie d’être annexées par la Russie équivaudraient à des attaques contre la Russie elle-même, mais rien n’obligerait non plus les attaquants à les suivre dans ce raisonnement même si celui-ci semble faire réfléchir Washington.

Massivement aidée par les Occidentaux
C’est-à-dire d’abord  par tous les capitaux
Et tous les armements donnés par l’Amérique
L’Ukraine désormais confiante revendique
Le pouvoir inédit de contrer la Russie
Et de lui contester une suprématie
Que celle-ci croyait détenir sans conteste
Comme un droit naturel ou divin manifeste
Mais on voit que souvent ce pays empêché
Par trop de gigantisme a du mal à marcher

L’Ukraine récemment a repris l’avantage
Il paraît qu’à la fin le large pourcentage
De terre à ses dépens mangée par l’ennemi
Qui voudrait l’avaler par trop de boulimie
Sera récupéré si l’aide américaine
Persiste à ce niveau sans cassure prochaine
Grâce à du matériel moderne et performant
Qui pourrait surclasser jusqu’à l’épuisement
Les stocks surabondants de l’ère soviétique
Des stocks défectueux manquant d’électronique

C’est l’un de ces sujets dont débattent sans fin
En tenant des propos qui sont loin d’être fins
Nos plateaux de télé palabrant tous les soirs
Parlant à l’unisson fort peu contradictoires
Peuplés de reporters revenus de là-bas
De généraux sachant manœuvrer au combat
Satisfaits d’exprimer le même son de cloche
Ils sont d‘accord entre eux sans peur et sans reproche
Avec la pétroleuse et vraie passionaria
L’ukrainienne au milieu qui chante ses arias

Billet : La Russie peut-elle perdre ?

Massivement aidée par les Occidentaux
C’est-à-dire surtout par tous les capitaux
Et tous les armements donnés par l’Amérique
L’Ukraine désormais confiante revendique
Le pouvoir inédit de contrer la Russie
Et de lui contester une suprématie
Que celle-ci croyait détenir sans conteste
Comme un droit naturel ou divin manifeste
Mais on voit que souvent ce pays empêché
Par trop de gigantisme a du mal à marcher

L’Ukraine récemment a repris l’avantage
Il paraît qu’à la fin le large pourcentage
De terre à ses dépens mangée par l’ennemi
Qui voudrait l’avaler dans trop de boulimie
Peut être regagné si l’aide américaine
Persiste à son niveau sans faiblesse prochaine
Grâce à du matériel moderne et performant
Qui pourrait surclasser jusqu’à l’écroulement
Les stocks inépuisés de l’ère soviétique
Stocks ayant un défaut manquant d’électronique

C’est l’un de ces sujets dont débattent sans fin
En tenant des propos qui ne sont pas très fins
Nos plateaux de télé palabrant tous les soirs
Souvent à l’unisson fort peu contradictoires
Voici le reporter revenu de là-bas
Le général qui sait la manœuvre au combat
La pétroleuse blonde et pleine de reproche
C’est contre la Russie le même son de cloche

 

Billet : De nouveau la question de la Crimée

Déplacement du conflit russo-ukrainien
24.08.2022

 

La Crimée (l’antique Tauride) dont l’atmosphère est proche du climat méditerranéen avec ses vignobles, ses vergers, ses vestiges archéologiques et ses lieux de villégiature, a fait longtemps partie du monde grec devenu romain et byzantin. C’est dans la station balnéaire de Yalta, située dans cette presque île, que le monde a été divisé en 1945 entre la Russie de Staline et les Occidentaux Roosevelt et Churchill. La Crimée, devenue russe à l’issue de la guerre russo-turque de 1787-1792, rattachée à l’Ukraine alors soviétique en 1954 par un décret de Nikita Krouchtchev, est redevenue un enjeu brûlant à la suite de la dislocation de l’Union soviétique sous son propre poids dans sa compétition avec les Etats-Unis d’Amérique. La Russie a fini par s’emparer à nouveau en 2014 de ce territoire où est stationnée sa flotte de la mer Noire et qui a été jusqu’ici une destination touristique importante pour ses ressortissants. L’Ukraine partiellement envahie par l’armée russe à partir de 2022 a réaffirmé sa volonté non seulement de réactiver ses débouchés agricoles (vers quels pays principalement, ce n’est pas encore très clair), mais aussi de récupérer ses territoires qu’elle ne considère que comme provisoirement perdus, y compris la Crimée au sud ainsi que le Dombass à l’est. Ni l’un ni l’autre des deux pays antagonistes n’est manifestement disposé à céder dans l’état actuel du conflit, qui risque donc d’être long si les Etats-Unis d’Amérique continuent à soutenir par les armes l’Ukraine comme ils le font pour l’instant en essayant de ne pas apparaître comme cobelligérants.

 

Grâce aux arrangements d’un premier armistice
Un vraquier a livré des tonnes de maïs
Des côtes de l’Ukraine à celles du Liban
Sans retard ont suivi comme un arrière-ban
Arborant des drapeaux de paradis fiscal
des cargos fatigués qui portaient dans leurs cales
Sous pavillon maltais voire panaméen
Du vrac dont on sait mal à qui il appartient
Juste avant le départ de cette étrange flotte
Un magnat ukrainien dont les bateaux pilotes
Pouvaient réenclencher l’export céréalier
Ciblé avec sa femme en un tir sans pitié
Est mort dans l’explosion lancée par un missile
Qui les a poursuivis jusqu’en leur domicile

Quelques années plus tôt ce magnat à ses frais
Avait constitué – dans son propre intérêt ? –
Une petite armée faite de légionnaires
De soldats stipendiés voire de mercenaires
Pendant que revivait le commerce des grains
Soutenu par l’ONU et par les riverains
Des eaux du Pont-Euxin – y compris vers le sud
La Turquie ambiguë qui changeait d’attitude
Entre belligérants en fonction du moment
Selon les dissensions et les rapprochements –
La guerre Kiev-Moscou s’est réenvenimée
En prenant comme champ désormais la Crimée
Donc le touriste russe a préféré s’enfuir
Pour éviter les coups destinés à détruire
Venus d’un ciel mauvais les tirs les explosions
Pulvérisant de loin les stocks de munitions
Ou les faisant sauter dans quelque sabotage
(Si cette information n’est pas de l’enfumage)

Billet : Disparition de la Prusse orientale en 1945

La disparition de la Prusse orientale
11.07.2022

 

On rapporte que la vie de Kant, qui s’est déroulée toute entière de 1724 à 1804 à Königsberg, ville allemande (aujourd’hui Kaliningrad, ville russe), capitale de la Prusse orientale, était une routine de conférences, d’obligations académiques et de séances d’écriture si régulières que ses voisins réglaient leur montre sur sa promenade quotidienne. Outre ses œuvres philosophiques les plus connues, Kant a notamment écrit un bref essai publié en 1784, intitulé « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique », suivi en 1795 d’un autre essai titré « Vers la paix universelle » (en allemand : « Zum ewiger Frieden »), où il a considéré que les États républicains (de forme démocratique) ne font pas la guerre entre eux. Il y a formulé les conditions qu’il jugeait fondamentales pour une paix perpétuelle par opposition à une cessation provisoire des hostilités, seule paix possible tant que « l’état de nature » continue à régner entre les États. Bien sûr, Kant n’a pas connu de son vivant la paix perpétuelle, ni personne d’autre. Königsberg a même subi de 1939 à 1945 les ravages de la seconde guerre mondiale, déclenchée par l’Allemagne hitlérienne, ravages qui ont arraché brutalement ce territoire à l’espace germanique, et dont les contrecoups se font toujours sentir aujourd’hui. Tout nom allemand y a été effacé, et la ville a reçu le nom de Kaliningrad, ainsi désignée d’après Mikhaïl Ivanovitch Kalinine, président du Praesidium du soviet suprême, mort à Moscou en 1946.

Les vainqueurs de la guerre ont découpé la Prusse
Dantzig à la Pologne et Königsberg aux Russes
L’Allemagne y a perdu des siècles de poussée
Contre les mondes balte et slave un long passé
Où se sont illustrés son ordre monastique
Et sa chevalerie de l’ordre teutonique
Par le fer de l’épée plutôt que par la foi
Par le glaive agressif plutôt que par la croix
Depuis la fin d’Hitler il subsiste une enclave
D’où l’Allemand chassé a laissé place au Slave
Lequel s’est installé dans ces lieux dévastés
Dans la ville teutonne où seul a subsisté
Contre la cathédrale un temple au philosophe
Qui n’avait pas prévu semblable catastrophe
Rêvant qu’après sa mort optimiste défunt
Pourrait durer la paix n’ayant jamais de fin

La ville où Kant jadis faisait sa promenade
Aurait pu recevoir le nom de Kantograd
Une fois relevée des ruines des combats
Une fois nettoyée des restes mis à bas
Mais rien finalement dans l’ancien territoire
Aucun long souvenir aucun nom de mémoire
N’ont dépassé mille ans et toute appellation
Evoquant le passé d’ancienne occupation
A été remplacée dans la cité détruite
Où Kant avait vécu – russifiée reconstruite –

Königsberg après guerre aurait bien mérité
Un nom rappelant mieux tout ce qu’elle a été
Autre que Kalinine après la fin bestiale
Qui n’a guère apaisé la discorde mondiale

Billet : Les oligarques en Russie et en Ukraine

En Ukraine comme en Russie sont apparus des groupes de parvenus enrichis par les dépouilles du communisme à partir de la chute de l’URSS, mais le sort de ces profiteurs n’a pas été le même dans les deux pays. Après la braderie des biens publics sous Eltsine dans la dernière décennie du XXe siècle, rappelant toutes proportions gardées celle des biens nationaux qui s’est produite en France à la Révolution à la fin du XVIIIe siècle, Vladimir Poutine, successeur d’Eltsine à Moscou, a progressivement remis au pas par des méthodes brutales les profiteurs appelés « oligarques ». En Ukraine ceux-ci ont connu un sort plus doux, par exemple Petro Porochenko, président de l’Ukraine de 2014 à 2019, dont le père a géré des usines au temps de l’Union soviétique, et qui a fait fortune dans le chocolat en profitant de la pénurie de cacao dans les pays de l’ex-URSS. Successeur de Porochenko à la présidence, Volodymyr Zelensky a acquis une réputation d’intégrité en jouant dans une série intitulée Serviteur du peuple à la télévision ukrainienne le rôle d’un professeur intègre. Lors de sa campagne victorieuse à l’élection présidentielle de 2019, l’un des plus importants soutiens de Zelensky a été l’oligarque Kolomoïsky. Le 24 février 2022, les évènements qui avaient déjà abouti à l’annexion de facto de la Crimée par la Russie ont pris un tour nouveau avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, plusieurs années après l’opposition russe au mouvement Euromaïdan lorsque Viktor Ianoukovytch, le président ukrainien pro-russe de l’époque, a été destitué de sa fonction en 2014. A partir de 2022, l’Ukraine a été dévastée par cette guerre d’invasion à laquelle les Etats-Unis ont pris part indirectement en livrant des armes à Kiev pour que le pays résiste.

Le communisme est mort dans un triste gâchis
Lorsque de sa dépouille est née l’oligarchie
Celle que l’on a vu grandir s’épanouir
Puis risquer le déclin jusqu’à s’évanouir
Par la décimation de ses représentants
Quelquefois repentis souvent impénitents
Victimes d’un poison menant au cimetière
Stoppés par un arrêt tellement arbitraire
Qu’on ne sait sous quel angle on devrait protester
Par quel droit quelle force il faut le contester

Le tsar de la Russie a imprimé sa marque
D’après ce que l’on voit sur tous les oligarques
Qui croyaient s’emparer en nouveaux potentats
De trop de biens publics délaissés par l’Etat
Un État incapable à la fin d’accomplir
Les tâches minimums qu’il aurait dû remplir
Une incurie semblable affectait l’autre camp
Quand les biens ukrainiens étaient mis à l’encan
Entre gens enrichis qui tiraient leur fortune
De tout ce qui faisait la richesse commune
Acquérant à bon compte un statut de magnat
Qu’ils avaient pu payer avec des assignats

De son côté à Kiev un humoriste drôle
S’est imposé jouant à la télé le rôle
D’un professeur luttant contre la corruption
Et qui est devenu grâce à cette fiction
Celui qu’on attendait dans le monde réel
Dans la réalité concrète et matérielle
Mais pour être un héros qui ne soit pas flatté
Loin de la scène il faut qu’il ait bien répété
Et que dans l’ovation d’un large applaudimètre
Il soit son personnage au lieu de le paraître
Affranchi des mentors qui l’ont téléguidé
Sans dépendre de ceux qui l’auront secondé

Billet : Le commerce de la mer Noire (anciennement Pont-Euxin)

05.06.2022

 

Toujours préoccupée par son manque d’accès vers les mers du sud, la Russie, après avoir annexé de facto en 2014 la Crimée, territoire devenu ukrainien en 1999, a repris en 2022 son entreprise de dépeçage en exprimant militairement son intention de récupérer au maximum toute l’Ukraine qu’elle possédait naguère et au minimum toute la partie est et sud-est de ce pays en cherchant à établir une continuité territoriale entre sa propre frontière et la Crimée. Le président russe, Vladimir Poutine, accuse l’occident (Amérique du nord et Europe) de faire durer le conflit en livrant des armes à l’Ukraine (notamment des « orgues de Staline » modernes de plus longue portée). De son côté l’Ukraine accuse l’occident de financer l’effort guerrier de la Russie en continuant à lui acheter en grandes quantités du pétrole et du gaz, accusation formulée sans dire que ces achats sont destinés d’abord à approvisionner l’Europe en hydrocarbures dont elle est largement démunie et dont elle a besoin. Ce conflit qui pourrait sembler à première vue principalement européen a en réalité une portée mondiale, car il a comme effet un blocus des ports qui permettaient de livrer par la mer Noire et par le Bosphore les très importants tonnages de céréales (blé et maïs notamment) que produisent l’Ukraine et la Russie méridionale et qui sont exportés habituellement vers le sud de la Méditerranée notamment par Odessa et par la mer d’Azov. Lors d’une rencontre qui a eu lieu le 3 juin 2022 avec Vladimir Poutine à Sotchi au nord du Caucase russe, Macky Sall, président de l’Union africaine et du Sénégal, a déclaré que l’Afrique grosse importatrice de céréales et d’engrais est victime du conflit et des tensions qui en résultent. Selon Poutine, seuls l’Ukraine et les Occidentaux sont responsables de la crise alimentaire qui se dessine. Pour débloquer la situation, il demande que les eaux des ports d’exportation soient déminés par Kiev. Macky Sall a fait remarquer que « malgré d’énormes pressions, la majorité des pays africaines ont évité de condamner la Russie. »

Dans les temps incertains comme aujourd’hui troublés
On craint de voir tarir le commerce du blé
Qui sillonnait la mer que l’on dénomme « Noire »
Où les détroits étroits sont autant de fermoirs
Depuis l’antiquité on sait qu’abondamment
Le nord de cette rive exporte du froment
De même qu’il produit diverses céréales
Dont peuvent se nourrir des bouches plus frugales

Des Scythes laboureurs habitants de ces lieux
Où se perd dans la mer le fleuve mystérieux
Que les Grecs appelaient du nom de Borysthène
Exportaient leurs moissons vers la ville d’Athènes
En plus de leur froment ils écoulaient des biens
Utiles pour nourrir les acheteurs urbains
Qui vivaient dans le sud ils négociaient entre autres
Par la cité d’Olbia le blé l’orge et l’épeautre
Au débouché du Dniepr aujourd’hui disputé
Entre belligérants décidés à lutter

Une confrontation sans merci paralyse
Ce commerce vital qui s’amenuise en crise
L’Ukrainien d’à présent grand pourvoyeur de grain
Qui nourrissait jadis la fleur des Athéniens
Et fournissait naguère en farine l’Afrique
Combat contre Moscou peuplé d’apparatchiks
Pour jouir à son gré de tout ce qu’il produit
Et vivre librement la vie occidentale
Même au prix – s’il le faut – d’une guerre brutale

Il est clair désormais que les Etats-Unis
Voulant que les « méchants » soit durement punis
Sont entrés dans la danse avec force vacarme
Ils prennent de nouveau le rôle du gendarme
Est-ce pour éviter famine et pénurie
Et pour la liberté contre la tyrannie ?
Ils interviennent moins pour le monde et l’Ukraine
Que pour « cogner » Moscou la cible de leur haine

Billet : La fin inattendue du croiseur « Moskva »

21.05.2022

Dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, qualifiée par le premier belligérant d’ « opération spéciale », le croiseur russe lance-missiles « Moskva » de 186 m de long qui semblait détenir la maîtrise de la mer Noire a été coulé, semble-il, par une attaque ukrainienne le 14 avril 2022. Ce qui pourrait apparaître comme un combat entre le grand Goliath russe et le petit David ulkrainien est probablement en réalité un affrontement entre les deux principales puissances militaires, la Russie et les Etats-Unis, ces derniers fournissant tout ce qui est nécessaire, armement et informations, pour permettre à l’Ukraine de résister. Les Etats-Unis toutefois ne veulent pas l’avouer franchement, craignant d’apparaître comme co-belligérants entrés en guerre.

Le croiseur amiral qui suscitait la haine
Commandait le blocus des côtes de l’Ukraine
Il décrivait des ronds au large d’Odessa
Evitait les canons en restant au-delà
Des plus longues portées du moins se croyait-il
En état d’esquiver les pires des missiles
Mais deux impacts fatals l’ont soudain transpercé
Ces frappes sans appel l’ont d’un coup traversé
L’équipage a pensé que ses causes d’alarme
Venaient d’un feu interne et consumant ses armes
Alors qu’il s’agissait d’une attaque de loin
Qui l’a laissé surpris comme un bref coup de poing

Nul n’a rien détecté peut-être était-ce un drone
Volant en altitude et parcourant la zone
Prèt à faire exploser d’en haut ses munitions
– Un tueur scarabée de science-fiction –
Mais il semble plutôt que seules des torpilles
Ont pu faire subir des percements de vrilles
A un blindage épais cela donne à penser
Que des drones légers ont permis de lancer
En dirigeant le tir de plus forts projectiles
Contre des protections devenues inutiles
Grâce aux renseignements certainement précis
Fournis en temps réel par la suprématie
Anglo-américaine experte en espionnage
En faux renseignements ou même en bidonnages

Tous les commentateurs qu’on voit à la télé
Prennent trop au sérieux ces infos distillées
Qui proviendraient dit-on de mouchards satellites
Autour de notre globe éployant leurs orbites
Mais je me souviens bien qu’au sujet de l’Irak
Trois décennies plus tôt les mêmes de leurs sacs
Américains Anglais sortaient des faussetés
Proférées sans vergogne avec autorité

 

Billet : Bref séjour à Kiev il y a trente ans

29.03.2022

 

Je suis allé en Ukraine vers 1990 et j’en ai rapporté un sonnet qui figure dans mon recueil Aérogrammes, résumant mes impressions assez tristes de ce moment-là, qui ne sont pas plus joyeuses aujourd’hui, à cause de la guerre entre Moscou et Kiev. Il n’y a rien de pire que les antagonismes opposant des frères (ou supposés tels) qui en viennent à se déchirer et à se détester. Il n’y a rien de pire que l’autodestruction à laquelle aboutit ce type de conflits.  C’est probablement ce à quoi on a commencé à assister au début de 2022 en voyant la Russie détruire systématiquement l’Ukraine qui risque d’échappe à son emprise. Staline avait déjà fait montre dans les années 1930 d’une brutalité semblable en affamant les paysans ou « koulaks », notamment ukrainiens, qu’il voulait collectiviser. L’occident (Europe de l’ouest et Amérique du nord) a pris d’emblée le parti de l’Ukraine plus occidentalisée, parce que les services secrets américains y ont vu l’occasion d’abattre définitivement ce qui restait de leur ennemi centenaire, l’URSS, dont Vladimir Poutine est resté pour eux l’incarnation, après un siècle de lutte. L’occident européen croit maintenant pouvoir réduire Poutine à sa merci en cessant de lui acheter son gaz, mais de l’avis de beaucoup il risque surtout de se nuire à lui-même en essayant de renoncer à un bien qui lui est indispensable.

J’ai gardé de l’Ukraine une idée d’hiver triste
Lorsque je suis allé quelque peu masochiste
Passer trois jours à Kiev une brève mission
Que dire à ce sujet ma mémoire est de plomb
Je n’en ai retenu qu’à peine quelques bribes
Dont je n’ai pas été ni le scrupuleux scribe
Ni l’auteur inspiré pouvant transfigurer
Ce pays pourquoi donc m’y suis-je aventuré
J’ai vu dans la banlieue qui déroule sa plaine
Des barres d’habitat des lourdeurs suburbaines
Un fleuve qui est né d’anciennes glaciations
Imposant son long cours ses larges dimensions
Sur cette terre noire au sol riche en humus
Auquel aucun relief ne sert de terminus

Jusqu’ici je croyais que le peuple ukrainien
Était frère du russe un peuple mitoyen
Mais depuis que Poutine en tant que nouveau tsar
A lancé dans l’assaut ses avions et ses chars
L’Occident face à lui ne sait où se tourner
Pour percer le secret des volontés cachées
Dans les explications des vieux kremlinologues
Dans les troubles décrits par les criminologues

Chacun à l’est à l’ouest est prêt à s’estropier
En se tirant vengeur des balles dans le pied
Sous le grand parapluie de forces nucléaires
Dans l’interdépendance où l’on peut payer cher
Des sanctions boomerangs qui vont se retourner
Contre celui qui croit qu’il peut les déclencher
Sans subir en retour aucun effet notable
Au point d’imaginer qu’il est inatteignable
Jusqu’à ce qu’il reçoive un coup inattendu
Qu’il s’inflige à lui-même en ce combat tordu

 

Billet : La Russie contre l’Ukraine

La Russie contre l’Ukraine
29.03.2022

 

Je suis allé en Ukraine vers 1990 et j’en ai rapporté un sonnet qui figure dans mon recueil Aérogrammes, résumant mes impressions assez tristes de ce moment-là, mais qui ne sont pas plus joyeuses aujourd’hui, à cause de la guerre entre Moscou et Kiev. Il n’y a rien de pire que les antagonismes opposant des frères (ou supposés tels) qui en viennent à se déchirer et à se détester. Il n’y a rien de pire que l’autodestruction à laquelle aboutit ce type de conflits.  C’est probablement ce à quoi on a commencé à assister au début de 2022 en voyant la Russie détruire systématiquement l’Ukraine qui risquait d’échapper à son emprise. Staline avait déjà fait montre dans les années 1930 d’une brutalité semblable en affamant les paysans ou « koulaks » ukrainiens qu’il voulait collectiviser. L’occident (Europe de l’ouest et Amérique du nord) a pris d’emblée le parti de l’Ukraine plus occidentalisée, notamment parce que les services secrets américains y ont vu l’occasion d’abattre définitivement ce qui restait de leur ennemi centenaire, l’URSS, dont Vladimir Poutine est resté pour eux l’incarnation, après un siècle de lutte. L’ occident européen croit maintenant pouvoir réduire Poutine à sa merci en cessant de lui acheter le gaz dont il dispose en abondance, mais de l’avis de beaucoup il risque surtout de se nuire à lui-même en essayant de renoncer à un bien qui lui est indispensable.

 

J’ai gardé de l’Ukraine une idée d’hiver triste
Lorsque je suis allé quelque peu masochiste
Passer trois jours à Kiev une brève mission
Que dire à ce sujet ma mémoire est de plomb
Je n’en ai retenu qu’à peine quelques bribes
Dont je n’ai pas été ni le scrupuleux scribe
Ni l’auteur inspiré pouvant transfigurer
Ce pays pourquoi donc m’y suis-je aventuré
J’ai vu dans la banlieue qui déroule sa plaine
Des barres d’habitat des lourdeurs suburbaines
Un fleuve qui est né d’anciennes glaciations
Imposant son long cours ses larges dimensions
Sur cette terre noire au sol riche en humus
Auquel aucun relief ne sert de terminus

Jusqu’ici je croyais que le peuple ukrainien
Était frère du russe un peuple mitoyen
Mais depuis que Poutine en tant que nouveau tsar
A lancé dans l’assaut ses avions et ses chars
L’Occident face à lui ne sait où se tourner
Pour percer le secret des volontés cachées
Dans les explications des vieux kremlinologues
Dans les troubles décrits par les criminologues

Chacun à l’est à l’ouest est prêt à s’estropier
En se tirant vengeur des balles dans le pied
Sous le grand parapluie de forces nucléaires
Dans l’interdépendance où l’on peut payer cher
Des sanctions boomerangs qui vont se retourner
Contre celui qui croit qu’il peut les déclencher
Sans subir en retour aucun effet notable
Au point d’imaginer qu’il est inatteignable
Jusqu’à ce qu’il reçoive un coup inattendu
Qu’il s’inflige à lui-même en ce combat tordu

 

Billet : Souvenir de mes études littéraires

Les protagonistes de la révolution romantique dans la poésie et le théâtre en France au début du XIXe siècle étaient des descendants de militaires, nobles de plus ou moins fraîche date. Ils ont délaissé la carrière des armes qui ne leur offrait plus guère de perspective, pour embrasser celle des lettres où ils ont pu s’illustrer de manière plus pacifique sans renoncer aux batailles dont l’exemple le plus célèbre a été la bataille d’Hernani ayant opposé en 1830 les « Jeune-France » comme Nerval et Gautier aux « perruques » néo-classiques. Le romantisme a pris ensuite des directions diverses. Le parcours politique le plus frappant est celui de Victor Hugo dont le père a été anobli par Napoléon, et dont la poésie a commencé par des odes d’inspiration monarchiste (c’était le temps de la Restauration) avant d’évoluer de manière de plus en plus claire vers la célébration de l’épopée napoléonienne. Cela dit, quand la construction de l’arc de l’Etoile a été achevée en 1836 sous la « monarchie de juillet » pour célébrer quelque 660 noms de généraux et de maréchaux de la Révolution et de l’Empire, Victor Hugo y a cherché en vain le nom de son père, général de brigade en 1809 et gouverneur de province en 1810. Dans son recueil Les Voix intérieures publié en 1837 et dédié à son père, comte d’Empire, il a écrit en guise de protestation à la fin de la dédicace : « Non inscrit sur l’arc de l’Etoile ». Par la suite, notamment à partir des Châtiments, opposant pendant tout le Second Empire Napoléon le grand à Napoléon le petit qui l’a proscrit en s’emparant du pouvoir et en détournant à son profit le mythe de l’Empereur, Hugo est devenu républicain (modéré) après Lamartine dirigeant très éphémère du gouvernement bleu-blanc-rouge de la Seconde République. Notre évocation des poètes français de la première moitié du XIXe siècle se termine par quelques vers optimistes imités de « l’Esprit pur », poème final des Destinées de Vigny.

Après Napoléon ce sont quatre poètes
Que l’histoire a placés dans le groupe de tête
Parmi les écrivains dignes d’être nommés
(Que la gloire posthume accepte d’embaumer)
Lamartine Vigny Victor Hugo et même
Le plus jeune -Musset- faisant le quatrième
La particule noble a décoré leur nom
Chacun d’eux l’a porté supplément de renom
Dans une société qui révérait toujours
Les signes de noblesse objets de trop d’amour

Le père du premier dans la cavalerie
A été officier fier de ses armoiries
Et de ses biens fonciers en Bourgogne du sud
Le poète un instant a pris de l’altitude
Chef d’un gouvernement quasi républicain
Le deuxième -Vigny- descendait de marins
Il devait son domaine à un vieux chef d’escadre
Portraituré jadis enchâssé dans un cadre
Alors que le troisième était un plébéien
Le fils d’un général parti de presque rien
Que l’Empire a promu au rang de nouveau comte
Comme Victor Hugo lui-même le raconte
Ensuite vient Musset dans ma liste en dernier
Sa noblesse datait d’un ancêtre officier
Ainsi récompensé par le roi Charles sept
Qui voulait s’acquitter envers lui d’une dette

Chacun des quatre a mis sur son casque hérité
Une plume d’auteur qui n’est pas sans beauté
Ils ont rendu illustre un nom de peu de gloire
Que nous conserverons quant à nous en mémoire
Si l’on en croit Vigny ces enfants de soldats
Pour dominer la force avaient reçu mandat
De célébrer l’esprit plus haut que la matière
Et créer par l’écrit des foyers de lumière

 

Billet : Hommes de pouvoir et séductrices

Dans la vie politique française les rapports entre les hommes et les femmes ont pris un tour relativement nouveau et souvent assez chaotique depuis quelques décennies, où cette évolution ne fait pas forcément honneur aux uns et des autres. Du temps du général de Gaulle, celui-ci se conduisait de manière digne et en tout cas traditionnelle, probablement rangée, en compagnie de son épouse que le peuple appelait « Tante Yvonne ». La situation a changé à partir du président Giscard d’Estaing et de ses escapades nocturnes révélées notamment par un accident de circulation impliquant au petit matin un camion de laitier. Ensuite nous avons eu le président Mitterrand et sa double famille protégée par un secret qui donnait l’impression d’être trop verrouillé pour être honnête, auquel certains reprochaient d’être organisé aux frais de la République ; puis le président Sarkozy et ses démêlés conjugaux en cours de mandat, en particulier un divorce en 2007 suivi d’un remariage moins d’un an après avec la chanteuse et mannequin Carla Bruni au demeurant charmante (sans compter des relations avec une présentatrice de radio et une écrivaine ayant suivi sa campagne électorale) ; puis le président Hollande ayant eu plusieurs enfants hors mariage de Ségolène Royal et dont les amours ont été divulgués, volontairement ou non, impliquant une journaliste politique puis une actrice de gauche que le président véhiculait en scooter. Notre sujet nous impose aussi une allusion au mariage du président Macron en 2007 avec sa professeur de français et de théâtre ayant presque 25 ans de plus que lui, contrairement à la situation habituelle des couples où l’homme est en général plus âgé que la femme (de 2,5 ans en moyenne en France). Quand on passe en revue différents exemples de ces « nouveaux » rapports, on est frappé par leur caractère parfois cocasse (on se souvient de la journaliste de Hollande lui demandant en public : « embrasse-moi sur la bouche »), cocasserie rendue un peu étrange par un grand contraste avec l’autorité qui s’attache en principe au statut de président.

« Du côté de la barbe est la toute-puissance »
Ainsi parle en barbon dépourvu de bon sens
Arnolphe de Molière à – disons – quarante ans
Il croit avoir vécu suffisamment longtemps
Pour pouvoir imposer à une jouvencelle
L’amour impératif qu’il pense avoir pour elle
Au contraire aujourd’hui lorsqu’un adolescent
A peine devenu jeune homme impertinent
Avec sa professeur convole en justes noces
On ne s’étonne plus de ce genre d’Eros
Idem quand une épouse indignée négligée
Contre un mari connu désire se venger
Et qu’elle apparaît nue dans quelque magazine
Soubrette dévêtue qui nettoie ou cuisine
En laissant dépasser de l’étroit tablier
Plutôt dépoitraillée corset entrebaillé
La panoplie variée des rondeurs de son corps
Montrant qu’elle serait digne d’un meilleur sort

On a vu ces temps-ci des hommes succomber
Détenteurs de pouvoir ils étaient bouche bée
Malgré leur dignité devant des meufs hors normes
Au charme différent singulier peu conforme
Mecs importants séduits par le chant sans façons
D’une bouche sachant fredonner des chansons
Sarkozy par exemple au sortir d’un divorce
Qui voulait retrouver une nouvelle force
En présentant à tous le surprenant tableau
D’un fruste tel que lui avec une intello

Son successeur Hollande était un scootériste
Amoureux lui aussi d’une actrice ou artiste
Il circulait ainsi dans les rues de Paris
Parcourait en deux-roues la ville et sa voirie
Avec je le suppose une envie d’être libre
Sur cet engin risqué trouvant son équilibre

Billet : Voeux de nouvel an au temps du coronavirus

Depuis presque deux ans ce coronavirus
Dont le cours fait penser à des montagnes russes
Avec ses hauts et bas de fort mauvais aloi
Se joue des pronostics nous soumet à sa loi
Déjà l’épidémie a franchi plusieurs pics
Et nous pauvres humains en devenons phobiques
Les bons docteurs censés connaître le comment
Sans savoir le pourquoi de l’invisible agent
Pulmonaire nocif en connaissent-ils plus
Que nous pauvres mortels écoutant leurs laïus

Dans cette pandémie nous voyons à regret
Qu’il y a des humains résistant au progrès
Contre ce mal nouveau quoique la médecine
Ait aussitôt trouvé le produit qui vaccine
Pour mieux nous protéger de cette maladie
Certains ont le désir de fuir au paradis
D’autres sont convaincus que ce qu’on inocule
Est un poison d’enfer qui les rend somnambules
D’autres se voient plus forts que la mort ou la vie
Et croient que cette force est un bien qu’on envie

Me plaçant au niveau des personnes moyennes
Je les vois animées dans les rues parisiennes
Par la crainte surtout qui rend obéissant
A la voix d’un seul chef entouré de « sachants »
Auquel souvent la peur nous incite à complaire
Et la peur quelquefois devient de la colère
Quand on est agité par une appréhension
Créant dans le cerveau des imaginations
Plus noires qu’il ne faut dans des accès de trouille
Tels que les esprits sûrs deviennent des gribouilles

Ne nous abritons pas au temps des giboulées
Dans des mares de pluie qui nous trempent les pieds

 

Nous sommes à ce point habitués à la certitude du savoir que nous sommes désorientés lorsque ce savoir nous fait défaut, même de façon provisoire et momentanée. Dans une situation extrême où il s’agit de vie et de mort, l’incertitude nous semble insupportable au point que nous appelons de nos vœux un remède quel qu’il soit, pourvu qu’il remplisse le vide angoissant que nous ressentons. Il se trouve que l’humanité confrontée à une telle situation caractérisée aujourd’hui par l’irruption dans notre monde d’un coronavirus inconnu et menaçant, a trouvé en un temps record, sous la forme de vaccins efficaces, un début de réponse à notre inquiétude. Le vœu que l’on peut formuler en ce début d’année 2022 est qu’en attendant des réponses encore plus efficaces et encore plus adéquates, les humains que nous sommes continuent à avoir l’intelligence et le courage de faire preuve de ces qualités pour faire les bons choix et pour ne pas s’égarer dans de fausses solutions qui pourraient être pires que le mal.

Billet : Une décennie de voyages aériens

J’ai réuni dans deux recueils de sonnets, Aérogrammes (2010) et Courts poèmes long-courriers (2011) – dont les couvertures sont l’œuvre du peintre et graveur Sergio Birga malheureusement décédé en 2021 – les poèmes que j’ai écrits pour l’essentiel pendant les années 1986-1995 au cours desquelles j’ai dirigé les relations internationales, au service de la législation fiscale du ministère des finances à Paris. Cette fonction m’a donné l’occasion de parcourir le monde pour les négociations nécessitées par mon travail. Je résume dans le présent poème cette période de ma vie caractérisée par une certaine boulimie de voyages et de curiosité pour le monde. J’ai fini par comprendre que cette boulimie était une faim qui n’avait pas de fin, sans savoir clairement si je me suis arrêté par sagesse, par lassitude ou par tempérament casanier qui reprenait le dessus. Peut-être me suis-je dit que j’étais une sorte de collectionneur de voyages inépuisables qui risquaient d’épuiser ma vie.

Sous-directeur chargé de l’international
J’ai dirigé dix ans les relations fiscales
Au Louvre tout d’abord et ensuite à Bercy
Dans un poste touchant à la diplomatie
Jalousé par beaucoup mais que les carriéristes
Jugeaient peu digne d’eux car il menait hors piste
Je me suis occupé de multiples dossiers
Complétant le réseau des accords et traités
Que la France a conclus un peu partout au monde
Dans une activité sans doute trop féconde
Impliquant au total pas loin de cent Etats
Dirigés par le peuple ou par un potentat
Certains d’entre eux dotés d’une longue mémoire
D’autres neufs possesseurs d’un vaste territoire
Avant d’être nommé à une autre fonction
J’ai pu tant bien que mal boucler la convention
Franco-américaine embarrassé peu fier
De laisser après moi ce texte dont Molière
Aurait pu se moquer ce langage mêlait
A des mots provenant de l’ancien droit anglais
d’autres qui rappelaient le latin médiéval
Ils me semblaient dater du temps de Perceval
Lorsque prédominait sur l’anglais le français
Sans besoin de traduire entre Douvre et Calais
– A Londres capitale et dans toute ambassade
On a parlé français bien après les croisades –
Notant mes impressions certes non ex aequo
Tantôt à Washington tantôt à Monaco
Ou en tout autre point entre ces deux extrêmes
Je me suis pris au jeu d’adresser à moi-même
Et à mes êtres chers sous forme de sonnets
Des souvenirs notés comme dans un carnet
Qui parlaient de grandeur parfois de petitesse
Je les accumulais porté par l’allégresse
La terre vue de haut j’en ai été content
Pour mes proches pourtant je rêvais trop distant

Billet : Jersey et Guernesey

Jersey et Guernesey
29.11.2021

Les îles anglo-normandes, principalement Jersey et Guernesey qui sont deux « bailliages » distincts l’un de l’autre, sont les restes de l’ancien duché de Normandie récupéré en l’an 1224 par le roi de France Philippe Auguste à l’exception des confetti insulaires situés dans le golfe de la Manche entre les ports français de Saint-Malo en Bretagne et de Cherbourg en Normandie. Victor Hugo y a vécu réfugié au XIXe siècle pendant le règne de Napoléon III, qu’il appelait Napoléon le Petit (notamment dans Les Châtiments). Elles sont un exemple de la manière dont l’Angleterre a transformé les nombreux points d’appui de son empire maritime en paradis fiscaux comme Gibraltar à la pointe de l’Espagne, sans que Londres soit obligé de les tenir financièrement à bout de bras. George de Carteret, bailli de Jersey, a reçu jadis en Amérique du nord des terres qui sont devenues l’Etat du New Jersey au sein des Etats-Unis. Jersey n’était pas dans l’Union Européenne même avant le Brexit. Administrée sur place notamment par des connétables (maires), l’île dépend, ainsi que Guernesey, du duc de Normandie qui est le roi ou la reine d’Angleterre. Les activités financières très peu taxées représentent aujourd’hui plus de la moitié des activités de Jersey où la société américaine d’informatique Apple fait remonter depuis 2016 les deux-tiers de ses revenus qui transitaient précédemment par l’Irlande. Jersey est aussi devenue, par le miracle de ses circuits financiers, l’un des principaux exportateurs de bananes au monde. La sortie de l’Angleterre hors de l’Union européenne a reposé la question du partage de la pêche entre les Etats européens, en particulier avec la France, le plus proche voisin, de l’Angleterre, en donnant aux autres parties prenantes la claire impression de vouloir profiter de l’occasion pour remettre en cause à son profit les droits acquis. Cela dit, le bailliage de Guernesey qui a recueilli après Jersey pendant plusieurs années Victor Hugo exilé de France par Napoléon le Petit paraît être aujourd’hui le plus accommodant pour l’octroi des licences de pêche aux « travailleurs de la mer ».

 

Quand la déglaciation a fait monter les mers
Dans une élévation de plusieurs millénaires
Des îles sont restées au bord de l’océan
Terres qui paraissaient échapper au néant
Sur la ligne côtière elle-même nouvelle
Avant que les grands fonds privés des feux du ciel
Aillent plonger plus loin vers l’abîme profond
Si noir que le soleil n’en atteint pas le fond

On trouve à cet endroit maritime où se joignent
Le bocage normand et celui de Bretagne
Une île dont le nom est en anglais « Jersy »
C’est-à-dire en français langue de Normandie
Jersey la britannique à quelques encablures
Du Cotentin tout proche un endroit de verdure
Et de prospérité qui semble ex nihilo
Sortir avec ses fleurs de la vague et des flots
Un lieu de production florale et maraîchère
Mais surtout de finance activité plus chère
A la population et bien plus appréciée
Dans ce vert paradis fiscal et financier
Où l’argent à la fois est à l’aise et se planque
En se multipliant dans le trésor des banques

Connaissant leur tendance à garder le secret
Je ne suis pas surpris que l’on soit si discret
A Londres notamment sur cette dépendance
Qui dans son coin travaille et prospère en silence
En rentabilisant tous biens à sa portée
Dans ce temps de Brexit elle essaie d’ écarter
Les concurrents français dont les bateaux l’empêchent
D’exploiter à son gré ses ressources de pêche

Mais Guernesey du moins a soutenu le cri
Du poète jadis de Hugo le proscrit

Billet : La conquête d’Alexandre jusqu’en Afghanistan


Après avoir subi longtemps la pression de la Perse, les Grecs menés par le macédonien Alexandre « le Grand » (né en 356 av. J.-C, mort en 323 av. J.-C.), fils de Philippe contre lequel Démosthène a prononcé ses Philippiques, ont fini par s’emparer de cet empire ennemi qui s’étendait de la Grèce jusqu’à l’Indus. Militairement, ils étaient forts de leur expérience de mercenaires et de leur formation de combat, la phalange. Devenu le maître d’un immense territoire où les Russes puis les Américains, à notre époque, se sont cassé successivement les dents, Alexandre y a fondé des colonies qui ont toutes pris le nom d’Alexandrie. Parmi celles qui se situaient dans la partie la plus orientale, correspondant grosso modo à l’Afghanistan, on peut mentionner entre autres les villes qui s’appellent aujourd’hui Charikar près de Kaboul première ville d’Afghanistan ; Kandahar deuxième ville d’Afghanistan ; Hérat (Farah, c’est-à-dire Alexandria in Aria) ; Begram (Alexandrie du Caucase), etc. Alexandre a épousé en – 327 contre l’avis de ses généraux la belle Roxane, fille du satrape de Bactriane (contrée située dans le nord de l’Afghanistan actuel). Roxane a mis au monde un fils deux mois après la mort d’Alexandre le Grand qui souffrait d’une fièvre sur laquelle on continue à s’interroger. De concert avec Perdiccas, l’un des généraux macédoniens, elle a fait tuer et jeter dans un puits d’après Plutarque Stateira fille de Darius III et seconde épouse d’Alexandre le Grand, lequel avait manifestement l’intention de pratiquer une politique d’unions matrimoniales entre les Grecs et les princesses autochtones. Par la suite, Roxane et son fils ont été tués dans les luttes pour le pouvoir qui faisaient rage entre les proches du conquérant macédonien et entre ses généraux.
(Lire aussi dans Libres Feuillets l’article du 30 octobre 2011 intitulé Alexandre le Grand et la Macédoine antique ).

Issu de roitelets régnant en Macédoine
Il a conquis la Perse et dédaigneux des douanes
Des cadastres bornés des obstacles des freins
De nature à  brider son élan souverain
Il aurait volontiers soumis la terre entière
Et franchi sans effort de multiples frontières
Si ses propres soldats ne l’avaient arrêté
S’ils n’avaient à la fin fortement regretté
D’avoir perdu de vue le temps de leur jeunesse
Certains voulaient revoir – alourdis de richesses
Chargés de souvenirs glanés sans retenue –
Les débuts de leur marche à travers l’inconnu
Sous un chef toujours prêt à conquérir la terre
Mais beaucoup désormais se voulaient sédentaires

On ne décomptait plus le nombre des cités
Qu’ils avaient pu répandre avec rapidité
Comme sans y penser le long de leur passage
Des fortins et des forts devenus des villages
Qui se sont agrandis des postes des relais
Dans un pays peu sûr autant qu’il en fallait
Des places garnisons qui marquaient les étapes
Sur les routes tracées par les anciens satrapes
Des camps d’abord légers désormais permanents
Réédifiés en dur jusqu’en Afghanistan
Qui avaient tous reçu le nom d’Alexandrie
Un nom qui tenait lieu de petite patrie

Alexandre là-bas avait choisi pour femme
Une exquise beauté qui s’appelait Roxane
Elle a commis l’erreur de voir comme un dauphin
Le fils qu’elle avait eu du conquérant défunt
Les Grecs macédoniens refusant la « régence »
Qu’elle aurait exercé sur cette descendance
Ont fini par tuer la mère et l’héritier
Pour les éliminer sans respect ni pitié

Billet : mort de Sergio Birga, peintre et graveur

Sergio Birga, florentin d’origine, peintre et graveur vivant à Paris, est mort brutalement pendant ses vacances à Cannes le jeudi 26 août 2021 à l’âge de 81 ans au milieu de la journée. Il a été inhumé dans un caveau profond le vendredi 3 septembre 2021 au nouveau cimetière de Châtenay-Malabry (92) après la messe célébrée l’après-midi en l’église Saint-Nicolas-des-Champs. Le choeur de cette église est orné d’un retable composé de beaux tableaux de Simon Vouet que Sergio m’avait fait découvrir quelques années auparavant. Je lis dans le livre de Bertrand Dumas, Trésors des églises parisiennes, préfacé par Marc Fumaroli, que ce retable « passé miraculeusement au travers des modes et des révolutions, est l’unique témoin de somptueux décors d’autel parisiens du règne de Louis XIII  » (sous lequel le cercueil de Sergio a été placé pendant la messe de funérailles concélébrée par plusieurs prêtres du diocèse). « Le peintre a tiré profit des deux étages du retable. Vouet relie l’ensemble par le jeu des regards et des gestes et par la cohérence de la couleur et de la lumière. La main levée de saint Pierre conduit le regard du spectateur vers le niveau supérieur ». La lueur du registre terrestre devient apothéose de lumière au registre céleste (Bertrand Dumas).

I
Je roulais vers l’Alsace un coup de téléphone
D’Annie Birga soudain nous laissant comme aphones
S’est frayé non sans mal dans ma tête un accès
Sergio dit-elle est mort l’heure de son décès
Vient d’être constatée par l’hôpital de Cannes
Il nageait dans la mer comme vers la Toscane
En regardant au fond avec masque et tuba
Les eaux ensoleillées qui miroitaient en bas
Je ne sais ce qu’a fait ce petit attirail
De nageur près du bord qui brusquement défaille
– Peut-être une douleur le prenant en tenaille
Au point qu’il a voulu l’écarter de son cou –
Toujours est-il que l’eau qui lui plaisait beaucoup
Mais qui peut devenir un poulpe à tentacules
A dû fermer sur lui sa mâchoire de bulles
Et frapper le baigneur d’une électrocution
Subit arrêt du cœur -mortel sans discussion-
Qui l’a privé de vie dans un flot de lumière
Alors qu’il finissait sa nage coutumière

II
Transporté à Paris sous le retable peint
Par Vouet il gisait dans un cercueil en pin
Avant d’être livré après la messe ultime
A un caveau profond -là le corps se périme-
Nous l’avons escorté vers le bout du trajet
Où la mort l’a réduit en périssable objet
Vers la proche banlieue et vers le cimetière
Etape pour le mort peut-être la dernière
Somnolant pour ma part sur la route bloquée
Par nombre de bouchons qu’on peine à expliquer
Dans la circulation proche de la thrombose
J’ai pensé paradis survie métempsycose
Eternité de l’art qui peut nous consoler
Bien qu’elle soit sans doute un pauvre pis-aller

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : André Breton au hasard de la vie

Quand j’ai passé l’agrégation de lettres classiques en 1971, André Breton figurait au programme de ce concours. Aujourd’hui, cinquante ans après, je me souviens surtout de Nadja qui s’achève par cette phrase où le mot « convulsive » est écrit en majuscules par l’auteur : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas ». On m’a fait remarquer récemment que, lorsque Nadja a été enfermée comme folle à « l’asile de Vaucluse » (c’est ainsi que Breton appelle cette institution), le poète ne lui aurait jamais rendu visite. Elle serait morte dans cette institution pendant la guerre de 1939-1945, ce qui m’a rappelé le triste destin de Camille Claudel enfermée par sa famille et morte elle aussi quasiment de faim à l’asile (en 1943). Dans L’Amour fou (1937) qui conclut le cycle de trois œuvres commencé avec Nadja (1928) et continué avec Les Vases Communicants (1932), Breton exprime un souhait adressé à sa fille Aube née à la fin de 1935 de son union avec Jacqueline, la femme aimée de L’Amour fou (« Je vous souhaite d’être follement aimée. ») A la fin de sa vie, le 27 septembre 1966, souffrant d’une insuffisance respiratoire, André Breton est rapatrié de Saint-Cirq-Lapopie, le village du Lot dans lequel il avait acheté en 1951 l’ancienne auberge des mariniers ayant appartenu au peintre postimpressionniste Henri Martin. Il meurt le lendemain à l’hôpital Lariboisière à Paris. Dans les années 2010, lors d’un voyage en voiture dans la région de Toulouse, nous avons visité, Maryvonne et moi, une partie de la région du Lot sans faire attention au fait que Saint-Cirq-Lapopie y était un haut-lieu d’André Breton. Puis, avant l’élection présidentielle, et de nouveau en 2021, je me suis rendu compte que le président Macron manifestait un intérêt particulier pour ce lieu devenu plus touristique que poétique, désigné comme l’un des « villages préférés des Français ». La maison d’André Breton à Saint-Cirq-Lapopie a été transmise à sa fille Aube qui l’a revendue à un couple d’artistes. Après des tergiversations, la commune s’en est portée acquéreuse.

Lorsque j’ai préparé l’agrégation de lettres
J’ai trouvé qu’il fallait pour bien concourir être
-Pas seulement paraître – en face du jury
Sincère avec des mots médités et mûris
Mais bien qu’ayant passé sans encombre l’épreuve
Où le surréalisme était une idée neuve
– Le programme incluait L’Amour fou de Breton –
Ce livre m’a semblé ne pas être d’un ton
Qui pouvait s’accorder à la beauté du titre
Son auteur paraissait trop docte à son pupitre
Ecrivant un essai qui à la poésie
Mêlait l’exaltation dont il était saisi
Quand il se rappelait avoir vu Tenerife
Avec la femme aimée tout était « convulsif »

J’ai découvert plus tard comme un haut nid-de-pie
Les ruelles perchées de Saint-Cirq-Lapopie
Breton en avait fait son rêve le meilleur
– J’ai cessé disait-il de me chercher ailleurs –
Dans un panorama de sauvage beauté
Au pied de ce village où venaient caboter
Jadis au long du Lot suivant leurs attelages
Lentement sûrement les bateaux de halage
Des artisans nombreux travaillaient en ce lieu
En plus des bateliers maints tourneurs ingénieux
Y façonnaient le bois et par la voie des eaux
Expédiaient leurs produits jusqu’au port de Bordeaux

En mil neuf cent cinquante une très vieille auberge
De mariniers devient son bien non loin des berges
Le barde y vient souvent puis le charme se rompt
Le cirque de la vie cesse de tourner rond
Mais la magie d’antan devenue touristique
Alimente toujours la renommée rustique
Du village à présent préféré de Macron
Après avoir été le fief d’André Breton

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Edition limitée : Vollard, Petiet et l’estampe de maîtres. Exposition au Petit Palais, du 19/5 au 29/8 2021

Le célèbre marchand d’art Ambroise Vollard (1866-1939) avait, de son vivant, fait don de nombreux livres d’art et d’estampes au Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, actuel Petit Palais. Après sa disparition, Henri Marie Petiet (1894-1980) achète le stock Vollard, reprend les nombreux projets inachevés, et continue d’augmenter son fonds propre d’éditeur. Ses héritiers ont suivi l’exemple de Vollard et ont ainsi enrichi la collection du Musée. De cette conjonction est née l’initiative de présenter en même temps l’œuvre de ces deux passionnés dans une exposition dédiée à la création de l’estampe et du livre d’art au dix-neuvième siècle.

Leurs amis peintres se sont empressés de portraiturer et l’un et l’autre. Picasso s’est amusé à dire que « La plus belle femme du monde n’a jamais eu son portrait, peint, dessiné ou gravé, plus souvent que Vollard ». Le portrait le plus connu est celui de Cézanne (1899) qui donna tant de mal au peintre et qui fatigua Vollard par les très longues séances de pose ; il montre un homme grave et concentré dans un cadre dépouillé. Et, à la même date, Renoir cueille au dépourvu Vollard revenant de voyage, désinvolte, un foulard rouge noué sur la tête. En 1924 c’est le tour de Bonnard : Vollard, entouré et comme cerné de tableaux, pose tranquillement, vêtu de noir, un chaton sur les genoux.  Petiet ne sera pas en reste :  Edouard Goerg dessine un Petiet au regard aiguisé sous des lunettes rondes (1931), tandis que Marcel Gromaire figure dans son style synthétique l’amateur d’estampes (1935).

Vollard a commencé sa carrière de galeriste par la vente de tableaux et dès ses débuts révèle son intuition extraordinaire, lorsqu’il achète des toiles à un Cézanne encore inconnu et reconnaît le génie de Gauguin. Il a aussi la passion de l’estampe. Il décide donc de montrer dans sa petite galerie de la rue Laffitte des recueils de gravures. Bien sûr des eaux-fortes, des gravures sur bois, des aquatintes, des pointes sèches, mais surtout – et c’est nouveau – des lithographies en couleurs qui reprendront les dessins des peintres. Ceux-ci seront alors des peintres-graveurs.

Ses goûts littéraires se manifestent  dès ses débuts. Il vend des lithographies d’Odilon Redon :  pour Gustave Flaubert « La Tentation de Saint-Antoine » (1896) ou encore pour Stéphane Mallarmé « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » (1896). Cette même année il organise une exposition sur « Les Peintres-Graveurs » et édite un album qui regroupe vingt-deux estampes originales, tirées chacune à cent exemplaires. A côté de peintres reconnus comme Fantin-Latour, Albert Besnard, Odilon Redon et Renoir, Vollard donne une place de choix aux tout jeunes Nabis, Vuillard, Denis, Bonnard, Vallotton, dont il a su reconnaître l’inventivité. Figure aussi dans ce choix le génial Edvard Munch qui séjourne alors à Paris, avec la lithographie intitulée « Le Soir ».

Edvard Munch

munch

Il renouvelle l’expérience l’année suivante avec un deuxième recueil, « Album d’estampes originales de la galerie Vollard », composé cette fois de trente-deux estampes, dont celle de Whistler. Toujours sur sa lancée, Vollard fait appel aux Nabis. Vuillard, Denis, Bonnard, Ker-Xavier Roussel. Ils inventent chacun treize lithographies en couleurs  regroupées en album : c’est « Amour » pour Denis, « Quelques aspects de la vie de Paris » pour Bonnard, « Paysages intérieurs » pour Vuillard, « Paysages » pour Ker-Xavier Roussel. Chacun y dévoile son originalité propre et la lithographie y atteint des sommets.

Maurice Denis

denis

Vollard ne s’arrête pas là : l’idée lui vient de créer des livres d’art. Ce seront les Editions Vollard. Travail acharné qui vise à la perfection. Il en parle ainsi : « Réfléchissez qu’il faut obtenir qu’auteur, imprimeur, graveur, éditeur, que sais-je encore, ne fassent, en quelque sorte, qu’un. Et, à chaque livre nouveau, c’est à recommencer ; c’est toujours la même communion qu’il faut obtenir, c’est la même fusion à réaliser. » Pour illustrer ce processus l’exposition ne se contente pas de montrer les gravures ; elle présente des instruments de travail, elle donne le nom de ces trop cachés praticiens qui ont mis tout leur savoir-faire au service des artistes et de leurs images. Et la dernière salle se clôt sur une photographie géante d’un atelier de gravures avec ses presses et ses ouvriers. Les livres d’art vont désormais se succéder, chefs-d’œuvre dont le visiteur n’a qu’un avant-goût, puisqu’il demeure curieux des autres gravures que laisse présager la gravure choisie pour la montre.

Le Parallèlement (1900) qui réunit Verlaine et Bonnard est une réussite ; Bonnard a choisi d’illustrer le texte voluptueux du poète par des lithographies colorées en rose et Vollard a découvert à l’Imprimerie Nationale l’italique du caractère Garamond.  Sans se soucier des censures et critiques d’un siècle pudibond, Vollard publie « Le Jardin des Supplices » d’Octave Mirbeau (1902), accompagné des aquarelles et dessins de Rodin. Verlaine est aussi l’auteur de Sagesse et c’est Maurice Denis qui  correspond au mieux à la sensibilité religieuse du poète (1911). Ses dessins deviennent par la main de Jacques Beltrand avec qui il collaborera ultérieurement des gravures sur bois, inspirées et belles, certaines présentées en bandeau. Si Vollard par sa proximité avec Alfred Jarry est souvent  satirique à l’égard des institutions, on ne peut en dire autant en ce qui concerne la religion. Il publie « L’Imitation de Jésus-Christ » (en 1903,  toujours avec Denis) et, en 1928, « Les Petites Fleurs de saint François » avec des gravures sur bois d’Emile Bernard ; il faudra attendre 1956 pour que le grand éditeur d’art Tériade publie « La Bible » accompagnée des eaux-fortes de Chagall, reprenant l’idée première de Vollard.
La poésie, avec Mallarmé et Verlaine, est une veine également poursuivie par Vollard. Il confie à Bonnard un « Daphnis et Chloé », pastorale de Longus, pour des lithographies en gris. Emile Bernard  dont le talent de graveur sur bois est mis ici en évidence trouve un sujet d’inspiration dans les poèmes de « maistre Villon ». Et il illustrera aussi Les Fleurs du mal.

Vollard ne craint pas de s’attaquer aux grands textes anciens. Emile Bernard travaille sur L’ Odyssée ;  Petiet reprend le projet des Géorgiques de Virgile qu’il confie à l’un de ses illustrateurs préférés, Dunoyer de Segonzac, et la Théogonie d’Hésiode, revisitée par Braque, voit le jour en 1955 aux éditions Maeght. il s’agit aussi d’un projet de Vollard qui ose unir l’art moderne à cette littérature ancienne qui n’a pas vieilli. Il a donc su reconnaître Braque, mais son mérite éclatant reste la découverte du jeune Picasso dès 1901. Il publie alors certaines de ses gravures, comme « Arlequin ». Il  l’engagera plus tard, en 1931,  dans un projet inattendu, l’illustration du roman de Balzac Le Chef d’œuvre inconnu. La maestria de Picasso dessinateur est sans égale. Il le démontre encore dans ses illustrations d’après Buffon. La série d’eaux-fortes sur le thème du Minotaure  (1933-1937), cent gravures commandées par Vollard qui leur a donné son nom dans la « Suite Vollard » , est admirable par sa violence et son érotisme. Picasso a choisi son sujet. On est souvent frappé par l’adéquation entre peintre et thème littéraire.

Picasso

picasso

Cette adéquation est tout aussi évidente dans le choix de Chagall pour le roman de Gogol Les âmes mortes.  Vollard n’a pas découvert Chagall, mais il a pensé à lui  demander d’illustrer le roman russe et c’est une réussite.

A force d’éditer de grands auteurs il est venu à Vollard l’ambition de s’autoéditer. Il a modestement écrit sur les peintres qu’il aime et fréquente, Cézanne et Renoir. Il a publié un album Degas. Il a publié des lettres de Van Gogh à Emile Bernard. Mais il écrit, et comme il a participé au livre de Jarry illustré par Bonnard Almanach illustré du Père Ubu en 1901, il lui vient l’idée d’en être un peu le continuateur, puisque Jarry est mort prématurément en 1907. Il sait qu’il n’a pas son génie, mais il observe, il critique, il s’amuse des travers de ses contemporains, il s’en indigne parfois. Il publie en 1923 avec les dessins de Jean Puy une satire antimilitariste « Ubu et la guerre » (signalons qu’ une exposition Jean Puy/Ambroise Vollard  est en cours au Musée de Pont-Aven). Il a toujours souhaité que Georges Rouault illustre ses écrits,  même si les rapports avec celui-ci sont compliqués, Rouault le trouvant trop exigeant en particulier sur le temps  qu’il lui alloue pour la réalisation de ses gravures. Le style de Rouault, expressionniste  et violent, convient bien au propos de Vollard. Malgré ces problèmes l’album sort enfin en.1932. Il est intitulé Les Réincarnations du Père Ubu. Et Rouault  en 1934 grave en aquatintes en couleurs les images frappantes du « Cirque de l’étoile filante » ; il collabore avec le grand écrivain contemporain, André Suarès, pour Passion, un livre mystique.

On n’en finirait pas de citer les découvertes de Vollard, d’Alfredo Müller à Mary Cassatt et d’exalter cette avidité, et on ne saurait davantage oublier que Petiet qui n’est pas en reste va choisir Maillol ou Derain comme collaborateurs.

Le directeur du Petit Palais promet dans sa préface au catalogue de cette passionnante exposition de « défendre la cause de l’estampe ». Acceptons en l’augure ! Mais il en donne déjà avec son équipe une belle démonstration.

Annie Birga

Billet : Massacres en Afrique dans les années 1990

Avant la venue du président français à Kigali, capitale du Rwanda, le président rwandais Paul Kagame s’est félicité, dans un entretien daté du mercredi 19 mai 2021 avec les journalistes du Monde, que la relation bilatérale entre les deux pays se soit réchauffée. Mais le lecteur français que je suis reste toujours surpris par la teneur des propos que tient Paul Kagame (ou Kagamé) sur le génocide des Tutsi qui a eu lieu au Rwanda dans les années 1990. Je ne sais pas dans quelle mesure il continue à en tenir la France pour responsable, coupable ou complice. Sur la suite du génocide, il s’exprime ainsi, à propos des camps de réfugiés installés en République du Congo : « Il y avait beaucoup de participants au génocide qui se trouvaient parmi les réfugiés. Mais la communauté internationale s’entêtait à nourrir tout le monde, à leur donner tout ce qu’il fallait, comme si c’était seulement des réfugiés. On [?] n’arrêtait pas de le souligner. Une large partie des civils réfugiés au Congo étaient ceux qui avaient massacré avec des machettes. La communauté internationale a essayé de masquer cela. Nous, nous avons organisé le retour de la plupart des réfugiés. On ne pouvait pas à la fois planifier le fait de tuer ces gens et, en même temps les rapatrier. » Dans un autre passage du même entretien, Paul Kagamé précise : « Certains des Hutu qui ont tué, ou ceux qui les ont laissé faire, ont besoin d’une sorte de rédemption pour obtenir la chance d’être des gens normaux, comme ils auraient dû l’être. Les Tutsi qui ont survécu se disent : « ces gens-là ont voulu nous éliminer totalement », et ils les en tiennent pour responsables. Finalement, tous m’en veulent. Les Hutu me reprochent d’être mis en accusation, les Tutsi me reprochent d’oublier nos souffrances. Mais ce qui les réunit, c’est l’idée que cet homme [Paul Kagame] tient les choses ensemble. »

Parfois on se demande où gît la vérité
Qui semble s’entourer de noire obscurité
Profondément plongée dans un passé qui rouille
Complexe à un point tel que le regard se brouille
Une situation dans laquelle on se perd
Quand on veut trop comprendre et que l’on s’exaspère
De n’avoir pas assez de lumière croit-on
Pour s’échapper de l’ombre autrement qu’à tâtons

Dans cette incertitude on entend que dissone
Le cri jamais éteint de toutes les personnes
Qui ont trouvé la mort tuées au Ruanda
Ce n’était nullement le temps d’un concordat
Que cette décennie de fin de siècle atroce
Où l’Afrique a montré son visage féroce
En ce temps je pensais que la France avait fait
Tout ce qu’elle pouvait pour stopper les forfaits
Aucun autre pays n’ayant eu le courage
D’oser s’ interposer  pour arrêter la rage

Tous ceux qui lâchement sont restés à l’écart
Accusent les Français ressortis du placard
D’avoir aidé le crime en voulant entraver
Le châtiment de ceux que rien ne peut sauver
La juste punition qui leur semblait promise

D’être intervenus tard pour leur sauver la mise
Donnant aux assassins au lieu d’être frappés
La chance in extremis de pouvoir décamper
Mais était-ce une chance – en fait tant de fuyards
Ont été poursuivis et traqués sans fanfare
Corps et biens disparus au tréfonds du Congo
Qu’importe dira-t-on c’étaient des saligauds
Qui méritaient leur sort et sans « de profundis »
Non se venger n’est pas faire acte de justice

Et quand le chef tutsi persiste à réprimer
Son peuple de Hutu coupable et mal aimé
On peut se demander s’il est le rédempteur
Ou s’il n’est pas plutôt le parfait dictateur

 

Billet : Aqueducs et gazoducs

Les Romains construisaient d’audacieux aqueducs
Mais ils ne savaient rien des présents gazoducs
S’étirant en longueur depuis les gisements
D’où jaillit le méthane au bout du continent
Tels des Pythons issus de la boue primordiale
Et dont la dimension devient enjeu mondial
Depuis la Sibérie au-delà des taïgas
Où le dégel profond ferait de gros dégâts
Jusqu’à la mer Baltique au nord de l’Allemagne
Où le tuyau « Nord Stream » sortant des eaux regagne
Une terre enfin ferme et peut vomir son feu
Inerte jusqu’alors léthargique et gazeux
Comme un monstre mythique à la fin se ranime

Ce dernier verbe attend de rimer avec Nîmes
Jadis pourvue en eau par l’ouvrage romain
Dénommé « Pont du Gard » un pont hors du commun
Dont l’utile beauté depuis deux millénaires
Soutient un aqueduc sur ses arches de pierre

L’Allemagne et Moscou ont presque rassemblé
Les ultimes tronçons permettant de doubler
Ce que peut transporter leur énorme pip(e)line
Mais les Etats-Unis craignent l’indiscipline
En cas de liens plus forts entre Europe et Russie
L’Amérique de plus aimerait vendre aussi
Par bateaux méthaniers sans visée philanthrope
Ses trop-pleins liquéfiés à ses alliés d’Europe
L’Allemagne – elle – attend l’afflux de gaz fluant
Afin de minorer ses rejets polluants
Et confirmer ainsi son refus de l’atome
Transformer son lignite en souvenir fantôme
La France en cette affaire entre l’écologie
et le proche voisin quelle est sa stratégie

 

 

Ce poème confronte en quelque sorte le transport ancien de l’eau (H20) par aqueduc en France au temps de l’empire romain et le transport moderne du gaz méthane (CH4) par gazoduc entre la Russie et l’Allemagne aujourd’hui. Ce sont dans les deux cas des exploits technologiques, mais les ouvrages sont sans commune mesure du point de vue des dimensions et de l’art : d’une part un aqueduc d’environ 53 km passant sur un pont spectaculaire de 275 m de long, d’autre part un double tuyau sous pression de 1400 km, la plupart du temps invisible, enterré ou passant sous les eaux de la Baltique. Au sommet de l’OTAN du 11 juillet 2018 le président américain Donald Trump avait mis en cause l’Allemagne que ce projet rendrait « prisonnière de la Russie ». Depuis la défaite électorale de Donald Trump, l’opposition américaine à ce gazoduc s’est exprimée de manière moins frontale. Ce qui est en cause, c’est la politique énergétique de l’Allemagne, qui a voulu renoncer à l’énergie nucléaire depuis la catastrophe japonaise de Fukushima, mais qui n’a pas d’autre solution évidente que le gaz à l’état gazeux ou liquide pour la remplacer, sauf, à court terme, une utilisation accrue de son charbon ou lignite polluant, et à plus long terme un pari massif en faveur des énergies renouvelables telles que celle des éoliennes.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : surnoms de rois

Naguère chroniqueur puis éditorialiste
Un homme de médias qui se veut analyste
Cherchant dans le passé les meilleurs des surnoms
Afin de les inscrire à nouveau sur le front
De nos politiciens tantôt jeunes modernes
tantôt traditionnels qui bien ou mal gouvernent
Choisit pour qualifier l’actuel président
L’adjectif de « hardi » qui n’est pas évident
D’autres vont rectifier « Macron le téméraire »
Qu’ils voient à bref délai président honoraire

Parmi les Capétiens Philippe le hardi
Second fils de celui qu’on nomme Saint Louis
A dû son épithète à sa vaillance en guerre
Bien qu’on l’ait dit aussi faible de caractère
Charles le téméraire au surnom plus connu
A cherché pour sa part de façon continue
A grossir son pouvoir contre le roi de France
Auquel il refusait de donner allégeance
Ce roi était Louis surnommé le prudent
Qui préférait la ruse aux moyens plus ardents
La liste des Louis le plaçait en onzième
il était cependant premier en stratagèmes
Imposant face aux ducs ses droits de suzerain
Vainqueur dans son duel s’affirmant souverain
Contre son ennemi le prince de Bourgogne
Il ne rechignait pas aux patientes besognes

Par des paiements royaux par des accords adroits
Contre le téméraire ainsi devenu proie
Grâce à l’argent versé aux mercenaires suisses
Louis XI a gagné fort de cette milice
De ces hallebardiers et piquiers aguerris
Fidèle à son renom de prudence à l’abri
Sans désir de briller au niveau des étoiles
Content d’être araignée qui sait tisser sa toile

 

Dans Le Télégramme du 21 mars 2021, les lecteurs de ce journal brestois ont pu lire un article sous le titre : « Macron est un bonapartiste du XXIe siècle ». L’article commence  ainsi : « Figure médiatique omniprésente et analyste politique respecté, Alain Duhamel décrit dans son dernier livre, Emmanuel le hardi, l’arrivée de Macron au pouvoir « par effraction », un hold-up électoral qui s’inscrit dans la tradition française du bonapartisme. » Puis vient une question du journal à l’auteur du livre : « Pour le titre de votre ouvrage, vous avez hésité avec « Macron le téméraire », pourquoi avoir finalement préféré la hardiesse à la témérité… ? » Réponse d’Alain Duhamel : « parce que la partie n’est pas encore jouée, et il se représentera l’an prochain, lui [contrairement à François Hollande le débonnaire], j’en suis persuadé ». Le questionné aurait pu répondre plus honnêtement : parce que « hardi » est flatteur, alors que « téméraire » est critique, signifiant « hardi à l’excès » (voir le dictionnaire). Le surnom « le téméraire » est bien connu dans le « récit national » français, il est celui du duc Charles de Bourgogne qui, à la fin du XVe siècle, s’est heurté au roi de France Louis XI, appelé « l’universelle araigne » parce qu’au contraire de Charles le téméraire, il tissait patiemment sa toile pour y attraper ses ennemis en usant de moyens peu chevaleresques comme celui de les garder enfermés dans des cages de fer.

Dominique Thiébaut Lemaire

Texte d’Yvi Le Beux : grenouilles et rats dans le Marécage.

 

Libres Feuillets a consacré à Yvi Le Beux un article biographique daté du 9 novembre 2019, intitulé « Le professeur de médecine Yvi Le Beux de Quimper à Québec et à Vancouver »
Yvi Jérôme Joseph Le Beux, né à Kernével (aujourd’hui Rosporden) près de Quimper le 5 août 1932, interne des Hôpitaux de Paris, docteur en médecine en 1962, s’est installé ensuite au Canada où il a été professeur à l’université Laval de Québec. Il s’est ensuite retiré en Colombie-Britannique (État de l’ouest canadien) où il a acquis une maison, à l’endroit le plus chaud du Canada, dans une vallée au climat sec, entourée de lacs, de vignobles et d’arbres fruitiers. Il est mort le 19 mai 2015 à Penticton, non loin de Vancouver, dans une  maison de retraite (Haven Hill Retirement Centre) où il se trouvait depuis quelques mois. L’un de ses fils a été son exécuteur testamentaire.
Sa famille bretonne a appris son décès par une notice sur internet (The British Columbia Gazette du 9 mars 2017), publiée par le gouvernement de la Colombie-Britannique appelant les créanciers éventuels à se faire connaître en vue du règlement de la succession.
La compagne d’Yvi Le Beux, Dorothy Nakos, était entrée en contact avec la famille bretonne en mars 2015 après la lecture d’un article intitulé « Une famille bretonne de la Révolution aux guerres du XXe siècle », publié par Dominique Lemaire (d.t.lemaire@gmail.com), époux de Maryvonne Lemaire née Scavennec (parente d’Yvi Le Beux) sur le site (WordPress) « Libres Feuillets » (www.ouvroir.info/libresfeuillets/).
Dorothy Nakos, née à Paris en 1947, est venue jeune au Canada. Elle a fréquenté l’école anglaise puis obtenu le baccalauréat en philosophie de l’université de Caen (bac français) au Collège Marie de France à Montréal. Ensuite, elle a fait des études universitaires : licence, maîtrise avec thèse et doctorat en linguistique appliquée. Elle a été, comme Yvi Le Beux au côté duquel elle a vécu pendant trente ans, professeur à l’université Laval à Québec, lui à la faculté de médecine, elle à la faculté des lettres. Elle est l’auteur(e) de livres et articles consacrés à l’imagerie médicale (Dictionnaire de l’imagerie médicale) et à la linguistique (terminologie et onomastique).

Dans le présent article, il est question de deux textes (transmis par Dorothy Nakos), rédigés par Yvi Le Beux. au cours des dernières années de sa vie.
L’un est un texte d’histoire, consacré à la découverte de l’Amérique, remontant aux Vikings et détaillant l’exploration de l’embouchure du Saint-Laurent par Jacques Cartier (1491-1557), navigateur breton originaire de Saint-Malo.
L’autre texte, sous forme de fable, décrit la vie des grenouilles et des rats dans un grand marécage de l’Amérique du Nord. D’après Dorothy Nakos, ce serait une parodie de la vie politique au Québec… Des extraits de ce second texte de 36 pages sont cités ci-après.
P.1-8 :
« Dans le frisquet d’une aube blafarde, le ciel a gardé une couleur gris métallique. La grande froidure à peine terminée, le soleil s’est levé avec difficulté, mais, dès l’aurore, se fait éclatant, inondant de ses rayons déjà chauds une végétation encore figée, qui ne
demande qu’à s’épanouir à la lumière d’un été déjà proche. A une dormance prolongée
fait brutalement suite une reprise active de la vie qui, succédant au tumulte des éléments,
s’avère d’autant plus fébrile qu’elle est courte. Dans l’immensité de la contrée vaste comme un continent, parsemée de nombreux lacs s’étendant jusqu’à l’horizon, s’est animé le grand marécage aux frontières indécises, dit le Marécage, d’où s’élève une clameur d’indignation, périodiquement. Faune, flore n’y sont que formes de
l’environnement. La vie des êtres signifie celle du monde qu’ils peuplent mais, d’un lieu
à l’autre, diffère sans pourtant exclure l’une ou l’autre des communautés, car, malgré
leurs particularités, elles n’ont jamais cessé de coexister.
Le marécage revient à la vie, qu’il semblait avoir perdue, au moins momentanément. Grenouilles, crapauds des roseaux, qui la tête enfouie dans la vase, qui abrités dans les anfractuosités de quelques blocs de rochers de la berge, se tenaient
immobiles, s’activent maintenant…. Au fur et à mesure que la chaleur du soleil dissipe les brumes du matin s’élevant du marécage, la frénésie de la vie chasse l’engourdissement du sommeil. À l’approche du marécage, le ciel est empli du bruissement de bestioles grouillantes, débouchant de n’importe où, à n’importe quel moment ! La quête du suc des visiteurs les rend très agressives. Intrépides, elles fondent sur leurs victimes au hasard des rencontres.
Dans ce monde aux actions franches, directes, sans aménité, vivent aussi d’autres
pensionnaires à l’allure paisible, qui sur un lit de verdure, qui assis sur une feuille de
nénuphar, attendent qu’on vienne à eux pour se rassasier à leur tour. La nourriture y est
vraiment abondante. Y vit-il en harmonie, ce petit monde ? On s’entre-dévore et on se
reproduit. La nature le lui a enseigné. Rien ne se perd ni ne se crée dans cet univers….Parmi joncs, roseaux et autres plantes aquatiques, s’ébattent des grenouilles
attroupées. Dans la nonchalance de l’après-midi ensoleillé, elles coassent gaiement.
Sans doute racontent-elles les dernières aventures de leur retour à la vie sociale. La
saison active vient de commencer et ça jase déjà fort. Que de gentilles commères ! Sur
la berge, des crapauds américains prennent leur bain de soleil, tout en zieutant les belles
grenouilles. A l’écart, parmi les nénuphars, se tient toujours au même endroit que la
veille, la tête hors de l’eau, immobile, comme figée, à la façon d’un périscope de sous-
marin, une énorme Grenouille. Elle observe, plutôt elle scrute. Elle est aux aguets. Le
majestueux personnage, c’est Ouaouaron. Grimpée au faîte d’un bouleau, près de la
berge, une petite grenouille d’un bleu-vert tendre, brillant, s’est agrippée à l’une des
branches, à l’aide de ses petites pelotes charnues à l’extrémité des doigts. Une patte
après l’autre, elle avance le long de la branche, se déplaçant lentement. Elle épie entre le
feuillage, tout en ne quittant pas des yeux le moindre geste de son compagnon. De son
poste d’observation, elle scrute aussi à l’entour. Cette gentille créature, c’est Hyla. Dans
cet univers où s’entre-dévorer est la règle, Ouaouaron et Hyla se sont unis pour pouvoir y
continuer à vivre. Ils se sont ainsi liés d’affection.
Après un hiver des plus rigoureux, prolongé d’une quinzaine, l’atmosphère est
désormais à l’optimisme dans le Marécage. La nuit durant, le ronflement continu des
mâles l’a tenu en éveil. Le temps est venu de répondre à l’appel de la race selon le maître
à penser Alonie, le choucas très futé qui veille à la spiritualité de la gent grenouille. Et de
se rendre à l’étang des amours. Le chemin est court. Par une belle journée ensoleillée du
printemps, après s’être réchauffés l’après-midi durant, les sieurs y sont arrivés les
premiers. Qu’ils sont empressés à courir le guilledou ! Et, le crépuscule venu, ils
poussent leur romance et n’auront pas de cesse qu’ils n’aient obtenu ce qu’ils veulent, la
présence des dames. Nageant inlassablement, les sieurs manifestent de l’impatience.
Certains se méprennent et étreignent, qui un compère, qui un crapaud parmi les roseaux.
Ça grogne…et de lâcher prise. Enfin, voilà une dame ! Se ruent nombre de sieurs qui
tentent de la saisir, de l’étreindre, de se cramponner à toute chair encore disponible.
Impossible ! Si ce n’est de s’entasser les uns sur les autres, une marée de grenouilles
engluées en une vaine consommation, sans délices. A la lisière de l’impulsive brutalité
aveugle, le jeu de l’amour et du hasard triomphe enfin ! Un sieur Grenouille, comme tant
d’autres le font encore, appelle sa dame de son chant qui a l’heur de la séduire. Dieu, le
ciel l’aurait-il exaucé ! De son cloaque se dégagent alors des effluves si odoriférants
qu’elle tombe ! Il ne lui reste plus qu’à l’étreindre de ses bras, d’un geste convulsif, à
l’embrasser en arrière des siens et à se cramponner à son dos, la nature l’ayant pourvu de callosités sur les doigts des mains et sur différentes parties du corps. L’énorme dame
Grenouille esquisse quelques pas de danse, un petit sieur agrippé au dos. Au terme d’un
laps de temps plus ou moins long, elle livre à la nature une myriade d’œufs que son
partenaire de petite taille couvre d’une semence épaisse. La nature disposera ainsi de
grappes d’œufs fécondés. Le devoir accompli, l’étreinte se desserre. Le sort en est jeté.
La dame quitte l’étang des amours. Le sieur appelle encore. Il est toujours disponible.
L’accouplement, c’est l’infini mis à la portée des grenouilles aussi longtemps que se
maintiendra l’espèce, pourvu que l’environnement leur prête vie. Ainsi naissent les
têtards, une manne dans le Marécage, qui survit toujours. On va pouvoir continuer à y
faire bonne chère. Elle est délectable, exquise même et abondante.
La gent grenouille va pouvoir maintenant couler des jours paisibles et se prélasser.
En quelque sorte, c’est un coin de paradis. A l’acmé de l’un de ces après-midi tranquilles,
mais étouffants, subitement, voilà que clapote l’onde dans le Marécage. Le calme brisé,
les pensionnaires somnolentes sont frappées de stupeur. Elles se sont instantanément
tues. L’inquiétude grandit. Dérangée, la gent grenouille, fort avisée et peureuse, est prise
d’une grande panique. Peu s’en faut, ces aimables créatures ne font voir leur derrière
qu’à peine l’espace d’un instant, plongent prestement au fond de l’onde et se dissimulent
là où ce n’est qu’eau et vase, en remuant vivement les pattes de derrière au passage.
Encore des flocs incessants ! Elles se cachent aux regards indiscrets dans l’onde.
Pourquoi ce branle-bas ? Nul ne le sait. Sieur Héron, dame Couleuvre ne sont pourtant
pas sur les lieux. Le temps s’écoule, fuyant même. Le danger passé, timidement,
quelques grenouilles se hasardent à remonter à la surface, suivies graduellement par
d’autres. La tête hors de l’eau, elles se mettent à coasser bruyamment, en prenant le ciel
à témoin. Tout va mal, rien ne va bien, les pensionnaires du Marécage coassent les unes
après les autres. Le Marécage en résonne. L’optimisme est de retour. Il n’y pas au
monde plus avisée que la gent marécageuse. Le calme est revenu.
Il n’est d’éden que dans l’imaginaire. Dans l’univers du Marécage grouillant de
pensionnaires, continuer d’être peut dépendre de l’agilité d’un saut ou du camouflage.
Ouaouaron, au rictus superbe, toise encore et toujours. De sa propre initiative, il s’est
proposé d’aider ainsi ce peuple agile et fier, le peuple marécageois. Hyla, sa dulcinée,
n’en est que plus fière. Il suppute, de temps à autre, ses chances de pouvoir
continuer à le faire. Pourquoi ne serait-il pas comblé à son tour ? Cela lui permettrait de
faire honneur à Hyla, la gracieuse rainette, sa fidèle compagne en ce monde, où lutter
pour survivre à la prédation nécessite une attention de tous les instants. Elle lui prodigue
avec constance talent et énergie, tantôt en l’assistant dans l’activité de surveillance, tantôt
en le conseillant. Elle se sent en sécurité avec lui, mais elle déteste tremper dans la mare
aux grenouilles. Elle encourage Ouaouaron à s’entourer de collaborateurs. Camomille,
un sage, devient alors son conseiller. Il réfléchit et se propose de former le Conseil du
Marécage. En cet univers où on subit la loi des dents tranchantes ou des griffes acérées,
qu’importe le nombre ! La mission de Camomille s’avère longue et délicate.
Ouaouaron n’est pas heureux, cependant. Il ne jouit pas de sa propre estime.
Il se sent mal dans sa peau, cette enveloppe brune, molle, humide et froide. Le dos
moucheté de taches diffuses, plus foncées, la lèvre supérieure verte, la gorge jaune, les
pattes postérieures marquées de rayures transversales, autant de détails de son anatomie, qui l’irritent ! Il se sent engoncé dans un costume de carnaval. Le tympan, il est bien plus grand que l’œil. C’est pour mieux écouter ses sujettes, mais elles se tiennent
constamment à distance. Ce ne sont pourtant qu’insignifiantes disgrâces. Pourquoi donc
se tourmenter ? Dans son territoire, il est déjà roi, écouté, vénéré, quoique plutôt craint,
lorsque résonne son chant puissant: Or-woum! Brr-rr-rr-oum ! Un taureau dans le
Marécage, pense-t-on. Le gros pataud inspire ainsi une confiance mitigée. Les dames
Grenouille n’osent pas l’approcher, car il raffole de la chair tendre de ses sujettes. Un
coup de langue charnue instantané et souple suffirait. À l’occasion, il ne dédaigne pas la
jeune couleuvre, dont il ne fait qu’une bouchée.
De la mémoire, Ouaouaron en a. Camomille le Sage, son conseiller, lui a parlé à
la suite de ses périples dans les marécages des tropiques, de ses lointains cousins, les
Dendrobates, dont la peau est vivement colorée, tantôt rouge, parsemée de taches noires
sur les pattes, tantôt jaune et noir, une raie jaune entourée de bandes noires le long du
corps et autour de la tête et des membres. Qu’il serait agréable à la vue de ses sujettes, s’il en était ainsi pourvu. D’aucuns ont même des teintes qui brillent lorsqu’ils bondissent.
Quel spectacle ! De quoi les épater, d’autant plus qu’il saute assez haut. Cela ne
manquerait pas d’impressionner. La peau de ces lointains cousins contient de
nombreuses petites glandes qui sécrètent une substance toxique, pouvant être mortelle.
S’il avait une telle peau aux couleurs éclatantes, cela ferait passer à tout gros goujat
l’envie de le manger tout crû. Point ne serait besoin de s’entourer de gardes du corps
pour aller pique-niquer. La protection de la vie privée serait plus facile à assurer.
Pourquoi donc la nature ne l’a-t-elle pas doté d’une peau pourvue de poisons violents ?
Même si violents qu’ils entraîneraient une mort rapide à celui qui l’ingurgiterait. Et qu’il
lui faudrait un grand gosier pour l’enfourner, tant il est gros ? Ce serait un repas
gargantuesque, quoique funeste pour l’affamé ! Il serait étouffé par sa proie.

Le soleil descend sur l’horizon. Des reflets rougeoyants se dessinent à la surface
de l’onde qui bruit. Une brise tiède court. En cet après-midi sur le déclin, soudain, des
cris déchirent l’air. Ils proviennent d’une hutte située près des rives de l’étang. Acculée
au fond de sa demeure, une ratte défend avec l’énergie du désespoir sa progéniture
contre une intruse qui cherche à prendre possession de son logis. Précipitamment, sort de la hutte une ratte pourchassée par une adversaire plus corpulente qui, de ses pattes, lui agrippe le flanc, puis, de ses incisives tranchantes, lui saisit la nuque. Serrant les
mâchoires, elle la secoue brutalement. Sans lâcher prise, elle l’entraîne en eau profonde.
Ameutées par les cris de détresse, d’autres assaillantes attaquent un rat âgé, qui se défend avec tant d’acharnement qu’elles reculent. Ensanglanté, les flancs lacérés, la fourrure en mue déchirée, il résiste. L’eau est teintée de sang. L’une des rattes, celle qui tenait, de ses mâchoires enserrées, la nuque de sa rivale, refait surface. Le vieux rat réussit à grimper dans la hutte familiale, suivi par sa compagne. A l’aide de leurs griffes et leurs dents, ils ont écarté les assaillantes, qui voulaient s’emparer de leur logis, et ainsi
protégé leur progéniture. La nuque broyée, le corps de la ratte pourchassée flotte. La
guerre de territoire en a fait une victime.
Ouaouaron est d’abord demeuré froid et impassible, mais, dès que le combat
s’aggrave et se fait de plus en plus proche de lui, il est aussi saisi de frayeur, mais il se
garde de rejoindre le peuple déjà caché au plus profond du Marécage. De son poste
d’observation, Hyla, de sa voix fluette, l’encourage à demeurer en place. L’affrontement
entre les rats terminé, les grenouilles remontent à la surface. Elles en ont été quitte pour
la peur. Ouf ! On respire dans le Marécage. Hyla descend alors du bouleau, d’où elle
avait observé les péripéties et exhorté Ouaouaron.
Continuellement, la gent grenouille est côtoyée par les rats dans le Marécage.
Eux ne se soucient guère de la promiscuité des grenouilles. Ils nagent avec une grande
aisance, tant en surface qu’en plongée. Nonchalamment, ils avancent, la tête hors de
l’eau, fendant l’onde, propulsés par les pattes de derrière, guidés par la queue, le
gouvernail en poupe. Ils vaquent à leurs occupations, à la tombée de la nuit, quoique, par
temps gris, ils s’affairent le jour, se déplaçant par-ci, se sustentant par-là. Ils se
nourrissent surtout de végétaux, nénuphars, laîches, quenouilles, scirpes, flèches d’eau,
roseaux creux, aromatiques, d’une quantité d’animaux, mollusques, barbotes, petites
tortues et, à l’occasion, d’une grenouille. Ils vivent en famille dans une hutte, qu’ils
construisent, vers le début de l’automne, à l’aide de quenouilles ou de scirpes à grandes
feuilles, liés avec de la boue. Ils y accèdent par des quais, des canaux d’alimentation,
ainsi que par des couloirs aménagés, en plein milieu du territoire de la gent grenouille.
Très querelleurs, ils se battent avec acharnement, défendant fermement leur espace vital
contre leurs congénères. Quant à Ouaouaron, il regarde passer ces bestioles couvertes de poils, qui, au cours de leurs baignades, relèvent nonchalamment une longue queue
écailleuse hors de l’eau. Surprises, elles plongent promptement, en la faisant claquer.
Alors que de tels rats se tenaient parmi les roseaux, les pattes dans l’eau, Ouaouaron a pu observer tout à loisir leur face, de petits yeux perçants, des narines et de minuscules
oreilles dissimulées dans une épaisse fourrure. Trapus, couverts d’une fourrure d’un
duvet soyeux et touffu, hérissée de longs jars mêlés au poil fin, ils traînent une longue
queue aplatie, portant des franges de poils hérissés. Dans sa peau glabre, Ouaouaron est
désolé, car il ne peut pas couvrir sa nudité, envelopper sa difformité et la cacher à
jamais. Sa présence dans le Marécage indiffère les rats. Ils ignorent tout de lui et s’en
moquent éperdument. Pour eux, seul le respect de l’espace vital compte. Ils assurent leur
descendance dans le choix et pratiquent la monogamie. Mâles et femelles possèdent des
glandes anales qui, le rut durant, augmentent de grosseur et sécrètent un liquide dont
l’odeur rappelle celle du musc. Quand vient la saison, les dames s’emparent des endroits
les plus propices à l’aménagement d’un gîte, près d’une souche, d’une bille ou d’une
touffe de saules, en bordure de la végétation émergente, près des eaux profondes. Elles
forcent alors dames et sieurs en trop à chercher abri, nourriture, conjoint, ailleurs. La
richesse ne contentant que ceux qui ont les dents longues, que reste-t-il aux autres ? Peu
importe les conditions, à se multiplier. La loi du nombre, à son tour, opprime, mais
démocratiquement. Hyla n’est pas sans le savoir, encore faudrait-il qu’il y ait de la
nourriture en quantité suffisante… Et coasse encore, petite grenouille, dans le marécage de la vie. À la nuit tombante, un cri déchirant se répercute le long des collines au profil érodé, entourant les lacs, telle une plainte ensorcelante au sein d’une nature grandiose, sauvage, encore mystérieuse. Dans les marais, dès le crépuscule, à une note grave,
mélancolique, une seconde répond, puis une troisième; à l’unisson, progressivement, le
chœur du Marécage résonne à des lieues et, jusqu’à l’aube…

Covid-19 : Surestimation du nombre de cas et rumeurs de confinement fin mars 2021 ?

Covid-19 : et si le nombre de cas quotidiens était surestimé ?

L’information, relayée dimanche 14 mars sur le compte Twitter du fondateur de CovidTracker, a de quoi interpeller à l’heure où les indicateurs de l’épidémie attestent d’une progression constante à travers tout le territoire, et même très active dans certains départements. « Le nombre de cas en France serait, depuis plusieurs semaines, surestimé, en raison d’un problème lors du dédoublonnage des tests », a ainsi indiqué l’ingénieur en informatique Guillaume Rozier sur son.

Sans préciser d’où lui viennent « ses informations »,  l’ingénieur en informatique spécialisé dans le traitement des masses de données a ajouté que « Santé publique France travaille à résoudre ce problème » et que « les données seront mises à jour. » Ce qu’a confirmé par ailleurs le journal Le Parisien qui s’est également fait l’écho de ce biais ce 14 mars et auprès duquel l’agence sanitaire a effectivement reconnu « un écart ». Mais quel est son ordre de grandeur ? D’autres indicateurs sont-ils impactés ? Cela remet-il en cause l’évaluation globale de la dynamique épidémique actuelle ?

« Pour résumer, on n’a probablement pas 22.200 cas chaque jour, mais un peu moins de 20.000 », poursuit sur Twitter Guillaume Rozier fondateur de CovidTracker , évoquant un niveau du taux d’incidence « donc 10% trop élevé » et l’amenant à déduire que « ça ne change pas fondamentalement l’appréhension de la situation. »

Mais cet écart varierait selon les départements « de façon proportionnelle à la part de tests antigéniques parmi les cas positifs » souligne de son côté Le Parisien citant « un acteur au cœur du système ». Ce qui signifie qu’il pourrait atteindre jusqu’à 20 % dans certains territoires, et être quasi nul dans d’autres, sans toutefois que « Santé Publique France » soit en mesure pour l’heure de confirmer ou de démentir ces ordres de grandeur. Au niveau national, le taux d’incidence se situerait donc plutôt autour de 206 et non de 227 comme relayé actuellement.

« Cela ne devrait pas remettre en cause l’évolution du taux d’incidence (hausse, baisse) mais uniquement son niveau », a en outre spécifié le fondateur de CovidTracker. Informé de ce biais, le ministère de la Santé estime que ce dernier ne remet pas en cause l’évaluation globale de la dynamique épidémique actuelle. « On a toujours raisonné en termes de seuils, mais aussi de dynamique et de part de variants, qui ne sont pas impactés », explique ainsi une source auprès du Parisien. « La dynamique est exactement la même », abonde une autre. En résumé, quand l’incidence augmente, c’est aussi bien le cas concernant le chiffre biaisé que le chiffre réel.

Autre précision d’importance : les chiffres relatifs aux hospitalisations ne sont pas impactés par ce problème lié au « dédoublonnage des tests », mais ont en revanche l’inconvénient de témoigner de la situation épidémique dix à quinze jours plus tôt.

Quelle est l’origine du problème ?

D’après le Parisien, l’incident a d’abord été remonté par les cellules régionales de Santé publique France, de par leurs échanges avec les Agences Régionales de Santé (ARS). Ces dernières « se sont rendu compte qu’il commençait à y avoir un écart entre les taux d’incidence de Santé publique France et ceux annoncés région par région », résume-t-on auprès du quotidien. C’est ainsi des analyses « ont permis d’identifier un écart lié à l’étape de dédoublonnage lors de la « pseudonymisation » des données », lui a indiqué Santé publique France. En clair, depuis la fin du mois de janvier, alors qu’une grande majorité de prélèvements sont désormais passés au crible  afin de déterminer la présence de variant ou non, il arrive qu’un autre pseudonyme soit généré pour une même identité lors du test RT-PCR de criblage si celle-ci n’est pas reconnue par la base de données Si-Dep. D’où le doublon qui s’ensuit dans le comptage des cas positifs.

Toujours auprès du quotidien, l’agence sanitaire, contactée dès vendredi 12 mars, assure qu’une fois le problème résolu, elle mettra « à jour les données en toute transparence, comme pour toutes les évolutions qui sont menées » depuis le début de la pandémie. Le dernier en date remonte pour rappel à début décembre lorsqu’un changement dans la définition des personnes testées avait impacté cette fois le taux de positivité.

Billet : trois palais d’autocrates autour de l’an 2000

On sait que les tyrans préfèrent les palais
Les plus monumentaux qu’importe s’ils sont laids
Ce qu’ils veulent surtout c’est une architecture
Qui montre sans détour au présent au futur
La forte autorité du constructeur des lieux
Ils ne recherchent pas ce qui est harmonieux
L’harmonie à leurs yeux donne à tous édifices
Une apparence aimable et donc les rapetisse
De justes proportions produisent cet effet
Mais ceux qui voient plus grand n’en sont pas satisfaits

Comme exemples montrant ce que je viens de dire
Parmi les dictateurs qui croyaient resplendir
Grâce à leurs constructions je mentionne d’abord
Celui qui se flattait d’être « Conducator »
Le roumain mégalo cherchant à stupéfier
Par sa « Maison du peuple » – un trop vaste chantier
Où vingt mille ouvriers travaillaient nuit et jour –
Dont le gros œuvre énorme allait durer toujours
Conçu pour résister à tous les tremblements
Écrasant sous le poids d’un tel accablement
Sous la laideur d’une verrue monumentale
Une bonne partie de cette capitale

Toujours vers la Mer noire on a incriminé
Poutine et son palais à l’est de la Crimée
Comprenant un amphi une église et des vignes
Dans un beau cadre hors norme et beaucoup s’en indignent
Mais le président tsar a dit que non ce bien
Ne lui appartient pas et qu’il n’y est pour rien
Vers l’orient aussi despote d’autre espèce
Dans un nouveau palais de mille et une pièces
Le Turc veut restaurer la puissance d’antan
S’éloigne de l’Europe et redevient sultan

 

L’édification de nouveaux palais dans la période actuelle est un indice révélateur de l’état politique des sociétés concernées. En occident, en France par exemple, il s’est agi récemment d’édifier surtout de nouveaux bâtiments culturels, musées, salles de concerts, opéras… Les vers ici commentés parlent d’autre chose, ils évoquent la recrudescence du despotisme tel qu’il s’inscrit dans la pierre ou dans les autres matériaux de construction sous la forme de bâtiments destinés plus directement à servir de lieux de résidence, de travail ou de loisir aux autocrates, dictateurs, tyrans, despotes (éclairés ou non), qui en ont ordonné la construction. Trois exemples d’histoire récente, situés non loin de la Mer Noire, illustrent mon propos : le palais de Ceausescu à Bucarest, celui de Poutine (appartenant à Poutine ou à un prête-nom), celui d’Erdogan à Ankara. On pourrait y ajouter, sans remonter plus loin dans le temps, les palais situés à Pyongyang en Corée du nord (dont on dit qu’ils auraient inspiré celui de Bucarest). S’agissant du palais du grand Turc Erdogan, il a suscité des moqueries car on y trouve, dit-on, des sièges de W.-C. en or (est-ce vrai ou est-ce une réminiscence de l’histoire mythologique du roi Midas ?)

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Covid-19 : imminence d’un nouveau confinement en janvier-février 2021 ?

On ne saurait trop recommander la lecture d’un article révélateur intitulé « Imminence grise » écrit par le rédacteur en chef du JDD (directeur général de la rédaction), sorte d’éditorial paru dans le JDD du dimanche 31 janvier 2021.

Cet éditorial reconnaît que « titrant dimanche dernier « Reconfinement imminent », le JDD a eu tort puisque la France, malgré un nouveau train de restrictions, ne s’est finalement pas refermée. A nos lecteurs, légitimement attachés à la fiabilité de l’information et habitués à disposer, grâce à nous, d’une longueur d’avance sur bien des actualités, nous présentons nos excuses ».
S’y ajoutent des explications : « Nous ne voulons jouer ni avec les mots ni avec nos valeurs. Qu’on nous autorise néanmoins à souligner que, si notre titre s’est révélé abusif, nos informations étaient exactes… Qui peut honnêtement soutenir que nous étions dans l’erreur ? »
« En cette circonstance comme en d’autres, nous avons fait notre métier, qui est d’informer […] En nous immisçant dans cette zone grise du pouvoir où s’élaborent les décisions cruciales, pour cueillir l’information à la racine et court-circuiter la communication officielle.
Certains nous ont accusés, comme par réflexe, de servir la propagande gouvernementale. Il se sont ridiculisés. D’autres ont ricané en nous voyant démentis. Libre à eux d’attendre l’autorisation pour publier ce qu’ils savent. D’autres encore nous ont reproché de jouer les Cassandre. Telle n’a jamais été notre intention. »
« Fort d’éléments précis que [le chef de l’Etat] est le seul à détenir, il a pris une décision que lui seul pouvait prendre […] Chacun le mesure : repousser le confinement est un pari. »

Cet article présente des excuses qui n’en sont pas, car elles sont aussitôt assorties d’une rétractation (par exemple : « si notre titre s’est révélé abusif, nos informations étaient exactes »). En disant cela, il met en évidence, au passage, un travers grave des médias consistant à exagérer le message en gros titres par rapport à ce qui est dit dans le corps des articles. Il enchaîne les dénégations qui révèlent des vérités d’autant plus vraies qu’elles sont plus fortement niées (Par exemple ; « certains nous ont accusés […] de servir la propagande gouvernementale. Ils se sont ridiculisés ». Et, à un autre endroit de l’article : « Nous continuerons ».
« Libre à ceux qui nous critiquent, écrit encore le rédacteur en chef du JDD, d’attendre l’autorisation pour publier ce qu’ils savent. » Cet argument présente comme une vertu (publier malgré les censures ce qu’on sait) ce qui est en fait un vice journalistique (publier les rumeurs qu’on entend dans les couloirs du pouvoir).

Signalons pour finir deux erreurs fondamentales commises par ceux qui insistent avec une extrême lourdeur sur la nécessité de reconfiner fortement au plus vite.
D’abord, à court terme, les « confinators », parmi lesquels se trouvent beaucoup de journalistes mais aussi de nombreux médecins qui agissent aujourd’hui comme un véritable lobby, apparaissent surtout préoccupés par leur intérêt de « conseillers du prince » et de responsables hospitaliers se sentant en danger d’être débordés, voire dépassés par le nombre de leurs malades. Ils oublient de réfléchir aux chiffres objectifs montrant que l’épidémie donne des signes de diminution même en Angleterre en dépit du « variant anglais » censé être nettement plus virulent.
Ensuite, les « confinators » oublient de se demander ce qui se produirait après un éventuel reconfinement. Sauf vaccination beaucoup plus rapide que celle que l’on constate aujourd’hui, un reconfinement, bien que sévère ou parce que sévère, risque de laisser l’épidémie rebondir avec d’autant plus de force dès qu’il sera desserré.

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Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : Le Brexit au début de 2021

L’Angleterre a quitté l’Union des vingt-huit membres
– En l’an deux mille vingt à la fin de décembre
Elle a bien confirmé qu’elle coupait les ponts –
Désormais la voici délivrée des tampons
Que l’Europe apposait sur les lois « dura lex »
Sur tous les règlements sur les moindres codex
Il ne restera plus associant Britannia
A ses proches voisins les pays immédiats
Qu’un seul épais traité qu’on dit de libre-échange
Laquelle des parties gagnera donc au change

Entre le continent et la Grande-Bretagne
Qui après s’être unis se séparent s’éloignent
A vrai dire on ne peut parler de ponts coupés
Mais de visions du monde et d’occasions loupées
Il n’y a jamais eu de pont sur le channel
Mais sous ce bras de mer va durer le tunnel
Je ne peux l’oublier car j’ai participé
A ce que les années ne pourront dissiper
A cet ouvrage d’art digne de Jules Verne
Cet indéniable exploit des techniques modernes
J’étais alors chargé des problèmes d’impôts
Face aux autres États brandissant leur drapeau
Comme négociateur du côté de la France
Avec l’Anglais j’ai dû m’entendre en l’occurrence
Pour partager en deux tous les aspects fiscaux
De la nouvelle voie sous la Manche ex aequo
On nous a invités à un repas sous terre
Où se sont rencontrés venus l’un d’Angleterre
Et l’autre de Calais les tunneliers géants
Dans un grand cross-over qui paraissait béant
Thatcher y est venue premier ministre à poigne
Retraitée du pouvoir elle a bu du champagne
Pierre Mauroy comme elle a signé le carton
Me conviant au repas sous la voûte en béton

 

A la suite du Brexit, l’accord de libre-échange conclu fin 2020 entre Bruxelles et Londres m’a rappelé le petit rôle que j’ai joué dans la réalisation du tunnel sous la Manche. A cette date, ce n’est pas la mer qui menaçait le tunnel, ni les fractures de la craie bleue dans laquelle ce tunnel ferroviaire a été creusé, mais la crise causée par la maladie appelée covid-19, qui a réduit fortement le trafic et par conséquent les recettes. Le ministre délégué français chargé des transports a annoncé que l’État allait soutenir Eurostar, la compagnie qui, par le tunnel, assure le transport entre Londres et Paris et entre Londres, Bruxelles et Amsterdam. Le ministre a dit devant la commission compétente de l’Assemblée nationale française : « Nous sommes en train de travailler en lien avec les Anglais à des mécanismes d’aide proportionnés au prorata de l’implication de chacun dans Eurostar », précisant qu’il en discutait « depuis de nombreuses semaines » avec son homologue britannique. Il avait été averti qu’Eurostar risquait de se retrouver bientôt en dépôt de bilan. En 2020, du fait de la crise sanitaire, la compagnie transmanche a perdu 80 % de son chiffre d’affaires. Au début de 2021 ne circulaient plus que des trains presque vides : un seul Paris-Londres par jour, contre plus d’une vingtaine en temps normal, et un seul Londres-Bruxelles-Amsterdam, contre une dizaine en 2019. De son côté, l’organisation patronale London First a adressé un courrier au Chancelier de l’Échiquier (ministre des finances) pour appeler Londres à participer au sauvetage. Le patron de SNCF Voyageurs a expliqué qu’Eurostar souffrait de plusieurs handicaps, à commencer par le cumul des restrictions sanitaires édictées par les quatre pays desservis : l’Angleterre, la France, la Belgique, les Pays-Bas. Autre handicap, la singularité d’Eurostar, ayant son siège à Londres mais détenue à 55 % par la SNCF. « C’est une entreprise française en Angleterre, donc elle n’est pas aidée par les Anglais, et elle n’est pas aidée par les Français parce qu’elle est en Angleterre », a expliqué ce dirigeant.

Dominique Thiébaut Lemaire

Covid-19 : les indicateurs de gravité de l’épidémie en France à la fin de 2020

Les pouvoirs publics français ont retenu principalement deux indicateurs leur permettant d’évaluer à la fin de 2020 l’évolution de l’épidémie de COVID-19, afin de décider si le « confinement » décidé à la fin du mois d’octobre 2020 pourrait être levé ou allégé : les deux indicateurs étant d’une part le nombre de lits d’hôpital occupés par les personnes souffrant de cette maladie, d’autre part le « taux d’incidence » de ce coronavirus dans la population, défini comme le taux de nouveaux cas journaliers testés positifs par rapport à l’ensemble de la population.

En ce qui concerne le nombre de lits d’hôpital, le président de la République lui-même avait annoncé que la levée du « confinement » de l’automne serait possible si, à la mi-décembre 2020, ce nombre en réanimation devenait inférieur à 3000. Effectivement, ce seuil a été franchi à peu près à la date prévue.

En revanche, en ce qui concerne le taux d’incidence, alors que le président de la République avait évoqué un taux d’incidence ne devant pas dépasser 5000 nouveaux cas testés positifs par jour (sans justifier le pourquoi de ce chiffre donné sans explication), il a été constaté à la mi-décembre que le niveau atteint a été plus de deux fois supérieur. En conséquence, le confinement a été seulement allégé, et non supprimé. En particulier, la fermeture des lieux tels que les musées, théâtres, cinémas, restaurants a été maintenue.

Le présent article s’appuie sur :
– un article de Léa Sanchez intitulé « Les calculs d’indicateurs-clés de l’épidémie de COVID-19 », publié par le journal Le Monde du 27 novembre 2020 ;
– un article de Nicolas Berrod intitulé « COVID-19 : pourquoi les indicateurs ont-ils été chamboulés en 24 h ? « , publié par Le Parisien du 9 décembre 2020, modifié le 10 décembre.
Il a notamment pour objet de concentrer la réflexion sur la pertinence de l’indicateur appelé taux d’incidence, compte tenu des conséquences importantes déclenchées par la non-atteinte du chiffre de 5000 : quelle réalité, quelle vérité reflète cet indicateur ? Celui-ci n’est-il pas trompeur, voire mensonger ?

RAPPEL DE QUELQUES NOTIONS DE BASE

Le taux d’incidence se fonde sur les résultats des tests (positifs ou négatifs) qui permettent de savoir si une personne a été contaminée par le coronavirus déclenchant la maladie COVID-19. Une formule mathématique associe le taux d’incidence à deux autres indicateurs qui sont le taux de positivité et le taux de dépistage (taux d’incidence = taux de positivité x taux de dépistage) :

Depuis le 08/12/20, en plus des résultats des tests virologiques dits PCR, ceux des tests antigéniques (TAg) entrent dans la production des indicateurs épidémiologiques nationaux et territoriaux.Le résultat des TAg est obtenu en quinze à trente minutes, et non plus en un jour ou deux comme pour les PCR. Les tests pratiqués pour déceler le coronavirus sont donc désormais de deux sortes.
Depuis le mois de mai 2020, la totalité des résultats des tests PCR est intégrée dans la une base nominative « SI-DEP » (Service intégré de dépistage et de prévention).
En revanche, les soignants qui pratiquent les tests antigéniques TAg, hors laboratoires, n’ont pu renseigner (alimenter) ce fichier qu’à partir du 16 novembre. Santé Publique France a d’abord observé les données remplies sans les utiliser, le temps de s’assurer de leur qualité (telle a été l’explication fournie pour justifier les délais de prise en compte). Les TAg ont été autorisés et remboursés depuis le 17 octobre avec un déploiement progressif depuis cette date. Ils sont aujourd’hui pratiqués en laboratoire de biologie médicale (LBM) ainsi que par d’autres professionnels de santé (médecins, pharmaciens, infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, sages-femmes, chirurgiens-dentistes). Les résultats des tests antigéniques réalisés hors des LBM sont saisis dans le système SI-DEP depuis le 16 novembre. Après les analyses préalables permettant de vérifier la qualité des données, tous les résultats de tests entrent dorénavant dans la production des indicateurs SI-DEP (taux d’incidence, taux de positivité et taux de dépistage).
Il est à noter que, comme on va le voir, l’inclusion des TAg conduit mécaniquement à augmenter les taux d’incidence.

Ces indicateurs relatifs à la circulation du virus, bien que très scrutés par les autorités sanitaires et politiques, sont fragiles. Il est impossible, par exemple, de calculer le taux de positivité sur l’ensemble des tests, puisqu’on connaît le nombre de cas positifs par des tests antigéniques, mais non  le nombre total de tests antigéniques pratiqués. Il faut aussi prendre ses précautions en analysant les taux d’incidence (nombre de cas pour 100 000 habitants) par département ou par région, exclusivement calculés sur la base des résultats des tests RT-PCR et donc sans doute sous-estimés.

EFFET SUR LE TAUX D’INCIDENCE

« Santé publique France » (SPF) a fait le calcul : sur la période du 16 au 22 novembre, en comptabilisant les tests antigéniques, le taux d’incidence de Covid-19 en France est 12 %, supérieur à un décompte réalisé uniquement à partir des tests PCR. L’écart est encore plus important dans certaines régions, comme l’Ile-de-France (+ 26 % avec les tests antigéniques) ou l’Auvergne-Rhône-Alpes (+ 13 %). SPF précise toutefois que cela ne modifie pas « la tendance qui reste à la diminution » de la circulation du virus.

Quant au taux de positivité en France, il a presque diminué de moitié, du fait du changement de méthode et de la prise en compte des tests antigéniques.

Avant que ces tests antigéniques soient pris en compte dans le calcul des différents indicateurs, cela biaisait notamment le taux d’incidence, c’est-à-dire le nombre de personnes positivé pour 100 000 habitants sur une semaine. Sans les cas recensés par test antigénique, cet indicateur était minimisé d’au moins 10 %, avait averti « Santé publique France » à plusieurs reprises ces dernières semaines.

C’est dans la première semaine de décembre qu’ont été pris en compte pour la première fois les tests antigéniques. Au total, 10 215 nouveaux cas ont été recensés en moyenne chaque jour du 29 novembre au 5 décembre, au lieu de 8000 cas en moyenne par jour du 28 novembre au 4 décembre avec uniquement les tests PCR. Le taux d’incidence est passé à 106,9, alors que 24 heures plus tôt il était à 86,2, ce qui représente une hausse de 24 %.

Covid-19 : pourquoi les indicateurs ont été chamboulés en 24 heures

Logiquement, l’écart a été particulièrement élevé dans les zones où de nombreux tests antigéniques ont été réalisés ces dernières semaines, notamment les grandes villes. À Paris, par exemple, le taux d’incidence est désormais de 87,2, soit près du double du nombre affiché lundi soir 5 décembre (49,2).

EFFET SUR LES TAUX DE POSITIVITE ET DE DEPISTAGE

Auparavant, dans le calcul des indicateurs, étaient prises en compte uniquement les personnes testées positives pour la première fois depuis le 13 mai et celles testées négatives pour la première fois depuis le 13 mai. Ainsi, étaient exclues les personnes multi-testées négatives avec comme conséquence une sous-estimation croissante au cours du temps du nombre de personnes testées. Cela conduisait à une surestimation du taux de positivité et une sous-estimation du taux de dépistage.
A partir du 8 décembre 2020 sont prises en compte d’une part les personnes re-testées positives pour la première fois depuis plus de 60 jours, et d’autre part tous les personnes testées selon la nouvelle définition.

La modification du mode de calcul impacte particulièrement le taux de positivité, calculé en rapportant le nombre de personnes positives à celui des personnes testées sur la même période (on se base le plus souvent sur une semaine). Mais attention : avant cette modification, lorsqu’une personne était testée à plusieurs reprises avec le même résultat (le plus souvent, toujours négative), elle n’apparaissait dans le système qu’à la première date.

Prenons l’exemple de Marie, testée négative en août puis de nouveau la semaine dernière. Jusqu’à mardi, elle était prise en compte dans le calcul du taux de positivité en août, mais pas en décembre. « Ainsi, étaient exclues les personnes multi-testées négatives avec comme conséquence une sous-estimation croissante au cours du temps du nombre de personnes testées », comme l’indique « Santé Publique France« . D’autant qu’il « est fréquent qu’une même personne effectue plusieurs tests, notamment lorsque les précédents étaient négatifs », ajoute l’agence sanitaire.
Désormais est compté dans le nombre de personnes testées sur une semaine tout individu qui a subi un prélèvement durant cette période. Le test de Marie apparaît donc en août et en décembre. Ainsi, pour calculer le taux de positivité, le numérateur reste le même (le nombre de personnes positives) mais le dénominateur (le nombre de personnes testées) est plus élevé. Par conséquent, cet indicateur baisse. Il n’a été que de 6,4 % mardi soir 5 décembre 2020, alors qu’il était affiché à 10,7 % la veille. Finalement, la tendance reste la même, mais non le niveau atteint à un moment donné.

Covid-19 : pourquoi les indicateurs ont été chamboulés en 24 heures
CONCLUSION

« Santé Publique France » fait valoir que la nouvelle méthode avec les nouveaux chiffres incluant les résultats des tests antigéniques (Tag) augmentant le nombre des cas positifs sont plus fidèles à la réalité de la situation épidémique.
Cette affirmation  n’est pas fausse, mais elle n’est pas totalement vraie non plus, pour deux raisons :
– d’une part, les médecins insistent sur le fait que les tests antigéniques, ayant l’avantage d’être nettement plus rapides que les tests PCR, aboutissent toutefois à un pourcentage relativement élevé de faux résultats ;
– d’autre part, l’inclusion des tests antigéniques dans un ensemble englobant les résultats positifs des tests PCR + antigéniques fait apparaître une augmentation des cas de COVID qui n’est pas due à l’aggravation de la maladie, mais à une amélioration des moyens de dépistage, lesquels ne se réduisent plus au seul dépistage PCR mais y ajoutent le dépistage Tag.

Le problème qui se pose à la fin de l’année 2020 est celui de la peur diffuse : les politiques, conduits par la crainte de faire apparaître des chiffres de contagion relativement bas donc trop rassurants pour une population jugée trop prompte à l’euphorie des bonnes nouvelles, préfèrent faire comme si la hausse des cas due à la prise en compte des tests antigéniques reflétait une augmentation réelle de la maladie et non un changement de méthode. En cela, ils sont soutenus par les médecins, très inquiets d’être submergés par une vague de malades qui, étant excessivement rassurés, se laisseraient aller à négliger les « gestes barrières » qui font obstacle à la contagion (respect des distances physiques, lavage des mains, port du masque, aération des locaux…) et « emboliseraient » ainsi par manque de vigilance les services hospitaliers.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : « La Marseillaise », chant de résistance

Le citoyen français connaît surtout la strophe
Qu’a écrite un soldat plutôt qu’un philosophe
Au début de ce chant comportant au complet
Plusieurs groupes de vers strophes nommées couplets
Sans compter le refrain dont la scansion de marche
Est celle d’une armée qui passe sous une arche
Sous un arc de triomphe ouvert aux victorieux
Par sa voûte il encadre une partie des cieux

La musique rythmant notre hymne national
Ne peut faire oublier au chanteur machinal
Les paroles sans fard l’amour de la patrie
Et le prix des valeurs dont nous sommes pétris
La haine qui parfois saisit des adversaires
Changés en ennemis que notre vie ulcère
Le goût du sang versé devenant un poison
Chez ceux que fait agir l’oubli de la raison
Ils viennent – dit ce chant – jusque dans nos campagnes
Égorger dans nos bras nos fils et nos compagnes

Naguère on estimait ces termes trop violents
Pour un hymne officiel ils semblaient trop sanglants
Mieux valait pensait-on rechercher la concorde
Éviter de risquer que l’aversion déborde
Mais l’actualité pousse à changer d’avis
Aujourd’hui des vengeurs agressifs pleins d’envie
Sortis de bleds lointains devenus fanatiques
Venus sur notre sol sous couleur pacifique
Prolongent leur destin de délinquants malsains
Se donnant la mission qui va les rendre saints
Celle d’éliminer en leur tranchant la gorge
Tous les blasphémateurs dont la France regorge
Du satiriste au prof nous sommes à leurs yeux
Des injurieux impies des offenseurs de Dieu

 

Le 16 octobre 2019, la France a appris avec stupeur l’égorgement-décapitation d’un enseignant par un jeune réfugié musulman originaire du Caucase. Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine dans la région parisienne, a subi cette mort horrible pour avoir montré à ses élèves des caricatures de Mahomet lors d’un cours sur la liberté d’expression. L’assassin a revendiqué son crime dans un message audio en russe où il expliquait avoir « vengé le prophète », en accusant le professeur de l’avoir «montré de manière insultante». Menaçant, il a été abattu peu après par la police. Plusieurs adolescents ont été placés en garde à vue pour avoir désigné le professeur à l’assassin contre rémunération. D’après Le Figaro du 7 décembre 2020 (avec l’AFP), l’assassin Abdoullakh Anzorov a été enterré dimanche 6 décembre à Chalaji, village situé à une quarantaine de kilomètres de la capitale tchétchène Grozny. L’accès au village a été bloqué par les autorités le temps de l’enterrement. La messagerie Telegram a publié des vidéos montrant une petite foule chantant en tchétchène et accompagnant le cercueil sous la neige. Selon Baza, une chaîne Telegram très suivie ayant diffusé l’une de ces vidéos, environ 200 personnes – des parents et amis de la famille Anzorov – ont pris part aux obsèques et des policiers ont été déployés dans le village. Les médias officiels tchétchènes, pro-russes, n’ont parlé ni du rapatriement du corps, ni de l’enterrement. Rappelons qu’il existe un lourd contentieux entre la Tchétchénie musulmane et la Russie orthodoxe qui l’a annexée au XIXe siècle. Le dirigeant tchétchène, Ramzan Kadyrov, a condamné l’assassinat en France, mais aussi vivement critiqué le président français, car, a-t-il dit,  celui-ci poussait les musulmans « vers le terrorisme » en laissant republier des caricatures de Mahomet. Déjà en 2015, lors de leur publication dans Charlie Hebdo, plusieurs centaines de milliers de manifestants avaient protesté à Grozny.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

L’âge d’or de la peinture danoise. Par Annie Birga.

L’ÂGE D’OR  DE LA PEINTURE DANOISE (1801-1864).

Exposition au MUSEE DU PETIT PALAIS. Dates présumées: 22 sept.2020-3 janv. 2021

Cette exposition est présentée dans les musées de Copenhague, de Stockholm et du Petit Palais. Le catalogue est rédigé essentiellement par les conservateurs et historiens d’art scandinaves. Ils s’expliquent sur les motifs qui les ont amenés à prolonger jusqu’en 1864 la période de « l’âge d’or », identifié ordinairement aux cinq premières décennies du XIXe siècle.  Cette date marque la défaite du Danemark en face de la Prusse qui annexe les duchés de Schleswig et de Holstein; or, depuis 1850, moment des premiers troubles civils, un certain nombre de peintres ont continué à travailler dans l’esprit et le style de leurs prédécesseurs et ce sont ces artistes moins connus à qui l’exposition prétend rendre l’importance qu’ils méritent. D’où le nombre important d’œuvres exposées. Quant au terme de « l’âge d’or », il a d’abord renvoyé à l’essor de la littérature – on pense à  Andersen et à Kierkegaard – pour  s’étendre  au développement artistique et au rayonnement de cette époque.

L’exposition est thématique.  Elle met en évidence dans les premières salles le rôle capital de l’Académie des Beaux-Arts de Copenhague. L’atmosphère de travail studieux et collectif est bien suggérée par de jeunes peintres, Bendz et Blunck. Wilhem Bendz réalise un beau tableau luministe (les cours ayant lieu le soir à la lumière électrique), intitulé « L’école de modèle vivant à l’Académie des Beaux-Arts de Copenhague » (1826). Il fait aussi de son collègue, Ditlev Blunck, un portrait qui le montre regardant une esquisse dans un miroir, remarquable par la virtuosité de la composition. Quant au portraituré, avant de montrer les artistes danois à Rome, il exerce son talent, parfois humoristique, toujours observateur, sur ses camarades, entre autres les frères Sonne, l’un graveur, l’autre qui aspirait à devenir peintre de batailles (Jørgen Sonne, entouré d’attirail guerrier,  devra attendre les années 50 pour évoquer un combat réel) .

 On revoit Bendz dans la section des portraits de famille et on y admire son originalité. Il est mort trop tôt, en 1832, il n’a que 28 ans.

En 1818 les deux chaires principales de l’Académie sont vacantes; elles sont attribuées à deux peintres-professeurs qui vont l’un et l’autre influencer fortement leurs élèves, Eckesberg et Lund.

Numériser 2Christoffer Wilhem Eckesberg : » Vue de Rome à travers trois arches du troisième étage du Colisée » (1815)

Les parcours d »Eckesberg et de Lund sont voisins : ils ont tous les deux reçu les leçons du grand peintre néo-classique Abilgaard, puis suivi à Paris l’enseignement de David. Leurs principes de formation sont les mêmes. Avant de pratiquer la peinture d’histoire comme Lund ou de s’intéresser au paysage comme Eckesberg, l’adolescent entré à l’Ecole doit suivre un cursus astreignant et progressif qui privilégie l’enseignement du dessin : copie de maîtres anciens, copie de modèles classiques en plâtre, étude de modèle vivant, tandis que la peinture est enseignée de maître à élève, individuellement. Les concours de fin d’études attribuent des médailles, celles-ci donnant accès à des bourses de voyage qui permettent aux jeunes artistes de faire le Grand Tour. Rome en est l’étape essentielle, mais cela n’exclut pas des séjours dans certaines académies allemandes comme Dresde ou Munich. A Rome, les Danois se retrouvent entre eux et constituent des sortes de colonies. En 1837 Constantin Hansen peint « un groupe d’artistes danois à Rome », où nous retrouvons des peintres connus, groupés sagement autour d’un ami architecte coiffé d’une chéchia, qui évoque son séjour à Athènes et à Constantinople accompagné de Martinus Rørbye, lui aussi représenté. Certains iront chercher des paysages de rochers à Capri ou des vues idylliques de campagne à Olevano, mais  leur inspiration est surtout alimentée par les monuments romains, le Forum, le temple de Vesta, le Colisée, des églises.  Ces nordiques captent la couleur locale.  Ils séjournent longtemps à Rome et sont aussi sensibles à la ville moderne, à ses quartiers populaires, à certains types de personnages pittoresques. En témoignent de nombreux dessins, des aquarelles et de petites peintures sur carton parfois collées sur toile.

Lund a, de son côté, tiré des leçons de ses nombreuses années romaines, où il a fréquenté les peintres nazaréens. Ceux-ci pratiquent une peinture lisse et sont inspirés par la première Renaissance. Lund suit leur style et leurs aspirations quand il exécute de nombreux tableaux religieux. Mais il va évoluer vers un romantisme national qui éclot vers les années 30, influencé par un historien de l’art, Niels Laurits Høyen. Celui-ci prône le retour aux sources scandinaves, aux mythes premiers, aux paysages nordiques. Lund nous en donne une parfaite et conventionnelle illustration dans la toile intitulée « Le dernier barde » qui montre un vieil homme méditant mélancoliquement, sa lyre à la main, et surplombé par un dolmen, témoignage des temps antiques.

Eckesberg est un grand dessinateur, amoureux de la perspective et du détail précis, et un grand peintre, aussi doué pour le portrait (celui du sculpteur néo-classique Thorvaldsen est un chef-d’œuvre) que pour la peinture de paysages, mer et ciels. Il joua un rôle important dans l’évolution de la peinture au Danemark en préconisant la peinture en plein air, nouveauté capitale dans l’atmosphère du néo-Classicisme. Il conseille aussi à ses élèves de choisir des sujets qu’on peut voir et rendre avec réalisme. Il lui arrive de saisir le fantastique de situations apparemment anodines, ce qui lui inspire « Scène de rue avec la pluie et le vent » ou « Langebro au clair de lune avec des personnages qui courent » (1836). On mesure le chemin parcouru depuis  le froid et très bien peint « Les adieux d’Alcyone à son époux » (1815).

On retrouve cette double postulation chez Constantin Hansen : il représente librement des jeunes garçons s’ébattant et se baignant nus dans la campagne romaine, mais il peindra un tableau d’histoire scandinave « Le banquet d’Aegir » qui met en scène des personnages néo-classique aux poses solennelles.

L’une des caractéristiques essentielles de la peinture danoise est un réalisme si précis qu’il se rapproche de certains mouvements postérieurs, comme celui du réalisme magique au XIXe. C’est particulièrement frappant dans le genre du portrait, que ce soient des portraits individuels ou de groupe, amis ou familles, ou des portraits d’enfants. Evoquons entre autres le portrait du jeune fils d’Eckesberg, Julius, qui, sur l’arrière-fond géométrique  de l’atelier paternel, déploie avec gravité une gravure ou un dessin (Christen Købke 1831) .Le réalisme se double parfois de satire sociale, comme dans les scènes de rue de Wilhem Marstrand. Une toile de Rørbye peint la foule qui se presse devant la Prison de l’Hôtel de ville et du palais de Justice : des gandins s’y affairent au milieu des mendiants, tandis qu’un nouveau Diogène s’avance, lanterne à la main.

Il faut faire une place de choix à l’un des meilleurs peintres parmi cette pléiade d’artistes, Christen Købke (1810-1848). L’exposition montre des copies de sculptures de Thorvaldsen et des dessins, essentiellement des portraits. Les lieux évoqués sont de proximité, selon qu’il habite près de la citadelle (Kastellet) ou près des lacs de la périphérie de la ville. Le traitement est souple et harmonieux, la matière lisse, les couleurs lumineuses. On ressent une impression de temps suspendu. Citons : « Vue du haut d’un grenier à blé dans la citadelle de Copenhague » ( 1831) , « Vue d’Østerbro dans la lumière matinale » (1836). « Petite tour du château de Frederiksborg » (1834-35). Il donne du château des visions romantiques, à la  Friedrich, ou d’une précision extrême et frappante.

 NumériserChristen Købke : « Petite tour du château de Frederiksborg » (1834-35)

Au cours de cette période de l’âge d’or une inflexion particulière est donnée à la peinture de paysages. Deux jeunes artistes représentent ce nouveau courant, Johan Thomas Lundbye (1818-1848) et Peter Christian Skovgaard.(1817-1875) Ils sont liés d’amitié et adhèrent à cette recherche du romantisme national. Ils étudient la géologie de leur pays, la botanique de ses plantes et fleurs. Sac au dos, ils parcourent des régions jusqu’alors négligées par les peintres. Skovgaard peint « Un champ d’avoine à Vejby »(1843), des hêtres, des saules, une route de campagne, une lumineuse clairière. Lundbye dessine un œillet des prés, il peint un groupe d’arbres battus par les vents, des nuages. Une toile comme « Paysage du Sjoelland. Campagne dégagée au nord de l’île » (1842), avec, en premier plan, une pierre volcanique entourée de fleurs, exalte l’harmonie du paysage de « son cher et bien aimé Danemark ».

Numériser 4Peter Christian Skovgaard : « Route de campagne dans le Sjoelland » (1864)

Dankvart Dreyer (1816-1852) et Vilhem Kyhn (1819-1903), s’inscrivent dans cette recherche et représentent la péninsule du Jutland dans son aspect de landes désertiques et de côtes sauvages. Dès 1855, Frederik Vermehren (1823-1910)   campe « un berger jutlandais sur la lande » . Mais la nostalgie fera bientôt place à la modernité. C’est la fin de l’âge d’or.

Après cette incursion dans un art trop peu connu, parce que trop peu montré, nous ne pouvons que souhaiter pouvoir approfondir nos découvertes par des expositions, pourquoi pas, monographiques, comme le furent celles des peintres suédois Larsson et Zorn, dans un Petit Palais dont la direction témoigne d’une curiosité toujours en éveil.

 

Annie Birga

Billet : médecins réduits à l’ignorance par le coronavirus

Face à l’épidémie d’un virus inconnu
Qui rend le peu qu’on sait nul et non avenu
Confraternellement les dévots d’Hippocrate
Qui se tapent dessus drôles d’aristocrates
Plongés dans l’aquarium ou plutôt dans le zoo
De la télévision se traitent de zozos
Ne pouvant s’appuyer sur un noble savoir
Ils cherchent leur salut du côté du pouvoir

Tous ces chefs de service et professeurs titrés
Soudain redevenus ignorants illettrés
(J’épargne cependant un petit nombre d’aigles
Ils sont les exceptions qui confirment la règle)
N’ont plus d’autre argument que leur autorité
Que leur testostérone et leur mordacité
Pour dicter des édits mais qui se contredisent
Dans un monde masqué comme au temps de Venise
Ils bâillonnent celui qui essaie d’enseigner
Que dans la médecine il faut d’abord soigner

Descendants de Purgon et de Diafoirus
Mis en piteux échec par ce nouveau virus
Ils ont la nostalgie du passé moliéresque
Et veulent condamner comme charlatanesque
Le confrère qui place au premier plan le soin
Ils veulent que chacun s’enferme dans son coin
Pour fuir la contagion dans une quarantaine
Quitte à nous faire vivre une vie incertaine
Ils ne comprennent pas l’amour des libertés
Qu’en inspirant la peur ils tentent d’écarter
Ils ont eux-mêmes peur qu’une lente justice
Ayant pris du recul à la fin les punisse

 

Depuis la fin de l’hiver 2019, nous voyons défiler sur les plateaux de la télévision en continu quantité de médecins, épidémiologistes, réanimateurs, urgentistes, hygiénistes, modélisateurs aux prévisions catastrophistes, dont la compétence sur le sujet, la pandémie de coronavirus (covid-19), n’est souvent guère évidente. Ces médecins tapent les uns sur les autres, par exemple le digne professeur Guidet, réanimateur, contre le non moins digne professeur Caumes, infectiologue, traité par lui de zozo, et qui, de son côté, éreinte les professeurs Raoult, Salomon, Delfraissy. Ils se placent surtout, sauf Raoult, sur le terrain de l’action socio-politique en tant que conseillers des décideurs, insistant sur un moyen archaïque de lutte contre les épidémies, celui de la quarantaine (réduite finalement à la quinzaine et même à la « septaine » après une meilleure analyse des données). Mais ce moyen de lutte autoritaire contre la contagion est profondément inadapté au principe de nos sociétés modernes fondées sur la liberté, de la philosophie à l’économie. De plus, l’émotion que manipule cet autoritarisme mal dissimulé est principalement celle de la peur, passion triste qui fait violence à ceux auxquels elle s’impose. Cette peur est contraire à l’espérance animant depuis très longtemps notre société. Au lieu de nous revigorer, de nombreux éditorialistes complices ont un penchant pour l’anxiogène. Heureusement, la nouvelle d’un vaccin possible a suscité récemment un petit optimisme très perceptible, mais mal vu des médecins et des politiques ennemis du « rassurisme » qu’ils jugent propice au relâchement, alors que l’immoralité est en fait plutôt de l’autre côté, celui des alarmistes pour qui la peur est bonne conseillère.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

Mythologie : Les Muses

L’aède Orphée passait pour le fils d’une muse
Mais de laquelle au vrai la légende est confuse
Devait-il tout enfant ses belles euphonies
A la haute Calliope ou bien à Polymnie
A celle qui pouvait chanter comme une reine
Ou bien à l’autre muse à la voix de sirène
Savante en harmonies qu’elle renouvelait
Réinventait sans cesse en prodiguant son lait
Pour nourrir cet enfant l’inciter à grandir
Au rythme de ses chants le faire s’enhardir

Il recevait de plus les leçons d’Érato
Qui chantait caressante avec des vibratos
Experte en poésie d’amour sans rhétorique
Dont le nom évoquait Eros et la musique
Souvent représentée une lyre à la main
Et célébrée par tous par les Grecs Romains

Orphée savait aussi dès son âge précoce
Produire de beaux sons grâce à la flûte « aulos »
Par Euterpe guidé muse des musiciens
Il modulait parfois des airs de magicien
Ayant la faculté de faire agir les corps
Si bien que dans la danse arrivait Terpsichore

Le poète inspiré par la tendre affection
De ces filles de Zeus débordant d’attentions
Loin de s’en contenter réclamait Eurydice
Avec elle il voulait que les muses soient dix
Il avait l’ambition qu’avec elle Uranie
Les placerait au ciel dans l’espace infini
Où l’on verrait toujours quand la nuit tend ses voiles
Eurydice et Orphée ainsi que des étoiles
Brillant de tous leurs feux prolongeant la passion
De l’amour lumineux dans les constellations

 

Orphée était considéré comme le fils d’une des neuf muses et par conséquent comme le neveu aimé des autres. Rappelons que ces neuf muses, inspiratrices des arts, étaient Calliope pour la poésie héroïque ; Clio pour l’histoire ; Érato pour la poésie amoureuse et élégiaque ; Euterpe pour la musique ; Melpomène pour la tragédie ; Polymnie pour les hymnes ; Terpsichore pour la danse ; Thalie pour la comédie ; Uranie pour l’astronomie. Orphée passait généralement pour être le fils de Calliope, la plus haute en dignité de ces neuf sœurs, nées de Zeus et de Mnémosyne personnification de la Mémoire. Certains disaient que sa mère n’était pas Calliope mais Polymnie. Orphée était d’origine thrace. Comme les Muses, il était donc voisin de l’Olympe. Le mythe le plus célèbre des légendes le concernant est celui de sa descente aux Enfers pour l’amour de sa femme Eurydice (voir dans le présent recueil le poème daté du 28.02.2019). Après la mort d’Orphée, sa lyre a été transportée au ciel où elle est devenue une constellation. Son âme elle-même a été transportée aux Champs Elysées où elle continuait ses chants pour les Bienheureux.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Perséphone

Quand le dieu des Enfers Hadès a entraîné
Vers le règne d’en bas pour un sombre hyménée
Sa nièce qu’il aimait la jeune Perséphone
Celle-ci a crié au point d’en être aphone
Sollicitant sa mère et de loin demandant
Qu’on ne la livre pas à un tel prétendant
Tyran qui régentait le noir empire des ombres
Où finissent les morts et leur troupe sans nombre

Déméter a perçu que sa fille implorait
Du secours par des pleurs venant d’un lieu secret
Du levant au couchant elle cherche sa trace
Et malgré la fatigue elle parcourt l’espace
Elle erre sans manger sans boire sans repos
Même si son esprit lui semble moins dispos
Pour suivre son idée qui tourne à l’aventure
Aux abords de l’Etna elle voit la ceinture
Que sa fille portait – le brasier du volcan
Lui permet d’éclairer cet indice éloquent –
Et scrute avec des pins qu’elle allume en torchères
Le gouffre où est tombée celle qui lui est chère

Dès lors elle rechigne à remplir sa mission
D’être la nourricière assurant les moissons
Tant que sa fille est prise en un cachot profond
Où la lumière est faible où la vie se morfond
En Sicile les blés sont devenus des herbes
Qui ne méritent plus d’être liés en gerbes
Zeus qui s’en préoccupe ordonne qu’au printemps
Perséphone revienne et partage son temps
Moitié en compagnie de Déméter sa mère
Et moitié chez Hadès pendant les mois d’hiver

 

Pendant qu’elle cueillait des fleurs, narcisses ou lis, dans la plaine d’Enna en Sicile, Perséphone, fille de Zeus et de Déméter elle-même sœur de Zeus, a été enlevée par Hadès – Pluton pour les Romains – frère de Zeus (en raison du petit nombre des dieux originels qu’il était possible de marier, les unions divines étaient propices aux incestes). C’est principalement dans les régions du monde gréco-latin où poussait le froment, avec pour lieux d’élection les plaines d’Eleusis et la Sicile, que s’est développé le mythe de Déméter, déesse de la terre cultivée, essentiellement divinité du blé, appelée Cérès à Rome où Perséphone était nommée Proserpine (voir Ovide, Les Métamorphoses, livre cinquième, vers 393 et suivants). A partir de l’enlèvement de sa fille par Hadès a commencé pour Déméter la recherche de la disparue. Pendant le temps où Déméter était absente, la terre restait stérile, et l’ordre du monde s’en trouvait bouleversé, de sorte que Zeus a ordonné à Hadès de rendre Perséphone. Un compromis a été trouvé : Déméter reprendrait sa place sur l’Olympe, et Perséphone partagerait l’année entre les Enfers et sa mère. Aussi longtemps que les deux déesses restaient séparées, c’était la saison triste de l’hiver, et le sol demeurait stérile. Puis, chaque printemps, Perséphone s’échappait du séjour souterrain et montait vers le ciel avec les premières pousses sortant des sillons, avant de s’enfouir à nouveau parmi les ombres au moment des semailles. Une autre légende, déjà connue de l’Odyssée (V, vers 125 et suivants), raconte l’amour de Déméter et d’Iasion, qui a donné à la déesse un fils, Ploutos. Quant à Perséphone, on disait, d’après une légende syrienne, qu’elle était devenue amoureuse du bel Adonis, qui, aimé d’Aphrodite-Vénus, a dû partager son temps entre la terre et les Enfers, avant d’être tué à la chasse par un sanglier (Ovide, Les Métamorphoses, livre dixième).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : écriture de « poèmes antiques »

Je me suis aperçu que sans trop amoindrir
La qualité des vers que je pouvais produire
La rime appelée plate était à ma portée
Pour franchir la distance et me réconforter
Devant la feuille blanche afin que se propage
Le discours intérieur jusqu’au bout de la page
C’est la rime adoptée par de grands écrivains
Dans leurs œuvres passées mais dont on se souvient
Ils étaient raconteurs mais aussi démiurges
Poètes créateurs mais aussi dramaturges
Classiques du grand siècle et deux cents ans après
Romantiques trouvant de nouveau les secrets
Du bel alexandrin qui s’accroche à la lyre
Malgré tous les essais tentés pour l’abolir

Poésie dite antique elle privilégie
Les diverses couleurs de la mythologie
Qui me faisant monter dans une tour d’ivoire
M’a permis d’oublier pour une large part
Le martèlement sourd de l’actualité
Les débordants malheurs de la réalité
Je suis pourtant conscient qu’en dépit du folklore
Des mythes en péplum on peut y voir éclore
Des leçons au présent sur notre humanité
Et sur les apories de la divinité
Sur ce qui est fatal et sur l’accidentel
Sur les deux conditions mortelle et immortelle

Zeus même y apparaît impuissant à conduire
Selon son bon plaisir le soleil qui doit luire
L’Olympien n’y est pas le maître des destins
Et je crois qu’en amour il envie les humains

 

 

Leconte de Lisle, chef de l’école poétique du Parnasse à la fin du romantisme, a donné le titre de Poèmes antiques à l’un de ses recueils. Dans sa préface au Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, de Pierre Grimal, le professeur Charles Picard a évoqué Chateaubriand pour qui le christianisme aurait débarrassé le monde d’un troupeau de « dieux ridicules ». Charles Picard a exprimé aussitôt une désapprobation courtoise envers l’auteur du Génie du christianisme : « Aussi bien ces dieux prétendus chassés sont-ils toujours là parmi nous, et avec eux toutes les allégories de la fable. » Et ils ne sont pas présents seulement dans les musées par la statuaire ou la peinture, ni seulement dans les textes que l’Antiquité nous a transmis. Cette mythologie a inspiré, et continue à inspirer, de nombreuses œuvres artistiques et littéraires. Elle touche également à la philosophie et nous fournit quelques éléments d’une sorte de théologie polythéiste. Par exemple, elle nous permet de comprendre que, dans le mythe de Tithon, l’immortalité n’est rien sans l’éternelle jeunesse en bonne santé (voir Éôs et Tithon ; voir aussi Khiron), ou que, dans le mythe de Phaéton, le Soleil essaie d’enseigner à son fils cette vérité : « Aucun dieu ne peut se tenir sur le char qui porte la flamme, excepté moi. Même le souverain de l’Olympe ne conduira jamais mon char. Pourtant, qu’ai-je de plus grand que lui ? » Dans le même ordre d’idées, Eschyle fait dire à Prométhée : « Zeus ne saurait échapper à son destin ». Les épisodes mythologiques sont en effet nombreux où Zeus est soumis à la fatalité.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : le 11 mai 2020 de Paris à Quimper

J’ai saisi l’occasion d’un vide juridique
Entre deux lois nous enlevant la Liberté
Dans un confinement qui semblait fatidique
Et laissait le pays frileux déconcerté

Nous avons parcouru d’un cœur presque ludique
De Paris à Quimper la route désertée
Sans gendarme ni flic jusqu’à ce qu’elle indique
Sur un panneau breton la joie et la fierté

La fierté d’avoir pu Maryvonne et moi-même
Enfreindre l’interdit d’aller et de venir
Qui un instant sans loi s’était trouvé caduc

La joie de transgresser la crainte à face blême
Qui voulait nous bannir du pays des menhirs
Comme un spectre gravé dans un faux marbre en stuc

 

 

Le « confinement » décrété pour cause d’épidémie virale, qui aurait pu s’appeler quarantaine, ou plus précisément quatorzaine compte tenu de la durée d’incubation et de contagiosité de ce coronavirus jusqu’alors inconnu, a mis à l’arrêt l’Europe après avoir infecté la Chine et l’Asie, avant de poursuivre son tour du monde en contaminant les Amériques et l’hémisphère austral. A la suite de l’Italie, la France entière et plus modérément d’autres pays européens ont été mis aux arrêts, emprisonnés, plus encore que mis à l’arrêt. La population française a été assignée à résidence de la mi-mars jusqu’au 2 juin, selon des modalités assouplies à partir du 11 mai, avec toutefois une interdiction de se déplacer à plus de 100 km du domicile. Il a été mis fin progressivement à cette bureaucratie tâtillonne avec ses méticuleuses « attestations de déplacement », bureaucratie mise en place (vraiment pour notre bien ?) sur les conseils des docteurs Folamour, conformément à « l’état d’urgence sanitaire » entré en vigueur le 24 mars 2020, état d’urgence permettant de restreindre les libertés publiques, dont la liberté de circulation. Les docteurs Folamour recommandaient sans état d’âme au nom du bien sanitaire les mesures liberticides les plus draconiennes. Ils se présentaient comme des « sachants », mais il était clair qu’ils n’avaient dans leur besace aucun sachet de savoir : ignorantus, ignoranta, ignorantum, dit Molière. Heureusement, un « trou dans la raquette » juridique, pour reprendre une expression politico-médiatique toute faite, nous a permis, à Maryvonne et à moi, de franchir le 11 mai 2020 la distance nous séparant de notre maison bretonne. A 150 lieues de Paris, la plage au début magnifiquement vide est redevenue accessible peu de jours après. Elle s’est couverte de Bretons et Bretonnes venant y goûter la douceur printanière et le ciel bleu nettoyé de toutes les sillages blancs laissés habituellement par les réacteurs des jets en partance pour l’Afrique de l’ouest et pour les Amériques.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Midas

Séparé d’Eurydice aux Enfers disparue
Orphée charmait le monde à ses pieds accouru
Il attirait à lui les animaux sauvages
qui goûtaient le plaisir d’être mis en servage
Par sa voix sa musique aux clairs enchantements
Plus puissants que le bruit de tous les festoiements

Mais le voici pressé par un chœur de ménades
Qui exigeaient de lui plus que des sérénades
Et voulaient se venger de ses trop longs mépris
Elles coupent son corps en multiples débris
Sauf sa tête changée par Apollon en marbre
Et la troupe assassine est transformée en arbres
Enchaînée à ce lieu par Bacchus désolé
Qu’elle ait pu massacrer ce chantre inconsolé

Un jour le roi Midas qui aimait la musique
Du moins celle qui crée le plus d’effet physique
Organise un concours de plusieurs instruments
C’est-à-dire en premier les roseaux du dieu Pan
puis place en second lieu les tambours de Bacchus
Et en troisième enfin les cordes de Phébus
Dans cet ordre douteux sont décernés les prix

Apollon mécontent se déclare surpris
Que l’on classe derniers ses instruments à corde
La lyre et la cithare associées sans discorde
A la voix du poète ainsi que l’a prouvé
Son disciple fameux l’inoubliable Orphée
Capable d’envoûter les êtres doués d’âme
Et les inanimés transportés par ses gammes

Dans son irritation le dieu punit le roi
D’avoir étourdîment imposé un tel choix
Il remplit de poils gris le creux de ses oreilles
qu’il allonge en montrant que l’âne est son pareil

 

 

Ovide raconte la vie et la mort d’Orphée dans les livres X et XI de ses Métamorphoses. Le livre XI dont le début est consacré à la mort d’Orphée relate aussi les mésaventures de Midas (roi de Phrygie en Asie Mineure) dans ses relations avec Dionysos-Bacchus et Apollon. Grâce à Bacchus qui exauce son vœu, Midas obtient de changer en or tout ce que son corps aura touché. Mais il déchante en découvrant qu’il ne peut plus boire ni manger, car il transforme tout en métal précieux. Dégoûté de la richesse, renonçant à son vœu, il  préfère désormais la nature où le dieu Pan a pour séjour les antres des montagnes et en particulier du Tmolus qui se dresse à une grande hauteur au-dessus de la mer en Lydie voisine de la Phrygie. C’est là que Pan vantait aux jeunes nymphes son talent musical et modulait des airs sur ses roseaux enduits de cire. Un jour ce dieu a eu l’audace de prétendre que les accords d’Apollon ne valaient pas les siens. Il a fait résonner sa flûte dont l’harmonie sauvage charmait l’auditoire, au premier rang duquel se tenait le roi Midas. Mais lorsque Phébus Apollon a fait entendre à son tour sa musique, tous ont fini par reconnaître que sa cithare (qui était aussi l’instrument d’Orphée) était victorieuse des roseaux. Tous, sauf Midas. Apollon ne veut pas que les oreilles de ce roi, grossièrement insensibles à son chant, conservent une forme humaine ; il les allonge et les remplit de poils gris ; il leur donne la faculté de se mouvoir en tous sens. Midas a tout le reste d’un homme, il n’est puni que dans cette partie de son corps, désormais coiffé des oreilles de l’âne, qu’il cache sous un bandeau de pourpre. Le serviteur qui a l’habitude de raccourcir les cheveux de son maître n’ose révéler à personne cette difformité, il en murmure le secret à un trou qu’il creuse dans le sol avant de le refermer rapidement. Des roseaux se mettent  à croître en ce lieu. Balancés par le vent, ils répètent les paroles enfouies par le serviteur : « Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne. »

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Tirésias

Tirésias – dont la mère avait nom Chariclo
Suivante d’Athéna – n’avait pas les yeux clos
Quand il a vu Pallas à portée de regard
Se baigner toute nue et mis trop peu d’égards
Dans son amour fervent pour ce corps de statue
Aussi pour le punir Athéna dévêtue
A-t-elle ôté la vue à ce voyant voyeur
Qui dès son jeune temps regardait sans frayeur
Des serpents s’accoupler mais un jour séparant
Deux de ces animaux pareils mais différents
Les avait déchirés et tué la femelle
A force de vouloir que leurs corps se démêlent
Changé dès lors en femme à cause du venin
Que lui avait craché l’animal féminin
Il avait retrouvé après sept ans son sexe
dans un aller-retour laissant les dieux perplexes

Ovide sur ce point dit qu’ils ont consulté
Celui qui par sa vie savait la vérité
Et pouvait révéler sans discours dilatoire
Qui de la femme ou l’homme emporte la victoire
D’un plaisir supérieur quand les corps sont unis
– La jouissance en l’homme est moindre en harmonie
Et en intensité a jugé Tirésias
Même quand elle est vive on la sent plus fugace –
Au lieu d’être flattées les divas dépitées
D’être ainsi consacrées reines des voluptés
– Divinités fâchées qu’un aveugle promulgue
Un secret bien gardé que nulle ne divulgue –
Ont voulu le frapper d’un pire aveuglement
Mais Zeus a refusé l’excès du châtiment
Tirésias a gardé toute sa clairvoyance
Combinée aux leçons tirées de l’expérience
Et confirmé que jouir qu’on prétend masculin
Appartient plus encore au sexe féminin

 

Le thébain Tirésias, personnage important de la tragédie de Sophocle, Oedipe-roi, y dévoile les crimes dont le roi s’est rendu coupable à son insu. Il est l’un des nombreux voyants de la mythologie gréco-latine, parmi lesquels figurent les devins de sa descendance, sa fille Manto et son petit-fils Mopsos, fils de Manto. L’anecdote des serpents dont la séparation a fait changer de sexe Tirésias est rapportée par Ovide. Celui-ci a mis en scène un débat entre Zeus et Héra, qui avaient bu, sur les plaisirs comparés du sexe masculin et du sexe féminin dans l’amour (Les Métamorphoses, III, vers 320 et suivants). Dans les légendes d’un autre cycle mythologique, celles de la guerre de Troie, on trouve comme devins Cassandre, fille du roi Priam, dont le nom est devenu un nom commun (on dit « une Cassandre » pour désigner une prophétesse de malheurs), et Hélénos, frère jumeau de Cassandre. Dans le camp adverse, Calchas est le devin officiel de l’expédition grecque. C’est lui qui a annoncé que les vents ne favoriseraient pas la flotte amarrée à Aulis, sauf si la colère d’Artémis, outragée par Agamemnon, chef de l’expédition, était conjurée par le sacrifice d’Iphigénie, fille aînée de celui qui avait provoqué la colère de la déesse. Calchas a été du nombre des guerriers qui ont pris place dans les flancs du « cheval de Troie ». L’oracle avait prédit qu’il mourrait quand il aurait fait la rencontre d’un devin plus expert que lui. Ce cas s’est produit quand au retour de la guerre il a eu l’occasion de connaître Mopsos (voir ci-dessus). Mopsos s’étant révélé plus habile en voyance, Calchas se serait donné la mort de dépit.

Dominique THiébaut Lemaire

Coronavirus : polémique au sujet du traitement par (hydroxy)chloroquine. Mise à jour du 5 juin 2020

Caractéristiques de la maladie dénommée Covid-19

L’appellation « Covid-19 » donnée au début de 2019 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) veut dire « COronaVIrus Disease-19« , le 19 final faisant référence au chiffre de l’année.
L’une des caractéristiques majeures de cette maladie est celle de l’ignorance humaine, en ce sens que,  jusqu’au début de 2020, la médecine ne connaissait à peu près rien d’elle. A la fin du premier semestre de 2020, on en sait un peu plus, en particulier sur l’agent pathogène appartenant à la « famille » des coronavirus à laquelle appartiennent notamment les virus du rhume. Cette parenté a fait croire au tout début que la maladie était inoffensive, mais on a vite constaté que l’infection pouvait dégénérer en une pneumonie extrêmement dangereuse, induisant des inflammations plus ravageuses que le virus lui-même.

La double nature virale et inflammatoire du Covid-19 (au masculin au sens de virus) ou de la Covid-19 (au féminin au sens de maladie) est ce qui pose les problèmes de traitement médical les plus cruciaux. Il est en effet désormais connu que la maladie peut avoir deux phases, la première bénigne et souvent dépourvue de symptômes, alors que la seconde devient quelquefois mortelle.
S’agissant du traitement, notamment par (hydroxy)chloroquine, il semble que celui-ci doit être administré à doses modérées non toxiques au stade précoce pour être efficace. Or la médecine des pays les plus « avancés » a eu tendance à se concentrer jusqu’ici sur les cas les plus graves, devenant souvent irrémédiables, relevant d’une médecine lourde de réanimation avec administration de curare et intubation qui risquent d’ajouter des séquelles à celles de la maladie proprement dite.

Les prémisses de la polémique

La polémique, qui a largement débordé du cadre de la médecine proprement dite, est née de la conviction exprimée haut et fort par le professeur Didier Raoult, épidémiologiste renommé, qui a testé dans son centre de Marseille (IHU Méditerranée Infection) les patients infectés par le nouveau coronavirus (Covid-19) et les a traités avec de l’hydroxychloroquine, médicament bon marché dérivé de la chloroquine, un antipaludique, auquel est associée l’azithromicine, un antibiotique aux propriétés antivirales efficace contre des maladies auto-immunes telles que le lupus et la polyarthrite rhumatoïde. L’hydroxychloroquine commercialisée sous le nom de Plaquénil en France fait partie des nombreux traitements envisagés depuis le début de l’épidémie de coronavirus, testés y compris en Chine d’où est partie l’épidémie. En mars 2020, en France, des textes réglementaires ont été publiés pour encadrer l’utilisation de ce médicament qui pouvait être prescrit « sous la responsabilité d’un médecin aux patients atteints de Covid-19, dans les établissements de santé qui les prennent en charge, ainsi que, pour la poursuite de leur traitement si leur état le permet et sur autorisation du prescripteur initial, à domicile. » Depuis lors, outre les divers essais cliniques chargés d’en évaluer l’efficacité, l’hydroxychloroquine pouvait être prescrite à titre dérogatoire à l’hôpital et uniquement pour les patients gravement atteints, sur décision collégiale des médecins.
La question a pris un caractère mondial notamment parce qu’à un moment de l’épidémie le président des Etats-Unis, Donald Trump, a révélé publiquement qu’il prenait de la chloroquine à titre préventif en accord avec son médecin, et parce que le président du Brésil a fait de ce médicament son cheval de bataille contre le Covid-19.

L’article de la revue The Lancet du 22 mai 2020

La célèbre revue médicale The Lancet de Londres a publié le 22 mai 2020, sous la signature de Mandeep R. Mehra (professeur de cardiologie à la Harvard Medical School) avec Sapan S Desai (fondateur de la société qui a fourni les données), Frank Ruschitzka (professeur de cardiologie lui aussi, mais à l’hôpital universitaire de Zurich) et Amit N Patel (université de l’Utah) un article attirant l’attention sur les effets cardiaques négatifs de l’hydroxychloroquine dans le traitement du covid-19. Cette vaste étude rétrospective, embrassant divers résultats antérieurs obtenus en milieu hospitalier et portant au total sur 96 032 patients hospitalisés entre décembre 2019 et avril 2020 dans 671 hôpitaux, se termine par une « discussion » qui conclut ainsi :« In summary, this multinational, observational, real-world study of patients with COVID-19 requiring hospitalisation found that the use of a regimen containing hydroxychloroquine or chloroquine (with or without a macrolide [antibiotique]) was associated with no evidence of benefit, but instead was associated with an increase in the risk of ventricular arrhythmias and a greater hazard for in-hospital death with COVID-19. These findings suggest that these drug regimens should not be used outside of clinical trials and urgent confirmation from randomised clinical trials is needed. » Les auteurs terminent donc leur article en appelant à une confirmation grâce à des essais cliniques « randomisés » (fondés sur des cas pris au hasard pour une comparaison objective entre une population traitée et une population témoin non traitée).

Les réactions de l’OMS et des autorités médicales françaises

Sans attendre la confirmation susceptible d’être donnée par des essais randomisés, l’Organisation mondiale de la Santé a annoncé le 25 mai qu’elle suspendait temporairement ses essais cliniques sur les effets de l’hydroxychloroquine pour lutter contre le coronavirus, en particulier son essai international appelé « Solidarity ». Les responsables de l’essai français « Discovery » à vocation européenne conduit par l’Inserm ont fait de même, mais non l’essai britannique « Recovery ». La même décision de suspension vise aussi les essais entrepris en France pour tester l’intérêt d’antiviraux tels que le remdesivir, proposé par la firme américaine Gilead, pour lequel l’OMS avait  d’abord pris parti, et tels que la combinaison lopinavir-ritonavir connue en France sous le nom de Kaletra.
Le décret français autorisant l’hydroxychloroquine pour traiter le Covid-19 a aussitôt été abrogé, le mercredi 27 mai. La substance n’est donc plus autorisée dans le cadre du traitement du coronavirus en France. Cette décision va dans le sens des avis donnés en début de semaine par le Haut Conseil de la Santé publique (HCSP) et l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament (ANSM), après la parution de l’étude publiée dans le Lancet (voir plus haut). Mardi 26 mai, le HCSP, saisi par le ministre de la Santé Olivier Véran, avait recommandé de « ne pas utiliser l’hydroxychloroquine dans le traitement du Covid-19 » hors essais cliniques, que ce soit seule ou associée à un antibiotique. Dans son avis, le HCSP a passé en revue plusieurs études pour les rejeter, en particulier celles qui ont été conduites par le professeur Raoult et ses collabarateurs, au motif qu’elles ne comprenaient pas de comparaison avec un groupe témoin, ou à cause de la petite taille de l’échantillon. Parmi les études examinées, le HCSP a relativement épargné celle du Lancet en concluant que « malgré l’absence de randomisation, cette étude observationnelle comparative portant sur de grands nombres de patients homogènes par rapport au début des symptômes, traités pour Covid-19 confirmé, et correctement menée, n’a montré aucun bénéfice mais suggère au contraire un « surrisque » cardiaque et une surmortalité intra-hospitalière ». L’ANSM a annoncé en parallèle mardi avoir « lancé » la procédure de suspension « par précaution » des essais cliniques évaluant l’hydroxychloroquine chez les patients atteints de Covid-19. Rappelons que le médicament était déjà interdit en ville pour traiter le covid-19. Le décret paru au JO « tire les conclusions de l’avis du Haut conseil de la santé publique », lui-même saisi par le ministre de la Santé Olivier Véran, explique le ministère, en soulignant qu’antérieurement « la France a été marquée par des drames sanitaires liés au mésusage de certains médicaments ».

Les critiques contre l’article du Lancet qui a entraîné les positions prises par l’OMS et par la France

Plus de 100 médecins et scientifiques ont signé une lettre ouverte pour critiquer l’étude parue le 22 mai dans The Lancet, qui a suggéré l’inefficacité ou même la nocivité de l’hydroxychloroquine tout en demandant une poursuite des recherches en vue d’une étude « randomisée ». On vient de voir que cette parution a conduit la France à interdire ce médicament pour le traitement du Covid-19, non seulement en ville mais à l’hôpital. La lettre ouverte, signée notamment par deux médecins exerçant en France (le professeur Annane Djilalli, de l’UFR des Sciences de la Santé Simone Veil, et le professeur Philippe Parola, collaborateur et collègue de Didier Raoult à l’IHU Marseille), critique notamment l’absence d’indication sur la sévérité de la maladie des patients étudiés et sur les doses utilisées (l’étude du Lancet risque de reposer sur des données hospitalières prises à un stade relativement avancé caractérisé par de très fortes réactions immunitaires difficilement maîtrisables). La lettre ouverte critique aussi l’absence de précisions sur les hôpitaux pris en compte dans l’étude et sur les doses de chloroquine ou d’hydroxychloroquine. Les signataires estiment en particulier qu’une erreur avérée en Australie, où un hôpital a été comptabilisé à tort alors qu’il est situé en Asie, conduit à « la nécessité d’une nouvelle vérification de toutes les données ». Le Dr Sapan Desai, l’un des signataires de l’étude du Lancet, par ailleurs fondateur de « Surgisphere », la société dont sont issues les données, a indiqué dans un communiqué que « cet hôpital [comptabilisé dans un premier temps en Australie] aurait dû être mieux attribué à la catégorie Asie continentale ». Plusieurs médecins ou administrations australiennes ont indiqué au journal britannique The Guardian qu’ils continuent à s’interroger sur la concordance entre le nombre de patients recensés dans l’étude et le nombre pris en charge dans leurs propres services hospitaliers. « Nous avons demandé des éclaircissements aux auteurs, nous savons qu’ils enquêtent de toute urgence et nous attendons leur réponse », a indiqué au Guardian un responsable du Lancet.
Dans une expression of concern publiée en ligne le 2 juin 2020, le Lancet reconnaît des inquiétudes majeures concernant les données publiées par MM. Mehra et Depai : « Serious scientific questions have been brought to our attention ». La démarche est la même du côté du New England Journal of medecine. Le Lancet a annoncé le 4 juin 2020 le retrait de son étude, retrait demandé par les auteurs à l’exception de Sapan S Desai dont la société Surgisphère a fourni les données contestées. Le bien fondé du jugement sévère prononcé par le professeur Raoult dès la parution (une étude « foireuse ») est donc confirmé.

En revanche, l’efficacité de l’hydroxychloroquine in vivo contre le virus n’est toujours pas prouvée selon les critères habituels d’une étude « randomisée » procédant par comparaison au hasard entre un groupe de patients traités et un groupe comparable de patients non traités. Quand on demande au professeur Raoult pourquoi il n’a pas mené lui-même une telle étude, il répond que, notamment dans le contexte de cette épidémie, il ne juge pas éthique, à supposer que ce fût possible, d’expérimenter en constituant un groupe contrôle comparable de patients livrés sans traitement à la maladie.

A partir de mai-juin 2020 en Europe, les études en cours se sont arrêtées les uns après les autres, par impuissance à tirer des conclusions sur l’efficacité jugée selon les normes des essais « randomisés ». L’un des principaux aspects mis en avant pour justifier ces arrêts a été, vu notamment le recul de la maladie, la difficulté de recruter suffisamment de malades pouvant participer aux études.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : naissance au temps du coronavirus

Au début du printemps mon petit-fils Oscar
A découvert le jour étonné sans fracas
En l’année deux mil vingt lorsque le temps qui court
A congédié l’hiver évincé tout à coup

Par cet enfant la vie m’a paru moins obscure
Elle m’a dit par lui qu’elle était invaincue
Bien que la pandémie ne laissât rien d’équerre
Ni les peurs mal fichues ni les espoirs à quai

Plus forte que le mal rampant vers les vieux corps
Sous un ciel sans avion la vie était d’accord
Avec l’azur tout bleu lui servant de décor

Elle s’est déclarée robuste comme un cœur
Qui bat dans l’allégresse et marche avec bonheur
Comme une poésie dont le rythme est vainqueur

 

 

 

Mon petit-fils Oscar (frère Sacha, six ans et demi, bien connu des lecteurs de Libres Feuillets) est né le 21 mars 2020, au tout début du printemps, en pleine épidémie de coronavirus qui, heureusement, ne fait rien aux enfants. C’est seulement après deux mois de météo généralement radieuse, contrastant avec la contagion de la maladie, que je me suis senti psychologiquement en état de fêter cette naissance par un poème.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Erysichton

Triopas était roi célèbre en Thessalie
Mais son nom et sa ville ont sombré dans l’oubli
Son fils Erysichton « celui qui fend la terre »
En somme un laboureur offensant Déméter
A décidé un jour une hache à la main
Sans autre réflexion ni plus ample examen
De couper un grand chêne orné de bandelettes
Avec une guirlande et des vœux sur tablettes
Qui pourtant témoignait par ses branches parées
Qu’il fallait respecter ce rouvre consacré
A celle que dans Rome on appelait Cérès
Déesse des moissons porteuse de richesses
Ce chêne dépassait ses voisins du bosquet
Qui comparés à lui paraissaient freluquets

Un premier bûcheron lui fait une blessure
Il voit du sang couler par cette meurtrissure
Et retient sa cognée qui s’attaquait au tronc
Erysichton furieux le traite de poltron
Se saisit de ce fer tuant et l’homme et l’arbre
Impie sans repentir il demeure de marbre
Alors Cérès le livre aux tourments de la Faim
Si forts qu’il a besoin de se nourrir sans fin
Sans pouvoir rassasier le vide en ses entrailles
impuissant à calmer le feu qui le tenaille
Lorsqu’il a consommé ses biens en aliments
Mais sans en obtenir aucun rassasiement
Il imagine aussi de monnayer sa fille
Qui se métamorphose ou bien se remaquille
Si bien qu’il va la vendre un grand nombre de fois
Mais ce n’est pas assez pour l’avide aux abois
Il s’engloutit lui-même il se donne en pâture
En devenant ainsi sa propre nourriture
Sa fille multiplie les apparences lui
Se mange par morceaux s’absorbe et se détruit

 

Erysichton, fils de Triopas et père de la protéiforme Mnestra, est un contempteur des dieux, comme Lycaon, Pirithoüs, Ixion… Il décide un jour de couper un bois consacré à Déméter-Cérès, fille de Cronos et de Rhéa, dont les frères et sœurs sont Hestia, Héra, Hadès, Poséidon et Zeus. Pour châtier Erysichton qui a abattu un immense chêne sacré au tronc séculaire, Déméter, déesse de la terre productrice, principalement divinité du blé, lui envoie une faim dévorante à la demande des dryades, nymphes protectrices des chênaies et des glandées. La Faim toujours à jeun entre sans tarder dans la chambre du coupable, plongé dans un profond sommeil. Elle remplit de son souffle le gosier, la poitrine et la bouche du dormeur, et répand dans ses veines le besoin permanent de nourriture. Le malheureux, dans son rêve, « cherche des aliments, il agite en vain ses mâchoires, fatigue ses dents sur ses dents […] La bouche de l’impie Erysichton avale et réclame en même temps tous les mets ; toute nourriture l’excite à en vouloir davantage ; il fait sans cesse le vide en lui à force de manger. Déjà, pour satisfaire sa faim et pour remplir jusqu’au fond le gouffre de son ventre, il avait diminué son patrimoine ; mais il n’avait pas diminué sa faim cruelle ; la flamme de sa gloutonnerie insatiable subsistait aussi ardente. Enfin, quand il eut jeté tout son bien dans ses entrailles, il lui restait une fille, digne d’un autre père […] Voyant que la petite-fille de Triopas avait le don de se métamorphoser, son père la vend plusieurs fois à des maîtres différents ; changée tantôt en cavale, tantôt en oiseau, un jour en bœuf, un autre en cerf, elle leur échappait et fournissait à l’avidité paternelle des aliments acquis par la fraude. Mais quand l’excès de la souffrance, ayant consumé tout ce qui lui servait de matière, donna une pâture nouvelle à son horrible maladie, Erysichton se mit à déchirer lui-même ses propres membres à coups de dents ; l’infortuné nourrit son corps en le diminuant » (Ovide, Les Métamorphoses, VIII, vers 725-884).

Dominique Thiébaut Lemaire

Coronavirus : un taux de décès en réanimation très sous-estimé

Un article du journal Le Monde daté du 28 avril 2020, annoncé en première page ( » Un taux de décès en réanimation très sous-estimé »), nous apprend que, contrairement à ce qui a été avancé par le ministère français de la santé, le taux de mortalité des patients malades du Covid-19 en réanimation ne serait pas de 10 % (chiffre annoncé par Jérôme Salomon, le directeur général de la santé, lors de sa conférence de presse du 17 avril), mais de l’ordre de 30 % à 40 %. Cette estimation a été établie à partir des données compilées par le Réseau européen de recherche en ventilation artificielle (REVA), d’après les premiers résultats d’une étude dont Le Monde a pris connaissance, et qui est mentionnée également par le service CheckNews du quotidien Libération (article de Luc Peillon daté du 22 avril 2020, ainsi que par le quotidien Ouest France du 27 avril 2020 et par l’hebdomadaire L’Express du 27 avril 2020. Créé en 2009, lors de la grippe H1N1, le REVA constitue de fait le registre national des formes graves en réanimation en France. Avec la pandémie due au coronavirus, le réseau est passé de 70 à environ 200 centres de réanimation. Quotidiennement, chaque centre renseigne un registre informatique avec des informations sur le parcours de soins des patients atteints du Covid-19 en réanimation (décès, transferts, sorties…). A partir de 4 000 malades, un groupe d’un peu plus de 1 000 patients a ainsi pu être constitué et suivi pendant vingt-huit jours : il s’agit de personnes entrées en service de réanimation avant le 28 mars, et dont le parcours a été suivi jusqu’au 25 avril. Cette étude, inédite par son envergure et sa durée (des médecins chinois avaient suivi une centaine de patients), doit être soumise à une grande revue médicale internationale pour une publication attendue en mai.

« Nous nous dirigeons vers une mortalité qui sera très vraisemblablement entre 30 % et 40 %. C’est un chiffre énorme », commente Matthieu Schmidt, médecin réanimateur à la Pitié-Salpétrière, à Paris, coordinateur du REVA. Ce médecin est en train de finaliser l’étude. « Il y a encore des données à analyser en provenance de certains centres pour affiner ce chiffre, mais on sera sur cette tendance, représentative de l’ensemble des réanimations en France », précise le docteur Schmidt, qui ajoute : « On n’a jamais vu de tels taux de mortalité. Avec le [virus de la grippe] H1N1, même avec les formes les plus graves, on était à 25 %. » Contactés par le journal Le Monde, plusieurs médecins réanimateurs confirment l’estimation. « A Bicêtre, on est sur une fourchette « de 40 % à 60 % de décès », témoigne le docteur Tai Pham, médecin réanimateur à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, dans le Val-de-Marne.  » Pour les syndromes de détresse respiratoire aiguë, on n’est jamais au-dessous de 30 % à l’échelle nationale », observe le professeur Djillali Annane, chef du service de réanimation à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches dans les Hauts-de-Seine et responsable du Syndicat des réanimateurs, qui précise qu’à Garches, « on a un taux de 37 % de décès covid en réa. »

Le directeur général de la santé s’est fondé sur le point épidémiologique de Santé publique France en date du 16 avril. Mais à cette époque, seuls 55 de ces patients avaient fait l’objet d’une ventilation invasive, contre 80 % dans le groupe REVA. Contacté par Le Monde, le ministère de la santé confirme, mais sans donner plus de précision, que les propos de M. Salomon se fondent  » sur le nombre de patients décédés parmi les patients admis en réanimation, soit la mortalité à l’instant T au niveau de l’échantillon de Santé publique France « . Pour le docteur Pham, « les chiffres de M. Salomon correspondent à une fourchette très très basse, au début du pic épidémique et des entrées en réa, soit la deuxième moitié de mars, avec beaucoup de patients dont on ne connaissait pas alors le devenir. Au tout début de l’épidémie, des cas moins graves, sans grande détresse respiratoire, pouvaient être admis en réa. Le profil des patients a beaucoup évolué depuis mi-mars. » A l’instar de nombre de ses confrères, le professeur Annane juge la « déclaration de M. Salomon prématurée, avec une étude qui commence quinze jours avant le début du moment critique.

Outre le calendrier peu pertinent choisi pour l’estimation de M. Salomon, Yvon Le Flohic, médecin généraliste chargé du suivi épidémiologique H1N1 en Bretagne en Bretagne fait une autre remarque de méthode que fait aussi en substance le docteur Pham) : il est trompeur de « calculer la mortalité sur un lieu et sur une période, il faut le faire sur les personnes, en prenant le parcours des patients et voir s’ils sont sortis vivants ou pas et ce qu’ils sont devenus « . C’est justement le travail de l’étude REVA. A cela le professeur Annane ajoute qu’il « faudra aussi connaître le taux de mortalité dans les services de réanimation créés en urgence ».

En complément de ces éléments sur la mortalité dues au Covid en réanimation, on peut mentionner les remarques critiques du professeur Didier Raoult au sujet de l’essai anglais Recovery (Twitter, 8 juin 2020) : « les taux de mortalité de l’essai sont effroyables (près de 25%) pour des patients hospitalisés sans critères de gravité supplémentaires. C’est davantage que chez les patients hospitalisés en France (12%) et que chez les patients en réanimation à Marseille (16%) ».

En ce qui concerne les données relatives à la réanimation des malades du Covid-19, il faudra sans doute plus d’explications sur des éléments tels que :
– la durée souvent interminable des séjours en réanimation ;
– la possibilité de recourir à des traitements permettant d’éviter ces séjours ;
– la possibilité de limiter les intubations « pour éviter ce tournant très agressif pour les poumons » (voir à ce sujet la déclaration du chef du service de réanimation au CHU de Rouen, cité dans  CheckNews du 22 avril 2020: voir ci-dessus).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Philomèle et Procné

Filles du roi Pandion les deux sœurs – Philomèle
Et sa chère Procné – semblaient être jumelles
Tant elles s’appréciaient et se voulaient unies
Procné s’est donc sentie en exil et bannie
Livrée par son mariage au despote de Thrace
Térée fils d’Arès-Mars un brutal dont la race
Gardait toujours en elle un reste inassouvi
Pandion qui redoutait de finir asservi
Face à ses ennemis voulant abattre Athènes
Avait dû faire alliance avec ce capitaine
Fort de nombreux guerriers puissant par son argent
Qui apportait de l’aide et un secours urgent

Frustrée au bout d’un lustre en manque de douceur
Procné a souhaité voir à nouveau sa sœur
Pour ce faire Térée a lancé un bateau
Qu’il a conduit lui-même et dirigé bientôt
Jusqu’au port du Pirée la porte de l’Attique
Où Pandion l’attendait d’un air diplomatique
En dissimulant mal sa vive appréhension
Mais l’Athénien s’apaise il oublie les tensions
Quand Térée lui donnant l’affectueux message
Envoyé par Procné promet sur un ton sage
De ramener la sœur qui lui sera confiée
Son interlocuteur omet de se méfier
Sur la voie du retour enflammé de désir
Le Thrace  a regardé avec un grand plaisir
Sur le navire étroit Philomèle endormie
Dénuder les appas de son anatomie
Ce violent fils d’Arès la prend pour une gouge
L’assaille sans vergogne à coups de sexe rouge
Procné avec sa sœur veut tuer son mari
Ainsi que son enfant fruit d’un amour tari
Mais un dieu les protège indigné par le viol
Change l’une en aronde et l’autre en rossignol

 

La mythologie gréco-romaine raconte la légende des filles de Pandion (roi d’Athènes), Philomèle et Procné, transformées en oiseaux, rossignol et hirondelle, dont l’histoire a été rapportée longuement par Ovide (Les Métamorphoses, livres VI, vers 424-674). Il existe aussi une version thébaine racontant l’histoire d’Aédon dont le nom est celui du rossignol en grec ancien. Aédon, fille de Pandaréos, est l’épouse de Zéthos, roi de Thèbes. Aédon, jalouse de Niobé, sa belle-sœur dotée d’une postérité nombreuse, veut tuer le fils aîné de cette rivale, mais dans la nuit elle se trompe et immole son propre fils, Itylos, dont le nom est à rapprocher de celui d’Itys, fils de Procné. Zéthos, fou de colère, court après Aédon pour la tuer, mais elle lui échappe car elle s’envole changée en rossignol. Itylos-Itys serait l’onomatopée plaintive que les Anciens reconnaissaient dans le chant de ce passereau. Homère se réfère à ce mythe dans L’Odyssée (chant XIX, vers 519-534) quand Pénélope s’abandonne un moment à la tristesse en écoutant un rossignol : « Fille de Pandareos, la chanteuse verdière se perche au plus épais des arbres refeuillés pour chanter ses doux airs quand le printemps renaît ; ses roulades pressées remplissent les échos ; elle pleure Itylos, l’enfant du roi Zéthos, ce fils qu’en sa folie son poignard immola… » Dans la version racontée par Ovide, l’enfant Itylos-Itys est tué dans une ambiance moins mélancolique et beaucoup plus sauvage, car il y est question du viol de Philomèle par Térée l’époux de Procné, et de l’assassinat du fils de Térée par sa propre mère, infanticide vengeur qui rappelle le meurtre de ses enfants par Médée.

Dominique Thiébaut Lemaire

Coronavirus : les chiffres des décès résultent souvent de mensonges (mise à jour du 15 juin 2020)

Les pays d’Europe et d’Amérique du nord ne se sont pas privés de mettre en question la sincérité des chiffres invraisemblables relatifs aux décès provoqués en Chine par le coronavirus (covid-19). Mais les chiffres chinois ne sont pas les seuls à susciter la critique, les comptages sont aussi biaisés en Europe, comme le montre l’article publié les 3-4 mai 2020 par le journal Le Monde sous le gros titre en première page : « Les milliers de morts invisibles du coronavirus ».

Les États européens communiquent régulièrement les chiffres de leur situation sanitaire au regard de l’épidémie : combien de malades, combien de guérisons, combien de décès. La plupart ont « confiné » (mis en quarantaine) leur population, mais il subsiste, en dépit de la généralité de cette communication, des écarts de mortalité entre les États, écarts dûs en particulier à des différences de traitement de l’information selon les États. Ces différences sont le sujet d’un « point de vue » de l’eurodéputé Pascal Canfin, publié le 15 avril 2020 par le journal Ouest-France. L’eurodéputé se place du point de vue de l’harmonisation européenne qu’il appelle de ses voeux, mais ce qu’il écrit peut être repris d’un autre point de vue, celui de la vérité tout simplement. On ne peut se satisfaire de statistiques biaisées en fonction d’intentions inexprimées (encore que souvent bien visibles, tendant à minimiser la gravité de l’épidémie dans tel ou tel pays).

Les types de dissimulation sont généralement les suivantes : mauvaise désignation de la maladie ayant entraîné la mort, omission de catégories de malades, retards de comptabilisation.
En ce qui concerne la mauvaise désignation de la maladie ayant entraîné la mort, on peut mentionner :
– l’attribution des décès à une autre pathologie que le coronavirus, par exemple en les considérant comme le résultat d’une pneumonie qualifiée d’atypique ;
– la non prise en compte des décès provoqués par le coronavirus, par exemple lorsque les malades n’ont pas été précédemment testés positifs, ou lorsque les tests post-mortem ne sont pas pratiqués de manière systématique, comme l’a reconnu le président de l’institut allemand de santé publique Robert-Koch ; on voit que, dans ces cas, les tests permettent d’élargir les possibilités de mensonge par omission ;
– le classement des décès dans la catégorie des dégâts collatéraux du coronavirus et non comme conséquence directe de l’épidémie, quand des malades sont décédés de ne pas avoir pu voir leur médecin pour une comorbidité…
En ce qui concerne les omissions de certaines catégories de malades en fonction du lieu du décès (hôpital, maison de retraite, domicile) :
Certaines pays ne comptent que les morts du coronavirus décédés à l’hôpital, mais omettent ceux qui sont décédés dans un établissement autre qu’un hôpital. C’est le cas des Pays-Bas ainsi que du Royaume-Uni qui, jusqu’au 29 avril inclus, a refusé de comptabiliser les décès survenus dans les maisons de retraite. C’était aussi le cas en France avant le 7 avril 2020.
En ce qui concerne les retards de comptabilisation :
Les retards de comptabilisation sont dues soit à la lenteur voire à l’insuffisance de certains systèmes statistiques, soit au fait que les différents pays ne se trouvent pas au même stade de l’épidémie, soit à la structure fédérale du pays, soit à l’addition de ces causes.

Les comptages à peu près compréhensibles

France

La France, qui comptait les décès seulement dans les hôpitaux, s’est engagée depuis le début d’avril 2020 dans le décompte des morts des établissements hors hôpitaux, en particulier dans les Ehpad (Etablissements d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes), dont l’exclusion statistique devenait choquante, vu l’importance de la mortalité dans ces établissements souvent à but lucratif et mal équipés. Au 25 avril 2020, le nombre des morts du covid-19 en France s’est élevé à 22 614 au total, dont 14050 à l’hôpital et 8564 dans les établissements sociaux et médico-sociaux y compris les EHPAD. Les morts à domicile ne sont pas comptés dans ces chiffres. Leur nombre pourra être établi par différence en comparant la mortalité constatée mensuellement pendant l’épidémie avec les chiffres de la mortalité normale constatée pour les mois correspondants des années précédentes.

Italie et Espagne

Les décès sont comptabilisés dans les hôpitaux ainsi que dans les maisons de retraite et au domicile des défunts. Ce sont les pays où les statistiques sont à la fois les catastrophiques et peut-être les plus sincères. Au 25 avril 2020, on a compté en chiffres cumulés depuis le début de l’épidémie 25 969 morts en Italie et 22 524 morts en Espagne. Ces chiffres se sont aggravés depuis (voir in fine).

Belgique et Pays-Bas

La Belgique se demande si elle connaît effectivement une surmortalité, et pourquoi (voir l’article publié dans le journal Le Monde du 17 avril 2020 sous le titre « Le nombre élevé de morts inquiète la Belgique ». Avec ses 11,4 millions d’habitants, elle totalisait, mercredi 15 avril, 4440 morts du covid-19, tandis que l’Autriche (9 millions d’habitants) et la Suède (10,2 millions d’habitants) en ont annoncé respectivement 393 et 1203 à cette date.

Aux Pays-Bas (voir l’article publié dans le journal Le Monde du 23 avril 2020 sous le titre : « Mark Rutte prône la prudence avant de déconfiner les Pays-Bas »), seuls les décès à l’hôpital sont comptabilisés. Le total des personnes décédées du coronavirus aux Pays-Bas a été de 3916 morts selon le décompte du mardi 21 avril. Les méthodes de comptage des autorités néerlandaises sont contestées, certaines sources affirmant que le nombre de personnes décédées serait en fait deux fois plus élevé. Si la Belgique comptabilise les décès de personnes qui présentaient les symptômes du covid-19, à l’hôpital comme dans les maisons de retraite, les autorités sanitaires des Pays-Bas s’y refusent. Elles concentrent par ailleurs leurs capacités de test sur les personnels de santé et les personnes les plus vulnérables. Leur approche a un impact négatif considérable sur la fiabilité des statistiques.

Royaume-Uni

La Grande-Bretagne a inclus dans ses statistiques les maisons de retraite seulement à partir du 29 avril 2020. Dans les comparaisons internationales publiées quotidiennement au Royaume-Uni, celui-ci restait apparemment en meilleure situation que la France au 25 avril 2020 (19 506 morts contre 22 614 en France), alors qu’à en croire les médias britanniques, le nombre des victimes devait être nettement augmenté si le pays recensait ses morts comme le fait la France depuis début avril. Interrogée mardi 14 avril, Yvonne Doyle, directrice médicale de Public Health England a refusé de reconnaître que la comparaison avec la France était trompeuse, tout en en affirmant la « moralité » de sa démarche : « Nous parlons constamment à nos voisins européens pour comprendre ce qu’ils prennent en compte, quelles sont leurs bonnes pratiques et de quelle manière nous pouvons apprendre les uns des autres » (voir l’article intitulé « Polémiques sur le recensement des décès dus au coronavirus au Royaume-Uni » dans Le Monde du 17 avril 2020).

Le cas peu compréhensible de l’Allemagne

C’est en Allemagne que les chiffrages sont les plus déroutants. La population allemande, comme la population italienne, est l’une des plus âgées, ce qui la rend vulnérable au covid-19, et son espérance de vie, avant l’épidémie, était inférieure  à celles de l’Espagne, de l’Italie, de la France… Le chiffre disponible fourni le 25 avril 2020 par le European Centre for Disease Prevention and Control était de 5500 morts causés en Allemagne par le covid-19 depuis le début de l’épidémie.

Ce nombre de morts, très faible par rapport à celui des autres grands pays d’Europe, est d’autant plus étrange que le virologue Christian Drosten, directeur du département de virologie de l’hôpital de la Charité à Berlin, présenté comme un oracle en Allemagne, a évoqué la possibilité de 280 000 décès dans le pays (280 000 = population allemande de 83 millions d’habitants x 2/3 x 0,5 %) en appliquant une  létalité de 0,5 % à une contamination de deux-tiers (ou 70%) de la population, à partir de laquelle l’épidémie s’arrêterait grâce à l’immunité de groupe ainsi acquise (voir CheckNews de Libération, article de Jacques Pezet daté du 13 mars 2020). Ces calculs contrastent fortement avec les comptages des décès dus au Covid-19. Ceux-ci sont très ralentis par le confinement, mais en outre ils remontent très lentement au niveau fédéral à partir des Länder (compétents en matière de santé, sans que l’on puisse connaître vraiment la méthodologie utilisée pour comptabiliser les victimes).

D’après l’article du Monde déjà mentionné, intitulé « Le nombre élevé de morts inquiète la Belgique », daté du 17 avril 2020, la Belgique totalisait alors, par rapport à l’Allemagne (83 millions d’habitants, 3528 morts), en proportion, huit fois plus de morts ! Face à ce genre de situation, les médias français expriment en général soit un scepticisme poli, soit une admiration débordante dont on a l’habitude, exprimée depuis longtemps par ceux qui ne manquent pas une occasion de stigmatiser par comparaison les carences et déficiences françaises. Ce n’est généralement pas l’Allemagne qui intéresse ces « germanophiles », mais la France qu’ils se plaisent à fustiger.

Denis Wirtz, vice-recteur à la recherche de l’université américaine Johns Hopkins (JHU) de Baltimore qui fait autorité en matière de statistiques notamment pour la pandémie de Covid-19, a indiqué au magazine du journal Le Monde daté du 6 juin 2020 que « le modèle français mis en place est l’un des meilleurs, car c’est celui qui a le mieux pris en compte les morts excédentaires [la publication du nombre de décès, toutes causes confondues, a permis une analyse en temps réel de la surmortalité], alors que l’Allemagne, par exemple, a effectué un décompte très restrictif. »

Les biais (voulus ou involontaires) de l’Allemagne en matière de statistiques ne sont pas une nouveauté. Comme exemple frappant de ces biais, on peut mentionner ceux qui, après le recensement général de 2011 en Allemagne, ont conduit à une importante rectification annoncée en 2013 par l’office fédéral des statistiques Destatis. A la suite de ce tout premier recensement – très tardif – de l’Allemagne réunifiée, la population totale a été revue à la baisse de 1,5 million de personnes, et ramenée à 80,2 millions d’habitants au 9 mai 2011. Jusqu’alors la population de l’Allemagne était évaluée à 81,7 millions d’habitants. L’estimation se basait sur des recensements menés dans les années 1980 en Allemagne de l’Ouest et en Allemagne de l’Est. Le recensement de 2011 visait à rectifier ces chiffres à la fiabilité contestée. Le nouveau chiffre de population s’est trouvé inférieur de 1,8 % au chiffre précédent. La différence concernait surtout la population étrangère qui est passée de 7,3 millions à 6,2 millions. Le nombre d’habitants étrangers représentait désormais 7,7 % de la population allemande. Le nombre de ressortissants allemands, lui, a été revu à la baisse de 428.000 personnes. L’explication de ces bizarreries serait la suivante : les personnes quittant un Land, notamment les étrangers quittant le territoire, seraient peu portées à faire enregistrer leur départ dans les registres tenus par les mairies, selon Sabine Bechtold, chef du département Population de Destatis. Par la suite, l’afflux de réfugiés du Proche-Orient fuyant la guerre en Syrie et en Irak a de nouveau modifié les chiffres de l’immigration en Allemagne. La question qui se pose à présent est de savoir dans quelle proportion ces immigrés, pour diverses raisons, ont finalement trouvé refuge ailleurs, comme la population française de l’est de la France a l’impression de le constater, par exemple en Alsace.

Les biais de comptage résultant de la structure fédérale des Etats-Unis

Un article publié dans le journal Le Monde daté de dimanche 14-lundi 15 juin 2020, sous le titre « Les Etats-Unis peinent à faire refluer la « première vague » de l’épidémie de Covid-19″, nous apprend que :  » La maladie a, pour l’heure, fait plus de 114 669 morts aux Etats-Unis, un chiffre sans doute inférieur à la réalité. Tous les Etats [des Etats-Unis] ne rapportent pas les données de la même manière et la moitié d’entre eux ne comptabilisent pas les morts « probables » dues au virus, un choix en contradiction avec les recommandations des CDC [Centres de prévention et de lutte contre les maladies].

                                                               ***

Au total, d’après le tableau de bord en temps réel de Johns Hopkins University de Baltimore (site internet consulté le 6 juin 2020), les morts par Covid-19 comptabilisés à la date de la consultation étaient de :
9566 en Belgique (83,75 pour 100 000 habitants)
40344 au Royaume-Uni (60,68 pour 100 000 h)
27134 en Espagne (58,08 pour 100 000 h)
33774 en Italie (55,89 pour 100 000 h)
4639 en Suède (45,56 pour 100 000 h)
29114 en France (43,46 pour 100 000 h)
6024 aux Pays-Bas (34,96 pour 100 000 h)
109 132 aux Etats-Unis (33,36 pour 100 000 h ; consultation du 20/6/ 2020 : 119 112, soit 36,41 pour 100 000 h )
34021 au Brésil (16,24 pour 100 000 h)
8658 en Allemagne (10,44 pour 100 000 h).
Ces chiffres dépendent évidemment de la sincérité des comptages (voir à ce sujet ce qui est dit plus haut pour plusieurs pays).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Cassandre

Personne n’écoutait ce que disait Cassandre
Elle annonçait que Troie serait réduite en cendres
Et tous demeuraient sourds à ses divinations
Qui étaient pensaient-ils pure élucubration
Depuis qu’en acquérant le don de clairvoyance
Elle n’inspirait plus qu’une obscure méfiance
Ainsi l’avait voulu le divin Apollon
Faux ange d’innocence avec ses cheveux blonds
Dépité que Cassandre ait refusé son coeur
Fille du roi troyen plus belle que ses sœurs
Ayant reçu du dieu le don de prophétie
Sans l’aimer en retour ni lui dire merci

On aurait dû la croire aux moments fatidiques
Lorsqu’elle prédisait en transe véridique
L’avenir deviné dans le présent brumeux
Quand elle a vu le sort qui deviendrait fameux
De son frère Pâris quand elle a vu Hector
L’aîné de sa fratrie s’approcher de la mort
Et qu’elle a pressenti que le cheval de Troie
Renfermait des guerriers prêts à semer l’effroi
Parmi eux se trouvait le querelleur Ajax
Il savait manier l’arc et bomber le thorax
Et c’est lui qui pendant le saccage d’Ilion
Oubliant excité la noblesse du lion
Sans souci d’héroïsme a violé la princesse
Fille du roi Priam la triste prophétesse
Elle implorait secours à l’autel dans un temple
Auprès d’une Athéna beauté que l’on contemple
Eclatante et sévère en bronze ou marbre blanc
Qui inspirait à tous un sentiment troublant
Unissant dans ses traits la religion et l’art
La déesse offensée a noyé le soudard
Mais a laissé plus tard tuer Agamemnon
Et avec lui Cassandre une tuerie sans nom

 

Dans L’Iliade, Cassandre est considérée comme « la plus belle des filles de Priam » (chant XIII, vers 365) et elle est dite « pareille à l’Aphrodite d’or » (chant XXIV, vers 799). Lors de la chute de Troie elle a été violée par Ajax le Petit, fils d’Oïlée, qui pour ce sacrilège profanateur commis alors qu’elle s’était placée sous la protection d’Athéna, a péri dans une tempête provoquée par la déesse qui a déclenché de surcroît dans le pays du coupable des épidémies et des famines. Lors de son voyage au pays des morts (L’Odyssée, chant XI), Ulysse rencontre Agamemnon qui lui raconte comment Cassandre a été assassinée, avec lui, par Égisthe et Clytemnestre. Le texte est reproduit ci-après  dans la traduction de Victor Bérard, qui présente l’originalité d’avoir été rédigée en alexandrins, sans rimes : « au manoir d’Égisthe, où je fus invité, c’est lui qui me tua, et ma maudite femme ! Voilà de quelle mort infâme j’ai péri ! Ils ont, autour de moi, égorgé tous mes gens, sans en épargner un, tels les porcs aux dents blanches qu’au jour d’un mariage, d’un dîner par écot ou d’un repas de fête, on tue chez un richard ou chez un haut seigneur. Tu ne fus pas sans voir déjà beaucoup de meurtres, soit dans le corps à corps soit en pleine mêlée ; mais c’est à cette vue que ton cœur eût gémi ! Tout autour du cratère et des tables chargées, nous jonchions la grand-salle : le sol fumait de sang ! Et ce que j’entendis de plus atroce encor, c’est le cri de Cassandre, la fille de Priam, qu’égorgeait sur mon corps la fourbe Clytemnestre ; je voulus la couvrir de mes bras ; mais un coup de glaive m’acheva… Et la chienne sortit, m’envoyant vers l’Hadès, sans daigner me fermer ni les yeux ni les lèvres. » Cette tuerie s’explique par le double ressentiment de Clytemnestre contre son époux Agamemnon qui ne s’est pas assez fortement opposé au sacrifice de leur fille Iphigénie, et qui, de plus, s’est épris de Cassandre sa captive troyenne.

Dominique Thiébaut Lemaire

Coronavirus : les distances interpersonnelles, moyen de lutte contre la contagion

La nécessité de garder ses distances pour limiter les risques de contamination entre les personnes dans le cas de l’épidémie actuelle du coronavirus (covid-19) fait penser aux recherches du professeur américain d’anthropologie Edward T. Hall.

Biographie

Edward T. Hall (1914-2009) a enseigné dans divers établissements universitaires des États-Unis, à l’université de Denver, au Bennington College dans le Vermont, à Harvard Business School, à l’Institut de Technologie de l’Illinois, à Northwestern University, etc. Le fondement de la recherche qu’il a poursuivie toute sa vie sur la perception culturelle de l’espace remonte à la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle il a servi dans l’armée des Etats-Unis en Europe et aux Philippines. Entre 1933 et 1937, il a vécu et travaillé avec les nations Navajo et Hopi dans les réserves dans le Nord-Ouest de l’Arizona. Il a été diplômé en anthropologie (PhD) de l’université Columbia en 1942 et a continué son travail sur le terrain en Europe, au Proche-Orient et en Asie. Dans les années 1950, il a travaillé pour le département d’Etat des Etats-Unis où il enseignait les techniques de communication interculturelle au personnel du service étranger.

Son concept le plus connu : la « proxémie »

Dans The Silent Language (Le Langage silencieux) publié en 1959, Edward T. Hall introduit le néologisme « polychronique » pour décrire la capacité à assister à de multiples événements simultanément, par opposition à « monochronique » (individu ou culture qui gère les événements séquentiellement, selon un programme ou un horaire à respecter).

Dans son livre de 1966 The hidden dimension (publié en français en 1971 par les Éditions du Seuil) sous le titre La Dimension cachée, il décrit la dimension subjective qui entoure quelqu’un et la distance physique à laquelle les individus se tiennent les uns par rapport aux autres selon des règles culturelles subtiles. Selon lui, quatre distances principales s’établissent entre les individus : l’intime, la personnelle, la sociale et la publique. Cette notion a été reprise notamment par l’universitaire français Abraham Moles pour qui la personnalité humaine est formée de zones concentriques

Diversité de la distanciation physique interpersonnelle en Europe

L’expression anglaise : « tenir quelqu’un à la longueur du bras » (at arm’s length » peut offrir une définition du mode lointain de la distance personnelle. Cette distance est comprise entre le point qui est juste au-delà de la distance de contact facile et le point où les doigts se touchent quand deux individus étendent simultanément leurs bras. Il s’agit en somme de la limite de l’emprise physique sur autrui. » (La dimension cachée, chapitre I0 intitulé « Les distances chez l’homme »). Edward T. Hall montre que les Européens respectent des distances physiques interpersonnelles plus proches en Europe du sud qu’en Europe du nord. Le principe at arm’s length auquel les Anglais et les Américains se réfèrent fréquemment est invoqué non seulement au sens propre mais aussi au sens figuré dans les cas où les participants à une transaction doivent être indépendants et placés sur un pied d’égalité. Il est un élément-clé de la fiscalité internationale en tant que critère pour la juste répartition des profits à taxer entre les États concernés dans le cas d’un groupe international. Dans ce cas, les États concernés, du moins ceux qui appartiennent à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), sont en général d’accord pour considérer que les prix pratiqués entre les entreprises d’un tel groupe doivent correspondre à ceux qui sont constatés entre entreprises indépendantes. Le principe at arm’s length  peut aussi être invoqué entre enfants et parents, par exemple lorsque ceux-ci souhaiteraient vendre leur bien à un prix inférieur à celui du marché, alors qu’une telle transaction risquerait ensuite d’être considérée comme un don par l’administration ou le juge, avec les conséquences qui pourraient en découler.

Edward T. Hall a étudié les distances physiques interpersonnelles pratiquées dans d’autres pays, en les comparant en particulier à celles que l’on observe en Europe du sud. « Les Français du Sud-Est, écrit-il, appartiennent en général au complexe culturel méditerranéen. Les membres de ce groupe s’agglutinent plus volontiers que les Européens du Nord, les Anglais ou les Américains. Le rapport des Méditerranéens avec l’espace se révèle dans dans leurs train bondés, leurs autobus, leurs cafés, leurs autos et leurs demeures » (La dimension cachée, chapitre 11 intitulé : « Proxémie comparée des cultures allemande, anglaise, française »).

Leçons applicables dans le cas de l’épidémie de coronavirus ?

Les « distances barrières » interpersonnelles préconisées pour lutter contre la contagion du coronavirus covid-19 sont d’un mètre au moins pour l’OMS et les autorités sanitaires en France, d’un  mètre et demi en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas ; de 2 mètres en Espagne, en Italie, au Royaume-Uni (comme aux Etats-Unis et au Japon) : voir checkNews de Libération (18 avril 2020). Aux Pays-Bas le premier ministre a déclaré : « Nous entrons dans la société du mètre et demi »  (voir dans le journal Le Monde l’article intitulé  » Mark Rutte prône la prudence avant  de déconfiner les Pays-Bas », daté du 23 avril 2020)
On peut penser que les distances sont plus faciles à respecter dans les pays européens du nord que dans ceux du sud, où la tendance spontanée à l’agglutination de la population est plus forte.
Mais il faut prendre également en compte, comme facteur négatif en cas d’épidémie, la densité de la population, très forte dans les Etats du Benelux (Belgique, Pays -Bas, Luxembourg) et dans les mégapoles que sont Londres et Paris notamment, où les risques de contagion sont aggravés par le réseau serré et la promiscuité des transports en commun.
Cela dit, le respect des distances n’est que l’une des mesures efficaces contre l’épidémie. En attendant les médicaments, sérum et vaccin, un autre facteur est le degré d’acceptation des contraintes (distance et confinement), c’est-à-dire le degré de renonciation à la liberté individuelle, renonciation difficile à obtenir dans les pays démocratiques, n’en déplaise à certains, journalistes, politiciens et médecins, qui ont parfois tendance à s’exprimer en « docteurs Folamour » pour lesquels la santé devrait primer de manière inconditionnelle sur la liberté.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : épidémies

Châtiment des humains la contagion des pestes
Est l’un des plus cruels et ses aspects funestes
Ont de tout temps frappé ceux qui en ont parlé
Dans l’histoire ou le mythe on a vu déferler
Sous les yeux de l’esprit des vagues de victimes
Un ressac répété qui n’est jamais l’ultime
Mais pourquoi les fléaux seraient-ils châtiments
C’est une explication qui sans doute nous ment
Lorsqu’un Idoménée a dû tuer son fils
Après avoir promis d’offrir en sacrifice
Au dieu Poséidon s’il réchappait des flots
Le premier être vu au sortir du bateau
Et lorsque peu après son royaume de Crète
A été affligé d’une infection secrète
On doute de ce lien entre cause et effet
Qui ne vaut pas non plus entre peste et forfait
Quand Oedipe est banni lors d’une épidémie
Parce que sans savoir coupable d’infamies
Il aurait déclenché cette plaie par des crimes
C’est un lien poétique à la façon des rimes
Qui connectent des vers par l’imagination
Mais ne créent pas toujours la bonne association
Parfois même il vaut mieux qu’il y ait dissonance
Que la chose nous trouble  et nous décontenance

Mais pour en revenir à cette tragédie
Que joue dans la cité soudain la maladie
Lorsque nul n’a trouvé comment on s’en vaccine
Et que n’y peuvent rien les pauvres médecines
J’évoquerai le temps où Athènes devait
– Pour contrer le malheur qui toujours survivait
Qu’on l’appelle microbe ou virus agressif –
Livrer tous les neuf ans à un monstre abusif
Minotaure affamé deux fois sept jeunes gens
Destinés à calmer ce Moloch exigeant

 

Dans ce poème sont regroupés trois exemples mythologiques où les épidémies sont le résultat de crimes volontaires ou même involontaires commis par les hommes, comme si les lieux mêmes où vivent ces derniers pouvaient souffrir de maladies déclenchées par leur comportement. La recherche des causes est toujours consolante, écrit Spinoza dans son Éthique. Je préciserai : « même si l’explication n’est finalement pas la bonne. » Dans les mythes grecs tels que ceux d’Idoménée, d’Œdipe, du Minotaure, comme ailleurs dans les textes religieux ou semi-religieux, l’explication, si mystérieuse soit-elle, paraît généralement plus facile à accepter quand elle fait intervenir l’intention divine ou le destin. Aujourd’hui, quand une épidémie inconnue apparaît – sida, ebola, coronavirus –  nous nous trouvons replongés dans les réflexes d’ignorance des temps anciens, où les conséquences des actions humaines étaient facilement imputables à des fautes. Ainsi l’émergence actuelle de nouvelles maladies potentiellement dévastatrices peut-elle être attribuée aux agressions humaines contre la nature, notamment contre les forêts tropicales et équatoriales où se trouvent des réservoirs d’agents pathogènes susceptibles d’entrer en contact avec l’espèce humaine par l’intermédiaire d’animaux comme naguère les rats et leurs puces, aujourd’hui les singes, pangolins, chauve-souris et autres… Nous savons bien grâce aux progrès de la science qu’il ne s’agit pas d’une punition infligée à l’humanité, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de croire, en ces circonstances, que les erreurs commises sont les nôtres et que ce sont des fautes dont nous sommes collectivement coupables.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Typhon

Lorsque Zeus a chassé les Titans de son ciel
La terrestre Gaia qui n’était pas de miel
A enfanté Typhon dernier de ses enfants
Qui devait la venger de la mort des géants
Ces révoltés déchus souffrant d’un sort amer
Ces monstres mutinés dont elle était la mère

Typhon faisait mouvoir entre ses deux épaules
Distantes comme sont sur un globe les pôles
Cent têtes de serpent d’où jaillissait le feu
D’où s’écoulait le noir d’un liquide suiffeux
Quand il faisait flasher ses yeux sans crier gare
Et que flambait alors chacun de ses regards
Sur ses proies convoitées dans un monde ennemi
Qu’il cherchait à brûler sans aucun compromis

Il détestait ce règne où pesait le pouvoir
De ces divinités qu’il ne voulait plus voir
Celles qui prétendaient créer la nouveauté
En mettant sans piété les Anciens de côté
Tandis que lui voulait reléguer à l’écart
Les nouveaux dominants mettre Zeus au rancart
Attaquer pour cela sa membrure d’humain
En coupant les tendons de ses pieds de ses mains
Que Pallas et Hermès ont pu remettre en place

Les Olympiens vaincus qui s’écriaient « hélas »
Ont pu réafficher leurs visages normaux
Après s’être cachés sous forme d’animaux
Ils ont quitté la peur en sortant de leurs cryptes
Où ils s’étaient plongés dans le désert d’Egypte
Et Zeus revigoré a projeté Typhon
Sous l’Etna qui crachait la lave des tréfonds
Là se trouvait déjà le géant Encelade
Qui secouait la terre à force de ruades

 

Le grec Hésiode ayant vécu au VIIIe siècle av. J.-C. a consacré les vers 820 à 880 de sa Théogonie, qui en compte un millier, au monstre Typhon, le dernier enfant de Gaïa la Terre, mère de nombreuses divinités primordiales et monstrueuses parmi lesquelles se trouvent les Titans et les Géants, sans parler des Cyclopes et des Hécatonchires (êtres aux cent bras, gigantesques et violents). A cette généalogie se rattachent les dieux grecs « classiques », en particulier Zeus, le plus puissant de leur Panthéon, né de l’union entre le Titan Cronos et la Titanide Rhéa, sa soeur. Dans cette mythologie, les dieux et les monstres ont une même origine, ils descendent tous de Gaïa « aux larges flancs », comme la nomme Hésiode au vers 117 de la Théogonie. Aujourd’hui le nom de Gaïa, pour des raisons écologiques sur lesquelles il n’est pas besoin de s’étendre, a pris une valeur positive, mais l’Antiquité ne le présente pas ainsi, pas plus qu’elle ne flatte les divinités masculines des origines, telles qu’Ouranos et Cronos. Ce dernier a aidé sa mère à tirer vengeance de son père Ouranos, qu’il a castré avec la faucille (harpè) qu’elle lui a donnée. Par la suite Zeus, avec l’aide de ses frères et sœurs, s’est emparé du pouvoir en attaquant Cronos et les Titans (titanomachie). Puis il a dû, avec les Olympiens, lutter contre les Géants, nés du sang d’Ouranos, excités par leur mère Gaïa (gigantomachie). Enfin, il a affronté Typhon ou Typhée, autre fils de Gaïa, qui a d’abord mis en fuite les Olympiens obligés de se réfugier en Egypte et de se dissimuler sous une apparence animale (Ovide, Les Métamorphoses, V, vers 321 et suivants) : Héra-Junon s’est transformée en génisse blanche, Apollon en corbeau, Dionysos en bouc, Artémis-Diane en chatte, Hermès-Mercure en ibis… Typhon a pu désarmer Zeus pourtant aidé par Athéna. Il lui a coupé les tendons des bras et des jambes avec la harpé. Mais Hermès et Pan ont remis les tendons dans le corps de Zeus, qui a réussi à écraser Typhon en jetant sur lui l’Etna.

Dominique Thiébaut Lemaire

Coronavirus : la pollution comme cause aggravante de l’épidémie

Le Canard enchaîné de la première semaine d’avril 2020 (n°5186), p. 4 dans la rubrique « Le Petit Dicoronavirus », nous donne l’information suivante.
« Moins de voitures, moins de pollution ? Non. Les pics se multiplient en Ile-de-France et dans le Grand-Est. A cause des épandages agricoles de fertilisants, qui battent leur plein en ce moment. Ils dégagent du gaz ammoniac, lequel forme des particules fines qui se promènent partout. Particulièrement dangereuses, elles « véhiculent les virus au fond des voies aériennes », note une chercheuse de l’Inserm dans Le Monde (31/3). »

En effet, cet article du Monde, signé par Stéphane Mandard, intitulé « Coronavirus : la pollution de l’air est un facteur aggravant, alertent médecins et chercheurs », note que les mesures de confinement prises pour limiter la propagation du virus, si elles ont réduit la pollution du trafic routier,  n’ont pas eu d’effet sur les niveaux de particules fines qui pénètrent profondément dans les voies respiratoires. Ces niveaux ont même augmenté du fait de l’ensoleillement et de l’absence de vent, et elles ont dépassé, le samedi 28 mars, les limite légales dans l’agglomération parisienne et en Alsace, de Mulhouse à Strasbourg. Il s’agit de particules formées à partir d’ammoniac et d’oxydes d’azote, l’ammoniac provenant majoritairement des épandages de fertilisants. Lors de ces épandages, l’ammoniac (NH3) réagit dans l’atmosphère avec les oxydes d’azote (NOx).

La détérioration des muqueuses des voies respiratoires et des poumons

En 2003, une étude, publiée dans la revue scientifique de santé publique Environmental Health, avait analysé le lien entre la pollution de l’air et les cas létaux de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS, causé par le SARS-CoV) en Chine. Elle montrait que les patients contaminés vivant dans des régions modérément polluées avaient 84 % plus de risques de mourir que les patients de régions peu polluées. De même, les patients vivant dans des zones fortement polluées avaient deux fois plus de risques de mourir du SRAS que ceux des régions peu polluées.

En 2020, plusieurs médecins et chercheurs, spécialistes de la pollution de l’air, ont donné l’alerte. Leur collectif Air-Santé-Climat, dans un courrier, adressé le 21 mars à l’ensemble des préfets, a interpellé l’Etat sur « la nécessité de limiter drastiquement les épandages agricoles, afin de tout mettre en œuvre pour limiter la propagation du virus». Membre du collectif et directrice du département d’épidémiologie des maladies allergiques et respiratoires de l’Inserm, Isabella Annesi-Maesano détaille le mécanisme: « La pollution abîme les muqueuses des voies respiratoires et du poumon, ce qui fait pénétrer plus facilement les virus et, par agrégation, les particules fines et ultrafines véhiculent les virus au fond des voies aériennes. »

En attendant des recherches plus poussées, le collectif Air-Santé-Climat en appelle  au « principe de précaution », afin de limiter les émissions de particules fines liées aux épandages dont la saison débute. « Si on ne limite pas rapidement les épandages, cela risque d’annihiler l’effet des mesures de confinement qui ont permis de réduire la pollution liée au trafic routier », estime un médecin de Strasbourg à l’origine du collectif. Il rappelle que des solutions techniques d’enfouissement dans le sol permettent de réduire considérablement les émissions d’ammoniac dans l’air. Parmi les rares préfets qui ont répondu au courrier du collectif, celui de Vendée a fait savoir que « l’alerte » avait été «signalée à la région et au niveau national », « une position nationale étant nécessaire sur un sujet aussi important ». De son côté, le Syndicat des exploitants agricoles du Finistère, dans un communiqué, a jugé « difficilement acceptable, au vu du contexte particulier du Covid-19, que les agriculteurs, plébiscités par l’ensemble de la population pour assurer leur approvisionnement alimentaire, soient ainsi montrés du doigt et empêchés de réaliser les travaux agricoles nécessaires à leur acte de production ».

La propagation du virus dans l’air

Une étude italienne, publiée le 17 mars 2020 par la Société italienne de médecine environnementale. En se basant sur la corrélation entre les niveaux de pollution élevés, constatés en Lombardie, et le nombre important de victimes du coronavirus, elle suggère que les particules fines pourraient aussi contribuer à la propagation du Covid-19 en le transportant dans l’air. Les spécialistes italiens des aérosols ont toutefois pris leurs distances avec ces résultats, en estimant que le lien de causalité reste à prouver « au moyen d’enquêtes approfondies ».

Une autre étude, publiée également le 17 mars 2020, dans le New England Journal of Medicine, montre pour sa part que le coronavirus pourrait persister dans l’air pendant trois heures. Mais l’article ne mentionne pas le rôle des particules fines ni de la charge virale (c’est-à-dire à partir de quelle dose le virus serait infectant via les aérosols). Dans un avis rendu le même jour, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), organisme français, rappelle que « la présence d’un virus dans l’air ne signifie pas qu’il est infectieux ni qu’il y a une transmission respiratoire de type “air” ». Pour le HCSP, « il n’existe pas d’études prouvant une transmission interhumaine du virus par des aérosols sur de longues distances. Néanmoins, s’il existe, ce mode de transmission n’est pas le mode de transmission majoritaire ».

La prudence est la même à l’Organisation mondiale de santé (OMS). « Le fait que les particules fines puissent servir de vecteur à la propagation du coronavirus reste une hypothèse, commente Maria Neira, la directrice du département santé publique et environnement. Il va falloir plusieurs mois pour la confirmer ou l’infirmer, car la propagation du virus dépend d’une multitude de paramètres comme les conditions météorologiques, la démographie ou les mesures de confinement prises par les pays. » Plusieurs équipes commencent à travailler sur le sujet, à l’OMS, au service européen de surveillance de l’atmosphère Copernicus ou encore parmi les épidémiologistes de la London School of Hygiene & Tropical Medicine. « Nous cherchons à étendre notre réseau de collaboration avec les équipes de recherche médicales qui souhaiteraient tester des hypothèses quant au transport et à la survie du virus dans l’air », indique le directeur de Copernicus, Vincent-Henri Peuch.

                                                          ***

En analysant de plus près ces échanges d’arguments, il paraît nécessaire de distinguer deux sortes d’effets néfastes dus à la pollution :
-d’une part ceux qui pourraient être dus au transport du virus par voie aérienne dans l’atmosphère,
-d’autre part ceux qui pourraient être dus à une fragilisation du système respiratoire propice au développement du virus dans le corps, même si la maladie n’a pas été contractée par la voix aérienne, mais par exemple par le contact des mains.
Sur la base de cette distinction, il semble qu’on ne peut tenir pour valable les arguments qui « dédouanent » la pollution en se fondant sur la faible transmission aérienne du virus, car il reste en tout état de cause que, selon la directrice du département d’épidémiologie des maladies allergiques et respiratoires de l’Inserm: « La pollution abîme les muqueuses des voies respiratoires et du poumon, ce qui fait pénétrer plus facilement les virus ».

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Hermès

Heredia parnassien le poète savant
A écrit sur Hermès aux semelles de vent
Qu’il présente en berger compagnon des Naïades
Fils de Zeus et Maïa la plus jeune Pléiade
Dernière de sept sœurs au ciel perennisées
Nées d’Atlas le géant toutes divinisées

Mais je le vois plutôt dieu libre comme l’air
Messager qui filait en sandales légères
Ami des chemineaux le long des grands chemins
Vers le but de leur marche il guidait les humains
Et montrait son visage à chaque carrefour
Accompagnait ainsi constamment le parcours
Du voyageur cherchant ainsi qu’un écriteau
Sa tête familière au sommet des poteaux
Sa présence à l’étape était une assistance
Elle indiquait la route et scandait la distance

Il faudrait cependant ne pas perdre de vue
Toute l’habileté dont il était pourvu
Ingénieux qu’il était – parfois même voleur –
Depuis qu’à  sa naissance en inventant des leurres
Il avait dérobé les vaches d’Apollon
Cachées dans une grotte ou au creux d’un vallon

Il obtenait toujours une grande indulgence
Par exemple en ce cas quand par intelligence
Contre les animaux qu’il venait de voler
Il a offert la lyre instrument bricolé
A l’aide de boyaux et d’une carapace
De tortue évidée pour charmer le Parnasse
Créer de l’harmonie et gagner le pardon
Dès lors que son larcin s’achevait par un don

 

José-Maria de Heredia, dans la partie de ses Trophées consacrée à la Grèce et à la Sicile, a dédié un sonnet à Hermès criophore, c’est-à-dire porte-bélier ou porte-agneau: « Il faut lui faire fête et qu’il se sente à l’aise / Sous le toit de roseaux du pâtre hospitalier ; / Le sacrifice est doux au Démon familier [dieu de la maison] /Sur la table de marbre ou sur un bloc de glaise. / » Le surnom de « criophore » a été donné à Hermès en souvenir d’un service rendu à la ville de Tanagra, que le dieu coiffé d’un bonnet de pâtre, revêtu d’un manteau et d’une tunique, avait sauvée de la peste en portant un bélier sous le bras ou sur l’épaule autour de la ville. Hermès passait pour le plus rusé des immortels. On redoutait ses facéties, mais il était généralement au service du bien, agent des dieux, protecteur des héros, quoiqu’ il fût aussi le dieu du commerce et même du vol. Dans la Gigantomachie, il est coiffé du casque d’Hadès qui rend invisible celui qui le porte, ce qui lui permet de tuer le géant Hippolytos. C’est lui qui sauve Zeus pendant la lutte contre Typhon. Souvent, il est le messager de la volonté divine. Dans L’Odyssée il intervient deux fois au bénéfice d’Ulysse, une fois en transmettant à Calypso l’ordre de le relâcher et de l’aider à construire un radeau pour le porter jusqu’à Ithaque, une autre fois, chez Circé, en lui faisant connaître la plante magique qui le protégera des enchantements. Une des aventures d’Hermès les plus connues est la mort d’Argos-Argus aux cent yeux qu’Héra avait posté comme gardien de la belle Iô transformée en génisse. Et c’est lui qui a été chargé d’accompagner les trois déesses Héra, Aphrodite et Athéna en Phrygie sur le mont Ida pour que Pâris désigne la plus belle. Enfin, il avait pour tâche de conduire les âmes des défunts aux Enfers, d’où son surnom de « psychopompe », accompagnateur des âmes.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : la gigantomachie

Pour venger les Titans enfermés au Tartare
– Le cachot des Enfers un terrible mitard –
Gaia la primordiale a lancé les géants
Qui étaient ses enfants brutaux et malséants
Contre Zeus et sa cour afin qu’ils montent grimpent
Progéniture énorme à l’assaut de l’Olympe
Capable en quelques bonds d’escalader les cieux
Et de mettre en danger la cohorte des dieux
En dardant vers le ciel des troncs d’arbre enflammés
Comme s’il s’agissait de vulgaires framées
Catapultant aussi de leur bras des montagnes
Qu’ils saisissaient sans peine en leur énorme poigne

Entre tous remarquable était Alcyonée
Tué par Héraclès d’un trait empoisonné
Ainsi que Damysos qui courait le plus vite
Pas assez néanmoins pour que la mort l’évite
Les flèches décochées par le même héros
– Qui n’était certes pas un galant archerot
Et qui était venu prêter aux dieux main forte
Par l’arc et la massue plus puissant qu’une escorte –
Ont rayé Ephialtès du monde des vivants

Encelade fuyant son divin poursuivant
Se  trouve enseveli sous l’île de Sicile
Jetée sur lui par Zeus écrasant projectile
Le souffle du géant s’échappe par l’Etna
Cependant que Pallas tombe sous Athéna
Qui par un roc massif l’enfonce et le terrasse
Ecorché il devient une peau de cuirasse
Dont elle se revêt on voit sur les frontons
Qu’elle apprécie la guerre autant que la raison
Et qu’elle prend plaisir au cours de la bataille
A saisir aux cheveux les géants pleins d’écailles

 

La Gigantomachie ou lutte des géants et des dieux, était, comme le note Pierre Grimal dans son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, un thème favori de la sculpture, « en particulier destiné à orner les frontons des temples : les corps des monstres, terminés en serpents, se prêtaient admirablement à remplir les angles et à terminer une composition. » La mythologie nous apprend que les dieux ont été aidés dans leur combat par Héraclès-Hercule. La gigantomachie la plus célèbre est celle de la frise qui ornait l’autel de Pergame en Asie mineure, et qui se trouve depuis la fin du XIXe siècle à Berlin, au « Pergamon museum », où je l’ai vue à la fin de 1989. J’étais alors chargé des relations fiscales internationales au ministère de l’économie et des finances à Paris. J’en ai parlé dans mon livre intitulé Quatre familles dans les guerres (2014) : « Au musée abritant les frises hellénistiques de Pergame, animées de combats opposant aux géants le parti de Zeus, cette gigantomachie aurait pu représenter sur un mode mythologique l’affrontement [de la Guerre froide] entre l’est et l’ouest. Les déesses grecques, athlètes émérites, même les intellectuelles comme Athéna, n’étaient pas les dernières à empoigner l’adversaire… Ce voyage a eu pour principal résultat  la mise au point d’un accord fiscal, l’un des derniers traités, sinon le dernier (jamais appliqué), de l’Allemagne de l’Est avant son effondrement. »

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Ulysse rencontre sa mère et celle d’Œdipe aux Enfers

Dans l’Odyssée chant onze Ulysse a raconté
Qu’il a rencontré ceux dont on ne peut compter
Les jours encore à vivre ils n »étaient que fantômes
Ombres constituées de transparents atomes
Ulysse était venu consulter un défunt
Au bord du monde noir Tirésias le devin
Une vision paraît qui sitôt le désarme
A sa vue la pitié remplit ses yeux de larmes
C’était Anticleia sa mère qui lui dit
D’une voix qui sonnait comme une mélodie
Surprenante venant d’une forme sans corps
« Mon fils j’en suis heureuse ainsi tu vis encore
Voguant à l’aventure après un si long temps
Quel bonheur de savoir que tu vis cœur battant
Quant  à moi je suis morte accablée de tristesse
Mon âme n’avait plus force ni robustesse »
Ulysse aurait voulu mieux regarder ses traits
Se disant que jamais il ne la reverrait

Tandis qu’Anticléia lui tenait ce discours
Des âmes s’assemblaient pour venir à leur tour
Evoquer la noirceur de leurs chagrins passés
Dans la foule il voyait tant de morts se presser
Au premier plan desquels cette belle Epicaste
Que les Tragiques grecs ont appelée Jocaste
Malheureuse elle a fait ce que la loi défend
ayant perdu son homme épouser son enfant
Cause de son veuvage Oedipe parricide
Et dans son désespoir aller jusqu’au suicide
Pour oublier enfin l’inceste ce forfait
La honte le regret le remords l’étouffaient

 

Au chant XI de L’Odyssée, Ulysse atteint l’entrée des Enfers et y rencontre notamment sa mère Anticleia ainsi que la mère d’Œdipe, présentée par Homère comme « cette belle Epicaste [Jocaste chez les Tragiques grecs] qui, d’un cœur ignorant, commit le grand forfait : elle épousa son fils ! Meurtrier de son père et mari de sa mère ! … Affolée de chagrin, elle avait, au plafond de sa haute demeure, suspendu le lacet [pour se pendre].» La douceur émouvante et triste du dialogue entre Ulysse et sa mère contraste avec la violence des forfaits du côté de Jocaste. Cette dernière a eu quatre enfants avec Œdipe : deux fils, Étéocle et Polynice, et deux filles,  Antigone et Ismène. Œdipe roi de Sophocle révèle ce qui s’est réellement passé. Pour sauver Thèbes, en proie à une terrible peste, Œdipe devait découvrir et punir le meurtrier du roi Laïos, premier époux de Jocaste. Au fil de ses recherches, il découvre qu’il est lui-même le meurtrier, que c’est son véritable père qu’il a tué, et qu’il a en outre épousé sa mère. Il se crève les yeux pour ne plus voir ce qu’il a fait. D’après L’Odyssée, il reste à Thèbes, mais d’après les Tragiques, il quitte la ville, soit avant (Sophocle dans Œdipe roi et Œdipe à Colone), soit après la mort de ses deux fils (Euripide dans Les Phéniciennes). Dans les deux cas, avant de mourir, il maudit ses fils, qui ont négligé leur devoir en ne prenant pas soin de lui. C’est cette malédiction qui les amène à se battre et à s’entretuer pour le trône de Thèbes (c’est le sujet des Sept contre Thèbes). Dans cette famille, le crime de fratricide s’ajoute ainsi au parricide, à l’inceste et au suicide.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Jason et Médée

Quand Jason fils d’Eson natif de Thessalie
(Qui est tournée vers l’est et non vers l’Italie)
Est revenu chez lui réclamer face à face
Le trône qu’usurpait le dénommé Pélias
– Le frère de son père – il a vite compris
Que celui-ci cherchait à l’envoyer au diable
Afin de transformer en fait irrémédiable
Une appropriation douteuse à confirmer
En douceur sans léser sa propre renommée
Certain que son neveu ne pourrait que périr
S’il acceptait d’aller si loin pour conquérir
La toison d’or gardée par un serpent dragon
Furieux comme un dément qui sortait de ses gonds

Jason plein de confiance accepte cette épreuve
C’est l’occasion pour lui de voir des terres neuves
Sur son navire Argo cinquante compagnons
partageaient de bon coeur cette même ambition
Manoeuvrant à la rame aussi bien qu’à la voile
Suivant tantôt la côte et tantôt les étoiles
Ils ont réalisé leur périlleux dessein
Celui d’aller chercher au bout du Pont-Euxin
La toison au pays qu’on appelait Colchide
La princesse du lieu magicienne sans bride
Médée l’experte en sucs philtres noirs et poisons
Les a beaucoup aidés par passion pour Jason
Mais elle a égorgé ses enfants nés d’amour
Quand les serments trahis sont devenus discours

Le récit d’aventure aurait l’air incomplet
Si je me dispensais d’ajouter un couplet
Pour préciser qu’Orphée membre de l’équipage
Déployait sa musique au cours de ce voyage
Dès qu’il fallait brouiller par un chant plus puissant
Les appels de sirène au charme ensorcelant

 

Eson a été dépossédé par son frère Pélias du trône d’Iolcos en Thessalie (aujourd’hui Volos, au pied du mont Pélion). Son fils Jason, sauvé des intentions homicides de Pélias par sa mère qui l’a fait passer pour mort, a été recueilli et élevé par le savant centaure Chiron, éducateur aussi d’Actéon, d’Asclépios et d’Achille. Devenu adulte, Jason est venu réclamer le trône d’Iolcos à Pélias qui a promis de le lui rendre à condition que le jeune homme traverse la Mer Noire jusqu’en Colchide pour en rapporter la toison d’or. Ayant pris la tête de l’expédition des Argonautes, Jason est parvenu auprès du roi de Colchide, gardien de la toison, qui l’a soumis à des épreuves dont il a triomphé grâce à la fille du roi, Médée la magicienne, tombée amoureuse de lui. Il s’est emparé de la toison en profitant de l’endormissement du dragon qui veillait sur ce bien, endormissement obtenu par l’effet d’une plante magique jetée sur le monstre par Médée (Ovide, Les Métamorphoses, VII, 1-403). Après un grand circuit de navigation et d’exploration maritime et fluviale passant de la Mer Noire au Danube puis du Danube au Pô et au Rhône, puis de ces fleuves à la Méditerranée, l’expédition à rejoint la Grèce, à Corinthe, où Jason et Médée qui s’étaient mariés ont vécu heureux pendant dix ans. Les choses se sont gâtées quand le roi de Corinthe a poussé Jason à épouser sa fille en répudiant Médée. Celle-ci s’est vengée de manière sauvage en égorgeant les enfants que Jason lui avait donnés et en envoyant à sa rivale une robe de noces qui s’est enflammée dès qu’elle a été revêtue par la destinataire. Comme sources littéraires de l’Antiquité relatives à Jason et Médée, on peut citer, outre les Métamorphoses d’Ovide déjà mentionnées, la Médée d’Euripide et les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes  (poète épique du IIIe siècle av. J.-C., directeur de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie…)

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Mythologie : Polyphème le Cyclope

Fils de Poséidon le monstre Polyphème
Etait l’un des Yeux-Ronds grands diseurs de blasphèmes
Qui n’avaient à leur front qu’un seul œil menaçant
Hostile coléreux tout injecté de sang
C’est ainsi qu’a paru le cyclope rageur
Devant le sage Ulysse et ses navigateurs
Quand ils ont débarqué sur une île inconnue
Et qu’ils ont essayé d’adoucir leur venue
En invoquant les dieux garants de la coutume
Orale mais sacrée non écrite à la plume
Assurant l’étranger de l’hospitalité
Qu’on doit aux voyageurs même sans qualité
Venus de l’horizon c’est-à-dire du ciel
Au-delà du visible et du superficiel

Le cyclope dont l’œil bizarrement reluit
Répond par un sarcasme adressé à celui
Qui se conduit en chef meneur de petits hommes
Sortis de l’océan comme d’un aquarium
« Tu veux que moi je craigne et respecte les dieux
« Sache que les Yeux-Ronds ne sont pas religieux
« Qu’ils n’ont pas de pitié sous une rude écorce
« Et qu’ils ne croient à rien si ce n’est à la force »
A ces mots il saisit en ouvrant ses deux mains
Deux compagnons d’Ulysse et sans autre examen
Les déchire et les brise il en fait sa mangeaille
Alors se souvenant des combats des batailles
Ulysse prend un pieu qu’il avait préparé
Pour le lancer dans l’œil du monstre sidéré
« N’oublie pas lui crie-t-il que mon nom est Personne »
Polyphème aveuglé dans l’antre qui résonne
par ses éclats de voix bat le rappel des siens
Mais il ne peut leur dire à quel liliputien
A quel mortel chétif imputer sa blessure
Dans son aveuglement plus rien n’est clair ni sûr

 

Le nom de « Cyclope » (Œil-Rond en grec ancien) fait allusion à l’œil unique que ces géants possédaient au front. On a pensé qu’ils personnifiaient les volcans au cratère arrondi, du côté de la Sicile (Etna, Stroboli, Vulcano) et du côté de Naples (Champs Phlégréens, Vésuve qui a causé l’ensevelissement de Pompéi). Le Cyclope le plus connu, immortalisé par Homère (L’Odyssée, IX) est Polyphème, qui vivait du lait et du fromage de ses brebis. Tombé amoureux de la Néréide Galatée (dont le nom signifie « blanche comme le lait ») qui lui préférait le berger Acis, il a écrasé son rival sous un rocher (Ovide, Les Métamorphoses, XIII, 705-897). Il a été l’hôte involontaire d’Ulysse qui, réfugié dans la caverne du monstre à un moment de son errance après la guerre de Troie, lui a crevé l’œil pour se sauver. Polyphème, à qui Ulysse avait prétendu s’appeler Personne, hurlant de douleur et de rage, a ameuté les autres Cyclopes, mais lorsque ceux-ci lui ont demandé qui était responsable de son mal, il n’a su répondre que : « Personne ». Ulysse, le sage mais surtout « aux mille ruses », a pu s’échapper avec ses compagnons encore vivants en se dissimulant sous les bêtes du troupeau qui se pressait pour sortir de l’antre où Polyphème les gardait.

Dominique Thiébaut Lemaire

L’âge d’or de la peinture anglaise. Par Annie Birga.

L’AGE D’OR DE LA PEINTURE ANGLAISE, DE REYNOLDS A TURNER.
MUSEE DU LUXEMBOURG, 11 SEPTEMBRE 2019 -16 FEVRIER 2020.

Aller visiter l’exposition dédiée à la peinture anglaise à l’âge d’or, c’est comme se retrouver au Musée de la Tate Britain : tous les tableaux exposés en proviennent. L’amateur français ne  connaît souvent de la peinture anglaise que des individualités, Turner, Constable ; l’initiative d’une exposition collective qui embrasse une longue période est heureuse, car elle permet de suivre les évolutions de la sensibilité et de saisir mieux différents aspects du génie anglais.

reynoldsJoshua Reynolds : L’honorable Miss Monckton (1771-78)
Huile sur toile

L’âge d’or nous mène donc de Reynolds (1723-1792) à Turner (1775-1851), période historique de grande transformation de la société où la révolution industrielle prend son essor, tandis que l’Angleterre accroît son empire commercial en Inde.

 A l’accroissement de la richesse correspond la naissance d’une nouvelle classe de bourgeoisie ou de petite noblesse, la gentry, et la recrudescence de commandes de portraits pour les peintres. Et les voyages multiplient les échanges culturels.

De fait, l’Angleterre suit l’exemple de l’Italie et de la France. Trente-six peintres décident de se regrouper par l’institution de la Royal  Academy en 1768. Il s’agit de proposer un programme de formation des artistes, basé sur l’étude des maîtres anciens, du dessin d’après l’antique et du modèle vivant. Une exposition annuelle formera la  sensibilité et le goût du public. En tant que théoricien, membre fondateur et premier président, Reynolds y jouera un rôle de premier plan. Gainsborough, Lawrence, Constable, Turner en seront membres.

La première partie de l’exposition, consacrée au portrait, met en regard Gainsborough et Reynolds. Si les sujets sont les mêmes,  portraits des membres de l’aristocratie, les traitements en sont différents. Reynolds qui se veut classique, s’inspire de Van Dyck avec une matière picturale épaisse et forte ; Gainsborough peint plus légèrement, en touches quasi impressionnistes. Tous deux ont sorti  leurs modèles des intérieurs et les représentent dans des parcs avec des jeux de lumière sur les arbres et les ciels. L’objectivité accroît le rendu psychologique.

Ces peintres font école. Si on peut regretter que Lawrence ne soit représenté que par un seul tableau, le portrait d’une artiste dramatique, toute de rouge vêtue, si le grand Raeburn est absent, on  découvre des peintres qui sont loin d’être des artistes mineurs, Francis Cotes, George Romney, Johan Toffany (d’origine allemande). Ce dernier crée le genre des « conversation pieces », portraits qui mettent en scène la vie intime des familles. Les enfants y sont associés ; ils sont représentés avec charme et tendresse dans leurs ébats et leurs jeux. Un grand tableau de Reynolds « Les Archers » (1769) clôt cette partie essentielle de l’exposition. Deux jeunes amis chasseurs au tir à l’arc, au visage de monnaie grecque et aux vêtements  de style Renaissance, tendent leur arc vers une cible indistincte dans le même mouvement de conquête. Par sa force symbolique ce tableau va au-delà du simple portrait.

L’existence de la Tate Britain ne nous fait pas oublier le merveilleux musée londonien consacré au portrait, The National Portrait Gallery, qui témoigne bien de la pérennité de la réussite anglaise dans ce genre essentiel qui n’est pas forcément réservé au portrait historique.

Le paysage apparu en toile de fond dans les portraits va s’imposer comme thème essentiel.  A la mort de Gainsborough en 1788, Reynolds, son rival, le qualifie de « natural painter ».  Les paysages anglais sont très beaux et en nature et en peinture. Les dimensions plutôt exiguës des salles d’exposition ne permettent pas d’en exposer un nombre suffisant pour en rendre l’importance. Passons sur les vues de l’Inde rendues par des toiles banales. Parmi les premiers paysagistes à part entière, Richard Wilson (1714-1782), qui a bien vu et Poussin et le Lorrain en Italie, rend à merveille l’atmosphère des bords de la Tamise. Ruskin dira qu’il introduit « l’art du paysage fondé sur la méditation amoureuse de la nature ». Constable vient plus tard. Il est ici vraiment trop peu montré eu égard à son importance et à son rayonnement, ne serait ce qu’auprès des peintres français impressionnistes. En 1824, il écrivait : «  La tâche du peintre est de faire quelque chose avec rien. Ce faisant, il doit presque nécessairement devenir poète ». C’est le moment aussi où son contemporain, Turner, rapporte de ses nombreux voyages des aquarelles légères, alors que Constable  est un peintre des épaisseurs.

Il existe dans la peinture anglaise une veine fantastique. Le monde shakespearien des sorcières et des fantômes lui est familier. La lecture des grands textes fondateurs, Bible, Paradis perdu de Milton, Divine Comédie, nourrit aussi l’imagination. Une troisième section de l’exposition fait place à ce courant. Fuseli, peintre d’origine suisse, arrivé à Londres en 1779 pour ne pas quitter la ville,  introduit un univers où domine un onirisme noir et inquiétant. Il préfigure le romantisme. Grand dessinateur, il est inspiré par Michel-Ange. On voit de lui une seule belle toile « Le Rêve du berger ». Blake, l’admirait beaucoup, et s’inspirait comme lui aussi de Michel-Ange ; l’exposition présente deux de ses dessins, dont l’un, inspiré par Dante, fait partie d’un cycle d’aquarelles, qu’il qualifie de  « visions de l’éternité ».

Ces rêveries  qui peuvent être mortifères ne sont pas loin de pressentiments et d’évocations de catastrophes. C’est dans l’histoire et dans la religion que les apocalypses aux couleurs de fumées et d’incendies vont trouver leur source d’inspiration, avec « Destruction de Sodome » (1805) de Turner et « Destruction de Pompei et d’Herculanum » (1822) de John Martin, peintre doué qui cultiva toujours cette  même veine.

Le visiteur aimerait que cette approche intéressante d’une peinture anglaise insuffisamment connue se précise par des expositions monographiques et – on peut rêver – qu’elle se prolonge dans ce qui suit le romantisme, l’école des Préraphaélites qui a annoncé le symbolisme européen et a donné lieu à tant de chefs-d’œuvre.

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Mythologie : Khiron (Chiron)

Khiron fils de Cronos  et d’une océanide
Semblait une chimère à l’apparence hybride
Mi-homme mi-cheval car il était le fruit
Des amours du titan lequel avait séduit
Par un corps d’étalon portant haut sa crinière
La fille d’Océan fougueuse cavalière
Qui prenait du plaisir dans la vague au galop
Et courait sur les eaux plus vite que les flots
De cette union est née Ocyrhoé la rousse
Dont les membres tremblaient de profondes secousses
Quand elle prévoyait l’avenir incertain
Et qu’elle prédisait les secrets des Destins
Si bien que ces derniers craignant cette rivale
L’ont métamorphosée en muette cavale

Khiron frère de Zeus était d’un plus haut rang
Qu’un centaure ordinaire il était différent
Se montrait supérieur en savoir et sagesse
Dispensait ses leçons avec grande largesse
Précepteur d’Asclépios d’Actéon de Jason
Sur les flancs du Pélion et sous les frondaisons
Il leur communiquait sa science multiple
Achille était du nombre un excellent disciple
Héritier d’une lance incommode à manier
Mais puissante taillée (par le bon façonnier
Qu’était son instructeur) dans un long bois de frêne
Une arme qui volait sans que rien ne la freine
Vers la cible et le but à savoir l’ennemi
Khiron blessé lui-même et tué à demi
-il était immortel sans être invulnérable-
Atteint par accident d’une flèche incurable
Au côté d’Héraclès comprenant que sans fin
Sans mort il souffrirait vivant jamais défunt
A préféré troquer l’existence éternelle
Contre un repos final dans une vie mortelle

 

Dans la mythologie grecque et latine, Khiron (Chiron en français) est un bon centaure, fils de Cronos et de l’océanide Philyra. Contrairement aux autres centaures, il est non seulement immortel mais aussi réputé pour sa sagesse et ses connaissances. On lui a confié l’éducation de nombreux héros qui sont devenus ses disciples, notamment Asclépios, les Dioscures, Jason, sans omettre Achille fils de Pélée. Parmi les cadeaux reçus par Pélée lors de son mariage avec la néréide Thétis figurait une lance de frêne coupée par Chiron sur le mont Pélion (Iliade, XVI, vers 139-144 et XIX, vers 387-391 ; voir aussi Ovide, Les Métamorphoses, XII, vers 70-97), arme longue, lourde et puissante, que seul Achille savait manier. La fin de Chiron fait partie d’un épisode connu sous le nom de Centauromachie. Chiron avait été l’hôte d’Héraclès qui l’aimait et l’estimait. Il a combattu aux côtés de ce héros dans sa lutte contre les centaures lorsqu’il a fallu chercher puis ramener le sanglier d’Érymanthe (le troisième des douze travaux d’Hercule). Dans une mêlée, Héraclès a tiré une flèche qui a atteint par mégarde Chiron au genou. Le blessé a tenté d’appliquer un onguent sur la plaie, mais celle-ci n’était pas guérissable : Héraclès avait trempé les pointes de ses flèches dans le sang empoisonné de l’Hydre de Lerne (le deuxième des travaux d’Hercule). Souffrant de douleurs intolérables, Chiron, bien qu’immortel, a demandé la mort aux dieux. Ceux-ci lui ont accordé d’échanger sa nature avec celle d’un mortel qui était Prométhée. Zeus a aussitôt fait de Chiron la constellation du Centaure, ou du Sagittaire.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Penthée contre Dionysos-Bacchus

Ainsi qu’un champ fertile où lèvent des semailles
Sémélé de Cadmos portait dans ses entrailles
La semence de Zeus mais Héra déguisée
En femme aux cheveux blancs pour mieux s’humaniser
Se montrant sous les traits d’une vieille nourrice
A celle que le dieu tenait sous son caprice
Par des propos trompeurs sans peine la convainc
De voir si cet amour est humain ou divin
L’amant veut bien prouver qu’il commande à l’orage
Au tonnerre à la foudre imprudent il fait rage
Autour de Sémélé de son corps délicat
Elle meurt consumée de feux et de fracas
Son enfant qui n’était qu’un être embryonnaire
Prématuré sauvé du ventre de sa mère
Dans sa cuisse ou son flanc Zeus le met à l’abri
Avant qu’il naisse enfin sautant comme un cabri

Ainsi a commencé le grand Dionysos
Dont le culte violent pouvait être féroce
Dans des festivités finissant en orgies
Où l’hallucination semblait une magie
De ce dieu dénommé chez les Romains Bacchus
Qui avait voyagé au-delà de l’Indus
Souvent ses initiés dans leur sauvagerie
Avaient l’air de sortir de quelque fauverie
Penthée les combattait résolu contempteur
Roi de Thèbes châtié comme profanateur
Démembré par les mains de sa mère en furie
Dans un état second de folle barbarie
Par les mains d’Agavé meneuse de Bacchantes
Ivres d’une boisson volée aux Corybantes
Ou d’un breuvage pire altérant leur vision
Et leur faisant l’effet d’une étrange explosion
Tandis qu’elles couraient vêtues de peaux de bêtes
Comme si dans leur crâne éclataient des tempêtes

Leconte de Lisle a écrit dans ses Poèmes antiques (1886) une « Mort de Penthée » (roi de Thèbes d’après la version la plus courante du mythe) qui se trouvait être un cousin de Sémélé, mère de Dionysos. Penthée, hostile à cette divinité du vin et de l’ivresse dont les sectateurs et sectatrices créaient du désordre, avait essayé d’espionner les mystères de ce culte, mais il a été repéré sur le mont Cithéron proche de Thèbes par des femmes hallucinées soeurs de Sémélé, Autonoé, Ino et Agavé, cette dernière étant la propre mère du roi. Chassé par ses poursuivantes qui le prenaient pour un sanglier, il voulait s’enfuir :
Mais les femmes, nouant leurs longues draperies,
Bondissaient après lui, pareilles aux furies,
La chevelure éparse et l’œil ensanglanté.
-D’où vient que la fureur en vos regards éclate,
Ô femmes ? criait-il ; pourquoi me suivre ainsi ?-
Et de l’ongle et des dents toutes trois l’ont saisi :
L’une arrache du coup l’épaule et l’omoplate ;
Agavé frappe au coeur le fils qui lui fut cher ;
Inô coupe la tête ; et, vers le soir, dans Thèbe,
Ayant chassé cette âme au plus noir de l’Érèbe,
Elles rentraient, traînant quelques lambeaux de chair.
C’est le sujet d’une tragédie d’Euripide : Les Bacchantes, représentée en 405 av. J.C. Ovide a parlé de Penthée aux livres III et IV de ses Métamorphoses. Quand, de la même manière que Penthée, Lycurgue roi de Thrace a voulu traiter Dionysos comme un imposteur étranger, il a été égaré au point de tuer son propre fils. Et contre Argos qui le rejetait, c’est aussi par l’arme du délire que Dionysos a manifesté sa puissance : les Argiennes, frappées de démence, ont dévoré leurs enfants. La répétition de ces épisodes mythologiques conduit à penser que le culte alors récent de Dionysos a rencontré en plusieurs endroits une même opposition, que le dieu a châtiée par la folie furieuse poussant des parents à tuer leurs propres enfants.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : voeu pour 2020

Dire une chose et son contraire
Faire les deux en même temps
C’est désirer que l’on enterre
Ce qui est clair et consistant

Celui qui croit ainsi s’abstraire
De la logique en répandant
La confusion et l’arbitraire
Finalement sera perdant

Il n’est pas bon qu’un dirigeant
Soit attiré par ces errances
Dans le pays qu’on nomme France

Quand on a peur d’être Gros-Jean
Et qu’on se fie à Machiavel
Gare aux retours de manivelle

Il faut rester intelligent
Comprendre agir avec scrupule
Tel est le vœu que je formule

 

Je souhaite pour 2020 moins de philistinisme déguisé en machiavélisme et moins de DRH (directeurs des ressources humaines en entreprise) propulsés au gouvernement pour traiter des questions sociales qui agitent le pays. De petits machiavels qui ne se veulent ni de droite ni de gauche mais « en même temps » des deux côtés, persuadés qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment et que les mots n’engagent que ceux qui les écoutent, sont à l’œuvre dans les palais de la République. Quant aux DRH, typiques d’un certain caporalisme régnant dans le secteur privé, ils sont devenus aujourd’hui ministre du travail et secrétaire d’État chargé des retraites (ce dernier nommé le 18 décembre 2019). Selon L’Express se référant au journal Le Monde du même jour : « pendant que le nouveau secrétaire d’État aux retraites était responsable des ressources humaines dans le magasin Auchan de Béthune, en 2002, une employée du rayon boulangerie, qui est aussi déléguée CFDT, avait été mise à pied à titre conservatoire, selon le syndicat. En cause : une erreur de commande sur deux viennoiseries. La salariée en question aurait été convoquée au commissariat et placée en garde à vue, selon la CFDT, avant d’être finalement réintégrée. » (Voir aussi des variantes peu différentes de la même histoire parues le 18 décembre 2019 par exemple dans La Voix du Nord ou dans l’Obs). Élu député macroniste en 2017, le nouveau secrétaire d’État, « candidat à la présidence de la commission des affaires sociales [de l’Assemblée nationale] en juillet 2019 […] a pourtant été éliminé dès le premier tour », d’après Le Point du 18 décembre 2019. Mais, désormais, il a obtenu sa promotion.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : Noël à l’âge de raison

 

A six ans et demi Sacha n’est plus très sûr
Qu’un vieux père Noël passant à son insu
Dépose des cadeaux fin décembre le soir
Visiteur mystérieux qui se cachant déçoit

Cette histoire est peut-être un conte peu sincère
Bien que tous alentour lui fassent grand succès
Se dit l’enfant cherchant lui-même à l’éclaircir
Lorsqu’en début d’hiver la nuit s’est obscurcie

Des copains certifient avoir vu de leurs yeux
Ce bon distributeur en rouge et barbe blanche
sortir plus d’un paquet de ses poches ses manches

Mais malgré son désir d’un monde merveilleux
– Qui est aussi le lieu des monstres qu’il redoute –
Sacha rentre dans l’âge où l’on raisonne et doute

 

Peu avant le 24 décembre, Sacha qui participait à la décoration du sapin en fixant aux branches des guirlandes lumineuses et une boule décorative marquée à son nom nous a confié ses réflexions au sujet du père Noël. Il nous a dit qu’un de ses camarades de classe était certain d’avoir aperçu cet être mystérieux, mais que lui-même, Sacha, avait des doutes, de même qu’il doutait finalement de l’existence des monstres qui parfois lui faisaient peur, tapis dans l’ombre. En tant que grands-parents respectueux de ce qu’il pensait et de ce que d’autres proches avaient pu lui dire, nous ne l’avons pas exhorté à cesser de « croire au père Noël ». Je me suis toutefois interrogé sur cette croyance qui est probablement surtout le fait des adultes, prêts à rêver de manière nostalgique sur leur propre passé et à se reprocher tout ce qui pourrait désenchanter le monde des enfants, alors même que ceux-ci, en grandissant, demandent de l’aide pour bien exercer leur jugement, y compris le soir de Noël.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : le jugement de Pâris

Lorsque Pâris est né sa mère a vu en songe
Qu’il ferait brûler Troie n’était-ce qu’un mensonge
Ou le rêve était-il héraut de vérité
Le père se méfiant de sa postérité
Superstitieux en diable et soumis aux présages
Croyant que l’avenir n’appartient pas aux sages
Aux flancs du mont Ida laisse le nouveau-né

Des bergers vont sauver l’enfant abandonné
Qui grandit et devient après l’adolescence
Un Troyen séducteur à la belle prestance
Choisi par l’Olympien l’assembleur de nuées
– Non parmi les guerriers avides de tuer
Mais parmi les mortels que leurs amours enflamment –
Pour dire qui des trois est la plus belle femme
Entre Junon Vénus Minerve les divas
Dignes de récolter les plus fervents vivats

Héra-Junon parée de ses boucles d’oreilles
Arbore un vêtement reflétant le soleil
Ses cheveux sont en ordre artistement tressés
Mais Pâris n’a pas l’air de s’y intéresser
Et c’est  aussi d’un œil négligent qu’il observe
Les beaux atours portés par Athéna-Minerve
La déesse aux yeux pers qui les a fabriqués
Sans drapés superflus sans plissés compliqués

Le juge du concours – sa religion est faite –
Préfère la troisième à la beauté parfaite
Et lui tend donc la pomme où Discorde a écrit
Ces mots « A la plus belle » il n’entend pas les cris
Des déesses battues par Vénus-Aphrodite
Qui vont faire de Troie des ruines décrépites
A force de vouloir détruire la cité
Dont est issu cet homme arbitre des beautés

 

 

Aux noces des futurs parents d’Achille, Pélée et la néréide Thétis, Eris la Discorde a lancé parmi les Olympiens une pomme d’or destinée à être offerte à la plus belle des déesses. Aucun invité divin n’ayant voulu s’aventurer à porter un tel jugement, Zeus a prié Hermès de conduire les candidates sur le mont Ida, qui domine la ville de Troie, pour comparaître devant le beau Pâris, fils cadet du roi troyen Priam. Dans l’espoir de l’emporter, Héra a promis à cet arbitre trop humain l’empire de l’Asie, tandis qu’Athéna lui offrait la sagesse et la victoire. Mais Aphrodite lui a proposé l’amour de la plus belle femme qui fût au monde, et elle l’a emporté en gagnant le prix prévu, c’est-à-dire le fruit d’or, la « pomme de Discorde ». La plus belle des femmes était Hélène, épouse de Ménélas le roi de Sparte. Il en est résulté une conflagration générale, celle de la guerre de Troie entre les Troyens d’Asie mineure dont faisait partie Pâris et les Grecs d’Europe dont faisait partie Ménélas, soutenus les premiers par Aphrodite et les seconds par Athéna et par Héra. Les Grecs étaient unis par un pacte, celui de défendre personnellement, si besoin était, l’honneur de l’homme qu’Hélène aurait choisi. Ce pacte était une idée d’Ulysse qui, pour prix de son conseil, a été introduit dans la famille royale de Sparte en recevant la main de Pénélope, nièce de Tyndare (père de Ménélas et d’Agamemnon). C’est notamment de cette manière qu’Ulysse fait le lien entre l’Iliade et l’Odyssée dont il est le héros principal. Pour revenir à Pâris – dont la réputation guerrière était médiocre – Homère ne parle pas de la façon dont il aurait tué Achille. Les Latins Virgile (l’Enéide, VI, 56-58) et Ovide (Les Métamorphoses, fin du livre XII, 598-606) nous racontent que Pâris serait parvenu, avec l’aide d’Apollon, l’archer divin, à blesser mortellement Achille « aux pieds rapides » d’une flèche à l’endroit de son corps le plus vulnérable, la cheville, talus en latin (le « talon d’Achille »). Pâris lui-même aurait été tué par une flèche de Philoctète.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : variations vénusiennes

Au début de ses vers le poète Lucrèce
Pour obtenir de l’aide invoque la déesse
Grâce  à qui tout fleurit dès que vient le printemps
Saison du renouveau celle des cœurs battants
La déesse qui donne aux naissants la lumière
En remplissant leurs yeux d’une clarté première
Par qui les animaux ressentent l’appétit
De propager la vie entre corps assortis
Par qui ce qu’il y a de joyeux et d’aimable
Embellit l’existence avec de l’inflammable
Et par qui la beauté qu’on nomme vénusté
Même chez les mortels parvient à exister

***

Le Soleil attentif se vante de tout voir
Il a surpris Vénus qui dans un lit d’ivoire
Pudique apparemment sans pourtant renâcler
S’abandonnait à Mars à ses ardeurs musclées
L’astre-dieu clairvoyant a rapporté la scène
– La trouvant disait-il peu digne et presque obscène –
A Vulcain le mari trahi par ces ébats
lesquels mimaient plutôt la passion d’un combat
Presque aussitôt Vulcain que la colère anime
Prépare dans sa forge usine avec sa lime
Un fin filet de bronze où il prend les amants
Capturés dans ce piège en plein chevauchement
L’Olympe tout entier convié au spectacle
Est venu voir Vénus qu’on portait au pinacle
Elle a un air honteux prise avec son coquin
Dans le feu de l’action par son boiteux Vulcain
L’assemblée d’immortels en cercle autour du couple
Enserré sous leurs yeux dans des mailles peu souples
Eclate d’un grand rire impossible à celer
A la vue de ces nus drôlement ficelés

 

Aphrodite-Vénus, dont le nom évoquait pour les Grecs celui de l’écume (aphros), est née des flots. Le doux Zéphyr l’a apercue alors qu’elle sortait de l’onde non loin des côtes de Palestine. Il l’a transportée dans une conque de nacre jusqu’à Chypre, ancienne colonie phénicienne. La première passion d’Aphrodite a été le jeune syrien Adonis, mortellement blessé à la chasse. Tous les dieux ont été frappés d’admiration dès l’apparition de la déesse dans l’Olympe, c’est le plus disgracié, le laid et boiteux Héphaïstos-Vulcain, qui l’a obtenue en mariage. La mère d’Héphaïstos, Héra autrement dit Junon, l’aurait engendré sans l’intervention d’aucun mâle, pour montrer à Zeus-Jupiter (qui avait engendré seul Athéna-Minerve) qu’elle pouvait elle aussi se passer de l’autre sexe. Aphrodite, quant à elle, s’est dédommagée de son union mal assortie en devenant l’amante d’Arès-Mars, dieu de la guerre, dont elle a eu de nombreux enfants, en particulier Eros. Ovide raconte dans Les Métamorphoses (livre IV, vers 171-189), en suivant L’Odyssée, VIII, que Vulcain « prépare avec sa lime de minces chaînes de bronze, des filets et des lacets imperceptibles à l’œil, qui ne le cèdent ni aux fils les plus fins, ni aux toiles que l’araignée suspend aux poutres dans les hauteurs […] ; il en entoure le lit et les dispose adroitement ; à peine l’épouse et le dieu adultère se sont-ils réunis dans la même couche que, grâce à l’habileté de l’époux, pris tous les deux dans les liens de cette invention nouvelle, ils sont immobilisés au milieu de leurs embrassements. Aussitôt l’artisan de Lemnos [Vulcain] ouvre les portes d’ivoire et fait entrer les dieux ; les amants sont restés étendus, enchaînés, tout honteux ; parmi les dieux, qui n’étaient point tristes, l’un d’eux souhaita la même honte au même prix ; les immortels se mirent à rire et pendant longtemps ce fut un sujet d’entretien favori dans tout l’espace céleste » (Les Métamorphoses, livre IV, vers 171-189). Ce « rire homérique » apparaît pour la première fois dans l’Iliade, I, 599, précisément au sujet d’Hephaïstos le boiteux.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Léda et ses enfants

Lorsque le roi Tyndare a honoré les dieux
D’un coûteux sacrifice ostensible mais pieux
Avec à ses côtés de nombreux acolytes
Il aurait dû donner à Vénus-Aphrodite
Une meilleure part non la « portion congrue »
Qu’elle a considérée comme injuste incongrue
Au point d’avoir voulu tramer une vengeance
Afin que l’humain sache où est son allégeance

Un soir où se baignait Léda femme du roi
Dans le fleuve côtier quand la chaleur décroît
Elle voit accourir poursuivi par un aigle
Un cygne blanc vers elle et comme il est de règle
Que le blanc est candide et que le cygne est bon
L’aigle au plumage noir prend son envol d’un bond
Reste l’oiseau des eaux qui contre elle se presse
De ses ailes l’embrasse et même la caresse
De son long col flexible adouci de duvet
Plus tard elle saura que c’est Zeus qui revêt
Souvent pour ses amours une forme inédite
Et qu’il a mainte fois pour complice Aphrodite

Tyndare voit sa femme exaltée sans raison
Lorsque le crépuscule embrase l’horizon
Dans la nuit qui succède aux caresses du cygne
Elle se prête aussi sans humeur qui rechigne
Au désir conjugal et dans son ventre sent
Que des enfants naîtront humains de chair et sang
Ou d’une autre nature animale ou divine
Entre qui l’origine à peine se devine
Ce seront Clytemnestre Hélène et les Gémeaux
L’amour les mènera vers de terribles maux
Car ils seront toujours en dépit des prouesses
Par leurs passions sans frein les proies de la déesse

 

Des étreintes de Léda d’une part avec Zeus-Jupiter qui a pris la forme d’un cygne, et d’autre part avec son mari humain Tyndare le roi de Sparte, sont nés dans deux œufs quatre enfants d’origine soit purement humaine (Castor et Clytemnestre) soit à moitié divine (Pollux et Hélène). Les amours des sœurs Hélène et Clytemnestre, épouses des frères Ménélas et Agamemnon, ont joué un rôle funeste dans la guerre de Troie : l’enlèvement de la belle Hélène par le troyen Paris a été à l’origine de cette guerre («Amour tu perdis Troie », écrit Jean de La Fontaine dans sa fable ironique intitulée « Les deux coqs ») ; quant à Clytemnestre, femme d’Agamemnon chef victorieux de l’armée grecque, aidée par son amant Egisthe, elle a tué ou fait tuer son mari quand il est revenu de la guerre de Troie. De leur côté, avant cette guerre, Castor et Pollux (appelés les Dioscures, mot qui signifie « les garçons de Zeus »), ayant assisté aux noces de leurs cousins Idas et Lyncée, ont enlevé les deux fiancées. Dans le combat qui a suivi, les protagonistes, sauf Pollux, ont été tués. La mort de Castor n’a finalement pas séparé les Dioscures, qui ont été transportés ensemble parmi les astres où ils forment la constellation des Gémeaux.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Persée fils de Danaé

 

Le roi d’Argos pour assurer sa descendance
A consulté l’oracle était-ce par prudence
Ou voulait-il forcer l’avenir incertain
Cherchait-il à contrer les ruses du destin
Il a reçu l’avis qu’il deviendrait grand-père
Mais cette prophétie du genre qu’on espère
Etait en vérité une malédiction
Puisqu’elle prédisait aussi de l’affliction
Dès lors qu’à l’avenir Persée le petit-fils
Dans un concours sportif comme par maléfice
Discobole amateur au lancer imprudent
Tuerait sans le vouloir son royal ascendant

Celui-ci désireux de déjouer l’oracle
Avait emprisonné dans un triste habitacle
– Un réduit sans fenêtre au toit bardé d’airain
Dépendant tout entier des limbes souterrains –
Sa fille Danaé privée de tout contact
Mais Zeus a traversé les voûte et mur compacts
En  se faisant pluie d’or afin que cette ondée
Puisse atteindre la belle ainsi la féconder
C’est alors que Persée dans un sombre séjour
A commencé sa vie et qu’il a vu le jour
Par la suite – exerçant les multiples emplois
D’un héros qui remplit du bruit de ses exploits
L’espace d’ouest en est – il a tué Méduse
Dont la vue pétrifiait contrairement aux muses
Tous ceux qu’elle approchait paralysés d’effroi
Même lorsque Persée l’intrépide à sang froid
Lui a tranché la gorge et brandissant la tête
Frappant les ennemis d’une horreur stupéfaite
Avec la chevelure emmêlée de serpents
Qui se tenaient dressés au lieu d’être rampants
Tandis que le héros conscient de la menace
Evitait avec soin de la saisir de face

 

Acrisios, roi d’Argos, a séquestré sa fille unique Danaé dans un réduit souterrain quand un oracle lui a prédit qu’il deviendrait grand-père mais serait mortellement blessé par son petit-fils. Or Zeus, qui avait été séduit par la beauté de Danaé,  est entré dans cette prison sous la forme d’une pluie d’or, s’est uni à la jeune femme et lui a donné un fils, Persée. Furieux, Acrisios a mis la coupable et l’enfant dans un coffre qu’il a jeté à la dérive dans la mer. Le coffre est parvenu à Sériphos, une île des Cyclades, où le roi Polydecte, tombé amoureux de Danaé, a tenté de la forcer à l’épouser. Pour éloigner Persée, devenu un robuste jeune homme qui pouvait menacer ce projet de mariage, Polydecte l’a envoyé combattre Méduse, la pire des trois Gorgones. Persée en est revenu vainqueur avec la tête de la Gorgone qu’il a décapitée grâce à l’aide d’Athéna. Il s’est servi du pouvoir pétrifiant de cette tête utilisée comme une arme notamment dans ses rencontres à l’ouest de l’Afrique avec Atlas qu’il a changé en montagne et à l’est de l’Afrique avec Andromède qu’il a délivrée d’un monstre marin avant de l’épouser (Ovide, Les Métamorphoses, IV, vers 603-803). Il voyageait porté par des ailes attachées à ses pieds « de la façon qu’on nous peint Mercure », écrit Corneille (voir ci-dessous), qui le présente en « chevalier errant », évoquant ainsi les romans de chevalerie en vogue du temps du dramaturge. De retour en Grèce, Persée a changé en pierre Polydecte qui niait la mort de Méduse (Ovide, Les Métamorphoses, V, vers 236-242). Et comme l’avait annoncé l’oracle, il a tué accidentellement Acrisios. Sa mère Danaé est mentionnée dans les tragédies d’Eschyle, d’Euripide et de Sophocle (on dit qu’elle symbolise la fécondité de la terre sur laquelle descend la pluie fertilisante). Corneille a tiré des Métamorphoses d’Ovide une Andromède avec des parties lyriques, tragédie en cinq actes écrite en 1647 et jouée avec succès en 1650.

Mythologie : Actéon

Petit-fils de Cadmos le fondateur de Thèbes
Actéon le chasseur était un bel éphèbe
Qui courait les forêts et prenait au filet
Des animaux furieux très loin de son palais
Avec ses compagnons et leur troupe canine
Inspirant de la crainte à la gent féminine
Quand ils s’en revenaient heureux comme des rois
Fiers de leur corps musclé trempé du sang des proies

Le jour avait atteint plus qu’à moitié sa course
Dans un lieu retiré fréquenté par les ours
Les sangliers les loups au milieu des cyprès
Et des épicéas qui le gardaient secret
Protecteurs d’une grotte aux légères voussures
Où Diane court vêtue trouvait un abri sûr
Et quittait son carquois son arc son javelot
Son vêtement léger pour se baigner dans l’eau
Qu’une source épanchait au rythme d’un murmure
A peine un chuchotis ténu sous la ramure

Actéon la surprend par hasard en ce lieu
Des nymphes faisaient cercle autour d’elle au milieu
Signalée par sa taille et sa figure altière
Avec pour seul habit la senteur forestière
Ce qui selon certains a causé le trépas
Du héros qui a vu sans voile ses appas
D’autres pensent plutôt que l’implacable Diane
N’a fait qu’éliminer celui qui se condamne
Quand il se dit meilleur que la reine des bois
Quoi qu’il en soit voici dans le bruit des abois
Qu’elle change Actéon le transforme en chevreuil
Aussitôt les limiers font très mauvais accueil
– Surtout les favoris du métamorphosé –
A ce gibier timide à l’air dépaysé
Sans pitié tous les chiens déchirent l’herbivore
Redevenus des loups en meute qui dévorent

 

Fils d’Aristée (lui-même fils d’Apollon) et d’Autonoé (fille de Cadmos), Actéon est élevé par le centaure Chiron et devient un chasseur très habile. Selon la version la plus courante du mythe, il surprend un jour sans le vouloir, après une chasse, la déesse Artémis prenant son bain. Furieuse d’être vue nue, la chasseresse divine le transforme en cerf. « Elle fait naître sur la tête ruisselante du malheureux [auquel elle a jeté de l’eau] les cornes du cerf vivace [vivace car la légende attribuait à cet animal une grande longévité], elle allonge son cou, termine en pointe le bout de ses oreilles, change ses mains en pieds, ses bras en longues jambes et couvre son corps d’une peau tachetée. Elle y ajoute une âme craintive » (Les métamorphoses, III, 194-197). Actéon meurt déchiré par ses propres chiens qui ne le reconnaissent plus. Les mythographes, après les poètes, se sont ingéniés à donner une liste des chiens d’Actéon. Ovide en nomme trente-six. Chacun de leurs noms a en grec un sens qui rappelle leur vitesse, leur sagacité, leur couleur, etc. Les énumérations de noms propres dans la poésie gréco-latine s’inscrivent dans une tradition qui remonte à Homère. D’autres raisons sont données au courroux de la déesse : par exemple Actéon se serait vanté d’être plus habile qu’elle à la chasse. Cette explication est celle d’Euripide dans ses Bacchantes. Selon une tradition minoritaire, Actéon est métamorphosé par Zeus pour avoir poursuivi de ses assiduités Sémélé, princesse thébaine fille de Cadmos et mère de Dionysos. A la fin de « La chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse », texte de 1956 recueilli dans ses Ecrits, Jacques Lacan consacre un étrange quatrain d’alexandrins à Actéon auquel il semble identifier Freud cherchant la déesse Vérité et déchiré par ses disciples : « Actéon trop coupable à courre la déesse,/proie où se prend, veneur, l’ombre que tu deviens,/laisse la meute aller sans que ton pas se presse,/Diane à ce qu’ils vaudront reconnaîtra les chiens… »

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Daphné

Daphné premier amour de Phébus Apollon
N’a pas subi grand mal d’une fléchette en plomb
tirée par Cupidon si l’on en croit Ovide
Au contraire Phébus d’habitude impavide
A été transpercé par une pointe aiguë
Du même qui voulait dessein non ambigu
Lui montrer quel archer est le plus redoutable
Et darde mieux les traits les plus inéluctables
Armés d’un métal dur offensif et doré
Que la douceur d’aimer ne peut édulcorer

Daphné dont les cheveux bouclaient en vaguelettes
A peine retenus par une bandelette
Imitait Artémis et parcourait les bois
Solitaire chassant le gibier aux abois
Souvent son père inquiet lui avait dit ma fille
Tu dois par des enfants prolonger ma famille
Mais elle voulait jouir de sa virginité
Comme Diane-Artémis en toute impunité
Cependant sa beauté semblait y faire obstacle
Ainsi que les désirs et les puissants oracles
Exprimés par les dieux notamment Apollon
Lequel semblait poussé porté par l’aquilon
Pour courir après elle en admirant sa nuque
Et ses cheveux au vent sans voile ni perruque
Ses bras nus dans l’effort qui battaient presque ailés
D’un mouvement rythmé proche de s’envoler
Plus rapide le dieu déjoue toutes les feintes
Stimulé par l’espoir comme elle par la crainte
Il est déjà penché vers elle qui le fuit
Elle sent dans son dos celui qui la poursuit
Elle implore son père et lui dit « si tu l’oses
Toi qui sais pratiquer l’art des métamorphoses
Pour arrêter Phébus change-moi en laurier »
Ainsi finit Daphné craignant de se marier

 

La nymphe Daphné, fille du Pénée qui était un dieu-fleuve de la région grecque de Thessalie, avait pour modèle Artémis-Diane, et, comme elle, « se refusait au joug d’un époux ». Mais, après l’avoir vue, le frère d’Artémis, Apollon, a désiré s’unir à elle. « Il voit ses yeux brillants comme les astres ; il voit sa petite bouche qu’il ne lui suffit pas de voir ; il admire ses doigts, ses mains, ses poignets et ses bras plus qu’à demi nus ; ce qui lui est caché, il l’imagine plus parfait encore » (Ovide, Les Métamorphoses, I, vers 498-502). Il tente un discours pour se faire valoir, mais elle ne veut rien entendre et se lance dans une fuite éperdue, ce qui redouble le désir du dieu. A la fin, à bout de forces, elle implore son propre père : « viens à mon secours, lui dit-elle, si les fleuves comme toi ont un pouvoir divin ; délivre-moi par une métamorphose de cette beauté trop séduisante. A peine a-t-elle achevé sa prière qu’une lourde torpeur s’empare de ses membres ; une mince écorce entoure son sein délicat ; ses cheveux qui s’allongent se changent en feuillage ; ses bras, en rameaux ; ses pieds, tout à l’heure si agiles, adhèrent au sol par des racines incapables de se mouvoir ; la cime d’un arbre couronne sa tête ; de ses charmes il ne reste plus que l’éclat [allusion aux feuilles brillantes du laurier]. Phébus cependant l’aime toujours ; sa main posée sur le tronc, il sent encore le cœur palpiter sous l’écorce nouvelle ; entourant de ses bras les rameaux qui remplacent les membres de la nymphe, il couvre le bois de ses baisers ; mais le bois repousse ses baisers. Alors le dieu : Eh bien, dit-il, puisque tu ne peux être mon épouse, du moins tu seras mon arbre ; à tout jamais tu orneras, ô laurier, ma chevelure, mes cithares, mes carquois »(Ovide, Les Métamorphoses, I, 545-559). Est-il besoin de préciser que « Daphné » signifie « laurier » en grec ?

Dominique Thiébaut Lemaire

Généalogie : le professeur de médecine Yvi Le Beux (1932-2015), de Quimper à Québec et à Vancouver

 

Par sa réussite professionnelle en tant que médecin, chercheur et professeur, mais aussi par le parcours de sa vie, qui l’a mené de la Bretagne à l’Amérique du Nord, d’abord au Québec puis après sa retraite jusqu’à la côte ouest du Canada, Yvi le Beux mériterait un hommage de sa ville natale (Rosporden-Kernével).

Les grandes étapes de sa vie

Yvi Jérôme Joseph Le Beux est né à Kernével (aujourd’hui Rosporden) près de Quimper le 5 août 1932. Il est à noter qu’une commune proche de Rosporden s’ appelle Saint-Yvi.
Yvi Le Beux faisait partie à Rosporden de l’équipe de football de l’ASR (Association Sportive Rospordinoise) et se rappelait à la fin de sa vie les matchs de football, appelés joutes au Canada.

Interne des Hôpitaux de Paris, docteur en médecine en 1962, il s’est installé ensuite au Canada où il a été professeur à l’université Laval de Québec.

Il s’est ensuite retiré en Colombie-Britannique (État de l’ouest canadien) où il a acquis une maison, à l’endroit le plus chaud du Canada, dans une vallée au climat sec, entourée de lacs, de vignobles et d’arbres fruitiers.

Il était toujours heureux d’avoir des nouvelles de sa Bretagne natale. Il gardait de bons souvenirs de sa jeunesse. Il pensait souvent aux gens de son ancien pays et parlait de la beauté des lieux.

Il est mort le 19 mai 2015 à Penticton, non loin de Vancouver, dans la maison de retraite (Haven Hill Retirement Centre) où il se trouvait depuis quelques mois. L’un de ses fils est ou a été son exécuteur testamentaire.
Sa famille bretonne a appris son décès par une notice sur internet (The British Columbia Gazette du 9 mars 2017), publiée par le gouvernement de la Colombie-Britannique appelant les créanciers éventuels à se faire connaître en vue du règlement de la succession.

Sa carrière professionnelle

Yvi Le Beux a soutenu sa thèse de médecine (Contribution à l’étude de la maladie de Waldenström) à Paris le 5 juin 1962 sous la présidence du professeur Jacques Delarue.
Il a travaillé pendant de nombreuses années à l’université Laval de Québec comme professeur de médecine et chercheur, publiant de nombreux articles de recherche médicale mentionnés sur internet.  Il a aussi rédigé une étude sur l’histoire des Amériques.

Sa famille

En Bretagne

La grand-mère d’Yvi Le Beux est Perrine Rivière (1881-1958), épouse de Joseph Bourbigot, mort pour la France pendant la première guerre mondiale en 1915, et sœur aînée de l’entrepreneur en bâtiment François Rivier (1892-1955). Sa mère Jeanne Bourbigot (1909-1981), qu’on appelait couramment Jeannette, cousine germaine des enfants de François Rivier, a épousé Jérôme Le Beux (1905-1950) et a eu deux enfants, Pierre et Yvi. La tombe des époux Le Beux-Bourbigot – une trop simple dalle de ciment sur laquelle est posée une plaque funéraire avec les dates des défunts – se trouve au cimetière de Rosporden, dans la rangée située le long du mur sud où se trouve aussi la tombe de Louis Rivier, ancien président de l’Association Sportive Rospordinoise (ASR), oncle paternel de Perrine Rivière et de l’entrepreneur François Rivier frère de Perrine.

Yvi Le Beux est un cousin issu de germains (petit-cousin) des quatre enfants de François Rivier : Albert (1919-1997), entrepreneur en bâtiment ; Jeanne (1921-2002), épouse d’André Scavennec, polytechnicien, mère de Maryvonne Lemaire née Scavennec ; Andrée Rivier (1927-2005), professeur d’anglais, épouse de Jean Kerhervé qui a participé à la direction de l’entreprise de bâtiment, ancien capitaine de l’équipe de football L’Etoile, « rivale » de l’équipe laïque de l’Association Sportive Rospordinoise ; et Marie Yvonne (née en 1930), qui a enseigné l’économie dans l’enseignement secondaire ainsi que l’anglais comme sa sœur Andrée.

Yvi le Beux, d’après sa compagne (voir plus loin les sources des informations), pensait souvent à sa ville natale et en gardait des souvenirs qui lui étaient précieux. Il avait conservé des photos de ses parents ainsi que de ses cousines et cousin en costume breton traditionnel.

Au Canada

Yvi Le Beux, marié avec Yvette Tardivet, puis divorcé, a eu six enfants (cinq garçons et une fille), demeurant au Québec :

  • Jean-Patrick Lebeux, coordinateur–chargé de projets, coop de solidarité santé, Bedford et région (formation : HEC Montréal, MBA) ;
  • Serge Le Beux, à Austin ;
  • Claude Le Beux, à Québec (service des programmes d’aide financière et des municipalités, direction du rétablissement, ministère de la sécurité publique) ;
  • Éric Lebeux-Tardivet ou Eric L.Tardivet, ingénieur, gestionnaire immobilier de la ville de Montréal (au Québec, on peut choisir de porter le nom de sa mère) ;
  • Laurence Le Beux, architecte à Montréal ;
  • Joël Lebeux, domicilié à Montréal.

Les enfants d’Yvi Le Beux ont eu eux-mêmes des enfants : Jean-Patrick, deux garçons ; Laurence, un fils ; Éric, deux filles jumelles…

Sources des informations

Les renseignements figurant dans le présent article proviennent d’internet pour une grande part. La compagne d’Yvi Le Beux, Dorothy Nakos, est entrée en contact avec la famille bretonne en mars 2015 après la lecture d’un article intitulé « Une famille bretonne de la Révolution aux guerres du XXe siècle », publié par Dominique Lemaire (d.t.lemaire@gmail.com), époux de Maryvonne Lemaire née Scavennec (voir ci-dessus) sur le site (WordPress) « Libres Feuillets » www.ouvroir.info/libresfeuillets/.
Dorothy Nakos, née à Paris en 1947, est venue jeune au Canada. Elle a fréquenté l’école anglaise puis obtenu le baccalauréat en philosophie de l’université de Caen (bac français) au Collège Marie de France à Montréal. Ensuite, elle a fait des études universitaires : licence, maîtrise avec thèse et doctorat en linguistique appliquée. Elle a été, comme Yvi Le Beux au côté duquel elle a vécu pendant trente ans, professeur à l’université Laval à Québec, lui à la faculté de médecine, elle à la faculté des lettres. Elle est l’auteur(e) de livres et articles consacrés à l’imagerie médicale (Dictionnaire de l’imagerie médicale) et à la linguistique (terminologie et onomastique).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Héraclès

Zeus avait résolu pour incarner la force
De produire un héros doté d’un puissant torse
De jambes et de bras tout aussi vigoureux
Régis par une tête aux accès coléreux
Il a donc engrossé la vertueuse Alcmène
Hercule a résulté de ce douteux hymen
A l’insu de l’époux nommé Amphitryon
Un général sérieux sans rien d’un histrion
A partir de ce jour déesse combative
Junon qui se targuait de ses prérogatives
Toujours trompée par Zeus le Jupiter latin
N’a cessé de soumettre aux dangers du destin
Le héros confronté à toutes les chimères
Lion dévorateur hydre des temps primaires
Sanglier monstrueux biche aux cornes dorées
Oiseaux de fer grinçants charognards abhorrés
Bestiaux dont le fumier saturait les étables
Et génisses nourries d’aliments détestables
Attirées par le goût des cadavres humains
Dragon dévastateur écumant les chemins
Géant nommé Géryon riche d’un troupeau rouge
A surveiller de près avec ses bœufs qui bougent
Antée fils de Gaia qu’il fallait embrasser
Pour lui couper le souffle et non le terrasser
Car il reprenait vie quand il touchait la terre

Plus terrible a été la lutte avec Cerbère
D’où notre fils d’Alcmène est sorti sans trépas
Mais ensuite l’amour qu’il ne maîtrisait pas
L’a conduit à la mort dès lors que pour finir
La tunique endossée reçue de Déjanire
Qui croyait bien agir lui a brûlé la peau
Au point qu’il a quitté la vie pour le repos
« Oh quel farouche bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule »

 

Héraclès (Hercule chez les Romains), fils de Zeus et d’Alcmène, est le plus fameux héros de la mythologie gréco-latine qui lui prête un grand nombre d’aventures le faisant voyager jusqu’aux Enfers à travers le monde des Grecs avant Alexandre, entre l’est qui commence au Caucase et l’ouest borné par les « Colonnes d’Hercule », autrement dit le détroit de Gibraltar. Il est mentionné dès Homère. En Gaule il a connu une très grande popularité chez les Celtes romanisés. Les plus célèbres de ses exploits sont « Les douze travaux d’Hercule ». Redresseur de torts, personnification de la force physique, dont l’arme est la massue, il est l’ennemi des méchants et l’ami, le conseiller, le protecteur des hommes, en particulier contre les monstres, bien qu’il se laisse parfois emporter violemment par la colère et la vengeance. A la fin (Ovide, Les Métamorphoses, IX, vers 101-272), Hercule est consumé par la « tunique de Nessus » (une expression toujours utilisée pour désigner un cadeau empoisonné), que sa femme Déjanire lui a offerte en pensant que ce vêtement imprégné du sang maléfique mais magique de l’hydre de Lerne assurerait la fidélité amoureuse du héros. Il meurt sur le bûcher qu’il a construit ou fait construire pour mourir, avant d’être accueilli dans l’Olympe. Cette mort a inspiré à Victor Hugo deux vers de son « Tombeau de Théophile Gautier », écrit au décès de ce dernier en 1872 :
« Oh ! Quel farouche bruit font dans le crépuscule
« Les arbres qu’on abat pour le bûcher d’Hercule ! »

Dominique Thiébaut Lemaire

Degas à l’Opéra. Par Annie Birga

Exposition au Musée d’Orsay
24 septembre 2019-19 janvier 2020

 

 

Degas à l'Opéra, la classe de danseLa classe de danse (85,5/65 cm, 1876, huile sur toile, Musée d’Orsay)

Cette exposition est organisée par les Musées d’Orsay et de l’Orangerie et la National Gallery of Art de Washington, à l’occasion du trois cent cinquantième anniversaire de l’Opéra de Paris. Ces musées possèdent un fonds important d’œuvres de Degas. L’exposition a lieu successivement en France, puis en Amérique. Le commissariat général en est assuré par Henri Loyrette, éminent connaisseur  de l’artiste.

L’introduction de l’exposition fait voir des copies exécutées par Degas au Musée du Louvre ou bien pendant son séjour de trois ans en Italie, sculptures classiques, peintures de la Renaissance. Le champ de curiosité est vaste et Degas se fait un apprentissage de peintre classique qui va étayer sa création ultérieure. Suivent des dessins multiples réalisés au cours du temps ; ils marquent une attention soutenue aux mouvements du corps que le nu ou la silhouette des danseuses mettent en valeur. Le très beau tableau de 1860, «  Petites filles spartiates provoquant des garçons », est loin d’être un tableau d’histoire. Il s’agirait plutôt d’un exercice gymnique, ou, n’étaient les nus, d’une figure de ballet.

Le monde de la musique va entrer très tôt dans  la sensibilité du jeune homme. Son père, mélomane passionné, organise des soirées musicales dans le salon familial. Degas conservera longtemps un tableau qui en restitue le souvenir ému, « Lorenzo Pagans et Auguste  De Gas » (vers 1871-1872). Lorenzo Pagans, ténor espagnol, s’accompagne à la guitare ; avec la même précision observatrice de l’instrumentiste et de son instrument, Degas dessine et peint, dans leurs attitudes de musicien, pianiste, violoniste, violoncelliste. Mais c’est un bassoniste de l’Orchestre de l’Opéra, Désiré Dihau, qui, en lui passant commande de son portrait, finit de lui ouvrir les portes de l’Opéra. On voit le musicien en premier plan dans la toile « Musiciens à l’orchestre » (1870), et autour de lui d’autres membres de l’orchestre aux physionomies rendues avec vérité et science du portrait. Il en reprendra le thème la même année dans une version bien différente ; il est homme non de la correction, mais de la variation. Et il y étudie cet élément moderne du contraste entre la fosse obscure et la lumière vibrante de la scène, éclairage au gaz qui va devenir électrique. Deux toiles importantes de cette période évoquent des spectacles à succès. En 1867-1868, il réalise un tableau de grandes dimensions – ce qui va devenir très rare dans sa production -, un  « Portrait  de Mlle E(génie) F(iocre)  à propos du ballet de « la Source » ; il semble surprendre dans un moment de pause la belle danseuse en costume exotique, accompagnée de deux autres danseuses et d’un cheval (inspiré par l’une de ses sculptures et, plus tard, repris par Gauguin), tandis que le décor de roches et d’eau courante fait hésiter entre réalité ou théâtre. En 1872 c’est une scène à succès que Degas choisit de représenter, le ballet sarabande des nonnes dans l’opéra « Robert le Diable » de Meyerbeer. Il s’attache à rendre le contraste entre la lumière lunaire du cloître et les mouvements frénétiques du ballet blanc, tandis que les musiciens, partitions mises à part, demeurent dans la pénombre. En 1876, il peint une variation sur ce même thème.  A nous de confronter les deux versions.

Degas est donc devenu un spectateur assidu de l’Opéra. Il privilégie l’opéra français. La salle de la rue Le Peletier brûle en 1873 et en 1875, c’est l’Opéra de Garnier qui la remplace. Mais Degas n’aime pas le Second Empire et il continuera à placer ses scènes de danse dans les ambiances de la rue Le Peletier. Une salle de l’exposition présente des livrets, des maquettes de décors  (en particulier ceux de Ciceri), des affiches, des images de chanteurs en vogue, tous documents prêtés par la B.N. Bibliothèque de l’Opéra.

A partir de sa maturité, les thèmes choisis par Degas se raréfient et la danse y tient une place de choix. Toutes les techniques y sont employées. Les dessins sont un répertoire d’images qu’il reprend dans les peintures ou pastels. Parfois il en isole un sur papier coloré bleu ou vert. Il note les positions des danseuses, les mouvements de pieds, de bras, de jambes. La pierre noire, le fusain, la gouache peuvent se mélanger ou se superposer. Dans ses toutes dernières années quand sa vue a beaucoup baissé, il crayonne, cernées d’un noir épais, de grandes silhouettes de nus en mouvement, dessins quasi expressionnistes d’une violence inattendue.  Il recommande à son ami Forain de lui consacrer une seule phrase en guise d’oraison funèbre : « Il aimait le dessin ». Il est aussi graveur et, à la recherche de techniques rares, il pratique le monotype. Il lui réserve des scènes de genre à caractère social. Il illustre ainsi un récit de son ami, le librettiste et écrivain Ludovic Halévy. Celui-ci relate les aventures de deux jeunes ballerines, les Petites Cardinal, dans les coulisses de l’Opéra, guettées par des aspirants protecteurs avec la bénédiction de leur mère maquerelle. Petites gravures très incisives, bien vues plus tard par Toulouse-Lautrec. On sait que les sculptures de Degas sont toutes à la cire et que ce n’est qu’après sa mort qu’on en tirera des bronzes. Les petites sculptures à la cire sont des études de position et leur titre technique est la preuve de l’extraordinaire précision et attention au mouvement du peintre-dessinateur. Un exemple : « Danseuse, position de quatrième devant sur la jambe gauche ». On revoit aussi la fameuse « Petite danseuse de quatorze ans », complétée d’accessoires véritables, jupe et cheveux, pause tendue qui passa pour provocatrice auprès des censeurs .

La partie – phare de l’exposition demeure la succession de pastels et tableaux, dont le thème unique est la danse dans tous ses états. Et où se manifeste la maestria de l’artiste et sa variété d‘ exécution, son sens de la composition, son maniement de la lumière, son goût pour les couleurs. A côté des tableaux vus habituellement au Musée d’Orsay sont venus des chefs-d’œuvre de nombreux musées du monde. De vastes salles de répétition avec des miroirs, des portes et des perspectives. Des parquets parfois semés d’un arrosoir, d’un tissu, de chaussons. Là-dedans, des danseuses parfois isolées ou à la barre, parfois en grappes. Des couleurs vives, par ci par là, de nœuds de ceintures sur le tutu, .Des lumières sur les cheveux, sur les joues, une atmosphère de travail sous la houlette du maître de danse (Jules Perrot avec sa canne dans «  La Leçon de danse » (1874).  Des moments de fatigue, surpris. Un salut de la danseuse étoile, bouquet à la main. Une danseuse posant chez le photographe dans une atmosphère bleutée de crépuscule. Au passage, on ne s’étonne pas que Degas ait lui-même fait de si bonnes photographies, certaines utilisées pour son travail. Des vues panoramiques dans des « tableaux en long » avec seulement des aperçus de jambes qui descendent un escalier tournant. Le pastel lui permet d’aller vite et de rendre l’immédiateté du mouvement. Degas y a de plus en plus recours (redoutant pour la vision du peintre les effets négatifs de la térébenthine employée dans la peinture à l’huile) et il y trouve la délectation de la couleur, « des orgies de couleurs », dit-il  : «  Trois danseuses en jupe saumon » (1904), « Deux danseuses en jaune », « Trois danseuses (jupes bleues, corsages rouges) ». A ce moment il est plus proche d’Odilon Redon ou de Gustave Moreau que de l’Ingres de sa jeunesse.

Peintre original, qui n’est rattachable à aucun mouvement précis, même s’il a exposé dans de nombreux salons des Impressionnistes, faisant jonction avec le vingtième siècle – et ce n’est pas pour rien qu’il suscita l’admiration de Gauguin et de Maurice Denis – Degas est l’un des plus grands artistes français et cette belle exposition lui rend honneur. Elle le montre dans ses recherches, dans son évolution, dans sa variété à facettes.

Annie Birga

Mythologie : Dédale et Icare

Légendaire ingénieur Dédale a inventé
Plus d’une nouveauté que les Grecs ont vantée
En Crète il a bâti le fameux labyrinthe
Auquel il a laissé sa marque son empreinte
C’est-à-dire son nom quand on y est entré
Le risque que l’on court est d’y rester cloîtré
Bien qu’il ne soit muni d’aucune fermeture
Pour clore les issues c’est une architecture
D’où seuls peuvent sortir les plus malins des rats
Et les plus ingénieux des gens dans l’embarras
Qui savent dérouler perdus dans ces arcanes
Sans le perdre en chemin le fameux fil d’Ariane

Après avoir pu fuir les tortuosités
Compliquant les couloirs où tout fait hésiter
Dédale en lui sentait renaître le désir
De son pays natal avec le déplaisir
D’être sur une terre environnée de flots
Gardé loin de chez lui comme dans un enclos
Il déclare à son fils ne restons pas captifs
Prenons la voie des airs à défaut d’un esquif
Il se fabrique une aile imitant les oiseaux
Attachée à l’épaule avec de fins roseaux
Faite pour chaque bras d’un ensemble de plumes
Collées par de la cire et non par du bitume
Il en dote son fils et s’en revêt aussi
Lui donne des conseils qui montrent du souci
L’exhorte en lui disant « pas d’imprudence Icare
Demeure près de moi évite les écarts »
Mais son fils qui se livre au plaisir de voler
S’élève dans l’espace où il a décollé
Cède à l’attrait du ciel abandonne son guide
S’approche du soleil glissade dans le vide
Et ses ailes de plume et de cire en fondant
Le plongent dans la mer sous les rayons ardents

 

Le dieu de la mer, Poséidon, pour se venger, a éveillé chez Pasiphaé, épouse du roi Minos, une passion monstrueuse pour un taureau que le roi avait refusé de sacrifier à ce dieu. Elle a demandé Dédale de lui créer un simulacre de vache afin qu’elle puisse se glisser à l’intérieur et s’unir avec le taureau grâce à ce subterfuge. De cet accouplement est né le Minotaure que Minos a enfermé dans un labyrinthe construit par Dédale, décidément très sollicité. La seule solution pour en ressortir était de dérouler un fil de laine et de le suivre jusqu’à la sortie. Dédale a donné la solution à une fille de Pasiphaé, Ariane, qui a remis une pelote de laine à Thésée pour qu’il s’en serve afin de s’échapper après y avoir tué le Minotaure (voir « Les Enfants de Pasiphaé » dans le présent recueil). Le mythe du labyrinthe et le mythe d’Icare sont liés par le personnage de Dédale : Icare, fils de ce dernier, s’est tué en essayant de voler avec les ailes fabriquées par son père. L’esprit d’invention s’est manifesté chez d’autres membres de cette famille. La sœur de Dédale avait confié à celui-ci l’instruction de son fils, âgé de douze ans, « capable de bien profiter des leçons d’un maître ». Ce neveu, « ayant remarqué chez les poissons l’arête du milieu et l’ayant prise pour modèle, tailla dans un fer acéré une série de dents et inventa la scie. Il fut aussi le premier qui unit l’un à l’autre par un lien commun deux bras de fer, de sorte que, toujours séparés par la même distance, l’un restait en place, tandis que l’autre traçait un cercle. Dédale, jaloux de lui, le précipita du haut de la citadelle de Minerve [Pallas Athéna en grec], puis il répandit le bruit mensonger d’une mort accidentelle ; mais Pallas, protectrice du génie, le reçut dans ses bras ; elle en fit un oiseau [nommé Perdrix, nom du jeune homme ou de sa mère] et, au milieu même des airs, le couvrit de plumes. La vigueur de son esprit jadis si prompt a passé dans ses ailes et dans ses pieds ; il a gardé son ancien nom. » (Ovide, Les Métamorphoses, livre VIII, vers 236 et suivants).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Eôs et Tithon

Déesse de l’aurore Eôs aux doigts de rose
Apparaît après l’aube en robe de safran
Séduisante en couleur plus belle en vers qu’en prose
Dans le ciel pâle encore elle a le premier rang

D’elle naît au matin l’étoile Phosphoros
Qui n’est autre le soir que l’étoile Hespéros
Les larmes de ses yeux sont des pleurs de rosée
Que  la mort de Memnon son cher fils a causés
Et causera toujours malgré tous ses amours
Qui la consolent mal quand débute le jour
Malgré son aventure avec Mars le guerrier
Trahison dont Vénus a été contrariée

Sœur du soleil Hélios de Séléné la lune
Toujours jeune attisant de jalouses rancunes
Eôs a enjôlé le beau chasseur Orion
Aimé par Artémis tué par un scorpion
Elle a ravi Tithon dans les deux sens du verbe
Tithon qu’a évoqué le poète Malherbe
Dans sa consolation à Monsieur du Périer
Qui s’affligeait d’un deuil tout de noir colorié
Eôs a obtenu le statut d’immortel
– Oubliant d’ajouter la jeunesse éternelle –
Pour son amant humain lequel a donc vécu
Victorieux de la mort mais le temps l’a vaincu
Dans une longue vie de durée sans égale
Peu à peu desséché transformé en cigale
Voué à supporter son âge à l’infini
Dans un corps consumé peu à peu raccorni
Il endure sans fin les maux de l’existence
Excepté le trépas dont nous faisons des stances

 

Fille des Titans Hypérion et Théia, Eôs qualifiée par Homère de déesse « aux doigts de rose » et « en robe de safran » appartient à la catégorie des divinités gréco-romaines personnifiant la nature, comme son frère Hélios ou Sol le Soleil et sa sœur Séléné ou Luna la Lune. Comme le note Georges Hacquard dans son Guide mythologique de la Grèce et de Rome (1984) : « Essentiel dans la religion primitive, le culte de l’astre solaire perdra de son importance à l’époque classique – au bénéfice notamment d’Apollon, dieu du soleil – mais retrouvera toute sa puissance sous l’Empire, grâce à l’influence des religions orientales […] et tendra de plus en plus vers un monothéisme dont le christianisme recueillera les traditions. » Sa sœur Eôs ou Aurore s’est éprise de nombreux mortels, en particulier du beau Tithon, Troyen frère de Priam, qui lui a donné deux fils, Memnon (tué par Achille) et Emathon. Pour éviter qu’il ne connaisse un sort semblable à celui d’Orion, Eôs a supplié Zeus d’accorder à son amant l’immortalité. Mais elle n’a pas pensé à demander aussi pour lui l’éternelle jeunesse. Impotent et desséché au long d’une vie interminable, bien que nourri d’ambroisie, il est finalement réduit aux dimensions d’une cigale. Au XVIIe siècle, Dans les stances de sa « Consolation à M. Du Périer » qui a perdu sa fille, morte jeune, Malherbe mentionne ce personnage mythologique en disant dans un bel alexandrin que, pour lui, « Tithon n’a plus les ans qui le firent cigale » et que le mérite d’une vie ne se mesure pas à sa longueur  :

Non, non, mon Du Périer, aussitôt que la Parque
Ote l’âme du corps,
L’âge s’évanouit au-deçà de la barque [des Enfers]
Et ne suit point les morts.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Phaéton

Phaéton veut savoir s’il est fils du Soleil
Dont la demeure au ciel resplendit sans pareille
Il gravit le chemin qui monte à ce palais
Lumineux plein d’éclat de feux et de reflets
Il s’approche du dieu mais s’arrête à distance
Ne pouvant soutenir son regard trop intense
Et demande de loin au maître de ces lieux
Qu’il prouve son amour paternel et radieux
En donnant à son fils permission de conduire
Les chevaux du soleil dès que le jour va luire
Jusqu’à ce qu’il s’éteigne à l’heure du couchant
L’astre dieu qui rayonne hésite en s’approchant
–  Après avoir ôté sa couronne de flamme –
A prononcer l’accord que son fils lui réclame
Puis il cède et dit oui mais il craint le destin
Si Phaéton se montre un pilote incertain

L’aurige trop léger dès l’effort matinal
Fait craindre une déroute en phase terminale
Son char monte la pente escarpée du début
Tiré par des chevaux déjà presque fourbus
D’avoir dû la gravir livrés à leur humeur
Sans avoir bien senti la main du  conducteur
Puis il faut traverser dans les hennissements
Les signes du zodiaque un bestiaire inclément
Les cornes du Taureau la mâchoire du Lion
Doivent être esquivées scorpion
Phaéton ne sait plus comment tirer les rênes
Tantôt il monte au ciel tantôt il plonge et freine
Ses gestes sont rythmés par sa tachycardie
Il allume au passage un immense incendie
Son errance fantasque est proche du désastre
Entre la terre basse et le lointain des astres
Alors pour leur salut tous prient Zeus roi des cieux
De foudroyer ce fou son char et son essieu
L’aventure finit par des pleurs élégiaques
Après avoir atteint les confins du zodiaque

 

Tandis qu’au temps du déluge, le monde a été dominé par l’eau, lors de l’aventure de Phaéton il a été soumis au feu. L’eau et le feu sont les deux éléments naturels dans lesquels les humains ne peuvent pas vivre, à la différence de la terre et de l’air qui leur sont davantage propices, même si, de nos jours, c’est l’air qui nous menace le plus par l’oxyde de carbone invisible dans l’atmosphère. Phaéton va être victime de sa prétention, comme le lui dit d’emblée le Soleil : « Ton destin est d’un mortel, ton ambition d’un immortel. Et encore il n’est pas permis aux dieux d’obéir un tel honneur [conduire le char du soleil] ; dans ton inconscience, tu dépasses leurs prétentions ; que chacun d’eux soit fier de sa puissance, j’y consens ; mais aucun ne peut se tenir sur le char qui porte la flamme, excepté moi. Même le souverain du vaste Olympe, dont la main terrible lance la foudre sauvage, ne conduira jamais mon char ; pourtant qu’ai-je de plus grand que Jupiter ? » (Ovide, Les Métamorphoses, II, vers 1-366). Ce passage fait ressortir des incohérences mythologiques, la première étant celle d’une double hiérarchie divine : la hiérarchie des dieux à visage humain, au sommet de laquelle se trouve Zeus-Jupiter, mais aussi la hiérarchie des dieux en tant que puissances naturelles, au sommet de laquelle se trouve le Soleil. Autre incohérence de la mythologie, un immortel peut y être le père d’un mortel. En l’occurrence le soleil immortel est le père du mortel Phaéton, induit en erreur par la logique humaine qui le pousse à se croire capable de tout faire comme son père.Les Naïades de l’Hespérie (située au couchant) ont déposé dans un tombeau son corps consumé par la flamme « aux trois dards », et elles ont inscrit sur la pierre : « Ci-gît Phaéton, conducteur du char de son père. S’il n’a pas réussi à le gouverner, du moins il est tombé victime d’une noble audace » (Ovide, Les Métamorphoses, II, vers 327-328).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Iô

Lorsque le roi des dieux succombe au charme d’Iô
Il suit comme toujours le même scénario
Une forêt complice entourait le bocage
Et formait alentour en douceur une cage
Où vivaient à l’abri plusieurs divinités
Des nymphes dans la fleur de leur féminité
S’allongeaient alanguies sous l’ombrage des arbres
Et des ondins puissants arrondissaient le marbre
En sculpteurs avisés pour y creuser des lits
Et donner plus de lustre à la roche polie
Dans cette compagnie la plus belle naïade
Iô qui s’est dénudée sans fard pour la baignade
Est remarquée par Zeus aussitôt celui-ci
Libère son désir de tout autre souci
Que celui d’exercer son pouvoir de cuissage
il ne mérite pas qu’on le dénomme sage
Héra pendant ce temps s’étonne des nuées
Qui jettent sur ce lieu de l’ombre accentuée
Connaissant son époux ses petites malices
Et découvrant alors une blanche génisse
Avatar de la nymphe aimée de l’Olympien
Elle dépêche Argus à qui n’échappe rien
Pour garder cette vache et faire le veilleur

Quand Argus est tué sur ordre supérieur
Elle répand ses yeux sur les plumes du paon
L’oiseau qu’elle préfère et elle excite un taon
Derrière la korê changée en animal
Poursuivie jusqu’au Nil par l’insecte anormal
C’est là que Zeus demande indulgence et pitié
Circonvient de ses bras sa jalouse moitié
Héra s’apaise alors et Iô perdant ses cornes
Retrouve une beauté qui dépasse les bornes
Au point de réveiller après un bref répit
Chez la reine des dieux la passion du dépit

 

Zeus-Jupiter s’intéresse beaucoup aux jeunes femmes dans des histoires d’amour subalterne ayant beaucoup de liens avec la race bovine, soit qu’il se déguise lui-même en taureau (voir le mythe d’Europe), soit qu’il transforme en génisse la nymphe qu’il a convoitée comme dans la légende d’Iô pour essayer de dissimuler son aventure (Ovide, Les Métamorphoses, I, vers 624 et suivants). Héra-Junon n’est pas dupe des stratagèmes de son époux et frère, qui se laisse aller à ses désirs. Elle s’en irrite au point d’acquérir une réputation de jalouse qui répond à la réputation de Zeus comme « cavaleur » impénitent, souvent ridicule à nos yeux. Elle surveille la nymphe devenue génisse par l’intermédiaire du géant Argus aux cent yeux que Zeus fait tuer. Dans l’antiquité, les troupeaux étaient synonymes de richesse, ce que montre le mot latin pecunia qui désigne l’argent en général, mais qui signifiait étymologiquement fortune venant du bétail (pecus). La légende d’Iô est le sujet de nombreux tableaux (Corrège, Tintoret, Vélasquez, Rubens, Jordaens…) De même qu’Europe (qui est censée descendre d’Iô par Epaphos, Libye, Agénor : voir ci-dessous) franchit la Méditerranée d’est en ouest, de la Phénicie à la Crète, Iô traverse cette mer du nord au sud. En Egypte, elle aurait donné naissance à Épaphos (identifié par Hérodote au dieu-boeuf Hâpi, Apis en grec) qui a une querelle avec Phaéton, contestant que celui-ci soit fils du Soleil (Hélios) comme il s’en vante. Epaphos devient roi d’Égypte et épouse Memphis, née du Nil, en l’honneur de laquelle il fonde la ville de Memphis et de qui il a une fille, Libye (Apollodore, Bibliothèque, II, 1, 1-4).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : le serpent Python

De l’épaisse alluvion laissée par le déluge
Est sortie une vie qui paraissait transfuge
D’un monde différent né de l’interaction
Entre sol et soleil après la submersion
Lorsque la chaleur moite a fait gonfler la fange
Et qu’elle y a produit non pas des sortes d’anges
Mais d’effrayants dragons à partir de la boue
Certains si monstrueux qu’ils en étaient tabous
Par exemple Python le serpent colossal
Qui sur la terre neuve allongeait sa dorsale
Ainsi qu’une montagne enchaîne les sommets
De sa ligne de crête on croyait qu’il dormait
Pour tout homme il était un objet de terreur
Il maîtrisait ses proies qu’il serrait constricteur
Dans ses nœuds et replis dans ses embrassements
Jusqu’à couper le souffle et arrêter le sang
Des victimes pressées par cet étau mortel
Oxygène bloqué dans leur corps qui pantèle

Apollon a tué cet énorme rampant
Dont le danger tenait tout le monde en suspens
Dès sa prime jeunesse il avait manié l’arc
Désormais sauroctone il en a fait sa marque
En se remémorant sa mère menacée
Qui le portait enfant chasseur alors chassé
Comme elle poursuivi par ce puissant reptile
Que l’épouse de Zeus jalousement hostile
Avait lancé contre eux mais vidant son carquois
Vengeur il a fait feu de ses tirs adéquats
Ses flèches ressemblant à des rayons de flamme
Ont transpercé Python qui poussait de longs brames
Comme n’en pousse pas dans les jours anodins
L’habituel gibier de chevreuils et de daims
C’est ainsi qu’a fini criblé dans la douleur
Ce serpent peau trouée dépourvue de valeur

 

Les humains seraient nés des pierres que Deucalion et Pyrrha ont semées après le déluge. « La terre enfanta d’elle-même les autres animaux sous des formes diverses, lorsque l’humidité qu’elle retenait encore se fut échauffée sous les feux du soleil, lorsque la chaleur eut enflé la fange et les eaux marécageuses, lorsque les germes féconds des choses, nourris par un sol vivifiant, se développèrent comme dans le sein d’une mère. Ainsi quand le Nil aux sept embouchures a quitté les champs inondés et ramené ses flots dans leur ancien lit, quand du haut des airs l’astre du jour a fait sentir sa flamme au limon récent, les cultivateurs, en retournant la glèbe, y trouvent un très grand nombre d’animaux […] En effet, lorsque l’humidité et la chaleur se sont combinées l’une avec l’autre, elles conçoivent ; c’est de ces deux principes que naissent tous les êtres ; quoique le feu soit ennemi de l’eau, un rayonnement humide engendre toutes choses et la concorde dans la discorde convient à la reproduction. Donc, aussitôt que la terre, couverte de boue par le déluge récent, recommença à recevoir du haut des airs la chaleur des rayons du soleil, elle donna naissance à des espèces innombrables […] Ce fut bien contre son gré qu’elle t’enfanta aussi à cette époque, colossal Python ; pour les peuples nouveau-nés, serpent alors inconnu, tu étais un objet de terreur, tant tu occupais d’espace le long de la montagne. L’archer divin, qui jamais auparavant ne s’était servi de ses armes que contre les daims et les chevreuils, l’accabla de mille traits » (Ovide, Les Métamorphoses, I, vers 416-444). Python est mort éliminé par Apollon fils de Zeus et de Léto ou Latone rivale de Junon, mais le python en tant que nom commun existe toujours. Le traducteur du texte latin, le professeur Georges Lafaye, note que la fable de la génération spontanée du vivant produit par la boue, « qui est probablement d’origine égyptienne, a été acceptée sans contrôle par d’autres écrivains de l’antiquité comme l’expression d’un fait réel. »

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Niobé

Niobé se vantait d’être riche de tout
Parée de ses atours fière de ses atouts
Descendante de Zeus et fille de Tantale
Epouse d’un grand roi dont le pouvoir mental
Allait jusqu’à mouvoir les pierres par son chant
Un pouvoir de créer à Thèbes sur le champ
Des remparts et palais pour loger la famille
Issue de son union sept garçons et sept filles
Une fécondité que Niobé tenait
Pour signe du bonheur qui lui appartenait
Pour marque qu’elle était de celles qui étonnent
Pour preuve d’être en tout supérieure à Latone
Autrement dit Léto qui avait seulement
Des jumeaux fils et fille à peine deux enfants
Certes mais quels enfants Phébus et Artémis
Niobé aurait dû se les rendre propices
Plutôt que d’exciter ces dangereux archers
Et leur amour filial prêts à se revancher

Niobé l’excessive enflammée d’un orgueil
Qui l’a bientôt conduite au plus cruel des deuils
Proclame que ses biens font sa sécurité
Qu’elle a plus de grandeur que ces deux déités
Mais celles-ci sans trouble ont ajusté leurs flèches
Avec une rigueur que nul remords n’empêche
En se mettant d’accord pour transpercer de traits
Artémis les sept sœurs comme on chasse en forêt
Et Phébus Apollon les sept frères qui mordent
La terre dès l’instant qu’il fait vibrer sa corde
Désormais Niobé n’est plus objet d’envie
Son visage a perdu la couleur de la vie
Figée par la souffrance elle devient de pierre
Si ce n’est que le roc dessinant ses paupières
Sur le sommet d’un mont fait ruisseler de l’eau
Que le vent des hauteurs change en pleur et sanglot

 

Niobé, qui était d’après la légende une Lycienne originaire du même pays qu’Arachné, en Asie Mineure, était animée d’un orgueil semblable à celui de sa compatriote. Elle avait épousé Amphion, roi musicien de Thèbes, fils de Zeus. Il semble que son histoire, comparée à celle de l’experte tisseuse changée en araignée, reflète le même antagonisme entre la Grèce d’Europe où se trouve Thèbes et la Grèce d’Asie Mineure où se trouve la Lycie. Elle prétendait obtenir pour elle les hommages que les Thébaines avaient l’habitude de rendre à Latone ou Léto, mère des jumeaux Phébus-Apollon et Diane-Artémis. « Pourquoi des autels destinés au culte de Latone, disait-elle, alors que l’encens n’a pas encore été offert à ma divinité ? » (Ovide, Les Métamorphoses, livre VI, vers 146 et suivants). Elle se vantait d’être supérieure en particulier par le nombre de ses fils et filles (douze au total chez Homère, quatorze chez Euripide et Ovide, dix-huit chez Sappho, vingt chez Pindare). C’est la raison pour laquelle, à la demande de leur mère, Apollon et Artémis ont tué de leurs flèches les enfants de Niobé. Celle-ci, pétrifiée par ces meurtres, a été transportée par un vent impétueux de Thèbes jusqu’en Lydie, sur le mont Sypile où régnait son père, et où l’on montrait un roc de marbre qui continuait à verser des larmes. Le sort de ce personnage mythologique a inspiré de nombreux sculpteurs et peintres. Les poètes Théophile Gautier et dans ses Poèmes antiques Leconte de Lisle, ayant gardé quelque chose de l’esprit romantique,  ont consacré chacun une invocation à Niobé. « Niobé sans enfants, mère des sept douleurs… / Quel fleuve d’Amérique est plus grand que tes pleurs ? » se demande Gautier à la fin de son poème. Et Leconte de Lisle termine le sien par ces vers : « Oh ! Qui soulèvera le fardeau de tes jours ? / Niobé ! Niobé ! souffriras-tu toujours ? »

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Arachné

La lydienne Arachné plus experte que sage
Prétendait surpasser en filage et tissage
La déesse des arts la divine Athéna
Qui patronait aussi tous les artisanats
Celle qu’en Italie on appelait Minerve

Arachné aurait dû rester sur la réserve
Au lieu de lui lancer son ambitieux défi
Mais Athéna veut voir cet orgueil déconfit
Après avoir compris que cette tisserande
Sûre d’être des deux l’artiste la plus grande
Dotée d’un beau talent certaine de ses dons
Refuserait toujours d’en demander pardon

Deux métiers sont dressés pour commencer l’épreuve
Entre les fils croisés les navettes se meuvent
Athéna va montrer sur sa pièce tissée
Plus belle qu’une ébauche aux contours esquissés
Des scènes en couleurs illustrant l’infortune
Que réservent les dieux capables de rancune
A tous les insolents à tous les orgueilleux
Qui croient pouvoir braver la puissance des cieux
Arachné pour autant n’en devient pas modeste
Consacre son ouvrage aux abus manifestes
Aux écarts de conduite auxquels se sont livrés
Sans vergogne les dieux trop souvent enfiévrés
Au premier rang desquels se trouve Jupiter
Descendant des hauteurs pour séduire sur terre
Sous ses déguisements de trompeur enjoué
Europe Danaé Léda femmes flouées

Athéna est blessée deux fois par cet ouvrage
Insolence et beauté double motif de rage
Aussi transforme-t-elle en sinistre araignée
Cette Arachné douée qu’il fallait calomnier

 

Arachné, fille d’un teinturier en pourpre, était une jeune tisserande de Lydie (ou Méonie), contrée d’Asie mineure proche de la mer Égée, dont le roi le plus célèbre a été Crésus. Le nom de cette tisserande est celui que les Grecs de l’Antiquité donnaient à l’araignée, qui produit une soie avec laquelle elle tisse sa toile « arachnéenne » et se soutient dans l’air lorsqu’elle se laisse tomber. Experte dans l’art du tissage, elle a osé comparer son talent à celui d’Athéna-Minerve. Un concours ayant été organisé, la déesse illustre sur sa toile la puissance des dieux de l’Olympe tandis qu’Arachné préfère tisser les frasques de Zeus avec ses nombreuses amantes. Athéna irritée à la fois par la beauté et par le sujet de l’étoffe produite par sa rivale pour montrer son talent, la déchire et frappe de sa navette le front d’Arachné. Celle-ci, outragée, veut se pendre (allusion sans doute aux araignées pendues à leur fil), mais Pallas Athéna adoucit ce triste destin de mortelle en la transformant en l’animal aux maigres doigts qui continue jusqu’à nos jours à tisser ses toiles (Ovide, Les Métamorphoses, livre VI, vers 1 et suivants). Peut-être ce mythe fait-il allusion à la rivalité entre la Grèce européenne où se trouve Athènes, ville d’Athéna, et la Grèce d’Asie mineure où se trouve le pays d’Arachné. Celle-ci fait partie des personnages qui, dans la mythologie gréco-latine, font preuve d’hubris ou hybris et subissent le châtiment que leur attire leur prétention à rivaliser avec les divinités.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Europe

 

Le dieu mythologique est prompt aux coups de foudre
Et comme c’est un dieu nous devons l’en absoudre
En amour par exemple il craque lorsqu’il voit
Du haut de son Olympe une femme de choix
Dans la présente histoire elle s’appelle Europe
Digne de dithyrambe embellie par les tropes
Fille du roi de Tyr elle aime les troupeaux
Pour lui complaire Zeus prend forme de taureau
C’était à une époque où l’attrait du bétail
Etait plus important que celui des batailles
L’animal apparaît comme paré de blanc
Europe se rapproche elle a le cœur tremblant
Mais il a des yeux doux n’inspirant pas de crainte
Sur lui nulle noirceur n’a laissé son empreinte
Et bien qu’il n’ait pas l’air de chercher le combat
Dans son allure noble il n’y a rien de bas
Lorsqu’elle tend vers lui une poignée de fleurs
Il mange ce qu’elle offre et de sa langue effleure
La belle donatrice en lui léchant les doigts
De sorte qu’elle oublie dans le pré qui verdoie
D’être en tout temps princesse et voici qu’elle adorne
De guirlandes la bête en décorant ses cornes
Voici qu’elle s’assoit folâtre sur son dos
Avant de prendre peur dès lors que crescendo
La course du taureau dans sa hâte secrète
L’emporte sur les flots jusqu’à l’île de Crète

Le roi Minos est né de ce dieu ruminant
Qui a couru sur l’eau entre deux continents
Ce mythe est un rappel des migrations humaines
Ayant transmis jadis par la force ou l’hymen
Au monde occidental élevage et culture
Esprit de découverte et goût de l’aventure
En franchissant la mer entre la Phénicie
Et la Grèce crétoise aux fabuleux récits

 

Dans la mythologie gréco-latine, Europe n’est pas encore le nom d’un continent, mais celui d’une étrangère venue du Proche-Orient, fille d’Agénor roi de Phénicie. Il existe plusieurs versions du mythe, et plusieurs interprétations. D’après la plus raisonnable, celle de Boccace (De claris mulieribus), Europe aurait été enlevée par le roi de Crète sur un navire qui portait sur sa proue ou sa voile le dessin d’un taureau. Le poème qui suit s’inspire d’Ovide, selon lequel Europe a plu à Zeus-Jupiter, qui lui est apparu dans une prairie sous la forme d’un taureau blanc, et qui a traversé à la nage ou à la course une partie de la Méditerranée en emportant la jeune fille jusqu’en Crète. Ce poème rajoute que le mythe d’Europe pourrait être une réminiscence d’un temps où se sont produites d’importantes migrations d’éleveurs-agriculteurs venus du Proche-Orient vers l’Europe. « La princesse ose même, ignorant qui la porte, s‘asseoir sur le dos du taureau. Alors le dieu, quittant par degrés le terrain sec du rivage, baigne dans les premiers flots ses pieds trompeurs ; puis il s’en va plus loin et il emporte sa proie en pleine mer. La jeune fille, effrayée, se retourne vers la plage d’où il l’a enlevée ; de sa main droite elle tient une corne ; elle a posé son autre main sur la croupe ; ses vêtements, agités d’un frisson, ondulent au gré des vents » (Ovide, Les Métamorphoses, II, vers 868-875). « Europe paraissait tourner ses regards vers la terre qu’elle avait quittée, appeler ses compagnes et, pour ne pas être touchée par les flots qui l’assaillaient, ramener en arrière ses pieds craintifs. » (Ovide, Les Métamorphoses, VI, vers 104 et suivants). En Crète où elle est arrivée au terme de cette course échevelée, elle a donné naissance à Minos qui est devenu par la suite roi de l’île, père de plusieurs enfants dont Ariane, Phèdre, Deucalion. De nombreux artistes ont peint l’enlèvement d’Europe, entre autres Titien, Véronèse, Rembrandt, et plus récemment Vallotton ou Botero avec moins d’art et plus d’ironie.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Prométhée

Du céleste Ouranos et de Gaia la terre
Sont nés Kronos Rhéa parents de Jupiter
Dans un accouplement violent tempétueux
Dans un engendrement d’amour incestueux
Filiation titanesque à laquelle appartiennent
Des êtres surhumains d’époques très anciennes
Atlas est de ce nombre ainsi qu’Epiméthée
Et le voleur de feu leur frère Prométhée
Soutien du globe Atlas porte haut les montagnes
Il aide Jupiter par sa force et sa poigne
Avec sur son épaule un froid manteau neigeux
D’où sa tête dépasse en sommet nuageux

Tandis qu’Epiméthée dans le règne animal
Se plaît à sa mission d’agir tant bien que mal
Pour donner à chacun une aptitude un don
Et pour que nul vivant ne reste à l’abandon
Il distribue des crocs des griffes des mâchoires
Des écailles des pieds des mains ou des nageoires
Et des adaptations aux déserts aux forêts
Des ailes pour certains pour d’autres des jarrets
L’un obtient l’énergie et l’autre la prudence
L’un est prompt à l’attaque et l’autre à la défense
Mais Prométhée comprend que son frère agité
N’a doté les humains d’aucune qualité
Leur permettant de vivre avec plus d’assurance
Car il ne leur échoit que la faible Espérance
Une vertu qui n’est souvent qu’un faux-semblant
Dans le fond de la boîte enfermant les talents
N’importe Prométhée va trouver pour les hommes
Le feu qu’il vole au ciel malgré l’ultimatum
du dieu prêt à punir et c’est finalement
Le courage excédant la peur du châtiment
Le courage associé avec l’intelligence
Qui fait diminuer le manque et l’indigence

 

Les généalogies deviennent facilement complexes dès qu’elles englobent des liens de parenté autres que les liens directs entre parents et enfants. Dans la mythologie grecque, Prométhée (« le Prévoyant » en grec ancien), frère d’Atlas et d’Épiméthée, est un Titan cousin germain de Zeus-Jupiter et père de Deucalion qui a engendré les nouveaux hommes après le déluge. Il est connu pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe et pour l’avoir donné aux humains. Courroucé par cet acte déloyal, Zeus, avant de renoncer à ce châtiment, a condamné le coupable à être attaché à un rocher sur le mont Caucase, son foie dévoré par un aigle chaque jour, mais repoussant chaque nuit. Prométhée apparaît au VIIe siècle av. J.-C. dans la Théogonie d’Hésiode, puis au Ve siècle av. J.-C. dans Prométhée enchaîné, tragédie attribuée à Eschyle. Au mythe de Prométhée et d’Épiméthée se rattache celui de Pandore, belle jeune femme créée sur l’ordre de Zeus avec l’aide d’Athéna, et qui est devenue l’épouse d’Épiméthée. Pandore apportait dans ses bagages une boîte mystérieuse que le roi des dieux lui a interdit d’ouvrir, sachant qu’elle ne résisterait pas à la curiosité. De cette boîte à peine ouverte se sont échappés et se sont répandus dans le monde tous les maux qu’elle contenait. Dans le présent poème il est imaginé qu’à côté de la « boîte de Pandore » existait une « boîte d’Épiméthée », d’où celui-ci a sorti non pas les maux, mais les qualités à distribuer aux êtres vivants. Dans ce cas, où placer l’espérance? Le mythe la range dans la boîte des maux, parce qu’elle aiguillonne les désirs des humains à la poursuite de vains fantômes, mais peut-être faudrait-il la ranger plutôt dans la boîte des biens, comme le font par exemple la tradition chrétienne et les philosophes rationalistes européens tels que Descartes et Spinoza, parce qu’elle incite à ne pas se résigner mais à dépasser la tristesse pour tendre vers plus de joie.

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : châtiments éternels

Il est dans les Enfers un lieu de privilèges
Où des tourments de choix sans rien qui les allège
Durent l’éternité pour ceux que le destin
Condamne à l’ombre épaisse au brouillard indistinct
Après qu’ils ont suivi jusqu’au bas de la pente
Le chemin qui dévale ou qui parfois serpente
Entre l’épine dure et le fruit vénéneux
Vers un lieu près du Styx aux miasmes charbonneux
C’est là que peine en vain le malheureux Sisyphe
Qui ne peut accomplir cet effort décisif
De hisser d’accrocher son rocher au sommet
Qu’il voudrait couronner sans réussir jamais
Le fardeau qu’il élève au moindre faux pas roule
Toute sa pesanteur en contrebas s’écroule
Camus nous dit d’imaginer Sisyphe heureux
Est-ce possible en ce séjour si ténébreux
Lorsque sans cesse échoue son rêve d’acropole
Un rêve dont les dieux gardent le monopole

Non loin Tantale expie le vol des mets divins
Le nectar délicieux plus goûteux que le vin
L’ambroisie surpassant toute autre nourriture
Boire et manger pour lui sont désormais torture
En plus d’avoir volé les aliments des dieux
Le coupable a convié les habitants des cieux
En servant au banquet bonne chère son fils
Qu’ils ont ressuscité car l’odieux sacrifice
Les a tous indignés avant d’autres méfaits
Commis par sa lignée coutumière en forfaits
Famille criminelle où la mort se débride
De Tantale est issu la race des Atrides
Mais revenons à lui rien ne peut étancher
Sa soif l’eau des Enfers est bonne à recracher
Quant aux branches de fruits qu’il trouve dans son bagne
Il voudrait les cueillir un souffle les éloigne

 

Sisyphe, fils d’Éole, est le fondateur mythique de Corinthe. C’est peut-être parce qu’il aurait construit un palais démesuré sur l’Acrocorinthe, que son châtiment dans l’au-delà a consisté à rouler sans cesse un rocher au sommet d’une montagne. En entendant Orphée, Sisyphe se serait assis un moment sur son rocher (Ovide, Les Métamorphoses, X, 44). Lorsque le dieu de la Mort, Thanatos, est venu le chercher, Sisyphe lui a montré l’une de ses inventions : des menottes, avec lesquels il l’a immobilisé. S’apercevant que plus personne ne mourait, Zeus-Jupiter a envoyé le dieu de la guerre délivrer Thanatos afin que celui-ci (ou Hermès-Mercure) emmène de force Sisyphe aux Enfers. Autre transgresseur célèbre, Tantale est à l’origine de la famille des Atrides. Pélops, fils de Tantale, a été tué par son père qui voulait offrir sa chair aux dieux dans un banquet. Ressuscité par Zeus, il a régné sur le Péloponnèse après avoir gagné contre le roi une course de char. Par la suite ses fils Atrée et Thyeste se sont disputé la royauté. Au festin de réconciliation, Atrée a servi les membres et la tête des enfants de son frère à l’exception d’Égisthe. Agamemnon et Ménélas, fils d’Atrée (les différentes versions ne sont pas unanimes sur cette filiation) ont régné l’un sur Mycènes, l’autre sur Sparte. Agamemnon était l’époux de Clytemnestre, Ménélas l’époux de la belle Hélène, sœur de Clytemnestre. Lorsqu’il s’est agi de récupérer Hélène enlevée par le troyen Paris (motif de la guerre de Troie), le devin Calchas a consulté l’oracle de la déesse Artémis-Diane : pour réussir il fallait immoler Iphigénie, fille d’Agamemnon et de Clytemnestre (voir l’Iphigénie de Racine). Agamemnon était d’accord, mais la déesse a remplacé Iphigénie par une biche. Clytemnestre, ayant concu une aversion profonde contre son époux, l’a tué au retour de la guerre de Troie avec l’aide d’Egisthe, fils de Thyeste. Elle a été tuée à son tour par ses propres enfants Electre et Oreste, qui voulaient venger leur père (voir Les Mouches de Sartre).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : les enfants de Pasiphaé

 

Minos trouvait si beau le taureau que Neptune
Avait fait émerger comme bonne fortune
Des vagues de la mer si beau qu’il a voulu
Garder pour ses troupeaux l’animal né du flux
et reflux de l’écume à son seul bénéfice
Au lieu d’en faire au dieu le juste sacrifice

Neptune par colère a soufflé la passion
De ce taureau si blanc qu’il jetait des rayons
Dans le cœur de la reine épouse de Minos
Mais ce qui plus que tout donnait envie de noces
Contre nature à l’insensée Pasiphaé
C’est le sexe taurin désiré prohibé
dont le fantasme a engendré le minotaure
Etre d’un genre hybride ainsi que les centaures

Cet être à double forme à tête de taureau
Sur un corps de jeune homme il fallait un héros
Pour en débarrasser les Crétois et l’Attique
C’est l’exploit de Thésée d’après le mythe antique
Aidé par une sœur du monstre redouté
Demi-sœur toute humaine on ne peut en douter
Il a suivi le fil au fond du labyrinthe
Edifié par Dédale où l’on ressent la crainte
De rester prisonnier perpétuellement
Sans rencontrer de mur en pierre et en ciment
Mais grâce au fil d’Ariane et au bon horoscope
Thésée a pu tuer l’étrange tauranthrope
En ressortir vivant bien qu’il n’ait pas tenu
Sa promesse d’amour à la belle ingénue
Celle qui l’a aidé d’où les vers de Racine
Quand Phèdre a mieux compris son mal sans médecine
« Ari-ane ma sœur de quel amour blessée
Vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée »

 

Pasiphaé, épouse du roi crétois Minos, a donné naissance à des enfants qui se sont laissé aller comme elle à des excès passionnels, en particulier ses filles Phèdre et Ariane, sans oublier le Minotaure lui-même, bête féroce plutôt qu’être humain, qui est ce qu’on pourrait appeler un « tauranthrope », né de l’union de Pasiphaé avec un taureau blanc. Phèdre est le personnage principal de la tragédie de Racine qui lui doit son titre, épouse de l’Athénien Thésée ayant tué le Minotaure dans le labyrinthe crétois construit par Dédale. Elle est devenue passionnément amoureuse d’Hippolyte fils de Thésée, ce qui a conduit finalement Phèdre et Hippolyte à la mort. Quant à Ariane sœur de Phèdre, elle avait aidé précédemment Thésée à se retrouver dans le labyrinthe, grâce à une pelote de fil qu’elle lui a donnée et qu’il a déroulée en y entrant avant de suivre le fil en sens inverse pour sortir. Après avoir accompli sa mission, Thésée, d’après la version la plus connue de cette légende, celle que Racine a retenue, s’est désintéressé de l’intelligente Ariane et l’a abandonnée sur un rivage où elle est morte de chagrin. De ce mythe qui met en exergue la passion féminine interdite et/ou malheureuse, la langue a retenu notamment le mot « dédale », nom propre devenu commun, et l’expression « fil d’Ariane ».

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Atalante et Hippomène

Ovide a raconté le mythe d’Atalante
Plus rapide en courant qu’une étoile filante
Elle se distinguait par ces deux qualités
Sa beauté remarquable et sa vélocité
L’une lui attirait des prétendants en foule
L’autre comme un tapis sous elle se déroule
Lui servait à gagner ses concours dont le prix
Etait pour le vaincu la mort et le mépris
Toujours elle battait l’adversaire à la course
On ne sait d’où ses pieds tiraient cette ressource

Hippomène est venu blâmer les concurrents
Les traiter d’insensés mais bientôt il comprend
Ce qui les fait courir il admire Atalante
Qui foule à pas ailés de manière insolente
Le sol obéissant plus belle qu’Athéna
Tandis que son corps blanc se teinte d’incarnat
Et que sur son épaule ondoient ses cheveux noirs
Flottant comme un drapeau de triomphe et de gloire
Elle pourrait voler sur l’eau sans la troubler
Courir sans les courber sur les épis de blé
Séduit par cette femme il ne touche plus terre
Il invoque Vénus déesse de Cythère
Avec les  mots du cœur la priant de l’aider
Car il a sur le champ mieux que tous décidé
De préférer l’amour plutôt que la victoire
La déesse l’écoute émue par cette histoire
Retarde la championne au point qu’elle est vaincue
Par ce bel Hippomène amoureux convaincu
D’Atalante à laquelle il brûle de s’unir
Amour fort jusqu’au jour où les dieux vont punir
En les changeant tous deux en lions de combat
Ces amants qui osaient abriter leurs ébats
Dans un temple isolé lieu sacré jusqu’alors
Hors d’atteinte gardé par la faune et la flore

 

Atalante, une sorte de Diane, ne voulait d’autre époux que celui qui la vaincrait à la course, mais elle était toujours la plus forte et tuait ou faisait tuer ses concurrents malheureux. Hippomène, ébloui par le spectacle qu’elle donnait en courant, tomba amoureux d’elle. Bien que conscient du risque qu’il prenait, il participa à la compétition, et grâce à la protection de Vénus, il réussit à dépasser la championne, en jetant, pendant la course, des pommes dorées qu’elle s’attardait à ramasser. La pomme était consacrée à Vénus. Celles dont la déesse s’est servie pour favoriser Hippomène provenaient d’un de ses sanctuaires à Chypre, ou du Jardin des Hespérides selon une autre tradition. Hippomène a donc obtenu Atalante. Mais les deux époux, ayant profané par leurs ébats amoureux un temple élevé à la mère des dieux, Cybèle, personnification de la nature sauvage, ont été changés en lions (Ovide, Les Métamorphoses, livre dixième). Atalante apparaît sur des vases grecs décorés de scènes mythologiques : une hydrie à figures noires façonnée et peinte vers 530 avant J.-C. (musée de Munich) ; un lécythe attique à fond blanc datant d’environ 500 avant J.-C. (musée de Cleveland)… Une statue hellénistique de l’héroïne poursuivie par Hippomène a fait l’objet d’une copie par le sculpteur français Pierre Lepautre au début du XVIIIe siècle (conservée dans la cour Marly au Musée du Louvre).

Dominique Thiébaut Lemaire

Charles Filiger (Thann 1863-Brest 1928), peintre du groupe de Pont-Aven, ami de Gauguin. Par Maryvonne Lemaire.

FILIGER, galerie Malingue, 26 avenue Matignon du 27 mars au 22 juin 2019.
Commissaire de l’exposition : André Cariou.

« Depuis près de vingt ans la programmation de la galerie Daniel Malingue oscille entre les innovations de la toute fin du XIX° siècle (groupe de Pont-Aven et Nabis) et les découvertes du surréalisme (…). ces deux pôles sont réunis grâce à la présentation d’un exceptionnel ensemble d’œuvres d’un artiste cher à André Breton, Charles Filiger. » C’est sur ces phrases que s’ouvre le  catalogue de l’exposition que Daniel et Eléonore Malingue consacrent à ce peintre mal connu du groupe de Pont-Aven, particulièrement apprécié par Paul Gauguin : «  Il a un art bien à lui et un art bien moderne », écrit-il à Octave Maus, en le recommandant pour le Salon des XX en 1890.  Près de soixante-dix œuvres ont été rassemblées, provenant des musées de Quimper, de Saint-Germain-en-Laye, d’Albi, de Brest, d’Indianapolis ainsi que du cercle passionné de ses collectionneurs.

Une rapide biographie de ce peintre permet de le situer dans son époque. Charles Filiger est né à Thann en Alsace le 28 novembre 1863, troisième enfant de Martin Villiger et de Justine Chicherio, qui se sont mariés à Thann le 14 octobre 1844. Martin Villiger (le V germanique se prononce F) était dessinateur à la fabrique de tissus imprimés Scheurer-Lauth de Thann. Le père de Martin, présent au mariage de son fils, est mentionné comme « artiste-vétérinaire » donc technicien d’art aussi. L’Alsace devenant allemande après la guerre de 1870, Martin Villiger et Justine Chicherio choisissent de rester français. Quant à Charles, il renonce à travailler à la fabrique après y être resté quelque temps et décide, en 1880, de suivre une école d’arts décoratifs, contre la volonté de son père. A l’Atelier Colarossi, à Paris, il se lie à quelques peintres dont Claude-Emile Schuffenecker et Paul-Emile Colin, qui lui fait connaître Paul Gauguin.

Charles Filiger (il a simplifié l’orthographe de son nom) attire l’attention du collectionneur Antoine de la Rochefoucauld. En 1888, il quitte Paris après une agression dont il est l’objet dans le milieu homosexuel. Il part en Bretagne et retrouve à la Pension Gloanec de Pont-Aven Emile Bernard, Gauguin, Meyer de Haan. C’est l’année où le groupe des Nabis se constitue. Charles Filiger reste en Bretagne jusqu’à sa mort en 1928. Il passe treize années au Pouldu, près de Pont-Aven, hébergé chez Marie Henry ; puis ce sont deux errances à travers la Bretagne en 1901/1904 et 1905/1910, suivies de différents séjours dans les environs de Pont-Aven. Sur la recommandation de l’abbé Guillerm, il est accueilli et hébergé dans la famille Le Guellec en 1913 à Trégunc puis à Plougastel-Daoulas de 1915 à 1928, année où il meurt après une intervention chirurgicale à Brest.

Ainsi à partir de l’incident parisien, Charles Filiger qui est pourtant un artiste reconnu de ses pairs et de ses contemporains (l’écrivain Rémy de Gourmont, le poète Jules Bois, le critique Albert Aurier), qui expose au Salon des XX, au Salon de la Rose+Croix,  fait le choix de se retirer  loin de « la Ville » dans un isolement et un mal de vivre entretenus par « ses méchants besoins » d’alcool et d’éther. Sa peinture, sa foi religieuse et sa vie tendent alors à se confondre dans une même recherche d’absolu.

Ce qui surprend quand on entre dans la galerie Malingue, c’est d’abord le format des tableaux : ce sont de petits tableaux. Le plus grand, que l’on trouve dans la troisième salle, est celui du « Cheval blanc de l’Apocalypse » (37,5 x 50,5 cm). Le travail  semblerait parfois celui d’un miniaturiste, non seulement par la perfection de la ligne mais aussi par le fini décoratif des motifs qui ornent le tableau et le cadre lui-même, hermines, calices, fleurs oiseaux…  Un vrai travail de bénédictin, de la part de celui qui disait : « Ma peinture est une prière » ! Peut-être que  cette inspiration décorative qui annonce certaines préoccupations de l’Art Nouveau est aussi mémoire des impressions de la fabrique de Thann. Le format en trapèze irrégulier de certains tableaux surprend aussi. Beaucoup de couleurs pures très vives et vibrantes, bleu profond, vert, orange, rehaussées parfois d’or et d’argent.  Quand on se rapproche des œuvres,  on se rend compte qu’il s’agit tout simplement de gouaches – parfois un peu d’aquarelle – sur papier ou carton. Et la vibration de ces couleurs est loin d’être rendue dans les reproductions  La pauvreté du peintre ne suffit pas à expliquer ce choix constant et particulièrement risqué pour la survie des tableaux.

La première salle d’exposition met en évidence une évolution de la peinture, du pointillisme des paysages d’Ile-de-France aux aplats du synthétisme de Pont-Aven. «La Sainte endormie », œuvre offerte à Gauguin par Filiger, « La Prière », oeuvre reproduite dans un article du critique Aurier dans l’article « Les Symbolistes », représentent de longues figures gracieuses évoquant, selon Antoine de La Rochefoucauld, « les lointaines beautés de nos chers primitifs ». Le rêve, la prière apparaissent comme  des moments de spiritualité,  de communication mystique, un apaisement des peines. Telle est aussi la marche : la « Marche du pauvre chemineau », un tableau aux couleurs vives, surtout vertes, ne peut manquer de nous faire penser aux longues et malheureuses errances du peintre dans les années 1900.

Pour son ami et mécène La Rochefoucauld, dont le portrait orne un mur de la galerie, « Tel qu’il était à ses débuts, le symbolisme est surtout représenté par Filiger qui n’a jamais quitté sa lande armoricaine où le symbolisme prit naissance » (mai 1903). Ruiner le réalisme et le positivisme, resacraliser l’art est un enjeu social pour les partisans du symbolisme mais, pour Filiger, il s’agit surtout d’une aventure spirituelle, personnelle et solitaire. « Vous êtes Gauguin et vous jouez avec la lumière, et moi, je suis Filiger et je peins avec l’absolu » écrit-il à celui qui a été un temps son maître. Malgré son isolement, Filiger est reconnu dans le milieu regroupant peintres de Pont-Aven, Nabis  et symbolistes. Il participe aux expositions  des XX à Bruxelles (1891), au Salon de la Rose+Croix à Paris, au Salon « Pour l’art » à Bruxelles (1992). Mais il s’isole de plus en plus, peignant les paysages du Pouldu, près de Pont-Aven, et des tableaux à sujet religieux, où les paysages figurant à l’arrière-plan sont quasiment tout le temps des paysages familiers. Filiger fait du quotidien une expérience mystique.

« Faut-il qu’il l’ait aimé pour le reproduire ainsi » écrit Filiger du jeune garçon ayant servi de modèle au peintre primitif italien Cimabue pour les anges de sa «  Maesta ». De la même façon, dans le «  Christ aux anges » et plus loin  dans « le Christ en buste entre deux anges et la vierge », les anges au visage grave, aux yeux comme absorbés dans leurs visions, se ressemblent tous. Qu’il s’agisse d’un autoportrait ou du portait d’un jeune modèle aimé, la répétition du même visage aux traits purs, celui que l’on retrouve dans le « Génie à la guirlande », participe de la simplification que recherchait Filiger dans sa peinture (La simplification de son nom, de Filliger à Filiger, pourrait s’expliquer de la même façon). Le « Saint Jean-Baptiste » atteint une harmonie remarquable entre  ligne et  couleur, inspiration religieuse et  inspiration décorative ; les sinuosités et les tons de l’étoffe recouvrant saint Jean-Baptiste s’intègrent naturellement à ceux du paysage. «  C’est le beau rêvé et presque inconcevable », écrit A. de la Rochefoucauld.

La seconde salle présente des œuvres d’une inspiration nouvelle, témoignant de « tout l’absolu qui se peut exprimer par la ligne et par la couleur ».

Ces oeuvres, que le peintre appelle « mes petits sujets », «  malgré leurs dimensions  /ont/ toute l’allure d’une fresque ou d’un vitrail très grand ». A propos de « Mosaïque » représentant l’impératrice Théodora de Ravenne, « tu pourras t’imaginer une mosaïque ou un projet de mosaïque » écrit-il à son frère Paul en 1907. Les couleurs vibrantes, les harmonies de couleurs (souvent bleu, vert, corail) sont plus « décoratives » et « plus poussées » que celles qu’il faisait « autrefois ». La mise en forme puise dans la tradition : mosaïque, icône, tiré sous verre comme dans les musées alsaciens. Le cadre lui-même est de plus en plus travaillé pour lui-même.

« Le Juif errant » (1910)  semble bien être, comme le pauvre chemineau de la première salle, une figure autobiographique de Filiger. Depuis 1901 A. de la Rochefoucauld a cessé de lui verser sa rente mensuelle ; une période d’errance à travers la Bretagne commence en 1905. Le peintre n’a plus de modèles, il trouve ses sujets dans  l’Ymagier de Jarry et Gourmont (C’est le cas du « Juif errant »), dans les images d’Epinal, les gargouilles et  les chapelles de la région.

La Croix est un motif récurrent : la composition du « Christ en croix »,  de la « Légende de la vie » et de la «  Légende de l’éternité », du «  Christ au brin de bruyère » s’organise autour d’une, voire deux croix : « Ma peinture ressemble à ma vie, comme elle,  elle est semée de croix » écrit-il à sa jeune nièce Anna, fille de son frère Paul. Le caractère autobiographique de l’inspiration apparaît dans son commentaire de la « Légende de la vie » : « La nature est un décor séduisant et superbe, mais le drame qui s’y joue est brutal et triste ».

Verkade, un peintre hollandais que Filiger a initié à la spiritualité catholique dès 1891 à Pont-Aven, découvre dans la congrégation de Beuron en Allemagne les expériences esthétiques des «  Saintes Mesures » du père Desiderius Lenz.  Les dernières œuvres de Filiger, rassemblées sous le nom de « Notations chromatiques », sont des variations répétées  de formes géométriques tracées « au compas et à la règle » et  d’harmonies de couleurs : « Portrait de Remy de Gourmont », « Adam et Eve », au charme particulier de non finito. Le motif central figuratif, madone, sainte, Christ, figure mi-homme mi-animal, se dissout  dans un cadre abstrait de plus en plus travaillé aux effets de kaléidoscope. Géométrie des formes, effets méthodiques de couleurs triomphent du coup de pinceau et du trait à main libre mais Filiger, ainsi que Sérusier, qui a traduit en 1905 « Les Saintes Mesures », reste au seuil de l’abstraction, au moment même où Kandinski  franchit le pas.

Deux œuvres ésotériques présentées dans cette salle, « Salomon I° roi de Bretagne » et « Architecture symboliste aux deux taureaux verts », ont été acquises en 1948 par André Breton, le fondateur du surréalisme, qui les accroche dans son bureau. Il sait reconnaître la beauté énigmatique du peintre et l’arrache à l’oubli. Nous pensons aux mots de Filiger, écrivant : «  Je flotte à la dérive, il y a longtemps déjà ; et j’appelle en vain le pilote dans ma solitude de malheur… J’ai tout fait pour atteindre l’extrême Rocher où nul ne viendra me chercher jamais… si ce n’est par miracle … »

Les dix-sept tableaux de la troisième salle sont peints de 1891 à 1895. Ils font écho à ceux de la première salle : trois  paysages bretons à la manière de l’école de Pont-Aven, vastes aplats sinueux, couleurs fortes, composition audacieuse et décentrée pour le « Paysage du Pouldu » à l’arbre tordu.csm_Filiger-Le-Pouldu_3476469919

Paysage du Pouldu (gouache sur papier vers 1892)
Musée des Beaux-Arts de Quimper

Quelques portraits : le «  Jeune Breton aux sabots », sans doute son modèle préféré, Joseph Pobla, rappelle le Saint Jean-Baptiste par la pose, la simplicité et la distinction de l’attitude, une famille de pêcheurs, de jeunes bretonnes ayant peut-être servi de modèles pour le «  Jugement dernier », «  L’homme nu assis devant un paysage ». Le paysage  en question est un paysage de « sa maudite petite patrie », « sa pauvre Bretagne, dont il emportera partout l’impérissable souvenir ».

Arbre tordu, plage du Pouldu, chapelle du Mordet, apparaissent, en arrière-plan de scènes religieuses toutes inspirées par la mort du Christ et la fin des temps : Mise au tombeau, Lamentations sur le Christ mort, Pietà, Déploration sur le corps du Christ. Le Christ au tombeau, par sa sérénité, fait penser à ces mots écrits à Schuffenecker :
«  Eternel dormir est le meilleur de ma vie. »

Mais c’est la Jérusalem céleste qui figure à l’arrière-plan du « Cheval blanc de L’Apocalypse ». Le blanc du cheval illumine le tableau, le format arrondi de tondo cher aux primitifs italiens donne une grande harmonie à ce qui apparaît comme une séparation et un adieu. Dans les deux panneaux du «  Jugement dernier », Damnés d’un côté,  Elus de l’autre,  ont souvent  même visage, ils ne se distinguent guère : évoquant Filiger et son violon, un jeune garçon joue de la mandoline, une jeune fille élue est en pleurs tandis qu’ un autre jeune garçon, damné, tient dans les mains un agneau, symbole d’innocence. La foi de Filiger n’est pas conformiste ni cléricale, c’est un mysticisme duquel sa peinture participe :« Une seule chose dont je ne puis me départir : mon art que j’accomplis comme une tâche forcée, imposée par un juste destin ; je demeure à la source où j’ai puisé la véritable vie. »

Maryvonne Lemaire

Lisez le livre très riche d’André Cariou  FILIGER correspondance et sources anciennes, aux éditions Locus Solus, 2019.

Billet : Notre-Dame de Paris en flammes

Dans les hauteurs du toit l’incendie faisait rage
Un diable de brasier brûlant ex cathedra
Comme un mauvais génie malfaisant jaune et rouge
Crachait vers le ciel sombre et fumait en courroux

Les couleurs mélangées devenaient de l’orange
Et les gens regardaient ce spectacle navrant
Le voyaient perdurer sans que rien ne l’abrège
Dans la charpente à nu la ci-devant « forêt »

Comment oublierait-on la flamme qui s’érige
Au-dessus du transept en substitut de flèche
Quand celle-ci s’effondre en un dernier vertige

A l’instant où le feu jusqu’à la moelle ronge
Cette structure en bois mangée par les flammèches
Qui tombe et troue la voûte au fond de la nef plonge

 

Entre le 15 et le 16 avril 2019 sont partis en fumée le toit de la cathédrale de Paris recouvert de tuiles de plomb et sa charpente du XIIIe siècle appelée « forêt » en raison du très grand nombre de ses poutres multiséculaires, un sinistre tel que le monument n’en avait pas connu en 850 ans d’existence. Dans le passé, plusieurs autres cathédrales ont dû être dotées de nouvelles charpentes : celle de Chartres avec des poutrelles en fonte remplaçant les poutres de châtaignier après l’incendie provoqué en 1836 par la négligence de deux ouvriers plombiers ; celle de Metz avec ses fermes en fer recouvertes de cuivre, construites après l’incendie de 1877 causé par un feu d’artifice tiré depuis le toit pour fêter une visite de l’empereur allemand ; celle de Reims avec ses poutres en béton armé en remplacement de la charpente de chêne incendiée lors d’un bombardement intentionnel de 25 obus allemands en 1914 ; celle de Nantes où le bois a été remplacé également par le béton après un gigantesque incendie dû à la manipulation d’un chalumeau par un couvreur en 1972… Quant à la flèche néogothique en mauvais état de Notre-Dame de Paris, grandement responsable de la catastrophe de 2019 (car l’incendie est probablement parti du chantier entrepris pour sa rénovation, et c’est la chute de cette flèche en feu qui a crevé les voûtes de l’édifice), un éditorial du journal Le Monde daté du vendredi 19 avril 2019 a eu le courage de dire qu’elle a été « rajoutée de façon intempestive au XIXe siècle par Viollet-le-Duc ». Dans l’ordre des responsabilités depuis deux cents ans, le début XXIe siècle n’est pas en reste, par son laisser-aller, sa présomption, son « je-m’en-foutisme » qui ont caractérisé la politique de sécurité et le piètre comportement de ceux qui ont laissé de multiples mégots au niveau de la charpente malgré l’interdiction de fumer. En ce sens, on peut dire que ce sont les vices du monde moderne qui ont failli détruire ce chef-d’œuvre témoin de l’histoire de France.

Dominique Thiébaut Lemaire.

Mythologie : Deucalion et Pyrrha

Le maître de l’Olympe affligé des humains
Décide de frapper sans attendre demain
Devant tous les méfaits commis par cette engeance
Il sent que la colère excite sa vengeance
Contre ceux qu’il voulait traiter en père aimant
Mais dont le cœur de fer a le mal pour aimant
Quand il voit Lycaon tenter le pire crime
Obsédé par l’idée qui sur toute autre prime
Celle d’assassiner les plus puissants des dieux
Pour montrer qu’ils ne sont que des mortels odieux

Jupiter en courroux d’abord lance la foudre
Et les biens du coupable en sont réduits en poudre
Après quoi Lycaon rageur comme un dément
Changé en animal pousse des hurlements
Qui l’éloignent de l’homme et séduisent les louves
Il ne peut plus calmer les passions qu’il éprouve
Il se noie pour finir dans la férocité
D’une eau qui engloutit campagnards et cités

Le déluge envoyé par le dieu de l’éther
Et son frère Neptune a lavé mer et terre
En pleurs dans ce grand vide il reste deux humains
Deucalion et Pyrrha qui sont cousins germains
Thémis leur dit alors voyant leur peine amère
« Jetez derrière vous les os de votre mère »
Ils sont longs à saisir que les os en question
Sont les cailloux à terre extraits des alluvions
Finissant par trouver le sens de cet oracle
Ils jettent derrière eux ces pierres qui miracle
Deviennent des humains qu’ils sèment en marchant
Comme font des semeurs en parcourant leur champ

 

Dans le livre premier de ses Métamorphoses, Ovide nous donne une version gréco-romaine du déluge, qui nettoie la terre des méchants tels que Lycaon assoiffé de carnage, homme tranformé en loup pour avoir fait bouillir et rôtir ses otages et pour avoir voulu tuer Zeus-Jupiter afin de montrer que les dieux sont mortels. Le déluge déclenché par le maître de l’Olympe contre les impies ne laisse subsister que deux humains vertueux, Deucalion fils de Prométhée et Pyrrha fille d’Epiméthée (lui-même frère de Prométhée). Ces deux survivants, dans la tenue des prêtres et des magiciens, tête voilée et ceinture détachée, repeuplent l’humanité, conformément à l’oracle sybillin de la déesse Thémis, en jetant derrière eux les os, c’est-à-dire les pierres, de leur grande mère, la terre. Ces pierres se métamorphosent les unes en hommes quand elles sont jetées par Deucalion et les autres en femmes quand elles sont jetées par Pyrrha. « Voilà pourquoi, conclut Ovide, nous sommes une race dure, à l’épreuve de la fatigue ; nous donnons nous-mêmes la preuve de notre origine première. »

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

 

Les Nabis et le décor. Par Annie Birga.

Exposition au Musée du Luxembourg (du 13 mars au 30 juin 2019)

C’est un vrai printemps nabi, puisque, en même temps que l’exposition du « Talisman » au Musée d’Orsay, voici que le Musée du Luxembourg présente « Les Nabis et le décor » . On passe ainsi du petit tableau initiateur que Sérusier exécuta sur les conseils de son aîné Gauguin aux grandes toiles destinées à décorer des intérieurs et aux objets d’arts appliqués. Mais c’est la même esthétique de liberté dans les formes et les couleurs qui est partagée par ces très jeunes gens désireux de se libérer des contraintes de l’académisme et de l’impressionnisme pour atteindre la poésie et le symbole.  Chacun a sa façon de peindre et sa nature propre, de sorte que l’exposition  n’a rien de la monotonie d’une école qui se répéterait.
Les Nabis mettent à l’honneur les arts dits « appliqués » qu’on  aurait tort de classer comme inférieurs puisqu’ils concourent à la beauté du quotidien. On découvre des tapisseries de Maillol, des boîtes à cigares de Ranson, des papiers peints du même Ranson et de Maurice Denis, des éventails, un paravent « aux colombes », toujours de Denis, des abat-jour de Valloton, des faïences de Vuillard, une série de vitraux opalescents exécutés selon la méthode nouvelle de Tiffany.  Toutes ces créations, ingénieuses et belles, ont eu non seulement un diffuseur, mais aussi un instigateur, le marchand-galeriste Siegfried Bing, qui les exposait et les vendait dans sa galerie intitulée La Maison de l’Art Nouveau. Il avait, dès ses débuts, contribué à faire connaître l’art des estampes japonaises qui devait avoir tant d’influence sur l’esthétique des peintres  de l’époque.

Le Japon, on le retrouve de suite dans le paravent démonté, devenu tableau, « Femmes au jardin », (1891), du « Nabi très japonard». Quatre silhouettes de femmes, élégantes dans leurs arabesques et leurs couleurs vives et hardies, peintes en aplats. A côté de ce prélude étincelant, voici, du même Bonnard,  quatre grandes toiles aux sujets champêtres. Beaucoup de verts différents, du rose, du jaune, des perspectives raccourcies. Dans ces prairies riantes apparaissent des petits enfants,  occupés à des jeux ou à des cueillettes de pommes rouges, des animaux de la ferme, des femmes d’apparence rustique  sauf l’une qui s’avance,  hiératique. Ces toiles furent conservées par Bonnard dans son atelier jusqu’à sa disparition, souvenirs de l’adolescence dans la maison familiale du Dauphiné. Bonnard, peintre de la mémoire ?

Vuillard, introduit par les frères Natanson dans le monde de la grande bourgeoisie bohême, se voit de suite commander des décors peints. Désormais ceux-ci se trouvent aux Musées d’Orsay et du Petit-Palais. Ils sont ici réunis, et, bonne surprise, complétés par les panneaux autrefois dispersés et qui proviennent de différents musées dans le monde et de collections particulières.  Il s’agit de trois séries : les «  Jardins publics » (1894), « L’album » (1895) et « Personnages dans un intérieur » (1896). On y retrouve les mêmes qualités : l’intelligence de la composition, le travail sur la matière peinte. On sait que Vuillard a recours à la technique de la détrempe, sorte de gouache, employée jusqu’à cette époque seulement pour les décors de théâtre, parce que non brillante. Que ce soit une évocation des jardins peuplés d’enfants et de nourrices, jouant ou devisant dans des allées ombreuses ou ensoleillées, que ce soit l’intérieur mystérieux et flou à l’image de Misia Natanson, aimée du peintre, que ce soit l’appartement complexe du Docteur Vaquez où voisinent bibliothèque, table de travail et salon de musique, habité d’apparitions  perdues dans le rêve, où se mêlent fleurs et tapis, on sent que le peintre est habité par son sujet  et qu’il y entraîne le regard. Gide dit que Vuillard « parle tout bas. »

Edouard Vuillard. Personnages dans un intérieur. L’intimité

0En 1893,  Ker-Xavier Roussel concourt pour une décoration de mairie ; son projet n’est pas retenu, mais on en a conservé les études préparatoires. Elles nous montrent un Ker-Xavier Roussel,qui, influencé par Puvis de Chavannes, peint des personnages hiératiques dans des jardins stylisés et géométriques. On est bien loin  du paganisme néo-baroque de la période suivante.
De Paul-Emile Ranson sont montrés six panneaux formant une frise, destinés  à la décoration de la salle à manger d’un appartement Art Nouveau, imaginé par Siegfried Bing dans sa galerie du même nom. Ranson a choisi un sujet rustique évoquant des femmes au travail, peintes dans des tons vifs d’orangé et de jaune.

Quant à  Maurice Denis, sa présence est en filigrane dans toute l’exposition. Il a été l’un des plus grands peintres décorateurs du dix-neuvième siècle. Il a revendiqué de faire une peinture « décorative », mais il n’est pas pour autant enfermé dans le formalisme. Bien au contraire, ses tableaux induisent le rêve et l’émotion. Il intitule « Sujet poétique » sa décoration pour une chambre de jeune fille  dans laquelle apparaissent des thèmes  qui lui seront chers, jeunes filles délicates, douces promenades, arbres, ciel changeant selon la saison, méandres des chemins. De la même inspiration sont les deux panneaux qui subsistent de la décoration de la chambre à coucher dans l’appartement de l’Art Nouveau. Puis, cette fois pour son appartement personnel, la chambre de Marthe,  Denis réalise, en camaïeu bleu,  une série de longs  panneaux horizontaux où il s’inspire du cycle de Schumann, « L’amour et la vie d’une femme ». L’un des panneaux plus évocateurs est celui de la « Broderie devant la mer », mouvements recommencés qui semblent arrêter le temps.
Ce goût profond pour la musique trouve à s’épanouir dans la commande de l’intendant de théâtre de Wiesbaden qui souhaite « un sujet religieux qui aurait, en même temps, rapport à la musique ». Denis peint alors « L’Eternel Eté ». Les tableaux ont disparu. Il en  subsiste une gouache préparatoire, très soignée,  de quatre panneaux, montés en paravent. Denis écrit dans sa conception spiritualiste de l’art : « J’exprime, je crois dans l’ensemble, que chaque âme manifeste le meilleur d’elle-même, sa musique intime ».  Vierges et anges, vêtus de blanc, jouent  des instruments de musique ou chantent ou dansent.  On discerne dans l’ordonnance du tableau,  daté de 1905, un classicisme qui s’est affirmé après le voyage de Denis à Rome et sa découverte in situ des tableaux de Raphaël. « La Légende de Saint-Hubert » (1897) laissait présager cette évolution. Sur la demande de Denys Cochin pour qui est réalisé l’ensemble peint, Denis a portraituré la famille Cochin, a suivi les chasses à courre, et a dessiné avec réalisme chiens et chevaux.  Mais il n’abandonne pas ses recherches nabies, et son mysticisme se manifeste dans le choix et le traitement du sujet, fantastique et religieux.

Les concepteurs de l’exposition font voisiner Denis et Sérusier sous le titre « Rites Sacrés ». Sérusier a réalisé un ensemble décoratif pour la maison de son ami le sculpteur Georges Lacombe. Il s’y mêle sa veine réaliste et son esprit mystique, l’observation de la terre celtique, eaux et forêts, paysans et paysannes aux pieds nus, et rêveries symbolistes de cortèges de fées ou de cérémonies druidiques  Sérusier qui reste un théoricien est influencé par les conceptions des « saintes mesures » élaborées dans le monastère de Beuron par le Père Desiderius Lenz auprès duquel il a séjourné.
D’autres peintres du groupe, Verkade, Filiger,  se réclamaient de cet enseignement ésotérique ; c’est dire la complexité et la richesse du mouvement des Nabis que cette exposition très belle et très bien conçue met en pleine lumière.

Annie Birga

Invitation à la présentation de deux livres

 

Les lecteurs de Libres Feuillets sont amicalement invités à la présentation de COLERE ET DOUCEUR (2019), recueil des poèmes écrits sur l’air du temps de janvier 2016 à janvier 2019. A cette présentation est jointe celle d’un livre de réflexions sur LES PASSIONS ET LA RAISON (2019), qui, sous une forme concise, apporte des éclaircissements et des compléments à PASSIONS ET RAISON AUJOURD’HUI A LA LUMIERE DE DESCARTES ET DE SPINOZA (2018).

Libres Feuillets

Invitation Dédicace Colére Passions 8 avril 19(2)

 

 

La chatte métamorphosée en femme

Un quidam excessif chérissait trop sa chatte
Qui était fort mignonne et belle et délicate
Et qui miaulait d’un ton si doux
Le pauvre en était presque fou
Comme ensorcelé par son charme
Cet homme donc par supplique et par larmes
Fait tant qu’il obtient du destin
Que cette chatte un beau matin
Devienne femme et le jour même
Désormais fou d’amour extrême
Plus question de douce amitié
Le sot la prend pour sa moitié
Trouvant à cette épouse nouvelle
Plus de charme qu’à la plus belle
Il la caresse elle le flatte
Elle est câline et mieux que chatte
Tandis que lui dans l’erreur jusqu’au bout
La croit femme en tout et partout
Tels sont les mots du fabuliste
Qui n’était pas un catéchiste
Mais les plaisirs de ces récents mariés
Sont vite contrariés
Par un bruit de petits rongeurs
Aussitôt pour chasser les grignoteurs
Qui réveillaient son instinct
Mal éteint
La femme d’un seul bond délaissant les caresses
Est  redevenue chasseresse
Avec d’autant plus de succès
Que nul ne la reconnaissait
Chez les trotte-menu n’ayant plus assez peur
De son aspect trompeur

 

Ce texte s’inspire d’une fable de La Fontaine (Livre II, 18) dont l’origine est un apologue d’Esope intitulé « La chatte et Aphrodite », où une jeune femme, amoureuse d’un jeune homme, demande à Aphrodite-Vénus d’être transformée en chatte pour être près de lui. La déesse exauce cette prière, mais elle met la belle à l’épreuve en lâchant une souris dans la chambre. Cette fable transformée par La Fontaine fait penser à une autre du fabuliste français, « La souris métamorphosée en fille » (Livre IX, fable 7), où la fille en question, laissée libre d’épouser le parti le plus avantageux, finit par donner sa préférence à un rat. Dans « La chatte métamorphosée en femme » et dans « La souris métamorphosée en fille », la morale selon laquelle le « naturel » est le plus fort se rapproche de celle qui conclut « Le loup et le renard » (Livre XII, fable 9) : « Que sert-il qu’on se contrefasse ? / Prétendre ainsi changer est une illusion : / L’on reprend sa première trace / A la première occasion » (vers 61-64).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Narcisse et la nymphe Echo

« Enfin soupire-t-il au milieu des roseaux
Je me vois au miroir que me tendent les eaux
Mais pour désaltérer cette passion curieuse
Nymphes ne brouillez pas votre onde mystérieuse
Il ne faut pas mouvoir cet univers dormant
Votre sommeil importe à mon enchantement
Même si des secrets que je crains de savoir
Peuvent paraître ainsi dans le calme du soir
Nymphes de cet étang faites-moi voir mes yeux
Mon front tout mon visage en un reflet précieux
Faut-il qu’à peine aimés la nuit les obscurcisse
Et que la nuit déjà me cache ce Narcisse
Je le vois s’estomper dans un profond regret
Je me penche vers lui plus près de son secret
Sans jamais parvenir à embrasser ce double
Aussitôt disparu dès que l’onde se trouble »

Il aime ce reflet qui renvoie son image
Comme la nymphe Écho reproduit son langage
Et semble lui parler de plus loin que les sons
Répercute sa voix prolonge ses frissons
S’éloigne en ricochet sur le revers d’un songe
Avant de s’arrêter comme une pierre plonge
C’est l’écho redisant au jeune homme l’émoi
Qu’il exprime lui-même en s’approchant de soi
Si près qu’il tombe à l’eau dans un dernier je t’aime
Tandis qu’au bord on voit rustique chrysanthème
Fleurir une jonquille ornée d’un cœur safran
Ses pétales sont blancs couleur d’amour souffrant

 

L’histoire de Narcisse est rapportée dans les Métamorphoses du poète latin Ovide qui s’est inspiré d’auteurs grecs de l’époque alexandrine tels que le poète Parthenios de Nicée, auquel on attribue une version composée vers 50 avant J.-C., redécouverte dans des papyrus à Oxford en 2004. La nymphe Écho, « qui ne sait ni se taire quand on lui parle, ni parler la première », était amoureuse du beau Narcisse et voulait l’aborder avec des paroles caressantes, mais sa nature ne lui permettait pas de commencer. Elle sort de la forêt et veut l’embrasser. Narcisse fuit, et tout en fuyant : « Retire ces mains qui m’enlacent, lui dit-il ; plutôt mourir que de m’abandonner à toi ! » Elle ne répète que la fin de ces paroles : « M’abandonner à toi ! » Honteuse, elle se cache, mais tout le monde l’entend. Une autre nymphe, dédaignée elle aussi, prie la déesse Némésis, personnification de la vengeance : « Puisse-t-il aimer lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour ! » La déesse exauce cette prière,  et Narcisse se consume, épris de sa propre image qu’il ne peut embrasser. Même après sa mort, il se mire encore dans l’eau du Styx, le fleuve des Enfers (Ovide, Les Métamorphoses, livre III, vers 356 à 510). Le sujet de Narcisse a hanté Paul Valéry qui l’a abordé à plusieurs reprises, dans « Narcisse parle » (Album de vers anciens), dans « Fragments du Narcisse » (Charmes), puis dans « Cantate du Narcisse ». Le poème ci-dessus s’inspire en partie des « fragments » de Charmes.

Dominique Thiébaut Lemaire

La poésie d’Osama Khalil dans « Figures de l’étreinte romantique ».

Textes et images, le recueil intitulé Figures de l’étreinte romantique, qualifié par Osama Khalil de « Textament » (texte-amant plutôt que testament ?),  nous donne de bons et beaux exemples de cette poésie.

Celle-ci est d’abord langage, en arabe et en français. A son premier niveau, elle est jeu de mots. L’un des sous-titres du recueil s’intitule « Du coq au loup », ce qui fait penser au goût de l’auteur pour les coq-à-l’âne et les calembours, un goût qui, dans la vie courante, l’incite à répondre par plaisanterie « à trois mains » quand on le quitte en lui disant « à demain ». C’est de la même manière qu’il écrit en deux mots « main-tenant», y faisant apparaître l’image de la main tendue et tenue comme un lien entre les êtres humains. En arabe, l’un des principaux jeux de mots, déjà présent dans un précédent recueil, Mes lettres à Elle, porte sur « El », c’est-à-dire Dieu, ce qui nous évoque simultanément l’amour de la femme.

Cette poésie qui s’affirme en premier lieu comme langage est aussi conscience de l’origine. Né en Egypte, Osama Khalil se souvient, comme dans une réminiscence, du glorieux et profond passé de son pays, où domine à ses yeux la figure d’Isis, retrouvée chez les auteurs et artistes des pays de langue allemande au temps du romantisme. Les liens entre ces pays et le culte de la déesse sont mis en évidence. Mozart et les écrivains de la même époque se réfèrent à elle, et Kant lui-même cite cette inscription du temple d’Isis : « Aucun mortel n’a levé mon voile. » D’où l’importance du voile et de ses plis dans les images féminines accompagnant le texte d’Osama Khalil. Ajoutons que, dans un passé plus lointain que le romantisme, une partie des Germains offrait des sacrifices à Isis, d’après l’historien latin Tacite (La Germanie, IX).

Cette poésie est sans doute avant tout célébration de l’amour incarné par la déesse. L’étreinte y apparaît dans son sens physique mais aussi sous une forme spirituelle. Du point de vue philosophique, la principale question posée est celle de l’union, de l’étreinte, entre la matière et l’esprit. Osama Khalil emploie l’expression de « tiers inclus» pour récuser le principe du tiers exclu qui conduit au dualisme séparant l’âme et le corps. Il situe le «tiers inclus » dans un monde quasiment mystique où l’âme et le corps ne sont plus dissociables. On y sent l’espoir, incertain mais merveilleux, que l’amour pourra vaincre la mort.

Dominique Thiébaut Lemaire

***

J’ai aimé la préface de Gianfranco Stroppini de Focara et je partage ce qu’elle dit sur «les énigmatiques accents de paraboles…. », « la fleur bleue d’un imaginaire romantique…»

Ce qui m’a plu, c’est le jeu des quatre « collages », de quatre figures de l’étreinte, présentant des points de vue différents sur une même quête, la recherche du Un dans le multiple ou dans la dualité :
– D’un coup de fil amoureux à l’odyssée dans le romantisme allemand de l’étreinte,
– Ce que représente la voyelle « a » brodée par la voix d’Om Kalthoum par rapport à la racine consonantique du verbe aimer arabe WSL,
– le scribe, le potier du verbe, entre petit homme et Grand Anthropos, tentant de reconstruire la Tour de Babel effondrée.
– Enfin un tissage entre des poèmes inspirés par l’antiquité, biblique ou égyptienne, et des poèmes d’un lyrisme plus personnel.
Le syncrétisme de l’espace et du temps imaginaires (passant du voile d’Isis à l’Immaculée Conception du culte de Marie, du romantisme allemand aux avancées scientifiques sur le tiers inclus) pourrait donner le vertige si nous n’étions pas embarqués dans la barque du scribe, partageant ses belles images (les graines d’amour apportées de loin par les oiseaux), ses néologismes (l’hybrisse et le pathématique), son humour et ses calembours : le Vesoul de Jacques Brel comparé à Ninive, le coup de dé / le coup d’idée.
Le « multiple » du texte en prose, du poème, du tableau, de la photo, de la couleur, du noir et blanc, de la graphie arabe et française résonne avec le textament lui-même.

Maryvonne Lemaire

Mythologie : Philémon et Baucis

Ni l’or ni la grandeur ne peuvent rendre heureux
Ce sont des biens pervers n’accordant à nos vœux
Que du contentement fugace et peu tranquille
Que du souci creusant dans le cœur son asile

On voit chez les humains que le luxe environne
La fortune qui vend ce qu’on croit qu’elle donne
Mais sous son toit sans peur sans destinée funeste
Le sage vit paisible et dédaigne le reste

Philémon et Baucis nous en donnent l’exemple
Au point que leur cabane est transformée en temple
Après qu’ils ont offert le cristal d’une source
A Zeus et à Hermès altérés de leur course

Chercheurs incognito d’une hospitalité
Frugale et cependant de belle qualité
Ces hôtes n’ont réduit ni le pain dans la huche
Ni la boisson non plus contenue dans la cruche

Les époux sont témoins du miracle évident
De l’eau bien que versée jamais ne se vidant
Ils prient les dieux puissants de confier leur autel
A leurs soins de vieux couple aimé des immortels

Au moment de leur mort qu’ils ont sentie prochaine
Pour vivre encore unis Philémon devient chêne
Baucis devient tilleul elle lui tend les bras
Il veut tendre les siens mais il ne le peut pas

Ils voudraient se parler mais ils n’ont plus de voix
Leur corps n’est bientôt plus que feuillage et que bois
Leur parole est trop faible inaudible sans force
Leur bouche s’est fermée dans un nœud de l’écorce

 

Cette légende nous est connue par Les métamorphoses d’Ovide (Livre VIII, vers 615 à 724). Elle raconte qu’il y a dans les collines de Phrygie, à côté d’un tilleul, un chêne entouré d’un petit mur. Jupiter (Zeus) y est venu sous les traits d’un mortel, avec son fils Hermès (Mercure). Ils se sont présentés dans mille maisons, demandant un endroit où se reposer. Dans mille maisons les habitants ont fermé les verrous. Une seule les a accueillis, celle des vieux Philémon et Baucis, qui ont émis le vœu de devenir les prêtres de ce lieu, cabane transformée en temple, et de ne pas être séparés par la mort. C’est ainsi qu’ils sont devenus arbres l’un à côté de l’autre. Le poème s’inspire de la fable que La Fontaine a consacrée à ce sujet (Livre XII, fable 22).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Orphée et d’Eurydice

Le mythique poète en quête d’Eurydice
A l’entrée des Enfers avec ses mélodies
S’est joué de Cerbère et de manière douce
A dompté l’animal un chien qu’on amadoue

Aède il a montré du cœur et de l’audace
L’amour lui a donné la force d’un soldat
Peut-être a-t-il manqué d’un surcroît de prudence
D’un surplus de patience il était trop ardent

Avec une passion moins proche du pathos
Il aurait pu ravir sa femme à Thanatos
Dans l’ombre où il était pour elle descendu

De même un très beau vers qui nous prend de vitesse
Le temps de le saisir en songe avec prestesse
Disparaît dans la nuit tel un fruit défendu

 

Orphée, poète et musicien, fils de la muse Calliope, aurait inventé la cithare et reçu d’Apollon la lyre à sept cordes qu’il a portée à neuf cordes pour atteindre le nombre des Muses. Son chant charmait les dieux et les mortels, apprivoisait les bêtes sauvages, parvenait même à émouvoir les êtres inanimés. Descendu aux Enfers pour chercher Eurydice, mortellement mordue par un serpent, il a obtenu de la divinité infernale, Hadès en grec, Pluton en latin, le retour à la vie de son épouse disparue, à la condition qu’il sortirait des Enfers devant elle, sans se retourner, et ne la regarderait pas avant d’avoir franchi le seuil de la lumière. Ayant oublié cette condition au moment de regagner le monde des vivants, il a perdu Eurydice pour toujours. Inconsolable, il a été tué par les Bacchantes, furieuses de cet amour exclusif. Aujourd’hui encore, les poètes croient pouvoir sauver la beauté perdue dans ce royaume des ombres qu’est le songe et la rattraper tandis qu’elle miroite à la frontière de la lumière, mais elle échappe bien souvent à ce désir.

Dominique Thiébaut Lemaire

Le peintre Fernand Khnopff (1858-1921) : exposition au Musée du Petit-Palais. Par Annie Birga.

 

FERNAND KHNOPFF Le Maître de l’Enigme
Exposition au Musée du Petit-Palais du 11 Décembre 2018 au 17 Mars 2019

Le Musée du Petit-Palais présente une passionnante exposition  consacrée au peintre belge Fernand Khnopff, figure marquante du Symbolisme européen.

L’Art ou Des caresses, huile sur toile (1896)0

Dès la première salle le visiteur est invité à pénétrer dans l’univers secret du peintre, une maison-atelier que des plans, une maquette, des photographies permettent d’imaginer. Blanche et élégante, elle est inspirée par les architectures de la Sécession viennoise. Construite dans un beau quartier de Bruxelles entre 1900 et 1902, elle sera malheureusement détruite en 1938 pour laisser place à un immeuble de six étages. Le pignon en est surmonté d’une statue d’Aphrodite. Sur le fronton de la porte se lit l’inscription « Passé-Futur ». Un parcours initiatique conduit à ce point central de l’atelier, où s’inscrivent trois cercles d’or, le plus large étant celui réservé à l’acte même de création. Cette théâtralité est voulue par un égotiste, soucieux de son image et pénétré du caractère quasi sacré de l’inspiration artistique. « On n’a que soi », telle est sa devise.

La présentation générale de l’exposition tente de restituer avec bonheur cette atmosphère raffinée : on y découvre, comme dans la maison de Khnopff, des diffuseurs de parfums et, pour la synesthésie, des émetteurs de musique et poésie symbolistes. Les œuvres sont rassemblées à la fois selon leur thématique et leur chronologie. Dans le parcours on aura témoignage de la curiosité intellectuelle du peintre et de son rayonnement ; on trouvera deux tableaux de Préraphaélites, Burne-Jones et Rossetti, car Khnopff se lia avec ce mouvement novateur, d’esprit littéraire ; des dessins de Klimt, car il participa aux deux Sécessions, munichoise et viennoise ; des illustrations de livres de poésies ou des frontispices qui rappellent qu’il fut un ami proche de Verhaeren, de Rodenbach, de Maeterlinck, fervent admirateur aussi de Mallarmé, amateur des musiques nouvelles de Wagner et de Debussy pour les opéras desquels il créa des décors et des costumes.

Les paysages du peintre sont inspirés par Fosset, petite localité des Ardennes belges où il passe l’été avec sa famille. Un pont romain à trois arches, une étroite rivière, quelques simples maisons, des champs, des groupes d’arbres, autant d’humbles éléments rendus par des couleurs sourdes et une peinture légère à glacis. Une forêt de « vivants piliers » et une clairière. Rarement des figures, ou alors comme figées.

Les portraits sont nombreux, car ils correspondent à des commandes de la grande bourgeoisie. Les enfants sont déjà de petits hommes ou de petites femmes, bien vêtus, énigmatiques. Les jeunes filles ou jeunes femmes sont gantées et lointaines. C’est très bien peint. Mais le chef-d’œuvre demeure le « Portrait de Marguerite Khnopff » (1887). Sa sœur, photographiée à de nombreuses reprises, fut son modèle d’élection. Là, elle pose, devant les verticales d’une porte mettant en relief la silhouette fine de la jeune fille qui semble sur la réserve, comme retranchée dans son monde intérieur. Le raffinement des tons blanc, beige, gris évoque Whistler.

Le célèbre pastel « Memories » (1891) ne pouvait être transporté de par sa fragilité. Mais il est montré par une projection géante. Il s’agit d’une frise panoramique, une sorte de cortège de sept jeunes filles en costume de ville, chacune sauf une tenant une raquette. Le modèle unique et répété en est Marguerite. L’horizon est bas. Les couleurs sont estompées et harmonieuses. L’impression est énigmatique. Khnopff se plaisait à citer Paul Bourget : « Qui dira le signe qui vous distingue, ô souvenirs de la vie vécue, ô mirages de la vie rêvée ? »

Les commissaires de l’exposition ont intitulé la séquence suivante « Sous le signe d’Hypnos ». Il s’agit d’une petite tête du dieu du sommeil que Khnopff a vue au British Museum, amputée d’une aile, attribuée à Scopas, mais trouvée en terre étrusque. Il en a fait mouler un plâtre exposé chez lui sur une sorte d’autel votif, il a coloré de bleu l’aile restante et il l’introduit dans ses compositions souvent accompagnée d’un voile bleu, couleur de l’idéal. Le sommeil induit le rêve. Certaines toiles de cette dernière décennie du siècle ont une forte puissance onirique. On retrouve l’image d’Hypnos dans un tableau inspiré d’un poème de Christina Rossetti, sœur du peintre, « I lock my door upon myself » (1891). Trois fleurs orangées rythment la largeur de la toile ; ce sont des hémérocalles, étymologiquement beautés d’un jour. Un tableau dans le tableau évoque une cour cernée de hautes maisons où passe une silhouette noire.  La jeune femme qui dit « je » se penche mélancoliquement sur ce qui pourrait être un piano.  Elle semble penser – c’est le titre d’un dessin qui reprend son visage – : «  Who shall deliver me ? ». Il est un tableau tout aussi fascinant et intriguant : « L’art » ou « Des caresses » (1895) ; il y a hésitation du peintre sur le titre à choisir. On reste interdit entre la référence au roman de Balzac « Une passion dans le désert » et le fond de la toile, paysage sec et ocre, peut y faire référence. «  L’art » ? Le sceptre brandi par Œdipe serait un possible appui-main et Œdipe lui-même, le peintre, figure androgyne et jumelle de la sœur devenue sphinge. «  Des caresses » ? L’union tendre de la femme animale et de l’homme, apeuré mais qui garde les yeux ouverts .Cette contradiction apparente de douceur et de violence, on la retrouve dans deux sculptures ; en 1893  Khnopff réalise un plâtre polychromé, intitulé « Futur ou Masque de jeune femme anglaise », tête délicate, couronnée de lauriers, et, quelques années plus tard, il retrouve  l’image qui lui est familière de Méduse incarnée cette fois dans un bronze de facture baroque, une Méduse, entourée de serpents, et qui crie.

Si Khnopff a fait réaliser un nombre restreint de sculptures, il se révèle autant dessinateur que peintre.  Pastels, fusains, crayons de couleur, parfois photographies retouchées – il recourt à un photographe d’art, Alexandre, dont il inclut la signature dans ses dessins. Il exécute ainsi de savantes variations sur ses thèmes habituels, la femme y tenant une place essentielle. Le papier choisi, granuleux, accroche le crayon et confère un aspect diffus au dessin, comme brumeux.

Dans un questionnaire de 1891, Khnopff revendique de « se taire et agir en conséquence ». On en sait très peu sur sa vie affective. A travers son œuvre, on découvre que, le temps avançant,  la femme est plus souvent peinte ou dessinée dans sa nudité, bien que l’image de la femme guerrière ou voilée continue d’apparaître. Un triptyque groupe « L’isolement », portrait de la sœur brandissant un glaive avec à ses pieds une boule de cristal qui renferme l’image du tableau « I lock… », à sa gauche, une image voluptueuse, baptisée Acrasie, à sa droite, l’image de la chasteté,  personnifiée par Britomart, héroïne de légendes anglaises, et revêtue d’une armure. Alternances de rêveries ? Interdits ?

La dernière salle de l’exposition nous ramène au paysage, mais au paysage urbain, autant rêvé que vu. En effet en 1892  Georges Rodenbach demande au dessinateur un frontispice destiné à illustrer son roman « Bruges-la-morte ». Or Khnopff avait vécu à Bruges ses six premières années, mais il disait n’y être jamais retourné pour en préserver le souvenir intact. Le livre étant accompagné de photographies, il reprend celles-ci et les métamorphose en pastels noirs de petite taille, rehaussés de craie. Il retrouve les images d’une ville ancienne de l’époque de Memling, que la modernité n’avait pas touchée. Il en évoque les maisons gothiques qui se mirent dans les canaux. Il dessine l’intérieur de la cathédrale Notre-Dame et l’entrée du Béguinage. Ces dessins datent de 1902-1904, tant leur thème est récurrent. Il faut dire que l’homme est demeuré fidèle à la foi de son enfance, même s’il a cédé aux charmes de l’ésotérisme peu orthodoxe des Salons de la Rose-Croix, organisés par Joséphin Péladan.

Il convient, quand on évoque ce grand artiste, de citer son meilleur critique, Emile Verhaeren, qui écrivait dans un numéro de la revue L’Art moderne (1886) :
« Sa patiente construction le détachait chaque jour de la contingence et du fait…Il fallait tendre le plus possible vers le définitif qui est un fruit de réflexion ardente et de volonté supérieure. »

 

Annie Birga

 

 

Billet : colère et douceur (II)

Les casseurs de la rue grâce à de bons collyres
S’avancent dans les gaz prolongent leur chienlit
Les maîtres des bureaux parcourent les couloirs
Pour mettre sous tension pour imposer leur loi

C’est un monde agressif où le peuple est colère
Je l’aimerais plus beau sans ire ni pamphlets
Le  tableau n’est pas lisse on y voit des coulures
Ce n’est pas du courroux que viendra le salut

Le libretto réglant nos ballets indécis
Où les esprits chauffés sont de piètres danseurs
A des angles trop vifs manquant d’arrondissure

Chacun dans son chemin qui monte ou qui descend
Croit sur son dos porter le chiffre d’un dossard
Mais bien des concurrents voudraient de la douceur

 

Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, considère que « toutes les causes de la colère se ramènent au mépris […] On se trouve moins lésé quand le dommage subi a une autre cause que le mépris » (Somme théologique, question 47, 2). Cette considération éclaire notre actualité coincée entre la colère des dirigés et le mépris vertical exprimé contre eux par certains dirigeants. Thomas d’Aquin se réfère aussi à l’Éthique à Nicomaque d’Aristote pour appeler « vifs ceux qui s’emportent soudain, amers ceux qui gardent longtemps leur colère, implacables ceux que seule la vengeance peut apaiser » (Somme théologique, question 46, 8). Descartes, quant à lui, distingue deux espèces de colère, l’une, plus extérieure et plus prompte, qui fait rougir, et l’autre, plus intérieure et plus durable, donc plus dangereuse, qui fait pâlir, dont la force est augmentée peu à peu par le désir de se venger. Cette seconde espèce de colère est en particulier celle des orgueilleux, « car les injures paraissent d’autant plus grandes que l’orgueil fait qu’on s’estime davantage » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 202). Il faut traverser la colère pour accéder à la douceur, de même qu’il faut avoir peur pour être vraiment courageux, et connaître le pouvoir de mentir pour donner tout son sens à la sincérité. Ce sont des paradoxes de la vertu, mis en évidence par Jankélévitch dans son Traité des vertus, I, Le sérieux de l’intention, mais aussi, bien avant lui, par La Rochefoucauld : « Nul ne mérite d’être loué de bonté, s’il n’a pas la force d’être méchant », et : « Il n’y a que les personnes qui ont de la fermeté qui puissent avoir une véritable douceur » (maximes 237 et 479).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : colère et douceur

Nous voudrions du calme en ce monde de brutes
Où règnent l’esprit dur la violence membrue
Pour atteindre un refuge où la douceur s’abrite
Il faut sur notre route écarter les débris

Nous rêvons de pensées qui soient moins encombrantes
Portées par des espoirs plus légers moins vibrants
Nous voudrions du calme en ce monde de brutes
Où règnent l’esprit dur la violence membrue

Douceur fait souvent mieux que force qui se cabre
Encore que parfois les gens inquiets dans l’ombre
Aient le besoin de se remettre en équilibre
En faisant éclater la colère salubre
Au cœur de leurs désirs en ce monde de brutes

 

Maryvonne m’a suggéré d’écrire un poème sur la douceur. Ce n’est pas un sujet négligeable. Aristote oppose la douceur à la colère et en fait une vertu. « Etre doux veut dire en effet rester imperturbable, et ne pas se laisser emporter par son affect(ion), mais comme le prescrirait la raison, manifester sa mauvaise humeur pour les motifs et pour le temps qu’il faut […] La douceur cependant passe pour une faute qui va plutôt dans le sens du défaut […] En effet, ceux qui ne s’irritent pas pour les motifs qu’il faut passent pour des sots […] Car on donne alors l’impression d’être insensible ou de ne pas être peiné, et faute de manifester sa colère, on donne le sentiment de n’être pas capable de se défendre. Or accepter d’être traîné dans la boue ou détourner les yeux quand ses intimes le sont semblent des attitudes serviles » (Éthique à Nicomaque, IV, 1125 b 25 – 1126 a 10). Dans les évangiles, la douceur fait partie des béatitudes : « Heureux les doux, ils auront la terre en partage », dit Jésus dans le discours sur la montagne (Matthieu, 5, 5-2). « Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur », dit-il encore (Matthieu 11, 29). La douceur est liée à l’humilité, mais cette dernière n’est pas toujours vertueuse, si l’on en croit Descartes. Cela dit, plutôt que d’invoquer la philosophie et la spiritualité pour parler de ce sujet, on pourrait se contenter d’adopter le ton familier d’un proverbe cité par le dictionnaire de Littré : « On prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. »

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : veille de nouvel an

L’année s’estompe à la fin de décembre
En un jour gris mais sans souffle glaçant
Elle s’en va dans le noir elle sombre
Il est trop tôt pour en tirer leçon

Dans la semaine a brillé comme l’ambre
Un soleil pâle avec des rayons lents
L’année s’estompe à la fin de décembre
En un jour gris mais sans souffle glaçant

On ne sait pas s’il faut garder la chambre
Ou s’élargir en se donnant du champ
Ce qui est sûr c’est que dans la nuit sombre
Où l’avenir est malgré tout chanson
L’année s’estompe à la fin de décembre

 

 

Les souhaits et les vœux sont des désirs de voir un évènement s’accomplir. Selon qu’il y a beaucoup ou peu d’apparence qu’on obtienne ce qu’on désire, ce qui nous fait penser qu’il y en a beaucoup excite en nous l’espérance, et ce qui nous fait penser qu’il y en a peu excite en nous la crainte. L’espérance est une disposition de l’âme à se persuader que ce qu’elle désire adviendra, disposition causée par un mouvement de la joie et du désir mêlés ensemble, et la crainte est une autre passion de l’âme, qui tend à la persuader que ce qu’elle désire n’adviendra pas. Bien que ces deux passions soient contraires, on peut néanmoins les avoir toutes deux ensemble, lorsqu’on se représente en même temps diverses raisons, dont les unes font juger que l’accomplissement du désir est facile, tandis que les autres le font paraître difficile. Ainsi parlait René Descartes, je m’en souviens en cette veille de nouvel an.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : premières lectures, dent de lait, chagrin de Noël

Dans ses livres d’enfant où le vocabulaire
A l’image est couplée l’exercice lui plaît
A cinq ans et demi Sacha se met à lire
Comme pour un début de bibliophilie

Il nous dit sa fierté quand sa maman déclare
« Je suis impressionnée » ou quand un chocolat
Lui enlève une dent (de lait) nous fait conclure
Que sa première enfance est bientôt révolue

La boule du sapin – il en a le cœur lourd –
Sur laquelle est inscrit son nom de petit loup
S’est cassée en tombant malgré son soin jaloux
On croit le consoler mais le chagrin redouble

A quelque chose est bon cet enfantin malheur
Qui rend un bref instant ton regard ténébreux
Ne cherche pas Sacha le secret d’être heureux
Dans les objets de rien dont notre esprit se meuble

 

En tant qu’adulte ayant dépassé depuis longtemps l’âge de raison, je crois avoir raison de dire à Sacha : « Ne cherche pas le bonheur dans des objets de rien, et ne te crois pas malheureux s’ils te manquent ». Mais sa Mamie me dit à juste titre que j’ai tort, et que je devrais le savoir en tant qu’ancien enfant, car le charme et la magie du jeune âge  consistent dans les petits malheurs et dans les petits bonheurs causés par ces riens. Une autre magie est d’apprendre à lire et à écrire, et de faire des progrès en grandissant, même s’il faut accepter pour cela de perdre ses premières dents et de s’éloigner peu à peu de la première enfance.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : les gilets jaunes

Canons d’eau sous pression grenades fumigènes
Sur les Champs Élysées c’est le premier sujet
D’une actualité qui a pour origine
Le prix des carburants la coûteuse énergie

Il faut y ajouter les gaz lacrymogènes
Les flash-balls dont mieux vaut éviter le trajet
Les groupes de casseurs comme des djinns en jean
Courant dans un brouillard de folle tabagie

Honnêtes provinciaux flanqués d’affreux jojos
C’est le mélange habituel des gilets jaunes
Qui viennent à Paris les samedis dès l’aube

Beaucoup pour qui l’auto demeure un grand enjeu
Voient dans la Société unissant vieux et jeunes
Une autre dimension d’« automobile club »

 

Tous les automobilistes doivent avoir dans leur voiture un gilet jaune fluorescent, imposé par l’Etat depuis 2008, à endosser notamment en cas d’urgence ou de détresse pour être bien visibles, par exemple en cas d’arrêt sur le bord d’une route ou d’une autoroute. A partir d’un mot d’ordre lancé fin octobre 2018, ce vêtement est devenu en quelques semaines un symbole de ralliement incarnant d’abord la contestation des automobilistes contre le prix du carburant, contre la vie chère en général, et par extension contre les injustices sociales et le manque de démocratie directe. Manifestations, blocages, violences parfois : on a retrouvé partout en France (en particulier sur les ronds-points ou carrefours giratoires qui seraient 50 000 aujourd’hui dans notre pays, un record du monde) les porteurs de ce fameux gilet, qui permet d’être à la fois très visible et de rassembler des gens très différents. En le choisissant comme emblème, le mouvement a aussi changé le sens que l’on donne à ce vêtement. Initialement imposé, devenu un symbole de révolte un demi-siècle après mai 1968.

Dominique Thiébaut Lemaire

La gravure en clair-obscur. Par Annie Birga.

LA GRAVURE EN CLAIR-OBSCUR (CRANACH, RAPHAËL, RUBENS…)
Exposition au musée du Louvre du 18 octobre 2018 au 14 janvier 2019.

Le Département des Arts Graphiques du Musée du Louvre dispose désormais d’une salle de médiation (aile Sully), où sont projetés des films d’art et montrés les matériaux et instruments nécessaires à l’élaboration des œuvres, dans le cas de la gravure sur bois en couleurs, les papiers, les gouges et les encres. Ce type de gravure nécessite en effet une explication pour le néophyte. Elle est obtenue par le passage sous presse de plusieurs planches, l’une appelée « de trait », l’autre (ou les autres, car on peut en dénombrer jusqu’à quatre) « de teinte ». Il arrive parfois que le graveur n’utilise pas de planche de trait et recoure seulement aux planches de teinte. La superposition des planches aboutit à une image en couleurs, moins abstraite que le noir et le blanc, souvent proche du lavis et même de la peinture à l’huile par le modelé des formes et par les jeux d’ombre et de lumière. Certains peintres gravent eux-mêmes à partir de leur dessin, mais en général ils confient celui-ci à un artisan graveur. Les curateurs de l’exposition mettent l’accent sur cette collaboration et sortent ainsi de l’ombre des graveurs dont chacun a sa manière de travailler et sa personnalité.

De 1510 à 1650 s’épanouit le siècle d’or de la gravure en clair-obscur, nommée chiaroscuro par les Italiens et camaïeu par les Français. Inventée en Allemagne, elle passe successivement en Italie, dans les Pays-Bas et en France. Les premières gravures de ce type sont signées Cranach l’Ancien, Hans Burgkmair, Hans Wechtlin, Hans Baldung Grien. Elles évoquent le monde germanique, ses forêts profondes, ses châteaux gothiques, ses chevaliers. Elles sont toutes merveilleusement élaborées. Une même image peut être tirée en teintes diverses et acquérir de ce fait une autre atmosphère : la version des « Sorcières » de Baldung Grien est différente selon qu’elle est imprimée en orange ou dans un gris sombre.

Hans Baldung Grien : Sorcières

SorcièresLe « Portrait de Hans Baumgartner » de Burgkmair, daté de 1512, est considéré comme un chef-d’œuvre : le graveur emploie trois planches de teinte rose et obtient ainsi des dégradés de tons subtils, des traitements fins de la fourrure et des cheveux du modèle, sans que cette recherche esthétique nuise à l’intensité psychologique du portrait, on pourrait dire, bien au contraire, qu’elle la renforce.

On retient en Italie les noms de trois graveurs qui se sont succédé dans la première partie du seizième siècle : ce sont Ugo da Carpi, Antonio da Trento, Niccolo Vicentino. Le plus doué qui revendique d’avoir introduit en Italie le chiaroscuro est Ugo da Carpi. Il grave d’après Titien, d’après Raphaël, d’après Parmigianino, avec une parfaite connaissance du métier. Dans cette époque d’humanisme et de foi, les sujets sont inspirés par la Bible ou par la mythologie gréco-romaine. Ainsi Ugo da Carpi part d’une composition de Raphaël, quand il exécute la gravure « Enée, Anchise et Ascagne fuyant la ville de Troie en flammes », datée de 1518, qui, au-delà du récit virgilien de l’exil, peut évoquer les trois âges de la vie. Antonio da Trento travaille en collaboration directe avec Parmigianino, mais celui-ci exécute lui-même des eaux-fortes. L’élégance des lignes chez le peintre maniériste est soulignée par le trait de la gravure. Un dessin au lavis, avec des rehauts blancs, « Le désarroi d’Olympos » (1526), semble une préparation pour une gravure. Et, en effet, celle-ci a été exécutée bien plus tard, en 1640, par  un graveur qui pourrait être Niccolo Vicentino.

Domenico Beccafumi, autre figure du maniérisme italien, grave lui-même des estampes en clair-obscur dont Vasari dans son « Libro dei disegni » écrit qu’elles sont « disegnate magnificamente ». On connaît son rôle majeur dans la décoration du Duomo de Sienne,  en particulier dans les dessins du merveilleux pavement de marbre. Il reprend en gravure des images d’apôtres au caractère monumental. Un dessin à la plume, un burin, une gravure sur bois montrent des nus masculins en position allongée, traités avec une grande élégance.

L’Ecole de Fontainebleau prendra le relais, au milieu du seizième siècle, avec la venue  en France de Rosso Fiorentino et de Luca Penni, qui travaillent à la décoration du château. Les sujets mythologiques alternent avec les thèmes d’inspiration religieuse ; Penni traite aussi bien le sujet d’Actéon et Diane que celui de la fuite en Egypte. Il s’intéresse aux techniques de gravure et élabore des dessins préparatoires, tirés par des Italiens ou par l’allemand Georg Matheus.

Mais l’Italie va aussi rejoindre les Pays-Bas par l’intermédiaire du peintre et graveur Frans Floris qui a séjourné à Rome. Il y a étudié les bas-reliefs et les sarcophages et il y a vu les sculptures et les fresques de Michel-Ange. De retour à Anvers, il travaille de concert avec le bon graveur Joos Gietleughen. Ils réalisent une très grande gravure en six parties, intitulée « Les Chasses », datée de 1555, de style héroïque et violent. Ses belles gravures, dont une magnifique « Cérès »,  suscitent le désir d’en savoir plus sur ce peintre qui fut surnommé le « Raphaël flamand ».

Le dernier volet de l’exposition dont on a bien noté le caractère chronologique établit un va-et-vient entre l’Italie et les pays nordiques.. A Mantoue, le graveur Andrea Andreani reprend une sculpture en bronze de Giambologna dans la série de la Passion du Christ. Il exécute aussi en 1586 un dramatique « Sacrifice d’Abraham » d’après le pavement de Beccafumi à Sienne. Il grave d’après Mantegna, mantouan lui aussi, les « Triomphes de César », dont une gravure imprimée sur soie violette qui est une curiosité, mais n’égale pas l’impression sur papier, plus nette. Dans ces mêmes années de fin de siècle, Hendrick Goltzius qui s’est installé à Haarlem entreprend d’illustrer les « Métamorphoses » d’Ovide en partant de dessins au lavis rehaussés de gouache blanche. Il expérimente les techniques avec inventivité : on peut comparer quatre versions de la gravure « Hercule tuant Cacus » .

On remarque que la France est assez peu représentée dans l’exposition. C’est un lorrain, Georges Lallemant, qui sauve l’honneur.  Deux aspects de sa production sont montrés ici : une scène de genre, inspirée par la Commedia dell’arte, « L’entremetteuse » et un sujet religieux « Moïse tenant les tables de la Loi » (1623-24). Dans les années 1600, Abraham Blomaert avait traité le même sujet de Moïse, mais il lui avait ajouté, en pendant, le personnage biblique d’Aaron. De Rubens, deux gravures, «  Repos pendant la fuite en Egypte » et « Portrait d’homme barbu », exécuté sans planche de trait et en quatre planches de teinte par le bon graveur Christoffel Jegher (vers 1632-36).

Ainsi la médiation n’est pas seulement le recours à l’audiovisuel, elle est assurée dans cette exposition par les explications qui accompagnent chaque œuvre, stimulant et sollicitant et l’attention et l’intelligence du visiteur. Ajoutons que les estampes proviennent du fond de la BNF, de la Fondation Custodia, du Louvre et de grands musées européens, ce qui est une garantie de leur authenticité et de leur qualité.  Et leur beauté est source de notre plaisir.

Annie Birga

Billet: ma Normandie de 1993 à 2018

J’ai fréquenté longtemps la campagne normande
Où nous avions acquis dans un recoin dormant
Pour un temps qui devait n’être qu’un intermède
Une grande maison fleurie au mois de mai
J’y rêvais de vraies fleurs qui ne fanent jamais

Nous trouvions là de l’air modérément humide
C’étaient près de Paris des instants d’accalmie
Tandis que par métier je parcourais le monde
En respirant la vie qui gonfle les poumons
En survolant de haut l’argile et le limon

J’ai planté des fruitiers produisant en septembre
Des paniers des cageots de pommes parfumées
Mûries dans un verger où l’herbe tiède fume
Dans les matins frisquets que le soleil rallume

Je m’en suis détaché lorsqu’un soir de novembre
En ce lieu j’ai senti ma confiance meurtrie
Par un commencement d’incendie électrique
Noircissant l’intérieur de la maison de brique

 

Après quelques années de location dans le département de Haute-Normandie à 110 km de Paris, Maryvonne et moi avons acheté un peu plus loin en 1993 comme résidence secondaire une solide maison de brique datant sans doute de 1850 (d’après une pierre insérée dans le mur du jardin) près de Forges-les-Eaux dans la région où Flaubert a situé madame Bovary. J’ai acheté de l’autre côté de la place du village un terrain de 2000 m2 qui devait servir de terrain de jeu pour les enfants, où j’ai planté des haies de lauriers-palmes et un verger. Nous avons fait refaire en 1999 le toit d’ardoises de l’habitation puis nous avons subi en 2004 un incendie électrique qui a fait fondre le compteur en plastique d’EDF, brûlé en partie la porte d’entrée et tapissé de suie l’intérieur de la maison. La mutuelle d’assurances a payé les dégâts qui ont été réparés péniblement, mais à partir de cette date j’ai cessé de planter des rosiers et des arbres fruitiers. Je me suis détaché de cette résidence secondaire en y investissant de moins en moins, psychologiquement et matériellement. En 2011, nous avons décidé de mettre en vente la maison et le terrain en accord avec nos enfants auxquels nous en avons fait donation. Cela dit, le moment n’était guère favorable : la crise économique faisait sentir ses effets, et les résidences secondaires étaient passées de mode. Après quelques années de patience dans un marché immobilier atone, des acheteurs normands se sont présentés, à des conditions limitant autant que possible le montant de la moins-value. Le terrain a pu être vendu comme terrain à bâtir, et le dossier a été enfin clos avec la vente de la maison en septembre 2018.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : La francophonie aujourd’hui

Qu’on ne nous vante plus l’espace francophone
Dont l’organisation sonne creux sonne faux
On n’y entend n’y voit que phosphène acouphène
Vient d’y être promu l’anglophone surfait

Kagamé du Rwanda depuis longtemps peaufine
Sa haine du F(f)rançais sa vraie philosophie
A travers sa ministre admiratrice fan
Il pourra sur l’estrade être le mâle alpha

Sa force s’est forgée en un temps de massacre
Où il pensait qu’enfin ses semblables vaincraient
Bien qu’en minorité même tués proscrits

Ce qui paraît hors jeu après ce génocide
C’est la majorité qui a versé leur sang
Pas de démocratie dans ce pays d’excès

 

Le Rwanda, petit pays francophone d’Afrique surpeuplé de 12 millions d’habitants, situé dans la région des grands lacs, continue à nous faire marcher sur la tête. Dans les années 1990 il a connu une guerre civile atroce, où le groupe majoritaire, celui des Hutus soutenus sur place par l’Eglise catholique, a essayé de se débarrasser de la minorité tutsie qui continuait, semble-t-il, à diriger la société. Il en est résulté tout ce qui suit : un génocide, le plus souvent à la machette, qui a fait des centaines de milliers de victimes ; la reprise du pays par les Tutsis exilés notamment dans l’Ouganda voisin et soutenus par l’anglophonie de la région ; l’interposition momentanée, sous mandat de l’ONU, de l’armée française entre les Tutsis et les forces hutues en déroute ; la fuite de ces dernières au Congo voisin (Zaïre devenu RDC, République Démocratique du Congo, le plus grand Etat francophone du monde, peuplé à présent d’au moins 80 millions d’habitants) ; la traque des fuyards par les Tutsis à travers le Congo, traque qui a fait à nouveau un très grand nombre de morts, cette fois chez les Hutus ; les tentatives faites par le chef des Tutsis, Paul Kagamé, pour annexer de facto les zones du Congo oriental limitrophes du Rwanda ; la dictature du même Kagamé dans son pays, qui s’est maintenue pour au moins trois raisons : son « groupe ethnique » a subi un génocide, il assure l’ordre intérieur, il est appuyé par les pays du Commonwealth britannique dont le Rwanda est devenu membre en 2009. Aujourd’hui, la perte de repères s’accentue : Paul Kagamé, président de l’Union africaine jusqu’en janvier 2019, soutenu par le président français bien qu’il n’ait cessé depuis les années 1990 de vilipender la France, vient de faire élire sa ministre des affaires étrangères Louise Mushikiwabo à la tête de la francophonie avec le soutien du président français ! Mais le véritable enjeu, c’est sans doute celui des élections prochaines en RDC.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : navires et avions comparés aux grands animaux

Vingt mille conteneurs sur un même navire
Et huit cents passagers qui vont confier leur vie
Au même gros avion les morceaux de bravoure
Qu’il faut pour en parler j’y renonce j’avoue

Je me contenterai de tourner quelques vers
Sur le transport en mer comme si je pouvais
Agrémenter ici de quelque enjolivure
Des chiffres qui d’abord en semblent dépourvus

La course au gigantisme au début les baleines
En ont lancé l’idée l’homme a pris le relais
Sous ses bateaux géants la houle est vaguelette

Hyperdimensionnés ne chôment ni ne flânent
A travers l’océan sans être jamais las
Ces monstres de métal dont l’armateur se flatte

 

Les plus grands navires d’aujourd’hui sont les porte-conteneurs de quatre-cents mètres de long et cinquante-cinq mètres de large, qui se déplacent à la vitesse moyenne de 20 nœuds (37 km/h). Le transport maritime des passagers et celui des hydrocarbures ont également donné naissance à des navires gigantesques (paquebots, pétroliers et méthaniers). Les avions, comme on le sait, sont nettement moins volumineux mais beaucoup plus rapides. Par exemple, l’Airbus A380 a les caractéristiques suivantes : longueur : 73 m ; envergure : 80 m, supérieure à sa longueur ; masse au décollage : 575 tonnes ; vitesse maximale : 1000 km/h. Dans la nature, on constate des similitudes, selon le milieu, eau, air, terre, avec les moyens de transport fabriqués par l’homme. Parmi ceux-ci, les records de taille sont détenus par les navires, de même que c’est dans les océans que vivent les plus grands animaux. Les baleines bleues ont une vitesse de croisière de 20 km/h, une longueur de trente mètres, un poids de 170 tonnes, alors que les éléphants d’Afrique pèsent au maximum 12 tonnes. Chez les oiseaux, la capacité de voler dépend de la « charge alaire », rapport entre le poids du corps et la surface portante des ailes. Le cygne, oiseau emblématique de Mallarmé et de plusieurs autres poètes, a un poids de 11,5 kg en moyenne et des ailes dont l’envergure est de l’ordre de 2,5 m. Il a besoin d’une course de 8 à 20 m avant de décoller. Dans les airs, il peut atteindre la vitesse de 80 km/h. C’est l’oiseau volant le plus lourd avec l’albatros, oiseau emblématique de Baudelaire, dont l’envergure peut atteindre 3,5 m. « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher », écrit Baudelaire (qui voit en lui une figure du poète maladroit à terre mais capable de s’élever haut et d’aller loin). L’albatros a une « finesse aérodynamique » telle que pour chaque mètre descendu, il peut parcourir 22 mètres de distance horizontale.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : effondrement d’un viaduc

La construction des ponts est œuvre délicate
Et leur effondrement ne va pas sans fracas
Gênes l’a constaté lorsque son long viaduc
A brusquement cessé d’être un pont suspendu

Ouvrage d’art usé que le trafic esquinte
Il souffrait de surcroît d’un entretien mesquin
Sans oublier que vu ses faiblesses techniques
Il n’aurait pu durer plus de cinq décennies

En France il est exclu qu’un tel ouvrage craque
Nous dit-on doctement exclu qu’il se disloque
Et que l’ingénierie subisse un tel échec

Mais en parlant ainsi on ne sera pas quitte
Car l’ingénieur français – tendance trop fréquente –
Préfère désormais la finance et les comptes

 

Le viaduc autoroutier de Gênes, pont suspendu d’une longueur de 1100 m, s’est écroulé sur 250 m le 14 août 2018, probablement à cause d’une défaillance de ses haubans. Cet équipement indispensable doit être reconstruit au plus vite. « Le célèbre architecte italien Renzo Piano [architecte du centre Pompidou à Paris] a présenté le 7 septembre à Gênes un projet de nouveau pont pour sa ville natale, après l’effondrement du viaduc Morandi qui a fait 43 morts au mois d’août. A la fin de la conférence de presse, le patron d’ASPI, la compagnie des autoroutes italiennes, Giovanni Castellucci, a examiné un élément de la maquette présentée par le bureau de Renzo Piano et l’a fait tomber par mégarde : le morceau de plastique s’est brisé, provoquant un sourire et un geste d’impuissance de Renzo Piano. « Ça porte chance », a fini par s’exclamer l’architecte devant cet incident malencontreux » (Le HuffPost). Cette information a été publiée en première page du Canard enchaîné daté du 12 septembre 2018 : « Le futur pont de Gênes est calculé, selon son architecte, Renzo Piano, pour durer mille ans, mais sa maquette, elle, s’est effondrée au bout de quelques minutes lors de sa présentation à la presse le 7 septembre dans la capitale ligure. Ce n’est pas sa structure qui est en cause – elle sera en acier, a précisé Piano – mais un geste malheureux de Giovanni Castellucci, patron d’Autostrade per l’Italia, propriétaire du viaduc Morandi… » A l’heure actuelle, les ouvrages d’art sont souvent en mauvais état un peu partout, pas seulement en Italie. C’est un symptôme d’une tendance générale des pouvoirs publics et des jeunes ingénieurs, notamment ceux des ponts et chaussées, à délaisser les routes, le béton et l’acier pour des activités moins lourdement matérielles, plus « à la mode » et apparemment plus rémunératrices comme l’urbanisme, l’écologie, l’informatique, la finance.

Dominique Thiébaut Lemaire

La poésie engagée. Par D.T. Lemaire.

Les mots « engagé » et « engagement » sont utilisés depuis le temps de Sartre et Camus après la Seconde Guerre mondiale pour désigner l’attitude de l’intellectuel ou de l’artiste qui, conscient de son appartenance à la société et au monde de son temps, met sa pensée ou son art au service d’une cause. Mais l’attitude qu’ils désignent est beaucoup plus ancienne, comme le montrent en France les interventions des philosophes (Voltaire notamment) dans la vie publique au XVIIIe siècle, de Zola dans l’affaire Dreyfus en 1898, ainsi qu’en poésie les exemples d’Agrippa d’Aubigné au XVIe siècle et de Lamartine et Hugo au XIXe siècle.
A la poésie engagée s’oppose le repli des poètes dans leur « tour d’ivoire ». Cette expression, employée d’abord au XIXe siècle par Sainte-Beuve à propos de Vigny dont l’attitude contrastait avec celle de Hugo, sert à qualifier la position indépendante et solitaire, la retraite hautaine de celui qui refuse de se compromettre dans l’agitation du monde. « Il ne nous restait pour asile que cette tour d’ivoire des poètes, a écrit Nerval, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule ».
La poésie engagée dépend beaucoup des circonstances. C’est par excellence l’un des cas où, contrairement à ce que nous répète une certaine tendance de la critique littéraire, il paraît difficile de séparer la vie et l’écriture, de dissocier la biographie et l’oeuvre d’un auteur. Cette poésie s’affirme en particulier dans les époques de crise, où elle permet aux poètes d’exprimer une inspiration parfois trop éclipsée par la primauté donnée au lyrisme, de redonner une place aux passions de la colère et de l’espérance collective, de retrouver l’usage des moyens stylistiques les plus simples et les plus efficaces (répétitions des refrains et des anaphores, parallélismes, antithèses, strophes et autres périodes oratoires…) pour traduire ces passions en mots.

Au dix-neuvième siècle

Lamartine (1790-1869)

Après le triomphe de son premier recueil de poèmes, Les Méditations (1820), chef-d’œuvre de lyrisme intime, Lamartine entre dans la diplomatie, qu’il abandonne après la révolution de 1830 pour entrer dans la vie politique. Il exprime des préoccupations nouvelles. Dans l’ode « A Némésis » (1831), il s’écrie : « Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle. » Dans « Les Révolutions » (1831), il exhorte les hommes de bonne  volonté à marcher dans la voie du progrès. Au cours d’un voyage en Orient en 1832-1833, il perd sa fille Julia, et son deuil lui inspire un poème poignant, « Gethsémani ». Elu député en 1833, il refuse de se rattacher à un parti et prétend siéger « au plafond ». Ses Recueillements poétiques (1839) se signalent par une inspiration sociale : dans la lettre « à M. Félix Guillemardet » (en vers), qui commence par le mot « Frère », le poète exprime le remords de s’être égoïstement attendri, dans ses recueils intimes, sur ses émotions personnelles ; dans « Utopie », il proclame sa foi dans le génie humain et célèbre un avenir démocratique vers lequel il faut marcher. Dans le « Toast porté dans un banquet des Gallois et des Bretons » à Abergavenny (pays de Galles), il chante la fraternité des deux peuples. Sous le ministère Guizot, il passe à l’opposition et fait campagne, avec Ledru-Rollin, pour un suffrage élargi. Dans L’Histoire des Girondins (1847), il manifeste sa sympathie pour les Girondins contre les Montagnards de Robespierre. Cette œuvre reçoit un accueil enthousiaste et contribue largement à la popularité politique de son auteur. Le 24 février 1848, après l’abdication du roi Louis-Philippe, Lamartine proclame à l’hôtel de ville de Paris la Seconde République (1848-1852) dirigée par un Gouvernement provisoire dont il est membre. Le 25 février, dans un discours célèbre, il s’oppose à l’adoption du drapeau rouge, et il obtient le maintien du drapeau tricolore. C’est lui qui signe le décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage. Mais sa popularité s’effondre après ses prises de position en faveur d’une république modérée, et après la fermeture des ateliers nationaux qualifiés par certains de « râteliers nationaux », fermeture suivie par la révolte des journées de juin et la répression du général Cavaignac. Candidat à la présidence de la République, Lamartine ne recueille en décembre 1848 qu’un petit nombre de voix, très loin derrière Louis-Napoléon, le futur Napoléon III. En 1851, l’avènement du Second Empire marque la fin de sa carrière politique. Pour payer ses dettes il travaille sans répit et rédige à la hâte un grand nombre d’œuvres en prose : récits autobiographiques, romans, compilations historiques. A partir de 1856, il écrit un Cours familier de littérature qu’il sert mensuellement à ses abonnés. On se moque de ses travaux alimentaires en le surnommant « tire-lyre ». En 1857, s’étant rendu dans le pays de son enfance à Milly près de Macon pour les vendanges, il publie dans son Cours son chef-d’œuvre lyrique, La vigne et la maison. A la fin, ruiné, il doit accepter de la ville de Paris un chalet à Passy et de l’empereur une rente viagère. Terrassé par une attaque en 1867, il vit à peu près inconscient jusqu’en février 1869. Sa famille décline les funérailles nationales.

Hugo (1802-1885)

En 1822, Hugo publie un recueil d’Odes et reçoit pour ce premier recueil une pension de Louis XVIII. Il fait paraître en 1824 de Nouvelles Odes, puis les Odes et ballades (1826-1828). Dans ses odes, il exprime des convictions légitimistes et catholiques. Les ballades témoignent d’une grande virtuosité dans un cadre moyenâgeux de fantaisie qui doit beaucoup aux romans de Walter Scott. Dans Les Orientales (1829), il profite de l’occasion que lui offre l’insurrection des Grecs contre les Turcs et le mouvement de sympathie qu’elle déclenche en France, pour affirmer sa conversion aux idées « libérales », et pour renouveler son inspiration poétique, bien qu’il n’ait jamais vu l’Orient. Il évoque ses souvenirs de l’Espagne, qu’il rattache à l’Orient par l’influence arabe. A partir de 1830, quatre recueils, Les Feuilles d’automne (1831), Les Chants du crépuscule (1835), Les Voix intérieures (1837), puis Les Rayons et les ombres (1840), jalonnent son évolution. Dans Les Rayons et les ombres, il exige du poète qu’il prenne toute sa place dans la société pour « faire flamboyer l’avenir » :
Malheur à qui dit à ses frères :
je retourne dans le désert !
Malheur à qui prend des sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité ;
Honte au penseur qui se mutile,
Et s’en va, penseur inutile,
Par la porte de la cité !
(« Fonction du poète »).
Après la noyade accidentelle dans la Seine de sa fille aînée, Léopoldine, le 4 septembre 1843, Hugo cherche dans la politique une diversion à sa douleur. Nommé pair de France en 1845, il intervient souvent à la tribune, pour plaider la cause des Polonais opprimés, pour combattre la peine de mort, pour dénoncer la misère du peuple… Il est partisan de la liberté sans être républicain, humanitaire sans être socialiste. En février, tandis qu’il fait acclamer le gouvernement provisoire, il recommande en vain aux insurgés la candidature de la duchesse d’Orléans à la régence, et l’agitation ouvrière l’alarme. Elu représentant du peuple avec les voix bourgeoises, il se prononce pour la fermeture des ateliers nationaux. Pendant les journées de juin 1848, il se résigne à la répression. Cependant, il combat le gouvernement Cavaignac qui menace la liberté de la presse et s’aliène ainsi les conservateurs. Il croit un moment que Louis-Napoléon est celui qui réalisera un programme d’ordre et de progrès, et fait même campagne pour son élection à la présidence de la République. Après l’élection, il brigue le portefeuille de l’instruction publique, mais Louis-Napoléon, désormais président, écarte sa candidature. Hugo passe alors à l’opposition. Le 17 juillet 1851, il prononce à l’assemblée un violent discours contre « Napoléon le Petit », antithèse de son oncle Napoléon le Grand. Au moment du coup d’Etat du 2 décembre 1851, il tente d’organiser une résistance, mais le 4 décembre, il doit s’enfuir. Après un séjour à Bruxelles, il se réfugie en août 1852 à Jersey, où il compose contre « l’usurpateur » sous la dictée de la « Muse Indignation » les Châtiments, pamphlet de 6000 vers publié à Bruxelles en 1853, dominé par l’invective et la satire épique, qui obtient un succès considérable et circule en France sous le manteau. En octobre 1855, sur l’ordre du gouvernement anglais, il doit quitter Jersey et s’installe à Guernesey, où il travaille beaucoup et produit des œuvres majeures : en 1856, Les Contemplations, « mémoires d’une âme », recueil de poésie à dominante lyrique  (enfance, amour, douleur, mort et au-delà) ; en 1859, 1877 et 1883, La Légende des siècles, ensemble de « petites épopées » parcourant  les étapes de l’humanité ; en 1862, le grand roman social des Misérables. Devenu ardemment républicain, il a refusé avec dédain en 1859 l’amnistie accordée par Napoléon III. Après la chute du Second Empire, il retrouve Paris, où on l’acclame. En 1871, il est élu député à l’Assemblée nationale, mais il se démet de son mandat. Les événements de la guerre (militaire et civile) de 1870-1871 le bouleversent, et il évoque en vers L’Année terrible. Quoique nommé sénateur en 1876, il ne se mêle plus guère à la vie publique. A sa mort en 1885, son cercueil est exposé sous l’Arc de triomphe puis transporté au Panthéon.

Autres poètes du XIXe siècle témoins de leur temps

Baudelaire (1821-1867), qui est à première vue le contraire d’un poète engagé, a pourtant laissé un témoignage important sur les transformations de Paris décidées par Napoléon III et son préfet Haussmann, notamment dans les « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal et plus précisément dans certains pièces telles que le poème LXXXIX intitulé « Le Cygne », où il déplore la disparition de la ville ancienne :
« Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
« Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) »

Rimbaud (1854-1891), dans ses premiers poèmes, ceux des années 1870 et 1871, avant de devenir le voyant du « Bateau ivre » et des Illuminations, est l’auteur d’une acerbe critique sociale et politique dans une série de poèmes révoltés : « Les étrennes des orphelins » ; « A la musique », caricature de la bourgeoisie de Charleville ; « Les effarés », mettant en scène des enfants pauvres qui, au soupirail, regardent dans le froid le boulanger cuire le pain ; « Les chercheuses de poux » ; « L’éclatante victoire de Sarrebruck », « Chant de guerre parisien », « Rages de César » : pamphlets contre Napoléon III et les politiciens ; « Les Pauvres à l’église », « Les Premières communions » , « Le Mal » : attaques contre la religion ; et « Le Dormeur du val », bien connu, où l’horreur de la guerre de 1870 est d’autant plus frappante que le dormeur dans son cadre champêtre est mort avec deux trous rouges au côté.

Au vingtième siècle

L’avant-guerre et la guerre de 1914-1918

Péguy (1873-1914) est l’un des grands noms de l’engagement politique et poétique dans les années qui précèdent la guerre de 1914-1918. Dans leur Manuel des études littéraires françaises (XXe siècle), P.-G. Castex et P. Surer le présentent ainsi : « Charles Péguy, socialiste ardent, puis polémiste fougueux, chrétien convaincu, soldat héroïque, a conçu son œuvre littéraire comme un apostolat. » Il manifeste son caractère entier et son sens de la justice aussi bien dans la défense de son pays que dans la défense de Dreyfus. En 1914, lieutenant âgé plus de quarante ans, persuadé de la nécessité de protéger la civilisation française les armes à la main contre l’Allemagne, il part au combat sur le terrain dès la déclaration de guerre et meurt un mois plus tard à la tête d’une compagnie d’infanterie, tué d’une balle en plein front. Dans Eve (1913), poème de mille neuf-cent-onze quatrains, tous en alexandrins (si l’on excepte l’ultime dernier vers de  six syllabes), il avait écrit :
Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.

Apollinaire (1880-1918) né à Rome d’une polonaise exilée et d’un officier italien, fait de bonnes études au collège Saint-Charles de Monaco et devient un grand poète français d’avant-garde avec Alcools (1913). Il s’engage dans l’armée française en 1914 lorsque la guerre éclate, et il est envoyé au front, sur sa demande, en avril 1915. Versé dans l’infanterie, nommé sous-lieutenant, il est blessé en mars 1916 d’un éclat d’obus à la tête. Trépané, réformé, il rentre à Paris. En 1918, il fait paraître un nouveau recueil de poèmes, Calligrammes, qui contient de nombreuses pièces nées de la guerre, dont « Tristesse d’une étoile » qui évoque sa blessure :
Une belle Minerve est l’enfant de ma tête
Une étoile de sang me couronne à jamais
La raison est au fond et le ciel est au faîte
Du chef où dès longtemps Déesse tu t’armais
D’autres pièces de Calligrammes, qui sont en même temps des dessins, suggèrent leur objet ou leur thème par leur disposition typographique : c’est ainsi que les mots du poème « Ecoute s’il pleut » s’étalent sur la page en traits parallèles comme des traînées de pluie. Le poète ne résiste pas à l’épidémie de grippe espagnole et meurt l’avant-veille de l’armistice.

Les membres du mouvement surréaliste (Breton, Eluard, Soupault, Aragon, Péret, Desnos…) ont été profondément marqués par les répercussions sociales, psychologiques et morales de la « Grande guerre » de 1914-1918. Ils s’en sont probablement souvenus lorsque plusieurs d’entre eux sont passés quelques années plus tard de la poésie expérimentale à la poésie engagée.

La guerre de 1939-1945

Pierre Jean Jouve (1887-1976) n’a pas été surréaliste, mais unanimiste pendant un temps, dans le mouvement de Jules Romains, Georges Duhamel, Charles Vildrac. En 1914, il est infirmier volontaire dans un hôpital militaire. Menacé de tuberculose, il est envoyé en Suisse, à la montagne. C’est à cette époque que s’épanouit son amitié pour Romain Rolland « au-dessus de la mêlée ». Au début des années 1920, il rencontre Blanche Reverchon, psychiatre et psychanalyste genevoise traductrice de Freud, avec laquelle il se marie en 1925. Ayant trouvé sa voie de poète et de romancier entre érotisme et mysticisme chrétien, il cherche à faire parler dans ses œuvres l’inconscient, l’éros et la pulsion de mort. A partir de 1940, il est en exil à Genève où il participe aux publications qui, en Suisse, défendent la culture française contre le nazisme. « Si la confrontation des idées de cette guerre (ou de ce qui paraissait alors être des idées), n’était pas un objet de poésie, a-t-il  écrit, la catastrophe l’était à n’en pas douter. La poésie n’est pas limitée. Pourquoi eût-elle refusé de sentir, d’exprimer un événement tragique national, c’est-à-dire enraciné dans le sol comme la poésie elle-même ? Pour moi, je désirais de toutes mes forces faire un livre [La Vierge de Paris, 1944 et 1946] qui ne fût pas lié seulement au fait historique, et portât plus haut, avec tout ce que j’avais acquis antérieurement. Je vivais de l’idée de Résistance, mais je n’oubliais pas l’art… » (Texte cité p. 71-72 dans Pierre Jean Jouve, par René Micha, dans la collection Poètes d’aujourd’hui chez Seghers). On trouve par exemple dans La Vierge de Paris un poème en l’honneur du drapeau français, dont la première strophe est la suivante :
Je te revois tendue et sans vent dans les ombres
Propice et large soie étalée sans un pli
Tendre comme un discours de musique profonde
Et suave de trois cruautés agrandies ».
Le 12 mai 1945, le général de Gaulle lui envoie  un télégramme, reproduit dans le Cahier de l’Herne, Pierre Jean Jouve (1972) : « Merci d’avoir été un interprète de l’âme française pendant ces dernières années ». Comme exemple des rapports entre les deux hommes, on peut citer la lettre que de Gaulle adresse au poète le 9 octobre 1957, sans doute pour accuser réception du recueil intitulé Mélodrame, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Jouve né le 11 octobre 1887 : « Mon cher maître, Mon esprit et mon cœur se portent vers vous plus fidèlement que jamais en ce jour où vous commencez une nouvelle décade de votre vie et où l’anniversaire vous couronne. J’admire et j’aime votre talent dont je m’enchante souvent. Et puis, j’ai pour votre caractère la plus haute estime possible, car j’y trouve l’exemple de la probité et de la dignité. Ce qui fait honneur à l’homme est, avec la poésie, le plus beau don qu’on puisse faire à ses semblables et à la France. J’espère et je crois que de longues années sont devant vous pour poursuivre votre œuvre et je vous prie d’être assuré, mon cher Maître, de mes sentiments les plus dévoués. » D’après un entretien accordé à l’hebdomadaire L’Express, le 27 mai 2010, par Jean-Luc Barré, qui a édité dans la bibliothèque de la Pléiade le général de Gaulle, celui-ci « a entretenu une correspondance confidentielle avec le poète Pierre Jean Jouve, qui lui fera découvrir Hölderlin. Il existe 77 lettres de Charles de Gaulle à ce poète considéré comme plutôt hermétique qui, tout comme Albert Cohen, avait composé un admirable texte sur le Général [L’Homme du 18 juin, Egloff, Paris 1945]. Les lettres que de Gaulle adresse à Pierre Jean Jouve sont tout sauf convenues. Faisant allusion à des phrases de Ténèbre, en 1965, il commente : « Quel est ce monde sombre où leur harmonie [nous] entraîne ? Le nôtre ou bien l’autre ? » Sa fidélité ne se démentira pas : « Détaché de tout, je le suis moins que jamais de vous », lui écrit-il par exemple le 6 octobre 1970, un mois avant sa mort. »
Avec Jouve il convient de mentionner Pierre Emmanuel (1916-1984) qui se réclame de lui et qui se fait connaître au cours de la seconde Guerre mondiale par une poésie partagée entre une inspiration « résistante » et une inspiration chrétienne. De cette dernière naissent après la guerre plusieurs recueils qui ne se soucient pas des modes.

Eluard (1895-1952), après la guerre de 1914-1918 où il a été gazé, publie d’abord des poèmes dans lesquels se chevauchent, à la manière surréaliste, le monde réel et le monde du rêve. En 1927, il adhère au parti communiste. Il en est exclu dans les années 1930, mais continue ses combats pour la liberté. Des désaccords politiques mais aussi littéraires (refus de l’écriture automatique) le conduisent à la rupture d’avec le groupe surréaliste. Entré dans la Résistance, il se réinscrit clandestinement au parti communiste. Il met au service de ses causes, sans dégrader ses qualités littéraires,  une poésie simple et harmonieuse. L’un de ses poèmes les plus célèbres de la période de guerre commence ainsi :
« Sur mes cahiers d’écolier
« Sur mon pupitre et les arbres
« Sur le sable sur la neige
« J’écris ton nom »
« Poésie et vérité, 1942)
Le vers : « J’écris ton nom » est répété à la fin de chacune des vingt-et-une strophes, et le poème se termine par le nom enfin prononcé qui pourrait être un nom de femme et qui est « Liberté ».

Aragon (1897-1982) est en deuxième année de médecine avec André Breton quand il est mobilisé en 1914 comme brancardier puis comme médecin auxiliaire. Il fait l’expérience du front puis reste mobilisé deux ans en Rhénanie occupée par la France. Il figure comme Eluard en bonne place dans le tableau (« Au rendez-vous des amis ») où Max Ernst a peint en 1922 les animateurs du groupe surréaliste. En 1927, il adhère au parti communiste, dont il reste officiellement membre jusqu’à sa mort. La guerre, puis la Résistance, sont pour lui une nouvelle source d’inspiration. Sur le front en mai 1940, subissant la débâcle de l’armée française, il fait preuve d’un courage qui lui vaut d’être décoré de la croix de guerre et de la médaille militaire. Cette guerre désastreuse est à l’origine du Crève-cœur (1941) où se trouve le poème intitulé « Les Lilas et les roses », écrit après l’armistice, publié dans Le Figaro des 21 et 28 septembre 1940 :
O mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés
Après Le Crève-coeur paraissent les Yeux d’Elsa (1942), le Musée Grévin (1943, sous le pseudonyme de François la Colère), La Diane française (1944). Aragon, désormais virtuose du vers régulier, crée dans ces recueils une poésie à la fois savante et populaire, remarquable par son souffle, qui développe les thèmes jumelés de l’amour et du patriotisme, et qui retient les leçons de Villon, de Hugo, de Rimbaud, d’Apollinaire, de Péguy. Il publie en 1956 Le Roman inachevé, autobiographie poétique où il parle de ses engagements et des grandes étapes de sa vie, à commencer par la guerre de 1914-1918 et l’occupation de la Rhénanie, et dont plusieurs poèmes ont été mis en chansons par Léo Ferré et par Jean Ferrat.

Desnos (1900-1945), dans l’entre-deux guerres, s’est imposé au sein du mouvement surréaliste grâce à ses dons dans les domaines de l’automatisme verbal et de l’improvisation inspirée par le rêve. Il refuse de devenir le compagnon de route des communistes. Sous l’Occupation, il entre dans la Résistance et écrit des poèmes de belle facture classique :
« Agé de cent mille ans, j’aurais encor la force
« De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir. »
(Etat de veille, 1943).
Déporté en Bohème, il y meurt du typhus.

René Char (1907-1988), d’abord surréaliste, est animé ensuite par une inspiration plus largement humaine et sociale. Sous l’Occupation, il commande un maquis provençal sous le nom d’Hypnos et transcrit cette expérience dans Feuillets d’Hypnos (1946), dédiés à son ami Albert Camus (repris dans Fureur et mystère en 1948). Feuillets d’Hypnos s’ouvre par cet exergue :
Hypnos saisit l’hiver et le vêtit de granit. l’hiver se fit sommeil et Hypnos devint feu. La suite appartient aux hommes.
Voici quelques-unes des 237 « notes » composant ce recueil, numérotées par leur auteur:
19. Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre.
24. La France a des réactions d’épave dérangée dans sa sieste. Pourvu que les caréniers et les charpentiers qui s’affairent dans le camp allié ne soient pas de nouveaux naufrageurs !
40. Discipline, comme tu saignes !
81. L’acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté. [Voir aussi la note 114 : Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement].
91. Nous errons auprès de margelles dont on a soustrait les puits.
96. Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer.
104. Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri.
127. L’homme, d’un pas de somnambule, marche vers les mines meurtrières, conduit par le chant des inventeurs…
131. A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis.
161. Tiens vis-à-vis des autres ce que tu t’es promis à toi seul. Là est ton contrat.
199. Il y a deux âges pour le poète : l’âge durant lequel la poésie, à tous égards, le maltraite, et celui où elle se laisse follement embrasser. Mais aucun n’est entièrement défini. Et le second n’est pas souverain.
201. Le chemin du secret danse à la chaleur.
214. Je n’ai pas vu d’étoile s’allumer au front de ceux qui allaient mourir mais le dessin d’une persienne qui, soulevée, permettait d’entrevoir un ordre d’objets déchirants ou résignés, dans un vaste local où des servantes heureuses circulaient.
224. Autrefois au moment de me mettre au lit, l’idée d’une mort temporaire au sein du sommeil me rassérénait, aujourd’hui je m’endors pour vivre quelques heures.
Dans sa préface à l’édition allemande des Poésies de Char, parue en 1959, Albert Camus écrit : « Je tiens René Char pour notre plus grand poète vivant et Fureur et mystère pour ce que la poésie française nous a donné de plus surprenant depuis Les Illuminations et Alcools […] L’homme et l’artiste, qui marchent du même pas, se sont trempés hier dans la lutte contre le totalitarisme hitlérien, aujourd’hui dans la dénonciation des nihilismes contraires et complices qui déchirent notre monde. […] Poète de la révolte et de la liberté, il n’a jamais accepté la complaisance, ni confondu, selon son expression, la révolte avec l’humeur […] Sans l’avoir voulu, et seulement pour n’avoir rien refusé de son temps, Char fait plus que nous exprimer : il est aussi le poète de nos lendemains. Il rassemble, quoique solitaire, et à l’admiration qu’il suscite se mêle cette grande chaleur fraternelle où les hommes portent leurs meilleurs fruits.»

                                                               ***

Le tour d’horizon que nous venons de faire parmi les poètes français des XIXe et XIXe siècles confirme que lyrisme et engagement, satire et cithare, ne sont pas incompatibles, mais toutes les époques ne sont pas également propices à la poésie engagée. Celle-ci, dans les périodes de calme, a tendance à s’étioler et à passer de mode. C’est dans les crises (transformations sociales profondes, changements politiques, guerres…) qu’elle retrouve du prix, se revivifie et peut s’épanouir, ce qui a été particulièrement manifeste au XIXe siècle avec la fin des guerres napoléoniennes, les révolutions de 1815, 1830 et 1848, le Second Empire balayé par la guerre franco-allemande de 1870-1871. Au XXe siècle, les périodes propices à l’engagement des poètes ont été les guerres mondiales, celle de 1914-1918, puis celle de 1939-1945 et les années qui l’ont suivie. Il faut y ajouter, comme événement majeur suscitant l’engagement poétique, la décolonisation, qui a inspiré, entre autres poètes francophones, les chantres de la négritude : Senghor (1906-2001), académicien français, premier président de la République du Sénégal de 1960 à 1980, et Césaire (1913-2008), député de la Martinique de 1945 à 1993, maire de Fort-de-France de 1945 à 2001.
Pour donner un exemple de la poésie de Senghor, citons le poème de Chants d’ombre (1945) où il fait l’éloge de la femme noire :
Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu’au coeur de l’Été et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein coeur, comme l’éclair d’un aigle…
Quinze ans plus tard, au moment où les pays de l’Afrique française deviennent tous indépendants, Césaire écrit dans Ferrements (1960) un poème dédié à Léopold Sédar Senghor, intitulé « Pour saluer le Tiers Monde », qui commence ainsi :
Ah !
mon demi-sommeil d’île si trouble
sur la mer ! /
Et voici de tous les points du péril
l’histoire qui me fait le signe que j’attendais,
je vois pousser des nations.
Vertes et rouges, je vous salue,
bannières, gorges du vent ancien,
Mali, Guinée, Ghana /
et je vous vois, hommes,
points maladroits sous ce soleil nouveau !
Si Césaire a eu des obsèques nationales en Martinique en présence du chef de l’Etat (Jacques Chirac), les obsèques de Senghor au Sénégal ont eu lieu en l’absence du président de la République française et en l’absence du premier ministre français Lionel Jospin. Ces absences anormales ont été jugées sévèrement par beaucoup, en France et ailleurs.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : cinquième anniversaire

Sacha cinq ans questionne expérimente observe
C’est l’âge où il comprend après plusieurs essais
L’art de la bicyclette et roule de conserve
Avec ses deux parents nous montre ce qu’il sait

File sous les rayons d’une lumière en verve
Soleil tapant sur l’estivant qui se dévêt
Pas sous la pluie dont Sacha dit qu’elle « s’énerve »
En ruisselant d’un ciel brièvement mauvais

Il vaut mieux éviter piste ou sentier qui servent
A visiter la rive où les oiseaux se plaisent
Le cycliste apprenti ne peut y être à l’aise

Trop de piétons vélos rallient cette réserve
Circulent font du bruit les non-humains se taisent
Dans l’arrière-marais où la chaleur s’apaise

 

 

L’enfance fascine par l’aventure de ses progrès, dont l’une des étapes importantes est la maîtrise de la bicyclette, maîtrise acquise par Sacha peu avant ses cinq ans. Mais qui dit progrès dit nouveaux problèmes. Vers le quinze août à Fouesnant (Finistère) où Sacha a passé quinze jours après l’île de Ré, les sentiers de randonnée et les pistes cyclables dans le « site naturel classé » de Penfoulic sont victimes de leur succès, d’autant qu’une confusion s’est instaurée involontairement (ou peut-être volontairement de la part des responsables du tourisme et des cyclistes) entre ce qui est piétonnier et ce qui est cyclable. J’avais déjà pu constater cette confusion à Quiberon, il y a quelques années, comme si la coexistence des marcheurs plus lents et des deux-roues véloces pouvait être assurée en toute liberté. A Fouesnant, les promeneurs sont sans cesse dérangés par des cyclistes qui piaffent dans leur dos, et les petits comme Sacha qui se lancent sans l’aide de roulettes stabilisatrices ne peuvent pas vraiment profiter de leur nouveau savoir-faire sur ces itinéraires qui seraient pourtant à leur portée. Quant à l’île de Ré, d’après le journal Sud-Ouest (10 juillet 2017), « avec près de 110 km de pistes cyclables, [elle] attire bon nombre d’adeptes de la petite reine. Mais les accidents se multiplient malgré les avertissements des communes […] Sur les pistes certains se prennent à rêver du maillot jaune au milieu des familles en balade » ; des sentiers de l’île sont interdits aux vélos, mais les interdictions sont mal respectées.

Dominique Thiébaut Lemaire

Une exposition sur les impressionnistes à Londres. Par Annie Birga.

LES IMPRESSIONNISTES A  LONDRES
Artistes français en exil, 1870-1904
Musée du Petit Palais, 20 juin-14 octobre 2018

 

Cette exposition est le fruit d’une collaboration franco-britannique entre conservateurs de la Tate Britain et du Musée du Petit Palais. Elle embrasse une période comprise entre 1870 et 1904. Elle tente de mettre au jour les réseaux de solidarité, de mécénat et d’amitiés qui ont aidé les artistes français réfugiés en Angleterre en 1870-71 et, ce faisant, elle donne à voir et à mieux comprendre  une quantité d’œuvres de premier plan.

Dans ces années 70-71 qui voient la guerre franco-prussienne, la défaite de Sedan, le siège de Paris, la semaine sanglante de la Commune, avec les obus qui pleuvent, le froid de cet hiver-là et la famine, les artistes réagissent de façon individuelle selon leur tempérament. Certains se terrent dans leur habitation, d’autres partent en province,  les plus courageux s’engagent dans la Garde Nationale, un grand nombre s’exile pour un temps à Londres. Les témoignages artistiques de cette période sont frappants et dramatiques. Dès septembre 1870, comme les Prussiens se dirigent vers Paris, Corot imagine l’incendie de la capitale, tableau qu’il considérera comme prémonitoire. L’incendie bien réel s’entrevoit dans le ciel d’un « Episode du  siège de Paris », toile de Gustave Doré. Garde national comme Doré, Tissot fait de nombreux dessins sur le vif, transposés parfois en eaux-fortes. Une aquarelle peu connue représente (29 mai 1871) l’exécution des communards devant les fortifications du Bois de Boulogne. Manet, lui aussi engagé, exécute une série de lithographies intitulée « Guerre civile » d’après des choses vues. Des photographies montrent « Paris en ruine » (Charles Soulier. mai 1871), Tuileries, Hôtel de Ville, Colonne Vendôme et des pans entiers de la capitale. Des toiles  appartenant au Musée Carnavalet  évoquent bien ce climat délétère.

Le contraste est grand avec le restant de l’exposition qui emmène le spectateur dans la capitale anglaise. Elle est alors en plein essor industriel. L’un des premiers artistes français à en découvrir la complexité a été Gustave Doré : dès 1869, il a travaillé à l’illustration d’un album écrit par un ami anglais, « London : a Pilgrimage », dessinant directement sur les blocs de bois qui donneraient la gravure. En 1870 un journaliste du Times remarque : « Exilé de Paris par la guerre, l’art français a provisoirement trouvé à s’héberger en Angleterre ». Et, de fait, Daubigny, Monet et Pissarro se retrouvent à Londres.  Ils peignent en plein air. Daubigny, qui fait partie de l’Ecole de Barbizon, garde une facture hollandaise. Mais Monet et Pissarro qui n’en ont peut-être pas vraiment conscience, sont déjà des « impressionnistes », nom donné à cette réunion de jeunes peintres qui exposeront en 1874 dans l’atelier de Nadar. Comme Daubigny qu’il admire, Monet peint des vues de la Tamise, où se profile déjà la silhouette du palais de Westminster dans la brume. Sa reconstruction vient de s’achever et des ouvriers défont les échafaudages du quai Victoria. Cette toile a été achetée par le marchand d’art Durand-Ruel établi à Londrès dès 1870 et qui y fonda la «  Society of french artists ». Pissarro  choisit d’habiter dans une banlieue semi-rurale et réalise une série de petites toiles lumineuses. Trois ans plus tard, un  autre impressionniste, d’origine anglaise, Alfred Sisley, vient à Londres et  y peint des toiles où le ciel et l’eau sont traités en  bleus et gris légers.

Le plus anglais des peintres français est sans contredit James Tissot.  Il a la part du lion dans cette exposition. Tant de merveilleux tableaux réunis rappellent qu’il est une figure originale de premier plan dans l’histoire de la peinture. Ami de Degas et de Manet, il est déjà connu et riche lorsqu’en 1871 il arrive à Londres. Il va y connaître un succès fulgurant. De formation classique – il a été l’élève de Flandrin – il en conserve des connaissances techniques de premier ordre. Mais il a découvert le japonisme avec ses coupes et ses perspectives et le préraphaélisme, sa peinture lisse de glacis et de demi-pâtes. Il est moderne. Il évoque le Londres des salons fréquentés par la gentry, mais aussi les jardins de sa luxueuse résidence, les promenades en bateau dans le port. La présence de la femme est une constante. Il fait de son amie tuberculeuse un saisissant portrait. Après sa mort Tissot quitte l’Angleterre.

Il a invité l’italien Giuseppe de Nittis à le rejoindre. Celui-ci donne de la ville une image plus réaliste, à la façon des Macchiaioli de son pays d’origine.

Quittant James Tissot, l’exposition révèle au public français un peintre resté dans l’ombre, peut-être parce que l’essentiel de sa carrière s’est déroulée à Londres. Il s’agit d’Alphonse Legros, naturalisé anglais.en 1880, qui avait rejoint l’Angleterre avant l’exil de 70 et joua un rôle important dans l’accueil de ses compatriotes. Son style, réaliste, s’apparente à celui de Courbet ; son grand tableau de l’ « Ex Voto » (1860) rappelle « L’Enterrement à Ornans ». Certes Legros se réfère aux peintres du passé, mais il n’a pas une originalité qui le ferait émerger. Cependant ses talents de graveur sont remarquables et il va enseigner dans des écoles d’art. Il initie Rodin à la technique de la pointe sèche, ce dont le sculpteur le remercie en réalisant son portrait.

On ne connaît pas assez le rôle important joué par les sculpteurs français, Dalou et Lantéri, dans le renouveau de la sculpture anglaise, engluée dans l’académisme. Ils enseignent le modelage et Lantéri compose des manuels techniques. Dalou n’a pas encore réalisé ses sculptures parisiennes (il est alors un communard condamné à l’exil), mais on discerne son remarquable talent et son intérêt pour le social dans ses terres cuites et bronzes. Les amitiés artistiques et humaines se nouent alors, comme en témoignent des portraits croisés entre Alma-Tadema et Dalou ou entre Legros et Dalou, et l’exposition en témoigne avec précision.

Il faut aussi évoquer la présence du maître de Dalou à Londres, Jean-Baptiste Carpeaux. Il y a suivi Napoléon III en exil. Il réalisera son portrait après l’avoir dessiné sur son lit de mort. Son séjour à Londres lui permet de réaliser des commandes, un délicieux « Daphnis et Chloé », une « Flore » qui reprend la figure du Louvre, des bustes de ses amis, Gérôme et Gounod.

Après une parenthèse qui permet de revoir les sublimes Nocturnes de Whistler, bleu et argent et bleu et or des années 1870, dont on ne sait s’ils ont pu influencer Monet, cette exposition se déroulant comme en volutes nous ramène à nouveau auprès de Pissarro et Monet. Ceux-ci sont retournés à Londres dans les dernières années du dix-neuvième siècle et les premières du  vingtième, Pissarro pour y peindre dans un style pointilliste les jardins de Kew, Monet, fidèle à la Tamise et à Westminster. Sauf que Monet a mûri et que cette fois il élabore avec passion une série. Ce sont les trente-sept « Vues de la Tamise », exposées en 1904 dans la galerie parisienne de Durand-Ruel. Vollard les voit et somme le jeune Derain qui a 23 ans de traiter le même sujet. Mais Derain est fauve et c’est une autre Tamise, merveilleuse aussi, qui clôt l’exposition, si riche en déroulements variés.

Annie Birga

 

 

Billet : les footballeurs français champions du monde

Tant pis si le trophée attestant la prouesse
N’est plus l’ancien calice où l’on boit pétillants
Des breuvages de joie rendant le cœur vaillant
Demi-sphère moulée sur un sein de déesse

A la divinité de la victoire en liesse
Les supporteurs de foot déclarent chauds bouillants
Quand la bière ou le champ’ leur font des yeux brillants
« C’est dans ta coupe en or que nous buvons l’ivresse »

On a vu que le ciel à la fin s’est ouvert
Pour l’ondoiement de ceux qui jouent d’un pied agile
Et d’étoiles soudain l’horizon s’est couvert

Les Bleus redevenus vulnérables fragiles
Se sont montrés en bus encadrés de vigiles
Sur eux la gloire a la couleur des lauriers verts

 

 

Ce poème est parti d’un vers de Nerval qui se trouve dans « Myrtho », sonnet des Chimères : « C’est dans ta coupe aussi que j’avais bu l’ ivresse ». Il est dommage que, matériellement, le trophée de la coupe du monde ne soit plus une coupe, mais une sorte de statuette en or surmontée d’un ballon qui fait l’effet d’une grosse tête. Le 15 juillet 2018 à Moscou, juste avant la pluie, l’équipe de France, appelée « Les Bleus » bien qu’elle n’ait pas l’exclusivité de cette couleur, a gagné cette compétition pour la deuxième fois. On a pu constater à nouveau que les passions affectent non seulement les individus, mais aussi les nations, dans la joie ou dans la tristesse. Dans la tristesse, ce qui s’est manifesté dans les pays concurrents de la France, c’est une forte envie presque naïve dont l’expression a dérapé. Comme l’a noté Ouest France les 18 et 19 juillet 2018, plusieurs médias étrangers ont voulu minimiser le succès de l’équipe française, en insistant sur les origines africaines des joueurs. Cette envie perçait parfois sous une bienveillance ambiguë feignant de vanter la diversité française. Elle trahissait souvent un racisme inconscient ou maladroitement dissimulé. « Merveilleuse impureté de la sélection française », a écrit le journal barcelonais Sport, illustrant son propos par la mention de Griezmann, Pogba et Mbappé, pourtant tous trois nés français. En Italie, le Corriere della Sera a critiqué cette équipe «pleine de champions africains mélangés à de très bons joueurs blancs face à une équipe composée seulement de blancs représentant un pays au centre de trois grandes écoles de football, les écoles slave, allemande et italienne. » Pour le journal allemand Bild, la France ne doit pas s’illusionner : « Les banlieues de Paris peuplées d’immigrés sont souvent le théâtre d’émeutes, Marseille a été péniblement arraché à la mainmise de clans maghrébins et les 30 % d’électeurs FN n’ont pas disparu en une nuit. » C’est beau, l’amitié entre Européens.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : le temps ne fait rien à l’affaire

Les jeunes cons deviennent vieux
Pourvu que Dieu leur prête vie
Brassens l’a dit fort peu gracieux
Mais véridique à mon avis

Qu’importe l’âge auquel sévit
La présomption des prétentieux
Les jeunes cons deviennent vieux
Pourvu que Dieu leur prête vie

De leur ornière ils ne dévient
Que rarement souvent odieux
Dans le chemin qu’ils ont suivi
Blancs-becs d’abord puis sentencieux
Les jeunes cons deviennent vieux

 

Brassens a fait une chanson sur ce thème :
« Le temps ne fait rien à l’affaire,
Quand on est con, on est con.
Qu’on ait vingt ans, qu’on soit grand-père,
Quand on est con, on est con.
Entre vous, plus de controverses,
Cons caducs ou cons débutants,
Petits cons d’la dernière averse,
Vieux cons des neiges d’antan. »
Le premier vers de cette citation peut faire penser à une réplique d’Alceste à son rival Oronte, auteur d’un sonnet du genre précieux, dans Le Misanthrope de Molière.
Oronte (à propos de son sonnet) :
« … Au reste vous saurez
Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire. »
Alceste :
« Voyons, Monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire. »

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Le téléphone mobile

N’appuyez plus geste ringard
Sur un clavier comme naguère
Mais effleurez l’écran tactile
Avec doigté glissons mortels

Penchez sur lui votre figure
Dans un plaisir qui revigore
Caressez donc l’écran tactile
Avec doigté glissons mortels

Il n’est pas bon pour les doigts gourds
Cet appareil tout digital
Fait pour l’image et le bagou
Plus de clavier comme naguère
Effleurez donc l’écran tactile

 

Les réseaux sociaux permettent à ceux qui y participent d’interagir entre eux grâce au téléphone informatisé, « portable » ou « mobile » (la langue française hésite encore entre ces deux adjectifs), notamment en activant sur le petit écran de ces appareils des icônes d’émotion appelées émoticônes, qui donnent la possiblité d’exprimer une réponse minimale à ce qui est publié sur le réseau : un pouce levé ou baissé pour signifier « j’aime bien » ou « je n’aime pas » comme on le faisait dans les amphithéâtres antiques pour décider du sort des gladiateurs ; un cœur pour « j’adore » ; des visages réduits à leurs traits essentiels pour représenter par le dessin de la bouche, des yeux et des sourcils l’étonnement, la joie et le rire, la tristesse, la colère, bref, le répertoire simplifié des passions de l’âme. Il est remarquable que la sophistication incorporée dans ces objets aboutisse finalement à l’expression d’émotions élémentaires, dans un contraste frappant entre la complexité rationnelle du matériel et la communication rudimentaire des passions. L’apparence de ces objets est désormais si lisse que leurs possesseurs ne sont plus conscients de toute la technologie leur permettant de fonctionner. Pour activer les téléphones de nouvelle génération, le glissement du doigt a remplacé la pression sur un bouton. Ce glissement apparente leurs utilisateurs aux patineurs du librettiste Pierre Charles Roy (1683-1764) :
Sur un mince cristal l’hiver conduit leurs pas :
Le précipice est sous la glace ;
Tel est de vos plaisirs la légère surface.
Glissez mortels, n’appuyez pas.

Dominique Thiébaut Lemaire

Descartes et Spinoza à la galerie Saphir (conférence et gravures)

 

Saphir 2

Saphir

Dans ce livre, l’auteur réfléchit à l’actualité des Passions de l’âme de Descartes (1649) et de l’Éthique de Spinoza (1677),  deux philosophes qui ont vécu à peu près à la même époque et dans le même pays, les Pays-Bas. Le premier livre de Spinoza s’intitule Les principes de la philosophie de René Descartes.
Descartes dénombre six passions primitives, auxquelles toutes les autres se rattachent, et que Spinoza réduit à trois affects primitifs, le désir, la joie et la tristesse (représentés, de même que les six de Descartes, par le peintre et graveur Sergio Birga). Aujourd’hui prédominent la tristesse de la compassion nourrie par des médias désormais planétaires, et la tristesse de l’envie liée au désir légitime d’égalité selon Descartes. Ce sont les deux faces d’un même sentiment consistant à trouver injuste ce qui arrive à un semblable, soit en mal, soit en bien. De plus, comme l’a remarqué Spinoza bien avant René Girard au XXe siècle, souvent on envie un bien non parce qu’il est désirable en lui-même, mais du seul fait qu’un autre le désire ou le possède.
Outre ces analyses éclairantes, Descartes et Spinoza peuvent apporter des réponses aux questions du XXIe siècle dans la mesure où l’une de leurs leçons est la lutte toujours nécessaire contre les idées reçues. Leurs oeuvres, écrites au début du grand développement de la raison scientifique, ont toujours quelque chose à nous dire à ce sujet.
Spinoza écrit dans la quatrième partie de l’Éthique que les hommes sont contraires les uns aux autres quand ils sont la proie des affects, mais s’accordent en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison. Descartes s’est prononcé dans le même sens. Il distingue dans l’âme d’une part ses passions, qui naissent de l’union entre l’âme et le corps, d’autre part ses actions, c’est-à-dire ses volontés. Plusieurs des vertus traditionnelles, qui sont de l’ordre de la raison et de la volonté, commencent par être des passions : l’espérance, l’amour ou charité, le courage, la justice qui n’est pas sans relation avec l’envie, et même la prudence qui n’est pas sans relation avec la crainte. Le lien entre passion et raison vertueuse existe également dans la générosité qui est pour Descartes la clé de toutes les vertus, et que Spinoza adopte comme une composante de sa vertu majeure, la force d’âme (fortitudo).
En ce qui concerne les principaux moyens d’agir sur les passions ou affects, Dominique Thiébaut Lemaire met en évidence à la suite des deux philosophes : comment une passion peut en contrebalancer une autre ; comment se fortifier en bien par l’habitude ; comment le régime politique peut modérer les passions ; comment la maîtrise des passions est possible par la volonté pratique et par la connaissance. A la différence de la volonté pure qui agit par le seul fait d’être formulée, la volonté pratique, au sujet de laquelle Spinoza s’accorde finalement avec Descartes malgré leurs différences de principe, s’appuie sur les efforts répétés de l’exercice ; sur l’anticipation à laquelle contribue le savoir ; sur la capacité de ménager un temps de réflexion quand la passion se fait pressante. La volonté ne sert à rien sans la connaissance, dont l’aspect le plus spectaculaire est le pouvoir de l’esprit sur les corps.

Libres feuillets

La bataille du Côa : gravures rupestres contre barrage au Portugal. Par Maryonne Lemaire

La bataille du Côa
Une leçon portugaise

Un film de Jean-Luc Bouvret.
Projection tous les jours jusqu’au 21 mai 2018, ainsi que les mardis 29 mai et 5 juin, au cinéma Saint André des Arts 30 rue Saint André des Arts, Paris, métro Saint Michel ou Odéon.

C’est presque un cas d’école : « Ou bien les roches gravées ou bien le barrage ».

Dans les années quatre-vingt-dix, la construction d’un barrage par la compagnie EDP (Electricité du Portugal), sur la rivière Côa, affluent du Douro, apporte du travail dans cette petite ville de montagne du nord du Portugal, Vila Nova de Foz Côa. Sa réalisation apporterait aussi, pensent certains villageois, la certitude d’avoir toujours de l’eau.

Mais, sur dix-sept kilomètres,  la vallée de la rivière est un véritable monument à ciel ouvert, datant de l’ère glaciaire. Les roches gravées de profils d’animaux se succèdent, elles témoignent, de la part de lointains ancêtres, du désir de se survivre à eux-mêmes. Le site sera englouti sous les eaux du barrage. C’est ce que veulent éviter quelques habitants, fiers de leur histoire, de leurs vignes et de leurs amandiers, ainsi qu’une équipe d’ archéologues, relayés par l’opinion internationale (médias, UNESCO), et  les lycéens, convaincus que le mot patrimoine ne concerne pas seulement leur église au chœur entièrement doré.

D’un côté la majorité des habitants et la compagnie d’électricité, appuyée par le gouvernement, de l’autre des amoureux du site, des savants et des jeunes. Goliath contre David.

EDP assure qu’un compromis est possible : on peut découper les roches gravées, comme à Assouan, on peut en faire des visites sous-marines ! Les lycéens répliquent par des pétitions, des spectacles de guignol,  de théâtre : « Les gravures ne savent pas nager », scandent-ils sans répit. Est-ce l’esprit de la Révolution des œillets qui leur donne l’énergie de résister ou alors la conscience d’une richesse sans pareille ?

Nous suivons les multiples étapes de l’affrontement sans pouvoir préjuger du dénouement.

La bataille du Côa est un documentaire riche en archives, d’une forte intensité narrative, très émouvant.

A présent, un parc  archéologique de la préhistoire occupe à Foz Côa le site qui devait être celui du barrage.

Maryvonne Lemaire

Billet : présidentiel mépris

 

Le président élu par surprise ou méprise
Continue de montrer un étonnant mépris
Contre les gens du peuple un dédain que n’entame
A peu près nul remords c’est le chef de l’Etat

Chez lui les mots vachards et les méchantes phrases
Franchissent librement sans guère d’embarras
La barrière des dents * n’expriment pas d’estime
A l’égard des sans grade aucune modestie

L’ouvrière d’usine encourt ses anathèmes
Le gréviste en teeshirt qui n’a pas de costume
Le pauvre en son logis trop cher et mal foutu

Il nomme zigoto l’homme de la Corrèze
Auquel il doit son poste il recourt à la ruse
Mais croit en la vertu du parler cash et cru

* Formule homérique

 

D’après un récent sondage, 39 % des Français pensent qu’Emmanuel Macron est méprisant, 31 % qu’il ne l’est pas. En tant que ministre de l’économie, en septembre 2014, à propos de la société Gad en difficulté, il avait déclaré que : « il y a dans cette société une majorité de femmes, il y en a qui sont pour beaucoup illettrées… On leur explique : allez travailler à 50 ou 60 km ! Ces gens-là n’ont pas le permis de conduire, on va leur dire quoi ? » Il avait ensuite présenté à l’Assemblée nationale ses « excuses les plus plates » (sic). Par la suite se sont succédé d’autres déclarations à l’emporte-pièce : « Bien souvent, la vie d’un entrepreneur est bien plus dure que celle d’un salarié » (janvier 2016) ; à un gréviste : « vous n’allez pas me faire peur avec votre teeshirt, la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler » (mai 2016) ; en septembre 2017 il s’en est pris aux « fainéants » opposés à la « loi travail » ; en octobre 2017, il a demandé à des salariés licenciés d’aller chercher du travail ailleurs au lieu de « foutre le bordel » en marge d’un de ses déplacements. Dans un documentaire télédiffusé le 7 mai 2018 pour le premier anniversaire de son élection, il s’emporte contre « les petits bourgeois de la pensée » : « Il n’y a plus d’aventure importante parce qu’on ne risque plus sa vie. Et même l’amour a moins de sel parce qu’il est rendu possible. Les histoires amoureuses sont possibles parce qu’il y a des interdits. » Il s’emporte aussi contre « ceux qui pensent que la France est une espèce de syndic[at] de copropriété » et que « le summum de la lutte, c’est les 50 euros d’APL [aide personnalisée au logement], ces gens-là ne savent pas ce qu’est l’histoire de notre pays. L’histoire de notre pays, c’est une histoire d’absolu ». Oui mais pour Descartes, les généreux, libres, égaux et fraternels, « ne méprisent jamais personne. » (Les Passions de l’âme, article 154).

Dominique Thiébaut Lemaire

E. Macron au bout d’un an : un sondage négatif bizarrement commenté par ceux qui l’ont commandé

Le journal Le Monde a publié dans son numéro daté des 6-7 mai 2018 un sondage d’Ipsos-Sopra Steria réalisé par internet auprès de 13 540 personnes du 25 avril au 2 mai pour le Centre de recherche de Sciences Po (Cevipof), pour la Fondation Jean-Jaurès et pour Le Monde lui-même.

Ce sondage présenté et commenté sur deux pages à l’intérieur du journal est annoncé en première page sous le titre : « Le chef de l’Etat résiste dans l’opinion » assorti d’une sorte de sous-titre affirmant qu’il «  conserve les faveurs de son électorat ». Par un glissement de sens, une équivalence est donc suggérée entre résister dans l’opinion et conserver les faveurs de son électorat. Ce n’est pourtant pas la même chose.

Les approximations et glissements du commentaire s’accentuent dans les pages intérieures où un très gros titre affirme : « Un an après, Macron fort de son bilan », gros titre doublement contredit, par la constatation d’« un bilan mitigé » en caractères beaucoup plus petits, et de surcroît par les chiffres montrant clairement que le bilan est jugé négatif par 55 % des sondés (assez négatif par 39 %, très négatif par 16 %). Les réformes menées sont estimées trop autoritaires par 55 % d’entre eux et trop nombreuses par 49 % contre 13 % de réponses les jugeant « pas assez nombreuses » (à noter que les auteurs du sondage explicitent « trop nombreuses » par : « il faut aller plus lentement », ce qui, de nouveau, n’est pas la même chose). Pour essayer de justifier le glissement de sens de la première page, le journaliste Gérard Courtois, auteur de « Macron fort de son bilan », considère, en dépit de l’évidence, que le Président « peut se rassurer en constatant qu’il conserve le soutien des Français qui l’ont élu » : 68 % de ses électeurs du premier tour jugeant son bilan positif, 56 % de ceux du second tour. 56 % de 66 % des suffrages ne font pourtant qu’une minorité de 37 %, et l’indice de popularité du chef de l’Etat a chuté de 20 points en un an, passant de 64 % à 44 % entre juin 2017 et avril 2018.

« Sur une échelle de 0 (très à gauche) à 10 (très à droite), où classeriez-vous Emmanuel Macron ? » A cette question, les sondés ont donné en moyenne comme réponse 6,7, contre 5,2 en mars 2017 et 6 en novembre 2017. Le chef de l’Etat est perçu de plus en plus à droite. Pour les Français, la promesse « ni gauche, ni droite » n’est donc pas tenue.

43 % des sondés apprécient son action (à distinguer de son image), 57 % ne l’apprécient pas.

60 % considèrent qu’il « veut faire passer son programme en force sans respecter ceux qui ne pensent pas comme lui », 27 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 13 % qu’elle ne s’applique pas.

La phrase « il vous inquiète » s’applique-t-il à lui ? Les sondés sont 42 % à répondre oui, 28 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 30 % répondent non.

La phrase « il comprend bien les problèmes des gens comme nous » s’applique-t-elle à lui ? Ils sont 15 % à répondre oui, 32 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 53 % répondent non.

La phrase « il est méprisant » s’applique-t-elle à lui ? Ils sont 39 % à répondre oui, 30 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 31 % répondent non.

La phrase « il est sympathique » s’applique-t-elle à lui ? Ils sont 35 % à répondre oui, 36 % répondent que cette phrase « s’applique moyennement », 29 % répondent non.

Logiquement, on s’attendrait à ce que les résultats concernant le mépris soient à peu près  l’inverse des résultats concernant la sympathie, mais ce n’est pas tout à fait le cas. Par exemple, les 39 % de sondés qui trouvent Emmanuel Macron nettement méprisant sont significativement plus nombreux que les 29 % qui ne le trouvent pas sympathique. Peut-être les 10 % de différence se trouvent-ils parmi ceux qui répondent que la phrase « il est sympathique » ne s’applique que « moyennement » à lui.

D’après Martial Foucault, directeur du Cevipof, « près de 4 Français sur 10 le jugent méprisant, indiquant par là qu’il n’incarne pas le rassemblement ». Mais, si les mots ont encore un sens, le mépris est une passion forte qui déborde la question du rassemblement. Selon Descartes, « la passion du mépris est une inclination qu’a l’âme à considérer la bassesse ou petitesse de ce qu’elle méprise » (Les Passions de l’âme, article 149). Spinoza va jusqu’à dire que « le mépris est de faire de quelqu’un, par haine, moins de cas qu’il n’est juste » (Ethique, III, définitions des affects, définition XXII).

Dominique Thiébaut Lemaire

Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (II). Par Dominique Thiébaut Lemaire.

 

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Après l’analyse des passions au chapitre II de Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza, le chapitre III traite de la raison.
Freud a écrit en 1933 : « Quand la vie nous impose sa sévère discipline, une résistance s’éveille… contre l’inexorabilité et la monotonie des lois de la pensée et contre les exigences de l’épreuve de réalité. La raison devient l’ennemie qui nous prive d’une foule de possibilités de plaisir. On découvre quel plaisir cela procure de se soustraire à elle au moins temporairement et de s’abandonner aux séductions de l’absurde. » Contre cette tentation, Freud va jusqu’à dire que « c’est notre meilleur espoir pour l’avenir que l’intellect – l’esprit scientifique, la raison – parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l’homme. » Cette expression de « dictature de la raison » peut sembler exagérée, mais il faut garder à l’esprit que ce texte date de la décennie qui a vu grandir les dictatures à la veille de la seconde Guerre mondiale.

Le début du chapitre III évoque les liens entre la raison et la vertu. Dans l’Antiquité gréco-latine, la vertu désigne le caractère distinctif, le mérite essentiel d’un être, qu’il s’agisse de l’homme, du cheval ou de l’arbre. Le mérite essentiel de l’être humain, le caractère qui le distingue en principe des autres êtres est la raison. La vertu de l’être humain n’est pas l’émotion ni le bon sentiment, elle est la raison, pour Descartes et Spinoza comme pour les philosophes de l’Antiquité. Par ailleurs la vertu n’est pas seulement raisonnable, elle est aussi volontaire, c’est-à-dire une habitude acquise par l’effort. Descartes, bien qu’il soit ennemi de l’école scolastique héritière de Thomas d’Aquin, se déclare pourtant d’accord avec cette école sur ce point, il l’écrit dans sa correspondance : « On a raison dans l’Ecole, de dire que les vertus sont des habitudes ». La vertu s’exerce grâce à l’habitude acquise en ce qui dépend de nous. Descartes insiste sur cette idée venue du stoïcisme antique : il faut éviter de désirer vainement ce qui ne dépend pas de nous. Spinoza acquiesce à cette idée, en disant que la vertu est l’effort (conatus en latin) de celui qui persévère dans son être au lieu d’être conduit par ce qui est en dehors de lui. Toutefois, on peut objecter qu’il nous est souvent difficile de savoir ce qui dépend de nous, soit du fait des passions qui nous font nous sous-estimer ou nous surestimer, soit du fait du progrès qui améliore objectivement le savoir et les moyens d’action.

A propos de la raison vertueuse, non seulement individuelle mais aussi collective, Spinoza écrit dans la quatrième partie de l’Ethique : « C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison que les hommes nécessairement s’accordent toujours en nature », alors que : « En tant qu’ils sont la proie des affects qui sont des passions, les hommes peuvent être contraires les uns aux autres ». Cela dit, les passions ne sont pas forcément à l’opposé de la raison vertueuse. En effet, beaucoup d’entre elles peuvent être considérées comme bonnes, ce qui est une première étape vers la vertu. Dans l’avant-dernier article des Passions de l’âme, Descartes n’hésite pas à affirmer : « Et maintenant que nous les connaissons toutes… nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avions rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès… » Quand on passe en revue les sept vertus traditionnelles (quatre provenant de la philosophie gréco-latine, prudence, justice, courage, tempérance, plus trois provenant du christianisme, foi, espérance, charité), on constate que plusieurs commencent par être des passions : le courage, l’espérance, l’amour, même la justice née de l’envie qui pousse à l’égalité, et même la prudence, qui n’est pas sans lien avec la crainte. On est amené au même constat si l’on considère les vertus majeures de Descartes et de Spinoza. La générosité que Descartes considère comme la clé de toutes les vertus est d’abord une passion de joie, d’amour et d’estime justifiée de soi. Comme l’écrit l’auteur des Passions de l’âme, « on peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité ». A la suite de Descartes, Spinoza adopte la générosité comme l’une des deux composantes de sa vertu majeure. A la fin de la troisième partie de l’Ethique, il écrit ceci : « Toutes les actions qui résultent d’affects se rapportant à l’esprit en tant qu’il comprend, je les rapporte à la force d’âme (fortitudo en latin, fortitude en traduction littérale) que je divise en vaillance et générosité. Par vaillance j’entends le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par générosité j’entends le désir par lequel chacun, sous la dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres et de se lier d’amitié avec eux. » La vertu n’est pas seulement individuelle, elle est aussi politique, comme l’ont dit Montesquieu et Rousseau. Par exemple Montesquieu écrit dans l’Esprit des lois au milieu du XVIIIe siècle : « Il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids. »

Toujours dans le chapitre III de Passions et raison aujourd’hui, après l’étude des liens entre la raison et la vertu, un développement est consacré aux principaux moyens d’agir sur les passions.

Un premier moyen d’agir sur les passions consiste à limiter leurs excès en les opposant les unes aux autres. Descartes, qui a connu la vie militaire, décrit le combat entre la peur et l’ambition de vaincre. Spinoza, de son côté, exprime une sorte de foi dans la puissance de l’amour capable de désarmer la haine, sans faire preuve de naïveté, car il accepte aussi l’idée que la crainte ressentie par les orgueilleux est utile comme affect modérateur.

Deuxième moyen d’agir sur les passions et d’en faire bon usage : l’exercice et l’habitude. L’habitude a un double visage : elle fait courir un risque de sclérose en devenant routine, mais elle peut aussi devenir une bonne accoutumance qui transforme la nature des chiens qu’on dresse (exemple utilisé par Descartes), ou qui transforme la nature des humains trouvant dans leur passion l’énergie de répéter pour les perfectionner des gestes sportifs ou la récitation d’un texte, ou encore  un morceau de musique à jouer le mieux possible. Spinoza, quant à lui, face aux offenses, aux dangers, aux vices, recommande de se répéter toujours les réponses de la force d’âme, vaillance et générosité…

Troisième moyen d’agir sur les passions, l’institution d’un régime politique adéquat. Il s’agit par exemple d’établir un régime qui contrebalance les passions des uns par les passions des autres, et qui évite de donner libre cours aux excès passionnels d’un seul ou d’un petit nombre de privilégiés.

Quatrième moyen d’agir de manière bénéfique sur les passions, la volonté pratique alliée à la connaissance. Il convient d’abord de distinguer le désir qui est passion et la volonté qui est action. Il faut dire aussi qu’on peut désirer sans volonté, mais qu’on ne peut vouloir sans désir. Ensuite, ce que j’appelle la volonté pratique est différente de la volonté pure qui consiste à dire « je le veux » et à attendre l’autoréalisation de cette parole. La volonté pratique n’est pas une volonté « performative » qui serait obéie par le seul fait d’être énoncée, elle s’appuie sur les efforts répétés de l’exercice et de l’habitude ; elle met en œuvre ce que Descartes dénomme la préméditation, c’est-à-dire l’anticipation ; elle est capable de ménager un temps de réflexion quand la passion se fait pressante. La question de la volonté comme moyen d’agir sur les passions oppose Descartes et Spinoza. Mais le second, sans trop le reconnaître, tend à rejoindre le premier au niveau de la volonté pratique.
La volonté ne sert à rien sans la connaissance. A propos de la connaissance, du savoir, de la science, sans se lancer dans des considérations complexes sur la question de leurs mauvais usages, Passions et raison aujourd’hui se contente de citer Rabelais et sa maxime célèbre : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». L’aspect le plus spectaculaire de la connaissance est le pouvoir d’action de l’esprit sur les corps. Pour illustrer cet aspect, l’exemple mis en avant est celui de l’optique, qui a beaucoup intéressé nos deux philosophes. Spinoza pratiquait avec succès le polissage des verres pour la fabrication d’instruments permettant de dépasser les limites de la vision humaine. Cette activité était très répandue aux Pays-Bas où le télescope et le microscope ont été inventés ou du moins considérablement perfectionnés au XVIIe siècle. Passion et raison aujourd’hui remarque en passant que la poussière de verre produite par le polissage n’a pas dû améliorer la santé de Spinoza qui souffrait d’une maladie des poumons. Il se trouve que Descartes, lui aussi, s’est beaucoup intéressé à l’optique et à la recherche des conditions assurant la netteté des images fournies par les instruments, comme en témoignent les essais de mathématique et de physique joints au Discours de la méthode. Les deux philosophes ont donc en commun non seulement leur réflexion philosophique, mais aussi leur intérêt théorique et pratique pour la physique de la lumière.
La connaissance rationnelle des corps devient action sur les passions quand elle donne la possibilité d’exercer un pouvoir sur leurs origines corporelles. Par ailleurs, elle fournit un modèle, celui de l’enchaînement des causes et des effets, qui peut être un moyen de consolation. Chez Spinoza, par exemple, la compréhension de la nécessité causale vient en premier parmi les remèdes à la tristesse : en effet, écrit-il, « nous voyons s’apaiser la tristesse causée par la perte d’un bien sitôt que l’homme qui l’a perdu considère qu’il n’y avait aucune possibilité de conserver ce bien. » Mais surtout, la connaissance des passions donne le moyen de méditer par avance sur elles sans être désemparé par leur caractère soudain qui pousse à agir sans réfléchir. L’exercice des capacités d’anticipation et de distanciation éclairées par le savoir est considéré par Descartes, mais aussi par Spinoza, comme le comportement le plus efficace pour ne pas subir le saisissement passionnel et son caractère inopiné.

Passion et raison aujourd’hui se prolonge par quelques considérations sur la dialectique des passions et de la raison, dans un mouvement où l’excès de passions suscite un désir de raison tandis que l’excès de raison suscite à son tour un désir de passions. Le moteur de cette dialectique est la déception, la désillusion, le désenchantement, formes que prend la passion de l’espérance insatisfaite. Dans ce mouvement, ni la raison ni la passion ne reviennent à leur état antérieur. D’une phase à l’autre, le monde rationnel évolue en fonction des progrès scientifiques et techniques, mais le monde passionnel évolue également, car il a la faculté d’exploiter à son profit les derniers acquis et produits de la rationalité, par exemple, à l’heure actuelle, le développement des réseaux informatiques couplés à la téléphonie.

Le livre se termine par huit annexes. Quatre d’entre elles sont à mentionner plus particulièrement : la première, intitulée « Le mensonge et la sincérité », ajoute un complément par rapport aux Passions de l’âme et à l’Ethique ; une autre est consacrée au sujet d’actualité des « passions dans la religion » ; deux annexes sur « Descartes et la poésie » et sur «  Camus et Descartes » visent à remettre en cause les idées reçues concernant la prétendue froideur du rationalisme cartésien ; la dernière annexe, portant sur « Les passions à la lumière de Freud », ébauche un rapprochement avec la psychanalyse.

Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (I). Par Dominique Thiébaut Lemaire.

 

9782343141060fCet ouvrage se fonde sur Les Passions de l’âme de Descartes (1649) et sur l’Éthique de Spinoza (1677). Descartes parle de passions de l’âme pour les distinguer des perceptions qui se rapportent à notre corps, comme la soif, la faim, la douleur, ou qui se rapportent aux objets extérieurs, comme les odeurs, les sons, les couleurs. Quant au titre du livre de Spinoza, le dictionnaire définit l’éthique comme la science ou théorie de la morale. Le terme de « morale » venu du latin peut désormais sembler désuet sinon rebutant, mais il n’a pourtant pas une signification très différente de la signification du mot « éthique » qui vient du grec ancien et qui est très en vogue aujourd’hui, au point que les grandes entreprises et de nombreuses autres organisations l’utilisent fréquemment en créant en leur sein des « comités d’éthique ». Ce qui a intéressé l’auteur de cet ouvrage, c’est la description de ce que Descartes appelle des passions et Spinoza des affects. Mais c’est aussi l’analyse des accords et désaccords des passions avec la raison et avec la volonté pratique, celle qui s’affirme par l’exercice persévérant. A la limite de la philosophie, des mathématiques et de la littérature, à la frontière entre la psychologie et la sociologie, Les Passions de l’âme et l’Éthique peuvent être lus comme une galerie de caractères comparables à ceux qu’on trouve chez les moralistes, dramaturges et romanciers depuis le XVIIe siècle. Une spécialiste de la philosophie cartésienne, Geneviève Rodis-Lewis, remarque à ce sujet que Racine gardait dans son cabinet de travail un portrait de Descartes.

Dans le titre Passions et raison aujourd’hui à lumière de Descartes et de Spinoza, l’adverbe aujourd’hui mérite d’emblée un commentaire.

Il existe en effet des liens de proximité entre notre temps et ces philosophes du XVIIe siècle. De même que la langue de Descartes reste compréhensible pour nous, les passions décrites par lui et par Spinoza restent en grande partie actuelles. Les deux philosophes peuvent nous aider à comprendre et bien agir à notre époque : ainsi, l’une de leurs grandes leçons, la lutte contre les idées reçues, n’est pas moins nécessaire aujourd’hui. Par ailleurs, ils ont joué un rôle de précurseurs dans le grand développement de la raison scientifique, et ils ont donc toujours quelque chose à nous dire en ce domaine.

Passions et raison aujourd’hui commence par un chapitre premier intitulé « Présentation générale ».

Dans cette présentation générale sont d’abord évoquées les ressemblances et les différences entre Descartes et Spinoza. Certes, du point de vue de la philosophie théorique, le dualisme cartésien sépare la substance corporelle et la substance pensante, alors que Spinoza les réunit. Mais en dépit de cette différence il existe une unité de temps, de lieu et de préoccupations entre ces philosophes rationalistes ayant vécu tous deux aux Pays-Bas au XVIIe siècle. Le premier livre publié par Spinoza s’intitulait Les Principes de la philosophie de René Descartes. C’est dire que les deux philosophies ne sont pas étrangères l’une à l’autre, et sont parfois très proches.

La particularité de l’éclairage cartésien et spinoziste sur les passions ou affects tient à l’importance de ce qu’on peut appeler la géométrie passionnelle. Dans la préface à la troisième partie de l’Ethique, Spinoza annonce qu’il va traiter de la nature des affects et de leurs forces, et de la puissance de l’esprit sur eux, en considérant les actions et appétits humains comme s’il était question de lignes, de plans ou de volumes. Cette annonce reprend le sous-titre de l’Ethique, que Spinoza présente comme démontrée selon l’ordre géométrique, avec des propositions, des axiomes, des lemmes, des démonstrations, des corollaires, des scolies. Spinoza prend appui sur les éléments d’Euclide et sur Descartes lui-même qui était un génie mathématique autant que philosophique. La présentation générale de Passions et raison aujourd’hui traite de cet aspect dans une sous-partie intitulée « mathématique des relations passionnelles ». L’un des concepts fondamentaux de cette mathématique est la notion de contraire, qui est à la base des oppositions et des symétries étudiées au moins depuis Aristote dans le domaine des passions : par exemple les couples amour et haine, joie et tristesse, estime et mépris… Les mathématiques et la géométrie ne sont pas là pour effrayer le lecteur. Elles font apparaître dans le domaine des sentiments et des émotions un ordre qui donne un plaisir intellectuel voire esthétique en même temps qu’un moyen de mieux  comprendre.

La présentation générale de Passions et raison aujourd’hui aborde aussi la question du lien entre le corps et l’âme ou esprit, et la question de la liberté. Descartes situe les passions à la jonction entre les substances distinctes que sont pour lui le corps et l’esprit. Il considère par ailleurs que l’esprit humain est capable d’acquérir suffisamment de maîtrise sur les passions pour s’en libérer. Sur ces deux points, Spinoza exprime son désaccord philosophique : pour lui, le corps et l’esprit ne sont pas deux substances distinctes, et de plus il juge la volonté impuissante contre les affects.  Le paradoxe de sa position réside dans le fait que, tout en se démarquant fortement de Descartes sur ces questions de principe, il le suit tout de même assez fidèlement dans ses analyses concrètes.

Venons-en au chapitre II dont le titre est « L’analyse des passions ».

Cette analyse commence par l’étude des passions issue de Platon et d’Aristote et reprise par Thomas d’Aquin, qui a voulu réconcilier la foi et la raison au Moyen Age. A côté de Thomas d’Aquin, un peu de place est laissée à saint Augustin, dont la classification a été reprise par Blaise Pascal au XVIIe siècle, et même par Pierre Bourdieu au XXe siècle. Cette typologie distingue trois types de désirs, trois libidos, celles des sens, du pouvoir et du savoir. Cette classification rend compte de plusieurs réalités de notre époque, caractérisée par le désir de savoir qui anime la science, mais aussi marquée par la persistance du désir de dominer qui se combine au désir de savoir, et qui continue à se mêler au désir sensuel dans les rapports entre les sexes.

Cette parenthèse étant refermée, revenons à l’étude des passions faite par Thomas d’Aquin et modifiée par Descartes et Spinoza.

Thomas d’Aquin a suivi une démarche consistant à déterminer les passions auxquelles toutes les autres peuvent se rattacher ou se ramener. Il a distingué onze passions premières ou primitives, réparties en deux catégories : celle de l’appétit dénommé concupiscible, et celle de l’appétit dénommé irascible.  « L’irascible, écrit-il, désire la victoire, comme le concupiscible désire le plaisir ». Dans Les Passions de l’âme, Descartes critique vivement la tradition scolastique issue de Thomas d’Aquin. Il explique pourquoi il supprime la  distinction entre l’irascible et le concupiscible, et il réduit de onze à six les passions primitives, qui sont pour lui l’admiration, le désir, l’amour et la haine, la joie et la tristesse. De son côté Spinoza, en rattachant l’amour à la joie et la haine à la tristesse, et en contestant le caractère premier de l’admiration, réduit les six passions primitives de Descartes à trois seulement, à savoir : le désir, la joie et la tristesse. Descartes n’a pas inventé le concept de passion primitive, mais ce concept est en accord avec les règles qu’il pose dans son Discours de la méthode. Il est conforme en particulier à la troisième règle ou précepte qui recommande de conduire par ordre les pensées, « en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés ». A quoi servent les passions, primitives ou composées ? Descartes répond qu’elles disposent l’âme à vouloir les actions qui nous sont utiles. Il estime que la tristesse et la haine, quand elles nous écartent de ce qui est nuisible, peuvent être plus utiles que la joie et l’amour. Il s’agit alors d’une haine dont le caractère est plus défensif qu’offensif. Spinoza convient avec Descartes que, même si la joie est supérieure à la tristesse, certaines passions joyeuses, par exemple l’orgueil, peuvent nuire davantage que les passions tristes, dans la mesure où elles ont souvent plus de force.

Après avoir distingué les passions ou affects primitifs, Descartes et Spinoza analysent les passions ou affects qui s’y rattachent, que Passions et raison aujourd’hui regroupe en trois catégories : premièrement la colère et les passions connexes ; deuxièmement les passions de l’estime et de la mésestime de soi et d’autrui ; troisièmement les passions mimétiques, à propos desquelles on pourrait parler d’identification comme le fait la psychanalyse. Pour commencer par la colère, celle-ci, ira en latin, a donné son nom à la catégorie des passions irascibles de Thomas d’Aquin. Mais Descartes n’en a pas fait une passion primitive, il la rattache à la haine. Il définit la colère comme la passion violente qui nous affecte en réaction au mal qui nous est fait, tandis que le mal fait aux autres suscite en nous de l’indignation, et que le bien qui nous est fait suscite en nous de la reconnaissance. Dans la deuxième catégorie de passions, celle de l’estime de soi ou d’autrui, on trouve la générosité, l’orgueil et l’humilité, l’amour-propre, le désir de gloire et son contraire la honte. Dans la troisième catégorie, celle des passions mimétiques, se classent la pitié et l’envie, la jalousie, les désirs concurrentiels. En ce qui concerne la pitié et l’envie, lorsqu’un bien ou un mal arrive à d’autres, écrit Descartes, si nous estimons qu’ils ne le méritent pas, le bien excite l’envie, et le mal la pitié. Ce sont les deux faces d’un même sentiment consistant à trouver injuste ce qui arrive à un semblable qui pourrait être nous. Il y a plus encore dans le mimétisme. Comme l’a remarqué Spinoza bien avant René Girard qui a développé au XXe siècle une théorie du désir mimétique : souvent on désire un bien non parce qu’il est désirable en lui-même, mais du seul fait qu’un autre le possède.

Après l’analyse des passions, voir la suite dans: Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (II).

 

 

Billet : fin de la crise économique de 2008 ?

L’économie repart avec manifs et grèves
Les revendications quand tout va mieux s’aggravent
A la fin de la crise où tous n’ont pas maigri

La paye on veut alors qu’elle soit en progrès
Et que l’os à ronger se garnisse de gras

Le monde d’avant-hier est bonheur qu’on regrette
Le corset de rigueur il ne faut plus qu’il gratte
L’effort mal réparti devient un * mistigri

La paye on veut alors qu’elle soit en progrès
Et que l’os à ronger se garnisse de gras

Au bout du purgatoire oubliera-t-on la Grèce
Pressurée par l’Europe au point de crier grâce
Jalousée par le Nord qui souffre d’un ciel gris

La paye on veut alors qu’elle soit en progrès
Et que l’os à ronger se garnisse de gras

Après dix ans de peine assortie de migraine
Qui n’a pas disparu qui reste en filigrane
Je pense que beaucoup vont en sortir aigris

 

Par un paradoxe apparent, c’est au moment où les crises économiques sont en voie de résolution que les mécontentements s’expriment avec le plus de force. La population prend alors conscience qu’elle peut cesser de plier sous le joug de la contrainte et que l’espoir d’une amélioration renaît. L’espérance est un facteur d’illusion, mais aussi une aide à la modération, comme pourrait le montrer le cas de la Grèce. Celle-ci a emprunté depuis 2010 plus de 200 milliards d’euros auprès de ses partenaires européens. Alors que le plan d’assistance s’achève le 20 août prochain, l’Union européenne, sachant qu’Athènes a besoin de soutien dans cette période délicate, réfléchit à un plan d’allègement « vraiment convaincant » (mais en est-elle capable, cette union ?) qui inciterait les Grecs à cultiver la prudence économique dans la durée et à poursuivre les réformes.

*Mistigri : entre autres significations, désigne « une carte à jouer désavantageuse dont il faut se défausser. Repasser, refiler le mistigri à quelqu’un : se débarrasser d’un problème encombrant  » (dictionnaire Robert).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : le franchissement des Vosges

 

Entre Alsace et Lorraine on traversait les Vosges
En car dans ma jeunesse ou en quatre-chevaux
Aujourd’hui par Bussang les camions lourds s’allongent
Ils freinent l’impatient pressé sur leurs talons

Par le col de Bramont dans des pentes sauvages
Les virages serrés font toujours la java
Les sapins sur leurs bords aux feuillus se mélangent
Pour franchir la montagne on voudrait plus d’élan

Par le col d’Oderen celui que je préfère
La route est plus tranquille et ses tournants moins forts
Quelques-uns seulement en épingle à cheveux

Ses lacets modérés n’exigent des chauffeurs
Qu’une attention moyenne et sans appels de phares
Et sans agacement de conducteur nerveux

 

Entre la vallée alsacienne de la Thur (vallée de Thann/Saint-Amarin) et les vallées lorraines de la Moselotte et de la Moselle, l’automobiliste a le choix entre trois cols routiers : ceux de Bussang  (731 m d’altitude), d’Oderen (884 m d’altitude) ou de Bramont (956 m d’altitude),  ce dernier tout au fond de la vallée de la Thur. La voie mosellane historique qui passe par le col de Bussang aurait pu avoir son tunnel ferroviaire de 8 300 m de long. Mais le percement de ce tunnel, décidé le 11 juillet 1870, a été annulé à cause de la guerre franco-allemande et de l’annexion, pendant presque cinquante ans, de l’Alsace par l’Allemagne. Le creusement a finalement démarré en 1932, mais les coûts ont augmenté rapidement, et la société de forage a fait faillite en 1935. A cette date la plupart des ouvrages d’art côté alsacien étaient construits et le tunnel était foré sur une longueur de presque quatre kilomètres. La poursuite du projet a traîné et la seconde Guerre mondiale l’a stoppée. En 1943, l’ouvrage inachevé a été reconverti en camp de travail, annexe du camp de concentration de Natzwiller-Struthof. Des pièces de moteur d’avion y étaient fabriquées pour le compte de Daimler-Benz. Les déportés, juifs pour la plupart, provenaient des camps de Dachau ou du Struthof. Ils étaient majoritairement russes et polonais. Le chantier du tunnel n’ayant pas été repris après 1945, le col de Bussang est resté indispensable jusqu’à maintenant comme voie de passage la plus directe sur le grand axe de circulation entre le Benelux, la Suisse et l’Italie.

Dominique Thiébaut  Lemaire

 

Corot : le peintre et ses modèles. Par Annie Birga

Exposition au Musée Marmottan-Monet

2 février-8 juillet 2018

Une telle exposition offre l’occasion rare de connaître et de comprendre mieux l’œuvre de Corot. Car on oublie trop que, si le paysage a été la passion première et jamais désavouée du peintre qui s’exclame : « Je n’ai qu’un but dans la vie que je veux poursuivre avec constance, c’est faire des paysages », celui-ci a tout au long de son existence peint des portraits, des figures et des nus. L’exposition du Musée Marmottan-Monet en présente un choix restreint, une soixantaine d’oeuvres qui vont des premières années d’Italie aux derniers portraits exécutés  en 1874, quelques mois avant sa mort. Le Musée du Louvre a la chance de conserver beaucoup de toiles de Corot ; le commissaire de cette exposition en est le directeur du Département des peintures, Sébastien Allard.

Entre 1825 et 1829 Corot séjourne à Rome et dans les campagnes du Latium, d’où de nombreuses études de paysages. Mais, intéressé par les types humains, il fait parfois entrer dans son atelier des mendiants, des paysans, des bergers (Ciociari en patois romain). Ce qui nous vaut des pochades réalistes et vivaces, comme « Vieillard assis sur une malle appartenant à Corot » (1826). Il peint un moine itinérant avec canne et besace, absorbé dans sa lecture, dont il rend bien la silhouette massive. Il remarque l’élégance  des costumes de paysannes, la variété de leurs couleurs. Bien des années plus tard il demandera à un ami peintre et voyageur de lui rapporter des habits de femmes de Genzano et d’Albano (et aussi un habit de capucin) dont il pourra vêtir ses modèles parisiens.

Dans les années qui suivent son retour à Paris, Corot, à nouveau repris par le paysage, va cependant portraiturer sa famille : sa mère, élégante et énigmatique, et une ribambelle de nièces auxquelles il offre ce cadeau pour leurs seize ans. Ce sont des images simples, immédiates et vivantes. Le portrait le plus connu, réalisé à la manière d’Ingres, est celui de Louise Claire Sennegon, mélancolique, sur un fond crépusculaire (1837). Un beau portrait d’homme (« Toussaint Lemaistre, architecte ») fait  regretter l’absence de modèles masculins.

En 1843 Corot va effectuer son troisième et dernier séjour à Rome. Il possède désormais toute la maîtrise de son métier. Deux tableaux réalisés cette même année nous l’attestent : « Tivoli. Les Jardins de la Villa d’Este », où une petite figure de jeune paysan,  juché sur le mur d’enceinte de la Villa, apporte une touche vivace dans un harmonieux paysage classique d’architectures et d’arbres.  Quant à « Marietta ou l’Odalisque romaine », c’est une huile sur papier marouflée sur toile de très petites dimensions (29 x 44 cm). Corot se revendique de la paternité d’Ingres et en effet son dessin en a la hardiesse. Il est fait sur un lavis rose et les tons sont ocres et gris. Le modèle nu fait face au spectateur avec un regard qui n’est pas sans rappeler celui de l’« Olympia » de Manet. Des Romaines, Corot écrivait à son ami Abel Osmond : «  Ce sont toujours les plus belles femmes du monde que je connais ».

Désormais fixé définitivement à Paris, Corot poursuit une carrière où les Salons tiennent une place importante. Dans des formats plus grands il traite de sujets bibliques ou mythologiques et les personnages qui peuplent les lieux ne sont guère individualisés. Les titres des portraits, donnés a posteriori par ses critiques, peuvent en révéler l’ambiguïté ;  la « Muse de Virgile »(1845) est aussi une « Liseuse couronnée de fleurs ». Son modèle préféré, Emma Dobigny, qui posa aussi pour Degas et Puvis de Chavannes, est représentée en « jeune Grecque ». Ou encore Corot, à force d’idéalisation, dans le portrait commandé  de Berthe Goldschmidt, fait de son modèle une Joconde moderne. Mais on a de belles surprises : une érotique « Belle Gasconne », une « Jeune Femme à la jupe rose », instantanée, qui n’ont rien d’allégorique. Le biographe de Corot, Moreau-Nélaton, évoque ainsi ses modèles : « Des Italiennes de la rue Mouffetard alternaient dans la pose avec les coureuses d’atelier de Montmartre ».

Jeune femme à la jupe roseJeune femme à la robe rose

Dans les années 60-70 Corot a peint des nus allongés, images de Bacchantes. L’exposition en regroupe trois dans une série onirique. Les nus rappellent Giorgione et le Titien. Ils sont mis en valeur par de forts contrastes de lumière. Aucune expression dans les visages féminins. Mais de curieuses mises en scène, en particulier dans « La Bacchante à la panthère », des paysages étranges, plage, mer, buisson, tour lointaine, dans « La Bacchante couchée au bord de la mer » .

Puis dans un infatigable va-et-vient Corot, de retour à l’atelier, montre un peu de son intimité de peintre. Il fait comme souvent une série avec des variantes.  Atelier avec le poêle et entrée d’atelier. Au mur des tableaux. Sur le chevalet un tableau en cours. Filles qui ont délaissé la pose ou qui regardent l’œuvre, une autre tient une mandoline. Elles se ressemblent toutes. De sages jeunes modèles. On pense à des tableaux hollandais et parfois à Vermeer.

Jamais Corot n’a employé du blanc ou du noir pur. Il a beaucoup utilisé le blanc et il a été en ce sens précurseur des Impressionnistes. Berthe Morisot et Pissarro se sont réclamés de lui. Il a été fortement influencé par Manet dans les dernières années de sa création. Les portraits sont devenus plus grands,  les femmes sont représentées à mi-corps, la manière est plus libre, la touche plus épaisse. « La Dame en bleu » (1874) clôt l’exposition. La couleur du bleu franc de la robe, la pose du modèle qui suggère une rêverie, la mise en valeur du bras nu, la présence discrète de l’atelier, tous ces éléments réunis font de ce tableau un chef-d’œuvre.

Corot a peint très peu d’autoportraits. On a décelé dans l’évocation du « Moine jouant du violoncelle » (1874) comme une parenté morale avec le vieux peintre qui ne cesse de peindre et le fera jusqu’au bout.

Annie Birga

Billet : bise de Russie

Nous attendons transis par un froid de canard
Qu’agisse un dieu clément deus ex machina
Contre le vent trop vif qui porte sur les nerfs
Ce n’est pas le noroît celui que l’on connaît

Rien depuis la taïga n’a pu le retenir
De l’Oural jusqu’à Brest sur la monotonie
Des plaines de l’Europe il souffle et la tournure
Ensoleillée qu’il prend n’est guère bienvenue

Des oiseaux migrateurs des oies de Sibérie
Aimant l’hiver breton dans  la vasière hivernent
Imités cette fois par la bise glaciale

La tiédeur d’un zéphyr venu de l’Ibérie
Les fera repartir tant mieux si le vent tourne
Et tant pis pour le bleu monochrome du ciel

 

Alors que le mois de janvier 2018 a été le plus doux en France depuis 1900, mais aussi l’un des plus humides, février 2018 a été froid. Les 7 et 8 février, des chutes de neige inhabituelles ont touché Paris (voir le billet précédent intitulé  » La ville sous la neige »). A la fin du mois, une vague de froid tardive de 3 ou 4 jours, caractérisée par une bise de nord-est liée à un anticyclone étiré de la Russie à la Bretagne (de l’Atlantique à l’Oural, aurait dit de Gaulle), a touché la France et la plus grande partie de l’Europe. A cette occasion, les médias français ont pris conscience d’un phénomène bien connu dans les pays au climat hivernal rigoureux : la différence entre la température objective mesurée sous abri et la température ressentie, à laquelle d’autres médias ont coutume de se référer par exemple en Amérique du nord. Météo France explique ce phénomène par le fait que dans une atmosphère froide et sèche sans cesse renouvelée par le vent, la peau n’est plus protégée par la mince pellicule d’air chaud et humide qu’elle produit habituellement. Elle s’assèche et réchauffe l’air avec lequel elle est en contact, ce qui refroidit l’organisme. A la fin de l’épisode froid et venteux, le redoux est arrivé par l’Espagne. Il est remonté progressivement vers le nord, avec de violents conflits de neige entre l’air glacial sec et l’air doux humide.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : la ville sous la neige

A Paris cette année le froid garde la neige
Et pendant quelques jours impose le bonnet
Le piéton pour sortir porte double lainage
C’est un temps qui renvoie aux anciens almanachs

Sous un flocage blanc les marronniers se changent
En arbres de Noël on n’entend plus le chant
Des oiseaux dans le parc mais des envies de luge
Excitent les enfants regardant les talus

Les grilles sont fermées sur leur désir de glisse
Attention le flocon par terre devient glace
Les rues sont menacées d’un reluisant verglas

Le conducteur léger dans la pente ou la rampe
Sans pneus d’hiver patine étourdiment dérape
Et dans l’embouteillage il est fait comme un rat

 

La neige fraîche et veloutée de cette semaine a commencé par être un plaisir pour les enfants, les touristes et les Parisiens qui ont le temps d’avoir une pensée esthétique. Elle a surligné de blanc givré le branchage des marronniers en accentuant leur apparence ébouriffée. Mais au sol elle est vite devenue de la gadoue, mot qui, d’après le dictionnaire Robert, signifie au Canada « neige fondante et salie ». Pas seulement au Canada. La tour Eiffel trop glissante a été fermée. Quand le froid est revenu, le soir et la nuit, la gadoue a durci et gelé au point de faire obstacle à la marche. Les camions ont été interdits. Les boulevards et avenues sont restés dégagés non pas grâce aux chasse-neige, mais grâce au passage ordinaire des voitures roulant sur une épaisseur  de dix ou vingt centimètres de flocons malaxés par les pneus. Pour les piétons, la ville a prévu des bacs de sel, avec une notice disant en substance aux habitants du quartier qu’ils se débrouillent. On sent qu’elle parie sur l’ordinaire bonté du ciel pour faire l’économie d’équipements hivernaux.

Dominique Thiébaut Lemaire

La finition dans les arts et dans l’écriture. Par D.T. Lemaire

La finition des œuvres, plus précisément leur degré de finition, est une question esthétique qui traverse les époques. Elle se pose dans le cas de Léonard de Vinci, dont on sait qu’il lui lui arrivait souvent de ne pas achever ses œuvres, volontairement ou non. Ce sujet du non finito, auquel est attaché également le nom de Michel-Ange, est abordé dans un article de Maryvonne Lemaire, publié en 2012 dans Libres feuillets, intitulé La Sainte Anne de Léonard de Vinci au musée du Louvre : interprétation d’une image de rêve. Léonard de Vinci a fait de nombreuses esquisses de ce tableau, et même le tableau définitif est partiellement une esquisse, car tout le fond intermédiaire entre les montagnes et le premier plan est inachevé, tout comme la robe de Sainte Anne. D’autres exemples de non finito sont fournis par Manet et par les impressionnistes à la suite de Manet. Dans son cours du Collège de France daté du 24 février 1999, qui fait partie d’un ensemble de cours publiés sous le titre Manet, une révolution symbolique (Raisons d’agir/Seuil, 2013), Bourdieu nous livre une réflexion stimulante sur la finition des œuvres, notion complexe à laquelle il applique sa méthode « réflexive » en ayant recours à sa propre expérience dans le domaine de l’écriture.

Un premier aspect de la finition, le plus trivial, mais peut-être aussi le plus préoccupant pour l’auteur d’une oeuvre, au moins dans le cas de l’écriture, concerne le travail par lequel il s’applique à  éliminer les erreurs voyantes, certes dans l’idée de parer à une possible critique du public, mais surtout dans le désir, toujours déçu, d’atteindre un idéal de perfection. D’où le stade des relectures, au pluriel, tâche ingrate : Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. A cet égard, Bourdieu va droit à une conclusion déprimante : « On n’éprouve pas de plaisir avec un livre quand on le fait (c’est très dur), mais le livre achevé c’est encore plus terrifiant parce qu’il a cette espèce de fini qui lui donne un côté fatal – les erreurs sont là, elles ne peuvent pas être corrigées, on les voit tout de suite alors qu’on ne les a pas vues avant, etc. » (Manet, une révolution symbolique, p. 205). Ces remarques ont la vérité du vécu. Après le passage par l’imprimeur, malgré les relectures, il y a en effet quelque chose d’irrémédiable dans la persistance de scories si visibles qu’on ne les a pas vues : redondances non repérées, fautes de frappe, coquilles diverses, d’autant plus difficiles à maîtriser qu’il existe de moins en moins de typographes pour y jeter un regard extérieur. Celui qui relit son propre texte a du mal à le voir tel qu’il est, il en gomme mentalement les erreurs en le relisant dans sa tête, il a tendance à le relire non tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Mais son aveuglement cesse dès le passage par l’imprimeur, comme si un autre l’avait écrit, et les erreurs qui deviennent des fautes lui sautent alors aux yeux, il se met à en exagérer la visibilité et l’évidence, et, pour renchérir sur ce que dit Bourdieu, elles lui apparaissent aussitôt « comme le nez au milieu de la figure » et comme la verrue sur le nez.
Il arrive ainsi que des bévues passent au travers de tous les contrôles jusqu’au stade final : tel a été le cas d’un timbre-poste émis en 1937 à 4,4 millions d’exemplaires, représentant le visage de Descartes imité du célèbre portait de Frans Hals, avec en arrière-plan l’inscription Discours sur la méthode, pour commémorer le trois-centième anniversaire du Discours de la méthode, erreur rectifiée deux semaines plus tard par une nouvelle émission à 5 millions d’exemplaires.

Bourdieu inclut dans la finition la lecture des épreuves de livres, en jouant sur le mot épreuve : « si la lecture des épreuves de livres, par exemple, est une épreuve très angoissante, c’est qu’elle marque cette ligne invisible où la chose cesse d’être privée. » A vrai dire, on peut se demander si le passage crucial se situe entre le privé et le public, ou s’il ne se situe pas plutôt entre le provisoire et le définitif. Bourdieu lui-même en donne un exemple dans le domaine universitaire en comparant la publication d’un article à la soutenance d’une thèse. « Un des effets terribles de la thèse à l’ancienne […] est que ce passage de la ligne devenait quelque chose d’extraordinaire : cela devenait une montagne […] d’autant plus qu’il y avait un interdit académique  –  dont on ne sait pas s’il a jamais été appliqué, mais qui en tout cas fonctionnait dans la tête à la fois des impétrants et des juges – selon lequel on ne devait rien publier avant le moment solennel de la thèse […] Une des manières de contourner, ou au moins de contrôler tant bien que mal ce passage, c’est de monnayer l’absolu, c’est-à-dire, au lieu de faire tout ou rien (« Je ferai le livre ultime, final, définitif », comme on dit souvent quand on est jeune), de faire des tas de petits articles, auxquels on n’attache pas beaucoup d’importance, qui sont des esquisses, et de les publier le plus possible. » Bourdieu fait un parallèle implicite entre ce mode de production universitaire et celui des impressionnistes qui ont initié une manière de peindre telle que « l’on peut faire, en beaucoup moins de temps, des choses qui demandaient des mois. Ils mettent en question la valeur – valeur-travail, valeur d’usage, valeur d’échange – qui est l’objet de grandes discussions et d’interrogations : ils peignent vite, ils bâclent parfois, et pourtant leurs tableaux atteindront des prix importants. » (Manet, une révolution symbolique, p. 148-149).

Cette remarque sur l’économie du non-fini (l’économie, c’est-à-dire la maximisation du résultat obtenu par rapport au travail fourni) donne à penser que le succès de ce mode de production peut être dû à une concordance, voire une connivence,  entre d’une part l’intérêt des producteurs, en l’occurrence les peintres ou certains d’entre eux, et d’autre part l’intérêt de ceux qui « reçoivent » les œuvres (les acheteurs, les spectateurs, tous les amateurs et connaisseurs), qui ont aujourd’hui une prédilection pour ce qui leur apparaît souvent à tort comme le plus précieux, c’est-à-dire la spontanéité du premier geste pictural. Si l’on examine un instant l’intérêt des critiques et des historiens de l’art, on constate qu’ils sont attirés par la possibilité d’entrer dans le processus de création, ce que le non-fini et ses esquisses permettent plus facilement que le fini. Dans l’attrait du non-fini entrent en jeu diverses motivations, par exemple la curiosité suscitée par les repentirs des créateurs. Dans l’exposition de 2012 consacrée par le Louvre à la Sainte Anne de Léonard de Vinci (voir ci-dessus), l’étude des repentirs, rendue possible grâce aux rayons X, tenait une place relativement importante. Plus généralement, par rapport au fini qui donne la primauté au dessin (il primato del disegno) et qui lisse la matière, le non-fini pictural réévalue la touche et à  la couleur. En ce qui concerne la littérature, les critiques professionnels sont désormais séduits par les repentirs que révèlent les manuscrits. Ils élaborent par ailleurs des statistiques sur les répétitions de l’auteur (une approche aujourd’hui vulgarisée au point de s’étendre à l’étude des discours politiques par les politologues), pour réduire la complexité de ce qui est dit à la simplicité élémentaire de quelques mots-clés, censés être plus significatifs que le texte élaboré.

Les artistes, les écrivains, auraient-ils tort de rechercher la perfection du poli et de l’achevé ? C’est ce que semble penser Bourdieu – sans doute trop admiratif de Manet et des impressionnistes – en questionnant « l’esthétique du fini ». Il cite Baudelaire qui, dans le Salon de 1845, voit des artistes « consciencieux », recherchant le « trop bien fait », l’excès de perfection, et qui écrit : « Tout le monde peint de mieux en mieux, ce qui nous paraît désolant » (Manet, la révolution symbolique, p.193-194). Cela dit, n’oublions pas que Baudelaire a dédicacé ses Fleurs du mal à Théophile Gautier, grand adepte de la finition, qui a écrit dans Emaux et camées : « Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant. » Bourdieu cite Baudelaire et son Salon de 1845, et il prend aussi l’exemple du maître de Manet, Couture (p. 202, 204, 207), tel que le présente un livre intitulé Thomas Couture and the eclectic vision, écrit par l’américain Albert Boime, historien de l’art, reprenant l’hypothèse d’un autre critique américain, Joseph C. Sloane (auteur de French painting between the past and the present. Artists, critics and traditions, from 1848 to 1870, Princeton University Press, 1951). Selon cette hypothèse, la révolution impressionniste « aurait consisté essentiellement à constituer en œuvres achevées les esquisses » que les peintres académiques considéraient comme une première étape. Couture, dit Bourdieu, « accordait beaucoup d’attention à la fraîcheur et à la spontanéité de la première impression », mais  il n’a jamais été capable « de s’abandonner entièrement à l’improvisation dans ses œuvres définitives […] Prisonnier de l’esthétique du fini qui s’imposait à lui quand il arrivait à la phase finale de son travail, en un sens – du point de vue des impressionnistes – il gâchait son travail en le finissant à l’extrême ; il identifiait la liberté à la première esquisse, mais il était désorienté lorsqu’il fallait la projeter à grande échelle pour en faire l’œuvre publique, officielle. » Bourdieu ajoute que « le fini refroidit et, en idéalisant, il rend impersonnel et universel, c’est-à-dire universellement présentable : le fini, c’est comme de s’habiller en dimanche, c’est l’habit endimanché […] » Cette remarque (p. 207) lui fait penser à son livre sur la photographie, intitulé Un art moyen. « J’avais montré que les gens ne se laissent pas photographier au naturel et veulent aussitôt prendre la pose, construire une image d’eux-mêmes, mettre leurs plus beaux vêtements, se rendre plus présentables. »
Ce que Bourdieu ne dit pas, c’est qu’à force de soigner la finition, on peut dépasser l’académisme et « l’art pompier » pour parvenir à quelque chose comme l’hyperréalisme, qui n’est pas forcément démodé ni condamné par l’évolution de l’art.

Généalogie : Emma Greder (Hégenheim 1902-Thann 1991)

 

Cette courte généalogie, consacrée à Emma Greder (grand-mère maternelle de Dominique Thiébaut Lemaire) et à la famille de celle-ci, de religion catholique, originaire de Hégenheim dans le sud de l’Alsace, complète l’article de Libres Feuillets publié le 10 novembre 2012, intitulé « Une famille alsacienne dans les guerres des XIXe et XXe siècles ». Hégenheim est proche de Bâle, de même que les autres communes mentionnées (Brinckheim, Leymen, Wentzwiller…)
Cette généalogie retrace une trajectoire familiale typique de cette période, que l’on trouve dans d’autres régions, lorsque la population a évolué de l’agriculture à l’artisanat et au commerce, puis vers des activités dites intellectuelles.
Les sources utilisées sont l’état civil (archives départementales du Haut-Rhin sur internet) et les inscriptions sur les tombes au cimetière de Hégenheim. Il est à noter qu’au XIXe siècle, avant l’annexion provisoire de l’Alsace par l’Allemagne (de 1871 à 1918), à Hégenheim par exemple, les actes d’état civil, rédigés en français, indiquent qu’ils étaient aussi lus en allemand aux personnes présentes.

De 1800 à Emile Greder (1857-1915)

Fridolin Greder, cultivateur, et Anne Marie Riehr (décédée à Hégenheim le 30 avril 1812 à l’âge de 52 ans) sont les parents de Marie Anne et Henry Greder :
— Marie Anne Greder s’est mariée avec Remi Greder, journalier fils de cultivateur ; de ce mariage est née à Hégenheim le 20 juillet 1828 Madeleine Greder (acte sur internet dans les actes de naissance de Hégenheim 1810-1852, photo 227) ; fille de feu Remi Greder et de Marie Anne Greder, survivante, Madeleine Greder, couturière célibataire, est la mère de Jacques Greder (né à Hégenheim le 25 juillet 1850), qui s’est marié avec Anne Schaub ; cette filiation continue jusqu’à nos jours (voir geneanet, arbre de Guy Baeumlin) ;
— Henry Greder (Hégenheim 1er décembre 1799-Bâle 17 avril 1839), cultivateur, par la suite journalier, s’est marié à Hégenheim le 16 janvier 1824, devant le maire Jean Greder, avec Marie Anne Ritti ou Ritty (née à Leymen le 1er janvier 1798), fille de Jacques (maçon décédé à Leymen le 9 mai 1814 à l’âge de 50 ans) et de Catherine Menweg (décédée à Leymen le 22 juillet 1814 au même âge), en présence de deux cultivateurs et de deux journaliers. L’acte de mariage se trouve dans les actes de mariage de Hégenheim 1793-1828 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photos 300-301). Henri Greder, journalier, est mort à  Bâle où il travaillait.

Fils d’Henry et de Marie Anne Ritti, Henry Greder est né à Hégenheim le 7 mars 1826 à Hégenheim (où il est mort le 24 décembre 1888). Sa naissance a été déclarée par son père, cultivateur, devant le maire Jean Greder, en présence des deux témoins Blaise Stark et George Boesinger, journaliers. Cet acte se trouve dans les actes de naissance de Hégenheim 1810-1852 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photo 203 du registre). Fils d’Henri, décédé, et de Marie Anne Ritti, sans profession, Henri Greder, maçon, domicilié à Hégenheim, s’est marié à Hégenheim le 22 mai 1854 devant le maire Jean Ulric Frisch avec Anne Marie Bachmann (née à Hégenheim le 29 octobre 1829), fille de Joseph (décédé à Hégenheim le 20 février 1852), tonnelier, et de Christine Frey, domiciliée à Hégenheim, en présence des témoins suivants, domiciliés à Hégenheim :
— François Joseph Mislin âgé de 63 ans, cultivateur, oncle par alliance de la mariée ;
— Jacques Mislin, âgé de 30 ans, charpentier, cousin germain de la mariée;
— Joseph Schmitt, âgé de 49 ans, tisserand, non parent ;
— Jean Mislin, âgé de 33 ans, cordonnier, non parent.
Tous ont signé, sauf la mère de la mariée.
Cet acte se trouve dans les actes de mariage de Hégenheim 1829-1862 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photos 303 et 304, mariage n° 5 de 1854).
Ont été maçons eux aussi Georges Greder, frère d’Henri Greder, et Jean Fellmann, beau-frère d’Henri Greder :
— Georges Greder (Hégenheim 12 novembre 1827-Hégenheim 5 février 1869) s’est marié à Hégenheim le 29 juin 1864 devant le maire Jean Ulric Frisch avec Catherine Boesinger (née à Hégenheim le 24 avril 1835), sans profession, fille de Georges Boesinger, agent de police ; l’acte se trouve dans les actes de mariage de Hégenheim 1863-1872 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photo 11) ;
— Jean Fellmann (né à Hégenheim le 18 juillet 1828), maçon comme son père Jean, s’est marié à Hégenheim le 24 mai 1858 devant le maire Jean Ulric Frisch avec Thérèse Greder (Hégenheim 15 décembre 1832-Hégenheim 21 novembre 1866), soeur d’Henri et Georges Greder ; l’acte se trouve dans les actes de mariage de Hégenheim 1829-1862 (archives départementales du Haut-Rhin sur internet, photo 341).

Henri Greder, maçon, et Anne Marie Bachmann sont les parents de :
— Emile Greder (né à Hégenheim le 16 février 1857/acte du 17, décédé en 1915 : date du décès sur sa tombe), commerçant, qui s’est marié deux fois, d’abord avec Rosalie Schmitt, puis avec Rosalie Monique Wanner (voir ci-après) ;
— Marie Anne Greder (née à Hégenheim le 1er octobre 1860) ;
— Madeleine Greder (Hégenheim 21 juin 1862-Hésingue 30 mai 1957) ;
— Rosalie Greder (Hégenheim 24 avril 1865-Hégenheim 6 février 1945) ;
— Joseph Greder (né à Hégenheim le 4 janvier 1868).

Descendance d’Emile Greder (premier mariage)

Emile Greder s’est marié en premières noces à Hégenheim le 15 juillet 1878 (mariage n° 13) avec Rosalie Schmitt, fille de Jacques Schmitt et de Marie-Eve Neuhaus. Du mariage Greder-Schmitt sont nés à Hégenheim :
—  Rosalie Greder (née le 8 septembre 1878 : photo 204 des actes de naissance 1873-1882 sur internet) ;
— Eugène Greder (né le 18 novembre 1882/acte de naissance n°65, décédé à Hégenheim le 4 novembre 1960) ;
— Edouard Greder (né le 19 septembre 1887 : photos 230 et 239 des actes de naissance 1883-1892 sur internet).
Eugène Greder s’est marié avec Joséphine Charron (1885-1953), fille de François Charron (1850-1898) et de Marie-Eve Latschat (1853-1938). Emile et Eugène Greder ont créé à Hégenheim un petit « supermarché » avant la lettre.

Les enfants d’Eugène Greder et de Joséphine Charron sont René, Jeanne, Bernard, Yvonne, Odile, Agnès, Paulette :
— René Greder (1908-1997), négociant en vin avec son frère Bernard, dont l’entreprise subsiste à Hégenheim sous le nom de vinothèque « Les caves Greder », s’est marié avec Rose Perrotin (1917-1995) ; de ce mariage est née en 1946 Colette Greder, chanteuse et comédienne à Bâle (voir sur internet la biographie de Colette Greder par elle-même);
— Jeanne Greder (1909-1997) s’est mariée avec Lucien Eckert (1909-1993), boucher-charcutier, fils d’Adolphe (1875-1951) et de Joséphine Brom (1882-1969) ;
— Bernard Greder (1912-1982), négociant en vin avec son frère René, s’est marié avec Alice Schoeffel (1914-1993) ; de ce mariage est né en 1941 François Greder, qui a été directeur salarié des charcuteries industrielles Maurer, placé à ce poste par le groupe bâlois Bell ; les dirigeants des « Caves Greder » sont aujourd’hui François et Florian Greder ;
— Yvonne Greder (1920-1997) s’est mariée avec Albert Schmitt (1909-1995), secrétaire de mairie à Hégenheim, fils de Joseph Albert (1866-1934) ;
— Odile Greder (Hégenheim 21 avril 1924-Saint-Louis 30 novembre 2011) s’est mariée avec Paul Immelin (1927-2005), entrepreneur en matériaux de construction ;
— Agnès Greder (née en 1927) s’est mariée avec Joseph Boesinger (1924-2013) ; ces époux ont repris la direction de la grande épicerie Greder à Hégenheim ; ils ont eu deux fils médecins, Pascal et Frédéric ; Jacques, fils de Pascal, est diplômé de l’Ecole polytechnique de Lausanne ;
— Paulette Greder (1931-2002) s’est mariée avec Lucien Gutzwiller, dirigeant de l’entreprise familiale du même nom (sanitaire et chauffage), fils de Louis (1899-1975), fondateur de l’entreprise, et de Marie Gasser (1899-1982). Du mariage Gutzwiller-Greder est née le 13 mars 1959 Catherine Gutzwiller, seconde épouse de René Lintzentritt divorcé de Marie-Odile Hillenweck fille d’Emma Greder : voir ci-dessous.

Descendance d’Emile Greder (second mariage)

Emile Greder s’est marié en secondes noces avec Rosalie Monique Wanner (Rose Wanner sur l’inscription funéraire), née à Wentzwiller près de Hégenheim le 4 mai 1876 (douzième naissance de l’année d’après le registre d’état civil), décédée en 1918 (date du décès inscrite sur sa tombe).

Les parents de Rosalie Monique (Rose Monique ou Rose) sont François Joseph Wanner, cultivateur (né à Wentzwiller le 11 juillet 1830, de François Joseph, cultivateur, et de Catherine Heyer) et Thérèse Wanner (née à Wentzwiller le 26 avril 1836 de Joseph Wanner, cultivateur, et de Madeleine Schumacher). Ils se sont mariés à Wentzwiller le 5 mai 1865 (mariage n° 4 sur le registre d’état civil), en présence de quatre témoins, dont Jacques Wanner, charron, oncle du marié, et Joseph Schaeffer, instituteur, le maire étant Joseph Boesinger. Les présents ont tous signé, sauf la mère de la mariée.
François Joseph Wanner et Thérèse Wanner sont les parents de plusieurs autres enfants nés à Wentzwiller :
— François Joseph né le 9 février 1866 ;
— Marie Claude née le 20 mars 1867 ;
— Catherine née le 23 avril 1869 ;
— Jean né le 14 novembre 1870 ;
— Anton ou Antoine né le 26 mars 1874 ;
— Martin (né le 8 mai 1879) qui s’est marié avec Gertrude Stoecklin (née à Brinckheim dans le département du Haut-Rhin le 27 janvier 1888).

Du mariage entre Emile Greder et Rosalie Monique Wanner est née Emma Greder (Hégenheim 29 mars 1902-Thann 22 juillet 1991), qui a épousé à Hégenheim le 11 mai 1923 Thiébaut (César Jean Thiébaut Marie) Hillenweck (Thann 3 août 1894-Mulhouse 16 septembre 1971), fils de Jean Hillenweck, menuisier, et de Catherine Bruckert. Les époux Hillenweck-Greder ont eu trois filles : Monique épouse Lemaire (1924-1983), Léonie épouse Leicher (1927-2017) et Marie-Odile épouse Lintzentritt puis Codiroli (née en 1941).
A la date de son mariage, Thiébaut Hillenweck, titulaire de l’équivalent allemand du baccalauréat, rédacteur (de journal), demeurait à Colmar, après s’être enrôlé dans l’armée française dès 1914 et avoir passé sous le drapeau français les années de guerre principalement en Indochine où il avait été envoyé avec plusieurs autres enrôlés volontaires de Thann. Il a laissé en particulier sur ces années des souvenirs recueillis par sa fille Ninon Leicher et par ses petits-enfants Marie Leicher et Dominique Thiébaut Lemaire (voir en particulier le livre de ce dernier, Quatre familles dans les guerres, publié en 2014 aux éditions L’Harmattan). A la naissance de leur fille aînée, en 1924, Thiébaut Hillenweck et Emma Greder habitaient à Thann 18 rue de la Halle, où demeuraient aussi les parents de Thiébaut Hillenweck. Par la suite, ils ont vécu jusqu’à la fin de leur vie dans cette maison située au bord de la Thur près de l’ancienne halle aux blés, aujourd’hui musée. Après la guerre de 1914-1918, Thiébaut Hillenweck a été journaliste à Colmar et à Thann, commerçant (vente de lait) à Mulhouse, puis comptable, papetier libraire et débitant de tabac à Thann, sous-lieutenant dans l’armée française en 1939. Il a été expulsé d’Alsace par les Allemands en 1940-1945 avec sa famille, et il a trouvé refuge d’abord à Muret près de Toulouse, puis à Ovanches en Haut-Saône. A partir de 1945, il a repris ses activités à Thann avec son épouse.
L’auteur de la présente généalogie se souvient notamment que ses grands-parents maternels, appelés « bon papa » et « bonne maman » par leurs petits-enfants, lui ont offert peu après sa parution un Littré édité en 1967 par Gallimard et Hachette en sept volumes, qu’ils ont offert aussi au filleul d’Emma, Alain Colmerauer (1941-2017), devenu par la suite un informaticien renommé, correspondant de l’Académie des sciences. ils avaient plaisir à faire des cadeaux à leurs proches, et ils aimaient leur métier.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : « A nous deux Paris »

Le parc en plein hiver privé de chlorophylle
Offre un balcon de ciel d’où jeter un défi
A Paris capitale aux beautés triomphales
Ainsi que Rastignac jadis l’apostropha

Depuis le Panthéon jusqu’à la tour Eiffel
De nuit la ville brille elle déploie ses feux
Vus de ce belvédère ils sont comme une foule
Et le regard s’y perd libre de garde-fou

Quand il ne fait pas beau les nuages défilent
Dans l’ombre le vent noir fait sentir ses rafales
Il imite parfois des colères qui feulent

Si l’on croit percevoir des cloches qui se fêlent
C’est qu’aux bords de la Seine il passe et se défoule
Emportant la rumeur d’une ville un peu folle

 

 

En remontant la rue Piat à la limite du XXe arrondissement de Paris, on accède à un belvédère qui surmonte le parc de Belleville. Ce pourrait être de cette colline que Rastignac, l’ambitieux de Balzac, a lancé son défi : « A nous deux Paris ». Depuis ce lieu, la vue est superbe, du Panthéon à la tour Eiffel, et, plus largement, d’est en ouest, depuis le XIIIe arrondissement jusqu’au mont Valérien et même jusqu’aux tours de la Défense, en passant par Notre-Dame, Beaubourg, l’Opéra, le dôme des Invalides (sans pouvoir effacer l’hypervisible tour Montparnasse)… Les arbres du parc, ayant beaucoup poussé, sont sur le point de cacher en été une partie du paysage, si, comme on peut le pressentir, rien n’est fait pour les discipliner. Ce belvédère idéalement placé souffre d’un aménagement médiocre et négligé. Construit en matériaux bon marché qui se dégradent, couvert d’un affichage sauvage et environné de HLM qui ne brillent pas par la qualité de leur construction, il sert de toit à une « maison de l’air » désertée dont la mairie de Paris ne semble pas savoir quoi faire, après avoir essayé de jucher à son sommet des éoliennes  minuscules en forme de turbo-réacteurs. Le soir, le promeneur, pour accéder au vaste paysage,  rencontre inévitablement un groupe de quatre ou cinq revendeurs de drogue qui se sentent là chez eux.  Durant les soirées d’été, une sono, qui casse les oreilles à toute personne se trouvant dans le voisinage, prend possession du petit amphithéâtre dans la pente au pied du belvédère. La laideur proche, visuelle, auditive et « sociétale », contraste de manière presque douloureuse avec la splendeur du panorama.

Dominique Thiébaut Lemaire

La peinture en Bretagne (1920-1940) : exposition à Pont-Aven. Par Maryvonne Lemaire

La Modernité en Bretagne-2 : De Jean-Julien Lemordant à Mathurin Méheut (1920-1940). Exposition au Musée de Pont-Aven
Du 1er juillet 2017 au 7 janvier 2018

Il reste quelques jours pour aller voir au musée de Pont-Aven une exposition stimulante et pittoresque : La Modernité en Bretagne-2.

20171011_160700. EXPO.PONT-AVEN. ModernitéYvonne Jean Haffen (1895-1993)
L’Offrande des fraises ou Cueillette des fraises à Plougastel
Caséine sur panneau, 1933

Le premier volet de l’exposition, La Modernité en Bretagne-1 (de 1870 à 1920), était consacré aux peintres qui, parallèlement à Gauguin, à l’Ecole de Pont-Aven et sa révolution du synthétisme, ont posé leur chevalet en Bretagne : Eugène  Boudin, Claude Monet, Paul Signac  et d’autres, qui ont ainsi inspiré ou influencé le renouvellement de l’art en Bretagne. Cette seconde exposition met l’accent sur  les artistes bretons eux-mêmes, peintres, graveurs, sculpteurs. 95 des 111 œuvres exposées sont des prêts de collectionneurs privés.

L’affiche invitant à l’exposition représente une huile sur toile  de Jean-Julien Lemordant, riche de couleur et de mouvement, dont le titre est : Le grand pardon à Saint-Guénolé ou La Révolte des sardinières ou Le Mont de la révolte. Ce tableau met en évidence par son titre et par la représentation qu’il donne de la Bretagne le paradoxe même que constitue le deuxième volet de l’exposition : des thèmes venant de la tradition, ici un pardon, et l’expression d’un dynamisme qui ne se manifeste pas seulement par la modernité de la facture.

Modernité, le mot fait couler beaucoup d’encre. Faut-il dire que le terme correspond à une époque, fin du XIXe siècle, début du XXe, à une sorte de renouveau de la peinture ? Après le grand genre de la peinture mythologique, historique, religieuse, après la désacralisation de l’art que constituent les scènes de genre du XVIIIe siècle, a lieu l’éclatement de la peinture académique en de nombreux mouvements en –isme, impressionnisme, symbolisme, synthétisme, fauvisme, cubisme, pour ne citer que les plus connus. La priorité de la figuration et du dessin semble s’effacer devant les interrogations sur la lumière, la couleur, la forme, la touche, bref sur les ressources elles-mêmes de l’art de peindre.

La modernité bretonne, elle, est toujours figurative. Faut-il rappeler  que l’abstraction des spirales et des triskells a précédé la représentation figurative en Bretagne ? Cette modernité est le fait d’une vingtaine d’artistes, dont les noms pour certains sont familiers depuis longtemps : René-Marie Quillivic auteur du beau monument aux morts de Fouesnant qui représente une vieille bretonne priant les mains jointes sur le haut de son tablier, Mathurin Méheut, souvent exposé à Quimper, Géo Fourrier, dont les portraits de Bretons, popularisés par des cartes postales, m’impressionnaient par leur dureté. Ces artistes se sont fait connaître par des expositions à Paris : en 1921 au musée des Arts décoratifs en ce qui concerne Mathurin Méheut ; en 1925 dans le pavillon breton de l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes (dès 1923, Jeanne Malivel a réuni le mouvement « Ar Seiz Breur », les sept frères, en prévision de cette exposition de 1925 où le groupe obtient la médaille d’or) ; en 1937, dans le pavillon breton de l’exposition internationale des arts et des techniques dans la vie moderne.

Ce qui frappe pourtant le visiteur de « La Modernité en Bretagne-2 » à Pont-Aven,  c’est que les motifs et les thèmes représentés semblent sinon intemporels en tout cas traditionnels. Ils offrent dans leurs redites et leurs variations un résumé des éléments, des paysages et des activités traditionnelles, masculines et féminines :

— pour les éléments, citons par exemple Le vent sur les monts d’Arrée, Maurice Le Scouëzec ; Le Vent, Jean-Julien Lemordant ; Les Récifs, Paul-Auguste Masuy ;

— pour les paysages, La cale noire, Douarnenez, Géo Fourrier ; Sur les quais, Jim Sévellec ; Marché à Pont-Labbé , Pierre de Belay ; Le grand pardon à Saint-Guénolé, Jean-Julien Lemordant ; La fontaine Sainte-Marie du Menez Hom, Ernest Guérin ;

— pour les scènes de la vie, citons Les Filets Bleus, Mathurin Méheut ; Pêcheurs à quai, Yves de Kerouallan ; le chargement des huîtres, René-Yves Creston ; la relève des casiers en baie de Morlaix, Mathurin Méheut ; porteurs de goémon, Jean-Julien Lemordant ;  brûleuse de goémon, Mathurin Méheut ; débarquement des bateaux de pêche, Emile Guillaume ; ravaudeuses de filets, Mathurin Méheut ; Les pêcheurs à Concarneau, Pierre de Belay ; L’offrande des fraises, Yvonne Jean-Haffen ; Bretonne au champ, René-Yves Creston.

Thèmes traditionnels sans doute, animés cependant d’un grand dynamisme et remarquables par leur stylisation, en rapport avec « l’art déco » mais aussi avec une certaine inspiration bretonne. La période de 1920-1940 correspond à un bref répit entre deux guerres. Après les ravages de la Première Guerre Mondiale (le peintre Yves de Kerouallan a  été amputé du bras droit), la vie veut reprendre le dessus. Le non-remboursement de l’emprunt russe a ruiné plus d’un rentier et le travail redevient pour tous une nécessité et une valeur.  Les gouaches de René-Yves Creston, ramassage, chargement, déchargement des huîtres, datés de 1929, se ressentent d’une esthétique militante, presque soviétique, glorifiant le travail collectif du peuple. Enfin certains artistes, révoltés par la disparition dans les chapelles et les églises des belles statues bretonnes d’un réalisme presque gallo-romain,  veulent faire barrage à l’art sulpicien qu’ils associent à Paris et préserver la force de l’inspiration régionale. En témoignent les monuments aux morts de René-Marie Quillivic, ses statues présentées dans l’exposition, les xylographies de Jorj Robin. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, certains des Seiz Breur iront jusqu’à faire le choix du nationalisme breton, d’autres, comme Creston, entreront dans la Résistance.

Ce dynamisme de l’art  de l’entre deux guerres, qui s’exprime parfois par une certaine dureté des formes, des couleurs – je pense à Creston, à Géo Fourrier – ne fait qu’accentuer un trait breton caractéristique. La région est confrontée à la rudesse des éléments, de la mer plus particulièrement mais la pluie et le vent  comptent aussi. Pas moyen d’esquiver les risques, comme le montrent les tableaux de Mathurin Méheut  sur la relève des casiers. Les obliques du corps du pêcheur, de la godille, des fanions de bouées, de l’écume des vagues créent une inquiétude forte que réussit à vaincre l’équilibre dû à l’expérience plus ou moins consciente des lois physiques et du métier. Le jeu tonique des couleurs, le fameux « glaz » de la mer et du ciel (bleu-vert, bleu-gris),  le rouge des fanions, le roux des casiers, le blanc de l’écume qui devient neige accentuent l’effet de force du tableau. Les sculpteurs comme Joseph Savina (Saint Gweltas) ou François Méheut, travaillant le bois ou le bronze, excellent à rendre sensibles les lois physiques de l’équilibre quand hommes ou femmes sont confrontés au vent, à la mer, au travail collectif : Marins à la barre, porteuses de bannière, trois marins poussant une barque avec des casiers. Les situations sont celles de tous les jours, les attitudes sont familières, mais à la différence de l’art japonais qui lui aussi représente les situations quotidiennes et familières et le fait avec les courbes de l’idéalisation, l’art moderne breton a recours au trait oblique, au jeu tonique des taches de couleur pour donner le sentiment d’un équilibre qui n’est pas seulement esthétique et que le visiteur ressent physiquement. Les scènes d’oisiveté sur les quais, après le déchargement de la pêche, ou  les commérages dans la rue, après le travail au champ ou la récolte des fraises à Plougastel, viennent en contrepoint des représentations  du travail et de ses risques. Dans ces scènes de répit, la mer n’est jamais loin. Une sorte d’unanimisme,  comme le souffle du vent de Jean-Julien Lemordant, anime toutes les scènes de pêche, de récolte, de pardon, de marché.

Dans la très belle scène d’Offrande des fraises d’Yvonne Jean-Haffen, l’échange du panier, sur un arrière-plan de mer, entre la mère et la fillette dont les rubans de coiffe flottent au vent évoque une cérémonie sacrée. C’est peut-être cela pour moi l’excellence et en même temps les limites de la modernité bretonne. Une transformation unanimiste du quotidien, loin de l’idéalisation japonaise et du triomphe de l’individualisme associé à la peinture moderne.

Maryvonne Lemaire

Billet : beaux sapins et cadeaux de Noël

 

Sous un ciel immobile et sans enjolivure
Les gens capuchonnés sont à peine entrevus
Il ne fait pas bien froid seulement gris l’hiver
Serait mieux décoré d’une neige en duvet

Les passants ont l’air triste avant de recevoir
Leurs cadeaux de Noël dit Mamie qui les voit
Se hâter dans la rue le regard trop sévère
Comme pour signifier je suis mal je m’en vais

Mais Sacha plein d’espoir le cœur joyeux savoure
L’idée que  les présents seront au rendez-vous
Sans un doute il répond moi je ne suis pas triste

En attendant le soir qui viendra le ravir
Annoncé par décembre et son long préavis
Il rêve à des jouets peu importe leur liste

 

Sacha a pris plaisir à parer avec des guirlandes et d’autres embellissements lumineux et colorés le sapin de Noël dans sa maison, puis celui que ses grands-parents paternels ont installé chez eux après l’avoir acheté un peu tard, si bien que le marchand n’avait plus à vendre que des exemplaires d’un mètre soixante-quinze de haut. Pour le sommet, Sacha a choisi une grande étoile rouge. Au pied il a répandu quelques éléments décoration, des paquets en miniature, à accrocher normalement aux branches, en disant à Mamyvonne : « Comme ça, Papido va penser que ce sont des cadeaux. » Dans la crèche il a déposé à côté du « bébé » qu’il n’a pas envie d’appeler l’enfant Jésus une grosse boule de décoration, rouge et argentée, puis deux autres, en se demandant pourquoi le nourrisson est couché si inconfortablement sur de la paille. Bien que les adultes trouvent Tino Rossi ringard, il aime l’écouter chanter « mon beau sapin » et « vive le vent d’hiver », une chanson apprise à l’école. Il demande à sa Mamie : « pourquoi tu prends des photos au lieu de regarder ? »

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : funérailles du chanteur

Lorsque le Président demande d’applaudir
Le Chanteur mort la foule émue fait ce qu’il dit
Rend hommage au défunt rallie son étendard
Pour la gloire posthume est-ce un bon candidat

Le cercueil blanc rejoint une île à milliardaires
Il emporte le corps de Johnny Hallyday
Le peuple n’ira pas – vieux motards et faux durs –
L’accompagner là-bas dans un exil perdu

Un paradis fiscal où le chanteur fraudeur
Qui gagnait dépensait flambait comme pas deux
Pensait être à l’abri des redditions de comptes

Il était de ces stars que leur public adore
Idole pour toujours de ces anciens ados
Qui cherchent leur jeunesse et qui se la racontent

 

 

Je me suis toujours étonné de la gloire de Johnny Hallyday, rockeur « idole des jeunes » dans les années 1960 bien qu’il n’ait pas été, sauf exception, l’auteur de ses textes ni de ses musiques, contrairement à beaucoup de chanteurs musiciens ou paroliers ou les deux. Il a misé sur l’adaptation et l’interprétation, sur sa voix devenue rauque avec le temps et sur le spectacle de ses concerts qui en mettaient plein les oreilles et les yeux à force de sono et de lumières. Il est mort dans la nuit du 6 décembre 2017 à l’âge de 74 ans, et les pouvoirs publics se sont mobilisés (président de la République, présidents des deux assemblées, premier ministre…) pour lui rendre hommage à la Madeleine, église des artistes de variétés, dans l’espoir de capter à leur profit une part de son étonnante popularité, au risque de contrevenir au principe de séparation entre l’Église et l’État. Ensuite il a été inhumé en présence de ses proches dans le blanc cimetière de l’île caribéenne de Saint-Barthélémy, paradis fiscal cossu mais exposé aux cyclones, au-dessus duquel tournoyait au moment de la cérémonie une frégate, grand oiseau de mer. Il ne portait pas dans son cœur l’administration des impôts : ses démêlés avec celle-ci ont abouti à de lourdes amendes, à des condamnations pour fraude, et ont motivé une bougeotte passant par des lieux fiscalement plus cléments que la France métropolitaine : la Californie ; la Suisse où il n’a pas respecté l’obligation fiscale de résidence pendant au moins la moitié de l’année ; in fine Saint-Barth, territoire français dont on voudrait bien savoir pourquoi la France y maintient, pour les résidents ayant au moins cinq ans de présence, un régime caractérisé par l’absence de TVA, d’impôt sur la fortune, d’impôt sur le revenu, de droits de succession. Fisc mis à part, Johnny s’était fait le chantre de la passion à laquelle doit son titre l’album De l’amour qu’il a sorti fin 2015.

Dominique Thiébaut Lemaire

L’art du pastel au Musée du Petit Palais. Par Annie Birga

L’Art du Pastel : de Degas à Redon, au Musée du Petit Palais
Exposition du 15 septembre 2017 au 8 avril 2018

Le Musée du Petit Palais dispose d’un fonds exceptionnel de 220 pastels dont plus de la moitié sont exposés pour une durée de 6 mois. Ensuite leur fragilité à la lumière leur fera rejoindre les réserves. Mais désormais ils sont restaurés, photographiés, classés, puisque leur Catalogue raisonné vient d’être réalisé. Le Petit Palais, ouvert en 1902, s’est enrichi au cours des années de multiples achats, dons et legs. Si on connaît les pastellistes Maurice Quentin de La Tour et Jean-Baptiste Perronneau, ou encore Elisabeth Vigée-Le Brun, on sait moins qu’après l’époque des Lumières, le XIXe siècle a connu, lui aussi, un âge d’or du pastel avec pour date charnière la fondation de la Société des Pastellistes français en 1885.

L’exposition, qui se veut chronologique, va du pastel d’Elisabeth Vigée-Le Brun, « Portrait de la Princesse Radziwill », daté de 1801, à la  « Scène antique »  de Ker-Xavier Roussel, œuvre des années 1920-25 : c’est dire le chemin parcouru.

A côté des pastels traditionnels qui sont des ébauches de futurs tableaux, le pastel s’inscrit comme une technique à part entière, avec son immédiateté, ce qui convient bien à la représentation de paysages, faite en plein air. L’exposition présente deux pastels de Troyon, de l’Ecole de Barbizon, qui sont plutôt des dessins agrémentés de traits de pastel.

Mais le rendu des lumières, des reflets, des brumes, des nuits, de la neige, est véritablement magique chez des artistes considérés encore comme mineurs et que l’exposition met bien en valeur, Iwill, Alexandre Nozal, François Cachoud, Joseph-Félix Bouchor.

Cette section dite « naturaliste » comprend aussi des portraits. Le fusain avec son noir cerne le trait et dramatise le  sujet. Il s’équilibre avec le pastel ou bien parfois prend nettement le dessus. Les modèles sont des jeunes filles du peuple, Bretonnes de Charles Cottet, mendiante de Bartholomé (celui-ci n’est pas le seul sculpteur, Carpeaux, Bourdelle ont fait eux aussi des pastels rapides), adolescente malingre dans « Retour du marché » de Louise Breslau. A remarquer que les femmes pastellistes ont été nombreuses. Degas admirait cette dernière ainsi que Mary Cassatt et Berthe Morisot. Quant à Léon Lhermitte dont on montre « Les lieuses de gerbes », il se réfère à Millet, et cela lui vaut l’estime de Van Gogh.

Du pastel naturaliste on passe au pastel impressionniste. On peut regretter l’absence de Manet, mais il y a là des œuvres de Berthe Morisot, de Renoir, de Degas, de Mary Cassatt, de Gauguin.  La plus « impressionniste » au sens strict du terme, c’est Berthe Morisot avec « Dans le parc », une belle variation de verts, éclairés d’une douce lumière. Renoir fait le portrait de Berthe Morisot avec sa fille Julie Manet, ébauche pour un tableau plus fini. On sait que Degas, qui avait des problèmes oculaires, fut contraint de pratiquer surtout le pastel en fin de vie. « Madame Alexis Rouart et ses enfants » évoque un litige familial, une vraie scène entre mère et fille ; Degas est incisif, original. A côté des portraits d’enfants où Mary Cassatt excelle, on expose une remarquable figure d’homme,  « Portrait de Moïse Dreyfus ». Un Gauguin  des débuts, un diptyque coloré, représentation d’un père sculpteur et d’un enfant absorbé dans sa lecture. Armand Guillaumin, un marginal de l’impressionnisme, a donné au Musée un grand nombre de dessins et pastels. Il dessine d’un trait vigoureux, emploie des couleurs fortes et ses dernières œuvres sont proches du fauvisme.

Avant d’aborder la catégorie du Pastel mondain, on a plaisir à lire ces lignes poétiques de Judith Gautier qui exaltent les qualités propres au pastel :  « Le pastel, cette matière si souple et si fragile, qui tient du pollen des fleurs et de la cendre brillante qui poudre les ailes des papillons, convient surtout pour reproduire la suavité des chairs féminines et les chiffonnements soyeux des belles étoffes. »

On peut douter que soient mondains ces portraits, si l’on associe à l’adjectif l’idée d’une certaine mièvrerie ou d’un joli conventionnel. Il est plutôt fait référence aux commandes qui émanent d’une riche bourgeoisie.  Mais James Tissot  aussi bien que Jacques-Emile Blanche donnent de la femme une image originale et moderne, Tissot portraiturant son amie lisant un journal, Blanche représentant l’égérie, belle et un peu insolente, de Claude Debussy. Charles Léandre, qui est un peu oublié, est bien représenté par une série d’œuvres très habilement exécutées, il est maître dans l’art du pastel. « Sur champ d’or » qui fait l’affiche de l’exposition, représente une femme de rêve, comme une apparition en contre-jour.  « La suavité des chairs féminines », c’est Pierre Carrier-Belleuse (fils du sculpteur) qui la met en valeur de façon presque photographique  dans l’image d’un corps nu de femme comme échouée sur le sable fin de la dune. Roll, plus dessinateur, privilégie les poses contorsionnées ; avec sa « Démoniaque », cet ami de Rodin va dans le sens d’un romantisme noir.

Le tableau « Sur champ d’or » nous entraînait vers le symbolisme et c’est ce mouvement qui va donner naissance à une floraison de pastels évocateurs et oniriques.  Il y a une nostalgie de l’Arcadie dans ce début de siècle. René Ménard avec un pastel de très grand format, prouesse technique, Osbert, avec ses délicats étangs et sous-bois, tous deux imprégnés du souvenir de Puvis de Chavannes,  nous emmènent dans des mondes imaginaires voisins. Ker-Xavier Roussel aussi, même si son chromatisme est violent et éclatant.

Les dernières salles de l’exposition sont comme une apothéose : elles montrent Odilon Redon et Lévy-Dhurmer.

Lévy-Dhurmer est un virtuose du pastel. Son univers part du réel qu’il transforme par le flou et le vaporeux que sait suggérer cette technique. Ainsi les nus féminins apparaissent comme à travers un miroir. Son « Feu d’artifice à Venise » est une rêverie sur les reflets dans l’eau et le camaïeu bleu sombre. Artiste ami des poètes, de Rodenbach en particulier.

« Fictions », « petite porte ouverte sur le mystère », « les tons ont une joie qui me repose », dit Odilon Redon à propos du pastel : la salle qui lui est consacrée groupe un « Sphinx ailé accoudé sur un rocher », « Le Christ du silence », « La naissance de Vénus », « Anémones dans un vase bleu », et « Anémones et lilas dans un vase bleu ».

Autant de chefs-d’œuvre qui motiveraient à eux seuls la visite de cette collection du musée remarquablement commentée et  mise en valeur.

Annie Birga

Billet : tout prend de l’âge

En même temps que moi je sens que prend de l’âge
Mon environnement la ville qui est là
Ne va pas rajeunir n’a pas ce privilège
Mais dure plus longtemps que l’humain feu follet

On retape les murs on ravale on prolonge
On change le vitrage et les tuyaux de plomb
Dans ces rénovations passe blanc comme un linge
Un souvenir d’amis happés par le déclin

Je suis tenté de dire après moi le déluge
En espérant rester au nombre des élus
Qu’une arche va sauver de ce monde insalubre

Un choix plus raisonnable encore qu’il m’afflige
Serait de réparer sitôt qu’elle faiblit
La plomberie du corps qui se déséquilibre

 

Quand on prend de l’âge, on finit par se rendre compte que tout vieillit en même temps autour de soi, ce dont on n’avait pas pleinement conscience. Les jeunes peuvent vivre temporairement dans l’illusion de rester jeunes, ce qui donne à certains de l’arrogance, mais ceux qu’on appelle aujourd’hui d’un mot anglo-latin les seniors savent dans leur chair que cet espoir est vain (à l’exception d’une minorité d’addicts en tout genre, vieux beaux soi-disant toujours frais, alcoolodépendants, tabacomanes, qui se croient éternels). « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », et « le  diable était beau quand il était jeune », disent les proverbes. L’usure affecte les êtres humains mais aussi le monde matériel, la ville, les rues où se creusent des nids-de-poule, les immeubles dont l’apparence retrouve une jeunesse factice lorsqu’on les ravale. Je suis entré dans un immeuble neuf il y a trente-cinq ans, et j’y suis encore, mais de plus en plus il faut faire un effort désormais permanent pour repeindre, réparer, remplacer, rénover les fermetures des portes et les pièces les plus sollicitées des ascenseurs, des extracteurs de ventilation, des tuyauteries de chauffage et d’alimentation en eau, etc. Quant aux êtres humains, il faut aussi les réparer, combattre l’hypertension ou le diabète, remplacer une articulation, poser une prothèse, opérer une cataracte, ponter des veines ou des artères, bref nous devons rapiécer notre premier vêtement et réhabiliter notre premier logement, le corps, avec lequel nous ne faisons qu’un.

Dominique Thiébaut Lemaire

Envie et justice en politique

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Dans un entretien publié le 14 octobre 2017 par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, le Président de la République française (dont la photo, en couverture de ce numéro, est encadrée par deux citations tirées de l’entretien : « Ich bin nicht arrogant », je ne suis pas arrogant, et « Ich sage und tue, was ich mag », je dis et fais ce que je veux), a donné une dimension politique à quelques passions, l’orgueil, l’ambition et surtout l’envie (traduite par « jalousie » dans la version française), dans une dénonciation visant « le triste réflexe de l’envie française qui paralyse notre pays », en réponse à une question relative aux réactions négatives suscitées par la suppression de l’impôt français sur la fortune mobilière.

Précisons en passant, parce que beaucoup l’ignorent ou feignent de l’ignorer, que l’impôt sur la fortune a été institué en France notamment parce qu’il existait à cette époque en Allemagne et ailleurs.

Le Président a expliqué en substance qu’il assume cette mesure de suppression ; qu’il est issu d’une famille n’appartenant pas à l’élite politique ou bancaire, mais à la classe moyenne de province ; qu’il ne serait pas arrivé à la présidence, si on lui avait dit que la réussite est un mal, ou si on avait mis des barrières sur son chemin ; qu’il veut que les jeunes puissent réussir en France, que ce soit dans leur vie familiale, dans l’art ou dans la création d’une entreprise ; qu’on ne peut pas créer d’emplois sans entrepreneurs…

Manifestement, l’envie dont il est question est principalement celle que provoque le succès économique et financier. Mais, comme l’a fait observer Descartes dans les articles 182 et 183 des Passions de l’âme, ce qui est en jeu dans l’envie, c’est moins la question de la richesse que celle du mérite : l’envie étant une tristesse « qui vient de ce qu’on voit arriver du bien à ceux qu’on pense en être indignes », par exemple lorsque ce bien peut se convertir en mal entre leurs mains. Descartes va jusqu’à écrire que cette passion est juste et excusable si la haine qu’elle contient est motivée par la mauvaise distribution du bien qu’on envie à d’autres. En ce sens, elle est liée à la passion de la justice égalitaire particulièrement sensible chez certains peuples ou dans certaines situations.

Freud a bien vu ce lien essentiel, dont il parle dans ses Essais de psychanalyse (deuxième partie : « Psychologie des masses et analyse du moi »), en partant du sentiment de « jalousie » par lequel l’enfant, dans une famille, commence par accueillir l’arrivée d’un plus petit. « La première exigence qui naît de cette réaction, écrit Freud, est celle de justice, de traitement égal pour tous. »

Hormis l’exigence de juste distribution des biens, l’envie est une passion mauvaise, et elle l’est particulièrement lorsqu’elle naît de faux clivages comme celui par lequel on cherche à opposer les générations, comme si les jeunes n’étaient pas destinés à vieillir, comme si les vieux n’avaient pas été jeunes, et comme s’il n’existait entre eux ni amour ni solidarité naturelle et familiale. Elle crée de même un faux conflit entre les fonctionnaires et les salariés du secteur privé, incités à un ressentiment réciproque où chaque catégorie ne voit que les avantages de l’autre et ses propres désavantages. Ceux qui gagnent moins oublient les protections dont ils jouissent en contrepartie, et ceux qui sont moins protégés oublient qu’ils gagnent davantage.

Les acteurs politiques, en principe chargés du bien commun, devraient avoir la sagesse d’apaiser ces antagonismes, mais on en voit qui, au contraire, les attisent, par intérêt personnel, égocentrisme ou méconnaissance.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Les Citadelles : revue/anthologie de poésie n° 22 (2017)

Le numéro 22 des Citadelles, revue/anthologie annuelle de poésie, a paru au deuxième trimestre 2017.

Le lecteur est invité à se reporter à l’article de Wikipédia intitulé Les Citadelles, qui fait le point sur plus de vingt ans d’existence consacrés à l’amour de la poésie, un amour qui embrasse un vaste cercle d’auteurs, de langues et de pays.

L’article de Wikipédia inclut les apports du numéro 22, caractérisé notamment par  son ouverture à l’Afrique et à la francophonie. Le sommaire reproduit ci-dessous en témoigne.

 

Libres Feuillets

 

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Billet : cyclones des Caraïbes

Entre la Guadeloupe et sa sœur Martinique
Un minuscule Etat que le destin punit
Végète à l’abandon nommé La Dominique
Le nombre de ses plaies forme une litanie

Quand le vent fait souffrir cette île volcanique
L’orgue de l’ouragan n’est que disharmonie
Quand il est surpuissant niveau cinq cyclonique
La tourmente la nuit devient de l’agonie

Le charme tropical à ce moment révèle
Son côté le plus noir trombes d’eau qui dévalent
Rivage ravagé toitures qui s’envolent

Tornades tourbillons bourrasques de déluge
Les mots ne manquent pas peut-être qu’ils soulagent
L’impuissance à guérir les maux qui nous affligent

 

L’ouragan Irma a sévi du 29 août au 12 septembre 2017. Classé en catégorie 5, la plus élevée, avec des vents de plus de 300 km/h, il est le deuxième cyclone le plus puissant enregistré dans l’Atlantique nord après Allen en 1980. Catastrophique dans les îles de Barbuda, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Anguilla et les Iles Vierges, il y a causé des décès et de gros dégâts. Puis l’ouragan Maria, de catégorie 5 lui aussi, a été le plus puissant à frapper Porto Rico depuis 1928. Ses vents ont atteint 280 km/h, ce qui a fait lui le dixième des cyclones les plus intenses jamais enregistrés dans l’Atlantique nord. Il est passé dans la nuit du 18 septembre au 19 septembre 2017 sur La Dominique (Voir ci-après le poème XLV que l’auteur a consacré dans Courts poèmes long-courriers à cette petite île de 754 km2 et de 75.000 h), où Maria a fait quinze morts en s’engouffrant entre La Martinique et La Guadeloupe, et où il a anéanti l’agriculture (manguiers, arbres à pain, avocatiers, cocotiers, champs de banane et de plantains…). Les animaux, bétail et volaille, ont aussi payé un lourd tribut. Les routes, les réseaux d’irrigation et les serres ont également été  détruites. 25 % de la population active de l’île travaille exclusivement dans le secteur agricole et s’est donc trouvée au chômage. Les canots de pêche n’ont plus été en état de sortir en mer. Des millions d’arbres ont été arrachés. Le manque d’ombre a entraîné une forte évaporation et une baisse des cours d’eau. Les citernes pour l’arrosage des pépinières et jardins de la capitale, Roseau, ont été prises d’assaut par les assoiffés. Des commerces ont subi les pillages des affamés. La distribution de l’aide internationale arrivant dans le port de Roseau a été ralentie par l’état des routes. L’urgence la plus pressante a été le ravitaillement des communes reculées par hélicoptère et par bateau.

Le poème XLV de Courts poèmes long-courriers (Le Scribe l’Harmattan, 2011), écrit dans la première moitié des années 1990 à l’occasion d’un voyage dans cette région du monde, parle de Roseau, capitale de La Dominique, et de Castries capitale de l’île de Sainte-Lucie au sud de La Martinique.

XLV

On ne sait trop vous situer sur la planète
Castries Roseau villes perdues des Caraïbes
Offrant pour atterrir des pistes désuètes
L’une en creux l’autre en courbe en un décor qu’imbibe

L’humidité propice à la fièvre aux amibes
Décor où vous reçoit grand-mère sous-préfète
La ministresse en chef à la bonne franquette
Bourrue parlant créole ou vieux français par bribes

On confond le planton et le traîne-savate
Devant la primature où l’ivrogne titube
Et l’ambassadeur lance un juron de pirate

Contre ces faux édens où la chaleur incube
Indolence et violence où vous guettent latents
La bouche soufrière et l’œil de l’ouragan

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet : les nouvelles règles de l’insécurité routière

De plus en plus d’engins circulent sur les routes
Autos gonflées motos à double ou triple roue
Le bruyant motocycle excité comme en rut
Pollue aussi la ville en sillonnant les rues

Dératés impatients opérés de la rate
En plein embouteillage au cœur des embarras
Les motards slalomeurs dépassent la charrette
De l’automobiliste immobile à l’arrêt

Sur la piste cyclable au besoin qu’ils empruntent
Parfois à contresens ils ignorent le frein
Prennent des raccourcis de brutes tout terrain

Lorsque sur le périf en rangs serrés poireautent
Les quatre-roues coincés restant sur le carreau
Ils vont s’y faufiler tant pis pour les accrocs

 

La réglementation des voies de circulation tourne à la pagaille. Il faut partager, dit-on, l’espace disponible pour les déplacements, rues en ville et routes ailleurs, entre les piétons, les automobiles, les camions et les diverses variétés de cycles : bicyclettes ou vélos, motocycles de toutes cylindrées (cyclomoteurs, vélomoteurs, motocyclettes ou motos, scooters), qui peuvent être aussi des trois-roues. On voit même passer à toute allure sur les trottoirs des trottinettes motorisées sur lesquelles se tiennent droit, fiers comme Artaban, de grands dadais barbus. Les vélos ont désormais le droit de prendre à contresens les sens uniques. Aux carrefours, ils peuvent aussi passer au feu rouge à condition de respecter la priorité des piétons et des véhicules qui traversent au feu vert. Depuis 2016, dans onze départements (l’Ile de France, la Gironde, le Rhône et les Bouches-du-Rhône) les deux-roues motorisés sont autorisés à circuler entre deux files de voitures circulant dans le même sens sur les chaussées à voies multiples avec terre-plein central. La Sécurité routière explique que cette circulation « inter-file » est de toute manière déjà « massivement pratiquée », et que son autorisation va être « expérimentée à titre exceptionnel » en vue d’une généralisation dès 2020 : bel exemple d’une lâcheté réglementaire qui entérine sa propre impuissance pour faire plaisir à des lobbys bien intentionnés, et qui se déguise en fausse expérimentation. Pendant ce temps, entre 2015 et 2016, la mortalité routière, quasi stable globalement (3477 décès), a augmenté dans certaines catégories de la population : 559 décès de piétons, en hausse de 19 % ; 162 décès de cyclistes, en hausse de 9 %, principalement dans les agglomérations ; 612 décès de motocyclistes, chiffre global stable, en baisse chez les moins âgés, mais en hausse de 23 % chez les 50-64 ans (142 décès).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : feu d’artifice en lutte contre la lune

Sur la côte bretonne elle est mi fée mi clown
Triste car elle est pâle et glisse à pas de loup
Joviale cependant car elle est ronde et pleine
Elle change la vague en multiples reflets

Elle est l’astre d’argent celui des clairs de lune
Que rythment sans faiblir le flux et le reflux
On la sent vulnérable un objet d’opaline
Dont l’apparence invite à la mélancolie

Sacha craint que le bruit nous dit-il ne la brise
Quand le feu d’artifice explose monte et plane
Envol d’oiseaux de nuit brillant de trop d’éclat

Quand la pyrotechnie éparpille ses braises
Dans l’espace étoilé ciel pur d’anticyclone
Sans nébulosité sans vapeur de halo

Après un retour par avion de New York à Paris, Sacha a presque inauguré le quatre août (jour de ses quatre ans) le prolongement, de Paris jusqu’à Rennes, de la ligne de chemin de fer à grande vitesse. Le feu d’artifice estival de la station balnéaire finistérienne où il s’est rendu en train avec ses parents a été tiré le lendemain, hasard du calendrier, comme d’habitude depuis une barge placée à quelque distance du rivage pour le divertissement des spectateurs massés sur la plage. La nuit n’était pas illuminée seulement par ce spectacle pyrotechnique, mais aussi par un clair de lune intense, la lune étant presque pleine – elle l’a été peu de temps après, le sept août. Sacha a donné sa préférence au calme spectacle de la lune en se demandant si le feu d’artifice ne risquait pas de la « casser ».

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : Sacha à New York

Sacha quatre ans a vu Manhattan et Brooklyn
Ce ne sont pas je crois des jours que l’on oublie
Il se rappellera les tours et Central Park
Et les aires de jeux que l’on trouve à New York

Dans un aéronef mieux qu’un aéroplane
L’Atlantique à son âge est presque un coup d’éclat
La Manche à traverser de Calais ou Dunkerque
A côté ce n’est rien c’est le canal de l’Ourq

Bien qu’il n’ait pu gravir à l’intérieur les marches
Ni prendre l’ascenseur la haute Liberté
A fait grande impression sur son esprit d’enfant

Cette statue géante en élevant sa torche
Entre les continents répand une clarté
Que les yeux ne voient pas mais qui brille sans fin

 

Sacha, avec sa mère et sa grand-mère maternelle, a passé une décade (au sens français de ce terme) à New York à la fin du mois de juillet, quelques jours avant son quatrième anniversaire. Il a aimé les jeux dans les parcs ainsi que le spectacle des petits animaux en liberté qui s’y trouvent, canards et tortues en particulier, en regrettant l’obstacle de la langue qui a beaucoup limité ses possibilités de communiquer avec les autres enfants. Très intéressé depuis quelque temps par les dinosaures, il a visité, en face de Central Park, le musée d’histoire naturelle où se trouvent des squelettes de ces grands animaux préhistoriques. Il a été impressionné par la statue de la Liberté (93 m de haut, socle compris) à l’entrée du port de New York. Ses ascendants, du côté maternel comme du côté paternel, sont en partie alsaciens, ce qui n’est pas sans rapport avec cette statue dont le créateur, Auguste Bartholdi, est né à Colmar de Jean Charles Bartholdi, conseiller de préfecture, et d’Augusta Charlotte Beysser, fille d’un maire de Ribeauvillé. De retour en France, il a dû surmonter le malaise du décalage horaire.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : le général rhabillé en poète

En tenue d’aviateur il visite une base
Après un tour éclair en Afrique là-bas
La troupe est au désert dans une couleur bise
Manquant de matériel muette elle subit

« Il » c’est le Président patron des vieilles buses
Et des vrais généraux qui ont besoin d’obus
Rares sont les crédits le risque est la thrombose
Bien qu’avec peu d’argent les défilés soient beaux

Le chef d’état-major ne veut pas qu’on le baise
A-t-il dit refusant une armée au rabais
Poète paraît-il et revendicatif

Poète pas vraiment parole regimbeuse
Qui pourfend d’un seul mot brut les grands discours verbeux
Du coup l’exécutif se fait vindicatif

 

Dans le Figaro du 21 juillet 2017, le porte-parole du gouvernement, Christophe Castaner, a attaqué l’ex-chef d’état-major des armées, Pierre de Villiers, après plusieurs péripéties : une semonce du président de la République ne jugeant « pas digne d’étaler certains débats sur la place publique » ; la démission du général pourtant récemment reconduit, et son communiqué : « je considère ne plus être en mesure d’assurer la pérennité du modèle d’armée auquel je crois pour garantir la protection de la France et des Français…» ; son remplacement immédiat par le chef du cabinet militaire du premier ministre ; la visite de la base aérienne d’Istres par le président, tièdement applaudi par les militaires. Selon le porte-parole du gouvernement : « Le chef d’état-major [CEMA] a été déloyal dans sa communication, il a mis en scène sa démission ». Il s’était notamment insurgé, lors de son audition à huis-clos devant la commission de la Défense de l’Assemblée le 12 juillet, contre les économies nouvelles demandées aux armées en 2017, en affirmant qu’il ne se laisserait pas « baiser comme ça » (variante : « baiser par Bercy »). Selon Christophe Castaner, le départ du chef d’état-major « n’a rien à voir » avec cette audition « même si Pierre de Villiers aurait pu s’imaginer que ses propos allaient fuiter, à moins de manquer d’expérience… On n’a jamais vu un CEMA s’exprimer via un blog, ou faire du off avec des journalistes ou interpeler les candidats pendant la présidentielle, comme cela a été le cas. Il s’est comporté en poète revendicatif. On aurait aimé entendre sa vision stratégique et capacitaire plus que ses commentaires budgétaires. » Le général publiait régulièrement des textes sur sa page Facebook (et même en décembre 2016 une tribune dans Les Echos). Les médias ont tous relevé l’expression incongrue de « poète revendicatif ». Poète de misère, peut-être ?

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Billet : canicule

Fin juin début juillet de lourds hectopascals
Ont fait pression sur nous subsiste un reliquat
Sous les coups de chaleur frappes de canicule
Il faut que le corps las recharge ses accus

Le soleil installé près de la verticale
Sur la ville fournaise est devenu tracas
Nous attendons l’orage afin que l’air circule
Que la température à la fin s’évacue

Vers des sommets nouveaux s’élève le mercure
Je redoute midi j’aime le crépuscule
Asthénie et langueur m’ont un instant vaincu

Dans le ciel a fondu le vol ailé d’Icare
Vivement que le temps ne soit plus tropical
J’aspire à la fraîcheur en rêvant d’Alaska

 

Trois vagues de chaleur d’une semaine ont submergé la France, fin mai, et surtout fin juin et début juillet. Le mot de canicule, du latin canicula, petite chienne, fait référence à la période de l’année où Sirius, étoile principale de la constellation du chien, et la plus brillante du ciel nocturne, se lève et se couche avec le soleil, du 22 juillet au 23 août. Les trois vagues de chaleur de mai-juin-juillet 2017 ont donc été en avance. Tandis qu’en hiver il nous arrive de subir la froidure des vents du nord et de l’est, polaires ou sibériens, en été les vents venus du sud de la Méditerranée et du Sahara peuvent faire grimper les températures à des niveaux excessifs, nous apportant parfois du sable du désert. Heureusement, entre ces excès de froid et de chaud, les vents dominants, sauf quand les hautes pressions de l’anticyclone des Acores y font momentanément obstacle, nous viennent de l’ouest atlantique. La France, grâce à eux (et grâce au courant océanique du « gulf stream »), est et reste un pays tempéré, sur le trajet du « jet stream » ou « courant-jet » de l’hémisphère nord qui résulte notamment de la rotation de la terre. Ce puissant courant atmosphérique fait le tour du globe aux latitudes moyennes en passant par l’Amérique du Nord, l’Europe, la Chine, le Japon… C’est lui qui fait que les temps de vol entre New York, Paris Canton et Tokyo, par exemple, sont plus courts de l’ouest vers l’est que dans l’autre sens.

Dominique Thiébaut Lemaire

Cézanne : portraits. Par Annie Birga

CEZANNE  PORTRAITS1
Musée d’ORSAY 13 JUIN-24 SEPTEMBRE 2017

L’exposition met en lumière  un aspect de l’œuvre de Cézanne que ses natures mortes et ses paysages pourraient laisser dans l’ombre. Mais on aurait tort de négliger le portraitiste qui considère lui-même la figure comme un « aboutissement de l’art ».

Le parcours est chronologique, rythmé par périodes biographiques, il représente plus de quarante années de création. La première décennie montre les tableaux d’un jeune peintre (Cézanne est né en 1849), admirateur de Courbet et de Manet,  qui dessine très nettement les formes et peint au couteau dans des couleurs sombres. Cette originalité lui vaut les refus répétés d’un Salon dominé par l’académisme, mais, sans en être découragé, il multiplie les portraits de sa famille et de ses amis aixois, alternant les séjours entre sa ville natale et la capitale, qui lui permettent de continuer son apprentissage à l’école de dessins d’Aix et à l’Académie suisse. Son oncle Dominique, qui se prête au jeu, lui offre l’occasion  d’exécuter sa première série, de Dominique au bonnet de coton à Dominique à la toque d’avocat, un vrai Daumier. On retiendra « Louis-Auguste Cézanne, père de l’artiste, lisant l’Evénement », « Achille  Emperaire », son ami peintre au corps difforme et au beau visage, le « Portrait d’Antony Valabrègues », son ami poète. Dans l’intention de se démarquer de Manet qui venait de faire le portrait de Zola, il imagine une scène originale, « Paul Alexis lisant à Emile Zola » qui réunit les deux écrivains, mais la guerre interrompt le tableau.  S’il fallait retenir une image de cette période, ce serait celle, frappante, de son premier autoportrait qui date des années 62-64 et montre un jeune révolté, énergique et orgueilleux.

Dans les années qui vont suivre, Cézanne ne cesse d’interroger sa propre image de ce regard intense qui rappelle  le commentaire de Rilke : « Il s’est représenté lui-même, sans le moins du monde  interpréter ou juger son expression, avec une  humble objectivité , avec la foi et la curiosité  impartiale d’un chien  qui se voit dans une glace et se dit : «Tiens, un autre chien ! » (Rainer Maria Rilke, Lettres sur Cézanne, Seuil 1991). Il se peint  dans des intérieurs, au fond rose ou olivâtre. Il a mûri. Il est devenu barbu et bientôt son crâne est chauve. Il porte aussi des coiffures ou des chapeaux qui lui confèrent un aspect de peintre-artisan ou, parfois, de bourgeois. Il se représente de trois-quart. Sa manière a changé sous l’influence de  Pissarro, son aîné, avec qui il séjourne à Pontoise ou à Auvers. Il peint au moyen de touches que des critiques ont appelées « constructives ».  Une lumière prismatique entre ainsi dans la toile. Cézanne expose 3 tableaux à la première exposition impressionniste de 1874, sans appartenir vraiment au mouvement. Il est aussi ami de Renoir qui lui présente un collectionneur de la nouvelle peinture, Victor Chocquet. Celui-ci achètera près de 40 tableaux et aquarelles à Cézanne qui lui fait son portrait d’intellectuel sensible et le représente, assis au milieu de sa collection.

Dans sa partie centrale l’exposition met en valeur celle qui, d’abord compagne, puis épouse, Hortense Fiquet, est devenue son modèle de prédilection. Petit visage aux traits fins, au chignon bien serré, à l’expression boudeuse et parfois revêche, ne souriant jamais. On a rapporté qu’elle supportait mal des séances longues et répétées. Une seule fois elle a dénoué son chignon, elle penche mélancoliquement la tête (le portrait date de 1885-86). C’est à cette même date que Cézanne se représente en peintre dans son « Autoportrait à la palette ».  Déterminé, il regarde une toile dont on ne voit que le châssis.

Si l’on prend pour fil directeur les divers portraits d’Hortense, on ne peut que remarquer l’évolution du style pictural. Les premiers portraits sont presque classiques. Ils se font ensuite très dessinés avec des contours très précis (Cézanne disait que Gauguin l’avait copié) et dans les années  I888-90 les formes deviennent cylindriques, géométriques,  au point que Picasso et Matisse considéreront Cézanne comme un précurseur du cubisme. Les quatre tableaux de Madame Cézanne en rouge (ou au fauteuil jaune) sont impressionnants par leur vigueur et leur forme synthétique.

Quant  au fils du couple, Paul, Cézanne  en donne l’image d’un jeune garçon aux traits purs, avant de  le portraiturer en petit jeune homme au chapeau à la mode, cinq ans plus tard.  Mais l’un des plus beaux portraits d’adolescent réalisés par le peintre est celui  du Musée de l’Orangerie. Cézanne, devenu riche depuis la mort de son père, a loué un appartement Quai d’Anjou. Il y  fait poser un jeune modèle  aux cheveux longs et au visage encore enfantin  dans des attitudes différentes et familières. C’est « Le garçon au gilet rouge » (1888-1890).

Dans la dernière décennie du siècle Cézanne multiplie les allers-retours entre Aix et Paris. A Aix il peint plusieurs versions des « Joueurs de cartes ». Il aime ce type d’hommes du peuple, des paysans, des ouvriers agricoles. Il dessine ses modèles. Il en fait des portraits  qui évoquent les primitifs italiens « L’homme à la pipe » , « Le Fumeur accoudé », autant d’études avant « Les Joueurs de cartes ».  Dans sa ville ce sont des gens simples que Cézanne va chercher, enfants, ménagères, vieille femme au chapelet. Une exception pour son jeune ami, le poète Joachim Gasquet (qui écrira ensuite  les souvenirs de ces années d’amitié avec le  peintre). A Paris,  le succès et la renommée l’ont rejoint. Ambroise Vollard lui offre en 1895 sa première exposition. L’histoire du portrait de Vollard qui n’en finit pas (115 séances de pose) est bien connue, ainsi que l’apostrophe à son modèle : « Il faut vous tenir comme une pomme. Est-ce-que cela remue, une pomme ? ». Le regard absent de Vollard  se porte sur le livre qui l’aide à supporter ce temps de pose. Inversement le critique Gustave Geoffroy est portraituré dans l’action, une bibliothèque pour toile de fond et de multiples documents ouverts sur sa table de travail.

L’autoportrait de 1898-1900, intitulé « Portrait de l’artiste au béret », s’il montre un vieillissement physique, conserve la force du dessin et des couleurs matiériques. La notoriété de Cézanne a franchi les frontières, comme en témoignent les expositions de Berlin, de La Haye,  les achats de  Chtchoukine. Et ne fait que croître en France où une salle entière du Salon d’Automne de 1905 est consacrée à ses œuvres, et où dès 1900 Maurice Denis réalise l’« Hommage à Cézanne » qui regroupe les Nabis et Odilon Redon. Dans l’atelier qu’il fait construire aux Lauves sur les collines d’Aix, Cézanne multiplie les vues de la montagne Sainte Victoire et entreprend les « Baigneuses ». Mais il n’abandonne pas pour autant ses portraits, en deux versions une mystérieuse « Dame en bleu »  et  « Dame au livre »,  qui sera le dernier écho de la bourgeoisie, peu aimée de Cézanne, au demeurant portraits très réussis, où Cézanne travaille la couleur bleue (il n’y a jamais eu de baisse dans la réalisation  de son œuvre peint). Son dernier modèle est le jardinier Vallier, un peu son alter ego par l’âge et le physique. Il le peint dans l’atelier, et aussi en plein air. Il retrouve une palette et un dessin aussi violents qu’ils le furent à ses débuts. En octobre 1906 il travaillait à un portrait de Vallier quand la maladie le terrassa.

On ne quitte pas Cézanne sans  l’écouter dire humblement ce que représente pour lui un portrait : «  Il faut bien voir son modèle et sentir très juste et encore s’exprimer avec distinction et force » .

Annie Birga

Billet : l’électorat d’Emmanuel Macron

Avec Macron le jeune elle se voit cougar
L’électrice en retraite entichée de ce gars
Se sent prête à casquer désormais davantage
Au point que sa pension serve à payer l’Etat

Elle y perd mais tant pis ne s’en inquiète guère
Elle se sacrifie et le fait le cœur gai
Croyant contribuer au pouvoir qui protège
Le bon sens de nos jours n’est plus ce qu’il était

Elle choisit la mine et la bonne figure
L’apparence moderne et les choix ambigus
Où sont les protections quand la loi dérégule

Pour ce président neuf qui fait de la voltige
Qui va de gauche à droite elle a des sympathies
Préférant la jeunesse elle se sous-estime

 

D’après un article de l’hedomadaire Le Point daté du 8 juin 2017, qui se réfère à un sondage d’Ipsos :
« Ceux qui ont un minimum de bac + 3 ont voté Macron à 81 %. Marine Le Pen obtient son meilleur score chez ceux qui ont un diplôme inférieur au bac : 45 %. Cette typologie recoupe celle des professions. Les cadres (à 82 %), les professions intermédiaires (à 67 %) et les retraités (à 74 %) constituent le gros des troupes du vote Macron. Marine Le Pen reste la plus forte chez les ouvriers (56 %, contre 44 % pour Macron). Chez les employés, Macron reste en tête (54 %, contre 46 % en faveur de Marine Le Pen).
« Marine Le Pen reste forte dans la ruralité (43 %), tandis que le nombre d’électeurs favorables à Emmanuel Macron est élevé en milieu urbain, pour culminer à 72 % dans les villes de plus de 100 000 habitants.
« Le vote Macron est plus féminin (68 %, contre 62 % des hommes). Le candidat d’ En marche ! est largement en tête chez les 70 ans et plus (78 %), les 60-69 ans (70 %) et les jeunes de 18-24 ans (66 %). Marine Le Pen obtient son meilleur score auprès des 35-49 ans (43 %). »
Dans le programme du nouveau président, l’imposition accrue des retraites par la hausse de la CSG (contribution sociale généralisée) a quelque chose d’indécent : il est question de taxer davantage les retraités, population largement captive qui a beaucoup travaillé pour mériter ce qu’elle gagne, et de détaxer en revanche les grandes fortunes mobilières qui font du chantage à la délocalisation.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : TGV

Le TGV s’élance à très grande vitesse
Coupant dans les reliefs que jadis évitaient
Le vieux chemin de fer et ses locos qui toussent
Anthracite et vapeur elles menaient partout

Pour joindre sans détour la région du pastis
En avalant l’espace avec grand appétit
La ligne électrifiée raccourcit les distances
Mais l’air devant le train se fait plus résistant

L’allure malgré tout reste vive et glissante
L’heure glisse elle aussi l’aventure est succincte
Le paysage en fuite échappe à tout dessin

Le train non loin des Baux d’où provient la bauxite
Bifurque alors vers l’est et le wagon tressaute
(Wagon c’est l’ancien mot) vers des cieux provençaux

 

A l’occasion de l’ouverture le 2 juillet 2017 d’une nouvelle ligne TGV (entre Paris et Bordeaux), la SNCF a présenté un nouveau label pour ses trains à grande vitesse, qui existent en France depuis 1981, et dont on rappelle qu’ils atteignent 300 km/h ou davantage. Le Canard enchaîné a publié à ce sujet, en première page de son édition du mercredi 31 mai 2017, un article intitulé : « SNCF : voyage au bout de l’inouï », qui nous donne les informations suivantes : « Encore des tags qui vont saloper nos beaux trains ! Mais ceux-là sont officiels et les tagueurs n’ont pas de cagoule. Dès le 2 juillet, tous les wagons de TGV seront ornés du nouveau logo « inOui »… réversible de droite à gauche et aussi de bas en haut » [c’est-à-dire avec un premier i écrit à l’envers, puis un n ressemblant à un u renversé, et un gros O central]. Dans Le Parisien du 27 mai, un spécialiste des marques s’est étonné que la SNCF sacrifie pour un simple jeu de mots « ces trois lettres [TGV] qui résonnaient dans le monde entier ». Le Canard enchaîné a cherché des explications. « Pourquoi faire le deuil du TGV ? Pas assez chic, trop low cost, trop technologique, paraît-il, alors que le nouveau label doit incarner au contraire le changement et l’accroissement de la qualité (Les Echos, 30/5). Car la SNCF, en mal de clients, prévoit de former 5 000 cheminots à une nouvelle façon d‘agir, et d’installer la Wi-Fi dans tous ses nouveaux TGV. Avec des oui-contrôleurs ? Guillaume Pepy [président de la SNCF] l’assure : ces nouveaux services se feront sans augmentation de prix, il ne s’agit pas d’en faire un produit de luxe. Oui, si cette promesse était tenue, ce serait vraiment… inoui ! » Par la même occasion, il serait bon d’améliorer la ponctualité de ces trains.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : un château d’herbe en pissenlits

Epars dans le gazon les pissenlits s’étendent
Efflorescence jaune au moment du printemps
Bien que deux fois par mois la machine les tonde
Ils renaissent toujours dans ce jardin breton

Peut-être poussaient-ils jadis dans l’Atlantide
Continent légendaire à l’histoire engloutie
Sans que l’on sache au vrai par quelle latitude
Le vent disséminait leurs semences têtues

Mellifères ces fleurs que l’abeille butine
Montent très vite en graine et forment des aigrettes
Qui s’envolent partout retombent ralenties

Sacha impressionné par la pioche décrète
Que Papido creusant pour sortir les racines
Elève un « château d’herbe » avec ce qu’il extrait

 

Vers Pâques, le gazon de la maison bretonne avait besoin d’être nettoyé. Malgré toutes les qualités qui leur étaient reconnues jadis et naguère (notamment gustatives et médicales, leur nom même témoigne de leur qualité diurétique !), les pissenlits sont aujourd’hui peu appréciés, car leur pousse rapide et anarchique dépare les tapis végétaux entretenus par la tondeuse. On pourrait encore tolérer leurs fleurs jaunes attirant les abeilles, mais non leurs aigrettes qui forment des bulles de semences légères prêtes à s’envoler et à se disséminer au moindre souffle. Certes, ces aigrettes continuent à être représentées sur la couverture des dictionnaires Larousse comme une image du savoir « semé à tout vent ». Mais, dans les jardins, elles sont une menace annonçant la multiplication des mauvaises herbes. Cette plante a un côté souterrain qui n’est pas le moins gênant pour celui qui jardine. Elle enfonce dans le sol des racines profondes qui se cassent lorsqu’on essaie de les tirer pour les extraire à la main. Une plante voisine à fleurs jaunes, la piloselle, a des racines plus superficielles. Sacha (trois ans et demi), à qui il a été demandé de se tenir à distance, a été moins intéressé par la botanique que par la pioche utilisée pour extraire ces indésirables dont son grand-père faisait un tas. L’imagination enfantine y a vu tout de suite la construction d’un château d’herbe.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : les châteaux de sable

Sacha ne se plaît guère au bord où l’on patauge
En retrait sur la plage il bâtit un château
De puissants chevaliers dont les remparts protègent
Le rivage marin du pays fouesnantais

Lorsque la marée monte il faut des colmatages
Elle sape les tours et les transforme en tas
Bientôt les murs de sable auront l’air de vestiges
Dilués par la vague et par les clapotis

L’enfant n’en est pas triste et même il prend plaisir
A piétiner le reste il n’y a plus de garde
Opposable à la mer quand celle-ci déborde

Les praires que mamie l’a aidé à choisir
Pour décorer ce fort les coques les palourdes
Les coquilles striées dans le flot se reperdent

 

Sacha a passé les vacances de Pâques au bord de l’Atlantique, à l’île de Ré et en Bretagne. A la plage il a bâti des châteaux de sable avec l’aide de ses grands-parents, soit en creusant, soit en édifiant avec du sable humide des tours et des murs. Le sable est un matériau qui n’est pas si facile à utiliser : quand il est trop sec, il ne tient pas et s’effrite ; quand il est trop mouillé, il ne tient pas non plus. Des coquillages diversement striés dont la mer fournit une grande variété peuvent servir de toits sur les tours.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : les rats et les chats de Paris

 

Le fabuliste a dit dans plus d’un apologue
L’aventureuse vie du rat du surmulot
Dans un style enjoué mêlant sagesse et blague
Avec limpidité sans égard au blabla

J’aimerais aujourd’hui m’inspirer de sa langue
Et lui emprunter même un peu de son talent
Pour vous narrer qu’ici réapparaît la ligue
Des rongeurs au poil gris dans la ville en folie

L’homme les craint toujours dans sa mémoire longue
Ils sont aussi présents à New York ou à Londres
Et sortent quelquefois de leurs obscurs filons

L’hygiène sanitaire à Paris se déglingue
On les voit au grand jour on commence à s’en plaindre
Où sont passés les chats tous les petits félins

 

Jean de La Fontaine a écrit plusieurs fables sur les rongeurs qui cohabitent avec les humains : « Le rat de ville et le rat des champs » (Livre I, fable 9), « Conseil tenu par les rats » (livre II, fable 2, apologue dont Eustache Deschamps a fait une ballade), « Le lion et le rat » (Livre II, fable 11), « Le Chat et un vieux rat » (livre III, fable 18), « Le Combat des rats et des belettes » (Livre IV, fable 6), « La Grenouille et le rat » (livre IV, fable 11), « Le rat qui s’est retiré du monde » (Livre VII, fable 3), « Le rat et l’éléphant » (Livre VIII, fable 15), « Le Rat et l’huitre » (livre VIII, fable 9), « Le chat et le rat » (Livre VIII, fable 22), « Les Deux rats, le renard et l’œuf » » (livre X, fable 1), « La Ligue des rats » (fable hors recueil, mais publiée du temps de l’auteur)… Le fabuliste les décrit avec une sympathie surprenante, contrastant avec la crainte suscitée par les épidémies qu’ils ont propagées dans le passé, et dont subsiste un fort écho dans La Peste de Camus. Comme le rappelle l’Institut Pasteur sur internet : « La peste est une maladie des rongeurs, principalement véhiculée par le rat, et transmise à l’homme par piqûres de puces de rongeurs infectés. » On trouve des rats en abondance à Paris, Londres, Chicago ou New York, pour ne parler que du monde occidental. A Paris, la négligence générale, celle de l’administration locale (nettoyage déficient, poubelles inadaptées, service de santé mal « restructuré » c’est-à-dire désorganisé), celle des commerces alimentaires et celle des habitants, se traduit à présent par une prolifération accrue des rats, qui s’épanouissent dans les espaces verts, tandis que leurs prédateurs, les chats, sont confinés en grand nombre dans les appartements. La ville de Paris veut réagir et dératiser, en particulier parce qu’elle craint les effets négatifs de cette situation sur sa candidature aux jeux olympiques et sur son attractivité touristique.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir

Il n’y a pas d’espoir sans crainte
Sans inquiétude en souterrain
La crainte rend la joie prudente
Et l’espoir vibre en attendant

Désire-t-il changer les dates
Accélérer les agendas
Il n’y a pas d’espoir sans crainte
Sans inquiétude en souterrain

Dans l’espérance on sent le doute
Moins violent qu’elle et même doux
Que l’avenir parle sanskrit
Ou langue neuve et non écrite
Il n’y a pas d’espoir sans crainte

***

L’espoir se lève au fond des craintes
Il atténue plainte et chagrin
Rend l’affliction moins imprudente
Chez qui se croit perdu perdant

Il attend le report des dates
Qui nous soucient dans l’agenda
L’espoir se lève au fond des craintes
Il atténue plainte et chagrin

Dans la tristesse on voit le doute
Recommander qu’un ton plus doux
S’exprime en mots non pas en cris
La fin n’est pas d’avance écrite
L’espoir se lève au fond des craintes

 

 

« L’espérance est une disposition de l’âme à se persuader que ce qu’elle désire adviendra, laquelle est causée par un mouvement particulier des esprits, à savoir par celui de la joie et du désir mêlés ensemble. Et la crainte est une autre disposition de l’âme, qui lui persuade qu’il n’adviendra pas. Et il est à remarquer que, bien que ces deux passions soient contraires, on les peut néanmoins avoir toutes deux ensemble, à savoir lorsqu’on se représente en même temps diverses raisons, dont les unes font juger que l’accomplissement du désir est facile, les autres le font paraître difficile. » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 165).
« L’espérance est une joie inconstante née de l’idée d’une chose future ou passée sur l’issue de laquelle nous avons quelque doute… La crainte est une tristesse inconstante née de l’idée d’une chose future ou passée sur l’issue de laquelle nous avons quelque doute. » (Spinoza, Ethique, III, définitions des affects, définitions XII et XIII). « De ces définitions, il suit qu’il n’y a pas d’espérance sans crainte, ni de crainte sans espérance. Car qui est suspendu à l’espérance et doute de l’issue d’une chose imagine… quelque chose qui exclut l’existence de la chose future ; et par suite on suppose qu’en cela il est attristé, et par conséquent que, tandis qu’il est suspendu à l’espérance, il craint que la chose ne se produise pas. Et qui, au contraire, est dans la crainte, c’est-à-dire doute de l’issue d’une chose qu’il hait, imagine aussi quelque chose qui exclut l’existence de cette chose ; et par suite il est joyeux, et en conséquence en cela il a l’espérance que la chose ne se produise pas. » (Ethique, troisième partie, définitions des affects, explication des définitions XII et XIII).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : rondeau pour la Saint-Valentin

 

C’est une fête où toute rose est rouge
Célébration de la Saint-Valentin
De la tendresse et même du courage
Pour être doux le monde en a besoin

Le coeur et l’âme ont l’amour en commun
Ne veulent pas qu’il cède et qu’il se range
C’est une fête où toute rose est rouge
Célébration de la Saint-Valentin

Pour que l’amour sans vaciller dirige
Nos sentiments sous un ciel incertain
Qu’il soit plus fort que les riens qui l’abrègent
Qu’il ne soit pas un feu de paille éteint
C’est une fête où toute rose est rouge

 

Ce poème est un hommage à Charles d’Orléans (1394-1465), petit-fils, neveu et père de roi, grand poète, qui a écrit plusieurs rondeaux sur la Saint-Valentin, par exemple celui-ci (numéroté CLXI) :

Saint Valentin, quand vous venez
En carême au commencement,
Reçu ne serez pas vraiment
Ainsi qu’accoutumé avez.

Souci, pénitence amenez :
Qui donc vous recevrait gaiement,
Saint Valentin, quand vous venez
En carême au commencement ?

Une autre fois vous avancez
Plus tôt, et alors toutes gens
Vous accueilleront autrement ;
Et dame à choisir amenez,
Saint Valentin, quand vous venez !

Il est à noter que la mère de Charles d’Orléans, fille du duc de Milan, s’appelait Valentine Visconti. La Saint-Valentin, traditionnellement fêtée le 14 février, tombe parfois au début du carême, ce qui n’est pas bon pour la fête, nous dit Charles d’Orléans. Mais en 2017, le carême ne commence que le premier mars. J’ai traduit par « dame » le mot « pair » qui signifie : personne qui fera la paire.

Dominique Thiébaut Lemaire

Frédéric Bazille, la jeunesse de l’impressionnisme. Par Annie Birga

Exposition au Musée d’Orsay
Du 15 novembre 2016 au 5 mars 2017

Une exposition consacrée à Bazille, qui vient de Montpellier, le Musée Fabre conservant bon nombre de ses toiles et études, et qui a toute sa place à Orsay, musée par excellence de l’Impressionnisme, avant de partir à la National Gallery of Art de Washington, l’un des musées américains qui, dans les années 1960, se sont enrichis de chefs-d’œuvre d’un peintre peu défendu par nos institutions.

Frédéric Bazille (1841-1870), une vie trop courte, une mort au front après un engagement volontaire dont les motivations sont demeurées énigmatiques. Il subsiste de son œuvre une soixantaine de tableaux, rassemblés dans cette exposition.  Pour permettre de mieux dégager l’originalité de son inspiration, les organisateurs ont mis en regard avec les siennes des toiles de ses contemporains, Delacroix, Courbet, Manet, Monet, Renoir, Fantin-Latour, Guigou, Scholderer, Cézanne.

Bazille a toujours voulu devenir peintre. Pour cela il lui faut quitter ses parents, qui font partie de la grande bourgeoisie commerçante de Montpellier, continuer mollement, à Paris, des études de médecine, mais, vite, s’inscrire dans un atelier pour étudier et progresser.  Ce sera celui de Charles Gleyre, où sont aussi élèves Auguste Renoir et Claude Monet. Il lie amitié avec eux et bientôt partage atelier, voyages et idées. Ces jeunes gens veulent traiter  des sujets proches de la vérité, faire des paysages en plein air dont on étudie la lumière, et, pourquoi pas, comme l’écrit Zola, à propos de Manet,  « mettre des figures de grandeur naturelle dans un paysage ». Les immédiats précurseurs que Bazille admire et qui vont dans cette direction anti-académique, sont Corot, Millet, les peintres de l’école de Barbizon. En 1863 le tableau de Manet « Le Déjeuner sur l’herbe » qui fait scandale, est refusé au Salon officiel, régenté par l’Académie des Beaux-Arts. Bazille admire Manet et des liens se nouent : dans « L’atelier de la Rue de la Condamine » (1869), c’est Manet qui  intervient dans le tableau où il est représenté : il prend le pinceau pour esquisser lui-même le portrait  de son ami Bazille.

Dès 1864, Bazille peint « La Robe rose » : une jeune fille dont on ne voit pas le visage, assise sur le parapet du chemin de ronde, contemple le village de Castelnau-le-Lez.  Subtilité des couleurs et de la lumière, immobilité du temps. Ce sont les qualités des tableaux inspirés par son pays languedocien que Bazille rapporte quelquefois de son séjour estival et qui alternent avec les tableaux urbains de l’hiver. Mais Bazille, contrairement à ses amis, ne peint pas les rues de Paris. La « Petite Italienne, chanteuse des rues » (1866), inscrit son visage fermé et son geste arrêté devant un rempart d’immeubles gris.  L’apprenti-peintre, de plus en plus peintre à part entière, aborde tous les genres, où il affirme sa maestria : la nature morte, avec des portraits de gibier à la Oudry, la représentation florale et c’est la profusion des fleurs de la serre familiale avec leurs couleurs et leur variété. Il peint des autoportraits, dont un « Autoportrait à la palette » (1865), retenu et sobre, des portraits d’amis, Renoir à plusieurs reprises, Monet, et son ami musicien, Edmond Maître, dilettante raffiné entre livre et fumée du cigare. Chacun de ses ateliers successifs, rue Visconti, rue Furstenberg, rue de la Condamine, est évoqué avec le matériel de travail, le fauteuil vert qui suivra partout le peintre, les tableaux appuyés au mur ou par terre, le poêle. Le plus spectaculaire, dans le bon sens du mot, est celui de la rue de La Condamine, qu’il a qualifié d’immense, où il rassemble ses amis, depuis Maître assis dans un coin au piano jusqu’à Monet, Renoir, Sisley et, on l’a mentionné, Manet lui-même. Tableau auquel fait écho l’historique « Un atelier aux Batignolles »(1870) de Fantin-Latour.

Les chefs d’œuvre arrivent surtout du midi languedocien. Que  le Salon retienne ou non les tableaux du peintre, nous considérons les refus comme révélateurs de l’étroitesse de goût des officiels. Citons les sublimes « Portraits de la famille » (1867), « Scène d’été » (1869-70), « Négresse aux pivoines »(1870), « Paysage au bord du Lez »(1870), tableaux nourris par son regard sur ses parents, dignes et guindés, sur l’Eden de l’adolescence dans la campagne ensoleillée, sur la beauté du geste  et du regard féminin au milieu des fleurs brillantes, sur le calme serein d’une campagne sans histoire sinon un sentier et un peu d’eau.
Frédéric Bazille atteint le classicisme. Le mot est dit, et où serait alors l’impressionnisme ? Il n’’est pas dans le rendu, ni dans la touche, mais dans l’intensité de l’impression et du ressenti.

Annie Birga

Billet : Macron, Hamon et Mélenchon

 

Descendus dans l’arène ainsi que des Curiaces
La faiblesse les guette avec ses incuries
Peut-être faudrait-il qu’ils aient l’air moins candide
Et le cœur mieux armé ces triples candidats

De concert ils battraient l’adversaire coriace
Et son conservatisme encombré de scories
Mais ils sont divisés leur désunion les bride
Et les oppose entre eux dans cette corrida

Chacun se croit meilleur on connaît cette espèce
Ils auront beau montrer qu’ils ont de la vaillance
La qualité première est d’être clairvoyant

Ils feraient mieux de lire ou relire la pièce
Tragique où nous voyons un trio défaillant
Périr à trois contre un faute de faire alliance

La désunion de ces candidats à l’élection présidentielle fait penser au combat symbolique qui, dans Horace de Corneille (acte IV, scène 2), oppose les trois Curiaces à leur adversaire
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux,
[Qui] sait bien se tirer d’un pas si dangereux ;
Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu’elle abuse.
Chacun le suit d’un pas ou plus ou moins pressé,
Selon qu’il se rencontre ou plus ou moins blessé…
Horace, les voyant l’un de l’autre écartés,
Se retourne, et déjà les croit demi-domptés :
Il attend le premier…
L’autre, tout indigné qu’il ait osé l’attendre,
En vain en l’attaquant fait paraître un grand cœur ;
Le sang qu’il a perdu ralentit sa vigueur.
Albe à son tour commence à craindre un sort contraire ;
Elle crie au second qu’il secoure son frère :
Il se hâte et s’épuise en efforts superflus ;
Il trouve en les joignant que son frère n’est plus…
Son courage sans force est un débile appui ;
Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui…
Comme notre héros se voit près d’achever,
C’est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver :
 » j’en viens d’immoler deux aux mânes de mes frères ;
Rome aura le dernier de mes trois adversaires,
C’est à ses intérêts que je vais l’immoler,  »
Dit-il ; et tout d’un temps on le voit y voler.
La victoire entre eux deux n’était pas incertaine ;
L’Albain percé de coups ne se traînait qu’à peine…

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : la reconnaissance et l’ingratitude

 

L’ingratitude est un grand vice
Briseur de liens lorsqu’il sévit
Lorsque l’ingrat pense d’avance
Que le bienfait n’est que du vent

Dire merci c’est survivance
Finie pour lui dorénavant
L’ingratitude est un grand vice
Briseur de liens lorsqu’il sévit

Quand tout s’achète et tout se vend
Remerciement c’est redevance
Payée trop cher à son avis
Sentiment brut et dissolvant
L’ingratitude est un grand vice

 

La reconnaissance est une espèce d’amour que nous avons pour celui qui nous a fait quelque bien, ou qui du moins en a eu l’intention. Elle ressemble à la « faveur », définie comme l’amour pour ceux qui font des choses que nous estimons bonnes en général. Mais, de plus, elle est fondée sur une action qui nous touche personnellement et qui nous incite à rendre la pareille. « C’est pourquoi elle a beaucoup plus de force, principalement dans les âmes tant soit peu nobles et généreuses. » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 193). « La reconnaissance ou gratitude (gratia seu gratitudo) est le désir ou zèle d’amour par lequel nous nous efforçons de faire du bien à qui, pareillement affecté d’amour envers nous, nous a fait du bien. » (Spinoza, Ethique, troisième partie, définitions des affects, XXXIV). L’ingratitude, au contraire, est « un vice directement opposé à la reconnaissance, en tant que celle-ci est toujours vertueuse et l’un des principaux liens de la société humaine. C’est pourquoi ce vice n’appartient qu’aux hommes brutaux et sottement arrogants, qui pensent que toutes choses leur sont dues ; ou aux stupides, qui ne font aucune réflexion sur les bienfaits qu’ils reçoivent ; ou aux faibles et abjects, qui, sentant leur infirmité et leur besoin, recherchent bassement le secours des autres, et après qu’ils l’ont reçue, ils les haïssent » : en effet, n’ayant pas la volonté de rendre la pareille, ou désespérant de le pouvoir, et s’imaginant que tout le monde est mercenaire comme eux, ils s’imaginent (ou feignent de croire) qu’on ne fait aucun bien que dans un but intéressé, avec l’espoir d’en être récompensé (Descartes, Les Passions de l’âme, article 194).

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : le marché de Noël à Strasbourg

Je me souviens du marché de Noël
Qui se tenait sur la place Broglie
A prononcer comme ce nom s’écrit
On y sentait pain d’épice et cannelle

Vin chaud sucré suivant le rituel
Et sapin frais bonne parfumerie
Je me souviens du marché de Noël
Qui se tenait sur la place Broglie

Mais depuis lors finie la rêverie
Récent bizness partout se multiplient
De faux chalets vendant de l’irréel
Que veut détruire un djihad en folie
Je me souviens du marché de Noël

 

Un marché de Noël berlinois très mal protégé, celui de la Breitscheidplatz, a été attaqué le 19 décembre 2016 vers vingt heures par un djihadiste d’origine tunisienne au volant d’un camion de 38 tonnes qui a tué douze personnes et qui a fait plus de cinquante blessés. La justice allemande a révélé que le camion était équipé de systèmes électroniques de sécurité, caméra et radar, capables de détecter les obstacles. Ces systèmes ont provoqué un freinage d’urgence limitant le nombre de victimes. Après l’attentat, revendiqué par l’organisation Etat islamique, soixante plots en béton armé d’une tonne et demie ont été installés. La police allemande n’a pas pu attraper le meurtrier qui, après une cavale passant par la France, a été contrôlé par hasard près de Milan et tué dans la nuit du 22 au 23 décembre par une patrouille de deux policiers italiens en état de légitime défense. On nous dit (et on veut bien le croire) qu’après le carnage de Nice le 14 juillet 2016 des mesures de protection bien plus sérieuses ont été prises à Strasbourg pour protéger le marché de Noël. Ce qui n’empêche pas de constater qu’en peu d’années, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, le caractère commercial de ces marchés est devenu excessif ; que l’image de Noël y est abusivement instrumentalisée à des fins lucratives ; et qu’elle draine des foules trop nombreuses pour être réellement en sécurité par les temps qui courent.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : ultime promesse non tenue du président

Notre bon président s’était fait la promesse
D’une réélection le gardant au sommet
Si par bonheur le sort avec plus de clémence
Consentait à réduire un chômage alarmant

D’abord sourde à ses vœux la chance in extremis
A semblé de nouveau lui sourire en amie
Le risque à ce moment pouvait paraître mince
Qu’il perde son pari sorte de son chemin

Oui mais si le chômage a cessé de s’étendre
On a vu cet espoir fatiguer les attentes
Se faire désirer à la fin trop longtemps

La foi présidentielle a fini par s’éteindre
Un regain de faveur devenait hors d’atteinte
Le but était si proche et pourtant si lointain

 

Après la nouvelle de son renoncement à l’élection de 2017, annoncée par le Président de la République (titre qu’il a tendance à prononcer lui-même « Présent de la Réplique » quand il parle vite en avalant les syllabes), Le Canard enchaîné du 28 décembre 2016 a publié en première page un dessin de Lefred-Thouron montrant trois personnages perplexes : l’un reste silencieux, un autre s’interroge : « La courbe du chômage s’inverse, et pourtant, Hollande ne se représente pas… », tandis que le troisième répond : « Ultime promesse non tenue ! »

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : à chaque année suffit sa peine

A chaque jour suffit sa peine
On veut le soir trouver la paix
S’asseoir souffler pauvre bipède
Mais le souci qui nous malmène
S’arrête peu sinon jamais

Malgré l’espoir qu’ils soient en panne
Les vieux tourments ne cessent pas
Ne souffrant pas les escapades
Ils font de nous des monomanes
Il tournent mal dans l’estomac

A chaque année son lot d’épines
On aimerait plus de répit
Des sentiments plus purs limpides
Et que Noël qui s’illumine
Epanouisse une accalmie

 

« Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain : le lendemain s’inquiétera de lui-même. » A la fin de cette parole évangélique se trouve un célèbre octosyllabe en version française : « à chaque jour suffit sa peine » (Matthieu 6.34), dans lequel on peut remplacer « jour » par « année » pour célébrer les douze mois qui se terminent en décembre et les douze qui vont suivre.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : opération du genou

 

Quand on aime les mots la langue médicale
N’est pas sans poésie mais à la condition
D’aimer aussi le corps et ses réparations
D’accepter comme un bien le mal chirurgical

La patiente a reçu un genou en métal
L’arthrose ayant causé d’importantes lésions
La marche en liberté devenait illusion
D’où cette opération d’arthroplastie totale

En titane peut-être ou en chrome cobalt
Avec une rotule en polyéthylène
La prothèse agira comme une force occulte

A la fin des douleurs accompagnées de spleen
Elle sera l’espoir de monter désinvolte
A un plus haut niveau que les surfaces planes

 

 

La pose d’une prothèse remplaçant l’articulation du genou est devenue une opération relativement courante. Elle remédie aux lésions de l’arthrose qui peuvent rendre très douloureux le fonctionnement de cette articulation complexe, essentielle pour la liberté d’aller et de venir. Dans les hôpitaux qui pratiquent ces interventions, celles-ci ont évolué dans le même sens que les autres activités de soin, c’est-à-dire qu’on tend à réduire au minimum la durée des hospitalisations pour faire des économies (et il semble que certains politiciens nous promettent encore pire en voulant que ça saigne !), ce qui ne va pas sans poser des problèmes de suivi post-opératoire, en ce qui concerne par exemple le traitement indispensable de la douleur, l’évolution des oedèmes et hématomes de la cuisse et de la jambe consécutifs à l’opération, le risque de phlébite (inflammation d’une veine)… Bien que la marche soit tout de suite possible, et que le séjour à l’hôpital ne dure que deux ou trois jours, une période de rééducation de plusieurs semaines est ensuite nécessaire, au cours de laquelle le patient doit s’astreindre à des exercices, seul et avec un kinésithérapeute, de manière à pouvoir faire face aux situations de la vie courante : si la marche en terrain plat requiert une (génu)flexion de 60 degrés, dans un escalier la flexion doit atteindre au moins 110 à 120 degrés, et davantage encore dans les transports en commun ou pour faire du sport. Les personnes opérées reçoivent du chirurgien un certificat attestant que leur prothèse articulaire est susceptible de déclencher les alarmes des portiques de sécurité dans les aéroports, les gares ou les grands magasins.

Dominique Thiébaut Lemaire

Du mensonge en politique. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Les écarts entre espérances, promesses et réalité

La politique est animée par l’espérance, par les attentes que les candidats aux fonctions dirigeantes doivent s’engager à satisfaire pour être élus. Aux espérances des uns répondent plus ou moins sincèrement les promesses des autres.

L’action politique doit aussi prendre en compte la réalité, celle qui lui résiste, la force des choses, « ce qui ne dépend pas de nous » par opposition à « ce qui dépend de nous », pour reprendre une distinction chère aux philosophes (les Stoïciens, ou Descartes, par exemple). Mais il faut avoir cherché préalablement  à bien comprendre sur quoi nous avons prise.

Le mensonge réside dans les écarts entre l’espérance, les promesses et la réalité.
Promettre l’impossible, c’est mentir. Malheureusement, ce mensonge ne déplaît pas, on s’imagine qu’il a de la grandeur : Impossible n’est pas français, dit-on ; soyez  réalistes, demandez l’impossible, a-t-on dit en mai 68.

L’espérance et les promesses

L’espérance est considérée par le christianisme comme l’une des trois vertus théologales. Elle est fortement présente aussi dans le communisme et le socialisme, fondés sur l’espoir d’un monde meilleur. Mais Descartes, dans Les Passions de l’âme, écrit justement qu’elle est une passion avant d’être une vertu. En tant que passion, elle peut être mensongère. Elle naît la plupart du temps du désir plutôt que de la raison. Elle naît aussi de la joie que l’on attend. Or, comme l’a noté le philosophe, les passions qui naissent de la joie sont plus difficiles à maîtriser que celles qui naissent de la tristesse.

Face à l’espérance, il arrive souvent que, selon une formule cynique tirée de l’expérience, « les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent ». On peut distinguer deux sortes de fausses promesses : celles dont le prometteur s’aperçoit ensuite qu’elles ne sont pas tenables, et celles qu’il sait d’emblée ne pouvoir tenir, mensonge délibéré. Cela dit, la distinction entre le mensonge d’une part, l’ignorance ou la bêtise d’autre part, est souvent floue. Ainsi, il peut être facile d’invoquer l’ignorance pour s’exonérer de l’accusation de mensonge. Pour éviter ce travers, mieux vaut essayer de choisir (en refusant que ce soit un vœu pieux) des hommes politiques ayant suffisamment de raison, c’est-à-dire d’intelligence et de savoir.

La force des choses

Certains pensent que l’ordre existant est l’exact reflet de la force des choses, et que, pour reprendre une expression aujourd’hui répandue, « il n’y a pas d’alternative ».
D’autres pensent qu’il faut revenir à un état antérieur plus « naturel », et dénomment réformes (parce que ce mot est toujours pris aujourd’hui dans un sens positif) des programmes et des actions régressives.
D’autres encore considèrent qu’il faut nécessairement aller de l’avant sans arrêt et que, grâce au « progrès », la force des choses n’existe plus. Les avancées des sciences et des techniques tendent à les persuader que presque tout dépend ou dépendra de nous.
Ces trois attitudes simplistes, plaquées a priori sur une réalité complexe, continuent à séduire parce qu’elles font partie du « prêt à penser » qui évite l’effort de réfléchir. Elles sont toutes les trois des sources d’erreur et de tromperie.

Autre source d’erreur et de tromperie communément répandue : croire et faire croire que la vérité et le bien vers lesquels nous devons tendre nous sont révélés par ce que font les autres, c’est-à-dire, dans notre monde, grâce à ce qu’on appelle en franglais le « benchmarking », c’est-à-dire en l’occurrence les comparaisons par rapport aux moyennes internationales.
Or celles-ci ne sont pas assez fines pour permettre de comparer vraiment ce qui est comparable. Ceux qui utilisent ces données – hommes politiques, experts plus ou moins médiatiques ou politisés – trompent leur public en feignant d’en maîtriser la signification. Ils n’ont généralement pas une idée assez précise des réalités étrangères, et de toutes les précautions à prendre pour apprécier avec justesse la portée des chiffres invoqués. Bref, comparaison n’est pas raison.
Aux effets de l’ignorance s’ajoutent dans ce « comparatisme » les effets de la rivalité, de la compétition, de la surenchère, et même de l’envie. Il existe une propension à croire que l’autre est toujours mieux loti que soi, et qu’il faut le suivre pour l’égaler ou le dépasser, alors qu’il serait préférable de penser à se dépasser soi-même.

Dominique Thiébaut Lemaire

Sergio Birga : xylographies, variations sur Kafka

Exposition du 1er décembre 2016 au 15 janvier 2017

 

vernissage-birga-invitationLa galerie Saphir au Marais présente plus de vingt xylographies de Sergio Birga, inspirées par l’oeuvre de Kafka. Les plus anciennes (sur La Métamorphose, Le Procès, Un rêve) datent de 1963, dix ont été réalisées en 2014-2015, les trois plus récentes en 2016 d’après Le Château de l’écrivain pragois.
L’ensemble de ces xylographies donne une puissante impression d’univers onirique où le fantastique est parfois proche de l’angoisse. Cette impression est renforcée par le nombre d’oeuvres ainsi réunies, et par l’unité et la forte sincérité de l’inspiration.
L’exposition montre aussi quelques toiles de la période néo-expressionniste du peintre graveur.

L’influence de la technique de gravure sur les formes

La gravure sur bois de fil (en l’occurrence du cerisier) a des lignes anguleuses dues à la résistance du matériau. Elle impose une vigoureuse simplification des formes.
Elle a été pratiquée par les expressionnistes allemands, avec lesquels Sergio Birga a noué des liens d’amitié. Il a rencontré en Allemagne les protagonistes encore vivants de ce mouvement dans les années 1960 et 1970, Heckel, Meidner, Kokoschka, et plus particulièrement Otto Dix et Conrad Felixmüller.

Gravure et peinture

Les toiles exposées (de la première période de Sergio Birga) se caractérisent par la vivacité de leur chromatisme et par leurs formes convulsives ou géométriques, en correspondance avec les gravures.
Des huiles sur toile d’une période ultérieure ont servi de modèles aux xylographies intitulées « Un artiste du jeûne » ou le cirque K : tableau de 2005 et gravure de 2006 ; et « Description d’un combat (le pont Charles) » à Prague : tableau de 2005 et gravure de 2006 également. On peut ainsi comparer sur les mêmes thèmes la peinture et la gravure : les huiles permettent la nuance ne serait-ce que par la diversité des couleurs, en même temps leur grand format « en met plein la vue » comme on dit familièrement, et le support de la toile leur promet un avenir probablement plus durable ; les gravures sont par nature plus petites, plus fragiles sur papier, elles se passent le plus souvent de couleur, ce sont des figurations plus épurées qui concentrent la force du dessin.

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Sergio Birga
Description d’un combat (le pont Charles) 114×146 cm
huile sur toile, 2005

Quatre exemples parmi les xylograhies exposées

Les reproductions ci-dessous, reprises du site de l’artiste et du dossier de presse de l’exposition, donnent une idée de la qualité de ces gravures, accompagnées chacune de l’extrait de Kafka qui leur a donné naissance.


Le chevalier du seau I, 30 x 45 cm, 2006
« … Furibond, mais subissant l’éblouissant rayon du commandement : « Tu ne tueras point », le marchand sera obligé de lancer dans mon seau une pleine pelletée de charbon…
… Mais la charbonnière « dénoue son tablier et essaie de me repousser en l’agitant. Malheureusement elle y parvient. Mon seau a toutes les qualités d’une bonne monture ; mais aucune force de résistance ; il est trop léger ; un tablier de femme lui fait déjà quitter le sol. »

L’enseigne « Köhler » en allemand au-dessus de la porte à droite signifie « Charbonnier ».

*****


Le Soutier (Amerika), 30 x 45 cm, 2014
« Lorsque Karl Rossmann, jeune homme de dix-sept ans… entra dans le port de New York sur le bateau à l’allure déjà plus lente, il s’aperçut que la statue de la déesse de la Liberté qu’il observait depuis longtemps déjà était baignée par des rayons de soleil soudain plus forts. Le bras qui brandissait l’épée semblait s’être dressé à l’instant, et autour de son grand corps soufflaient les vents libres. »

Il est à noter que Kafka fait brandir à la Liberté un glaive au lieu d’un flambeau.

*****


Un médecin de campagne, 30 x 45 cm, 2014
« Tu m’accompagnes, dis-je au palefrenier, sinon je renonce à cette course, si urgente soit-elle. Je n’ai pas l’intention de t’abandonner ma servante pour prix de mon trajet. » « Hue !  » dit-il, et il frappe dans ses mains ; la voiture est emportée d’un seul coup, comme une branche par le courant ; j’entends encore la porte de ma maison qui se fend et vole en morceaux sous l’assaut du palefrenier, puis mes yeux et mes oreilles s’emplissent d’un puissant sifflement qui envahit tous mes sens à la fois. »

*****


Le chevalier du seau II (Dans les montagnes glacées), 30 x 45 cm, 2014
« Je m’élève vers la région des Montagnes glacées où je me perds sans espoir de retour. »

Le seau léger de la première gravure (Le Chevalier du seau I) devient ici un fardeau que le personnage porte avec difficulté, jambes et bras pliés dans l’effort.

Le noir et blanc – et parfois la couleur – dans les gravures de Sergio Birga

Le chevalier du seau  » I et II, et « Un médecin de campagne » montrent tout le parti que l’artiste peut tirer du noir et blanc de la xylographie : le noir devient un ciel nocturne sombre mais constellé, tandis que le blanc devient de la neige glacée.

Parfois, les gravures de Sergio Birga sont rehaussées de couleurs, par exemple dans la série qu’il a consacrée au jazz antérieurement, où le nombre de couleurs peut aller jusqu’à quatre. Deux des xylographies de la série « kafkaïenne » sont colorées. L’une d’elles représente le peintre Titorelli du Procès en train d’achever un tableau en rouge de la justice et du juge ; l’autre, « Les Passants qui courent dans la nuit », reprise d’un dessin de 2002 mais plus élaborée, montre deux personnages qui, dans une rue rectiligne pareille à celle où habite Sergio Birga, semblent fuir éperdument une énorme lune rouge. Il arrive en effet que la lune, éclipsée par l’ombre de notre planète, ne soit plus éclairée directement par le soleil, mais reçoive une lumière solaire diffusée en traversant l’atmosphère terrestre : un phénomène astronomique connu sous le nom de lune rousse, plus spectaculaire encore lorsqu’elle est à son périgée, au point de son orbite le plus proche de la terre.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : les couleurs de la météo

La météo sa couleur nous alerte
Annonce en rouge un grand coup de balai
L’intempérie colore ainsi les cartes
Même en violet dans le pire des cas

Mais plus souvent le danger reste orange
Lorsque la pluie ne crée pas de torrents
Lorsque le vent ne pousse pas l’orage
Sous les rayons d’une sinistre aura

Des nues chargées de rafales s’agrègent
Dans un gréement d’invisibles agrès
Ne cherchons pas quel démon les dirige
Nul ange noir aucune walkyrie

La dépression qui s’éloigne s’écarte
Entraîne encore un dernier reliquat
Puis laisse place à l’espérance verte
Et c’est le calme après le temps mauvais

 

La vigilance météorologique attire l’attention sur les risques d’une situation de mauvais temps et fait connaître les précautions pour se protéger. Des préalertes (en jaune) sont émises jusqu’à 48 heures à l’avance quand des évènements sont probables mais que des changements dans l’intensité, la trajectoire et/ou la durée peuvent se produire. Quand les météorologues sont sûrs que l’évènement va se produire, une carte de France des alertes, actualisée au moins deux fois par jour, signale le danger menaçant un ou plusieurs départements dans les 24 heures. Chaque département est coloré selon la situation météorologique et le niveau de vigilance nécessaire. En cas de vagues-submersion, le littoral des départements côtiers concernés est également coloré. La gradation des couleurs s’inspire de celle qui est utilisée pour les feux de circulation routière. Le vert indique une situation où aucune vigilance particulière n’est requise, le niveau d’alerte orange un phénomène d’intensité modérée, le niveau rouge un phénomène d’intensité forte et le niveau maximal violet un phénomène très fort. Un pictogramme précise sur la carte le type de phénomène prévu : vent violent, vagues-submersion, pluie-inondation, inondation, orages, neige/verglas, avalanches, canicule, grand froid. La carte est accompagnée de bulletins actualisés aussi souvent que nécessaire, qui précisent l’évolution du phénomène, sa trajectoire, son intensité et sa fin. Un système européen de vigilance, Meteoalarm, utilisant la même symbolique des couleurs, fournit des informations sur les conditions météorologiques attendues partout en Europe.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : les chiffres des statistiques et des sondages

Elle est parfois pipeau jouant un air de fifre
En sorte qu’on sait mal ce qu’elle signifie
Partout la statistique à nos oreilles siffle
Et ses dénombrements trompeusement précis
Nous soûlent tous les jours plus qu’ils ne nous enivrent
En nous étourdissant de données infinies

Celui qui veut comprendre est à la peine il souffre
Il aime la justesse or elle se dissout
Dans les marges d’erreur le réel se camoufle
On sonde l’opinion sur des sujets trop mous
Pour la science dure et cet écart entrouvre
Un hiatus où le vrai se perd au fond du trou

Nous vivons dans un siècle envahi par les chiffres
Embrouillant la pensée des humains réfléchis
Quand pour s’en distancier l’esprit douteur persifle
Il voit le professeur le politique aussi
Le journaliste idem désireux de les suivre
Entrer dans le manège et boucler le circuit

Le sceptique aperçoit comme un début de gouffre
Entre la vérité dont il garde le goût
Et les trucs sondagiers qu’on avoue dans un souffle
Il se demande alors ce qu’il y a dessous
Ce que les taux ratios pourcentages recouvrent
Et pour l’entendement quel en sera le coût

 

 

Les chiffres ont avec la vérité un rapport double : tantôt ils la révèlent, tantôt ils la dissimulent. Le premier de ces aspects est celui que l’on retient en général, mais c’est le second qui nous occupe ici. Les chiffres sont trompeurs dans la mesure même où ils semblent être une garantie de précision et d’exactitude mathématiques, alors que l’apparence de sérieux est un moyen de dissimuler plus facilement leur caractère erroné. On se pose trop rarement la question de leurs sources et de leur fabrication. On part du présupposé que les insuffisances ou les faussetés initiales affectant les données de base et leur collecte peuvent être compensées, rectifiées par un traitement scientifique a posteriori. Dans le domaine de l’opinion, des médias d’opinion, des sondages d’opinion, on feint de croire que lorsque dans une enquête on interroge une personne, celle-ci exprime sans ignorance ni mensonge une vérité à laquelle l’enquêteur peut accorder foi. Les marges d’erreur n’intéressent pas grand monde, pas plus que les méthodes de redressement qui consistent en fait, qu’on l’avoue ou non, à manipuler les données dites « brutes ». En France, les « statistiques ethniques » ne sont pas autorisées, mais on entend sans cesse des discours dont les auteurs raisonnent comme s’ils pouvaient dire des choses indéniables à partir de chiffres en principe inexistants. On décompte les immigrés clandestins en faisant comme si « clandestin » ne signifiait pas secret, caché. Lorsque, de manière apparemment vertueuse, les sources sont mentionnées, il arrive qu’elles se réfèrent à d’autres sources dans une chaîne de renvois aboutissant à des chiffres sortis de nulle part.

P.-S. Ce poème accompagné de son texte en prose a été écrit et publié avant que ne soient connus les résultats de l’élection présidentielle américaine du 8 novembre 2016. Ces résultats, comme on le sait, ont fait mentir les sondages et autres prévisions médiatiques.

Dominique Thiébaut Lemaire

DE JOUR EN JOUR, quatrième recueil poétique de Dominique Thiébaut Lemaire

 

Dejouren jour.Diapositive

Illustration de la couverture : gravure de Sergio Birga

 

Le premier poème de ce recueil publié fin décembre 2015 est un sonnet sur le présent apparemment éphémère provoquant en nous des résonances et des échos persistants, dont la fréquente tristesse est quelquefois éclipsée par la joie :

L’éphémère présent les nouvelles du jour
Les grands évènements les drames qui se jouent
Les tragicomédies l’info de circonstance
Qui suscite pourtant des échos persistants

L’incident l’accident qui peut soudain surgir
Et dont le sens échappe à la théologie
Les faits les plus divers le scandale en tout genre
Les abus de la chair du pouvoir de l’argent

Cette actualité qui semble passagère
Que la haute pensée de l’absolu rejette
Fournit à ce recueil ses différents sujets

Elle nourrit le rire ainsi que la tristesse
Dont les prolongements résonnent dans nos têtes
Mais parfois l’affliction devant la joie se tait

Ce poème sert de prologue au recueil, en compagnie du sonnet ci-dessous qui se trouve en tête des Regrets de Du Bellay :

Je ne veux point fouiller au sein de la nature,
Je ne veux point chercher l’esprit de l’univers,
Je ne veux point sonder les abîmes couverts,
Ni dessiner du ciel la belle architecture.

Je ne peins mes tableaux de si riche peinture,
Et si hauts arguments ne recherche à mes vers :
Mais suivant de ce lieu les accidents divers,
Soit de bien, soit de mal, j’écris à l’aventure.

Je me plains à mes vers, si j’ai quelque regret,
Je me ris avec eux, je leur dis mon secret,
Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires.

Aussi ne veux-je tant les peigner et friser,
Et de plus braves noms ne les veux déguiser,
Que de papiers journaux, ou bien de commentaires.

Le dernier poème du recueil est un rondeau qui évoque la gravure de Sergio Birga en couverture :

A mon bureau parviennent des échos
Rumeurs du monde ainsi que bruits locaux
Graves parfois mais souvent superflus
Tandis que l’ombre à la fenêtre afflue

Sur mon écran voici que vient d’enfler
L’info du jour faite pour nous gifler
A mon bureau parviennent des échos
Rumeurs du monde ainsi que bruits locaux

Pour tempérer ces voix et ces reflets
Prenant la tête ou même inamicaux
Pour apaiser une envie de pamphlet
J’écris j’essaie de rendre musicaux
Rumeurs du monde ainsi que bruits locaux

 

Couverturet V

 

« Ecrite à l’aventure, comme le dit Du Bellay cité dans le prologue du recueil, cette chronique devient une aventure où se croisent les fils de plusieurs temps : le temps cyclique et souvent apaisant des fêtes, des solstices et des équinoxes ; le temps linéaire de l’enfant qui naît et grandit sous le regard de ceux qui l’aiment ; le temps de rupture, heureux ou malheureux, naissance, départ à la retraite, attentats terroristes, quand après n’est plus pareil qu’avant ; le temps toujours actuel des grands écrivains du passé ; le temps de l’inquiétude devant Chronos dévorateur. Telle est la trame de ce recueil qui va de jour en jour. »
Maryvonne Lemaire

PASSIONS PREMIERES, troisième recueil poétique de Dominique Thiébaut Lemaire

En couverture de ce recueil publié en juillet 2013, une gravure de Sergio Birga représente la tristesse et la joie :

Voir aussi (et écouter), en complément du présent article :
–  les articles de Libres Feuillets du 15 octobre 2012 (Mises en chansons de poèmes de Dominique Thiébaut Lemaire), et du 29 octobre 2012 (Passions premières, poèmes de Dominique Thiébaut Lemaire: vidéo de la soirée de présentation), ainsi que
–  youtube: Dominique Thiébaut Lemaire.

Passions premières (2012) évoque en 121 poèmes ce que les philosophes du XVIIe siècle ont appelé les passions primitives ou fondamentales dont toutes les autres sont composées, c’est-à-dire la joie, la tristesse et le désir, auxquelles on peut ajouter, plus explicitement, l’amour du côté de la joie, et son contraire du côté de la tristesse, mais aussi l’admiration, suivant Les Passions de l’âme de Descartes, admiration qui transparaît dans ce recueil, à l’égard de la grande et belle poésie française du Moyen-Age à nos jours.

Passions premières se subdivise en six thèmes se répondant les uns aux autres: Ecrire, France, Tristesse, Fables et adages, Femmes, Saisons, qui s’ouvrent chacun par un dessin de Sergio Birga.
Ces dessins illustrent des poèmes dont certains peuvent également se trouver dans d’autres parties du recueil.

« Ecrire »

:

 

 

 

 

 

Passions premières, 1.3:

Entends les mots prête l’oreille
Ils sont consonne ils sont voyelle
Où le poète aussi voyait
De la couleur synesthésie
Plaisir de sens et de musique
En vibrations de fond lointain
Sonorités du plus beau timbre

Au gré du rythme et des phonèmes
Dont tu ne sais où ils te mènent
Ecoute naître en ton esprit
Des airs de ronde et de sonnet
Par la syllabe et la métrique
A pas comptés l’écho d’un chant
Qui passe un mur d’orchestre en chambre

Accueille en toi comme leçon
Venue des mots d’abord le son
Tout en aimant mais sans désastre
Aller chercher le clair des astres
En tête garde issu du nombre
Un art moins haut plus près d’une ombre

« France »

 

 

 

 

 

 

 

Passions premières, 2.1

Contrée de pomme où l’on cueille l’espoir
Entre la terre et le champ des étoiles
Entre les flots de l’océan brestois
La mer du sud et les sommets repères
D’une blancheur qu’on espère éternelle
On y tient tant que l’on cherche pourquoi

Pays mondial qui garde étrange empire
Partout sur terre une myriade d’îles
Que tant d’espace et tant de fonds côtoient
Sa métropole aéroports et ports
A mi-parcours entre équateur et pôle
On y tient tant que l’on cherche pourquoi

Peuple d’idées plus nettes qu’une épure
Mais que le temps complique de scrupules
Inventeur d’art de savoir et de lois
Voulant unir la justice et sans peur
La liberté qui ne marche pas seule
On y tient tant que l’on cherche pourquoi

L’humanité de sept milliards de voix
Voterait-elle afin que ce séjour
De France enfin se fonde dans la foule
On y tient tant qu’on ne voit pas pourquoi

Passions premières, 2.12

De vieux tankers et des chimiquiers baltes
Et des vraquiers qu’on enregistre à Malte
En mer passant comme en un lieu d’aisance
Dans leur sillage allongent les dégâts
D’un fioul qui traîne en nappe en agrégats
Sous pavillon de grande complaisance

Plusieurs s’échouent sur le rivage celte
En s’y vautrant ventrus sans rien de svelte
Si différents des bateaux de plaisance
Et bien plus lourds que lorsqu’ils divaguaient
Dans la tempête où ils fuyaient le guet
Sous pavillon de grande complaisance

Leurs noirs déchets vont servir de récolte
Aux gens d’Armor entre peine et révolte
A chaque fois stupéfaits des nuisances
Fuitant sans fin des soutes des cargos
Qu’on ne veut pas frapper d’un embargo
Sous pavillon de grande complaisance

Dans la marée ses vagues son tumulte
Un coeur de tôle -un ferrailleur l’ausculte-
A l’air de battre avec insuffisance
Environné de cris de mouette aigus
Le bateau meurt comme une orque ambiguë
Sous pavillon de grande complaisance

« Tristesse »

Un poème (6.19) de la partie « Saisons », écrit en contrepoint d’un célèbre rondeau de Charles d’Orléans sur le printemps, peut être cité à propos de ce dessin placé en tête de la partie « Tristesse »:

L’Hiver a vêtu son manteau
De nuit de froidure et de neige
Sous les flocons que vent allège
Il sort des glaces d’un château

Il marche seul murmure où vais-je
Dessous sa barbe de cristaux
L’Hiver a vêtu son manteau
De nuit de froidure et de neige

C’est un géant qui sans cortège
Tandis qu’Orion cherche au plus tôt
L’or des soleils orientaux
Médite lui des sortilèges
De nuit de froidure et de neige

« Fables et adages »

Les fables et adages, qui mettent souvent en scène les passions premières, cherchent à les dépasser par une sagesse que l’on croit élémentaire, mais qui donne souvent à réfléchir.

Le rondeau 4.3 de Passions premières met en relation et en scène, dans le gris de l’obscurité où se confondent la présence et l’absence, trois proverbes au sujet d’un animal qui n’est pas aussi familier qu’on l’imagine: « la nuit tous les chats sont gris » (mais Birga a bien vu leurs yeux!); « quand le chat n’est pas là, les souris dansent »; « à bon chat bon rat ».

Tous les chats dans la nuit sont gris
Sont-ils ailleurs les souris dansent
Confiantes dans leur providence
En oubliant le mistigri

Elles font du charivari
Scandant ce refrain redondance
Tous les chats dans la nuit sont gris
Sont-ils ailleurs les souris dansent

Reprennent l’air et en cadence
« A bon chat bon rat » chantent rient
Mais dans l’obscurité plus dense
On ne compte plus leurs absences
Tous les chats dans la nuit sont gris

Passions premières, 4.5

A la baleine et au dauphin
On fixe à présent des balises
A l’albacore et au requin
C’est ainsi qu’on les civilise

Tout en leur parlant franciscain
Pour leur montrer qu’on sympathise
A la baleine et au dauphin
On fixe à présent des balises

C’est pour leur bien qu’on les incise
Qu’on les perce au vilebrequin
Puis comme chasse est mieux que prise
On fait repartir à leur guise
Et la baleine et le dauphin

« Femmes »

 

 

 

 

 

 

Passions premières, 5.2

Les rayons de ses roues l’argentent
En liberté dans le trafic
Portée par l’air des pneumatiques
Inoxydable sur ses jantes

C’est la cycliste voltigeante
Sur un vélo chorégraphique
En liberté dans le trafic
Les rayons de ses roues l’argentent

En esquivant par la tangente
Les conducteurs somnambuliques
Ou dont la course est trop urgente
Equilibriste elle est confiante
En liberté dans le trafic

Passions premières, 5.9

Libre esprit de la genèse au-dessus des eaux
Je flottais planais dans l’apesanteur des dieux
Jubilation d’exister comme glissement
Dans la luminosité des violents cristaux
Mouvants sur la mer ce magma de fusion bleue
Rappelé à l’ordre obstinément par le vent

L’ondoiement formait le diapason de mon corps
Son rythme réglait l’équilibre impondérable
Allégeant mon poids sur la planche à fuselage
De plastique blanc pieds couplés dans un accord
Avec mes mains et la voile aile défroissable
Et qui s’emplit s’amplifie griserie volage

La durée flottait pareillement suspendue
Dans l’exaltation l’exultation dans l’éther
Où m’étourdissait une brève éternité
Puis l’apparition d’une planchiste aux seins nus
Me fit ressentir la friction de l’atmosphère
Et la pesanteur d’un plongeon précipité

« Saisons »

Le dessin de la partie « Saisons » représente la « pierre de Merlin » dans la forêt de Brocéliande, dont parle par ailleurs un rondeau de la partie « France » (2.8).

Passions premières, 2.8

Dans la forêt de Brocéliande
En route vers le Finistère
On voit des ajoncs des bruyères
A la lisière de la lande

Où le gui s’accroche en guirlande
A de grands chênes centenaires
Dans la forêt de Brocéliande
En route vers le Finistère

Ceux qui passent peut-être entendent
La fée chanter une légende
A l’enchanteur d’Apollinaire
Qu’elle a bloqué sous une pierre
Dans la forêt de Brocéliande

Billet : la Commission européenne et la ploutocratie

 

La Commission qui réside à Bruxelles
Remplit sa tâche avec un vrai succès
Pour le profit des lobbys lucratifs
Les gens pour elle ont peu de sympathie
« Ploutocratie » résume son portrait
Le capital est sa grande patrie

Son président a trouvé très facile
De pantoufler sans crainte ni souci
Pas de scrupule en partant qui l’étouffe
Ni même gêne avec légère toux
Mais un dédain des effets désastreux
Le capital est sa grande patrie

Le bien public devient ainsi vassal
Du fric régnant sur le peuple forçat
Dans les fauteuils s’installent des tartuffes
L’hypocrisie est leur seule vertu
La Commission n’est d’aucune contrée
Le capital est sa grande patrie

Son nouveau chef suivra les mêmes traces
Auparavant premier ministre ultra
D’un faux Etat dont la finance triche
Le capital est sa grande patrie

 

Le pantouflage de José Manuel Barroso passe mal. Ancien maoïste ayant rejoint la droite libérale, ancien premier ministre portugais, il a été président (2004-2014) d’une Commission européenne dont les thèmes de prédilection sont la libre circulation et la libre concurrence. Avant sa présidence, il s’était fait connaître pour avoir organisé avec George Bush et Tony Blair le sommet des Açores à la veille de l’invasion de l’Irak.  Il met à présent son carnet d’adresses au service de la banque américaine Goldman Sachs qui a contribué par ses pratiques à la crise économique mondiale de 2008 et au naufrage de la Grèce. La nouvelle recrue sera chargée de gérer depuis Londres les conséquences du Brexit : éventuellement contre Bruxelles ? Une pétition de protestation signée par 150 000 internautes a été remise au successeur de Barroso, Jean-Claude Juncker. Elle a été initiée par des fonctionnaires de la Commission (article du journal Le Monde daté des 16-17 octobre 2016). Ce fait rend invraisemblable le titre cet article, titre qui reproche à M. Barroso d’avoir laissé la technostructure lui imposer ses vues. Drôle de monde où les fonctionnaires se retourneraient donc contre qui est censé leur avoir laissé la bride sur le cou ! Notons l’étrange discrétion de cet article au sujet de Jean-Claude Juncker, qui a fait pire que son prédécesseur : resté des années durant à la tête du Luxembourg dont il a fortement renforcé le caractère de paradis fiscal, il a nui ainsi à tous les efforts de moralisation financière en Europe. Parlons aussi des anciens commissaires de l’ère Barroso, Viviane Reding, par exemple, ancienne commissaire à la justice, aux droits fondamentaux et à la citoyenneté, de 2009 à 2014. Si prompte naguère à donner à la France des leçons de morale politique (en matière d’immigration), elle s’est recasée dans plusieurs conseils d’administration privés en se montrant au moins aussi « pantouflarde » que son ancien patron.

Dominique Thiébaut Lemaire

L’oeil de Baudelaire, au musée de la Vie romantique. Par Annie Birga

L’ŒIL DE BAUDELAIRE
Musée de la Vie romantique
20 septembre 2016-29 janvier 2017

Le Musée de la Vie romantique présente une centaine d’œuvres, peintures, estampes, sculptures, liées aux essais critiques du poète, regroupées en quatre sections, le Salon de 1845, le Musée de l’Amour, l’Héroïsme de la vie moderne, le Spleen de Paris, qui nous permettent de comprendre ses choix, ses options esthétiques dans une réflexion qui accompagne toute sa vie et qui va se complexifiant. Les images, écrivait Baudelaire, « ma grande, mon unique, ma primitive passion ».

L’image de l’écrivain habite l’exposition. Le dandy mélancolique de la photographie de son ami Nadar, l’amateur d’estampes vu par Carjat. Des autoportraits dessinés sans complaisance et avec le souci du vrai. Des tableaux, d’Emile Deroy évoquant le jeune homme de 1843, de Courbet, et c’est le Baudelaire repris dans «L’atelier du peintre», mais ici, en 1848, année de luttes communes, éclairé d’une lumière rouge. Plus tard, en 1865, Manet réalisera une belle eau-forte du poète visionnaire et ironique. Sont présentés aussi des manuscrits, des lettres qu’on se plaît à déchiffrer avec émotion.

Le Salon annuel du Louvre, en 1845, est, selon le jeune critique qui y fait ses premières armes, un « capharnaüm ». Mais le goût sûr et l’œil juste lui ont permis d’affirmer de suite ses préférences : Corot dont il aime « la naïveté » et « l’originalité », Ingres « le seul en France qui fasse vraiment des portraits » (il arrive souvent que les jugements soient à l’emporte-pièce et les portraits de Flandrin, de Lehman sont là pour les contredire, mais Baudelaire n’aime pas le trop fini). Par-dessus tous les autres, c’est Delacroix, le peintre aimé, célébré, analysé ; ne pas oublier qu’il a sa place dans « Les Phares ». Une peinture romantique, supranaturaliste, mélancolique, où la couleur est harmonie. L’exposition montre une très délicate « Madeleine au désert », une « Montée au Calvaire » de petites dimensions qui émeut davantage qu’un grand « Saint Sébastien soutenu par les Saintes Femmes ». Baudelaire rejette dans cette masse de tableaux du Salon « les morceaux luisants, propres et industrieusement astiqués ». Par contre on a plaisir, ayant lu les Curiosités esthétiques et se souvenant mal de certains noms de peintres mineurs, à découvrir leurs tableaux. Mais, après tout, l’américain George Catlin qui peint des Indiens est au Musée du Quai Branly, et on retrouve Penguilly-l’Haridon au Musée d’Orsay dans l’exposition «Spectaculaire Second Empire». Baudelaire critique sait reconnaître la force de l’un et le fantastique de l’autre.

Le poète rêvait d’un «musée de l’amour », musée imaginaire où l’amour se donnerait à voir sous toutes ses formes. Une petite salle de notre charmant musée tente d’illustrer le phantasme du poète. Y sont rassemblées des images des femmes aimées : un «Portrait présumé de Jeanne Duval en buste et de profil», lavis de Constantin Guys, un buste en terre cuite de Madame Sabatier, la Présidente, par Clésinger, ainsi que, du même, une réduction de la voluptueuse « Femme piquée par un serpent ». De Ingres un portrait d’Odalisque. Pour bien marquer la double postulation vers Dieu et vers Satan, on fait voisiner des tableaux religieux et des estampes libertines. Et, en affirmant que les sculpteurs étrangers rivalisent avec les Français et même peuvent l’emporter, Baudelaire analyse un beau marbre de Lorenzo Bartolini, « La Nymphe au scorpion », dont il apprécie la noblesse et la grâce.

Dès les premiers Salons de 1845 et 1846 Baudelaire appelle de ses vœux un nouveau type de peinture, qui, délaissant Grecs et Latins et même Renaissance, saurait faire voir le côté épique de la vie moderne. « Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. » Cette attente ne sera pas vraiment comblée. Mais l’intérêt que Baudelaire éprouve pour la caricature est lié à son immédiateté et à sa représentation de la vie moderne. En écho à ses articles sur les caricaturistes, doublés d’une profonde réflexion philosophique dans l’essai De l’essence du Rire, sont exposés des lithographies et des dessins de Grandville, Gavarni, Daumier. De ce dernier Baudelaire saisit bien l’originalité et «l’aspect terrible et inquiétant» que peuvent recéler certaines toiles littéralement fantastiques, bien au-delà de la caricature (« Au Palais de Justice ») et qui plongent dans les « monstruosités » de la grande ville. Parmi les graveurs il est particulièrement ami de Méryon, dont les « Eaux-fortes sur Paris » évoquent les « Tableaux parisiens » . Et il écrit merveilleusement sur Goya (un autre phare) dont on voit ici des Sorcières, gravure tirée des « Caprices », « théâtre abominable ».

« Le peintre de la vie moderne », c’est Constantin Guys, sur lequel Baudelaire écrit un essai, paru dans Le Figaro de 1863. Il voit en lui bien plus qu’un chroniqueur, un vrai dessinateur, tout entier dans le présent.
Parmi les peintres de la modernité, Baudelaire s’éloigne de Courbet qu’il estime trop naturaliste, mais à qui il fait ce bel hommage : « Il faut rendre à Courbet cette justice, qu’il n’a pas peu contribué à rétablir le goût de la simplicité et de la franchise, et l’amour désintéressé, absolu, de la peinture. » Avec Manet il a un rapport ambigu, alors qu’on aurait imaginé à causes d’affinités mentales un lien plus fort. Goût commun pour l’Espagne, et on présente « Lola de Valence ». Manet peint dans une étude Jeanne Duval. Dans « La musique aux Tuileries » il place Baudelaire, en compagnie de Gautier, au centre du tableau. Mais Baudelaire a ce mot terrible : Manet est « le premier dans la décrépitude de son art ». A en juger d’après ses remarques sur les études de Boudin « si rapidement et si fidèlement croquées », dont il dit qu’elles « portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent », et dont on voit une belle « Etude de ciel au soleil couchant », on peut présumer que l’Impressionnisme l’aurait intéressé. Le Symbolisme, certainement.

On se prend donc à rêver après cette promenade baudelairienne, ce qui ne dispense pas de lire le stimulant catalogue de l’exposition et de se replonger dans l’univers de Baudelaire, où la poésie et la critique s’entremêlent si étroitement.
Annie Birga

Billet : poème rustique

En cette fin d’été prolifèrent les mouches
Au grenier leur nuée bourdonne de remous
Mais beaucoup sont tombées sur le sol qu’elles jonchent
Tandis que sur le toit roucoulent des pigeons

Elles sont un produit des colonies de vaches
Parsemant ce pays de bocage et calva
Dans la ferme à côté des ruminantes crèchent
Une stabulation presque dans le secret

Dans l’espace des prés s’exercent des pouliches
Où sinueusement le ruisseau fait son lit
Soudain s’en vont sans cavalier qui les chevauche
Regardées d’un œil rond par des broutards ou veaux

Mainte abeille affairée d’on ne sait quelle ruche
Vient butiner les fleurs qui n’ont pas disparu
Le chant du coq résonne et les oiseaux des branches
Laissent dans mes pensées des ramages vibrants

 

A la campagne, on finit par ne plus percevoir l’agitation des animaux ni leurs bruits. A l’aurore on oublie le coq, celui de La Fontaine dont il est question dans la fable de « La vieille et les deux servantes » : « Maudit coq, tu mourras ! » De même qu’on n’est plus réveillé par les volées de cloches à sept heures du matin le dimanche. Si l’on y prête attention de nouveau, tout un monde visuel et sonore réapparaît, où l’homme peut avoir alors la sensation et le sentiment d’être assailli par la rumeur et même le brouhaha de tant de vies diverses autour de lui, au point de ne plus s’entendre lui-même. Ces vies sont pour une bonne part le produit de l’activité humaine, c’est-à-dire de la « domestication » des animaux : mammifères bien sûr, chats, chiens, cochons, ânes, moutons, chevaux, vaches (grosses productrices de lait, de viande et de méthane),  mais aussi oiseaux, insectes – à six pattes – tels que la  mouche, « musca domestica » (on parle de sa relation de commensalisme étroit avec l’homme), et même araignées – à huit pattes – très présentes dans les maisons, par exemple la « tegenaria domestica ». Au bout du compte, la nature animale qui nous environne est, comme la nature végétale, une culture.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : les nus antiques, idéalisme, réalisme et liberté

 

Lisses parfaitement dans leur nudité glabre
En marbre de Paros avivant leur éclat
Ces statues magnifient le corps et le célèbrent
On ne peut les voyant dire d’elles c’est laid

Douées de proportions produites par les nombres
Harmonie d’où provient leur durable renom
Aphrodite accroupie ou Vénus qui se cambre
Elles ne sont en rien danseuses de cancan

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les femmes s’épilent
Et le sculpteur jadis éliminait leurs poils
Pour créer des beautés dignes d’une acropole

Hercule quant à lui montre ses testicules
De grosseur inégale au naturel tels quels
Sous la toison pubienne et le pénis tranquille

 

Dans ce monde où la pruderie religieuse est de retour, les statues gréco-romaines semblent militer pour la liberté du corps. Mais si les statues des déesses de l’antiquité sont nues, elles ne sont pas « à poil ». Elles montrent des aisselles et des pubis toujours lisses et polis. Les femmes de cette époque, à l’opposé des hommes, préféraient éliminer leur pilosité, en utilisant pour ce faire le rasoir, les produits dépilatoires, et même la flamme. Aristophane les fait parler sur ce sujet : « Tu ne le verras pas couvert de poils, mais épilé à la lampe »  (Lysistrata, 824-828), dit l’une d’elles à propos de son sexe, son « sakandros », littéralement son « sac pour l’homme » ; une autre fait l’éloge de la lampe : « Seule tu éclaires les secrets recoins de nos cuisses, flambant le poil qui y fleurit » (L’Assemblée des femmes, 12-14). A l’opposé, les statues masculines de la même époque conservent leur pilosité pubienne. Un article du journal Le Monde du 29 août 2016 intitulé « De l’asymétrie chez les valseuses » nous informe que dans son Histoire de l’art de l’antiquité, datant de 1764, l’historien et archéologue allemand Winckelmann a noté : « Les parties naturelles ont aussi leurs beautés particulières dans les figures antiques. En ce qui concerne les testicules, le gauche est toujours plus gros que le droit, ainsi qu’on l’a remarqué dans la nature. » Ce fait a été confirmé par une étude publiée en 1976 par la revue scientifique Nature, sous la signature d’un médecin britannique, Chris McManus, qui a étudié une centaine de statues dans les musées. Il s’avère que les sculpteurs de l’antiquité taillaient effectivement le testicule gauche plus bas et plus gros. Cela dit, une étude hongkongaise publiée en 1960 dans le Journal of Anatomy, fondée sur l’examen de 500 hommes, a conclu que si le testicule de droite est (au moins deux fois sur trois) plus haut chez les droitiers, cette proportion s’inverse chez les gauchers. Bref, le sujet relève de la science !

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : le massacre du 14 juillet à Nice

Ils n’avaient pas prévu disent-ils qu’une foule
Puisse être percutée par un lourd camion fou
Conduit dans un accès de haine triomphale
Par un furieux qu’on croit suppôt du califat
Nos serviteurs d’Etat sont pris au dépourvu
Prédisant un coup dur ils ne l’ont pas prévu

La foule était venue pour le feu d’artifice
Elle avait envahi sans que nul se méfie
L’avenue promenade et s’offrait en confiance
Au danger devenu tout à coup terrifiant
Nos serviteurs d’Etat sont pris au dépourvu
Prédisant un coup dur ils ne l’ont pas prévu

Il fallait avant tout ne pas gâcher la fête
Ne pas dramatiser le risque d’un méfait
Par trop de précautions telle a été la faute
Qui pèsera sur ceux qui ont raisonné faux
Nos serviteurs d’Etat sont pris au dépourvu
Prédisant un coup dur ils ne l’ont pas prévu

Ils ont beau répéter paroles subterfuges
Qu’on ne pouvait mieux faire et qu’ils en sont confus
Sauront-ils apaiser l’inquiétude profonde
L’insouciance est en berne et l’on atteint le fond
Nos serviteurs d’Etat sont pris au dépourvu
Prédisant un coup dur ils ne l’ont pas prévu

 

 

Ce nouveau massacre suscite cette fois de la colère non seulement contre son ou ses auteurs, mais aussi contre la légèreté des pouvoirs publics. Dans un climat de danger durable reconnu par le gouvernement lui-même, au moment où se déployait et en mettait plein la vue, dans l’esthétisme et l’excès complaisants, un feu d’artifice parisien mobilisant des forces de sécurité importantes, celui de Nice était à peine protégé, par des effectifs très insuffisants, équipés de quelques armes de poing, et par des barrages routiers déficients. Sur la « Promenade des Anglais », ces barrages ont offert un boulevard à un camion de 19 tonnes accélérant sans obstacle pour foncer dans la foule et faire 84 morts et 202 blessés. Ce « modus operandi », expression que répètent désormais à l’envi les journalistes, est bien connu depuis longtemps, et il est expressément préconisé par la propagande des tueurs, ce qui n’a pas empêché le discours médiatique de nous seriner que nous serions confrontés à des méthodes terroristes inédites. Pour revenir à Nice, le ministre de l’intérieur nous a expliqué que le camion, conduit par un Tunisien présumé islamiste, a pris de court les policiers en passant tout simplement par le trottoir pour contourner le barrage. Comme s’il s’agissait d’une excuse, alors qu’il s’agit objectivement d’une critique majeure mettant en évidence l’insuffisance du dispositif de protection.

Dans le même sens que ce qui est dit ci-dessus, voir sur internet l’enquête du journal Libération intitulée : « Sécurité à Nice. 370 mètres de questions », et « Attentat de Nice: la réponse de Libération à Bernard Cazeneuve », enquête publiée les 20 et 21 juillet 2016, postérieurement au présent article.
Quant au nombre des victimes décédées, il est passé de 84 à 86 en août.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : Brexit

Amarrage largué par un référendum
Les Anglais ont voté mais non comme un seul homme
Contre le continent son kaléidoscope
Scruté dans leur lunette ou même au télescope
En reprenant conscience à l’heure du réveil
Ils se sont écriés sans connaître Corneille
« Sur les noires couleurs d’un si triste tableau
« Il faut passer l’éponge ou tirer le rideau »

Marchands et financiers boursiers de Londinium
(C’est ainsi qu’on nommait Londres du temps de Rome)
Et l’Ecosse comme eux dans un désir d’Europe
Voudraient garder le lien mais le reste a dit stop
Le reste a dit courage il faut avoir des couilles
Quitter la compagnie des mangeurs de grenouilles
Sur les noires couleurs d’un si triste tableau
Il faut passer l’éponge ou tirer le rideau

Après avoir cherché le profit maximum
Dans l’union de pays valant mieux que leur somme
Ils quittent cet ensemble où sans cesse on écope
Que des Germains bornés dirigent vers un flop
Et dont on ne sait plus qui tient le gouvernail
Ils se sont exclamés mieux vaut que l’on s’en aille
Sur les noires couleurs d’un si triste tableau
Il faut passer l’éponge ou tirer le rideau

 

 

Le 23 juin 2016 les Britanniques ont voté par référendum pour la sortie du Royaume-Uni hors de l’Union européenne (à une majorité de 51,9 %, face à une forte minorité londonienne et écossaise), une sécession appelée Brexit, contraction des mots « Britain » et « exit », de même qu’il a été question précédemment d’un « Grexit » pour la Grèce. En ce qui concerne l’analyse des votes par tranches d’âge, les chiffres ne sont pas fiables (voir à ce sujet l’article du journal Le Monde daté des 24-28 juin). L’opposition à l’intégration européenne a été accentuée par la crise économique y compris celle de l’euro, puis par la crise des migrants cherchant refuge en Europe. Le débat a porté sur la question de savoir dans quelle situation le Royaume-Uni aurait le plus à gagner : à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Union européenne ? Les Anglais ont eu, une fois de plus, un double comportement, caractérisé à la fois par une volonté d’indépendance courageuse, et par une tendance au marchandage de boutiquiers, « illustrée » en son temps par Margaret Thatcher. Après leur acte de courage du 23 juin 2016 – intelligent ou non, l’avenir le dira -, la tendance au marchandage s’est aussitôt manifestée : d’une part, ils ont signifié à l’Europe continentale, très pressée de clarifier la situation, leur intention de prendre tout leur temps pour la mise en œuvre d’un Brexit avantageux ; d’autre part ils ont laissé entendre qu’après leur période d’appartenance à l’Union européenne, où ils avaient le pied droit dedans et le pied gauche dehors, ils pourraient peut-être se limiter à changer de pied. On ne sait donc pas encore si la conclusion définitive de cette affaire (tragédie ou tragicomédie ?) sera celle de ces vers de Corneille cités par Littré dans son dictionnaire : « Sur les noires couleurs d’un si triste tableau, / Il faut passer l’éponge ou tirer le rideau » (Rodogune, II, 3).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : l’amour du livre et des bibliothèques

Ami tu vois l’égarement d’un monde
Poussé toujours par de nouveaux démons
L’amour du livre et des bibliothèques
Sage ferveur n’est plus ce qu’il était

Dans le regret que la numismatique
N’éveille plus passion ni sympathie
Ami tu vois l’égarement d’un monde
Poussé toujours par de nouveaux démons

Cédant la place aux joueurs de pétanque
Les érudits n’ont-ils pas fait leur temps
Les fins lettrés ne sont plus à la mode
Tout est régi par l’offre et la demande
Ami tu vois l’égarement du monde

 

 

Un ami que nous connaissons depuis la khâgne de Strasbourg, longtemps professeur à l’université de Bordeaux, nous a envoyé récemment des nouvelles de lui-même et de ses activités. « La Société des bibliophiles de Guyenne, écrit-il, éditrice de la Revue française d’histoire du livre, est descendue en 150 ans de 400 à 43 adhérents, dont 14 présents. L’Estampe d’Aquitaine vient de tenir son assemblée générale avec deux présents. Le cours d’initiation à la numismatique que j’ai organisé avait un seul auditeur, une prof d’histoire retraitée. Le cercle numismatique Bertrand Andrieu est passé de 24 à 4 membres. L’adjoint aux affaires culturelles… a proposé à la société linnéenne qui remonte au XVIIIe siècle de jeter sa bibliothèque à la benne pour faire place à une bibliothèque enfantine… Où va le monde ? »

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : le remplacement de l’humain par l’automate

La machine à billets de l’agence bancaire
Avale votre carte et vous crache un ticket
« Carte non retirée » prise en otage car
Vous avez trop tardé début d’un long tracas

Vous allez vivre alors l’émotion que procure
Un douloureux effort impatiemment vécu
Pour qu’on vous restitue après plainte et recours
La somme débitée qui semble un mauvais coup

L’automate dit-on jamais ne réalise
Aucun décaissement machine scrupuleuse
Quand le client n’a pas repris sa carte bleue

Pourtant vous constatez malgré tout qu’il vous lèse
Et qu’il paraît faillible au point même qu’il ose
Comme un vulgaire humain tricherie et culot

 

 

Les automates combinant informatique et mécanique ont largement supplanté l’humain dans la vie quotidienne, pour la délivrance des titres de transport (train, métro, tram…), pour le passage aux péages d’autoroute, pour la distribution des billets de banque assurée par les DAB (distributeurs automatiques de billets), etc. Ils effectuent désormais la tâche de divers préposés, poinçonneurs, guichetiers, et même contrôleurs, mais la substitution n’est pas totale, car une partie du travail a été reportée sur le client ou l’usager prié de contribuer activement aux opérations par lesquelles son compte bancaire est débité. Le caractère automatique de la machine fait croire à tort à son infaillibilité, ce qui ne facilite pas la résolution des conflits en cas de réclamation, car les entreprises prestataires de service ont tendance à croire d’emblée que c’est le client humain qui se trompe et qui a tort. Il faudrait parler aussi de la fraude et des fraudeurs face auxquels l’automate est assez démuni, mais les entreprises s’en soucient modérément dans la mesure où elles ont la possibilité d’en répercuter le coût sur le client captif en majorant le prix de la prestation.

Dominique Thiébaut Lemaire

Camus et Descartes. Par Dominique Thiébaut Lemaire

A Maryvonne qui m’a offert à la fin des années 1960 L’Eté de Camus, l’un de ses livres préférés.

Descartes est important pour Camus :
–  d’une part en raison du choix qu’il a fait de s’exiler dans la « solitude peuplée » d’une ville du nord, Amsterdam (représentant dans le monde de Camus le pôle brumeux – mais riche de culture – d’un grand paysage intérieur dont l’autre pôle serait l’Algérie lumineuse et en particulier Tipasa dans la région d’Alger),
–  d’autre part en raison de la démarche cartésienne qui se fonde sur le doute radical pour arriver à la certitude qu’en doutant je suis (démarche à laquelle Camus identifie dans une certaine mesure la sienne, partie de l’absurde pour parvenir à la révolte).
Camus a bien vu que, comme lui, Descartes, tout rationaliste qu’il fût, avait en lui un poète, qui avoue dans la première partie du Discours de la méthode : « J’étais amoureux de la poésie ».

Les références aux textes de Camus, cités ci-dessous pour illustrer ce qui vient d’être dit succinctement, renvoient à l’édition en deux tomes de la Bibliothèque de La Pléiade (Gallimard) : tome I (1984) : théâtre, récits nouvelles, et tome II (1984) : Essais.

« Descartes, ayant à méditer, choisit son désert : la ville la plus commerçante de son époque. Il y trouve sa solitude, et l’occasion du plus grand, peut-être, de nos poèmes virils : «  Le premier (précepte) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » On peut avoir moins d’ambition, et la même nostalgie. » (L’Eté, « Le Minotaure », Pléiade II, p. 814, texte daté 1939). Camus ajoute que : « D’Amsterdam, Descartes écrit au vieux Balzac : Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées. » (« Le Minotaure », Pléiade II, p.818). Dans ce texte sur Oran et sur les villes qui peuvent être des labyrinthes et même des déserts de solitude en dépit de leurs foules, le point de départ des réflexions concernant Descartes semble avoir été ce fait rapporté par Camus en note : « Une société oranaise de conférence et de discussion s’est organisée à l’enseigne du Cogito-Club. » On entend dans l’ironie à l’égard d’Oran un écho de la rivalité qui opposait cette ville à Alger où a vécu Camus. Celui-ci, à l’occasion d’un combat de boxe entre Amara, « le coriace oranais » et Pérez, « le puncheur algérois », parle de la querelle « qui, depuis cent ans, divise mortellement Alger et Oran. Avec un peu de recul dans les siècles, ces deux villes nord-africaines se seraient déjà saignées à blanc, comme le firent Pise et Florence en des temps plus heureux. Leur rivalité est d’autant plus forte qu’elle ne tient sans doute à rien. » (« Le Minotaure », Pléiade II, p.821). Cette notation peut faire penser à ce que Freud a appelé « le narcissisme des petites différences ».

Dans « L’Enigme », qui date de 1950, l’un des textes recueillis dans L’Eté, Camus réfléchit sur le thème de l’absurde qui l’a inspiré dans les années 1940, et sur la nécessité de le dépasser. Ayant écrit Le Mythe de Sisyphe, il se voyait condamné à ce thème, et il s’est référé à Descartes pour montrer, par analogie avec sa propre situation intellectuelle, que le doute cartésien méthodique n’a pas condamné le philosophe à s’arrêter à ce point de départ. « On peut essayer à l’occasion de rectifier le tir, écrit Camus, répéter qu’on ne saurait être toujours un peintre de l’absurde et que personne ne peut croire à une littérature désespérée. Bien entendu, il est toujours possible d’écrire, ou d’avoir écrit, un essai sur la notion d’absurde. Mais enfin, on peut aussi écrire sur l’inceste sans pour autant s’être précipité sur sa malheureuse sœur et je n’ai lu nulle part que Sophocle eût jamais supprimé son père et déshonoré sa mère. L’idée que tout écrivain écrit forcément sur lui-même et se peint dans ses livres est une des puérilités que le romantisme nous a léguées… A quoi bon dire encore que dans l’expérience qui m’intéressait et sur laquelle il m’est arrivé d’écrire, l’absurde ne peut être considéré que comme une position de départ, même si son souvenir, son émotion, accompagnent les démarches ultérieures. De même, toutes proportions gardées, le doute cartésien, qui est méthodique, ne suffit pas à faire de Descartes un sceptique. En tout cas, comment se limiter à l’idée que rien n’a de sens et qu’il faille désespérer de tout ? » (« L’Enigme », Pléiade II, p. 863-864).

Dans l’introduction de L’Homme révolté (1951), on retrouve l’idée exprimée dans « L’Enigme ». Camus y écrit qu’on ne peut se maintenir dans l’absurde, dont le vrai caractère « est d’être un passage vécu, un point de départ, l’équivalent, en existence, du doute méthodique de Descartes. L’absurde en lui-même est contradiction. » (Pléiade II, p. 417). Et, plus loin : « L’absurde, comme le doute méthodique, a fait table rase. Il nous laisse dans l’impasse. Mais, comme le doute, il peut, en revenant sur lui, orienter une nouvelle recherche. Le raisonnement se poursuit alors de la même façon. Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri et il me faut au moins croire à ma protestation. La première et la seule évidence qui me soit ainsi donnée, à l’intérieur de l’existence absurde, est la révolte… La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. » (Pléiade, II, p. 419). Camus ne parle pas des Passions de l’âme, de Descartes, mais on se dit que la révolte pourrait y avoir sa place, aux côtés de la colère et de l’indignation.
Le chapitre I de L’Homme révolté se termine ainsi : « Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le « cogito » dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes » (Pléiade II, p. 432). Dans cette dernière formule, imitée du « je pense donc je suis », on remarque non seulement le passage du « je pense » au « je me révolte », mais aussi le passage de l’individuel « je suis » au collectif « nous sommes ».

Depuis les années 1930 (voir plus haut les citations du « Minotaure » dans l’Eté), Camus s’est intéressé à Amsterdam, où il a situé La Chute (1956) et où Descartes a longtemps vécu.  « A partir du moment où j’ai appréhendé qu’il y eût en moi quelque chose à juger, j’ai compris, en somme, qu’il y avait en eux (les « amis » du narrateur de La Chute) une vocation irrésistible de jugement. Oui, ils étaient là, comme avant, mais ils riaient. Ou plutôt il me semblait que chacun de ceux que je rencontrais me regardait avec un sourire caché. J’eus même l’impression, à cette époque, qu’on me faisait des crocs-en-jambe. Deux ou trois fois, en effet, je butai, sans raison, en entrant dans des endroits publics. Une fois même, je m’étalai. Le Français cartésien que j’étais eut vite fait de se reprendre et d’attribuer ces accidents à la seule divinité raisonnable, je veux dire le hasard. N’importe, il me restait de la défiance. » (La Chute, 1956, Pléiade I, p. 1515). « Savez-vous ce qu’est devenue, dans cette ville, l’une des maisons qui abrita Descartes ? Un asile d’aliénés. Oui, c’est le délire général, et la persécution. Nous aussi, bien entendu, nous sommes forcés de nous y mettre…  Dans la solitude, la fatigue aidant, que voulez-vous, on se prend volontiers pour un prophète. Après tout, c’est bien là ce que je suis, réfugié dans un désert de pierres, de brumes et d’eaux pourries…» (La Chute, Pléiade I, p. 1535).

Roger Quilliot, qui a établi et annoté les textes de Camus dans l’édition de La Pléiade, commente ainsi le passage de la page 1515, cité ci-dessus : « Allusion probable à la polémique qui a suivi L’Homme révolté et qui a valu à Camus de très violentes accusations. On voit pourtant qu’au travers de ces événements, Camus retrouve l’obsession du jugement telle que l’éprouvait déjà Meursault ». (Dans L’Etranger, 1942). Roger Quilliot oppose à ce sentiment de culpabilité le sentiment d’innocence du premier Camus, dont peuvent témoigner les propos de Tarrou dans La Peste (1947) : « Pourtant, quand j’étais jeune, je vivais avec l’idée de mon innocence, c’est-à-dire avec pas d’idée du tout. Je n’ai pas le genre tourmenté. Tout me réussissait, j’étais à l’aise avec l’intelligence, au mieux avec les femmes, et si j’avais quelques inquiétudes, elles passaient comme elles étaient venues. Un jour, j’ai commencé  à réfléchir. » Pas plus que Tarrou, Camus n’était tourmenté dans son paradis de jeunesse face à la mer, qu’il évoque à nouveau dans L’Eté (« Retour à Tipasa ») quinze ans après Noces (« Noces à Tipasa ») publié à la veille de la seconde guerre mondiale : « Cet élan que j’étais venu chercher ici, je savais bien qu’il ne soulève que celui qui ne sait pas qu’il va s’élancer. Point d’amour sans un peu d’innocence. Où était l’innocence ? Les empires s’écroulaient, les nations et les hommes se mordaient à la gorge ; nous avions la bouche souillée. D’abord innocents sans le savoir, nous étions maintenant coupables sans le vouloir : le mystère grandissait avec notre science. C’est pourquoi nous nous occupions, ô dérision, de morale. Infirme, je rêvais de vertu ! Au temps de l’innocence, j’ignorais que la morale existât. Je le savais maintenant, et je n’étais pas capable de vivre à sa hauteur. Sur le promontoire que j’aimais autrefois, entre les colonnes mouillées du temple détruit, il me semblait marcher derrière quelqu’un dont j’entendais encore les pas sur les dalles et les mosaïques, mais que plus jamais je n’atteindrais. Je regagnai Paris… » (L’Eté, « Retour à Tipasa », Pléiade II, p. 870-871).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : un mois de mai sous les nuages

 

A présent la mésange ou le merle ou la grive
Chantent que les félins n’ont pas assez de griffes
Pour la chasse aux oiseaux quand l’aube claire arrive
En fin de nuit les chats ne sont plus assez gris

Souvent au mois de mai le peuple fait la grève
On voit donc refleurir espérance et grief
Dans les manifs la casse hypothèque le rêve
Ce printemps n’est pas beau mais on pense au progrès

La Seine en grossissant rappelle qu’elle est fleuve
Nourri des affluents son flot qui monte lave
Pont de l’Alma les pieds puis les jambes du Zouave

Gorgés bien saturés de grandes eaux qui pleuvent
Dans l’espoir de décrue et de lumière blonde
Nous attendons qu’enfin le soleil nous inonde

 

En cette année 2016, les inondations ont fait beaucoup de dégâts dans le bassin de la Seine, et le spectre de 1910 a resurgi, celui de la crue centennale. A Paris, du vendredi soir 3 juin au samedi 4 juin, la Seine a atteint la cote 6 m 10 au pont d’Austerlitz et au pont de l’Alma, un niveau cependant un peu inférieur à la crue de 1982 (6, 15 m), et très inférieur à celle de 1910 (8, 62 m). En 1982 et 2016, on a vu que de fortes précipitations peuvent entraîner des débordements majeurs non seulement en hiver comme en 1910, mais aussi au printemps, et que les lacs-réservoirs créés en amont de Paris pour éviter le retour de ce genre de catastrophe ne retiennent plus assez les eaux de la Seine et de ses affluents. Depuis cent ans on a beaucoup construit dans le lit des cours d’eau en région parisienne, ce qui contribue à accroître fortement les risques, notamment à Paris, et nos dirigeants y sont pour beaucoup. En se disant probablement : « après moi le déluge », ils ont ajouté aux sites sensibles au bord du fleuve la Bibliothèque Nationale de France, le ministère de l’économie et des finances quai de Bercy, le musée d’Orsay, le musée du quai Branly, pour ne parler que d’exemples récents….
Le printemps 2016 a été marqué également par de nombreuses grèves de protestation contre une « logique » économique, ou plutôt une antilogique, préconisée par des organisations internationales « hors sol », qui recommandent de faciliter les licenciements pour lutter contre le chômage, et de faire prévaloir la règle particulière sur la règle générale, que ce soit dans les entreprises ou dans l’administration, afin, dit-on, de se rapprocher du terrain ! Mais la démocratie, ce n’est pas cette déraison, c’est au contraire le respect de la raison dont Descartes nous a dit (non sans ironie, si l’on en juge d’après la conduite de nos dirigeants) que c’est la chose du monde la mieux partagée.

Dominique Thiébaut Lemaire

Les Citadelles : revue de poésie n° 21 (2016)

Le numéro 21 de la revue annuelle de poésie Les Citadelles est paru en avril.

Les Citadelles. 2016. N° 21

Les Citadelles. N° 21. VersoCorrespondance et commandes à adresser à Philippe Démeron, 85 rue de Turbigo, 75003 Paris.

Libres Feuillets a rendu compte des précédents numéros dans plusieurs articles :
–  Les Citadelles: revue de poésie numéro 20, publié le 21 mai 2015 ;
–  La revue de poésie Les Citadelles numéro dix-neuf (2014), publié le 3 avril 2014. qui contient un rappel des numéros de 2012 et de 2013 ;
–  La revue de poésie Les Citadelles numéro seize (2011), publié le 19 novembre 2011.

 

Le premier texte du présent numéro, celui de Christophe Manon, fait penser au romancier Claude Simon, prix Nobel de littérature, pour le sujet et pour le style. Il incite à réfléchir aux correspondances possibles entre la poésie et le roman.

Comme les précédentes, cette livraison de 2016 permet de découvrir des poètes (s’exprimant en français bien sûr, mais aussi en anglais, en catalan, en italien), et d’approfondir la connaissance de ceux que la revue nous a déjà fait découvrir antérieurement.
On notera un long poème de l’irlandais Derek Mahon, du genre « monologue récitatif » (décrivant vingt-quatre heures de la vie de l’auteur parcourant la ville portuaire où il habite : « Prends ta canne et va-t’en flâner sur le chemin », s’est-il dit), avec une préface de Jacques Chuto qui a traduit cette oeuvre en alexandrins, peut-être parce que le poète lui-même a incorporé à son texte un alexandrin de Mallarmé : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres ! », c’est-à-dire en anglais : « The flesh is weary and I have read the books ». Derek Mahon n’est pas un inconnu pour les lecteurs de la revue, il figurait déjà au sommaire des numéros seize (2011) et dix-neuf (2014) notamment. Toujours en ce qui concerne la poésie irlandaise, la partie « magazine » à la fin de la revue présente en version bilingue un poème politique de Yeats intitulé ‘Pâques 1916″, au sujet d’un soulèvement contre la domination britannique il y a cent ans.
Un « cahier italien » regroupe les textes de onze poètes – souvent membres de l’Aleph, association de poésie fondée par Luigi Celi et Giulia Perroni à Rome – dont les noms sont énumérés dans le sommaire reproduit ci-dessus, et dont plusieurs ont apporté leur contribution aux Citadelles au cours des années précédentes. Voici quelques citations, choisies au hasard de la lecture :
–  Lucianna Argentino : « elle (l’encre) fertilise la feuille / elle met des anses à l’anxiété / fait ressortir le vide des bords / aux rebords elle demande le vertige / pour sauter dans le plein de la vie » ;
–  Tina Emiliani : « Dans mes rêves il avait de larges épaules / où m’appuyer dans les moments de brume / mais presque toujours c’était moi l’oreiller  » ;
–  Francesco Lioce : fragment d’un poème intitulé « L’attente  » : « Robe de chambre bien ajustée, / cheveux qui de sommeil  / embaument encore, / La femme aux vases verse / De l’eau, parle aux fleurs, / s’occupe des hirondelles. »
Dans la rubrique « Poètes pour nos jours », on trouve des textes des fondateurs de la revue, Philippe Démeron et Roger Lecomte. Un poème en prose de Philippe Démeron, ayant pour thème « La matière », retient d’emblée l’attention par une comparaison-métaphore évoquant les plaques photographiques sur lesquelles les objets matériels ont eu le temps de s’imprimer, alors que l’image des personnages n’a pu s’y fixer au passage. Ce texte se poursuit par des strophes de quelques lignes sur les sensations que nous donne la matière, y compris la matière vivante de notre corps ou du corps de l’autre, senti par le poids, le mouvement, le toucher. Il pose une question entre physique et poésie, celle de savoir si nous sommes faits de la même matière que les objets les plus lointains de l’astronomie. Un poème de Roger Lecomte, en hexasyllabes, octosyllabes et alexandrins, dont les diverses longueurs sont bien agencées entre elles, fait entendre ses harmonies dans un registre plus sombre que d’ordinaire, caractérisé par une sorte d’angoisse que le poète appelle « angoisse brumaire ».
A la fin de la revue, comme d’habitude, un « Magazine » et de « Brèves chroniques » expriment, sous la plume, cette année, de Philippe Démeron, de Denis Hamel et de Martin Muze (un double de Philippe Démeron), les appréciations d’une critique littéraire sympathique, c’est-à-dire amicale et agréable, ce qui peut être considéré comme l’une des conditions de la justesse. Dans les « Brèves chroniques » de 2016 sont présentés (souvent avec des citations) les ouvrages récents publiés par plusieurs auteurs figurant au sommaire de cette année : Marie-Anne Bruch et sa mélancolie : « Les sièges vides / face à moi / me tenaient compagnie » (Ecrits la nuit) ; Jean Pichet et son rayonnement intérieur : « Les bruyères resplendissent / De savoir que tu les aimes » (Une poignée de feuilles) ; Henri Le Guen qui cite René Char et combine différentes sortes de vers libres pour exprimer la présence des éléments naturels (L’Offrande des ciels) ; Dominique Thiébaut Lemaire et la « ligne claire » de sa poésie qui, sans craindre d’évoquer l’actualité apparemment prosaïque, « réinsère le monde dans l’enchantement » (De jour en jour) ; Sydney Simonneau, qui, dans une langue lyrique, se souvient de Sartrouville où il a vécu plus de quarante ans avant d’aller habiter dans le sud-ouest de la France (Sartrouville, l’envol d’une île). Armelle Leclercq, présente en 2015, ne figure pas au sommaire de 2016, mais les « Brèves chroniques » rendent compte de ses dernières publications, dont un livre de poésie sur le Japon (Les Equinoxiales).

Libres Feuillets

Billet : « verba volant » ?

A l’opposé de l’acte scriptural
Qui va garder ce que l’on écrira
Filles de l’air les paroles verbales
Volent au vent plus que tout ici-bas
Bien que parfois ce ne soient pas des bulles
Mais des idées qu’un souffle distribue
Pour mieux saisir le sens du mot parole
Il faut savoir qu’il vient de parabole

Un bruit de fond subsiste intemporel
Né de bien loin se poursuit sans arrêt
Depuis le temps de la tour de Babel
Il se propage au gré des alphabets
Rumeur murmure ou long conciliabule
Il vit toujours et n’est jamais fourbu
Pour mieux saisir le sens du mot parole
Il faut savoir qu’il vient de parabole

Quand se remuent des vocables fébriles
Une pensée peut nous servir d’abri
Contre leur flot labile et volubile
Une pensée maîtresse du débit
Qui réagit si la phrase fabule
Qui veut du vrai du parler sans abus
Pour mieux saisir le sens du mot parole
Il faut savoir qu’il vient de parabole

 

 

« Verba volant, scripta manent », nous dit un proverbe latin : les paroles s’envolent, les écrits restent. On peut citer dans le même ordre d’idées plusieurs proverbes ou expressions opposant les paroles non seulement aux écrits mais aux actes, comme : « c’est un moulin à paroles », « payer quelqu’un de paroles », ou de « belles (bonnes) paroles »… Au contraire, dans la tradition chrétienne par exemple, la parole est souvent valorisée. Dans les langues dites romanes, les mots qui la désignent (parole et parler en français, parola et parlare en italien, palabra en espagnol, palavra en portugais…), dérivent tous de parabole, et l’on sait que celle-ci, en tant qu’elle désigne un récit allégorique porteur d’un enseignement moral et religieux, est l’un des modes d’expression favoris des évangiles. De la même étymologie relèvent « parlement » en français, «parliament » en anglais. On dit aussi « parole d’honneur », « tenir parole ». Le même mot est ainsi valorisé ou dévalorisé selon les circonstances. C’est aussi le cas de «verbe», dont il est question plus haut sous sa forme latine. L’expression « verbe de Dieu » a été courante, en accord avec le début de l’évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe » (du moins dans le texte latin, car le texte grec du même évangile nous dit : « Au commencement était le logos »). Plusieurs mots ou expressions dérivés du « verbum » latin sont au contraire péjoratifs : « verbalisme, verbeux, verbosité, « avoir le verbe haut »… Ces ambivalences sémantiques de la parole et du verbe rappellent la formule du fabuliste Esope : « La langue est la meilleure et la pire des choses. »

Dominique Thiébaut Lemaire

Montaigne, Chateaubriand, Hersart de la Villemarqué, Loti, Henry Bordeaux, Martin du Gard, Stephan Zweig, Claudel, dans Quatre familles dans les guerres. Par Dominique Thiébaut Lemaire.

Quatre familles dans les guerres, livre de Dominique Thiébaut Lemaire et de Maryvonne Lemaire Scavennec, publié en 2014, qui a pour cadre géographique Thann en Alsace, La Bresse dans les Vosges, et Rosporden en Bretagne, a fait l’objet d’une présentation dans un article de Libres Feuillets daté du 14 avril 2014, intitulé Quatre familles dans les guerres (Vosges, Alsace, Bretagne). Plusieurs écrivains sont évoqués dans ce livre, en lien avec l’histoire qui y est racontée.

Montaigne à Thann en 1580 (p. 22-23)

En 1580, Montaigne entreprend un voyage de 17 mois à travers la Lorraine, la Suisse, l’Allemagne et l’Italie, pour soigner dans diverses villes d’eaux sa gravelle, c’est-à-dire ses coliques néphrétiques ; mais aussi, sans doute, pour s’éloigner des guerres de religion en France. La première partie de son journal de voyage a été rédigée par un secrétaire, la deuxième par lui-même en italien. Les voyageurs, depuis Soissons, sont passés par Domrémy, village de Jeanne d’Arc, et se sont arrêtés en particulier pendant onze jours aux eaux de Plombières près de Remiremont dans les Vosges. A Remiremont, les chanoinesses, en conflit avec le duc de Lorraine qui voulait mettre fin à leur indépendance, ont demandé à Montaigne de plaider leur cause à Rome, le Saint-Siège les ayant constamment soutenues dans le passé. Mais, cette fois, Rome a tranché en faveur du duc, et le siège abbatial est devenu le monopole de la maison de Lorraine. En route vers Bâle, Munich, Venise et Rome, Montaigne est passé dans le sud de l’Alsace, à Thann, dont le vignoble lui a inspiré des appréciations élogieuses :
« Tane… ville d’Allemagne, sujette à l’Empereur, très belle. Lendemain au matin, trouvâmes une belle et grande plaine flanquée à main gauche de coteaux pleins de vignes, les plus belles et les mieux cultivées, et en telle étendue, que les Gascons qui étaient là disaient n’en avoir jamais vu tant de suite. » En septembre 1581, après son séjour de cinq mois à Rome, Montaigne reçoit aux bains de Lucques la nouvelle qu’il a été élu maire de Bordeaux. Il prend alors le chemin du retour.

Chateaubriand et les chanoinesses de Remiremont (p. 7-8), à la veille de la Révolution

On connaît les pages célèbres de Chateaubriand sur sa jeunesse et celle de sa sœur Lucile au château de Combourg en Bretagne. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, il est aussi question de Lucile à d’autres moments de sa vie, en particulier quand, juste avant la Révolution, elle a fait partie du chapitre de l’Argentière et qu’elle a essayé sans succès de devenir chanoinesse du chapitre de Remiremont, dont dépendait en grande partie la vallée de La Bresse.
Sous l’Ancien Régime, ce genre d’institution accueillait les filles nobles qui y étaient assurées d’un revenu et d’un statut social élevé. Pour y être admises, elles devaient faire la preuve de leurs quartiers de noblesse. Un généalogiste examinait attentivement les dossiers. Il est intéressant de noter que les Chateaubriand, en dépit de leurs grandes prétentions nobiliaires, n’ont pu faire admettre Lucile à Remiremont, car il fallait des preuves de noblesse complètes des deux côtés, dans l’ascendance non seulement masculine comme en Bretagne, mais aussi féminine, conformément à la règle de la généalogie germanique dont Voltaire s’est moqué dans Candide. Ces chanoinesses, qui habitaient en ville (d’où la beauté des maisons de Remiremont encore aujourd’hui), étaient libres de renoncer à leur condition pour se marier.

Hersart de la Villemarqué, le Barzaz Breiz et la famille Scavennec (p. 91 et annexe 3.2)

Jacques Scavennec, cultivateur, s’est marié à Bannalec près de Rosporden en 1872 avec Marguerite Rouat, fille de Louis Rouat et d’Anne Guéguen, cultivateurs. Les époux Scavennec-Rouat sont les arrière-grands-parents Scavennec de Maryvonne Lemaire Scavennec. Dans la proche famille d’Anne Guéguen, mère de Marguerite Rouat, les chercheurs ont identifié des informateurs de Théodore Hersart de la Villemarqué, grâce auxquels celui-ci a composé son Barzaz Breiz, recueil de poèmes bretons chantés, traduits en français, annotés et publiés par lui au XIXe siècle. La résidence familiale de l’auteur du Barzaz Breiz, ancien élève de l’Ecole des chartes, se trouvait à Nizon (aujourd’hui Pont-Aven) et à Quimperlé.
Anne Guéguen est une sœur de :
–  Joseph Pierre Guéguen, qui s’est marié à Nizon en 1831 avec Perrine Michelet, et qui a été cultivateur à Nizon/Tremalo avec son épouse ;
–  Marguerite Guéguen, qui a épousé à Nizon en 1827 Silvestre Le Naour, cultivateur.
D’après les notes laissées par la mère de Théodore de La Villemarqué sur les informateurs de son fils, Perrine Guéguen née Michelet aurait chanté en breton à l’auteur du Barzaz Breiz « Héloïse et Abailard », et Marguerite Guéguen « Aussi riche que le marquis de Pontcalec ». Ces chants se trouvent dans le Barzaz Breiz, le premier sous le même titre, le second intitulé « La Croix du  chemin ». Pierre Michelet frère de Perrine Guéguen née Michelet aurait fourni le chant intitulé « Les Séries ».

Pierre Loti et Rosporden (p. 37-38)

Julien Viaud (Rochefort 1850-Hendaye 1923), officier de marine, alias Pierre Loti, écrivain, qui s’est inspiré de ses voyages, a tiré parti, dans certaines de ses œuvres, de la connaissance qu’il avait de régions françaises telles que la Bretagne. Rosporden, qu’il dénomme Toulven, est le lieu auquel se rattache l’histoire de Mon frère Yves (1883), un ami marin qui s’appelait en réalité Pierre Le Cor. Celui-ci s’est marié à Rosporden en 1877 avec une native du lieu. Il y a fait construire une maison dont Loti a rédigé lui-même le descriptif. Passé premier maître en 1886 grâce aux relations de Loti, Pierre Le Cor a quitté la marine en 1892. Il s’est retiré à Rosporden en ayant tendance à oublier ses bonnes résolutions de tempérance. Dans ses notations sur Toulven, l’écrivain ne laisse pas de doute sur le fait qu’il s’agit de Rosporden. Il évoque la flèche en granit de l’église au bord des étangs formés par l’Aven. Il évoque aussi les pardons, tels que celui de Bonne-Nouvelle et celui de Saint-Eloi dont la chapelle, précise-t-il, « ne s’ouvre qu’une fois l’an, pour le pardon des chevaux, qui viennent tous alentour, à l’heure d’une messe basse qu’on dit là pour eux ».

La région de Thann vue par Henry Bordeaux pendant la guerre de 1914-1918 (p. 27-29)

En 1914-1918, plusieurs personnalités sont venues dans la région de Thann, que la France a pu reconquérir dès le début de la guerre sans pouvoir récupérer davantage de terre alsacienne avant 1918. L’un de ces visiteurs, le romancier Henry Bordeaux (élu à l’Académie française en 1919) a publié en 1920 La Résurrection de la chair, première moitié d’une oeuvre intitulée La Jolie fille de Thann, qui évoque cette ville et les combats très meurtriers du « Vieil Armand » (Hartmannswillerkopf en allemand), zone montagneuse près de Thann au-dessus de la plaine d’Alsace.
Propriétaire à Chapareillan près de Grenoble, la mère d’André Bermance, jeune officier tué au Vieil Armand le jour de Noël 1915, a été invitée par la fiancée alsacienne de son fils, Maria Ritzen, fille d’un ingénieur travaillant chez M. Helding, riche industriel de Thann. D’après ce que dit de lui le romancier, M. Helding est Jules Scheurer, imprimeur sur étoffes, dont les deux fils sont morts pour la France en 1915. Henry Bordeaux décrit Thann vue par les yeux de Mme Bermance : « Elle connut Thann, si jolie au débouché de la vallée, à l’entrée de la plaine, au bord de la Thur, effilant, entre les derniers contreforts arrondis des Vosges, la flèche ajourée de Saint-Thiébaut qui se dresse en l’air si aiguë, si mince, si délicatement ouvragée qu’elle semble appeler les rayons du soleil pour les sertir dans ses pierres comme des diamants. Elle aima ses rues propres et étroites, … son aspect ouvert et aimable jusque dans les ruines, ses vieilles maisons aux toits pointus… » Maria Ritzen, enceinte d’André Bermance, n’ose pas l’avouer à ses parents. Mme Bermance l’emmène à Chapareillan. A la naissance de l’enfant, les rudes villageoises et villageois, d’abord hostiles à l’Alsacienne, changent complètement de sentiment en se passant le nouveau-né de bras en bras. Après la victoire de 1918, Maria Ritzen épouse un jeune industriel de Mulhouse, amoureux d’elle depuis longtemps, et qui a accepté de reconnaître l’enfant.

Roger Martin du Gard et l’été 1914 en Alsace (p. 27)

Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature en 1937, termine la partie intitulée L’Eté 1914 de son roman Les Thibault par la mort de Jacques, l’un des deux fils Thibault, dans la région de Thann-Altkirch où s’est écrasé l’avion du haut duquel il voulait jeter des tracts pacifistes. Après l’accident, le blessé a entendu une discussion entre militaires français : « On devait atteindre Thann, faire un mouvement de conversion, comme ça, un redressement le long du Rhin, pour aller couper les ponts. Mais on s’est trop pressé. On était mal engagé, tu comprends ? On avait voulu aller trop vite… Il a bien fallu battre en retraite… » Finalement, Jacques Thibault, laissé en arrière dans la retraite précipitée des troupes françaises, est abattu par le gendarme qui le gardait et qui voulait fuir sans s’embarrasser de cet homme mal en point tenu pour un espion.
Roger Martin du Gard connaissait l’Alsace du sud par la famille Schlumberger originaire de Guebwiller (ville proche de Thann). Jean Schlumberger et Roger Martin du Gard étaient des amis de Gaston Gallimard et faisaient partie des auteurs de la NRF dont Jean Schlumberger était aussi un fondateur.

Stephan Zweig en Alsace entre les deux guerres mondiales  (p. 29)

Le récit de Stephan Zweig intitulé « Une expérience inoubliable », publié dans Hommes et destins (Belfond, Le Livre de poche, 1999, pour la traduction française), commence par la cathédrale de Strasbourg, et se poursuit par Colmar, où l’auteur admire le retable d’Issenheim, avant de se rendre à Gunsbach où habite Albert Schweitzer. « Sur les flancs des Vosges et sur l’autre versant, le côté allemand où, d’heure en heure, les canons crachaient dans un bruit sourd leurs projectiles toxiques, une lumière vespérale s’étend, paisible, écrit Stephan Zweig. On peut marcher en toute insouciance sur la route qui, il y a quatorze ans encore, n’était plus qu’un tunnel recouvert de paille. » Dans la petite église, Albert Schweitzer joue à l’orgue une cantate de Jean Sébastien Bach. « Une journée aussi achevée, continue Stephan Zweig, permet de retrouver la foi face à l’époque la plus hostile. Mais le train poursuit sa course à travers la terre d’Alsace et voilà que soudain on sursaute, car les noms des gares criés au-dehors éveillent des souvenirs oppressants : Sélestat, Mulhouse, Thann. Ils sont restés dans nos mémoires à travers les bulletins de l’armée : ici 10 000 morts, là 15 000, et là-bas dans les Vosges, dont la silhouette argentée évoque des fantômes errant dans les brumes, 100 000 ou 150 000, tombés sous les baïonnettes, sous les balles, gazés, empoisonnés, victimes d’une haine, d’une guerre fratricides. Et on se reprend à désespérer, incapable de comprendre pourquoi cette même humanité qui produit les chefs-d’œuvre les plus étonnants, les plus inconcevables dans le domaine spirituel, n’a pas appris depuis tant de milliers d’années à maîtriser le secret le plus simple : maintenir vivant l’esprit d’entente entre les hommes de tous horizons qui ont en commun d’aussi impérissables richesses ».

Camille et Paul Claudel, à La Bresse dans les Vosges (annexe 1.5, p. 199-208)

Dans une lettre du 6 décembre 1946, adressée à Eugène Lemaire maire de La Bresse détruite, Paul Claudel écrit ceci :
« Non, Monsieur Le Maire, je n’oublie pas La Bresse ! Comment l’oublierais-je, la chère petite cité de qui le nom de Claudel est inséparable depuis je ne sais combien de générations ? N’est-ce pas sur un de vos registres paroissiaux qu’un chercheur a retrouvé le nom du patriarche Jacques Elophe Claudel, décédé en 1530, et de qui sont issus ou à qui se rattachent presque toutes les familles de la belle vallée ? C’est là qu’au début du siècle dernier, ma courageuse aïeule, restée veuve à la suite du décès accidentel de son mari, éleva une famille de six enfants.
« Mon père, Louis Prosper Claudel, conservateur des hypothèques, n’oublia jamais sa petite patrie, et chaque fois que les vacances le lui permettaient, il emmenait sa famille au cimetière où notre nom se répétait aussi souvent sur les tombes que sur les enseignes de la localité… »
Paul Claudel et Eugène Lemaire grand-père paternel de Dominique Thiébaut Lemaire étaient apparentés, issus d’ascendants communs dont les mariages ont eu lieu en 1726 et 1758.
D’après des souvenirs de Paul Claudel rapportés par Henri Guillemin dans la Revue de Paris, les enfants Claudel, Camille, Louise et Paul, ont passé des vacances d’été vers 1875-1880 à La Bresse, où ils cueillaient des brimbelles (nom vosgien des myrtilles) et se baignaient dans le Lac des Corbeaux. Ils allaient parfois à Docelles, où leur oncle Charles avait une usine de papier, et à Gérardmer où leur oncle Isidore Gegout ancien négociant était buraliste.
Camille Claudel, en août 1885, a passé ses vacances chez son oncle Isidore, mari de Joséphine Claudel. A cette occasion, elle a dessiné au fusain une « femme de Gérardmer » qui se trouve aujourd’hui au musée Eugène Boudin à Honfleur.

Billet : chiens sur la plage

Trop basse est la marée pour que les vagues rincent
Les déchets déposés par les arrière-trains
La mer au bord du sable a dessiné des fronces
Mais n’a pu nettoyer les crottes les étrons

Bien que la préfecture interdise l’errance
Et autres jeux canins sur la plage et l’estran
Passant avec toutou le maître ou la maîtresse
Regardent le panneau d’un œil plus que distrait

Ils sont en infraction mais n’ont pas l’air contrit
Dans l’espace désert en gris sur cette rive
Où l’animal déploie son énergie motrice

Lorsque le lendemain le soleil renaîtra
Faisant place aux humains les chiens que l’on entrave
Essaieront de laisser de nouveau quelques traces

 

Le règlement sanitaire du Finistère interdit les chiens sur les plages. Enhardis par l’absence de gendarme, ceux (ou celles) de leurs propriétaires qui ne veulent pas respecter cette règle, comme s’ils confondaient leur liberté avec celle de leur animal, sont prêts à utiliser n’importe quel argument, par exemple : s’ils sont tenus en laisse, les chiens sont autorisés (ce qui est faux) ; mon chien sait se retenir de faire ses besoins ; je ramasse les déjections (mais le chien s’aventure trop loin devant le maître pour que celui-ci puisse repérer l’endroit d’une excrétion) ; je suis marin-pêcheur, et je sais que l’océan absorbe bien d’autres saletés, alors je me fous des merdes sur la plage ; ou encore : je fais ce que je veux, je suis chez moi ici… En réplique à ce dernier argument, des promeneurs ont répondu, au bord de la plage, non loin d’un panneau d’interdiction, qu’ils étaient bretons eux aussi, et que « même les Bretons savent lire »… Soyons juste, la question des excréments canins ne se pose pas seulement sur les côtes bretonnes, on en sait quelque chose un peu partout en France et ailleurs, par exemple dans les rues des villes. Mais le problème des plages, c’est que les humains qui les fréquentent ont l’habitude de s’y allonger quand il fait beau, au risque de côtoyer une crotte de trop près. Heureusement, la marée nettoie, du moins sur les côtes où elle existe, mais l’eau elle-même ne s’en trouve pas plus propre. Il faudrait aussi parler des mégots jetés en tous lieux, que ce soit sur le sable des côtes ou sur le bitume des trottoirs.

Dominique Thiébaut Lemaire

Le Douanier Rousseau, l’innocence archaïque. Par Annie Birga

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Il ne s’agit pas de la énième exposition du Douanier Rousseau, mais d’une collaboration entre historiens d’art italiens et français – l’exposition a été montrée en premier lieu au Palazzo Ducale de Venise – qui, en lui donnant ce sous-titre d’ « innocence archaïque », énoncent clairement leur point de vue. Ils ont, au surplus, choisi de montrer des tableaux antérieurs ou postérieurs à ceux de Rousseau ou contemporains, de façon à mieux cerner ses origines, ses cousinages et surtout l’influence qu’il a exercée sur de nombreux peintres du XXème siècle.

Dans le tableau intitulé « Moi-même. Portrait-paysage » (1889-1890), Rousseau se représente avec le béret et l’habit noir du rapin, tenant fièrement un pinceau et une palette. Petit employé à l’Octroi de Paris, il n’a commencé à peindre que dans les années 1883-84 (il a alors 40 ans). Il est autodidacte, mais avide des conseils de ses aînés et surtout il copie les anciens dans les musées. Chaque année il expose quelques tableaux au Salon des Indépendants, animé par des peintres non académiques, Signac, Pissarro, Odilon Redon. Il est mal accueilli par la critique, à de rares exceptions près, et moqué souvent par le public. Mais il ne se décourage pas et continue dans sa voie et revendique sa manière « acquise par un travail opiniâtre ». Son admiration se porte avant tout sur les peintres académiques, Gérôme, Bouguereau, pour leur métier, mais ceux-ci l’encouragent à ne pas se départir de sa « naïveté »

Jusqu’à sa disparition, en 1910 – sa production ne s ‘étend que sur un quart de siècle – il va mener une existence de pauvre retraité, souvent endetté, vivant dans des ateliers minuscules. Cependant son entrée au Salon d’Automne  en 1906 marque un tournant ; il est de plus en plus reconnu. Par Apollinaire et Picasso. Par Wilhem Uhde qui l’expose en 1910 et lui consacre une monographie : « J’ai été frappé par la force d’expression de ce grand poète ». Par Robert Delaunay, l’ami fidèle, qui lui commande « La Charmeuse de Serpents » pour sa mère. Par Kandinsky qui lui a acheté un tableau lors de son séjour à Paris avec Gabriele Münter et qui lui voue une grande admiration ; plus tard, lors de la création du mouvement du Blaue Reiter, le Cavalier bleu, qui souhaite un renouvellement de l’art par un retour à ses origines, il inclut dans l’exposition sept toiles de Rousseau. Le critique et peintre Ardengo Soffici, dans sa revue  « La Voce », fait connaître Rousseau en Italie où il sera revendiqué par des mouvements opposés entre eux, le Futurisme et le retour à l’ordre avec les « Valori Plastici ». Des toiles de Rousseau sont montrées en Russie et un peintre américain, Max Weber, lui obtient une exposition posthume  chez Alfred Stieglitz en 1910.

Dans une mise en scène, où prédominent des couleurs chères à Rousseau, le vert et le rouge, l’exposition se déroule, sans lourdeur didactique, et parfois surprenante par les tableaux convoqués en écho à ceux de Rousseau, mais le Douanier est bien là.

Des « portraits-paysages » :  le « Moi-même », le « Portrait de Monsieur X », Pierre Loti, inoubliable avec son fez, son chat, sa cigarette, «  La Muse inspirant le Poète », tableau de commande d’ Apollinaire, portraituré en compagnie de Marie Laurencin  qui n’a rien de la Nymphe d’Auteuil, son surnom habituel.  Puis des portraits de femmes, stylisés, frontaux et forts, dont celui acheté cinq francs chez un brocanteur par Picasso.  Les nus, on les trouvera dans les jungles, paradis terrestres avec Eve, et la femme  bien réelle, lointaine réplique d’Olympia au canapé, du « Rêve ». Des images de groupe, parfois contrastantes, comme « Les Artilleurs » qui semblent une photographie posée, et « Les Footballeurs », en maillot rayé, dansant dans un paysage automnal, deux tableaux superbes, appartenant au Musée Guggenheim. « La Noce », comme « La carriole du père Junier », immortalisent dans un style primitif des gens du peuple, amis du Douanier qu’on appelait parfois le peintre de Plaisance. La carriole inspirera Carlo Carrà qui en tire une image sèche et dure intitulée « Le fiacre ». Rousseau participait, en vain,  aux concours de décoration de mairies. On a un exemple de tableau officiel, mais typiquement rousseauiste, « Les représentants des puissances étrangères venant saluer la République en signe de paix ». Ses portraits d’enfants sont frappants, énigmatiques au visage fixe, sur un fond de prairies fleuries, « L’enfant à la poupée », et la toile saisissante « Pour fêter Bébé », où l’énorme  bambin tient une marionnette moustachue. Les enfants de Maurice Denis et ceux d’Otto Runge sont bien sages en comparaison, mais aussi bien peints.

Une section est consacrée aux peintures de paysages plutôt urbains, le Douanier stationnant le long des quais de la Seine ou atteignant des périphéries ou banlieues.  Les ciels et les verdures sont travaillés, les formes sont synthétiques, et l’ensemble donne une impression de temps suspendu, qu’on trouve aussi chez Seurat.

 En 1893-94 Rousseau compose une allégorie saisissante et belle, « La Guerre », qu’il commente ainsi : «  Elle passe, effrayante, laissant partout le désespoir, les pleurs et les ruines ».

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Dans les dernières années de peinture, la thématique est moins diversifiée, mais elle s’enrichit par des variations sur thème.  Les tableaux prennent de plus grands formats. Ils évoquent des épisodes de la vie sauvage, des combats d’animaux – Rousseau a bien regardé Delacroix – dans un décor de plantes et d’arbres exotiques et de fleurs parfois gigantales. Il utilise des photographies puisées dans des revues et il visite les serres : « il me semble que j’entre dans un rêve ». Il transmet cette atmosphère onirique par la magie de sa peinture à laquelle les Surréalistes, dont André Breton, dont Max Ernst, seront particulièrement sensibles. Le Musée de l’Orangerie conserve la sublime « Charmeuse de serpents», mais la majorité de ces tableaux appartiennent à de grands musées étrangers. L’exposition montre l’un des plus beaux, « Le Rêve » (MoMA) de 1910, le dernier tableau peint par Rousseau, et le terme de « réalisme magique » employé par un critique allemand Franz Roh en 1925, « magischer Realismus », lui correspond parfaitement.

Annie Birga

Billet : rondeau des injures et des jurons

 

Cornus cocus couillons et malotrus
Cocards cornards fêtards et durs paillards
Au Moyen Age où ces mots pleuvaient dru
La poésie pleine d’esprit gaillard

Enumérait sans oublier son art
En bruits de langue usant de termes crus
Cornus cocus couillons et malotrus
Cocards cornards fêtards et durs paillards

Insulte injure et jurons  furibards
C’est un passé qui n’a pas disparu
Car de nos jours merde et putain conard
Font aussi bien que les vieux corneculs
Cornus cocus couillons et malotrus

 

 

De nos jours on entend à tout bout de champ des exclamations et invectives telles que merde, putain, conard ou conasse, voire bordel de merde, même de la part de philosophes et autres personnes a priori bien élevées ! Ces mots méritent un rondeau analogue à celui qui a été écrit par le poète médiéval Eustache Morel dit Deschamps (rondeau 45, ou 180 c dans le manuscrit de référence), dont le refrain est tout en allitérations et assonances :
« Cocus, camus, cornus et malotrus,
Cocarts, cornards, fêtards et durs paillards. »
Cocart, qui vient de coq, signifiait coquet prétentieux. Malotru signifiait mal pourvu, mal fait. Faitard, mou, paresseux, résulte de la convergence entre fêtard, dérivé de fêter, et un composé de faire et tard (fait tard). Par égard pour Albert Camus, pour lui éviter un mauvais voisinage, le nom commun homonyme, désignant celui dont l’appendice nasal est court, a été remplacé par un autre…

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : poésie et musique au XIVe siècle

N’oublions pas le poète Deschamps
Dont le prénom n’est plus de mode Eustache
Mais dont le ton est moderne attachant
Il a écrit tant de vers sans relâche
Curieux de tout rhétoriqueur adroit
Théoricien d’un bel art poétique
Et praticien qui n’avait rien de froid
Sensible aux mots qui font de la musique

Il a loué Du Guesclin chevauchant
Contre l’Anglais célébré son panache
Il a décrit les attraits aguichants
De filles fleurs qui jouent à cache-cache
Plein de verdeur bien que lettré courtois
D’inspiration réaliste et lyrique
Aimant la France en serviteur du roi
Sensible aux mots qui font de la musique

Il admirait non-musicien les chants
Du grand Machaut l’Orphée d’un art sans tache
Auquel il rend des hommages touchants
Comme un disciple au maître se rattache
En évoquant tous les instruments cois
Lorsque a péri ce génie mélodique
Il a parlé de ce deuil d’une voix
Sensible aux mots qui font de la musique

Il a connu la Guerre de Cent Ans
Sans tour d’ivoire où survivre amnésique
Mais il était dans le malheur du temps
Sensible aux mots qui font de la musique

 

Dans la seconde moitié du XIVe siècle, Eustache Deschamps s’est voulu le disciple de Guillaume de Machaut, poète et musicien, bien qu’il ait rompu avec la tradition de mise en musique de la poésie lyrique. Théoricien, après Machaut, des poèmes à forme fixe, il a enrichi, en les ouvrant à tous les thèmes, le rondeau et le  virelai tournés vers l’amour courtois, et ajouté un envoi à la fin des ballades. Auteur d’une oeuvre de 82 000 vers (à comparer aux 60 000 de Machaut et aux 35 000 de Froissart), il a mis l’accent sur le plaisir que la poésie sans la musique peut offrir par ses aspects sonores et formels. Dans  L’art de dictier et de faire chansons, oeuvre en prose composée en 1392, premier traité de versification en langue française, il considère que la musique est une science qui s’apprend, alors qu’on naît poète (dans la tradition du «nascitur poeta» des Latins). Il qualifie de musique artificielle celle de la mélodie et des instruments, qu’il oppose à la musique naturelle, celle des vers, que produit « la bouche en proférant paroles métrifiées ». Le développement de cette nouvelle pratique s’explique en partie par le manque de formation musicale des poètes de son époque et par l’augmentation des lectures privées, sans accompagnement de musique. Accompagnement que les autres poètes de cette génération (Froissart, Christine de Pizan, par exemple) ont abandonné eux aussi. Deschamps considère que la poésie a sa place à elle dans la série des sept arts libéraux (grammaire, logique, rhétorique, géométrie, arithmétique, musique, astronomie). Il inaugure ainsi la notion de lyrisme littéraire en rupture avec le lyrisme musical. Paradoxalement, les formes fixes, liées à l’origine à la musique et à la danse comme le disent les noms mêmes de rondeau ou de ballade, tirent alors du fait de n’être plus chantées une importance nouvelle.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : les planètes autour du soleil

Près de l’étoile au centre et loin des bords obscurs
Du grand planétarium commençons par Mercure
Où vraisemblablement la vie n’a pas vécu

Moins proche du soleil la brillante Vénus
Que la rime associe à la froide Uranus
Fait paraître un éclat depuis longtemps connu

La planète suivante est en bleu c’est la Terre
Petite comparée à l’astre Jupiter
Que jadis Galilée passionnément scrutait

La Terre sur orbite entre Vénus et Mars
Entraîne dans son cours la Lune sa comparse
Tournant comme une horloge allant du même pas

Corps de gaz plus lointains Jupiter et Saturne
Décrivent leur ellipse au fond d’un ciel nocturne
En manque de clarté la nuit s’y accentue

Après c’est Uranus au-delà c’est Neptune
Corps de glace trouvé non par bonne fortune
Mais grâce aux équations d’un Le Verrier têtu

Puis se sont révélées Pluton Sedna Eris
Dans l’attraction solaire et l’ombre génitrice
Où renaissent les noms des dieux qui ont péri

Par de savants calculs et puissantes lunettes
Il reste à découvrir de nouvelles planètes
Plus d’objets mystérieux qu’on ne l’imaginait

 

On a découvert au-delà de Pluton, à partir de 2003, plusieurs planètes appelées naines (catégorie incluant désormais Pluton), par exemple Sedna, décrivant des orbites dont la similarité peut s’expliquer par l’influence gravitationnelle d’un corps céleste encore inconnu. C’est ce qui a conduit Konstantin Batygin et Mike Brown du California Institute of Technology à proposer dans un article du 20 janvier 2016 l’existence d’une neuvième planète (non naine) perturbant les petits corps analogues à Pluton. Cette planète dix fois plus massive que la Terre doit avoir une orbite très allongée, et sa révolution autour du soleil serait de 10 000 à 20 000 ans. Selon sa position, elle pourrait être atteinte par une sonde spatiale après un voyage de 57 à 343 ans. Le successeur du télescope spatial Hubble à partir de 2018, le télescope James-Webb, pourra probablement en fournir des images. Les équipes françaises de Jacques Laskar et d’Agnès Fienga en ont précisé les positions possibles dans un article du 22 février 2016. Grâce aux données de la sonde Cassini en orbite depuis 2004 autour de Saturne, la distance entre celle-ci et la Terre est connue avec une marge d’erreur inférieure à 100 m. Ces données ont été utilisées pour tester les effets sur le système solaire de la neuvième planète. La simulation a réduit de moitié les directions dans lesquelles peut se trouver la planète en question et de désigner la plus probable, en définissant les zones où son rajout crée des perturbations de Saturne incompatibles avec les observations, et les zones où il améliore au contraire le modèle de prédiction des distances Terre-Saturne. Cela dit, seule l’observation directe pourra confirmer la découverte. C’est de la même façon qu’à partir d’anomalies dans l’orbite d’Uranus a été trouvée Neptune en 1846, grâce aux calculs du français Le Verrier confirmés peu après par les observations de l’allemand Galle.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : La simplification de l’ortografe

Ceux qui veulent en France amender l’orthographe
Changer p-h en f dans ce réexamen
Vont-ils nous unifier des graphies qui diffèrent
Et fondre couleur fard avec lumière phare
Il leur faudrait pour guide un nouveau saint Christophe
Evitant que leur nom finisse en épitaphe
Sur le bord du chemin

Face à eux bec et ongle et par la dent la griffe
Ceux qui veulent garder l’héritage commun
Des mots venus de loin refusent de défaire
Ce qu’a produit le temps peu à peu sans fanfare
Tant de signes créés depuis l’alpha l’aleph
Presque un capharnaüm depuis les hiéroglyphes
Et les Gréco-romains

Les vieux signes doit-on les remiser au greffe
De l’Histoire sur pierre argile parchemins
Papyrus que le Nil nous a jadis offerts
L’i grec s’est estompé sans que nul ne s’effare
En Italie Espagne où l’on est filosofe
Mais chez nous l’orthographe est travail de Sisyphe
Qui semble surhumain

 

D’après Le Figaro du 4 février 2016 : « Vingt-six ans après sa validation par l’Académie française, l’orthographe rectifiée rentre dans les manuels scolaires de la rentrée 2016-2017, à la faveur de la réforme des programmes scolaires… Parmi les principaux points, cette simplification des règles ne rend plus obligatoire l’accent circonflexe sur le « u » et le « i ». «Coût » deviendra « cout », « paraître » « paraitre ». En revanche… le participe passé de devoir restera « dû ». De même, l’adjectif « mûr » restera inchangé pour ne pas le confondre avec « mur ». « Oignon » et « nénuphar »… s’écrivent « ognon » et «nénufar». On pourra désormais écrire « picnic », supprimer le trait d’union des mots composés de « contre », « entre », « extra »… «Evénement» pourra désormais s’écrire avec un accent grave sur son deuxième « e », « réglementaire » change aussi d’accent… Depuis 1990, les deux orthographes – la traditionnelle et la rectifiée – sont tolérées… Mais la réforme qui ne marche pas si mal chez nos voisins suisses et belges n’est mentionnée dans les textes officiels de l’Education nationale qu’en 2008… Pour Danièle Manesse, professeure en sciences du langage à la Sorbonne, auteure de « L’orthographe, à qui la faute ? », la réforme… nécessite paradoxalement « un nouvel effort d’apprentissage… sur des points marginaux… Le vrai problème, ce sont les doubles consonnes et les lettres issues du grec, comme le th», explique-t-elle. »

Billet : la nationalité

La nationalité pour le mieux ou le pire
Dans ce monde multiple émaillé de nations
Nul ne peut s’en passer beaucoup s’en exaspèrent
Et voudraient vainement son élimination

Certains sont satisfaits d’avoir deux passeports
Comme une garantie de pérégrination
Dans le pays d’accueil ils sont parfois campeurs
Installés dans l’instable avec obstination

La patrie d’origine et ses lointains villages
Qu’ils connaissent trop peu mais dont ils font l’éloge
Se parent de couleurs en imagination

Ils désirent garder leur double privilège
Et risquent d’oublier dans un confus mélange
Vers où penchent leur vie et leur inclination

 

Selon l’article 15-1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies : « Tout individu a droit à une nationalité ». Certains Etats, comme Israël et le Maroc, pratiquent une allégeance nationale perpétuelle, qui empêche leurs ressortissants de renoncer à leur nationalité. Aujourd’hui, les cas de plurinationalité se multiplient. Un binational détient deux passeports, ce qui permet notamment le vote dans les deux pays et facilite le passage des frontières. Certains Etats, comme la Chine et le Japon, interdisent cette situation. D’autres, comme la France, l’acceptent, et leur nombre augmente. Mais la portée de cette acceptation est limitée : ainsi, un citoyen français ne peut pas se prévaloir, vis-à-vis de la France, des avantages éventuels de son autre nationalité, et la protection diplomatique de la France ne peut s’exercer dans l’autre Etat dont dépend le binational. La convention du Conseil de l’Europe signée à Strasbourg en 1963 considérait « que le cumul de nationalités est une source de difficultés » et se présentait comme une action commune en vue de le limiter. L’un des principaux problèmes à l’époque était celui des doubles obligations militaires. En vertu de ce traité, l’acquisition d’une nationalité d’un des Etats par un citoyen d’un autre Etat devait conduire à l’abandon automatique de la nationalité d’origine. Mais en 2007 un accord a permis de dénoncer les dispositions en question. C’est ce qu’ont fait la Belgique, le Danemark, la France, l’Italie, l’Espagne, la Suède… L’Allemagne a dénoncé l’ensemble de la convention.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : l’accord de Paris sur le climat

Pour conclure un accord à cent quatre-vingt-quinze
Entre tous les pays de la planète terre
Et sauver l’avenir en sauvant le climat
Dans la crainte et l’espoir avant qu’il soit trop tard
Il a fallu trouver c’est plus qu’un exercice
Le dénominateur d’un langage commun

Pour que l’humanité ne soit pas kamikaze
En se laissant brûler dans la température
Produite par ses gaz et son hyperthermie
Il y faudra l’effort d’autres négociateurs
Capables pour longtemps d’un stable consensus
Dont les mots ne soient pas un écran de fumée

Je ne le nierai pas c’est une juste cause
De vouloir préserver la neige et ses atours
La glace blanche ou bleue du pôle et des sommets
Dont la liquéfaction pourrait nous engloutir
Mais tout serait je crois pire dans l’autre sens
Au cas où surviendrait un refroidissement

 

Dans le cadre des « conférences des parties », les COP, réunissant chaque année les pays qui ont adhéré à la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques (adoptée au sommet de Rio en 1992), la COP 21 a réuni 195 Etats au Bourget près de Paris à la fin de 2015. Elle a abouti le 12 décembre, après douze jours de négociations, à un accord pour contenir « l’élévation de la température moyenne de la planète nettement au-dessous de 2 ° C par rapport aux niveaux préindustriels » et poursuivre l’action menée « pour limiter l’élévation des températures à 1,5 ° C ». Cet accord doit entrer en vigueur en 2020.
Le texte réaffirme que les pays développés doivent réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, et fournir une aide financière croissante aux pays en développement pour modérer les leurs. On sait toutefois que l’essentiel de l’augmentation des émissions est dû désormais à l’essor des grands pays émergents.
On vante le caractère universel de cette négociation internationale sur le climat. Mais les sceptiques, constatant qu’à l’évidence les intérêts des divers pays ne vont pas tous dans le même sens, disent que les négociateurs ont voulu sauver l’accord plus que le climat. On vante le caractère ambitieux de l’objectif, limitant à nettement moins de 2 % la hausse de la température moyenne de la planète. Mais l’ambition est d’autant plus grande que les obligations contraignant les Etats sont plus faibles.

Dominique Thiébaut Lemaire

LES ARTICLES D’ANNIE BIRGA : Récapitulation

 

Images de la prostitution (1850-1910) : exposition au Musée d’Orsay. 26 novembre 2015

Maurice Denis au temps des Nabis. 27 mai 2015

Au temps de Klimt.8 mars 2015

La fabrique du romantisme.31 octobre 2014

Carpeaux (1827-1875), un sculpteur pour l’Empire, au Musée d’Orsay.28 août 2014

Gustave Doré: exposition au musée d’Orsay.15 mars 2014

Le Printemps de la Renaissance à Florence.Exposition au Louvre.17 décembre 2013

La Renaissance et le rêve au Musée du Luxembourg.23 novembre 2013

La peinture romantique de Caspar David Friedrich dans trois expositions.10 mai 2013

Autour de Gauguin, les peintres de Pont-Aven.6 mars 2013

Le peintre Edward Hopper: exposition à Paris.19 décembre 2012

L’impressionnisme et la mode: exposition au Musée d’Orsay.11 novembre 2012

Misia, reine de Paris, muse et mécène à la Belle Epoque.17 juillet 2012

Debussy et les arts.5 mars 2012

L’expressionnisme: peintres allemands.4 novembre 2011

Billet : Noël oriental

L’arbre veillant sur la nativité
Ce n’était pas un résineux du nord
Pas un sapin que des bougies décorent
Mais le palmier de l’hospitalité

Marie pleurait lasse le cœur plombé
Elle avait faim elle entendit alors
Son nouveau-né lui dire en réconfort
Vois ce tronc penche et les fruits vont tomber

Pour fortifier ta confiance fragile
Bois aussi l’eau qui naît en ruisseau vif
Au pied de l’arbre et qui lui donne vie

C’est un récit venant des évangiles
Ceux de l’enfance et qu’on nomme apocryphes
Dans le Coran l’épisode est repris

 

 

L’enfance de Jésus est brièvement racontée par deux des quatre Evangiles canoniques, ceux de Matthieu et de Luc, mais elle est le sujet principal de plusieurs autres textes, les « évangiles de l’enfance », classés comme apocryphes. Le plus ancien est le Protévangile de Jacques, de la seconde moitié du IIe siècle, dont il existe plusieurs versions, en grec, syriaque, copte, éthiopien, arménien, géorgien, arabe…  Ce texte nomme les parents de Marie, Anne et Joachim. Il situe la naissance de Jésus dans une grotte  qui se remplit de clarté. Certains de ses éléments sont repris par le Coran (sourate III). Dans l’Evangile du Pseudo-Matthieu, dont la composition date peut-être du IVe siècle, on trouve par exemple l’âne et le bœuf, ainsi que l’épisode du palmier qu’évoque la sourate XIX du Coran, et dont il est question ici dans ce « Noël oriental ». L’Evangile arménien de l’enfance (Ve ou VIe siècle) nomme pour la première fois les rois mages, Melchior, Balthazar et Gaspard. Dans l’Evangile arabe de l’enfance, de la même époque, originellement en syriaque, ces mages, de retour chez eux, jettent au feu un lange de l’Enfant-Jésus. Le feu qui, selon leurs coutumes, purifie tout ce qui est impur, laisse le lange intact.

Dominique Thiébaut Lemaire

Le dernier concert, hommage à Uña Ramos. Texte d’Elisabeth Rochlin.

Cet hommage relate les derniers actes d’une vie, mais le concert final appartient autant au rêve qu’à la réalité.   

« Ce qui m’a inspiré, disais-tu à propos de La Voz del viento, c’était la voix du vent entre les montagnes. J’aimais jouer face à elles, et qu’elles me renvoient mon écho. Le vent, partout, le Zonda, le Mistral, l’Harmattan. »

Après un concert, devant une salle de trente personnes, ou cinq cents, ou deux mille, après avoir tout donné, après la dernière salve d’applaudissements, quand venait l’heure d’avoir faim et soif, et sommeil, tu fronçais le sourcil, ton regard s’embrumait : « Dans Cometa de Luz, le charango a pris du retard…Omar, tu as raté ton entrée dans Vidala del Solitario. Heureusement que tu t’es rattrapé avec le Da capo. »

À l’écoute de la prise de son d’un enregistrement live correspondait souvent le comble de ton insatisfaction : « C’est quoi ce travail dans La Catedral ? Il a fait quoi, l’ingénieur, avec la douze cordes ? Elle est tellement compressée qu’on n’entend plus que la flûte ! »

À Paris, à Tokyo, à Berlin, ailleurs, tu ne manquais jamais d’ajouter : « Le public était content, non ? C’était plein ! »

Et enfin venait la dernière remarque : « Le jour où je donnerai un grand concert avec orchestre dans mon pays, je suis sûr que ce sera parfait. Je n’ai plus rien d’autre à désirer. » Au fil des ans cette remarque s’est transformée : « Quand se décideront-ils à m’organiser une tournée dans mon pays ? S’ils ne font rien, ils ne m’y verront plus. Attendent-ils que je sois mort ? » Elle changea encore les derniers temps : « Je sais bien : après ma mort ils me feront toutes sortes d’hommages, et jamais je n’aurai joué là-bas de mon vivant. »

À présent tes cendres, arrivées à travers le ciel, sont en train de quitter la Cathédrale de Nuestra Señora de la Candelaria ; ils sont tous là, plus de deux cents musiciens. Accompagnés par leurs instruments, quenas, antaras, mohoceños, quenachos, erkes, ils suivent l’urne du joueur de flûte, tous les Jujeños, et tant d’autres qui ont conflué ce matin vers la Quebrada de Humahuaca. La procession, torrent qui remonterait vers sa source, suit l’avenue qui bientôt portera ton nom, commence à gravir le sentier qui mène à la montagne sacrée de la Peña Blanca. « Nous étions tous tes enfants ! » crie une voix. « Tu vas retrouver Tata Wayra, le vent », s’exclame une autre.

Les kilomètres se succèdent, le cortège s’étire, les musiques s’enchaînent. Parvenus au terme du chemin, dans l’air raréfié, certains sont hors d’haleine. C’est l’éclat de la fin d’été du Capricorne, la montagne irradie de lueurs violettes. Le flot humain s’immobilise, les têtes brunes s’alignent en surplomb face à l’à-pic. L’urne scellée est déposée sur une pierre. Un bref coup de marteau, elle se fend et libère les cendres. Tous font silence.

C’est l’instant que le vent choisit  pour se lever ; il s’engouffre entre deux sommets, une rafale s’abat, emporte en tourbillon les cendres. La montagne gémit, l’écho se plaint, le vent siffle et tournoie, joue à danser avec toi, t’emmène tout en haut, avant de s’apaiser, te laisser doucement redescendre et t’éparpiller  sur les flancs de la Peña Blanca, tandis que vous exhalez un dernier soupir, une dernière note, ensemble.

Elisabeth Rochlin

Billet : massacre à Paris

Les sauveteurs ont vu l’ampleur de ce massacre
En entrant dans la salle ils ont vu le carnage
Des téléphones vains s’obstinaient dans le vide
Les proches des tués se faisaient un sang d’encre
Et connaîtraient bientôt l’horrible nécrologe
D’une foule sans vie

La tuerie a promu de minables médiocres
Au rang de criminels que tant de haine ronge
Pensant être sauvés par le meurtre ils s’évadent
Ainsi de leur bassesse et d’un sort qu’ils exècrent
En faux martyrs bravant l’agressé qui se venge
Qui réplique à Dieu va

Ils croient leur adversaire adorateur du lucre
A tort ils ont l’idée qu’il est faible et transige
Que pour lui tous les biens sur les marchés se vendent
Qu’il préfère convaincre incapable de vaincre
Ils sont dans l’illusion que la mort les protège
Mais ce n’est que du vent

 

Le vendredi 13 novembre 2015 ont éclaté des fusillades et explosions-suicides qui ont visé le stade de France à Saint-Denis, ainsi que plusieurs lieux dans les 10e et 11e arrondissements de Paris : au croisement des rues Bichat et Alibert, le bistrot Le Carillon et le restaurant Le Petit Cambodge ; rue de la Fontaine-au-Roi, la brasserie Café Bonne Bière ; rue de Charonne, le bar La Belle Equipe ; boulevard Voltaire, le bar Comptoir Voltaire, et le Bataclan, salle de spectacle de 1500 places. Le 18 novembre, lors d’un assaut de la police à Saint-Denis, d’autres terroristes ont été tués, dont le belgo-marocain organisateur des attentats. A la date du 20 novembre 2015, le bilan, du côté des victimes, est de 130 morts (90 au Bataclan) et de 352 blessés (plus de 100 au Bataclan). Du côté des terroristes – venus principalement de Bruxelles – 7 sont morts le 13 novembre (dont 6 ont déclenché leur ceinture d’explosifs) ; et 3 de plus le 18 novembre. A ces évènements en France s’est ajouté un massacre perpétré au Mali à Bamako par d’autres islamistes radicaux le vendredi 20 novembre. L’organisation sunnite dite « Etat islamique » (Daesh) établie dans la région amont de l’Euphrate, et financée par le trafic de pétrole passant par le voisin turc, bombardée par les avions américains, russes et français, a revendiqué les attentats de Paris comme elle avait revendiqué l’explosion en vol, le 31 octobre, d’un Airbus de plus de 200 touristes russes revenant du Sinaï. Les Occidentaux, jusqu’ici, ont semblé entravés, pris entre le désir de frapper Daesh et le souci de ménager les Sunnites, face aux Chiites iraniens et syriens soutenant le dictateur de Damas Bachar El Assad. Les efforts pour expliquer les causes de ces évènements ravivent la tentation, chez certains, de battre leur coulpe en évoquant les péchés commis par la France et par le monde occidental envers les Musulmans, immigrés et autres.

Dominique Thiébaut Lemaire

Les Prépondérants, roman de Hédi Kaddour (sélection du Goncourt 2015). Par Maryvonne Lemaire

Les Prépondérants roman de Hédi Kaddour, Gallimard, juin 2015, 460 pages.

Au début des années 1920, une équipe de cinéma venue de Hollywood tourner un film, « Le Guerrier des sables », fait irruption dans la petite ville de Nahbès, au sud de la Tunisie, à l’époque du Protectorat français. La liberté d’esprit des Américains, morale et politique, apporte avec elle un grand coup d’oxygène et déstabilise le milieu provincial étriqué des colons français. Les plus influents de ces colons ont coutume de se retrouver dans une sorte de club, centre de la vie mondaine appelé « Les Prépondérants », du nom dont ils se qualifient eux-mêmes.
L’amitié entre trois jeunes femmes également belles mais très différentes n’est pas le moindre intérêt de ce roman. La mystérieuse Rania, jeune veuve de guerre, est menacée par le mariage que veut lui imposer son frère. Nationaliste tunisienne et rêvant d’occident, elle est passionnée de littérature arabe et française. Kathryn, l’actrice californienne, n’échappe pas aux tourments du rapport entre les sexes, en dépit ou à cause d’une société aux mœurs libérées. Enfin, pour la reporter française au journal L’Illustration, Gabrielle Conti, l’époque des Années Folles est celle de l’émancipation de la femme, dans la vie professionnelle et l’amour. Elles se confrontent toutes les trois aux difficultés particulières de leur condition avec une passion commune de la liberté. Tantôt la pudeur, tantôt l’impudeur leur permettent de se protéger.
L’éducation sentimentale et politique de Raouf, neveu de Rania, brillant bachelier, est au cœur du roman. Sa jeunesse, son dandysme, son goût des mots, séduisent non seulement les trois femmes mais aussi celui qui est préposé auprès de lui par son père Si Ahmed au rôle de mentor, Ganthier, « le seul Français que la domination n’a pas rendu idiot ». Comme les trois amies, Raouf aime la liberté, « un garçon qui ne flattait personne », dit de lui Ganthier. La vengeance implacable de la passion paternelle, celle du caïd Si Ahmed, contre l’épicier Belkhodja, personnage venu tout droit de contes ou de fabliaux orientaux, personnage de jaloux, arroseur arrosé, qui serait simplement ridicule s’il n’était pas dangereux, enracine le récit dans la réalité de l’Afrique du nord.
Le film « Le Guerrier des sables » joue lui aussi son rôle dans l’action, il est « une affaire d’Etat », dit-on. Et l’écriture romanesque elle-même est marquée par l’influence du cinéma. Le roman foisonne de scènes vues, décrites avec une grande précision, de véritables séquences que l’on goûte pour elles-mêmes : combat de chameaux, parc aux ânes, la vieille et les œufs, les petits cireurs de chaussures, la chasse aux chats… Les 450 pages du roman bruissent du son de multiples paroles : dialogues fondus dans l’action, voix off des fragments de poésie arabe ou française qui scandent le monologue intérieur de Rania et de Raouf, entrelacements de proverbes, ponctuation des chtouma et des mektoub.
Après les Révolutions arabes, et au moment où Les Prépondérants concourt pour les prix littéraires de la rentrée avec 2084 de Boualem Sansal, un écrivain algérien qui a fait le choix de la foi dans « la démocratie, la laïcité, le progrès technique, l’individu, l’homme » (Le Monde du vendredi 11 septembre 2015), on ne peut pas ne pas s’interroger sur l’enjeu politique du roman. Hédi Kaddour fait le choix du regard distancié puisqu’il est question des émeutes du début des années 1920 en Tunisie, qui avaient pour cause la revendication d’une Constitution et l’Indépendance. L’interrogation personnelle de Raouf évolue et porte moins sur la question de la révolution que sur celle de la démocratie. Selon lui, il faudrait avant tout que bourgeois et maris tunisiens veuillent vraiment de cette démocratie, à laquelle ils sont disposés à condition que les femmes restent soumises. Mais à la fin du roman, c’est tout simplement l’attitude poseuse du colonel chargé du maintien de l’ordre, l’un des Prépondérants, qui provoque la catastrophe ; catastrophe qui éloigne pour longtemps l’espoir de paix.
Finalement, ce qui emporte le lecteur, c’est une générosité et un romantisme auxquels il n’est plus habitué : Hollywood, la Ruhr occupée, le Paris des années folles, la petite ville imaginaire de Nahbès sont le vaste théâtre d’un jeu de passions, comme dans Balzac ou dans Malraux, où la jeunesse, qui est l’avenir, est aux prises avec l’histoire, dans un récit mené non sans humour, non sans élégance.

Maryvonne Lemaire

Billet : Charles Péguy, intellectuel mais poète

Charles Péguy revit comme intellectuel
Classé à gauche à droite ou bien non-aligné
Mais c’est comme poète et non conceptuel
Qu’il voulait faire face au jugement dernier

A l’heure où sonnera la remise des prix
Lorsqu’à la fin le bien sera récompensé
Ce n’est pas disait-il un discours balancé
Qui réanimera tous ceux qui ont péri

Aucun épigraphiste ou lecteur d’épitaphes
Ne ressuscitera l’existence perdue
Aucun géostratège ou autre géographe
Ne cartographiera le pays disparu

Quand l’homme relevé de la mort de la tombe
Ecartera la pierre ou les fleurs du hallier
Quand il remontera les ruines d’escalier
Où le pied du silence à chaque pas retombe

Ce n’est pas le regard de ses maîtres charnels
Ce ne sont pas les yeux des professeurs d’histoire
Qui le contempleront à l’interrogatoire
Lorsqu’il ira s’asseoir sur les bancs éternels

Ainsi parlait Péguy contre tout maître logue
Politologue anthropologue idéologue
C’est plus haut qu’il pensait avoir un compte à rendre
Il faut l’aimer poète afin de le comprendre

 

Le centième anniversaire de la mort de Péguy au combat en 1914 a fait prendre conscience d’une sorte de résurrection de l’écrivain après un purgatoire dans la seconde moitié du XXe siècle, une fois passée la guerre mondiale de 1939-1945 qui lui avait donné une forte actualité. Tandis que le pétainisme le revendiquait, le général de Gaulle s’est référé à lui, ainsi que Bernanos. Mais par la suite, on l’a accusé absurdement (Bernard-Henry Lévy dans L’idéologie française en 1981) d’être un des fondateurs d’un national-socialisme à la française. A présent, beaucoup se réclament de lui, des journalistes, des essayistes, des philosophes, des historiens, des écrivains de gauche ou de droite : par exemple Edwy Plenel, Jacques Julliard, Yann Moix, Pierre Manent, et même Michel Houellebecq … Alain Finkielkraut lui a consacré un livre, Le Mécontemporain (1992), et ses deux ouvrages récents parlent aussi de lui (L’Identité mallheureuse en 2013, La seule exactitude en 2015). Le titre du dernier est tiré d’une citation de Péguy : « Etre à l’heure, la seule exactitude », citation explicitée par Finkielkraut : les contemporains, vivant soit dans la répétition du passé, soit dans l’annonce de l’avenir, n’habitent pas tous le présent au même moment. On peut se réjouir de voir Péguy revenir sur le devant de la scène, mais c’est sous une forme tronquée, car c’est en prose qu’on évalue, dans un sens ou dans l’autre, l’itinéraire de cet écrivain depuis son soutien actif à la juste cause dans l’affaire Dreyfus jusqu’à son patriotisme religieux (nationalisme dévot pour certains) à la veille d’un conflit mortel, et on évite de parler du poète qui continue à dépasser la compréhension ordinaire des lecteurs. C’est pourtant la poésie de Péguy qui exprime avec le plus de justesse et de nuance sensible les notions dont il est question dans les essais en prose, qui peuvent paraître contestables quand, pour les lire, on n’est pas « à l’heure ».

Billet: les nouveaux magnats des médias français

Les magnats débutants devenus grands postulent
Pour un grade élevé dans l’ordre des fortunes
Ils ont pour y atteindre une ambition têtue
Censurent si besoin licencient restructurent
Au sens de Machiavel ils ont de la vertu

L’un a pris le pouvoir sans trop de capital
Et il a pu dresser sa tour à Manhattan
Il vend partout du luxe et crée du résultat
Vedette financière avec des produits stars
A présent il se trouve au sommet du gotha

D’autres dans les médias après le minitel
En promouvant le câble ou préférant l’antenne
Ont dépassé de loin le point d’où ils partaient
Souvent la dureté tient lieu de caractère
Dans leur course aux débits et aux mégaoctets

Bien qu’ils soient différents d’apparence et de style
Entre la vigueur brute et l’humeur florentine
Ils ont l’avidité d’un semblable appétit
Ils attirent l’argent et l’argent les attire
Mais quel sera le sort de ce qu’ils ont bâti

 

Ils s’appellent Vincent Bolloré, Xavier Niel, Patrick Drahi, François Pinault, Bernard Arnault. Quant à Serge Dassault (Le Figaro), Martin Bouygues (TF1, Bouygues Telecom), Arnaud Lagardère (télévision, radio, presse, édition), ils ne figurent pas dans cette liste de nouveaux magnats, car ce sont des héritiers.

Vincent Bolloré est aussi un héritier, mais il vient de changer de dimension en prenant le contrôle de Canal + en même temps que de Vivendi (pour cela, 15 % du capital lui a suffi). Il y a  manifesté d’emblée un interventionnisme voyant.
Xavier Niel, après avoir débuté par le minitel, a créé Free, fournisseur d’accès à internet, et Free mobile, opérateur de téléphonie. Avec Pierre Bergé et Mathieu Pigasse, il est co-propriétaire depuis 2010 du quotidien Le Monde et depuis 2014 de l’hebdomadaire Le Nouvel observateur rebaptisé L’Obs. Sa compagne est Delphine Arnault, fille de Bernard Arnault.
Patrick Drahi, actionnaire de Numéricable, ainsi que de SFR et de Libération à partir de 2014, a pu, malgré son endettement, acheter encore en 2015 BFM-TV, RMC et le groupe de l’hebdomadaire L’Express, où son arrivée est marquée par des licenciements.
François Pinault, propriétaire du magazine Le Point depuis 1997, a acquis Gucci contre Bernard Arnault en 1999. Ces deux hommes d’affaires sont aussi rivaux sur le marché de l’art contemporain où ils investissent des sommes considérables.
Bernard Arnault, première fortune française, a commencé par reprendre en 1984 le groupe textile Boussac en déconfiture, bénéficiaire d’aides publiques importantes, et que l’Etat ne voulait pas voir démanteler. Il l’a pourtant découpé pour n’en garder que les meilleurs morceaux en bénéficiant d’un excellent « rapport qualité/prix » ; ce qui lui a donné ensuite les moyens de développer – notamment par l’achat de marques – son groupe actuel LVMH (champagne et spiritueux, mode et maroquinerie, parfums, montres…). LVMH a acquis les journaux Les Echos en 2007, et le Parisien en 2015.

Billet: l’Allemagne et les réfugiés

Mais que fait l’Allemagne elle annonce qu’elle ouvre
Aux Irakiens-Syriens par pitié sa frontière
Dans un premier élan tout le monde l’approuve
Plutôt que des migrants ce sont des réfugiés

Ils fuient nombreux la mort le djihad qui les navre
Ils n’ont chez eux plus rien que ruine et que poussière
Et veulent partir loin jusqu’au nord scandinave
Par bateau par le train par camion même à pied

Ce n’est pas pour autant une histoire de pauvres
Ils connaissent l’anglais le web et les filières
Les tarifs des passeurs pour avoir la vie sauve
Ils sont souvent instruits munis de quoi payer

L’Allemagne apprécie cet afflux de main-d’œuvre
Et fille de pasteur voici la chancelière
Qui voit du bien sortir du mal dans cette épreuve
Economie et compassion moitié moitié

Berlin a dit d’accord signal appel à suivre
Appel d’air provoqué tandis que la Bavière
Proteste submergée par tous ceux qui arrivent
Débarquant dans ce Land chaque jour par milliers

 

L’Allemagne a soudain annoncé, quatre mois avant la fin de l’année, qu’elle aurait à accueillir en 2015 au moins 800.000 migrants. Comment le savait-elle, alors que l’année n’était qu’aux deux-tiers écoulée ? C’est ce que peut appeler une « prédiction créatrice », qui se fonde sur l’intention de celui qui la profère, et qui, par là même, crée les conditions d’une « auto-réalisation ». En effet, cette annnonce – hypocrite parce qu’elle a déguisé en simple prévision une décision sous-jacente – a fortement contribué à accroître le flux vers l’Europe en provenance d’Irak et de Syrie (et même d’Afghanistan) en donnant un signal positif aux candidats à l’émigration. Elle a été faite à peu près sans concertation, comportement habituel à l’Allemagne, et a laissé stupéfaits ses voisins par lesquels peuvent passer les chemins de l’exode, en particulier les pays slaves des Balkans et de l’ancienne zone d’influence soviétique. Berlin ne s’est même pas concerté avec ses propres Länder, et la Bavière ne s’est pas gênée pour le faire savoir. A la suite de quoi la chancelière Merkel a concédé que des contrôles aux frontières seraient effectués. De nombreux pays, à commencer par la Grèce et l’Italie, imitées ensuite par d’autres à l’exception de la Hongrie qui barre le passage (haro sur le baudet !), se sont comportés – de manière non moins hypocrite – en zones de transit se laissant traverser par le flux migratoire à la seule condition que le flux entrant serait aussi un flux sortant. C’est ce qu’on pourrait appeler de la ruse méditerranéenne, bien connue depuis le temps d’Ulysse l’astucieux. Quant à l’Allemagne elle-même, vieillissante (comme la France des années 1920-1930), il y a un certain temps qu’elle espère revitaliser par une immigration jeune et relativement éduquée sa démographie déficiente. Le patronat allemand en manque de main-d’œuvre y est particulièrement favorable.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: quarante-cinq ans de mariage

Si le célibataire est parfois endurci
Peut-on en dire autant des mariés qui renforcent
Avec le temps leur lien au milieu des divorces
Auxquels ont succombé en se désamorçant
Tant d’unions égarées sur un triste versant

Pour échapper au sort des amours en sursis
Entre elle et lui l’accord tient bon serait-ce parce
Qu’elle vient de Vénus et que lui vient de Mars
Qu’ils sont un tout vice-versa recto verso
Ou plutôt que leurs bras sont de vivants arceaux

Qu’ils n’ont pas négligé l’occasion des sursauts
Et que dans leur parcours dans cette longue course
Ils n’ont pas oublié la fraîcheur de la source
Que leur autonomie n’est pas de l’autarcie
Qu’ils ont pu soulever le poids de l’inertie

Ils craignent la vieillesse où le jour s’obscurcit
Dans la fragilité qui fait qu’on tergiverse
Mais l’air de leurs vingt ans dans leur tête les berce
Ils préservent en eux plus que des éclaircies
C’est pour continuer qu’ils se disent merci

 

En ce temps de « mariage pour tous », c’est-à-dire pour les homosexuels comme pour les hétérosexuels, le mariage est en perte de vitesse, comme le montrent les chiffres de la nuptialité en France.  283 000 mariages ont été célébrés en 2005, 241 000 en 2014, dont 10 000 entre personnes de même sexe. Plusieurs autres options sont possibles. La polygamie est bien sûr interdite chez nous, du moins celle qui autoriserait plus d’une épouse – ou plus d’un époux – simultanément. Mais, par le divorce (130 000 chaque année), rien n’empêche  d’avoir plus d’une épouse ou plus d’un époux successivement. Rien n’empêche non plus d’être marié(e) mais d’entretenir une liaison hors des « liens du mariage », les œuvres littéraires ou autres en témoignent surabondamment depuis longtemps. Rien n’empêche non plus d’éviter le mariage, en se contentant d’un pacte civil de solidarité qui peut être rompu sans grande formalité (168 000 pacs ont été contractés en 2013, dont 6 000 entre personnes de même sexe). Et le tout, dans une idéologie ambiante qui célèbre l’amour. L’amour éternel, du moins tant qu’il dure. Dans ce contexte, où les divorces et les séparations sont monnaie courante, et où ceux qui ne peuvent plus s’entendre font de nécessité vertu en vantant le changement de partenaire, il y a des personnes qui, au contraire, font figure d’originaux venus d’une autre époque ou d’une autre planète fêter leurs nombreuses années de mariage. Mais qu’importe la diversité des situations, du moment qu’un bonheur est au rendez-vous.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: deuxième anniversaire

Entre le papillon qui fait sa promenade
Sur l’herbe et sur les fleurs en zigzag ou en boucles
Et l’avion dans le ciel d’un bleu d’océanides
Le monde s’élargit s’ouvre comme un spectacle
Admiré par Sacha qui en voudrait les clés

Pour découvrir ce monde il a besoin d’une aide
Mais déjà sûr de lui comme certain d’un socle
Il s’avance en un jour que le soleil inonde
Bien droit sur son jouet pareil à un tricycle
A double roue avant la chute semble exclue

Cadeau pour ses deux ans c’est une trottinette
L’équilibre y remplace avec bonheur les sangles
Harnachant la poussette et qu’il trouvait gênantes
Alors que sans attache il court trottine et jongle
Avec la pesanteur dans l’espace mi-clos

Explorateur aussi de la gamme des notes
Qui forment la syllabe et le signe ou le sigle
Il écoute il apprend sans perdre une minute
Il abrège les mots dans un sourire espiègle
Et termine parfois en riant aux éclats

 

Sacha dans le jardin breton élargit peu à peu ses investigations. Depuis le ras du sol il les pousse jusqu’au ciel bleu de l’été où il repère quelques nuages, un croissant de lune très pâle et un avion qui passe. Il a reçu pour ses deux ans une trottinette ou patinette qu’il appelle ninette. Il a tendance à ne garder des mots que deux syllabes, la dernière, et l’avant-dernière où il conserve une consonne ou une voyelle en l’accommodant souvent à sa manière.

Dominique Thiébaut Lemaire

Le peintre Charles Walch (1896-1948), exposition à Mulhouse. Par Maryvonne Lemaire

Charles Walch  (1896-1948), un univers poétique et coloré. Exposition au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse (juin-septembre 2015). Catalogue édité par l’association « Les amis de Charles Walch ».

Nantaise venue habiter à Strasbourg à l’âge de seize ans, changement que j’ai d’abord pris pour un exil, j’ai été surprise devant les couleurs de mon nouvel univers. Quittant un monde plus austère d’ardoise, de calcaire et de granit, j’ai été presque gênée par la fantaisie des grès rose et jaune, par les tuiles vernissées multicolores, par l’omniprésence des fleurs, et pas seulement le rouge-orange des géraniums. Aujourd’hui au contraire la lumière des couleurs que le peintre Charles Walch, né à Thann, au sud de l’Alsace, a empruntée à ses origines, m’atteint de tout son éclat. La mémoire rayonnant dans ces tableaux de l’enfance accroche ma propre mémoire, à moi qui n’ai pas eu d’enfance alsacienne. Le triomphe de ses bouquets scande, comme une prière familière, la nécessité de l’art et de la joie.

La Fenêtre bleue. 1939. Centre Pompidou, Paris

L’exposition à Mulhouse d’une centaine d’œuvres de Walch, issues en majorité de collections particulières mais provenant aussi de galeries et  de musées à Paris et en province, est organisée par l’association des Amis de Walch et la ville de Mulhouse. Le musée des beaux-arts de cette ville, en dépit de la mode envahissante de « l’art contemporain », n’a pas hésité à préférer l’accrochage d’un peintre moderne maintenant méconnu.

Walch a connu le succès dans la période de l’Entre-deux-guerres et après la Deuxième Guerre Mondiale. Son fameux Coq, peint pour  être l’affiche du Salon d’Automne de la Libération, où une salle entière était réservée à Picasso, a connu une diffusion mondiale. Une centaine de ses œuvres  a été exposée au Musée d’Art Moderne de Paris en 1949-50. Mais depuis les années 70, rares ont été les expositions de ses œuvres. On rappellera toutefois l’exposition de 64 de ses oeuvres au Musée d’Unterlinden, à Colmar, en 1968, « Hommage à Charles Walch » et les belles commémorations autour du centenaire de sa naissance, au musée de Thann.

L’industrie de l’impression sur tissus était encore très florissante dans la région de Mulhouse  au début du XX° siècle. Le jeune Walch, doué en dessin – il suivit les cours du peintre Robert Kammerer -, issu d’un milieu modeste, était destiné tout naturellement, comme un autre peintre d’origine thannoise, Filiger, à l’atelier de dessin industriel. Handicapé par une atrophie de la main droite et par une jambe plus courte que l’autre, il n’a pas participé à la guerre de 1914-1918. Alors qu’il dessinait sur le motif sa ville de Thann sous les bombardements – Thann a été la première ville d’Alsace  à redevenir française dès 1914 -, il a été remarqué par un officier français, qui lui a conseillé de poursuivre des études d’art à Paris. Grâce à une bourse militaire, il a pu entrer à l’Ecole des Arts décoratifs. Par la suite c’est à Paris, dans son atelier de la rue Borromée, que cet homme jovial, qui rencontre Marquet, Bonnard, que Georges Rouault vient voir chaque jour, a consacré sa vie à la peinture. Il est mort devant son chevalet.

Au Musée des Beaux-arts de Mulhouse, les salles du bas sont consacrées aux fusains et aux dessins des années d’Occupation. Couleurs et toiles étaient difficiles à trouver pendant cette période. La grande finesse de certains dessins,  pourtant marqués par la rigueur du Cubisme, étonne (La Table mise). D’autres nous saisissent par la  vigueur du trait (Au bord de l’eau). Les forts contrastes de valeur ont comme un effet de  couleur.

Justement, dans les  sept ou huit salles du haut, c’est  le triomphe de la couleur. Malgré la méfiance du peintre à l’égard des courants en –isme dans la peinture du début du XXe siècle, fauvisme et même expressionnisme se rappellent au visiteur. Walch posait des couleurs sur la toile, dit-on, et ensuite seulement, il donnait une plastique à cette composition chromatique : un visage, un animal, un pot. Même les couleurs sombres, dans la salle consacrée aux tableaux de l’hiver, font ressentir la vivacité du froid (Froid glacial). Les toiles sont de formats très divers. Parmi elles, beaucoup de grandes toiles (dans tous les sens du terme). Ce sont surtout des scènes de genre comme La Fenêtre bleue, La Médisance, La Charrette, l’Innocent, où l’œil se réjouit de la surabondance des motifs et des couleurs.

Comme la différence entre deux types de dessins l’annonçait au rez-de-chaussée du musée, certaines compositions presque cloisonnées à la manière d’un vitrail, gouaches et huiles, forment un univers vigoureusement dessiné, où  le trait cernant les formes est aussi net que la juxtaposition parfois très vive des couleurs. La palette est souvent plus bleue, plus froide (L’Ouvrage. Coupe de cerises et soleil couchant). Tandis que dans d’autres tableaux aux couleurs pures, lumineuses, solaires, la superposition indécise des plans semblerait de l’ordre du rêve, à la manière de Chagall, s’il ne s’agissait pas de réalités familières (Le Bouquet triomphal).

On reconnaît la campagne et les villages des vallées alsaciennes : toits de tuile émergeant çà et là de prés et de vergers, la barrière d’un jardin, une église. C’est un univers de femmes, celui de l’enfance. Les hommes sont absents, sauf l’acrobate du cirque, l’innocent du village, le jardinier peut-être. Les enfants jouent au cheval de bois, au billard, au cerf-volant ; ils font une ronde, fêtent un anniversaire. Des silhouettes féminines passent ; certaines sont assises, absorbées dans leur ouvrage, avec près d’elles les bobines de fil, les ciseaux, des aiguilles. On entrevoit  un couple d’amoureux. Est-on dans le jardin ou dans la maison, dehors ou dedans ? Une fenêtre permet le passage de l’un à l’autre ou plutôt la confusion entre l’un et l’autre. Est-ce la fenêtre de la rêverie et du souvenir ? En tout cas, l’armoire à linge dite « l’armoire à l’ange » car un ange apparaît dans le miroir du meuble est bien plantée dehors, dans le jardin. C’est l’enfance qui donne au souvenir ses couleurs vives.

Dans presque tous les tableaux, un bouquet, plus ou moins somptueux, revient, parfois de façon délibérément incongrue : digitales, dahlias éclatants, cosmos. Ce bouquet de couleurs occupe le premier plan, même dans les scènes d’extérieur, sans souci de vraisemblance. Certains peintres n’aiment pas peindre de bouquets. Exercice trop académique ? Maîtres indépassables ? Les bouquets de Walch sont faits de fleurs du jardin ou de la montagne. Célébrations de la couleur, comme aussi les motifs de broderie, ils sont composés par des femmes. Ils ne cessent de rappeler  que Walch puise dans sa mémoire les ressources de son art : l’inspiration de la plupart des scènes peintes mais aussi le goût obstiné de l’ouvrage, qui devient œuvre d’art.

Maryvonne Lemaire

Billet : l’Europe et la dette grecque en 2015

L’assemblée de l’euro chargée d’aider la Grèce
Tire à hue et à dia dans un triste congrès
Malade d’avarice elle se discrédite
En jouant pauvrement sa tragicomédie
Qui se montre au grand jour c’est un cas de flagrance
Mesquinerie piteuse on n’y voit rien de grand

En proie aux créanciers dont les mâchoires grincent
Le portefeuille grec est en peau de chagrin
Une échéance tombe et l’on passe la date
Bientôt suivie d’une autre au gré des agendas
Le pays s’appauvrit ses richesses maigrissent
Le ciel bleu de l’Hellade aujourd’hui vire au gris

On marchande un paquet aux ficelles trop grosses
Qu’on ne pourra pas vendre au son d’un allegro
Des prêteurs acharnés réaffirment la dette
Allemands Hollandais et même Finlandais
Ne sachant quoi donner coup de main coup de grâce
Prêts à exécuter le débiteur ingrat

 

Le sujet de la dette grecque a déjà été abordé dans un billet du 22 novembre 2012 auquel le lecteur peut se reporter.
Au sommet européen sur la Grèce qui s’est tenu les 11 et 12 juillet 2015, tout s’est répété : mêmes réunions nocturnes à Bruxelles, suivies d’un accord à l’arraché ; même réticence à débloquer des aides promises ; mêmes montants de dette grecque s’élevant aujourd’hui, comme prévu, à plus de 320 milliards d’euros et à 180 % du PIB (140 % en 2010) ; même difficulté à élaborer un plan d’aide, le troisième après ceux de mai 2010 et de février 2012 ; même impuissance à alléger le poids de cette dette insoutenable, qui ne peut être remboursée que grâce à d’autres prêts consentis par les mêmes. En 2012 déjà, le FMI plaidait pour un tel allègement, face au même front du refus dirigé par l’Allemagne. Comme il y a deux ans et demi, ce qui retient d’organiser un « grexit » (« exit » de la Grèce hors de la zone euro), c’est la peur de ses conséquences imprévisibles. Ces constantes montrent l’incapacité de l’Eurogroupe, et disons-le, l’incompétence et la terrible imbécillité de certains de ses dirigeants. L’austérité continuelle imposée à la Grèce par ses créanciers publics a compromis en profondeur l’économie du  pays et les conditions de vie. Cette politique a abouti à une diminution des dépenses publiques grecques, mais, comme c’était prévisible, à une décroissance encore plus rapide du PIB, malgré tous les efforts consentis par la population dont plus de 25 % est au chômage et dont les revenus ont baissé d’un quart. L’arrivée au pouvoir en Grèce, fin janvier 2015, d’un gouvernement plus à gauche que d’habitude a été pour les conservateurs européens dominants l’occasion d’imputer hypocritement à ce nouveau gouvernement les maux anciens dont ils sont eux-mêmes responsables.

Dominique Thiébaut Lemaire

L’identité de la France et l’historien Fernand Braudel. Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

En juin 2015, le politologue Patrick Weil a publié chez Grasset, avec le journaliste Nicolas Truong, un livre intitulé Le Sens de la République. Ce titre est à décrypter, semble-t-il ; on dirait que sens y remplace identité, et que République y remplace France. Braudel, grand historien, mentionné par Patrick Weil et Nicolas Truong, n’avait pas de ces fausses pudeurs, il a écrit L’identité de la France (publié en 1986).
La couverture du Sens de la République annonce : « Les réponses aux onze questions que tout le monde se pose sur l’immigration, l’identité nationale, la laïcité, le religieux, les discriminations, les frontières ».
« Après la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale en 2007, nous explique l’auteur, Nicolas Sarkozy lance en 2009 un débat sur l’identité nationale… La plupart de mes collègues universitaires se sont offusqués et ont affirmé que ce n’était pas au président de la République de définir ce qu’est « l’identité nationale ». Ils avaient raison. Toutefois, en tant que chercheur, on peut travailler sur cette notion et je me suis dit qu’il ne fallait pas laisser la droite extrême se l’approprier ».

C’est en effet l’un des grands mérites de l’auteur, classé à gauche, d’avoir le courage de ré-aborder ce sujet, certes avec un titre un peu crypté, mais sans se laisser impressionner par les oukases de ceux qui, plus à gauche, croient qu’il existe des mots ou des expressions dont l’usage serait « impur », voire infamant. « L’identité nationale » est devenue aux yeux de certains l’une de ces expressions « impures », et l’adjectif « national » l’un de ces mots prétendument salissants qu’il serait indécent d’employer et d’analyser. A ce petit jeu du vocabulaire bêtement politisé et perverti par les tabous, le mot « France » lui-même risque de devenir imprononçable, et le mot « républicain » de devenir gênant, puisqu’il désigne désormais dans notre pays un parti politique de droite. Il importe de lutter contre cette tendance qui conduit à la paralysie linguistique.

Réflexions générales sur le sens des mots et leur définition

D’après Blaise Pascal (De l’esprit géométrique et de l’art de persuader) : « il y a des mots incapables d’être définis ; et si la nature n’avait suppléé à ce défaut par une idée pareille qu’elle a donnée à tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec la même assurance et la même certitude que s’ils étaient expliqués d’une manière parfaitement exempte d’équivoques ; parce que la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par nos explications. » Pascal écrit encore, à propos de la géométrie, que lorsque celle-ci est arrivée aux premières notions, désignées par des mots dont il donne comme exemples : espace, temps, mouvement, égalité, tout.., « elle s’arrête là et demande qu’on les accorde, n’ayant rien de plus clair pour les prouver » : de sorte que ce qu’elle propose  » est parfaitement démontré, ou par la lumière naturelle, ou par les preuves. »

Ces réflexions pascaliennes peuvent-elles s’appliquer à « France » et « Français » ? Dans les relations internationales notamment, ces mots sont clairement définis et ne soulèvent guère de problèmes. Pourtant, à l’intérieur de notre pays, ils font l’objet d’interminables débats, et leur sens, pour beaucoup de ceux qui en discutent, semble étrangement s’évanouir dans l’indéfini, dans l’inexplicable, et parfois même dans l’absence de signification.

Si on en arrive là, c’est d’abord parce que, souvent, d’inlassables débatteurs minimisent ou refusent les définitions les plus évidentes, celles de l’histoire, de la géographie, et du droit. Ils les minimisent ou même les refusent, en particulier pour ce qui concerne les frontières étatiques, bien que celles-ci aient proliféré de manière extraordinaire dans le monde actuel, comme le montre le fait que l’Organisation des Nations Unies (notons bien dans cette dénomination la présence du mot nation) rassemble aujourd’hui 193 Etats aujourd’hui, alors qu’elle n’en réunissait que 50 à la date de sa création en 1945.

Parmi ceux qui contestent la notion de nation, mais aussi celles de frontière et de nationalité, de territoire et d’Etat, il y a ceux qui, se disant ou se croyant citoyens du monde, révolutionnaires ou caritatifs (on ne compte plus les ONG, organisations non gouvernementales, qui se proclament sans frontières, c’est devenu un tic de langage) considèrent que la « France » et les « Français » sont des notions dépassées. Il y a aussi ceux, plus modérés, qui s’évertuent à proposer des définitions « allégées ». Mais ni les uns ni les autres ne disent, en reprenant la phrase de Pascal, que « la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par nos explications. » Ce serait considérer que la France est en quelque sorte naturelle, évidente, s’imposant par elle-même comme vérité première. Patrick Weil, quant à lui, pourrait sans doute être classé parmi les partisans d’une définition « light » pour reprendre ce mot anglais qu’on applique aujourd’hui aux aliments qui ne font pas grossir.

Les quatre piliers de l’identité française selon Patrick Weil

Les papiers d’identité de la France et des Français, Patrick Weil les confectionne à partir de quatre caractéristiques principales, qu’il appelle les quatre « piliers » : le principe d’égalité, la langue, la mémoire de la Révolution, la laïcité. L’usage du mot « pilier » suggère une solidité et une lourdeur par laquelle l’auteur cherche sans doute à compenser le caractère « allégé » de sa définition.
A l’occasion de la publication du Sens de la République, ce livre a eu les honneurs de l’hebdomadaire Le Point, ainsi que de l’hebdomadaire L’Express qui a interrogé l’auteur dans un entretien publié dans le numéro daté du 24 au 30 juin 2015, entretien auquel se réfèrent les réflexions qui suivent.

La langue est effectivement une caractéristique forte, avec toutefois une réserve. On se souvient du débat des années 1990 sur l’inscription du français comme langue officielle dans la Constitution : « La langue de la République est le français », phrase qui avait d’abord été rédigée ainsi : « Le français est la langue de la République », et qui a été modifiée à la suite des protestations des pays francophones (en particulier le Sénégal de Senghor) qui considéraient à juste titre que le français n’appartient pas seulement à la République française.

S’agissant de l’égalité comme critère fondamental de « francité », cette idée est très contestable, car elle laisse tomber deux des trois termes qui composent la devise de la République : liberté, égalité, fraternité. De plus, si l’égalité est importante en France, elle ne constitue pas pour autant un critère distinctif, car elle appartient au patrimoine commun de l’Europe et de l’Amérique. Patrick Weil le dit lui-même, dans son entretien à L’Express, en parlant de ce qu’il considère comme son premier « pilier » : « Historiquement antérieur aux autres, il provient du catholicisme, dans le cadre duquel tous les croyants sont égaux devant l’Eglise et devant Dieu ». Pour les pays d’origine protestante, il faudrait mentionner par exemple la constitution des Etats-Unis, en particulier le XIVe amendement : « Aucun Etat ne peut … priver une personne de la vie, de la liberté ou de ses biens sans une procédure légale suffisante (due process of law), ni refuser à quiconque relève de sa compétence l’égale protection des lois (equal protection of the laws) ». Et pour le monde entier, la « Déclaration universelle des droits de l’homme » adoptée en 1948 par l’ONU, proclame dans son article premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

Venons-en à la « mémoire de la Révolution », que l’auteur semble réduire à un seul mode d’expression politique, celui de la « manifestation publique », en faisant l’impasse sur d’autres aspects plus importants de la Révolution française, et sur des siècles d’Ancien régime, alors que la présence de ce passé reste forte aujourd’hui, comme Patrick Weil le reconnaît d’ailleurs lui-même en reliant le principe d’égalité au catholicisme.

Nous en arrivons au quatrième des critères qui permettraient de distinguer des autres la France et les Français : la laïcité. « La particularité de la laïcité française, dit l’auteur, c’est que l’Etat est absolument neutre, le président de la République ne prête pas serment sur la Bible, contrairement aux Etats-Unis » Et, ajoute-t-il, « l’interdiction absolue de se marier religieusement avant d’être passé devant le maire est un principe fondateur de notre laïcité depuis 1792 ». Finalement, « la laïcité repose en priorité sur la liberté de conscience ». Mais on ne peut comprendre l’importance de la laïcité en France sans remonter à l’histoire de l’Ancien régime, aux guerres de religion et aux combats des Lumières contre l’Eglise au XVIIIe siècle.

La question du territoire

Quand le journaliste de L’Express demande à Patrick Weil : « pourquoi ne considérez-vous pas la notion de territoire comme un des piliers de la nation ? » l’interrogé répond : « Ce qui fait la France, ce n’est pas un territoire… Ce qui fait qu’on se sent chez soi partout en France, ce sont nos référents communs », c’est-à-dire, concrètement, la langue et la devise de la République sur les bâtiments publics.
Ces affirmations sont à l’opposé de ce que nous explique dans L’identité de la France Fernand Braudel (1902-1985), professeur au collège de France et président de la VIe section des Hautes Etudes devenue l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Braudel avait conçu ce livre en quatre parties dont il n’a achevé que les deux premières : I. Espace et Histoire (sous le signe de la géographie) ; II. Les Hommes et les choses (démographie et économie politique) ; III. Etat, Culture, Société ; IV. La France hors de France. Comme on peut le constater, la géographie vient d’abord. Alors que Patrick Weil voit dans la diversité géographique et humaine du pays une marque de dispersion et de non-identité (« lorsqu’un Niçois visite pour la première fois Calais, dit-il à L’Express, il n’est pas chez lui : il ne connaît rien de ses rues, de son port, de ses habitants »), pour Braudel il s’agit au contraire de l’un des traits les plus typiques de la France, diverse mais une. On peut citer à cet égard les titres des trois chapitres d’Espace et histoire : « Que la France se nomme diversité » ; « La cohésion du peuplement : villages, bourgs et villes » ; « La géographie a-t-elle inventé la France ? »

Notons en passant la contradiction qui existe aujourd’hui dans la gauche française entre d’une part l’insistance à se référer au « droit du sol » pour définir la nationalité, et d’autre part la réticence à parler de territoire – on en parle, mais sur un mode mineur et au pluriel (« les territoires ») comme pour réduire ainsi la difficulté en la subdivisant en petits morceaux.
Notons aussi que des auteurs qui se veulent de gauche comme Emmanuel Todd et Hervé Le Bras ont fondé leur réflexion démographique et anthropologique sur la cartographie qui n’est autre qu’une manière savante de tracer des frontières.

Nécessité d’une démarche comparative, réflexive et passionnée

On sait clairement, au moins depuis le structuralisme, qu’on ne peut définir quelque chose que dans un système d’oppositions significatives par rapport à d’autres choses, et qu’on ne peut définir quelqu’un que par rapport à autrui. Ce principe conduit à deux sortes de considérations, relatives d’une part à la France des quatre « piliers » comparée à celle de Braudel, d’autre part à la difficulté de définir la France de l’intérieur sans confronter cette définition à celles des autres pays.
Comparée à la France de Braudel, où le concret prédomine, la France des quatre piliers apparaît abstraite et schématique, réduite à quelques linéaments incomplets. On se demande alors si la politologie est en mesure de nous définir la France, et on soupçonne qu’elle est incapable de le faire. Il y faut quelqu’un – un écrivain comme Péguy ou Aragon, un historien comme Michelet ou Braudel, un homme d’Etat comme Clémenceau ou de Gaulle – qui soit en mesure, par caractère et par passion, d’embrasser cette réalité complexe. Le titre même du livre nous en avertit : certes, parler de l’identité nationale par le biais de la République exige du courage, mais parler de la France (sans politicaillerie) demande encore plus d’exigence.
Par ailleurs, si la France vue de l’intérieur semble difficile à définir, vue de l’extérieur elle existe bel et bien. Sans doute son image est-elle faite en partie de clichés, mais elle existe au-delà des clichés. Les non Français qui la regardent s’étonnent d’un grand décalage entre ce qu’ils voient de positif et ce que les Français expriment – souvent en négatif et en négation d’eux-mêmes, honteux de paraître fiers de leur pays, et craignant toujours de paraître ringards, de ne pas « faire moderne ». Alors même que le pays reste à la pointe des sciences et des techniques.

Braudel a écrit dans l’introduction de son Identité de la France : « je tiens à parler de la France comme s’il s’agissait d’un autre pays, d’une autre patrie, d’une autre nation. Regarder la France, disait Charles Péguy, comme si on n’en était pas ». Peut-être faut-il nuancer cette attitude par la « réflexivité » de Pierre Bourdieu. Disons d’abord que celui-ci évoque Braudel dans son Esquisse pour une auto-analyse (p. 47) : « Tout ce qui pouvait paraître nouveau, dans le champ des sciences sociales, se trouvait alors rassemblé à l’Ecole pratique des hautes études, animé par Fernand Braudel qui, bien que critique de mes premiers travaux sur l’Algérie, parce qu’ils faisaient selon lui trop peu de place à l’histoire, m’a toujours donné un soutien très amical et très confiant ». Bourdieu explique, notamment dans Science de la science et réflexivité, que « pour porter au jour le caché par excellence, ce qui échappe au regard de la science parce qu’il se cache dans le regard même du savant,…il faut objectiver le sujet de l’objectivation ». Et dans la conclusion : « Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet ». Ainsi, il faut regarder la France comme si on en était pas, tout en se regardant comme faisant partie de ce qu’elle est.
On trouve beaucoup de réflexivité chez Braudel qui, en particulier, à la fin de son introduction, se rappelle la défaite « en cet été 40 qui, par une ironie du sort, fut somptueux, éclatant de soleil, de fleurs, de joie de vivre… Nous, les vaincus, sur le chemin injuste d’une captivité ouverte d’un seul coup, nous étions la France perdue, comme la poussière que le vent arrache à un tas de sable. La vraie France, la France en réserve, la France profonde restait derrière nous, elle survivait, elle a survécu ».

« Il est vrai, écrit encore l’historien, que ces monstrueuses blessures avec le temps se cicatrisent, s’effacent, s’oublient – c’est la règle impérieuse de toute vie collective : une nation n’est pas un individu, n’est pas une personne ». Non, mais elle n’existe pas sans une sorte d’amour que les Romains appelaient « amor patriae » ou « caritas patriae », évident et explicite chez Braudel. C’est aussi le message qu’a laissé l’économiste Bernard Maris, né d’un père originaire de la région de Toulouse et d’une mère marseillaise d’origine alsacienne. Bernard Maris a été assassiné lors du massacre de la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Son dernier livre est paru en avril 2015 sous le titre : Et si on aimait la France, sans point d’interrogation ni d’exclamation.

Donc, au fond, ce qui fait la France, c’est fondamentalement l’amour que ressentent pour elle les Français mais aussi les autres habitants de la planète. Il se fonde sur la géographie et l’histoire (Bernard Maris écrit que « la France est avant tout un espace, avant d’être une histoire, des symboles, des dates. Elle est une géographie, pour paraphraser Michelet : « l’histoire est d’abord toute géographie ») L’amour de la France se fonde bien sûr également – c’est-à-dire tout autant – sur sa langue, ses valeurs, et tout ce qu’elle est capable de produire de bien, de beau, et de vrai. Mais l’amour n’est pas facile à expliquer !

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: la fête de la musique

Quand le vingt et un juin se fête la musique
Sait-on ce qu’on célèbre est-ce un bel aujourd’hui
Sans souci d’autre chose à moins que nostalgique
On regrette déjà tout ce qui n’a pas lui

On voit à cette date au plus haut magnifique
La lumière éclater mais le temps nous conduit
Vers un fond de ténèbre on connaît sa logique
Sa courbe descendante où l’on n’a pas d’appui

Tandis que le soleil évolue vers l’oblique
On voudrait prolonger le jour qui se réduit
Par des festivités la foule revendique
L’oubli du noir qui gagne oubli du sombre ennui

Sait-on ce qu’on célèbre une fête harmonique
Ou le besoin de faire à grand tapage un bruit
Qui fasse reculer les ombres maléfiques
Démons que chez l’humain l’obscurité produit

Les amplis font gueuler des sons électroniques
Et les nerfs auditifs souffrent de courts-circuits
Quelle est cette musique un vacarme archaïque
Pour chasser les esprits lorsque tombe la nuit

 

 

Cette fête au solstice d’été plaît aux foules qui n’en discernent pourtant pas le sens. Ce n’est peut-être pas de musique qu’il s’agit principalement, si l’on réfléchit à la date choisie pour cet événement de création récente, mais d’une célébration du cycle de la lumière, comme aux temps des cultes astronomiques avant que la science ne les périme. En allant plus loin, il faut réfléchir à une question que se posent tous ceux qui s’interrogent sur un paradoxe : cette fête de la musique qui est censée adoucir les mœurs est en réalité souvent une fête du bruit, qui détruit la musique et qui n’adoucit rien, au contraire. Paradoxe apparent, car le bruit est précisément ce qui est recherché. Il s’agit, là aussi, d’une survivance archaïque expliquant sans doute l’usage d’instruments bruyants pour écarter les mauvais esprits à certains moments importants du cycle astronomique ou du cycle de la vie – instruments de musique, cymbales, tambours ; et instruments de cuisine tels que les casseroles – auxquels s’ajoutent d’autres moyens de tapage comme les pétards. Aujourd’hui, ce rôle est rempli en particulier par les « amplis » réglés à pleine puissance. Ainsi donc, quand les habitants, assaillis par le tapage de la rue, protestent contre cette pollution acoustique, ils se placent du côté des mauvais esprits !

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : les cadenas du Pont des Arts

Les gens du monde entier qui sur le Pont des Arts
Accrochaient aux grillage et grille des rambardes
Leurs cadenas d’amour sans souci d’alourdir
Le poids de ces objets en grappes qui débordent
N’auront plus de support pour braver l’interdit

C’était comme un essaim couvrant les garde-corps
Essaim créé par ceux qui en duos s’accordent
A laisser une trace à se ragaillardir
En scellant leur union dans ces lieux dont ils gardent
Une idée romantique au printemps reverdie

Mais la sécurité requiert qu’ils obtempèrent
Finis  les cadenas et leurs clés qui se perdent
En offrande à la Seine un jeu pour s’étourdir
Sur cette passerelle où les piétons musardent
Où l’amour de l’amour aux beaux jours s’enhardit

« Prestement retirés depuis lundi 1er juin par les services de la Ville, les grillages surchargés de 700 000 à un million de verrous (soit un poids de quarante-cinq tonnes !) ont cédé la place à une grande exposition d’arts de la rue sur le thème de l’amour… Un an après l’effondrement d’une partie du grillage, tombée… le 8 juin 2014 en raison du poids des cadenas… Ephémères, les œuvres céderont la place cet automne à des parapets en verre dûment approuvés par les architectes des bâtiments de France et sur lesquels il ne sera évidemment pas possible d’accrocher des verrous. Pour l’heure, le pont des Arts version street art ne laisse pas indifférents les promeneurs. « C’est très bien ! » s’exclame Michèle, pas mécontente de voir que la municipalité a trouvé un remède à « l’overdose de cadenas ». Retraité de Wall Street, Arthur le New Yorkais se montre plus réservé : « Je ne suis pas sûr que le street art ait sa place sur le plus beau pont de Paris, mais si c’est en attendant les panneaux de verre… » (Le Parisien, 5 juin 2015).
« 45 t  de cadenas, et autant de preuves d’amour, ont été délogées des grilles parisiennes du pont des Arts. Le « pont des amours », comme il est rebaptisé, les avait pris sous son aile, perdant des plumes au passage – l’effondrement d’une grille en juin 2014. Avant qu’il ne croule sous le poids de tant de témoignages amoureux, la mairie de Paris a entrepris, lundi 1er juin, une éviction radicale du million d’intrus, à coups de scie et de masse. Si la municipalité a agi pour en finir avec « cette laideur » et préserver son patrimoine historique, les duos voient leurs vœux d’un amour inaliénable finir à la casse. » (le magazine du Monde, 5 juin 2015).

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Maurice Denis au temps des Nabis. Par Annie Birga

Maurice Denis au temps des Nabis.
Exposition du 22 mai au 10 juillet 2015 à la Galerie Malingue (24 avenue Matignon, 75008 Paris).

 

En 1889 Maurice Denis – il a alors 19 ans – écrit dans son Journal : « Je crois que l’Art doit sanctifier la nature ; je crois que la vision sans l’Esprit est vaine ; et que c’est la mission de l’Esthète d’ériger les choses belles en immarcescibles icônes ».

Les tableaux que présente la Galerie Malingue, issus de collections particulières, sont exécutés, à quelques exceptions près, entre 1889 et 1895. Et ils datent tous d’avant 1900. Ils ont la fraicheur, la spontanéité des œuvres de jeunesse. La forte emprise du Mouvement nabi s’y fait sentir.

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Les premières œuvres sont d’inspiration religieuse. Le jeune homme, qui assiste à des cérémonies dans l’église obscure de Saint-Germain, capte des effets de lumière et d’ombre, des silhouettes de femmes en prière, un prêtre à l’autel. Le « Christ  vert » (21 cm sur 15 cm), malgré son petit format, provoque un choc visuel. Ses couleurs fortes qui semblent sortir du tube, vert, rouge et jaune, anticipent l’Expressionnisme allemand et le Fauvisme. Il faut ne pas oublier que cette même année 1889 voit Gauguin peindre « Le Christ jaune ». Les couleurs, chez les Nabis, ont une portée symbolique. A la violence de la Crucifixion s’oppose la douceur de la « Visitation en bleu », un bleu donné en camaïeu dans une peinture décorative et néanmoins chargée de spiritualité. Il y a, dans l’exposition, deux représentations de saint Sébastien et leur différence de traitement montre bien la richesse de l’imagination du peintre.  En 1893 c’est le martyre du saint qui est montré dans une image qui rappelle une miniature médiévale, tandis que, l’année suivante,  Sébastien est représenté  de façon énigmatique, nu à mi-corps et lumineux, comme veillé par deux figures de femmes recueillies.

Comme ce sera toujours le cas, la vie personnelle de Denis trouve son écho dans ses œuvres. Il écrira plus tard : « La première période de ma peinture, c’est l’amour, l’émerveillement devant la beauté de la Femme ». L’amour, c’est Marthe, la fiancée, puis l’épouse. Jeune fille, puis jeune femme, aux traits enfantins et délicats, contemplée avec fascination.  Nue, habillée. Démultipliée. Mélancolique. Ensommeillée. Doucement maternelle. Sur fonds d’arbres ou de mer. Dans des intérieurs qui évoquent les tableaux de la Renaissance italienne. Les couleurs de ces tableaux heureux sont claires et mates. Marthe est parfois représentée avec un double, sa sœur, la  musicienne Eva. C’est Eva qui  lui présente, l’année du mariage, l’enfant espéré, comme elle accompagne Marthe dans la « Maternité à la pomme » (souvenir d’Eve ?), dans une douceur verte et blanc rosé, première maternité avant tant d’autres et souvenir de tant de Vierges à l’Enfant.

Cette Marthe bien vivante est aussi l’objet de la rêverie du peintre qui  l’idéalise jusqu’à en faire une image symbolique.  Il écrit : «  Il faudrait l’attirer hors du temps et de l’espace » et, plus loin, « qu’elle passe dans la vie comme les saintes dans les légendes, nimbée, surnaturelle, différente ». Deux beaux tableaux, de format plus ample, « Le Verger des Vierges sages » et « La Princesse dans la Tour », évoquent des images d’attente où Marthe dans son vêtement d’épouse attend le chevalier qui viendra la rejoindre après des épreuves et luttes au long du chemin sinueux de la vie. Le verger, hortus conclusus, peuplé  de femmes disposées en arabesque, la tour, évoquant plutôt une fresque siennoise du Trecento, et à chaque fois une merveilleuse image de la femme aimée.

Dans les années qui suivent 1895, Denis reçoit la commande par le marchand d’art  Siegfried Bing, grand amateur d’estampes japonaises et qui vient d’ouvrir un magasin dédié à l’Art Nouveau, de panneaux décoratifs destinés à orner sa chambre à coucher et il en réalise d’autres pour son propre intérieur  Ce sont des frises, exécutées dans des tons pastel, celle de la Farandole, plus fantastique, celle des deux Marronniers, du Rosier blanc et des Chevreaux, douce et sereine, où l’on voit toute la maestria dans la composition dont témoigneront les fresques à venir.

Il serait injuste d’oublier la présence de la nature bretonne dans cette première période  liée au Mouvement nabi. Denis aime cette mer changeante et cette terre de légendes et de foi. On voit dans l’exposition des versions reprises plus tardivement de « Régates  à Perros-Guirec », avec la mer vermiculée par le jeu du soleil et les silhouettes noires des femmes en coiffe et, si différent parce que fantastique, « Ils virent des fées débarquer sur les plages », tableau totalement onirique, inspiré par « Le Voyage d’Urien » de Gide et d’une grande beauté plastique.

Pour accompagner l’exposition qui a les qualités et l’intérêt d’une exposition muséale, on peut se procurer le catalogue. Il est nourri de remarques éclairantes et de précieuses citations extraites du Journal du peintre.

Annie Birga

Henri Lewi: La visite au musée. Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

Henri Lewi: La visite au musée, Actes Sud, 2015.

Le titre de cet essai – les premières pages l’expliquent – est aussi celui d’une nouvelle de Nabokov, où le narrateur, visitant le petit musée d’une ville française, se trouve ramené, par un étrange raccourci spatiotemporel, au monde de l’enfance, mais dans une Russie qui a changé.

Le musée que visite Henri Lewi est le Louvre. « Rêvant devant les toiles de Rembrandt, Botticelli ou Delacroix, nous explique la quatrième de couverture (présentée comme le point de vue des éditeurs), Henri Lewi se demande s’il est nécessaire d’être docte pour aller à la rencontre d’un tableau, ou s’il n’existe pas au contraire un charme et un bienfait du non-savoir ». Entre ces deux points de vue, l’auteur semble hésiter : « plaisir ou non, écrit-il, la bonne relation au tableau implique un savoir » (p. 57). Mais « cela dit, il y a un charme du non-savoir » (p. 62).

 A vrai dire, il ne s’agit pas d’une hésitation, car il apparaît, à la lecture, qu’Henri Lewi adopte les deux démarches à la fois, ce qui donne à son texte un ton bien caractérisé par la quatrième de couverture : « Au gré d’une érudition fluide et malicieuse, l’auteur nous invite à l’abandon et au coup d’œil impertinent. Les réflexions de son visiteur ne cherchent pas forcément une cohérence, ni une vérité permanente ».

Une autobiographie fragmentaire s’ébauche à mesure que le visiteur passe devant les tableaux, qui lui rappellent des souvenirs, certains anciens, d’autres récents, comme le souvenir d’une petite conférence donnée au Louvre par le peintre Sergio Birga commentant un tableau de Claude Le Lorrain, au milieu d’un bruit qui empêchait parfois de bien comprendre l’orateur, quand les haut-parleurs diffusaient des annonces en diverses langues (p. 89).

Ce phénomène de mémoire paraît être chez l’auteur l’un des principaux « effets de la peinture » dont il est question dans la postface de l’essai, un effet qui pourrait être le plus important s’agissant de « l’émotion ». « Connaissance et émotion, écrit Henri Lewi, ce sont deux relations différentes à un même tableau ; d’un côté, une manière de s’approprier, une stratégie bien douteuse de conquête ; de l’autre, une façon d’être pris » (p. 67).

Le souvenir explique la place centrale que l’auteur donne à Nicolas Poussin, omniprésent dans cette visite du musée. Le passage le plus explicite à cet égard est celui qui se trouve au début du chapitre 15 (p. 164). Au sujet du tableau de Poussin intitulé « La peste d’Asdod », Henri Lewi écrit ceci : « La Peste d’Asdod » me ramène aux étés de mon enfance. Dans les forêts de la Haute-Loire, non loin du Chambon-sur-Lignon où mes parents s’étaient réfugiés, fuyant les barbares, je lisais la Bible de Segond avec une vieille femme, paysanne huguenote, que j’aimais. J’avais, je ne sais pourquoi, une prédilection pour les récits de la fin de l’Exode, l’entrée dans la Terre promise ; je me représentais les Hébreux de Josué, les errances de l’arche,  les Juges, Samson dans le temple des Philistins. Le tableau de Poussin a pour moi comme la réalité d’un souvenir personnel : qu’il s’agisse des rats, de la statue écroulée du dieu Dagon, des victimes de la peste, de l’enfant merveilleux qu’on aperçoit parmi les morts, rose comme bien d’autres enfants et angelots qu’a faits ailleurs Poussin ». Il ne fait guère de doute que cette histoire et ce tableau ont parlé à l’auteur enfant en tant qu’histoire et tableau de ce qui est arrivé pendant les années du nazisme. Henri Lewi se rappelle que lui aussi était à Ashdod, en Israël, « il y a quelques années, au tournant du siècle. Dans la rue j’ai demandé l’heure en hébreu à des passants qui ne parlaient que le russe, ne m’ont pas compris… Le régime soviétique était tombé, la révolution bolchévique annulée, tous ces gens-là avaient pu quitter le pays. Nabokov aurait pu rentrer à Pétersbourg, comme Soljenitsyne, s’il n’avait été mort lui-même depuis longtemps » (p. 163).

Si l’émotion du souvenir est forte mais relativement discrète dans cet essai, la connaissance et l’érudition y sont bien présentes, souvent sous la forme d’un commentaire sur tel ou tel commentaire des œuvres. Du caractère savant de cet essai témoigne la bibliographie à la fin du livre, où l’on trouve même Bourdieu (L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Minuit, Paris 1966).

Henri Lewi convoque en quelque sorte plusieurs commentateurs (dont l’écrivain François Cheng, auteur d’un Pèlerinage au Louvre) autour d’une œuvre de Rembrandt, « Bethsabée au bain tenant la lettre de David ». C’est l’un de ses tableaux de prédilection, dont un détail illustre la couverture de sa Visite au musée, et auquel il consacre son chapitre 18. Il s’interroge sur les différentes lectures possibles de ce personnage de femme nue bien en chair, aux yeux baissés, au regard triste. Est-elle simplement une femme « très belle, que ce soit son visage et tout son corps, particulièrement ses cheveux, ses hanches larges, ses seins ronds, ses membres un peu forts, ses longues mains » (p. 189) ? Il arrive qu’un visiteur – par exemple François Cheng – l’identifie à une personne proche, et qu’une visiteuse – par exemple l’historienne d’art Svetlana Alpers – s’identifie à cette femme (p.191). S’agit-il de Bethsabée, future maîtresse du roi David (et future mère du roi Salomon) ? Ou de Hendrickje Stoffels, « servante maîtresse de Rembrandt lui-même, posant devant lui dans le plus simple appareil » (p. 190) ? Le regard, selon les points de vue, peut ainsi faire exister plusieurs tableaux en un seul (p. 196).

On trouve aussi dans la bibliographie l’Histoire naturelle (livre XXXV) de Pline L’Ancien. « A travers le livre XXXV de l’Histoire naturelle, écrit Henri Lewi, la Renaissance redécouvre toutes les inventions de la peinture grecque, scrupuleusement répertoriées par Pline : le rendu des expressions du visage, la vérité anatomique des articulations, celle du mouvement, la transparence des vêtements sur le corps, l’opposition des ombres et des lumières ; même la perspective, la touche visible, le clair-obscur. Il y a, bien sûr, un émerveillement de la ressemblance en peinture ; mais ce n’est là, pour Pline déjà, qu’un premier degré de la peinture, une performance commune… Pline l’Ancien appréciait autant et davantage ce qui parle à l’esprit qu’à la vue… Intellegitur plus quam pingitur… » Par ailleurs, « un trop grand souci de la précision est souvent nuisible, dit Apelle lui-même, il faut savoir lever la main et finir (c’est-à-dire : ne pas finir) » (p. 96-97).

Une citation de Pline l’Ancien nous amène à réfléchir, non seulement à ce que l’on voit sur les tableaux d’un musée, mais aussi à leur matérialité (leur caractère portatif, par exemple), et à la matérialité du musée lui-même comme lieu accessible à tous. « Il est remarquable, écrit Henri Lewi, que Pline l’Ancien… blâme les riches Romains d’avoir chez eux des fresques qu’ils seront seuls à voir ; le tableau, dit-il, tabula, est plus juste, il circule et réjouit tout le monde, au moins virtuellement ; il y a dans l’essence de la peinture de n’appartenir à personne, une liberté ; … un mystère aussi, une capacité infinie de métamorphose, d’un regardeur à l’autre, d’une époque à l’autre » (p. 43. Voir aussi p. 22).

L’auteur consacre quelques réflexions aux questions « matérielles » abordées dans le texte qui vient d’être cité. Par exemple, il signale (p. 28) que la reproduction des œuvres fait disparaître la dimension très inégale des tableaux, certains très grands, d’autres petits. « Comment peut-on parler de reproduction pour la photo d’un très grand tableau ? D’une façon générale, il y a peu de rapport entre un tableau du Louvre et les images qu’on en fait. On confond tableau et image : l’image n’est qu’une partie minime du tableau. Mais peut-être la reproduction a-t-elle une utilité propédeutique… ».
Autre remarque (p. 33), concernant cette fois la configuration des lieux et leur accessibilité difficile :
« Combien de fois me suis-je perdu dans le Louvre ! Plus souvent, me semble-t-il, depuis qu’on a réduit le nombre des issues à une seule, comme fut jadis le labyrinthe pour Thésée et ses amis ; il aurait cherché, lui aussi, des ascenseurs évanescents, grimpé des escaliers épuisants, trouvé fermées des ailes entières, pour travaux ou autres raisons, mystérieuses… »
Ces notations contribuent à rendre « la visite au musée » plus réelle, plus physique, et à donner tout son sens au titre de cet essai savant et sensible.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : le sociologue

Le sociologue analysant ce qu’on refoule
Dans l’inconscient social derrière un garde-fou
Dévoilait le caché avec tant de rudesse
Que bien des prétentieux s’en retrouvaient baudets

Lorsque se présentait le meilleur des profils
De distinction culture il y voyait profit
Domination pouvoir il marchait plein d’audace
Même si la socio le chargeait d’un barda

Par delà les reflets de vitres qui se fêlent
Il voulait percevoir et la cause et l’effet
Dans son œuvre il maniait chiffre et lettre en indices
Pour saisir au plus près l’humaine comédie

Mu par une ambition d’esprit macrocéphale
Il cherchait l’oméga sans négliger l’alpha
Trouvant du vrai qui gît dans la profondeur dense
Ou qui échappe aux yeux tant il est évident

 

 

« Nombre des réalités ou des relations qu’il met à découvert ne sont pas invisibles, ou seulement au sens où « elles crèvent les yeux », selon le paradigme de la lettre volée cher à Lacan… » (Bourdieu, à propos du sociologue, Leçon sur la leçon, 1982, Les éditions de minuit, p. 30). « Le sociologue rompt le cercle enchanté de la dénégation collective : en travaillant au retour du refoulé, en essayant de savoir et de faire savoir ce que l’univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même … Je sais assez bien à quoi on s’expose en travaillant à combattre le refoulement, si puissant dans le monde pur et parfait de la pensée, de tout ce qui touche à la réalité sociale. Je sais que je devrai affronter l’indignation vertueuse de ceux qui récusent, dans son principe même, l’effort d’objectivation … » (Bourdieu, Méditations pascaliennes, 1997, Introduction). « Dans la mesure où son travail d’objectivation et de dévoilement le conduit en maintes occasions à produire la négation d’une dénégation, le sociologue doit s’attendre à ce que ses découvertes soient à la fois annulées ou rabaissées comme des constats triviaux, connus de toute éternité, et violemment combattues, par les mêmes, comme des erreurs notoires sans autre fondement que la malveillance polémique ou le ressentiment envieux » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, sous-chapitre : « La double vérité »). « C’est sans doute le goût de « vivre toutes les vies » dont parle Flaubert… qui m’a porté à m’intéresser aux mondes sociaux les plus divers… Jeune hypokhâgneux tout à l’émerveillement d’un Paris qui donnait réalité à des réminiscences littéraires, je m’identifiais naïvement à Balzac (stupéfiante première rencontre de sa statue, au carrefour Vavin !) … (Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, 2004, éditions Raisons d’agir, p. 86-87).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: nihil novi sub sole ?

 

Rien de nouveau sous le soleil
En mots latins je le redis
C’est plus frappant bien que pareil
En langue ancienne en plus concis

Ces locutions d’anthologie
Nous parlent mieux sous forme vieille
Rien de nouveau sous le soleil
En mots latins je le redis

Mais quand le jour est sans pareil
On en oublie nihil novi
Une étincelle un rien suffit
Tout neuf tout beau pour que s’éveille
La nouveauté sous le soleil

 

« Nihil novi sub sole » (rien de nouveau sous le soleil) est une parole de l’Ecclésiaste (texte de la vulgate, I, 9), à rappeler en ces temps où l’on essaie une fois de plus de reléguer les langues anciennes parmi les vieilleries. Souvent les locutions, les proverbes, les adages, comparés les uns aux autres, expriment une chose et son contraire. Comme en réponse à l’Ecclésiaste, « le soleil est nouveau chaque jour », a dit Héraclite (fragment 6). On comprend habituellement cette formule comme une expression du changement incessant, ainsi que cette autre du même philosophe : « on ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve » (fragments 12 et 91). Cela dit, dans La République (498 b), Platon caractérise ainsi l’ardeur des jeunes gens à philosopher : « … leur ardeur s’éteint bien plus que le soleil d’Héraclite, car elle ne se rallume pas ». On pourrait donc comprendre également que si le soleil est nouveau chaque jour, c’est qu’en permanence, il s’éteint toutes les nuits et se rallume tous les jours. Nous disons aussi : « demain est un autre jour ». Souvent les formules trop évidentes peuvent dissimuler des sens complexes.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: les moulins à vent d’aujourd’hui

Don Quichotte sans peur sans reproche ni plainte
Hidalgo de la Manche à l’assaut des moulins
A dû subir vaincu les moulinets des ailes
Quand le vent a lancé quelques furieux soufflets

S’il revenait sur terre il n’aurait pas de crainte
En devenant soudain notre contemporain
A lutter de nouveau avec autant de zèle
Que jadis quand sa lance au combat se brisait

Je me plais à penser que sa cause est la mienne
Et qu’un espoir survit quand Don Quichotte affronte
Une machinerie excédant la raison

Je le vois qui défie la géante éolienne
Dont la tête est trop haute au mât qu’elle surmonte
Et dont le bras tournant menace à l’horizon

 

« Ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent dans cette plaine, et dès que Don Quichotte les vit, il dit à son écuyer : regarde, ami Sancho, voilà devant nous au moins trente géants démesurés, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie, à tous autant qu’ils sont… Prenez garde, répliqua Sancho : ce que nous voyons là-bas, ce ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît être des bras, ce sont leurs ailes… » Don Quichotte n’écoute pas Sancho. « Bien couvert de son écu, et la lance en arrêt, il se précipite, au plus grand galop de Rossinante, contre le premier moulin qui se trouvait devant lui, mais au moment où il perçait l’aile d’un grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie qu’elle met la lance en pièces, et qu’elle emporte après elle le cheval et le chevalier, qui s’en alla rouler dans la poussière en fort mauvais état  » (Cervantès, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, première partie, livre premier, chapitre VIII).
De nos jours, les moulins à vent sont devenus des éoliennes véritablement gigantesques, appelées aussi aérogénérateurs, qui peuvent atteindre plus de 150 m de hauteur en additionnant un mât de 100 à 120 m et des pales de près de 50 m. Ces éoliennes engendrent une pollution visuelle et sonore importante, en particulier dans des sites et paysages à préserver. Comme l’électricité produite, intermittente en fonction du vent, n’est pas rentable par rapport à celle qui peut être obtenue par d’autres moyens de production, elle est fortement subventionnée par la puissance publique. Mais comme ces machines rapportent de l’argent aux communes (par le biais des taxes) et aux propriétaires des terrains où elles sont construites (grâce aux redevances, et à la revente à prix fort à EDF de l’électricité produite), elles sont une aubaine pour tous ceux et celles qui veulent profiter de cet argent sorti principalement de la poche du contribuable. Nous avons besoin de nouveaux Don Quichotte, plus chanceux que lui, pour combattre cette évolution.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : genre et sexe

La grammaire a doté les noms les mots d’un genre
Ce qui d’après certains vaut aussi pour les gens
Et pour différencier du berger la bergère
Le genre primerait sur le sexe hors sujet

Masculin féminin ce ne sont pas toujours
Des attributs virils ou bien des seins bijoux
Qui vont en décider parfois détonent jurent
Corps et psyché entre eux déclenchant des courts-jus

Panthère ou bien souris quelquefois l’animal
S’écrit au féminin qu’il soit femelle ou mâle
Et chez l’homme animus est aussi anima

Mais rien n’empêchera les garçons quand ils pissent
De le faire debout tandis que s’accroupissent
Les filles c’est ainsi on n’y peut rien tant pis

 

« On compte ordinairement cinq universaux, à savoir le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident » (Descartes, Les Principes de la philosophie, première partie, 59 : « Quels sont les universaux »). La logique scolastique distinguait en effet ces cinq universaux. Le philosophe Ferdinand Alquié a illustré ainsi ce passage de Descartes : « Soit l’espèce humaine. Elle rentre dans une classe dont l’extension est plus grande, celle des animaux. Cette classe est le genre. Mais elle se différencie des autres espèces comprises dans le genre par un caractère spécifique, la raison : c’est la différence. Genre et différence suffisent à caractériser l’espèce : c’est ainsi que l’on peut définir l’homme en disant qu’il est un animal raisonnable. Le propre est un caractère, autre que la différence, mais qui, comme elle, convient à une seule espèce (ainsi le rire est le propre de l’homme). Quant à l’accident, c’est une propriété ne faisant pas partie de l’essence du sujet. » Outre le genre des universaux, on distingue le genre grammatical : masculin, féminin ou neutre ; le genre des classifications scientifiques (en botanique ou en zoologie) ; le genre littéraire ou artistique, par exemple le genre dramatique, ou celui du portrait ; le genre sociologique (par exemple le genre bohème) ; et de manière plus ou moins informelle, le genre qui sert à catégoriser la vie courante, comme chez Proust qui termine Un Amour de Swann par cette phrase de son personnage : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » Aujourd’hui, sous l’influence anglo-saxonne, le genre, par extension de son sens grammatical, désigne aussi l’accidentel non biologique (psychologique, social, économique, politique…) qui crée des inégalités entre les hommes et les femmes.

Dominique Thiébaut Lemaire

Le peintre Jean Le Merdy (1928-2015), entre figuration et abstraction. Par Maryvonne Lemaire

Le peintre Jean Le Merdy, Premier second prix de Rome, lauréat de la Casa Velasquez, peintre officiel de la Marine, né à Concarneau dans le Finistère le 10 octobre 1928, y est décédé le samedi 21  février 2015, à l’âge de 86 ans. En 1996, le musée de la Marine lui avait consacré à Paris une très grande rétrospective.

imagesDe nombreuses images des oeuvres de Jean Le Merdy sont visibles sur google images.

Les peintres arrachent chacun au réel un peu de son invisibilité. Ils découvrent un pan de jamais vu. Et quand sur les toiles s’est peint ce « jamais vu », chacun de penser : c’est vraiment comme ça, je l’ai moi-même vu ainsi.
Pendant une cinquantaine d’années, Jean Le Merdy a couvert ses papiers d’Arches et ses toiles de larges touches obliques de gouache, d’acrylique ou d’huile dans une liberté de geste, dans un mouvement qui ne font que reprendre le travail de son regard occupé à dérober ce que la campagne, le port, les rochers de Concarneau lui offraient de jamais montré. Et ce faisant, il nous a donné à voir la beauté.
Rien de pittoresque, encore moins de folklorique, dans cette Bretagne. Ses natures mortes, déclinant en séries des soupières ventrues, des lampes à pétrole, de hautes cafetières émaillées, celles qu’on laissait sur la plaque de la cuisinière en attendant les visites de l’après-midi, sont associées, je crois, au monde de l’enfance : ce sont des objets dont l’usage a plus ou moins disparu,  pleins de souvenirs familiers, celui d’une grand-mère peut-être ou de longs repas de famille animés  par les histoires des uns et des autres. Les séries d’objets, debout ou couchés en un désordre recherché, répètent une même forme, celle de la lampe à pétrole par exemple, jusqu’à  cerner « l’idée » de lampe à pétrole. Même jeu pour les coupelles remplies de pommes, pour les tresses d’oignons-roses, pour les langoustines ou les melons des jours de fête.
D’autres objets  font signe au peintre : ceux de son temps, de la vie courante. Les outils, les grues, les tracteurs, des vélos, un solex. Très peu de portraits et pourtant tous ces tableaux évoquent dans leur simplicité la présence humaine et la poésie de la vie quotidienne. A Concarneau,  la vie quotidienne, c’est la pêche. Le Merdy peint sans relâche les bateaux : thoniers, chalutiers, il peint aussi le slipway. Avec la même humilité, le peintre de la Marine « fait le portrait », peut-on dire, des porte-avions Foch, Clémenceau (1970), du Charles de Gaulle (1992).
Les paysages de port,  de campagne, les marines, bien que sans  personnages, sont eux aussi animés de sensations et de souvenirs : longues chaînes rouillées  sur le port qui grincent quand on les déroule, la côte  de Beg Menez, si raide que la voiture parfois vient à caler. Ce hangar, dans un verger : le  paysan méfiant avait d’abord refusé  à Jean Le Merdy l’autorisation de le « peindre », croyant qu’il souhaitait repeindre les murs ! Les bords de mer à Trévignon, Lesconil ou Tréboul sont vus par l’oeil d’un promeneur,  le port de Concarneau par un homme au travail parmi les ouvriers du chantier Piriou.
Jean Le Merdy peint sur le motif. Il emmenait ses trois filles ainsi que ses élèves des Beaux Arts de Quimper peindre de la même manière. Près de sa voiture où il se réfugie en cas d’averse, le peintre s’installe avec son casse-croûte et son chevalet. Fils et frère de photographe, il a abandonné la photo : la photo tue le mouvement. Mais il use de son viseur naturel, les mains refermées en tunnel, pour repérer le cadrage recherché. Le contraste entre le net et le flou n’est pas non plus oublié. Parfois à genoux ou assis à même le sol, comme le montrent certaines photographies de lui, il adopte  ce  point de vue particulier et rejette tout en haut de sa toile ou de son papier d’Arches le motif lui-même, abandonnant la vaste surface de premier plan au pur jeu de la touche et de la couleur.
Longs balayages obliques (le peintre est gaucher), dynamisant l’espace,  pour faire vibrer les couleurs.  La matière  et son grain propre,  sables, algues,  rochers,  épines de chardons, d’ajoncs, fougères occupent  l’espace en triangles. Les couleurs varient selon les époques mais on se rappelle en particulier les audacieux et magnifiques orangés ou rouilles : carcasses de bateaux,  engins agricoles abandonnés,  rameaux printaniers dans les haies, contrastent,  dans une explosion d’énergie, avec de très beaux bleus, avec le vert humide des campagnes. Et aussi le gris-vert des tempêtes, le jaune changeant des champs de colza.
Resté à l’écart des influences, le peintre se reconnaît toutefois  dans le  cubisme de Braque et  la lumière de Bonnard. Il pose  à sa manière la question de la figuration et de l’abstraction.  Pour lui, l’abstraction est dans la nature et l’observation peut conduire à l’abstraction. Jean Le Merdy saisit, dérobe et donne à voir l’abstraction c’est-à-dire les lignes de force de la poésie qu’il déchiffre dans le pays de son enfance.
Gauguin est l’âme de la commune toute proche de Pont-Aven.  Au nom de Concarneau, on associe désormais celui de son peintre Jean Le Merdy.

Maryvonne Lemaire

Lisez  le livre de Benoît Landais : Le Merdy, aux éditions Palantines en 1995, et celui de René Le Bihan et Jean Le Merdy : Jean Le Merdy, éditions le Télégramme, 2006.

Billet: chute des cours du pétrole

 

Après avoir atteint cent dollars le  baril
Et même vingt de plus voici que s’est tari
Ce renchérissement volatil sans contrôle
Ceux qui l’ont désiré restent sur le carreau

Anticiper les cours l’exercice est stérile
On ne peut pas savoir on est dans l’hystérie
De la spéculation qui joue à tour de rôle
A la hausse à la baisse elle en fait toujours trop

Surtout n’écoutez pas l’homme qui vous déroule
Une courbe de prix crédible peu ou prou
L’ignorance est maîtresse et c’est sous sa férule
Que l’expert doctement bafouille ou tonitrue

Que le prix du pétrole ou s’envole ou s’écroule
Nous sommes dans l’erreur à chaque tour de roue
Le cours monte ou descend mais l’avidité brûle
Et la soif de l’or noir n’est jamais en décrue

On a construit partout des derricks de poutrelles
Pour exploiter de l’huile ou du gaz qu’on extrait
En forant dans la mer très loin du littoral
Et dans le schiste à terre autant que l’on pourra

Que veut dire à présent ressource naturelle
La technique en décide et son douteux progrès
Dont on ne sait jusqu’où ni dans quelle spirale
Ni dans quelle aventure il nous entraînera

 

 

Les cours du brut ont fortement chuté entre l’été 2014 et le début de 2015. Par exemple, le Brent à Londres est passé de 115 dollars à 55 dollars le baril, ce qui s’explique principalement par une révolution technique en Amérique du Nord. Grâce à la « fracturation hydraulique » – très polluante – du schiste, roche dont la structure feuilletée emprisonne l’huile et le gaz, et grâce à d’autres techniques comme le forage horizontal, les Etats-Unis (notamment au Texas et dans le Dakota du Nord) ont contribué pour 80 % à l’augmentation de la production mondiale dans les cinq dernières années. Parallèlement, la demande a faibli, du fait de la stagnation de l’économie en Europe et au Japon, et de son ralentissement en Chine, premier consommateur mondial de pétrole. La chute des cours a commencé à freiner les projets de prospection et de forage. Mais les producteurs pourraient hésiter à fermer les vannes, car la relance ultérieure de l’exploitation serait coûteuse. On peut donc penser que la surabondance va continuer un certain temps et maintenir les prix au plancher. Les importateurs, comme les pays européens, le Japon, la Corée du Sud et la Chine, réaliseraient ainsi des économies substantielles. Au Japon, celles-ci risquent d’être neutralisées par la faiblesse du yen. Le pétrole étant libellé en dollars, comme les autres matières premières, ce pays devra débourser davantage de yens pour chaque dollar de brut acheté sur les marchés internationaux. De leur côté, les exportateurs, la Russie, l’Iran, le Vénézuela, le Nigéria, l’Angola, sont touchés. Quant à l’Arabie Saoudite, principal producteur de l’Opep (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) et dont les coûts de production sont les plus bas, sa décision de continuer à extraire de grandes quantités de brut, notamment pour préserver sa part de marché, met la pression sur les producteurs concurrents.

 

 

 

Dominique Thiébaut  Lemaire

 

 

Billet: densification de Paris surpeuplé

 

La mairie de Paris veut densifier la ville
Bien qu’elle soit déjà la plus dense du monde
C’est le besoin d’argent toujours inassouvi
Qui l’anime à son tour véritable démon

Elus et promoteurs aimeraient que prévale
Pour que l’offre s’ajuste à la forte demande
Un grand chambardement de chantiers de gravats
D’où sortiraient des tours et des entassements

Dans une hypocrisie qui souvent paraît veule
Ils peignent leurs projets avec de la pommade
On voit sur le Paris de leur carte de vœux
Des tours Eiffel partout faire un joyeux amas

Beaucoup de leurs amis que l’argent décervèle
Pour plus de logements proposent un remède
Que d’après eux les gens ne trouvent pas mauvais
La rehausse des toits par milliers désormais

 

Baudelaire a connu les bouleversements du temps de Napoléon III et du baron Haussmann qui a donné à Paris, dans ses grandes lignes, la physionomie que la Ville a encore aujourd’hui.

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite hélas ! que le cœur d’un mortel)…
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pout moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
(Les Fleurs du Mal, LXXXIX, Le Cygne)
Fourmillante cité, cité pleine de rêve,
Où le spectre en plein jour accroche le passant !
Les mystères partout coulent comme des sèves
Dans les canaux étroits du colosse puissant …
(Les Fleurs du Mal, XC, Les Sept vieillards)
Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements …
(Les Fleurs du Mal, XC, Les Sept vieillards)

L’envers spéculatif des transformations immobilières de Paris à cette époque a été décrit par Zola dans Les Rougon-Macquart. Aujourd’hui, les règles de grande hauteur et de densité (COS) des constructions ayant été supprimées par la majorité socialiste, celle-ci, outre qu’elle préconise des tours, s’attaque malheureusement aux toits de Paris considérés comme un « gisement de m2 », avec la piètre excuse d’une « végétalisation » possible au sommet des immeubles.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Au temps de Klimt. Par Annie Birga

Le commissaire de cette exposition (Pinacothèque de Paris, 12 février-21 juin 2015), Alfred Weidinger, est  le conservateur du Musée du Belvédère de Vienne d’où provient la majorité des 180 œuvres exposées. Parce qu’il se veut historique, le parcours en est chronologique : c’est la naissance, puis l’épanouissement de la Sécession.

Ce mouvement est fondé en 1897 par Gustav Klimt  et deux architectes, Josef Maria Olbrich et Josef Hoffmann, auxquels se rallient rapidement d’autres artistes qui veulent en finir avec les règles strictes de l’académisme. Ils suivent en cela les traces de la Sécession allemande, née à Munich quelques années auparavant. Sur la porte d’entrée du Pavillon, construit la même année par Olbrich, avec sa coupole faite de feuilles de laurier en bronze doré,  figure la devise :
« Der Zeit, ihre Kunst
« Der Kunst, ihre Freiheit  »
A chaque époque son art,
A chaque art, sa liberté.
Le mouvement revendique un art total qui s’exprime aussi bien par l’artisanat que par l’art au sens strict. Les objets utiles doivent aussi être beaux. Il faut mettre l’esthétique à la portée de chacun.  Et c’est ainsi que sont présentés des meubles, jusqu’au bureau et au siège de la Poste (Otto Wagner), des bijoux (Josef Hoffmann), des céramiques, (Powolny), émanant de cette magnifique floraison qui s’épanouit  dans un empire décadent. C’est aussi l’époque où Freud inventait la psychanalyse, où Mahler, musicien génial, dirigeait  l’Opéra de Vienne, capitale intellectuelle de l’Europe avec Paris.
Dans le domaine de la peinture, l’Impressionnisme, venu de France, signe un point de passage à la modernité. L’exposition présente des peintres autrichiens de bonne qualité dont certains ont étudié à Paris.  Et, bien sûr, Egon Schiele, le principal disciple de Klimt, et Kokoschka qui fut son élève avant de se tourner vers une écriture expressionniste.  Sans oublier Carl Moll, qui anticipe Klimt et Schiele par de beaux paysages. De Heinrich Kühn, de belles  photographies pictorialistes (le Musée  d’Orsay lui a consacré en 2010 une exposition qui venait de l’Albertina de Vienne).
Klimt est le pivot central de l’exposition. La Judith 1, fascinante et terrible, dont l’image en affiche fait accourir les foules, des portraits de femmes, chacun traité de manière différente selon le  modèle (on se souvient du mot de Klimt qui dit que pour lui les femmes, plus que femmes, sont des « apparitions »), des paysages, quelques dessins (trop peu).
L’événement de l’exposition, c’est que nous voyons pour la première fois en France, ce qu’on appelle « la frise Beethoven ». En 1902, alors que Klimt est président de la Sécession, le thème choisi pour l’exposition est la neuvième Symphonie de Beethoven. Dans la partie supérieure de la salle, Klimt peint sur béton une frise, divisée en 7 panneaux (pour un transport plus facile, l’œuvre étant primitivement destinée à être enlevée), ayant 34 mètres de longueur sur 2 mètres de hauteur. Elle est très controversée par un clan académique dès sa création, subit bien des avatars (vendue à un privé, rachetée par l’état, ensuite revendiquée à nouveau par le privé, enfin, espérons-le, installée définitivement dans la salle du Pavillon en 1986). Ce qui est montré, c’est une copie parfaite, à l’identique. Une maquette permet au visiteur de reconstituer la salle. Au centre se tenait la statue de Max Klinger, figurant  un Beethoven  conçu comme une divinité de l’Olympe en marbre et matériaux divers ; on en voit une réduction, l’original se trouvant au Musée de Leipzig.
Klimt, lorsqu’il aborde la frise, a l’habitude des grandes décorations. Il a travaillé dans un style classique, à ses débuts, au décor du plafond des escaliers du Théâtre Impérial de Vienne. Puis il a reçu commande pour l’Aula Magna de l’Université. Il s’agissait de rendre allégoriquement Médecine, Philosophie et Jurisprudence. Ces fresques ont été détruites en 1945 ; des dessins préparatoires permettent un peu de les imaginer. Mais leur érotisme et leur décorativisme  soulevèrent l’indignation de l’Académie.
La frise Beethoven, essentiellement décorative (influence des Nabis ?)  se déroule comme un drame en trois actes : forces du mal, appel de l’humanité souffrante, triomphe de la Joie.
Le personnage central du panneau négatif  est un King-Kong avant la lettre,  Il est sorti de la mythologie grecque ; c’est Typhée, ou Typhon, monstre ailé autour duquel s’enroulent des serpents. Ses trois filles, les Gorgones, nues et séductrices, sont surmontées de têtes aux yeux caves, Folie, Maladie, Mort. De l’autre côté du volumineux singe se tient un groupe presque symétrique : l’avidité, femme hydropique, au bas du corps drapé dans un merveilleux tissu bleu, et surmontée de l’impudicité lascive et de la volupté, images féminines chères à Klimt.
Dans les espaces intermédiaires sont ménagés des silences et des repos, longues formes flottantes, à peine dessinées, comme en un vague rêve. Mais apparaît un petit personnage blanchâtre qui semble se tordre sur lui- même et dont le commentaire  dit qu’il s’agit du « souci qui ronge ».
L’humanité crie merci : un couple, suivi d’un enfant, est à genoux et supplie. Interviennent alors les sauveurs. D’abord la Poésie, reconnaissable à la lyre et au plectre. Puis les Arts. Enfin un guerrier solaire, cuirassé et armé d’une épée. Souvenir de Wagner qui a si bien écrit sur Beethoven et donc Parsifal, l’innocent au cœur pur, porteur de rédemption ? Image de Klimt ou de Beethoven ? Le guerrier est surmonté d’une double allégorie : victoire à la couronne de lauriers et doux visage de la compassion.  A nous de réfléchir sur la signification de ces symboles associés ; la frise est aussi  porteuse d’un exercice intellectuel.
« Joie, belle étincelle divine »… « Tous les humains deviennent frères ». C’est le dernier mouvement de la Symphonie, l’Hymne à la Joie, tiré de l’Ode à la Joie de Schiller. Un chœur de jeunes filles, dans une verte prairie, chante, les mains comme en offrande, hiératiques. La dernière et forte image est celle d’un couple enlacé,  surmonté d’une aura de lignes comme magnétiques.
Le drame n’aurait pas son charme magique sans la beauté du travail pictural. Fluidité du dessin, Sezession styl (avec l’influence de Beardsley, illustrateur génial de la Salomé de Wilde, et celle de Jan Toorop qui avait exposé à Vienne en 1900 et dont Klimt s’inspire, marqué par l’art javanais), harmonie des couleurs, volutes, arabesques, mosaîques avec or, nacre, argent, motifs ornementaux variés et inventifs.
Chaque art a une autonomie de règles. Y a-t-il synesthésie entre Beethoven et Klimt ?  Il y a une richesse d’expression, et une montée vers le sublime qui les apparentent.

Annie Birga

 

La poésie dans le roman (Modiano et Houellebecq).Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

 Dans l’actualité littéraire, les œuvres de Patrick Modiano (né en 1945) et de Michel Houellebecq (né en 1956 ou 1958 selon les sources) nous donnent deux exemples de relations entre la poésie et le roman.
Le premier de ces auteurs a reçu pour 2014 le prix Nobel de littérature décerné par l’Académie suédoise, l’autre connaît un grand succès à l’étranger comme en France.

PATRICK MODIANO

Notice rédigée par l’Académie suédoise

« Patrick Modiano est né le 30 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt dans la banlieue de Paris. Son père est dans les affaires, sa mère actrice. Raymond Queneau, ami de sa mère, lui donne des leçons particulières de géométrie et jouera un rôle décisif dans son développement. Après le baccalauréat, il intègre le Lycée Henri-IV à Paris. Modiano fait des débuts remarqués en 1968 avec le roman La Place de l’étoile.
« L’œuvre de Modiano gravite autour de thèmes comme la mémoire, l’oubli, l’identité et la culpabilité. La ville de Paris, souvent présente dans le texte, peut presque être considérée comme participant à sa création. Il n’est pas rare que ses romans se construisent sur un socle autobiographique ou à partir d’événements qui se sont produits sous l’Occupation allemande. Le matériau pour ses ouvrages, il le puise dans des interviews, des articles de journaux ou dans ses propres notes, réunies au cours des années. Ses livres révèlent un air de famille les uns avec les autres et des personnages resurgissent dans différents récits, le lien qui les réunit étant souvent sa ville et son histoire. Roman à caractère documentaire, Dora Bruder (1997) relate l’histoire, à Paris, d’une jeune fille de 15 ans, future victime de la Shoah. Parmi les ouvrages qui le plus clairement manifestent une intention autobiographique, on notera Un pedigree de 2005.
« Son dernier ouvrage en date est le roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (2014). Modiano a également écrit des livres pour enfants et s’est consacré à l’écriture de scénarios de film. Ainsi, avec le metteur en scène Louis Malle il a cosigné le film Lacombe Lucien (1974), dont l’action se déroule sous l’Occupation allemande de la France. »

Au sujet de cette période, Modiano précise dans son Discours à l’Académie suédoise prononcé le 7 décembre 2014 et édité par Gallimard en février 2015 : « Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation »  (p. 13). Et encore : « des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né » (p. 15).

Roman et poésie d’après le Discours à l’Académie suédoise

« J’ai toujours pensé, dit Modiano, que l’écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours envié les musiciens, qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman – et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J’ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c’est sans doute grâce à cela que j’ai mieux compris la réflexion que j’ai lue quelque part : « C’est avec de mauvais poètes que l’on fait des prosateurs. » Et puis, en ce qui concerne la musique, il s’agit souvent pour un romancier d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer, dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé les Nocturnes de Chopin.» (p. 12)

Dans ce discours de Stockholm, Modiano cite un poème de l’Irlandais W.B. Yeats (p. 16) ; un poème  du Russe Ossip Mandelstam (p. 27) sur Pétersbourg ; un vers de Baudelaire (p. 28)  évoquant « les plis sinueux des grandes capitales ». Il se réfère aussi à Thomas de Quincey (p. 25) à propos de Londres où, dit Modiano, « dans la foule d’Oxford Street, il s’était lié avec une jeune fille, l’une de ces rencontres de hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait passé plusieurs jours en sa compagnie, puis il avait dû quitter Londres pour quelque temps. Ils étaient convenus qu’au bout d’une semaine elle l’attendrait tous les soirs au coin de Titchfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. »

Dans le poème d’Ossip Mandelstam, il est question des numéros de téléphone et des adresses anciennes de Pétersbourg, ce qui plaît à Modiano. « C’est ainsi que dans ma jeunesse, confie ce dernier (p. 26-27), pour m’aider à écrire, j’essayais de retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J’avais l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d’une ville engloutie, comme l’Atlantide, et de respirer l’odeur du temps. A cause des années qui s’étaient écoulées, les seules traces qu’avaient laissées ces milliers d’inconnus, c’étaient leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d’une année à l’autre. Il y avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas… Oui, il me semble que c’est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j’ai eu envie d’écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone, et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms. »

MICHEL HOUELLEBECQ

Extraits d’un entretien sur la poésie et la littérature en général

A l’occasion de la sortie de son anthologie poétique (132 poèmes) dans la collection « Poésie/Gallimard », avant que ne soit publiée l’intégralité de sa poésie dans la collection « J’ai lu », Michel Houellebecq a eu avec le journaliste Thierry Clermont un entretien éclairant publié le 24 avril 2014 par Le Figaro. fr sous le titre : « Michel Houellebecq : « Je ne compte pas mourir prochainement ». En voici quelques extraits.


Question : Cet usage quasi systématique de la rime n’aurait-il pas un côté « vieille Parque »?
Réponse : Pour moi, qui dispose d’une certaine sensibilité lyrique, le recours à la rime est sans doute une facilité, d’autant que mes poèmes sont brefs. On a la cadence et la consonance, et le vers est bouclé. Cela m’évite aussi d’avoir à penser : il n’y a pas de poète intelligent. Et pas d’amour intelligent non plus, d’ailleurs… Proust ne disait-il pas : «Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence»? Ce que j’aime dans la poésie, c’est la place et le rôle du «je», qui peut y devenir perceptif et universel: les pronoms s’équivalent. Alors, le «je» devient tous les autres, et le poète est l’être percevant. L’autre bonheur de la rime, c’est de favoriser les contrastes, les ruptures de ton. Faire rimer «piscine» et «urine»… À propos des rapports entre prose et poésie, je pense que ce que j’ai fait de mieux jusque-là, c’est la troisième partie de La Possibilité d’une île. Et savez-vous pourquoi? J’y fais triompher la poésie ! Et les dernières pages sont émaillées d’alexandrins, ou plutôt d’hémistiches.

Q : Et l’album de Jean-Louis Aubert inspiré des poèmes de Configuration du dernier rivage?
R : C’est troublant et merveilleux d’entendre ses poèmes mis en musique! De pouvoir être entendu par le plus grand nombre et de passer à la radio ! Jean-Louis a raison, la chanson, c’est le seul truc que tu prends dans l’âme. Directement. Et je pense qu’une chanson est capable de réorienter un destin d’homme. Surtout, les morceaux de Jean-Louis m’ont permis de renouer avec l’univers artistique en oubliant l’univers réel. L’écoute des Parages du vide m’a réconcilié avec l’écriture romanesque, tout comme la Messe en si  de Bach avait facilité la gestation et la naissance de La Possibilité d’une île. Depuis quelques mois, j’ai du jus ! Mon nouveau roman va bon train et son titre est déjà trouvé. Et quand je trouve le titre, c’est que c’est bon. (Rires)

 
Q : Qu’avez-vous lu récemment?
R : Récemment, j’ai découvert les romans de l’écrivain allemand Theodor Fontane, admiré par Thomas Mann. C’est une véritable révélation. J’en ai déjà lu cinq, dont Effi Briest. Dans ces histoires de passion situées dans le Nord, vers Hambourg, il y a beaucoup de romantisme et de fraîcheur, ce qui ne peut que séduire le baudelairien que je suis. Fontane a l’art de développer jusqu’à la fin ce qui est annoncé tragiquement dès le début.

Q : Un dernier mot avant de nous quitter?
R : Je pense de plus en plus à mon enfance. Dans l’Yonne, j’ai vécu une scolarité primaire enchantée, avec ses récitations, ses dessins, ses chansons. C’est le temps où l’on chantait encore « Le Chant des partisans » ! Je regarde cet enfant, émotif, capable d’émerveillement. J’adorais réciter par cœur des poèmes, en public. Des vers de Péguy, du symboliste Albert Samain, Ronsard… C’était « le vert paradis » chanté par Baudelaire. Je me souviens d’Apollinaire (il récite): «Dans vos viviers, dans vos étangs,/Carpes, que vous vivez longtemps!/Est-ce que la mort vous oublie,/Poissons de la mélancolie»… Plus tard, durant ma jeunesse, moi qui ai aujourd’hui le souffle court, j’ai écrit de longs poèmes épiques, influencés par Hugo et Tolkien, des récits de batailles, truffés de noms propres. Je les ai tous conservés précieusement. En général, l’enfance, c’est bien. On m’a toujours dit qu’elle revient, par bribes, par épisodes, au temps de la vieillesse. J’ai donc le temps. Je ne compte pas mourir prochainement.

L’intégrale des poèmes : correspondances avec les romans

Michel Houellebecq a rassemblé en un seul livre de 450 pages (collection J’ai lu, décembre 2014), sous le titre Poésie, ses recueils antérieurs : Rester vivant (1991), Le Sens du combat (1996), La poursuite du bonheur (1997), Renaissance (1999), Configuration du dernier rivage (2013).
La quatrième de couverture de ce livre nous livre quelques correspondances entre ces poèmes et les romans de l’auteur.

« Juxtaposant librement prose, versets et versification classique (sous la forme de l’octosyllabe et de l’alexandrin), la poésie de Michel Houellebecq est, tout autant que son œuvre romanesque, fortement ancrée dans le monde contemporain. Elle lui sert d’ailleurs souvent de matrice. Ainsi, plusieurs poèmes du Sens du combat annoncent des scènes des Particules élémentaires, publié deux ans plus tard. « Si calme, dans son coma… » évoque la mort d’Annabelle, tout comme « La Longue route de Clifden » préfigure les chapitres terminaux. Et si « la vie est rare », le bonheur y demeure cependant, dans Renaissance, tout autant que dans Plateforme, un horizon possible. »

Ajoutons à ces correspondances le fait que des poèmes tirés du roman intitulé La Possibilité d’une île (2005) ont été repris dans Configuration du dernier rivage, dans une partie sous-titrée « Les Parages du vide ». Ainsi, le poème qui se termine par ce quatrain d’hexasyllabes (p. 173 du roman dans la collection  « J’ai lu ») :
« Si douce à la caresse,
« Si légère et si fine,
« Entité non divine,
« Animal de tendresse. »
Ou encore (p. 366) celui qui commence par :
« Il n’y a pas d’amour
« (Pas vraiment, pas assez)
« Nous vivons sans secours,
« Nous mourons délaissés. »
Du même roman (p. 398-399) provient le poème de quatre fois quatre octosyllabes qui commence par : « Ma vie, ma vie, ma très ancienne, », et qui finit par : « La possibilité d’une île ».
Ces textes ont été mis en musique et chantés en 2014 par Jean-Louis Aubert (voir plus haut), dans un album très réussi intitulé Les Parages du vide (sous-titre de Configuration du dernier rivage).
S’agissant du dernier poème cité, Carla Bruni l’avait déjà mis en musique dans son album de 2008 Comme si de rien n’était. On peut ainsi comparer les deux chansons, toutes deux fidèles au rythme octosyllabique de l’écrivain : chez Carla Bruni, une voix et une mélodie doucement mélancoliques, avec une émotion très intérieure ; chez Jean-Louis Aubert, un rythme plus fort, avec une belle mise en valeur des rimes ainsi que du dernier vers, comme suspendu à la fin. Vu à travers la musique de ces deux interprètes, Houellebecq apparaît comme un poète dont le romantisme a quelque chose de lyrique, voire d’élégiaque, alors qu’en prose, il prend souvent une tonalité satirique, ironique ou cynique, sur un fond de violence.
A la fin de « Aubert chante Houellebecq. Les parages du vide » sont reproduits les mails échangés entre le chanteur et le romancier poète. Voici ce qu’écrit Jean-Louis Aubert dans l’un de ces mails, daté du 27 juin 2013 :
« Je n’ai pas pu m’échapper de ma première idée de lier « Il n’y a pas d’amour » et « La possibilité d’une île » sur une base assez rythmique… Je sais que ça peut paraître un peu anachronique, mais j’ai plus ressenti dès le départ la certitude jubilatoire et la quête haletante, que la résilience de l’accostage et la suavité du séjour. Bref, plus la possibilité que l’île… Il faut dire que la rythmique de la poésie est très réussie (comme ailleurs) et entraînante : ma vie, ma vie, ma première, ma première, il a fallu, il a fallu… Pour la langueur, la version de Carla que j’ai écoutée depuis est très belle (et m’a fait bien douter). »

Quant à la place de la poésie dans le dernier roman publié de Houellebecq, Soumission (janvier 2015), voir dans Libres  Feuillets l’article du 5 février 2015 intitulé : « Soumission, de Michel Houellebecq : roman, poésie, politique ».

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet: à dix-huit mois

 

Malicieux chahuteur et riant des chatouilles
Petit Sacha Noël qui s’intéresse à tout
Contemplait le sapin d’un regard qui pétille
Et s’immobilisait un instant ralenti

Plus tard à dix-huit mois il a juste la taille
Sur la pointe des pieds certain du résultat
Pour atteindre actionner juché sur les orteils
Becs-de-cane poignées clenches qui résistaient

Une porte qu’il ferme une porte qu’il ouvre
Expriment le oui non que savent bien ses lèvres
Et pourraient être aussi les pages d’un grand livre

Assis près de Mamie entre les bras d’un siège
il prend plaisir à lire en tournant les images
Nommant boua-boua le chien pin-pon le camion rouge

 

 

Le jeu de la porte répétitivement ouverte et fermée par Sacha quand ses parents sont partis pourrait être analogue, selon Mamie Maryvonne, au jeu du  » fort-da  » que Freud (Essais de psychanalyse, « Au-delà du principe de plaisir ») a observé chez son petit-fils. Celui-ci, à partir d’un an et demi, lançait loin de lui – « fort » – une bobine reliée à un fil, et la ramenait  » da  » – pour la lancer à nouveau. Sacha scande à chaque fois la fermeture de la porte par l’exclamation « aurouar » (au revoir), en manifestant qu’il a la maîtrise physique et langagière de ce jeu entre l’intérieur et l’extérieur, entre présence et absence.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: le jour de la Saint-Valentin

 

Dans ses rondeaux Charles d’Orléans prince
Parle souvent de la Saint-Valentin
Mais qu’on la fête en français ou latin
Il ne veut pas que rime et rythme grincent

Ne croyez pas que la tâche soit mince
Il faut s’y mettre au plus tôt le matin
Dans ses rondeaux Charles poète et prince
Parle souvent de la Saint-Valentin

Jour où l’amour amasse un grand butin
De tous les cœurs qui sont en sa province
Où l’amoureux pour l’amoureuse en pince
Jour que célèbre en mots proches-lointains
Dans ses rondeaux Charles poète et prince

 

Charles d’Orléans (Paris 1391-Amboise 1465), fait prisonnier par les Anglais à la bataille d’Azincourt en 1415 et libéré seulement vingt-cinq ans plus tard, père du roi de France Louis XII, a écrit plusieurs poèmes sur la Saint-Valentin, par exemple le rondeau numéroté 248 dont la première strophe est la suivante:
A ce jour de saint Valentin
Venez avant, nouveaux faiseurs :
Faites de plaisirs ou douleurs
Rimes en français ou latin !
(Traduction du deuxième vers: Avancez-vous, nouveaux auteurs.)

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

 

Soumission, de Michel Houellebecq : roman, poésie, politique. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Michel Houellebecq poursuit dans Soumission (Flammarion, 2015, 320 pages) une réflexion romanesque sur le désenchantement de la France en particulier et du monde occidental en général. Il raconte comment, en 2022, au terme du second mandat de François Hollande, la Fraternité musulmane et son leader, Mohammed Ben Abbes, polytechnicien et énarque, accèdent au pouvoir à la faveur de l’élection présidentielle. Le nouveau président, s’affichant comme modéré, soucieux de présenter l’islam sous la forme d’un humanisme réunificateur, est parvenu à gagner le soutien des partis traditionnels, droite classique, centre et parti socialiste, unis pour contrer la progression de l’extrême droite.
C’est dans ce contexte de politique-fiction que Michel Houellebecq nous entraîne à la suite du narrateur, universitaire quadragénaire, spécialiste du romancier Huysmans (1848-1907) et des écrivains décadents de la fin du XIXe siècle, narrateur indisposé par son époque – ses élites politiques et intellectuelles, ses idéaux progressistes et ses réflexes bien-pensants, ses mœurs mercantiles – qu’il exècre sans grande colère, dans une satire un peu répétitive, mais souvent amusante, provocatrice, ironique ou cynique.
Ce narrateur au corps souffrant – « migraines, maladies de peau, maux de dents, hémorroïdes »   – n’a d’intimité fraternelle qu’avec l’auteur d’ En route et d’intimité amoureuse qu’avec la sensuelle Myriam, aux caresses beaucoup plus satisfaisantes que celles des étudiantes qu’il lui arrive de contacter via le site YouPorn.
La suite du roman voit le nouveau pouvoir politique s’installer en douceur, et le pays faire preuve d’une acceptation tacite en retrouvant même « un optimisme qu’ (il) n’avait pas connu depuis la fin des Trente Glorieuses ». De leur côté, Myriam et sa famille juive quittent la France pour Tel-Aviv – mais « il n’y a pas d’Israël pour moi », songe le narrateur, plus seul que jamais.
Le roman glisse vers une interrogation sur la place du sentiment religieux dans la modernité occidentale, sur le nihilisme et la mort de Dieu. Le narrateur échoue à réussir un processus de conversion qui pourrait reproduire, à plus de cent ans de distance, celle qui a mené Huysmans, misanthrope et solitaire, du dandysme décadent jusqu’au catholicisme. Il n’éprouve plus rien du lien noué pendant des siècles entre la civilisation européenne et « ce quelque chose de mystérieux, de sacerdotal » que portait en lui le christianisme. Alors, c’est vers l’islam qu’il va se tourner, par pragmatisme, voire opportunisme, en profitant des avantages de la nouvelle université islamique : salaire triplé, épouses offertes par l’institution…

Il est intéressant de voir de quelle manière Houellebecq, qui n’est pas seulement romancier mais aussi poète, fait jouer un rôle à la poésie dans cette histoire, où il est question en particulier de Rimbaud, de Péguy et de Leconte de Lisle (né comme  Houellebecq à La Réunion).

Au début du roman, le narrateur nous parle notamment de son collègue Steve, spécialiste de Rimbaud.
« Je n’aimais pas le thé à la menthe, ni la grande mosquée de Paris, je n’aimais pas non plus tellement Steve, je l’accompagnais pourtant. Il m’était reconnaissant je pense d’accepter, car il n’était pas très respecté de ses collègues en général, de fait on pouvait se demander comment il avait accédé au statut de maître de conférences alors qu’il n’avait rien publié, dans aucune revue importante ni même de second plan, et qu’il n’était l’auteur que d’une vague thèse sur Rimbaud, sujet bidon par excellence, comme me l’avait expliqué Marie-Françoise Tanneur, l’une de mes autres collègues, elle-même une spécialiste reconnue de Balzac, des milliers de thèses ont été écrites sur Rimbaud, dans toutes les universités de France, des pays francophones et même au-delà, Rimbaud est probablement le sujet de thèse le plus rabâché au monde, à l’exception peut-être de Flaubert, alors il suffit d’aller chercher deux ou trois thèses anciennes, soutenues dans des universités de province, et de les interpoler vaguement, personne n’a les moyens matériels de vérifier, personne n’a les moyens ni même l’envie de se plonger dans les centaines de milliers de pages inlassablement tartinées sur le voyant… «  (p. 28-29).

Au milieu du roman, de grandes manœuvres vont porter les islamistes au pouvoir. « Mardi 31 mai. L’information éclata en effet, peu après quatorze heures: l’UMP, l’UDI et le PS s’étaient entendus pour conclure un accord de gouvernement, un « front républicain élargi », et se ralliaient au candidat de la Fraternité musulmane » (p. 150) – dont le modèle en matière de politique internationale est l’Empire romain !
Dans leur résidence de Martel dans le sud-ouest, les Tanneur ont invité le narrateur. Le mari de Marie-Françoise, Alain Tanneur, ancien élève de Normale sup, et qui travaillait jusqu’alors à la DGSI, s’est mis à réciter du Péguy :
« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle ,
« Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre,
« Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre ,
« Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle. »
Pour le narrateur, « c’était surprenant et émouvant de voir ce vieil homme propret, soigné, cultivé et ironique, se mettre à déclamer des poèmes :
« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
« Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
« Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
« Parmi tout l’appareil des grandes funérailles. »
« Il secoua la tête avec résignation, avec tristesse presque. « Vous voyez, dès la deuxième strophe, pour donner suffisamment d’ampleur à son poème, il doit évoquer Dieu. A elle seule l’idée de la patrie ne suffit pas, elle doit être reliée à quelque chose de plus fort, à une mystique d’un ordre supérieur ». Et pour renforcer cette idée, Houellebecq fait encore réciter à son personnage deux autres strophes de Péguy.
« A mon avis, ajoute Alain Tanneur, personne n’a ressenti l’âme du Moyen âge chrétien avec autant de force que Péguy – aussi républicain, laïc, dreyfusard qu’il ait pu être. Et ce qu’il a ressenti également, c’est que la véritable divinité du Moyen âge, le cœur vivant de sa dévotion, ce n’est pas le Père, ce n’est pas même Jésus-Christ ; c’est la Vierge Marie. Et ça aussi, vous le ressentirez à Rocamadour… » (p. 162).
Un peu plus loin dans le texte, trois autres strophes de l’Eve de Péguy sont citées, récitées lors d’une lecture publique à Rocamadour, dans la chapelle Notre-Dame. Le narrateur a assisté à cette lecture: « Je me demandais ce que pouvaient bien comprendre à Péguy, à son âme patriotique et violente, ces jeunes catholiques humanitaires » (p. 168-169). Cela dit, Péguy semble, aux yeux du narrateur et probablement aussi aux yeux de l’auteur lui-même, avoir le défaut de révérer une divinité féminine.

Après l’élection de Mohammed Ben Abbes comme président de la République, dont la priorité est l’éducation, l’université Paris III devient l’université islamique de Paris-Sorbonne.
« Extérieurement, il n’y avait rien de nouveau à la fac, hormis une étoile et un croissant de métal doré, qui avaient été rajoutés à côté de la grande inscription : « Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 » qui barrait l’entrée ; mais à l’intérieur des bâtiments administratifs, les transformations étaient plus visibles. Dans l’antichambre, on était accueilli par une photographie de pèlerins effectuant leur circumambulation autour de la Kaaba, et les bureaux étaient décorés d’affiches représentant des versets du Coran calligraphiés ; les secrétaires avaient changé, je n’en reconnaissais pas une seule, et toutes étaient voilées » (p. 179).
Quant à Steve, « comme je m’y attendais, il avait accepté un poste dans la nouvelle université ; il était chargé d’un cours sur Rimbaud. Il était manifestement gêné de m’en parler, et ajouta sans que je lui aie demandé que les nouvelles autorités n’intervenaient en rien dans le contenu de l’enseignement. Enfin bien sûr la conversion finale de Rimbaud à l’islam était présentée comme une certitude, alors qu’elle était au minimum controversée ; mais sur l’essentiel, sur l’analyse des poèmes, aucune intervention, vraiment. Comme je l’écoutais sans manifester d’indignation, il se détendit peu à peu, et finit par me proposer de prendre un café » (p. 180).
Par la suite, le narrateur est reçu par Robert Rediger, nouvelle éminence de l’enseignement supérieur, qui va le réintégrer dans l’université. Robert Rediger habite près des arènes de Lutèce une maison particulière qui a été celle de Jean Paulhan, et où Dominique Aury a écrit Histoire d’O.  « C’est un livre fascinant, vous ne trouvez pas ? » demande Rediger. Le narrateur est du même avis. Certes, « Histoire d’O en principe avait tout pour me déplaire : les fantasmes exposés me dégoûtaient, et l’ensemble était d’un kitsch ostentatoire – l’appartement de l’île Saint-Louis, l’hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, sir Stephen, enfin tout ça était complètement à chier. Il n’empêche que le livre était traversé d’une passion, d’un souffle qui emportait tout. » Commentaire de l’interlocuteur du narrateur : « C’est la soumission, dit doucement Rediger. L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans le soumission la plus absolue » (p. 260). Et Rediger de préciser qu’il s’agit pour lui de la soumission de la femme à l’homme, mais aussi de la soumission de l’homme à Dieu.

A la fin du roman, le narrateur est invité aux cérémonies accompagnant l’entrée en fonction de Jean-François Loiseleur en tant que professeur de l’université.
« Je me souvenais parfaitement de Loiseleur, c’était lui qui m’avait introduit au Journal des dix-neuvièmistes, bien des années auparavant. Il était entré dans la carrière universitaire après une thèse originale consacrée aux derniers poèmes de Leconte de Lisle. Considéré avec Heredia comme le chef de file des Parnassiens, Leconte de Lisle était en général à ce titre méprisé, considéré comme un « honnête artisan sans génie », pour parler comme les auteurs d’anthologie. Il avait pourtant, sous l’effet d’une sorte de crise mystico-cosmologique, écrit dans ses vieux jours certains poèmes étranges, qui ne ressemblaient pas du tout à ce qu’il avait écrit auparavant, ni à ce qu’on écrivait à son époque, qui ne ressemblaient à vrai dire à peu près à rien du tout, et dont on pouvait dire à première vue qu’ils étaient complètement barrés. Loiseleur avait eu le premier mérite de les exhumer, et le second de parvenir à les inscrire dans une filiation littéraire réelle – il convenait plutôt selon lui de les rapprocher de certains phénomènes intellectuels contemporains du Parnasse vieillissant, tels que la théosophie et le mouvement spirite. Il avait ainsi acquis dans ce domaine où il n’avait aucun concurrent, une certaine notoriété… » (p. 285).
« Immédiatement après avoir été servi de mes mezzes, poursuit le narrateur, je me retrouvai nez à nez avec Loiseleur. Il avait changé : sans être absolument présentable, son aspect extérieur était en net progrès. Ses cheveux, toujours longs et sales, étaient presque peignés ; la veste et le pantalon de son costume étaient à peu près de la même teinte, et ne s’ornaient d’aucune tache de graisse, ni d’aucune brûlure de cigarette ; on pouvait sentir, j’en avais du moins l’impression, qu’une main féminine avait commencé à agir.
« Eh oui, me confirma-t-il sans que je lui aie rien demandé, j’ai sauté le pas… »
« Vous vous êtes marié, vous voulez dire ? », j’avais besoin d’une confirmation….
« Marié ? Avec une femme ? » Je devais m’imaginer qu’il était vierge, à l’âge de soixante ans ; et après tout c’était possible. « Oui oui, une femme, ils m’ont trouvé ça », confirma-t-il  en hochant la tête avec vigueur. « Une étudiante de deuxième année. » (p. 288).

Une chronologie tragique a voulu que Soumission paraisse à la date même de l’assaut terroriste (perpétré au nom de l’islamisme) qui a massacré la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo. Il se trouve aussi que le journal venait d’afficher en couverture à cette date (7 janvier 2015) une caricature représentant Michel Houellebecq. A Cologne où il accepté de s’exprimer sur son livre, le 19 janvier 2015, dans un festival de littérature (Literaturfest), l’écrivain – apprécié par l’économiste Bernard Maris, l’une des victimes du massacre – a tenu des propos que nous rapporte Frédéric Lemaître, journaliste au Monde, dans le numéro de ce journal daté du 21 janvier. L’écrivain a d’abord déclaré qu’en ce qui concerne la réaction du pays à ces assassinats, il n’a pas vu dans les « immenses manifestations en France pour Charlie Hebdo un désir d’unité nationale mais des Français massivement attachés à la liberté d’expression ». Autre mise au point : « Soumission n’est pas un roman islamophobe mais on a parfaitement le droit d’écrire un roman islamophobe si on le veut ». D’ailleurs, il a « parfois eu cette envie, ça aurait simplifié le message mais il ne faut pas se laisser influencer d’un côté ou de l’autre ». Il a révélé que « pour la première fois » de sa vie il a « failli écrire un happy end ». François, le personnage qui se convertit à l’islam pour poursuivre sa carrière universitaire, aurait alors rejoint la femme qu’il aimait, partie en Israël au moment de l’accession à l’Elysée d’un président musulman. Question : ce roman ne fait-il pas le jeu du Front national ? « Je m’en fous. Et de toute façon je n’ai jamais vu personne changer d’opinion de vote après avoir lu un roman ». On ne saura pas s’il approuve ou non la soumission à l’islam telle qu’il la décrit : « Bof. Le personnage principal n’en sait rien. Ce relativisme généralisé entraîne aussi l’auteur. Je n’en sais rien. » En revanche, la théorie identitaire selon laquelle « la biologie l’emporte sur l’idéologie est quand même tentante. C’est la sous-population qui a le plus d’enfants qui transmet ses valeurs », dit-il avant d’ajouter : « à condition d’avoir le contrôle de l’éducation. C’est pourquoi c’est un enjeu-clé du livre. » Il décrit l’histoire politique française depuis quarante ans comme « une tentative générale de tous les partis politiques, des médias et des pouvoirs culturels pour freiner l’ascension du Front national et l’échec de cette tentative. » Pour lui, « on peut avoir un pays de plus en plus à droite qui continue à élire un président de gauche. C’est un piège… En 2017, si François Hollande est réélu, alors que la France est encore plus à droite, ça peut tourner très mal ».

Ce qui est notable dans les déclarations de Houellebecq à Cologne, c’est l’ambiguïté, qui est aussi celle du livre. Approuve-t-il la soumission qu’il décrit ? Bof, il n’en sait rien. Il parle d’un « relativisme généralisé » qui entraînerait le personnage principal mais aussi l’auteur. Ce n’est que partiellement vrai pour le personnage principal, dans la mesure où celui-ci fait un choix en proposant de lui-même de se convertir à l’islam (peut-être pour profiter de l’argent saoudien et de la polygamie).
En ce qui concerne les quatre millions de personnes ayant manifesté partout en France contre les assassinats qui ont provoqué la mort de 17 personnes les 7-9 janvier 2015 (notamment la mort des caricaturistes de Charlie Hebdo et de plusieurs Juifs dans un magasin casher), ces manifestations d’une ampleur jamais atteinte contredisent de manière frappante la thèse soutenue dans Soumission, à savoir la mollesse d’une France qui serait prête à s’abandonner à une aventure islamiste.
Les millions de manifestants, selon Houellebecq, auraient été motivés moins par un désir d’unité nationale que par un attachement à la liberté d’expression. Ce distinguo minimise la portée de l’ événement. Car c’est la réalité d’un peuple insoumis qui s’est révélée, réalité totalement ignorée par le roman. Les femmes appartiennent à part entière à ce peuple, alors que la fiction de Soumission est fondée sur la passivité et  la marginalisation sans résistance de la moitié féminine de la population (dont l’éviction du marché du travail paraît être présentée comme bénéfique, alors qu’elle aurait très probablement l’effet économique opposé). Quant au désir d’unité nationale, c’est une expression qui a quelque chose de dérisoire car elle relève de la même catégorie que, par exemple,  les querelles politiciennes dont elle se voudrait le contraire tout en faisant allusion à la même chose.
En réalité, ce que ces manifestations massives ont manifesté, ce n’est pas un attachement à la liberté d’expression, c’est l’amour de la liberté, et ce n’est pas le désir d’une unité à venir, c’est la force, au présent, des valeurs communes.

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet : argument ontologique

 

Je ne puis concevoir sans vallée la montagne
Une topologie qui s’accorde au constat

Que le mont et le val vont de pair s’accompagnent
Et pour leur existence on n’en disconvient pas

Je peux imaginer que des chevaux atteignent
A tire-d’aile un ciel où la raison se tait
Mais ce n’est que chimère irréelle on le sait
C’est ce que le bon sens et l’expérience enseignent

L’idée d’un Dieu parfait suprêmement insigne
Est d’une autre nature et sa suprématie
Aurait sans l’existence un manque et un faux pli
Serait contradictoire et pourtant je rechigne

Et je doute pourtant car mon esprit se cogne
A l’enclos qui le borne à ses murs verticaux
Il chancelle et titube il est comme un ivrogne
Soûlé par l’infini entre tout et zéro

 

 

 

 « Il n’y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu (c’est-à-dire un être souverainement parfait) auquel manque l’existence (c’est-à-dire auquel manque quelque perfection), que de concevoir une montagne qui n’ait point de vallée.
Mais encore qu’en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu’une montagne sans vallée, toutefois, comme de cela seul que je conçois une montagne avec une vallée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait aucune montagne dans le monde, de même aussi, quoique je concoive Dieu avec l’existence, il semble qu’il ne s’ensuit pas pour cela qu’il y en ait aucun qui existe ; car ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses ; et comme il ne tient qu’à moi d’imaginer un cheval ailé, encore qu’il n’y en ait aucun qui ait des ailes, ainsi je pourrais peut-être attribuer l’existence à Dieu, encore qu’il n’y eût aucun Dieu qui existât… »

Mais « de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inséparable de lui, et partant qu’il existe véritablement : non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorte, et qu’elle impose aux choses aucune nécessité ; mais, au contraire, parce que la nécessité de la chose même, à savoir de l’existence de Dieu, détermine ma pensée à le concevoir de cette façon. Car il n’est pas en ma liberté de concevoir un Dieu sans existence (c’est-à-dire un être souverainement parfait sans une souveraine perfection), comme il m’est libre d’imaginer un cheval sans ailes ou avec des ailes » (Descartes, Méditations métaphysiques, méditation cinquième).

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet: c’est la faute à Voltaire

 

L’idée que les humains innocents au berceau
Sont par nature bons c’est la faute à Rousseau
L’idée de critiquer mais sans esprit sectaire
L’excès de religion c’est la faute à Voltaire

Les jeunes destructeurs c’est la faute aux parents
Aux père et mère absents impuissants transparents
C’est la faute à l’école à ses mauvaises notes
Suggérant que l’élève est tête de linotte

C’est la faute aux prisons qui créent des enragés
– C’est du moins ce qu’on dit – prêts à tout saccager
C’est la faute au marxisme ou au capitalisme
C’est la faute au laxisme à l’autoritarisme

Mais lorsque des voyous se réclamant de Dieu
Dont l’un des adjectifs est miséricordieux
Mitraillent sans pitié l’équipe d’un journal
Dans un déchaînement de violence infernale

Dans un massacre fou de libres journalistes
Armés du seul stylo des caricaturistes
Lorsque la tuerie frappe en réponse aux dessins
Ne cherchez plus d’excuse au crime aux assassins

 

 

Dix-sept victimes ont perdu la vie au cours de trois journées sanglantes qui ont endeuillé la France les 7, 8 et 9 janvier 2015 : douze personnes lors d’un attentat perpétré contre le journal Charlie Hebdo (dont les dessinateurs Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, la psychanalyste Elsa Cayat et l’économiste Bernard Maris), plus une policière municipale abattue à Montrouge, et quatre hommes exécutés lors de la prise d’otages dans un supermarché cacher…

Les auteurs de ces tueries ont été rapidement identifiés. Il s’agit de trois Français musulmans : les frères Saïd et Chérif Kouachi nés de parents algériens, et Amedi Coulibaly d’origine malienne. Ces terroristes ont été tués le vendredi 9 janvier 2014 dans des affrontements avec le « Raid » de la police et le « GIGN » de la gendarmerie.

A la suite de ces événements, des millions de manifestants partout en France ont réaffirmé leur attachement aux valeurs du pays : liberté, égalité, fraternité, mais aussi laïcité.

A Paris le 10 janvier, la manifestation a rassemblé entre un million et deux millions de personnes, et plus de quarante dirigeants de pays étrangers. Le cortège principal, parti de la place de la République, a rejoint par le boulevard Voltaire la place de la Nation.

Voltaire est l’un des grands hommes des combats contre le fanatisme et pour la liberté, en particulier pour la liberté d’expression face à ce que prétendent nous dicter les religions.

Dans Les Misérables de Victor Hugo, Gavroche, avant d’être tué sur une barricade, chante cette chanson :
Je suis tombé par terre
C’est la faute à Voltaire
Le nez dans le ruisseau
C’est la faute à Rousseau.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Photos de Dominique Thiébaut Lemaire et de Maryvonne Lemaire

 

 

 

Photo personnelle: Dominique Thiébaut Lemaire et Maryvonne Lemaire, au restaurant au Cap Coz (Fouesnant), le 19 août 2013

 

Source des photos suivantes : site de La Chaslerie

 

10 décembre 2014, Dominique LEMAIRE.

Dominique Thiébaut Lemaire, à l’espace Le Scribe L’Harmattan, à l’occasion de la présentation de Bourdieu. Une sociologie réflexive, 10 décembre 2014

Dominique LEMAIRE en train de lire en public un de ses poèmes.

Dominique Thiébaut Lemaire, à l’espace Le Scribe L’Harmattan, lecture de Passions Premières devant deux tableaux de Sergio Birga, fin septembre 2012

23 juillet 2011, un regard pour la postérité.

De face: Philippe Démeron, Dominique Thiébaut Lemaire, Maryvonne Lemaire, au manoir de la Chaslerie, fin juillet 2011

23 juillet 2011, camarades de promotion et néanmoins vrais amis.

Pierre-Paul Fourcade et Dominique Thiébaut Lemaire, au manoir de la Chaslerie, fin juillet 2011

 

 

 

 

Récapitulation des articles et billets sur Descartes

Apologues cartésiens. 17 octobre 2013

Billet: rondeau pour 2015

Aux amis

L’année nouvelle est derrière la porte
Qui peut s’ouvrir sur un flou d’inquiétude
Rien n’est certain sinon l’incertitude
Mais l’espérance est la plus forte

Ce que les mois à venir nous apportent
Sera du neuf ou bien de l’habitude
Rien n’est certain sinon l’incertitude
Mais l’espérance est la plus forte

Dans l’amitié les voeux nous réconfortent
Ils nous font part d’une sollicitude
En nous parlant de ce qui nous importe
Santé bonheur et même incomplétude
Mais l’espérance est la plus forte

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: cadeaux de Noël

 

Sous un ciel scintillant dont ils scrutaient le dôme
Trois mages sont venus présenter leurs cadeaux
L’encens la myrrhe et l’or une royale dîme
Après les quelques dons de bergers enhardis

La mère de l’enfant n’avait pas de diadème
Des toiles d’araignée s’étendaient comme un dais
Sur celle qui plus tard deviendrait Notre Dame
Sur Joseph sur Jésus que cherchaient les soldats

Les mages sont venus guidés par une étoile
Qui les a précédés à travers le désert
En les accompagnant jusqu’à ce pauvre toit

Ils préféraient au jour la nuit qui se constelle
Quand elle naît du fond d’un firmament d’azur
Et qu’elle chante à l’âme alors que tout se tait

 

 

Emaux et camées, recueil de poèmes de Théophile Gautier (1811-1872), contient un Noêl d’une belle simplicité dont les deux premières strophes sont les suivantes :

Le ciel est noir, la terre est blanche ;
-Cloches, carillonnnez gaîment ! –
Jésus est né, la Vierge penche
Sur lui son visage charmant.

Pas de courtines festonnées
Pour préserver l’enfant du froid ;
Rien que les toiles d’araignées
Qui pendent des poutres du toit.

A mon sens, le ciel de la Nativité, loin d’être noir, était rempli d’étoiles rimant avec toiles (d’araignée), rime chère à Victor Hugo. Cette remarque n’enlève rien aux mérites de Théophile Gautier, aujourd’hui sous-estimé, mais admiré par les plus grands.
Baudelaire lui a dédié Les Fleurs du Mal en des termes extrêmement élogieux :
« Au poète impeccable
« Au parfait magicien ès lettres françaises
« A mon très cher et très vénéré
« Maître et ami… »
Hugo lui a écrit en 1872 un « tombeau » célèbre (que j’ai choisi de commenter il y a bien longtemps à l’écrit du baccalauréat) :
« Oh ! quel farouche bruit font dans le crépuscule
« Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !…
« Ce siècle altier, qui sut dompter le vent contraire,
« Expire… Ô Gautier ! toi, leur égal et leur frère,
« Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset… »
Mallarmé lui aussi, dans l’hommage collectif rendu à Théophile Gautier qui venait de mourir, a écrit à cette occasion un impressionnant « Toast funèbre », qui ne doit pas assombrir la joie de Noël.


Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

Billet: vaccinations

Souvenir indistinct le premier de l’enfance
Je crois me rappeler que presque triomphant
J’étais à trente mois maître dans la charrette
La carriole à deux roues mais qui donc me tirait

Non pas l’éléphanteau aux naissantes défenses
Qui pourraient devenir matière d’olifant
Mais un humain qui donc silhouette pas nette
Emergeant du passé quand celui-ci renaît

Non pas le gros Babar qui hors de la béance
De l’oubli me revient jeune petit géant
Mais un être plus cher qui gratte une allumette
Au plus profond du noir et me manque à jamais

J’avais un sentiment de fière préséance
Et d’être en ce charroi tel un roi fainéant
Parcourant le pavé comme sur des roulettes
Peut-être pas un roi du moins un  roitelet

Illusion d’être ainsi content plein d’insouciance
Non
je n’aurais pas dû me sentir si confiant
Une vaccination ce n’était plus la fête
M’attendait et j’ai cru que c’était un méfait

Ce lointain souvenir j’en ai repris conscience
Quand à six fois onze ans j’ai supporté patient
Un rappel de vaccin dont ma mémoire inquiète
Exagérait l’effet mais à tort se méfiait

 

 

 

Dans le cahier où elle a noté les faits et gestes et les paroles de ma prime enfance, ma mère a relaté ainsi une histoire de vaccination :

« Vaccination anti-diphtérique et anti-tétanique associée.
Trois piqûres : 5 juin 1950, 19 juin, 2 juillet.
A partir de ces dates mémorables la « mairie » devient le lieu du cauchemar. Il ne faut plus l’approcher de près, Dominique résiste de toutes ses forces et ne veut plus avancer. Affreux souvenir que celui du gros monsieur qui maintient de force les petits enfants sur ses genoux pendant que le docteur fait la piqûre ! »

Il me semble qu’il s’agit là de mon plus ancien souvenir, à l’âge de deux ans et demi. Je ne me rappelle pas les personnages ni le lieu de cette scène, mais seulement le petit trajet en carriole pour m’y rendre.

 

Bourdieu, une sociologie réflexive: un livre de Dominique Thiébaut Lemaire

Dominique Thiébaut Lemaire vient de publier une étude sur la sociologie de Pierre Bourdieu.
La gravure en couverture, portrait du sociologue, est l’œuvre du peintre et graveur Sergio Birga, auteur de deux autres illustrations à l’intérieur du livre : une gravure représentant de manière imagée la réflexivité et l’auto-analyse, ainsi qu’un autre portrait  (dessiné) du sociologue.  

 

 

 

 

L’évaluation scolaire: critique de l’enquête internationale PISA. Par Dominique Thiébaut Lemaire

L’enquête internationale périodique PISA a fait l’objet d’un article publié par Libres Feuillets le 16 octobre 2011. L’analyse critique contenue dans cet article de 2011 est reproduite ci-dessous en annexe, à la suite de l’analyse consacrée à la dernière enquête en date, celle de 2012 publiée fin 2013 (qui met l’accent sur les mathématiques).

PISA fait grand bruit chaque fois que ses résultats sont publiés. On croit pouvoir en tirer des vérités comparatives, on décerne aux Etats des bons points ou des mauvais points selon leurs niveaux scolaires ainsi mesurés, les politiques s’en mêlent. Mais comparaison n’est pas raison.
En réalité, PISA compare des situations nationales peu comparables, et mesure pour une large part des réalités irréelles, comme en témoignent les questionnaires soumis aux élèves.

 Qu’est-ce que PISA

 Présentation générale

PISA (en anglais Program for International Student Assessement) est une enquête menée tous les trois ans auprès de jeunes de 15-16 ans dans les pays membres de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique) et dans de nombreux pays partenaires. Cette enquête prétend évaluer l’acquisition de savoirs et savoir-faire essentiels à la vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire. Ses tests, qui se présentent sous la forme de questionnaires, portent sur la lecture, la culture mathématique et la culture scientifique. Dans chacun des pays participants, les élèves remplissent les questionnaires tous les trois ans. Ils sont sélectionnés à partir d’un échantillon aléatoire d’établissements scolaires (publics ou privés) ainsi que sur un critère d’âge (de 15 ans et 3 mois à 16 ans et 2 mois au début de l’évaluation), et non en fonction de leur classe.

 Les collectes de données déjà réalisées ont eu lieu en 2000, 2003, 2006, 2009 et 2012. L’idée est de procéder à des comparaisons dans l’espace et dans le temps. Mais ces comparaisons sont sujettes à caution, car le cadre d’évaluation évolue d’une enquête à l’autre.

 L’ambition affichée : la préparation à la « vie réelle » par les systèmes éducatifs

 Plutôt que d’évaluer la maîtrise d’un programme d’enseignement, PISA se concentre sur ce dont les élèves de 15 ans sont supposés avoir besoin dans leur vie future et cherche à déterminer ce qu’ils pourront faire grâce à ce qu’ils auront appris. L’enquête vise à mesurer leur capacité à réfléchir et à appliquer leurs connaissances dans des situations tirées du monde réel et de la vie courante.

 Ce qui suit, jusqu’au titre intitulé « Analyse critique », reproduit en substance l’argumentation de l’OCDE.

 D’après cette organisation, les programmes scolaires sont surtout conçus en tant qu’ensembles d’informations et de techniques à maîtriser et n’accordent pas assez d’importance aux compétences qui devraient être développées dans la perspective d’une application dans la vie adulte. Ils privilégient encore moins les compétences générales qui devraient être acquises de manière transversale dans l’ensemble du programme pour permettre à l’individu de résoudre des problèmes et d’appliquer son raisonnement et ses concepts aux situations rencontrées dans la vie. PISA, au contraire, a l’ambition d’étudier l’état de préparation à la vie adulte et, dans une certaine mesure, l’efficacité des systèmes d’éducation, en évaluant le niveau de formation des élèves par rapport aux objectifs fondamentaux des systèmes d’éducation, et non par référence aux corpus de connaissances.

 En sciences, posséder des connaissances particulières, savoir des noms de plantes et d’animaux par exemple, présente moins d’intérêt, dit PISA, que d’avoir assimilé des notions fondamentales comme la consommation d’énergie, la biodiversité et la santé humaine, lorsqu’il s’agit de réfléchir sur des thèmes scientifiques qui suscitent des débats de société. En mathématiques, être capable de raisonner en termes quantitatifs et de concevoir des relations ou des correspondances est plus important que de savoir répondre aux questions figurant habituellement dans les manuels d’exercices, lorsqu’il s’agit de faire preuve de compétences mathématiques dans la vie courante. En lecture et compréhension de l’écrit, alors que les évaluations sont souvent axées sur des textes continus organisés sous forme de phrases et de paragraphes, l’enquête PISA part de l’idée que les individus rencontreront au cours de leur vie adulte un vaste éventail d’écrits (dossiers de candidature, formulaires administratifs, publicités, etc.) et qu’il ne suffit pas de pouvoir lire les textes généralement proposés à l’école. Elle met l’accent sur l’usage pour lequel ont été rédigés divers types de textes : romans, lettres personnelles ou biographies rédigées en vue d’une lecture à usage « privé » ; documents ou avis officiels destinés à un usage « public » ; manuels d’entretien ou rapports destinés à une lecture à des fins « professionnelles », et manuels scolaires ou fiches d’exercices destinés à une utilisation « scolaire »…

Analyse critique

Caractère artificiel de la « vie réelle » de PISA

De même que PISA 2006 et PISA 2009, PISA 2012 a posé aux élèves des questions bizarres sur des situations irréelles. Par exemple, en « résolution de problèmes », ils ont été invités à retrouver par tâtonnements le fonctionnement d’un climatiseur neuf dont on aurait égaré le mode d’emploi. Sans doute dans l’idée que si le climatiseur n’était pas neuf, ils sauraient le faire marcher sans tâtonnements. Mais perdre le mode d’emploi d’un appareil qu’on vient d’acheter, « il faut le faire », dirait le vendeur auquel on s’adresserait aussitôt pour récupérer ce document ! Autre exemple : l’achat de tickets de métro à tarif réduit à un distributeur où le tarif réduit n’est pas disponible. L’épreuve consiste à se rendre compte de cette indisponibilité, et à se résigner à payer le tarif normal (au lieu de s’adresser à un autre distributeur ou au guichet) !

Le « non-dit » des questions posées

S’agissant d’un réseau de routes formant un entrelacs entre différents quartiers, et dont les tronçons sont représentés avec la mention du temps nécessaire pour les parcourir, PISA a posé aux élèves les questions suivantes :
– quel trajet doivent suivre trois personnes habitant chacune dans un quartier différent pour se retrouver ensemble dans l’un des quartiers sans que le déplacement de chacune soit supérieur à 15 mn ?
–  quel est le trajet entre deux quartiers éloignés nommément désignés, qui ne dépasse pas 31 mn ?
La réponse est obtenue en additionnant les temps de déplacement correspondant aux tronçons qui composent l’itinéraire le plus rapide, à déterminer. L’énoncé de la question passe sous silence le fait qu’une absence de déplacement pour l’une des personnes peut être considéré comme un trajet ; et le fait que, dans le graphique du réseau, qui semble ne pas avoir d’échelle, la longueur d’un tronçon est tout de même proportionnelle à sa longueur réelle, précision qui, dans la vie réelle, permet au lecteur d’une carte routière d’avoir, en première approximation, une vue synthétique de ce que peut être la route probablement la plus courte.

Dans une autre « résolution de problème », un aspirateur robot circule au milieu de plusieurs « blocs », les uns fixes de couleur rouge, les autres déplaçables de couleur jaune. Il est demandé aux élèves de décrire ce que fait l’aspirateur lorsqu’il rencontre un bloc jaune. L’énoncé du problème escamote la question complète, car la description attendue est en fait celle-ci : « décrire ce que fait l’aspirateur depuis le moment où il rencontre un bloc jaune jusqu’au moment où il s’immobilise après cette rencontre ».

Fausseté de la démarche comparatiste retenue

 Les connaissances et les compétences évaluées ne sont pas choisies par PISA parce qu’elles font partie du dénominateur commun des programmes scolaires nationaux, mais, nous explique-t-on, parce qu’elles sont jugées essentielles pour la vie future. Cependant, les vraies raisons de la référence aux notions de « vie réelle » et de « vie future » sont ailleurs. Dans un contexte international, privilégier la référence à des programmes d’enseignement nationaux aurait pour effet de concentrer l’enquête sur les éléments communs aux différents pays. Il faudrait alors multiplier les compromis, ce qui déboucherait, selon l’OCDE, sur une évaluation trop restrictive pour être utile aux gouvernements ou Etats désireux de se comparer aux autres.
Au surplus, l’OCDE (34 pays membres) a perdu en homogénéité et donc en comparabilité, en englobant désormais des pays situés à des stades de développement dissemblables, et en incluant dans ses enquêtes PISA 31 « pays et économies partenaires » (dont les entités chinoises de Shanghai, Hong-Kong, Macao !). D’où l’exigence encore plus nécessaire d’une définition a priori, comme socle de la comparaison, d’un type de connaissances et de compétences considérées comme « utiles » partout, au prix d’un sérieux appauvrissement intellectuel.

 Fausseté de l’idée d’un acquis de base national et international à 15-16 ans

 Les élèves de l’échantillon sont sélectionnés en fonction de leur âge, et non en fonction de leur classe, ce qui peut poser problème en France où le redoublement est plus fréquent qu’ailleurs. A cette objection, on répond, cyniquement ou raisonnablement selon le point de vue, que la France doit réduire ses taux de redoublement.

 L’approche de PISA, fondée sur la fiction d’un socle commun de connaissances supposé acquis à 15-16 ans, est rudimentaire par rapport aux approches des programmes nationaux d’enseignement fondés sur la construction progressive d’un savoir sur une plus longue durée.

 Dans les approches modernes de plus longue durée, choisies par les pays développés, les notions de base, enseignées de manière échelonnée, peuvent être abordées par les différents systèmes scolaires à des niveaux de profondeur variable et à des âges différents, parfois plus tardifs. En conséquence, on retombe sur l’inconvénient de comparer des réalités non comparables.

 En outre, le discours de PISA se fonde sur la distinction entre les connaissances résultant des programmes d’enseignement, et les notions de base indispensables. Mais il est illusoire de croire que ces dernières puissent être assimilées indépendamment de l’acquisition des connaissances plus élaborées dont elles constituent le socle et qui permettent d’en comprendre l’intérêt.

 Tests et bachotage

 Dans son livre intitulé : Les stratégies absurdes (Le Seuil, 2009) l’économiste Maya Beauvallet a indiqué qu’aux Etats-Unis, une vingtaine d’Etats ont développé un système de rémunérations et de sanctions des écoles sur la base de tests auxquels sont soumis les élèves. Ces tests remontent pour les premiers aux années1930. A partir des années 1950, ils ont servi à mesurer la performance non pas des élèves mais de leurs professeurs. A partir des années 1980, ils ont débouché sur des récompenses ou des sanctions monétaires.

 On a constaté que les résultats s’améliorent toujours une fois passée la période de mise en place de ces tests. Les élèves auraient donc appris quelque chose ? Ils ont surtout appris à répondre à un exercice particulier. Ils connaissent mieux le test et ses rouages (voire ses « roueries »), s’en soucient davantage, lui consacrent parfois une part trop importante de leurs efforts, développent une stratégie de bachotage. De leur côté, les enseignants enseignent à leurs élèves la meilleure manière de réussir le test, au détriment de tâches importantes que le test ne mesure pas.

Une étude américaine a mesuré le temps passé devant la télévision, le taux d’absentéisme des élèves et le temps de travail à la maison comme indicateurs d’une qualité autre que la qualité mesurée par ces tests scolaires. Ses auteurs n’ont trouvé aucune relation significative entre l’amélioration des résultats des tests et le temps passé devant la télévision ou le temps passé aux devoirs à la maison.

 L’introduction d’un nouveau test se traduit immédiatement par une baisse des performances. Les élèves seraient-ils devenus moins bons? Non, simplement le test  mesure la connaissance du test. Tel est la conclusion à laquelle sont parvenus plusieurs chercheurs américains (par exemple Robert Linn : « Assessments and Accountability », Educational Researcher vol 29, 2, 2000)

 En conclusion

 Un idéal de certificat d’études

Les élèves français formés aux épreuves du certificat d’études de la Troisième République (épreuves fondées sur des questions concrètes prétendant s’inspirer elles aussi de la vie courante) auraient sans doute été mieux adaptés aux tests de PISA que les élèves d’aujourd’hui pourtant dotés de connaissances plus poussées dans un contexte pédagogique plus ambitieux.
Ainsi, les questions de mathématiques posées dans le cadre de PISA 2012 semblent, d’après les exemples qui en sont donnés, se concentrer sur des calculs de vitesses et de débits (celui d’une porte à tambour au lieu du débit d’un robinet) comme au bon vieux temps du certificat d’études.

 Une méconnaissance des études sur la validité des tests

 De nombreuses études ont montré depuis longtemps que les tests ne mesurent pas ce qu’ils prétendent mesurer. A ce sujet, on vient de voir que, pour les chercheurs américains dans le domaine de l’éducation, le test mesure principalement la connaissance du test.
On peut dire ironiquement que ce constat est encourageant pour les pays qui souhaitent améliorer leur performance PISA et battre les pays concurrents: il leur suffit d’y préparer leurs élèves en les familiarisant avec les types de questions, les critères de notation, les « trucs » à connaître et les « pièges » à éviter.
C’est du reste ce que font les bons élèves dans les cursus nationaux d’enseignement : ils se familiarisent avec les types d’épreuves et s’y exercent, en sachant bien que la moitié de la réussite est due à cette compréhension distincte de la connaissance de la matière elle-même.

 Qu’importe ce qui est réellement comparé, pourvu que l’on puisse dresser un palmarès

 Bien qu’il soit le plus souvent superficiel voire infondé, le palmarès, exploitant le profond désir humain de comparaison aux autres, d’imitation et d’émulation, est un produit qui se vend bien.
Chaque fois qu’un palmarès arrive sur le « marché », la question n’est pas de se demander ce qu’il nous apprend, mais à qui il profite: à ceux qui les élaborent, à ceux qui les diffusent, à ceux qui les utilisent ? En l’occurrence, grâce à ces comparaisons de PISA fondées sur l’apologie d’une sorte de SMIC intellectuel commun, l’OCDE gagne un surcroît de notoriété et d’influence; ceux qui préconisent la «performance du capital humain» dès 16 ans s’en trouvent confortés ; les médias qui les publient augmentent leur diffusion; les collectivités nationales s’en délectent: joie fallacieuse quand les résultats sont bons; plaisir masochiste quand ils sont médiocres; et les gouvernements peuvent y trouver de quoi justifier des réformes simplificatrices…

Excellence et égalité des chances

PISA a commencé à réfléchir plus sérieusement à cette problématique, mais à partir de l’idée (pieuse ?) qu’il n’y a rien de contradictoire à œuvrer à la fois pour l’excellence et pour rehausser le niveau  de compétence des élèves peu performants.
Le pourcentage des enfants d’immigrés, qui ont dans tous les pays plus de difficultés que les autres, reste de l’ordre de 15 % dans le total français des élèves (au-dessus des 12 % constatés dans l’ensemble des pays),  mais l’enquête de 2012 montre que si, en France, le pourcentage des élèves très performants est à peu près le même qu’en 2003, celui des élèves en difficulté y a beaucoup augmenté.

***

ANNEXE: analyse de PISA 2006 et 2009

Caractère artificiel de la « vie réelle »

 La « vie réelle » des enquêtes PISA 2006 et 2009.est une fiction, comme le montrent les trois exemples suivants.

PISA 2006 a présenté aux élèves un tableau de distances routières dans lesquelles figure bizarrement une case blanche qu’ils doivent s’évertuer à combler par des calculs. Mais jamais un élève de 15 ans, ni d’ailleurs un adulte, ne sera confronté à ce genre de « trou » dans un tableau ayant pour objet d’indiquer les distances entre les villes répertoriées ; sans compter que les cartes de la vie réelle comportent l’indication d’une échelle qui permet d’éviter les contorsions de raisonnement auxquelles le problème de PISA oblige les élèves au nom de la vraie vie.

PISA 2006 a demandé à quelle distance habitent l’un de l’autre deux élèves qui parcourent respectivement 5 et 2 km pour aller à l’école, et commente ainsi cet exemple en croyant pouvoir se moquer de ceux qui le critiquent : « Parmi les enseignants auxquels ce problème a été soumis pour la première fois, nombreux sont ceux qui l’ont rejeté, invoquant le fait qu’il était trop facile et que n’importe qui pouvait déterminer que la bonne réponse est trois km. Selon un autre groupe d’enseignants, ce n’est pas un bon item, puisqu’il n’y a pas de réponse (voulant dire par là qu’il n’y a pas qu’une seule réponse numérique possible). Une troisième réaction a été de dire que c’était un mauvais item en raison des nombreuses réponses possibles : faute d’informations suffisantes, le mieux que l’on peut en conclure est que les enfants habitent à une distance comprise entre trois et sept km l’un de l’autre ; il s’agit là d’une caractéristique peu souhaitable. Enfin, un petit nombre d’enseignants a estimé qu’il s’agissait d’un excellent item : les élèves doivent comprendre la question ; cet item fait réellement appel aux capacités de résolution de problèmes, car il ne correspond à aucune stratégie connue des élèves ; enfin, il s’agit d’un « beau » problème mathématique, malgré l’absence d’indices sur la manière dont les élèves vont le résoudre. »

PISA 2009  comportait le test suivant. Un menuisier dispose de 32 mètres de planches et souhaite s’en servir pour faire la bordure d’une plate-bande dans un jardin. Il envisage d’utiliser un des quatre tracés suivants pour cette bordure : deux tracés à angles droits en dents de scie A et C, un parallélogramme B, un rectangle D. Les élèves devaient indiquer si les quatre tracés peuvent être réalisés avec les 32 mètres de planches. Commentaire de PISA :« Cet item complexe à choix multiple se situe dans un contexte éducatif, dans la mesure où il présente un problème « quasi-authentique » qui est plus susceptible d’être rencontré en classe de mathématiques que dans la vie de tous les jours… Pour résoudre ce problème, les élèves doivent comprendre que les tracés bidimensionnels A, C et D présentent le même périmètre… Ils doivent déterminer si les tracés de bordure peuvent ou non être réalisés avec 32 mètres de planches. Les trois tracés de forme rectangulaire peuvent l’être, mais pas le quatrième qui est un parallélogramme. »
PISA reconnaît donc qu’il s’agit d’un problème «quasi-authentique », ce qui signifie bel et bien « irréel »…

Biais et pièges dans les questions posées et dans les critères de notation

On trouve dans les questionnaires de PISA des biais et des questions pièges, auxquels cas ce qui est testé n’est pas la capacité à mobiliser des connaissances, mais plutôt la capacité à ruser, par exemple:
– Insertion dans les énoncés d’informations inutiles pour la résolution du problème posé;
– Exigence d’une réponse unique à une question sur un texte dont le libellé autorise en bon sens plus d’une réponse ;
– Demande de réponse à une question, sans avertir que l’on attend plus d’une réponse ;
– Appréciation portant non pas sur la compréhension d’un texte ou d’un énoncé, mais sur la compréhension de la question plus ou moins claire posée par PISA sur ce texte ou énoncé.

Comme exemple de questions biaisées, mentionnons l’ « item » intitulé « sûreté des téléphones portables » de PISA 2009. Un tableau (provenant d’un site web) développe en plusieurs points cette question: les téléphones portables sont-ils dangereux ? Et présente deux colonnes de réponses : oui et non.
Le point 4 du tableau présente les arguments oui et non suivants:
Oui : les utilisateurs de portables ont 2,5 fois plus de risques de développer un cancer du cerveau dans les zones proches de l’oreille qui est en contact avec le portable.
Non : les chercheurs reconnaissent qu’il n’est pas sûr que cette augmentation soit liée à l’usage de téléphones portables.
PISA demande aux élèves en quoi la proposition : « Il est difficile de prouver qu’un phénomène est la cause d’un autre » s’applique au point 4 ci-dessus. Parmi quatre possibilités de réponse A, B, C ou D, PISA indique comme bonne réponse la C (« la proposition soutient l’argument Non mais ne le prouve pas »), et commente ainsi le test : celui-ci demande aux élèves de reconnaître la relation entre une généralisation extérieure au texte et des assertions formulées dans un tableau ; son degré de difficulté tient notamment à deux facteurs: les termes abstraits employés dans la question (« Il est difficile de prouver qu’un phénomène est la cause d’un autre ») ; et  les relations également abstraites proposées entre les assertions opposées oui et non.
PISA reconnaît que les élèves sont notés principalement, non sur la compréhension du tableau, mais sur la compréhension d’une proposition abstraite ajoutée de l’extérieur à ce tableau. En outre, celui-ci est logiquement défectueux : il suggère que l’on peut répondre rationnellement à la fois oui et non à une question ; ses « oui » ne contredisent pas les non, ses « non » ne contredisent pas les oui.

 Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: immigrés ou immigrants

 

On préfère en français le terme d’immigré
Cependant que l’anglais nous parle d’immigrants
Participe présent dont le sens est actif
Au contraire immigré
semble au passé passif

 

Chassés par l’indigence ou la guerre amaigris
Ils entrent dans un monde où les gens sont trop gros
Ils ont franchi des eaux de tempête et de soif
Où les a négligés la mort sans épitaphe

 

Au lieu d’eldorados c’est la portion congrue
Qui les attend au nord dans un climat chagrin
Leur allant peut survivre au bout des catastrophes
Mais rarement le mal rend saint ou philosophe

 

Dans les contrées d’accueil entre espoir et regret
Déçus doutant du bien portés à être ingrats
Ils voudraient repartir dans un aéronef
Entre deux univers douloureuse est la greffe

 

L’immigration par la Méditerranée a battu un record en 2014. Sur un total de plus de 207.000 migrants, plus de 3400 y ont perdu la vie principalement entre la Libye et l’Italie (trois fois plus de morts qu’en 2011, année du précédent record), d’après l’agence des Nations Unies pour les réfugiés.

On parle beaucoup d’immigration, mais principalement du point de vue du pays d’accueil, et on ne réfléchit guère aux pays d’origine, ni au point de vue des immigrés ou immigrants eux-mêmes.

Sont-ils passifs, sont-ils actifs et volontaires ? Entraînés par leur propre désir, ou totalement contraints par leur environnement de départ ? Qu’est-ce qui déclenche la migration ? Rarement des décisions individuelles, contrairement à la vision naïve de l’homme de la rue en France. S’il s’agit de rechercher des avantages matériels, c’est souvent sous la pression des familles qui incitent les jeunes à partir « chercher fortune » pour envoyer ensuite de l’argent à leurs proches restés sur place. Autre cause des migrations : la fuite de la guerre, par exemple celle qui sévit actuellement au Moyen-Orient (Syrie) et en Afrique (Erythrée). Ces mouvements sont accentués par la cupidité des réseaux de passeurs, et par les mirages que répandent les médias des pays développés.

Psychologiquement, pour comprendre l’état d’esprit du migrant, il faudrait creuser les notions d’espoir, de regret, de déception, d’ingratitude. Par exemple, Descartes nous dit que « du bien passé vient le regret » (Les Passions de l’âme, article 67). Mais le regret peut même venir d’un passé dépourvu de bien.

Du point de vue des habitants du pays d’accueil, il importe d’approfondir la compréhension de la compassion, qui, pour Spinoza, est un affect triste et non une vertu (Ethique, quatrième partie, proposition L), ce que Descartes avait suggéré avant lui au sujet de la pitié ressentie par ceux qui se représentent le mal d’autrui comme pouvant leur arriver, et qui sont ainsi émus par l’amour qu’ils se portent à eux-mêmes plutôt que par celui qu’ils ont pour les autres (Les Passions de l’âme, article 186).

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

 

Billet: la ministre de la culture et le prix Nobel de littérature

 

Chargée de la culture et privée de loisir
Elle avoue à présent que sa vraie poésie
C’est notes textos mails pour uniques lectures
Articulets de lois sur des sujets pointus

Quand elle a exprimé récemment son plaisir
Que le jury Nobel ait à nouveau choisi
Un écrivain français qui croit en l’écriture
Elle semblait tenir des propos moins obtus

La ministre devrait montrer plus de désir
Pour l’univers du livre ou plus d’hypocrisie
Vice qui décorant du moins la devanture
Tient parfois en réserve une ombre de vertu

Le franc-parler brutal qui paraît la saisir
A détruit l’illusion de fausse courtoisie
Mais l’une des leçons de la littérature
Est le mensonge vrai des mots non rebattus

Fleur Pellerin, ministre de la Culture et de la Communication, a félicité Patrick Modiano pour son prix Nobel de littérature dans un communiqué de presse du 9 octobre 2014 :
« C’est un jour heureux pour la littérature française, une très grande émotion et une immense fierté pour la France et pour l’ensemble de nos concitoyens.
« Le Jury du prix Nobel a décidé de distinguer cette année un auteur français dont les romans, traduits en 36 langues, ont bouleversé et passionné des générations de lecteurs à travers le monde.
« De La Place de l’Étoile à son dernier roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, son œuvre empreinte d’une douce mélancolie s’aventure avec une infinie poésie dans les replis de la mémoire et les méandres du souvenir. Écrivain d’un Paris occupé, des visages oubliés et des enfances retrouvées, il s’empare des destins individuels pour redonner vie à toute une époque.
« … Il ne manquait que cette ultime consécration à Patrick Modiano qui représente aujourd’hui aux yeux du monde la vitalité et le rayonnement de la littérature française.
Je lui adresse mes plus chaleureuses félicitations. »

Mais, interrogée le 26 octobre par une présentatrice de télévision (de Canal +), sur son livre préféré de Modiano, Fleur Pellerin s’est montrée incapable de citer un seul livre de l’auteur, pas même ceux que mentionne son communiqué. Elle a alors déclaré: « J’avoue, sans aucun problème, que je n’ai pas du tout le temps de lire depuis deux ans ».
Sans aucun problème, et sans se soucier de la cohérence de ses propos, torpillant du même coup sa crédibilité à la fois comme ministre de la culture et comme ministre de la communication.

Dominique Thiébaut  Lemaire

 

La fabrique du romantisme. Par Annie Birga

LA FABRIQUE DU ROMANTISME.Exposition à Paris au Musée de la Vie romantique

A en croire Stendhal, la Restauration  serait une époque « moutonnière ». On a peine à le croire quand  on s’introduit dans le Salon de Charles Nodier, comme l’exposition du Musée de la Vie romantique   (11 octobre 2014-15 février 2015) nous incite à le faire.

En 1824 Nodier devient directeur de la Bibliothèque de l’Arsenal. Un portrait de Robert-Fleury le montre qui pose, élégant et quelque peu distant, alors qu’en fait il n’est pas homme plus accueillant. Une autre image de lui : un portrait charge de Benjamin Roubaud qui, en 1842, dessine un Nodier à lunettes, courbé sur l’un de ses chers livres. Nodier est à relire ou à redécouvrir, le catalogue de l’exposition nous  livre de lui des pages  d’une écriture sensible.  A  remarquer dans cette présentation des acteurs du salon, deux autres personnages, l’un, le Baron Taylor, initiateur  dès 1810 des « Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France »  et l’autre, le peintre Adrien Dauzats,  qui assurera, sous les ordres du Baron Taylor, la coordination des lithographies illustrant les voyages. Ces deux portraits sont saisissants de vie et de force ; Ils sont l’œuvre d’un jeune Espagnol,  séjournant alors à Paris, Federico de Madrazo. Taylor y semble un nouveau Chateaubriand.

Le salon, depuis la disparition d’une revue, La Muse française, qui regroupait les Romantiques, est devenu leur point de ralliement. S’y croisent et s’y retrouvent Victor Hugo, Balzac, Lamartine, Nerval, Gautier, Dumas, Vigny et d’autres, oubliés. Et des comédiens, des journalistes, des  artistes. C’est aussi un salon où l’on danse, où l’on s’amuse entre très jeunes gens.  La Muse en est Marie Nodier, fille de l’écrivain, dont on voit ici un beau portrait exécuté par Amaury-Duval, élève d’Ingres. Quant aux écrivains, c’est  essentiellement à Achille Devéria que nous devons leur image. A remarquer, un beau lavis  représentant Balzac, une image amusante de Musset,  en costume allemand du XVIe siècle. Victor Hugo, lui, pose devant la cathédrale de Reims (Jean Alaux 1825).

L’un des aspects de cette « fabrique du romantisme » selon l’expression d’Alfred de Musset est de favoriser des rencontres essentielles pour l’essor du mouvement en France. Un mot sur Taylor (extrait du discours d’un collègue académicien) : « Il fut tout: soldat, peintre,  homme de lettres, dramaturge, administrateur de théâtre, inspecteur général  des Beaux-Arts, collectionneur, diplomate, missionnaire   d’art, archéologue ». Ajoutons que nous lui devons l’obélisque amené de Louxor et une partie des tableaux espagnols du Louvre, « enlevés » à l’Espagne. C’est donc Taylor qui va décider Nodier à entreprendre un projet encyclopédique et fou, celui de recenser à travers les provinces de la France, les monuments, de l’Antiquité au Gothique et à la Renaissance,  qui témoignent de la richesse intellectuelle et artistique du patrimoine. Nodier devra écrire les textes, les lithographes assureront les illustrations, on les choisira les meilleurs et Taylor, en compagnie de Cailleux (directeur des musées français), prendra en charge la coordination. Les livres seront achetés par souscription : « Il s’agit plutôt d’élever un monument que de faire une spéculation ». On s’en serait douté ! Le projet se concrétisera peu à peu, malgré les aléas. Les deux premiers livres sur la Normandie sont suivis de la Franche-Comté. Le dernier des 21 volumes sortira en 1878, un an avant la mort de Taylor. Quant à Nodier dont la plume agrémente les premiers volumes, il adopte un point de vue plus artiste : «  Ce voyage n’est donc pas un voyage de découvertes ; c’est un voyage d’impressions ». Livre complexe, à facettes, car il se veut aussi dénonciateur des atteintes au patrimoine, combattant pour sa conservation et sa restauration. Même si certaines ruines sont de belles ruines… Mérimée reprendra le flambeau.

Dans cette pharaonique entreprise, il y eut 3000 lithographies de 182 dessinateurs L’exposition en montre de très belles. Il y a là Isabey, Bonington,  Géricault, Violet-le-Duc. Et puis des artistes moins réputés, mais tous d’excellente qualité, comme Alexandre-Evariste Fragonard, Ciceri, Daguerre et tant d’autres. Les thèmes récurrents sont des dessins de villes médiévales, d’églises gothiques, de ruines. On peut bien supposer que la mode du gothic revival, née en Angleterre au XVIIIe siècle, était venue en France, tout comme les thématiques, propres au romantisme allemand, de pierres druidiques, d’arbres noueux, de montagnes escarpées (on pense à Caspar-David Friedrich) . En fait les monuments n’ont pas été seuls représentés dans ces voyages, on voit que les sites naturels y tiennent une bonne place, avec souvent de beaux effets de lumière, de brume, de  tempête que rend très bien la technique de la lithographie.

La dernière section de l’exposition, consacrée aux peintures issues de cette thématique, peut décevoir. Il nous semble qu’elle est en retrait par rapport à ce que la lithographie semblait promettre. En fait c’est le genre de la peinture dite troubadour, scènes historiques peintes avec minutie et souci de la couleur locale qui a utilisé ce réservoir d’images. Et l’intrusion du récit leur confère un aspect de gentille légende.  La vaisselle, le papier peint y ont cherché des thèmes. Le décor de théâtre aussi dans des mises en scène féériques de Ciceri. L’imaginaire collectif s’en est emparé.

Mais, si l’on désire continuer le voyage pittoresque, il est conseillé, sans quitter la nouvelle Athènes, de visiter la Fondation Taylor qui assure un complément de l’exposition  à travers de précis dessins de Taylor et des tableaux de ce  Dauzats que nous avions croisé plus haut. Au-delà du temps et par ses legs, le baron Taylor aide encore les artistes nécessiteux par des bourses et des prix.

Annie Birga

 

Cécile Ladjali, un autoportrait en bibliothèque. Par Henri Lewi

Cécile Ladjali, Ma bibliothèque. Lire, écrire, transmettre. Le Seuil, Paris 2014.

Il y a dans Si le grain ne meurt une page où André Gide évoque la bibliothèque paternelle, et comment elle s’ouvrit pour l’enfant une seule fois, après la mort de son père, et pour un instant : il entreprit de lire à sa mère un roman quelconque de Théophile Gautier, la timidité l’empêcha bientôt de poursuivre… Quelle que soit la bibliothèque des parents, elle est le lieu de l’interdit, parce qu’elle incarne l’intimité de ceux-ci, et aussi l’âge adulte, le mal dont on protège l’enfance ; c’est ce que fait comprendre ici Cécile Ladjali à propos de sa propre bibliothèque, des livres que lui emprunte son fils, dont chacun dit une forme ou une autre du mal. Un autre exemple en serait dans les Confessions, où le Plutarque du grand-père maternel instille dans l’enfant Rousseau un poison comparable à celui qu’il trouve dans les romans de sa mère, ou l’inverse. Ou peut-être faut-il dire que là, dans la bibliothèque originelle, se transmettent en effet de façon globale la réalité humaine, l’ambiguïté du bien et du mal…

Les parents de l’auteur lisaient peu, leur richesse était d’un autre ordre ; son désir de bibliothèque, comme elle le suggère, est-il lié à cette absence originelle, qu’il y ait là un creux (infini) à boucher ou une sorte de transgression ? Son livre déploie l’énormité d’un désir de lire, ou d’un désir de posséder tous les livres ; un livre, qu’il soit lu, écrit ou peut-être seulement possédé vous donne de son être. Mais la bibliothèque n’a peut-être pas cette matérialité rassurante qu’imaginent les collectionneurs. Toutes ces Pléiades, ces œuvres complètes d’écrivains français ou d’œuvres traduites, Eschyle et Sophocle, Saint Augustin et St Jean de la Croix, Dostoïevski et Tolstoï, romanciers, théologiens et philosophes, c’est plutôt un monde virtuel que réel, il faudrait plusieurs vies pour les lire entièrement, sans parler de les relire ; ou en cette vie ne faire que lire, jour après jour. Qui lira tous les livres de la bibliothèque de Babel ? Il arrive à l’auteur, comme à qui consulte les Puissances du hasard, et pour ne pas être découragée par l’innombrable, d’ouvrir n’importe quel livre n’importe où, d’en lire deux pages comme si c’était un poème ; ainsi fait le talmudiste ou le cabaliste dans les oratoires, attrapant ou broutant une page du Talmud ou du Zohar ; ainsi la vache dans son pré. Les livres qu’on garde,  est-ce bien pour lire un jour ceux qu’on n’a pas lus, relire ceux qu’on a lus ? Si Cécile Ladjali garde ses livres à elle, c’est plutôt pour des lectures ou relectures aléatoires, pour le hasard des rencontres, pour l’inspiration du moment…

La bibliothèque borgésienne n’est qu’une Idée, un univers mathématique ; c’est le monde du livre en soi, des Mille et une nuits à côté de l’Education sentimentale, l’infini des livres, des mondes possibles ; mais quelle est la substance d’un livre en dehors de tout lecteur ? Les bibliothèques réelles ont des livres poussiéreux et d’autres qui ne le sont pas, des collections dépareillées, des livres oubliés dont la présence un jour surprend, des livres visibles et d’autres cachés ; la bibliothèque de Cécile Ladjali, comme celle de n’importe quel particulier, est en constante évolution et métamorphose, elle se confond avec le temps qui passe ; la seconde lecture d’un livre, dit l’auteur, n’est jamais identique à la première, il y a là un autre livre qui ne prend pas la place du premier, mais peut-être s’ajoute à lui, et bientôt d’autres : une mitose perpétuelle, secrète, accompagnant et reflétant la vie intellectuelle, pas seulement intellectuelle, du maître des lieux, si tant est que le lecteur maîtrise quoi que ce soit…

Comment dès lors, pour un particulier, faire le catalogue de sa bibliothèque ? Et d’ailleurs pourquoi ? Peut-être est-ce pour jouer au bibliothécaire ; ou comme un enfant compte ses billes ; ou pour avoir, comme Cécile Ladjali, une vue synoptique d’elle-même; ou pour essayer de comprendre, remontant de la chose à sa cause, pourquoi on lit. Pourquoi lisez-vous ? demande l’auteur à ses étudiants. « Je lis pour vivre, pour écrire », se répond-elle à elle-même ; par nécessité professionnelle aussi, il semble, pour enseigner. Ainsi tous ces essais critiques qu’elle relègue derrière ses pots de fleurs, qu’elle ne conserve aussi, je suppose, qu’à tout hasard. Mais  je crains qu’ayant fait l’inventaire de sa bibliothèque elle ne soit pas plus avancée, rapport à une telle question, originelle, à la connaissance de soi. L’activité qu’évoque tout son livre, dans l’acquisition et la prise de possession, dans le commentaire et l’étude, dans la lecture elle-même, n’est peut-être qu’une apparence : plutôt que lire on est lu par tel ou tel livre qui soudain s’impose, comme un tableau attire le regard et impose son univers. On ne sait pas pourquoi on lit ; on pourrait ne pas lire ; ou ne lire, comme Monsieur de Saci, qu’un seul livre. Cécile Ladjali voudrait justifier sa perpétuelle lecture par de bonnes raisons ; mais ce qu’elle dit des écrivains qu’elle aime, qu’il s’agisse de Dostoïevski, de Virginia Woolf, d’Emily Dickinson ou d’Ingeborg Bachmann, manifeste plutôt chaque fois (là encore) l’imprévu d’une rencontre, le bouleversement mystérieux d’une reconnaissance.


Billet: le président face au mauvais temps

 

Président capitaine il est dans la tourmente
A la proue de la France il oublie ses tourments
Dans la bourrasque et le gros temps dans la tempête
On dirait qu’il recherche une sorte de paix

Préférant aux manifs cette forme d’émeute
Que font autour de lui des embruns écumeux
Comme Chateaubriand quand l’averse crépite
Il désire l’orage en guise de répit

Mais comme il ne veut pas sembler imperméable
Et se sentir blâmé d’ouvrir le parapluie
Et se voir accusé de ne pas se mouiller

Trempé sans couvre-chef au vent désagréable
Impavide il discourt on voudrait qu’il s’essuie
Lunettes embuées le regard embrouillé

 

 

Sur l’île de Sein (Finistère) pour commémorer les 70 ans de la Libération, François Hollande a prononcé un long discours sous une pluie battante. Les services de l’Élysée ont préféré ne pas faire appel au garde du corps équipé d’un parapluie, présent au côté du chef de l’État… En quelques minutes, l’image d’un président de la République, trempé, les lunettes pleines de buée, a fait le tour des chaînes d’information et des réseaux sociaux… Les internautes ont multiplié les railleries, certains s’interrogeant sur les compétences des communicants de François Hollande (Le Figaro, 25 août 2014).

C’est sous une pluie battante que François Hollande s’est exprimé, lundi 25 août… Le jour même où Manuel Valls a déposé la démission du gouvernement, le chef de l’Etat s’est abstenu de commentaires. Il a rendu hommage à la résistance contre le régime nazi, à l’occasion du 70e anniversaire de la Libération. Dans son discours, le président de la République n’a pas souhaité évoquer la principale actualité gouvernementale, préférant retracer l’histoire de la résistance de cette île du Finistère. « Je tenais à être présent aujourd’hui dans le cadre du 70e anniversaire de la libération de notre pays (…)ici sur l’île de Sein. Je n’y aurais renoncé à aucun prix, même si la pluie nous accompagne aujourd’hui et même si ce n’est pas l’intempérie que nous redoutons le plus. » (Le Monde, 25 août 2014).

Dominique Thiébaut Lemaire

 

L’anthropologie de Bourdieu. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Version résumée

Pierre Bourdieu (1930-2002), élève de l’Ecole normale supérieure de 1951 à 1954, agrégé de philosophie en 1954, directeur d’études à l’École des Hautes Etudes de 1964 à 2001, est devenu en 1982 professeur de sociologie au Collège de France où il a enseigné jusqu’à sa retraite en 2001. Il a reçu la médaille d’or du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) en 1993. La fin de son parcours a été marquée par sa consécration nationale et internationale de grand intellectuel engagé.

LE PARCOURS DE L’OEUVRE

Bourdieu a distingué lui-même plusieurs étapes dans son œuvre :
« La sociologie de l’éducation, la sociologie de la production culturelle et la sociologie de l’Etat auxquelles je me suis successivement consacré ont ainsi constitué pour moi trois moments d’une même entreprise de réappropriation de l’inconscient social qui ne se réduit pas aux tentatives déclarées d’ « auto-analyse »… (Méditations pascaliennes, chapitre 1, note 2, page 356).

S’agissant de la sociologie de l’éducation, les Héritiers (1964), livre écrit avec Jean-Claude Passeron, a connu un grand succès public. C’est en pensant d’abord à ce livre que Bourdieu a écrit en 1997 : « Les découvertes les plus indiscutables, comme l’existence d’une forte corrélation entre l’origine sociale et la réussite scolaire ou entre le niveau d’instruction et la fréquentation des musées, ou encore entre le sexe et les probabilités d’accès aux positions les plus valorisées des univers scientifique ou artistique, peuvent être refusées comme des contre-vérités scandaleuses… Dans la mesure où son travail d’objectivation et de dévoilement le conduit en maintes occasions à produire la négation d’une dénégation, le sociologue doit s’attendre à ce que ses découvertes soient à la fois annulées ou rabaissées comme des constats triviaux, connus de toute éternité, et violemment combattues, par les mêmes, comme des erreurs notoires… » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, « violence symbolique et luttes politiques », sous-chapitre intitulé « La double vérité », p.274).
Les analyses des Héritiers, fondées notamment sur des statistiques de l’INSEE par catégories socioprofessionnelles, sans doute peu adéquates pour une étude avec précise des origines sociales et de la « domination » (comme les auteurs l’admettent en partie dans La Reproduction), ont eu des effets négatifs sur la manière de penser le système d’enseignement dans la société française, comme système reproducteur des inégalités plutôt que des connaissances. Elles ont eu aussi des effets négatifs sur la réputation même de Bourdieu, auquel on a collé l’étiquette de « déterministe», alors qu’il s’est efforcé de concilier déterminisme et liberté.

Un autre livre célèbre de Bourdieu,  La Distinction, fruit d’un effort considérable d’enquêtes et de réflexion, présente une grande richesse d’informations concrètes, mais celles-ci ont souffert d’une péremption historique rapide, comme l’auteur l’a reconnu, de sorte que les leçons que l’on peut finalement en tirer doivent faire abstraction de leur caractère daté (par exemple, les goûts à un certain moment ne sont pas des propriétés substantielles inscrites dans une sorte d’essence culturelle, mais des propriétés relationnelles qui n’existent que par la relation avec les goûts d’autres individus ou groupes sociaux ; autre leçon générale, les choix dans les domaines les plus différents de la pratique, en cuisine, en sport, en musique, en politique, sont liés entre eux de manière relativement cohérente).

Après la sociologie de l’éducation puis celle de la production culturelle, Bourdieu a consacré des développements importants, à partir de la fin des années 1980, à la sociologie de l’Etat et au thème de l’universel.

Il a été plus que bien d’autres, sans doute, un homme de contradictions, ce qu’il a fini par assumer consciemment, en parlant de son « habitus clivé » de grand universitaire issu d’un milieu modeste, et en développant des analyses qui font apparaître la société comme un monde double, à la fois économique et non économique.

UNE SOCIOLOGIE REFLEXIVE

Bourdieu a voulu être un « sociologue réflexif » : sujet et objet de ses analyses. La leçon inaugurale qu’il a prononcée au Collège de France en 1982 illustre cette démarche. Intitulée Leçon sur la leçon, elle est présentée par son auteur comme un « discours qui se réfléchit lui-même » où l’auteur commence par rappeler « une des propriétés les plus fondamentales de la sociologie telle que je la conçois : toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la science » (p. 8-9).
Ce thème a fait l’objet de son dernier cours au Collège de France (2000-2001) publié en 2002 sous le titre Science de la science et réflexivité, dont le chapitre 3 s’intitule : «Pourquoi les sciences sociales doivent se prendre pour objet ».

« Lorsque je soumettais à l’examen, sans ménagements, a-t-il reconnu, le monde dont je faisais partie, je ne pouvais pas ne pas savoir que je tombais nécessairement sous le coup de mes propres analyses, et que je livrais des instruments susceptibles d’être retournés contre moi : la comparaison de l’arroseur arrosé, que l’on emploie en pareil cas, désignant simplement une des formes, très efficace, de la réflexivité telle que je la conçois » (Méditations pascaliennes, introduction, p.13).

QUELQUES CONCEPTS MAJEURS

Sous cette rubrique,  on se propose de présenter la pensée du sociologue en centrant cette présentation sur quelques-uns de ses concepts : inconscient social, habitus, champs ou microcosmes. Autre concept majeur, celui de « domination » est expliqué et illustré plus loin à propos du symbolique.

L’inconscient social

Du début à la fin de son œuvre, Bourdieu a insisté sur le caractère caché des mécanismes sociaux, en employant un vocabulaire souvent proche de celui de la psychanalyse : inconscient social, dénégation, refoulement,retour du refoulé…

Le premier axiome, numéroté 0, de La Reproduction (1970), livre écrit avec Jean- Claude Passeron et dont la première partie est présentée more geometrico à la façon de Spinoza, s’énonce ainsi :
« Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre à ces rapports de force » (p. 18).

On peut citer aussi la Leçon sur la leçon (1982), qui parle des « ténèbres de la méconnaissance »:
« …la connaissance exerce par soi un effet – qui me paraît libérateur – toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c’est-à-dire toutes les fois qu’elle touche aux fondements de la violence symbolique. Cette forme particulière de violence ne peut en effet s’exercer que sur des sujets connaissants, mais dont les actes de connaissance, parce que partiels et mystifiés, enferment la reconnaissance tacite de la domination qui est impliquée dans la méconnaissance des fondements vrais de la domination. On comprend que la sociologie se voie sans cesse contester le statut de science, et d’abord évidemment par tous ceux qui ont besoin des ténèbres de la méconnaissance pour exercer leur commerce symbolique » (p.20-21).
Et :
« Une bonne part de ce que le sociologue travaille à découvrir n’est pas caché au même sens que ce que les sciences de la nature visent à porter au jour. Nombre des réalités ou des relations qu’il met à découvert ne sont pas invisibles, ou seulement au sens où « elles crèvent les yeux», selon le paradigme de la lettre volée cher à Lacan… » (Leçon sur la leçon, p. 30-31).

 Les champs ou microcosmes sociaux

Bourdieu conçoit le monde social comme un ensemble de «champs» qu’il dénomme aussi « microcosmes ». Pour lui, « les champs sociaux sont des champs de forces mais aussi des champs de luttes pour transformer ou conserver ces champs de forces » (Leçon sur la leçon, p.46).

Comme on l’a déjà vu, il a étudié plus particulièrement les champs de l’enseignement, de la production intellectuelle et de l’Etat, dans l’ordre de la connaissance (ou de la science), dans l’ordre de l’éthique (ou du droit, et de la politique), et dans l’ordre de l’esthétique (la littérature, l’art) : voir ses Méditations pascaliennes, début du chapitre 2, « Les trois formes de l’erreur scolastique », p. 76.
Un essai de généralisation pour la constitution d’une théorie des champs à partir des champs artistiques et culturels se trouve dans Les règles de l’art (deuxième partie, p.351 et suivantes).

Pour caractériser un champ selon Bourdieu, la notion d’autonomie est importante. La loi ou nomos de chaque champ peut s’énoncer sous la forme d’une tautologie significative de sa clôture: « c’est particulièrement visible dans le cas du champ artistique dont le nomos tel qu’il s’est affirmé dans la seconde moitié du XIXe siècle (« l’art pour l’art ») est l’inversion de celui du champ économique (« les affaires sont les affaires ») » (Méditations pascaliennes, p.139).

Les champs ont chacun leur nomos (leur loi) et leur type d’illusio (croyance dans le jeu). Chacun d’eux enferme les agents dans ses enjeux propres qui, du point de vue d’un autre jeu, peuvent être considérés comme insignifiants :
« Chacun sait par expérience que ce qui fait courir le haut fonctionnaire peut laisser le chercheur indifférent et que les investissements de l’artiste restent inintelligibles pour le banquier. C’est dire qu’un champ ne peut fonctionner que s’il trouve des individus socialement prédisposés à se comporter en agents responsables, à risquer leur argent, leur temps, parfois leur honneur ou leur vie, pour poursuivre les enjeux et obtenir les profits qu’il propose et qui, vus d’un autre point de vue, peuvent paraître illusoires…» (Leçon sur la leçon, p 47).

L’habitus

 L’habitus désigne chez Bourdieu un ensemble inculqué, inconscient et pour une large part incorporé au corps, de « dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées » (Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 261).

Dans ses Méditations pascaliennes, Bourdieu a commenté cette notion :
« Le concept d’habitus a pour fonction primordiale de rappeler fortement que nos actions ont plus souvent pour principe le sens pratique que le calcul rationnel ; ou que… le passé reste présent et agissant dans les dispositions qu’il a produites ; ou encore que, contre la vision atomistique que propose certaine psychologie expérimentale, attachée à analyser des aptitudes ou des attitudes séparées (esthétiques, affectives, cognitives, etc.) et contre la représentation (authentifiée par Kant) qui oppose les goûts nobles, dits « purs », et les goûts élémentaires, ou alimentaires, les agents sociaux ont, plus souvent qu’on ne pourrait s’y attendre, des dispositions (des goûts par exemple) plus systématiques qu’on ne pourrait le croire. » (Méditations pascaliennes, chapitre 2, « Les trois formes de l’erreur scolastique », sous-chapitre intitulé « Digression. Critique de mes critiques », p. 94-95).
« Une des fonctions majeures de la notion d’habitus est d’écarter deux erreurs complémentaires qui ont toutes les deux pour principe la vision scolastique : d’un côté, le mécanisme, qui tient que l’action est l’effet mécanique de la contrainte de causes externes ; de l’autre, le finalisme qui … tient que l’agent agit de manière libre, consciente et, comme disent certains utilitaristes, with full understanding…» (Méditations pascaliennes, chapitre 4, « La connaissance par corps », sous chapitre intitulé « Habitus et incorporation », p. 201-201).

Bourdieu a insisté notamment sur deux aspects: Le caractère « corporel » de l’habitus ; et le lien entre habitus et champ social.

En ce qui concerne le caractère corporel de l’habitus, il insiste sur ce point de façon quelque peu surprenante, comme si l’habitus n’était pas aussi une disposition de l’esprit. Peut-être s’agissait-il de remplacer par le mot « corps » ceux de « personne » ou « individu » jugés inadéquats, trop idéalistes ou trop « individualistes ». L’importance donnée au corps est peut-être due aussi à l’influence de Blaise Pascal et de ses trois ordres : la chair, l’esprit, la volonté (voir plus loin ce qui est dit sur « une philosophie pascalienne »).

En ce qui concerne le lien entre habitus et champ/microcosme, Bourdieu explique dans sa Leçon sur la leçon (P 37-38) l’importance de la relation « entre l’histoire objectivée dans les choses, sous la forme d’institutions, et l’histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce que j’appelle l’habitus ». Il considère comme une rupture décisive par rapport au mode de pensée traditionnel « le fait de substituer à la relation naïve entre l’individu et la société la relationconstruite entre ces deux modes d’existence du social, l’habitus et le champ, l’histoire faite corps et l’histoire faite chose. »

Déterminisme et liberté

Bourdieu a été accusé d’être excessivement déterministe, bien qu’il ait proposé plusieurs perspectives de liberté:
–         En reprenant le raisonnement philosophique classique selon lequel la liberté tient
d’abord à la mise en évidence et à la juste connaissance des déterminations sociales et autres;
–         En montrant comment l’autonomie des différents champs ou microcosmes peut favoriser l’indépendance d’esprit et une sorte de séparation des pouvoirs ;
–         En développant l’idée qu’entre les causes externes et les agents sociaux exposés à ces causes externes s’interposent non seulement le microcosme, mais aussi
l’habitus, qui font écran à une causalité automatique ;
–         En prenant en considération l’autonomie relative de l’ordre symbolique (voir ci-dessous) ; le pouvoir symbolique, par l’évocation plus ou moins inspirée et exaltante de l’avenir  –  prophétie, pronostic ou prévision – peut introduire un certain jeu dans la correspondance entre les espérances et les chances et ouvrir un espace de liberté par la présentation de possibles plus ou moins improbables, utopie, projet, programme ou plan, que la logique des probabilités conduirait à tenir pour pratiquement exclus.

LE SYMBOLIQUE

Le mot « symbolique » appartient aussi à la psychanalyse lacanienne (distinguant le réel, l’imaginaire et le symbolique), mais Bourdieu lui donne un sens différent, qui se rapproche de celui que l’on trouve dans les expressions « franc symbolique de dommages et intérêts » ou « geste symbolique » : un geste qui, tout en étant réel, tire sa valeur du fait qu’il est signe d’autre chose. Le symbolique selon Bourdieu ne se comprend  pleinement qu’en opposition avec d’autres termes, principalement en opposition avec ce qu’il appelle « l’économie économique », mais en association avec plusieurs autres mots (biens, capital, force, lutte, pouvoir, révolution, violence…).

Tout en distinguant le symbolique de l’économie, Bourdieu semble avoir pris un malin plaisir à les associer dans l’expression « économie des biens symboliques » (où, il est vrai, le mot « économie » est pris dans son sens d’organisation, structure des éléments d’un ensemble, plutôt que dans le sens de production et consommation des richesses matérielles).

La domination

Le symbolique est pour lui un élément essentiel de la domination, concept sur lequel il a fondé une grande partie de sa réflexion sociologique qui distingue « dominants » et « dominés ». On peut trouver un peu sommaire cette distinction,  mais il l’a rendue complexe en analysant en profondeur ce qui est essentiel dans le couple dominant-dominé, c’est-à-dire non pas le dominant, ni le dominé, mais la relation entre eux, qui ne repose jamais uniquement sur la force nue, celle des armes ou de l’argent, et qui ne peut fonctionner vraiment que par le symbolique.

L’un des effets de la violence symbolique est la transfiguration des relations de domination en relations affectives, la transformation du pouvoir en charisme ou en charme dans un paradoxe apparent unissant soumission et « enchantement » affectif. Les rapports d’exploitation qui en résultent ne fonctionnent que s’ils sont doux.
Bourdieu est revenu sur ce sujet dans ses Méditations pascaliennes : « La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il
ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la structure de la relation de domination,font apparaître cette relation comme naturelle … Le pouvoir symbolique ne s’exerce qu’avec la collaboration de ceux qui le subissent…
La domination, même lorsqu’elle repose sur la force nue, celle des armes ou de l’argent, a toujours une dimension symbolique et les actes de soumission, d’obéissance, sont des actes de connaissance et de reconnaissance » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, « Violence symbolique et lutte politiques », sous-chapitre « Le pouvoir symbolique », p. 246-248).

Les propriétés de l’économie des biens symboliques

Les propriétés (appelées ici caractéristiques) de l’économie des biens symboliques selon Bourdieu sont résumées à la fin du chapitre 6 de Raisons pratiques.
Première caractéristique : il s’agit de pratiques qui ont toujours des vérités doubles, économiques et non économiques.
Deuxième caractéristique : le tabou de l’explicitation, la forme par excellence de l’explicitation étant le prix.
Troisième caractéristique : les agents dépensent  beaucoup d’énergie dans l’échange symbolique. C’est une des raisons pour lesquelles l’économie économique est beaucoup plus économique. Par exemple, quand au lieu de faire un cadeau adapté aux goûts du destinataire, on fait un chèque, on s’économise les efforts nécessaires pour que le cadeau convienne à la personne, et les efforts nécessaires pour que sa valeur ne soit pas directement réductible à l’argent.
Autres caractéristiques : la dénégation, le refoulement de l’économie économique ne peut réussir que parce qu’ils sont fondés sur une sorte de méconnaissance collective partagée, produit d’une socialisation conduisant à l’incorporation des structures objectives du marché des biens symboliques, sous la forme de structures cognitives accordées avec ces structures objectives.

Les domaines où s’épanouit le symbolique 

Les domaines de prédilection du symbolique sont :
–         Les relations où s’exerce la domination masculine, en particulier dans la famille ;
–         L’enseignement ;
–         Le monde du religieux et du caritatif ;
–         Les relations de travail ;
–         L’art et la culture ;
–         La politique…

L’UNIVERSEL

En première approche, on peut définir l’universel selon Bourdieu de la manière suivante: quelque chose qui, bien que socialement produit, n’est pas réductible aux conditions particulières de sa production, dans le domaine de la science, mais aussi dans le domaine de l’éthique, de l’Etat et du droit, où il s’agit par exemple d l’universel des « valeurs » de la démocratie et des droits de l’homme, dans lesquelles il englober de grandes notions administratives : l’intérêt général, le service public…
Bien qu’il n’approfondisse pas cette question, on peut se demander dans quelle mesure l’universalité de ces valeurs est égale à celle de la science. Par exemple, le caractère universel de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948 par l’Organisation des Nations Unies a été discuté dans le cadre de cette organisation.

Dans une première étape de sa démarche, l’étape de ce qu’il a appelé la « critique du soupçon », inspirée du marxisme, il a considéré l’universel surtout comme un faux- semblant destiné à masquer, en même temps qu’à mieux faire prévaloir, les intérêts particuliers de ceux qui l’invoquent. Par la suite, il a nuancé sa réflexion. Pour caractériser le dernier état de sa
pensée, on peut dire que:

– L’universalisation y est une réalité à double face, à la fois monopolisation dominatrice et évolution positive;

– Il existe un « intérêt au désintéressement » ;

– Il est possible à la fois de lutter contre l’hypocrisie de l’universalisme abstrait et pour l’accès aux conditions de l’universel.

 L’universalisation : impérialisme mais aussi progrès

 Le développement de l’Etat moderne, dont fait partie le système scolaire, est une réalité à double face : progrès vers un degré d’universalisation supérieure (délocalisation, dé-particularisation, etc.) et, dans le même mouvement, évolution vers la monopolisation la concentration du pouvoir, donc vers la constitution des conditions d’une domination centrale…

« L’avènement de la raison est inséparable de l’autonomisation progressive de microcosmes sociaux fondés sur le privilège, où se sont peu à peu inventés des modes de pensée et d’action théoriquement universels mais pratiquement monopolisés par
quelques-uns…
La même ambiguïté s’observe dans la relation entre les nations dominantes et les nations dominées – ou les provinces et les régions annexées à l’Etat central, à sa langue, à sa culture, etc. C’est ainsi que ceux qui ont porté l’Etat (français) à un degré d’universalité supérieur à celui de la plupart des nations contemporaines (avec le code civil, le système métrique, la monnaie décimale et tant d’autres inventions « rationnelles »), les révolutionnaires de 1989, ont immédiatement investi leur foi universaliste dans un impérialisme de l’universel placé au service d’un Etat national (ou nationaliste) et de ses dignitaires » (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », sous-chapitre intitulé : « L’ambiguïté de la raison », p. 113).
« Si l’universel avance, c’est parce qu’il existe des microcosmes sociaux qui, en dépit de leur ambiguïté intrinsèque, liée à leur enfermement dans le privilège et l’égoïsme satisfait d’une séparation statutaire, sont le lieu de luttes qui ont pour enjeu l’universel… (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : «les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 178-179).

 L’intérêt au désintéressement

On peut tenir « pour une loi anthropologique universelle qu’il y a du profit (symbolique et parfois matériel) à se soumettre à l’universel… », écrit Bourdieu dans Raisons pratiques (considérations finales intitulées « Un fondement paradoxal de la morale », p.234-235). Et: « la sociologie des intellectuels fait découvrir cette forme particulière d’intérêt qu’est l’intérêt au désintéressement » (Science de la science et réflexivité, p.183-184).

La sociologie, dit-il, doit expliquer la constitution d’univers sociaux où s’engendre « du transhistorique ».  » Ce n’est pas parce que certains agents ont intérêt socialement s’approprier cet universel que cet universel n’est pas universel » (Raisons pratiques, chapitre 5, transcription de deux cours du collège de France donnés à Lyon en décembre 1988 ; cours du Collège de France en 1988-1989 ; cours Sur l’Etat du 15 février 1990, p. 159).

La lutte pour l’accès à l’universel

« Il n’y a pas de contradiction, en dépit des apparences, à lutter à la fois contre l’hypocrisie mystificatrice de l’universalisme abstrait et pour l’accès universel aux conditions d’accès à l’universel » (Méditations pascaliennes, chapitre 2, « Les trois formes de l’erreur scolastique », sous-chapitre intitulé « Le moralisme comme universalisme égoïste, p. 104).

Ce qui, d’après Bourdieu, rend possible l’accès à l’universel, c’est ce qu’il appelle l’état « scolastique », ou la skholè, suffisamment délivrée des urgences pratiques, dont bénéficiaient déjà les philosophes de l’antiquité gréco-latine.  Ce temps libéré des occupations et des préoccupations pratiques, dont l’école… aménage une forme privilégiée, le loisir studieux, est la condition de l’exercice scolaire et des activités arrachées à la nécessité immédiate, comme le sport, le jeu, la production et la contemplation des œuvres d’art et toutes les formes de spéculation gratuite, sans autre fin qu’elles-mêmes » (Méditations pascaliennes, chapitre 1, « Critique de la raison scolastique », sous-chapitre intitulé « L’ambiguïté de la disposition scolastique », p. 28).

« L’ambiguïté fondamentale des univers scolastiques et de leurs productions repose sur le fait que la coupure avec le monde de la production est à la fois rupture libératrice et séparation, déconnection, qui enferme la virtualité d’une mutilation: si la mise en suspens de la nécessité économique et sociale est ce qui autorise l’émergence de champs autonomes, elle est aussi ce qui menace d’enfermer la pensée scolastique dans les limites ou présupposés ignorés ou refoulés, qu’implique le retrait hors du monde » (Méditations pascaliennes, « L’ambiguïté de la disposition scolastique », sous-chapitre du chapitre 1 « Critique de la raison scolastique », p. 30-31).

« Nombre de professions de foi universalistes ou de prescriptions universelles ne sont que le produit de l’universalisation (inconsciente) du cas particulier, c’est-à-dire du privilège constitutif de la condition scolastique. Cette universalisation purement théorique conduit à un universalisme fictif aussi longtemps qu’elle ne s’accompagne d’aucun rappel des conditions économiques et sociales refoulées de l’accès à l’universel et d’aucune action (politique) visant à universaliser pratiquement ces conditions. Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l’humanité, c’est en
exclure, sous les dehors de l’humanisme, tous ceux qui sont dépossédés desmoyens  la réaliser » (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : «L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 97).

Bourdieu pense d’abord à « l’institution scolaire, dans la mesure où elle est capable d’imposer la reconnaissance à peu près universelle de la loi culturelle tout en étant très loin d’être capable de distribuer de manière aussi large la connaissance des acquis qui lui est nécessaire pour lui obéir…» (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 103-105).

« Il faudra sans doute mobiliser toujours plus de ressources et de justifications techniques et rationnelles pour dominer, et les dominés devront se servir toujours davantage de la raison pour se défendre contre des formes de plus en plus rationalisées de domination (je pense par exemple à l’usage politique des sondages comme instruments de démagogie rationnelle). Les sciences sociales… devront plus clairement que jamais choisir entre deux partis : mettre leurs instruments rationnels de connaissance au service d’une domination toujours plus rationalisée, ou analyser rationnellement la domination… La conscience et la connaissance des conditions sociales de cette sorte de scandale logique et politique qu’est la monopolisation de l’universel indiquent sans équivoque les fins et les moyens d’une lutte politique permanente pour l’universalisation des conditions d’accès à l’universel » (Méditations pascaliennes, chapitre 3, « Les trois formes de l’erreur scolastique », sous-chapitre intitulé « La forme suprême de la violence symbolique », p. 121).

La raison n’étant pas enracinée dans une nature anhistorique, « on peut s’armer d’une science historique des conditions historiques de son émergence pour tenter de renforcer tout ce qui, dans chacun des différents champs, est de nature à favoriser le règne sans partage de sa logique spécifique, c’est-à-dire l’indépendance à l’égard de toute espèce de pouvoir ou d’autorité extrinsèque – tradition, religion, Etat, forces du marché. On pourrait ainsi, dans cet esprit, traiter la description réaliste du champ scientifique comme une sorte d’utopie raisonnable de ce que pourrait être un champ politique conforme à la raison démocratique…
…Dès que des principes prétendant à la validité universelle (ceux de la démocratie par exemple) sont énoncés et officiellement professés, il n’est plus de situation sociale où ils ne puissent servir au moins comme des armes symboliques dans les luttes d’intérêt ou comme des instruments de critique pour ceux qui ont intérêt à la vérité ou à la vertu (comme aujourd’hui tous ceux qui, notamment dans la petite noblesse d’Etat, ont partie liée avec les acquis universels associées à l’Etat et au droit) ». Ce qui est dit là s’applique en priorité à l’Etat qui, comme tous les acquis liés à l’histoire des champs scolastiques, est marqué d’une profonde ambiguïté (ambiguïté toutefois moins défavorable à ce qu’on peut appeler la justice, que ce qui est exalté, sous les couleurs de la liberté et du libéralisme, par les partisans du « laisser-faire » économique (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 182-184).

 

BOURDIEU ET PASCAL

 « J’avais pris l’habitude, depuis longtemps, écrit le sociologue, lorsqu’on me posait la question, généralement mal intentionnée, de mes rapports avec Marx, de répondre qu’à tout prendre, et s’il fallait à tout prix s’affilier, je me dirais plutôt pascalien » (Méditations pascaliennes, introduction, p.10)

Blaise Pascal, inventeur du calcul des probabilités, a été implicitement présent dans l’œuvre de Bourdieu depuis le commencement, par exemple dans les réflexions du sociologue sur les probabilités ou chances d’accès à l’université. Sa présence philosophique s’est affirmée à partir de la Leçon sur la leçon (1982), dont la fin fait entendre des accents typiquement pascaliens. Elle a atteint son apogée dans les Méditations pascaliennes de 1997.

Bourdieu s’est référé aux Pensées de Pascal pour traiter de nombreux sujets : les probabilités, les trois sortes de « libido », les ordres pascaliens et les champs sociaux, les « demi-habiles », le sens de l’existence et la question de Dieu.
Les citations de Pascal sont tirées des Pensées, éd. Brunschvicg, Paris, Hachette, 1912, en abrégé Br.

Les probabilités

Dans Les Héritiers, il est longuement question des « chances » d’accès à l’enseignement supérieur en fonction de l’origine sociale. Le thème « probabilités objectives et espérances subjectives » de La Reproduction est repris dans les Méditations pascaliennes (chapitre 6, sous-chapitres intitulés « La relation entre les espérances et les chances » et « Retour à la relation entre les espérances et les chances »).

« Pour que s’instaure cette relation particulière entre les espérances subjectives et les chances objectives qui définit l’investissement, l’intérêt, l’illusio, il faut … que l’agent dispose de chances de gagner qui ne soient ni nulles (à tous les coups l’on perd) ni totales (à tous les coups l’on gagne), ou, autrement dit, que rien ne soit absolument sûr sans que tout soit possible pour autant. Il faut qu’il y ait dans le jeu une partd’indétermination, de contingence, de « jeu », mais aussi une certaine nécessité dans la contingence, donc la possibilité d’une connaissance, d’une forme d’anticipation raisonnable,  celle qu’assure la coutume ou, à défaut, la « règle des partis », que Pascal tentera d’élaborer, et qui permet, comme il dit, de « travailler pour l’incertain ». Bourdieu évoque une « loi tendancielle des conduites humaines, qui fait que l’espérance subjective de profit tend à se proportionner à la probabilité objective de profit, commande la propension à investir (de l’argent, du travail, du temps, de l’affectivité, etc.) dans les différents champs » (Méditations pascaliennes, chapitre 6, « L’être social, le temps et le sens de l’existence », sous-chapitre intitulé « L’ordre des successions », p. 308-312)

 Les trois sortes de « libido »

Le sociologue a emprunté à Pascal les trois sortes de « libido » (désir des sens, désir de savoir, désir de dominer). Pascal lui-même les a empruntées à saint Augustin.

Pour Pascal, « tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : libido sentiendi, libido sciendi, libido dominandi » (Pensées, 458). Et : « Il y a trois ordres de choses : la chair, l’esprit, la volonté. Les charnels sont les riches, les rois ; ils ont pour objet le corps. Les curieux et savants : ils ont pour objet l’esprit. Les sages : ils ont pour objet la justice » (Pensées, 460).

« Les philosophies de la sagesse, écrit Bourdieu, tendent à réduire toutes les espèces d’illusio, même les plus « pures », comme la libido sciendi, à de simples illusions, dont il faut s’affranchir pour accéder à la liberté spirituelle à l’égard de tous les enjeux mondains… C’est aussi ce que fait Pascal lorsqu’il condamne comme « divertissement » les formes de « concupiscence » associées aux ordres inférieurs, de la chair ou de l’esprit, parce qu’elles ont pour effet de détourner de la seule croyance véritable, celle qui s’engendre dans l’ordre de la charité » (Méditations pascaliennes, chapitre 3, « Les Fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé « Des points de vue institués », p.146-147).
Bourdieu souhaite sauver des condamnations pascaliennes le désir de savoir, qui peut être une forme sublimée du désir de dominer (voir le chapitre 2 du présent ouvrage):
« L’affrontement anarchique des investissements et des intérêts individuels ne se transforme en dialogue rationnel que dans la mesure et dans la mesure seulement où le champ est assez autonome … pour exclure l’importation d’armes non spécifiques, politiques et économiques notamment, dans les luttes internes ; dans la mesure où les participants sont contraints à ne recourir qu’à des instruments de discussion ou de preuve conformes aux exigences scientifiques en la matière…, donc obligés de sublimer leur libido dominandi en une libido sciendi qui ne peut triompher qu’en opposant une réfutation à une démonstration, un fait scientifique à un autre fait scientifique » (Méditations pascaliennes, chapitre 3, « Les fondements historiques de la
raison », sous-chapitre intitulé « Censure du champ et sublimation scientifique », p. 161).

Les ordres de Pascal et les champs sociaux de Bourdieu

Reprenant avec quelques modifications ce que dit à ce sujet la fin de la Leçon sur la leçon (p. 47), les Méditations pascaliennes (chapitre 3, « Les Fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé « Le nomos et l’illusio », p.140-141) réaffirment l’idée que chaque champ, « comme l’ordre pascalien », enferme les agents dans ses enjeux propres : « par exemple, écrit Bourdieu, les ambitions de carrière du haut fonctionnaire peuvent laisser le chercheur indifférent, et les investissements à fonds perdus de l’artiste ou la lutte des journalistes pour l’accès à la « une » restent à peu près inintelligibles pour le banquier… et aussi, sans doute, pour toutes les personnes étrangères au champ, c’est-à-dire, bien souvent, pour les observateurs superficiels ».

Ce texte est précédé par la pensée Br 793 de Pascal que cite Bourdieu pour  insister sur l’autonomie des différents champs les uns par rapport aux autres :
« Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit.
La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces gens de chair.
La grandeur de la sagesse … est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents de genre. »

 Le corps dans le monde et le monde dans le corps

 Bourdieu, pour qui « le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans le corps » (Leçon sur la leçon, p. 38), se réfère à « une très belle formule pascalienne, qui conduit d’emblée au-delà de l’alternative de l’objectivisme et du subjectivisme : « … par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » (Pensées, Br 348). « On aura compris, précise-t-il,  que j’ai tacitement élargi la notion d’espace pour y faire entrer, à côté de l’espace physique, auquel pense Pascal, l’espace social… Le « je » qui comprend pratiquement l’espace physique et l’espace social (sujet du verbe comprendre, il n’est pas nécessairement un « sujet » au sens des philosophies de la conscience, mais plutôt un habitus, un système de dispositions) est compris, en un tout autre sens, c’est-à-dire englobé, inscrit, impliqué dans cet espace…
De cette relation de double inclusion se laissent déduire tous les paradoxes que Pascal rassemblait sous le chapitre de la misère et de la grandeur, et que devraient méditer tous ceux qui restent enfermés dans l’alternative scolaire du déterminisme et de la liberté : déterminé (misère), l’homme peut connaître ses déterminations (grandeur) et travailler à les surmonter. Paradoxes qui trouvent tous leur principe dans le privilège de la réflexivité : « … l’homme connaît qu’il est misérable …; mais il est bien grand, puisqu’il le connaît »… Et peut-être, selon la même dialectique, typiquement pascalienne, du renversement du pour au contre, « la sociologie, forme de pensée honnie des « penseurs »  parce qu’elle donne accès à la connaissance des déterminations sociales qui pèsent sur eux, donc sur leur pensée, est-elle en mesure de leur offrir, mieux que les ruptures d’apparence radicale qui, bien souvent, laissent les choses inchangées, la possibilité de s’arracher à une des formes les plus communes de
la misère et de la faiblesse auxquelles l’ignorance ou le refus hautain de savoir condamnent si souvent la pensée » (Méditations pascaliennes, chapitre 4, « La Connaissance par corps », sous-chapitre intitulé « Analysis situs », p. 189-191).

 Les « demi-habiles »

Selon Bourdieu, « la naïveté du premier ordre, qui consiste à accepter la représentation idéale ou idéalisée que donnent d’eux-mêmes les pouvoirs symboliques (Etat, Droit, Art, Science, etc.), appelle en quelque sorte une naïveté du second ordre, celle des « demi-habiles », comme aurait dit Pascal, qui ne veulent pas s’en laisser conter. Le plaisir de se sentir malin, démystifié et démystificateur, de jouer les désenchantés désenchanteurs, est au principe de beaucoup d’erreurs scientifiques : ne fût-ce que parce qu’il porte à oublier que l’illusion dénoncée fait partie de la réalité et qu’elle doit être inscrite dans le modèle qui doit en rendre raison …» (Raisons pratiques, chapitre 7 « Pour une science des œuvres », annexe 2, p. 93).

Face à l’étonnement de Hume qui s’interroge sur la facilité avec laquelle les dominants imposent leur domination, Bourdieu évoque Pascal (Pensées, Br 324 et Br 327) : le peuple a les opinions très saines… Les demi-savants s’en moquent, et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde ; mais, par une raison qu’ils ne pénètrent pas, on a raison ». Et la vraie philosophie se moque de la philosophie de « ceux d’entre deux », qui « font les entendus » en se moquant du peuple, sous prétexte qu’il ne s’étonne pas assez de tant de choses si dignes d’étonnement…
Pour Bourdieu, « on peut lire comme un programme de travail scientifique et politique » les textes fameux de Pascal sur sa dialectique en spirale (Pensées, Br 328-337): « Renversement continuel du pour au contre. Nous avons donc montré que l’homme est vain, par l’estime qu’il fait des choses qui ne sont point essentielles ; et toutes ces opinions sont détruites. Nous avons montré ensuite que toutes ces opinions sont très saines, et qu’ainsi toutes ces vanités étant très bien fondées… le peuple n’est pas si vain qu’on dit ; et ainsi nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple. Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines ; parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est, et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, « Violence symbolique et luttes politiques », sous-chapitre intitulé « Le pouvoir symbolique », p.257-259).

« Le « demi-habile », commente le sociologue, tout à son plaisir de démystifier et de dénoncer, ignore que ceux qu’il croit détromper, ou démasquer, connaissent et refusent à la fois la vérité qu’il prétend leur révéler. Il ne peut comprendre, et prendre en compte, les jeux de la self deception, qui permettent de perpétuer l’illusion sur soi, et de sauvegarder une forme tolérable, ou vivable, de « vérité subjective » contre les rappels aux réalités et au réalisme, et souvent avec la complicité de l’institution » (Méditations pascaliennes, chapitre 5, « Violence symbolique et luttes politiques », sous-chapitre intitulé « La double vérité », p. 273).

 Le sens de l’existence et la question de Dieu

« A travers les jeux sociaux qu’il propose, le monde social procure aux agents bien plus et autre chose que les enjeux apparents, les fins manifestes de l’action : la chasse compte autant, sinon plus, que la prise et il y a un profit de l’action qui excède les profits explicitement poursuivis, salaire, prix, récompense, trophée, titre, fonction, et qui consiste dans le fait de sortir de l’indifférence, et de s’affirmer comme agent agissant, pris au jeu, occupé, habitant du monde habité par le monde, projeté vers des fins et doté, objectivement, donc subjectivement, d’une mission sociale… Misère de l’homme sans Dieu, disait Pascal.  Misère de l’homme sans mission ni consécration sociale » (Leçon sur la leçon, p. 47-52. Voir aussi, avec quelques modifications de texte, les Méditations pascaliennes, chapitre 3, « Les Fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé « Le nomos et l’illusio », p.140-141).
Ce passage est explicitement inspiré de Pascal (Pensées Br 139) qui réfléchit à la raison pour laquelle on aime mieux la chasse que la prise : « Ce lièvre ne nous garantit pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse – qui nous en détourne – nous en garantit »).

« Avec l’investissement dans un jeu et la reconnaissance que peut apporter la compétition coopérative avec les autres, le monde social offre aux humains ce dont ils sont le plus totalement dépourvus : une justification d’exister ». Il faut, ajoute Bourdieu, « prendre acte d’une donnée anthropologique que les habitudes de pensée conduisent à rejeter dans l’ordre de la métaphysique, à savoir la contingence de l’existence humaine, et surtout sa finitude, dont Pascal observe que, bien qu’elle soit la seule chose certaine dans la vie, nous mettons tout en œuvre pour l’oublier, en nous jetant dans le divertissement, ou en nous réfugiant dans « la société » … » (Méditations pascaliennes, chapitre 6, « L’être social, le temps et le sens de l’existence », sous-chapitre intitulé « La question de la justification », p.343, et Pascal, Pensées, Br, 211).

Bourdieu termine à la fois sa Leçon sur la leçon et ses Méditations pascaliennes par ce genre de questions qui le fait passer de l’anthropologie à ce que l’on classe dans la métaphysique :
« La sociologie ne peut comprendre le jeu social dans ce qu’il a de plus essentiel qu’à condition de prendre en compte certaines des caractéristiques universelles de l’existence corporelle, comme le fait d’exister à l’état d’individu biologique séparé, ou d’être cantonné dans un lieu et un moment, ou encore le fait d’être et de se savoir destiné à la mort… Voué à la mort, cette fin qui ne peut être prise pour fin, l’homme est un être sans raison d’être. C’est la société, et elle seule, qui dispense, à des degrés différents, les justifications et les raisons d’exister… Misère de l’homme sans Dieu, disait Pascal. Misère de l’homme sans mission ni consécration sociale. En effet, sans aller jusqu’à dire, avec Durkheim, « la société, c’est Dieu », je dirais : Dieu, ce n’est jamais que la société » (Leçon sur la leçon, p. 50-52).
Bourdieu évoque encore, à la dernière page de ses Méditations pascaliennes, « cette sorte de réalisation de Dieu sur la terre qu’est l’Etat qui garantit, en dernier ressort, la série infinie des actes d’autorité certifiant par délégation la validité des certificats d’existence légitime (comme malade, invalide, agrégé ou curé). Et la sociologie s’achève ainsi dans une sorte de théologie de la dernière instance : investi, comme le tribunal de Kafka, d’un pouvoir absolu de véridiction et d’une perception créatrice, l’Etat,
pareil à l’intuitus originarius divin selon Kant, fait exister en nommant, et en distinguant. Durkheim, on le voit, n’était pas aussi naïf qu’on veut le faire croire lorsqu’il disait, comme aurait pu le faire Kafka, que « la société, c’est Dieu ».

***

ANNEXE
Les doubles vérités sociologiques de Bourdieu

 

 

Bourdieu s’est présenté lui-même comme un homme à l’habitus « clivé », et il a manifesté une prédilection pour l’analyse des situations où apparaît une « double vérité », par exemple dans le cas des institutions religieuses (à la fois économiques et non économiques) ou dans le cas de l’Etat, présenté par lui comme une réalité à double face, à la fois monopolisation impérialiste et progrès.

Pour se rappeler de quoi il est question quand Bourdieu parle de doubles vérités, qu’il dénomme aussi ambiguïtés, il est utile de parcourir la table des matières de Méditations pascaliennes. On y trouve plusieurs passages éclairants.

Ainsi, le chapitre premier de ce livre comporte un sous-chapitre intitulé: « L’Ambiguïté de la disposition scolastique ». Cette situation – dont l’ordre scolaire représente la forme institutionnalisée – repose sur le fait que la coupure scolastique avec le monde de la production est à la fois rupture libératrice et déconnection qui enferme la virtualité d’une mutilation; si la mise en suspens de la nécessité économique et sociale est ce qui autorise l’émergence de champs autonomes ne connaissant et ne reconnaissant que la loi qui leur est propre, elle est aussi ce qui menace d’enfermer la pensée scolastique dans les présupposés ignorés ou refoulés qu’implique le retrait hors du monde.

Dans le chapitre 2 et son sous-chapitre intitulé : « L’Ambiguïté de la raison », Bourdieu explique que le rappel des conditions sociales ayant fait émerger des univers où s’engendre l’universel interdit de sacrifier à l’optimisme naïvement universaliste des « Lumières » : l’avènement de la raison est inséparable de l’autonomisation de microcosmes sociaux fondés sur le privilège, où se sont peu à peu inventés des modes de pensée et d’action théoriquement universels mais pratiquement monopolisés par quelques-uns.

Dans le chapitre 3, le sous-chapitre intitulé : « Le Double visage de la raison scientifique » explique que les champs scientifiques, sous un certain rapport, sont des mondes sociaux comme les autres, avec des concentrations de pouvoir et de capital, des monopoles, des rapports de force, des intérêts égoïstes, des conflits, mais qu’ils sont aussi, sous un autre rapport, des univers d’exception, un peu miraculeux, où la nécessité de la raison se trouve instituée dans la réalité des structures et des dispositions. Fondés sur la distance scolastique à l’égard de la nécessité et de l’urgence économiques, ils favorisent des échanges sociaux dans lesquels les contraintes sociales prennent la forme de contraintes logiques. S’ils sont favorables au développement de la raison, c’est que, pour s’y faire valoir, il faut faire valoir des raisons ; pour y triompher, il faut faire triompher des arguments, des démonstrations ou des réfutations.

Le chapitre 5 comporte deux sous-chapitres intitulés respectivement : « La Double naturalisation et ses effets » et « La Double vérité », avec deux « études de cas : « La Double vérité du don » et « La Double vérité du travail ». L’un des mécanismes les plus puissants assurant le maintien de l’ordre symbolique est la « double naturalisation » qui résulte de l’inscription du social à la fois dans les choses et dans les têtes (« dans les corps », dit Bourdieu), aussi bien chez les dominants que chez les dominés, avec des effets de violence symbolique (contrainte exercée avec l’assentiment des dominés).

 

 

 

 

 

 

 

 

Billet: les phobies d’après Descartes

 

 

L’union dit le penseur entre âme et corps est telle
Que si l’enfant a joint dans son premier état
Quelque fait corporel aux frayeurs qu’il sentait
Dès l’âge du berceau ou dès la vie fœtale

Il a créé un lien qui n’est pas volatile
Et va rester en lui hors mémoire et têtu
C’est l’araignée d’antan quand il était petit
Changée en aversion devenue tarentule

C’est l’étourdissement de la senteur des roses
Qui lui sera montée à la tête en intruse
Ou c’est les yeux d’un chat luisant comme des braises

Certains ont prétendu surprenante méprise
Que le grand philosophe aurait fait table rase
Du sensible inconscient mais leur critique est creuse

… Il y a telle liaison entre notre âme et notre corps que, lorsque nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque pensée, l’une des deux ne se présente point à nous par après que l’autre ne s’y présente aussi…Cela suffit pour rendre raison de ce que tout un chacun peut remarquer de particulier, en soi ou en d’autres, touchant cette matière … Et, pour exemple, il est aisé de penser que les étranges aversions de quelques-uns, qui les empêchent de souffrir l’odeur des roses, ou la présence d’un chat, ou autres choses semblables, ne viennent que de ce qu’au commencement de leur vie ils ont été fort offensés par quelques pareils objets, ou bien qu’ils ont compati au sentiment de leur mère qui en a été offensée étant grosse. Car il est certain qu’il y a du rapport entre tous les mouvements de la mère et ceux de l’enfant qui est en son ventre, en sorte que ce qui est contraire à l’un nuit à l’autre. Et l’odeur des roses peut avoir causé un grand mal de tête à un enfant lorsqu’il était encore au berceau; ou bien un chat le peut avoir fort épouvanté, sans que personne y ait pris garde, ni qu’il en ait eu après aucune mémoire : bien que l’idée de l’aversion qu’il avait alors pour ces roses, ou pour ce chat, demeure imprimée en son cerveau jusqu’à la fin de sa vie (Descartes, Les Passions de l’âme, article 136).

Dominique Thiébaut Lemaire

L’écrivain national: roman de Serge Joncour. Par Martine Delrue

Serge Joncour, L’écrivain national, roman, éditions Flammarion,  390 pages, 2014

Serge Joncour, « né un jour de grève générale », en 1961, a passé son enfance entre Paris, la Nièvre, l’ Eure-et-Loir et le Valais. Il a publié son premier roman, Vu, en 1998 au Dilettante (Prix Jean-Freustié), puis a obtenu le Prix France Télévisions en 2003 pour U.V., le prix de l’Humour noir en 2005 pour L’Idole, et le prix littéraire des Hebdos de Régions en 2013 pour L’amour sans le faire. Il participe à l’émission oulipienne des Papous dans la tête.

Roman à double fond ? En trompe-l’œil ? quasiment baroque mais très contemporain? Roman du vertige (un des derniers mots du livre) de l’écriture en tout cas, L’écrivain national, de Serge Joncour procure palpitations et excitations au lecteur ébahi. On le lit d’une traite.

On croit d’abord avoir à faire à un roman d’intrigue, peut-être policier. Simenon moderne ou Chabrol ? Le point de départ est un fait divers survenu dans la campagne entre  Nevers et le Morvan. Commodore, un ancien d’Indochine, maraîcher retraité et richissime, a disparu. Ses voisins et locataires, deux jeunes  « néo-ruraux », écolos  bien sûr, Aurélik et Dora, sont soupçonnés de l’avoir tué. Une pleine page du journal local publie la photo de Dora. On découvre peu à peu ces jeunes qui font peur aux villageois, suscitent médisances et ragots. Mais aussi des industriels soucieux d’ « énergie renouvelable », et le maire avec eux. Ils aimeraient revêtir les habits d’écolos et développer une filière bois dans cette région largement  pourvue en forêts. Le  monde d’aujourd’hui est bien là, avec toutes ses contradictions, et même « ses fronts renversés ». Si l’on rit assez souvent (l’humour est féroce, ne serait-ce que celui du maire qui, avec emphase, qualifie  l’écrivain de « national »), on est aussi emporté par des pages envoûtantes sur la forêt. « Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales », dit S. Joncour qui se laisse  emporter après Baudelaire, avec un plaisir manifeste, par cette Obsession.

Le roman est écrit à la première personne, ce qui rapproche toujours le lecteur de l’auteur. Or ici, celui qui dit « je »  est un écrivain. Fasciné par la photo de Dora, irrésistiblement attiré dans cette histoire, sans qu’il s’agisse d’une enquête volontaire, il accumule, recueille  témoignages et découvertes, puisqu’il est invité en résidence à Donzières pour un mois, chargé d’écrire un feuilleton sur la commune et d’animer un atelier d’écriture avec des illettrés. Il est même nommé (une fois seulement !) Serge. Seconde piste donc, roman autobiographique ? ou autofiction ? On a tout le loisir et le plaisir de se poser la question : si l’écrivain paraît doué d’une empathie réelle, (libraires, stagiaire,  patronne de l’hôtel s’attachent à lui, lui livrent les secrets de la ville), il est également présenté en antihéros, gauche, timide, dépassé par les événements, plusieurs fois embourbé. Fasciné par la photo de Dora et par Dora elle-même, personnage brumeux et électrique à la fois, (quelqu’un qui «  vient de  l’Est » comme le dernier amour de Kafka ?), il est entraîné dans cette histoire, comme dans le lac gelé. Alors, roman d’amour qui ne va pas sans son «apparition » ?

Et en même temps les ouvriers forestiers, vrais ruraux restés  en dehors du monde de l’écrit, sont évoqués avec puissance, à la Zola. On nous brouille les pistes, consciencieusement.

Le plus  réjouissant pour le lecteur reste le sentiment d’être continuellement  plongé dans un tourbillon entre la fiction et le réel. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? Le narrateur est un écrivain. Il feint, avec une délectation retorse, de nous mettre dans la confidence : certes on puise toujours dans le réel pour faire vivre des personnages, libraires, bibliothécaires, forestiers, maire, cafetiers, néo-ruraux. Mais ce narrateur-écrivain assure  à tous ceux qu’il rencontre qu’il n’en fera rien, qu’il ne les « pillera » pas. Et pourtant nous avons ce roman entre les mains. On nous promène ! Parvenu à son dixième roman, Serge Joncour s’autorise  les vertiges, le tournoiement, les miroirs sans fond ni fin. On savoure sa maîtrise.

Martine Delrue

Carpeaux (1827-1875), un sculpteur pour l’Empire, au Musée d’Orsay. Par Annie Birga

Le Musée d’Orsay qui présente l’exposition Carpeaux (jusqu’au 28 septembre) n’a pas déplacé les monumentaux groupes statuaires du fond de la grande nef, éclairés par la lumière naturelle. Autour de ceux-ci  a été mis en place un parcours chronologique de la carrière du sculpteur et diverses sections, celle des portraits occupant une place importante. Appréciable, le souci des commissaires de montrer le maximum de dessins,
terres cuites, modèles en demi-grandeur, plâtres et réalisation du même sujet en divers matériaux.

La période de formation du sculpteur est longue. Etudes profitables à l’Ecole royale gratuite de dessin. Enseignement du sculpteur romantique Rude, puis de Duret qui le prépare au Prix de Rome. Il l’obtient en1854, avec une œuvre d’inspiration traditionnelle et qui témoigne de son don du modelage

Au cours des six années passées à Rome,  il va à la fois continuer à affirmer son œuvre de sculpteur et approfondir sa connaissance des Antiques et de la Renaissance.. Avec enthousiasme (« cet enthousiasme, c’est mon cri vers le sublime, c’est ma puissance », écrit-il à un ami proche en 1861), il délire presque  pour Michel-Ange «  foudroyant de caractère et incomparable comme science ». Ces qualités, force et science,  Carpeaux essaie de les atteindre. On a de ce séjour une première œuvre marquante,  le « Pêcheur à la coquille ». A la fin de la deuxième année chaque élève doit réaliser un nu masculin en plâtre pour l’envoi à l’Académie. Carpeaux s’inspire de Rude qui a traité un sujet voisin, mais il a de personnel un réalisme très affirmé. L’originalité de la pose, l’équilibre instable de l’enfant, ainsi qu’une grâce naturelle dans le sourire et le geste des mains, en font une image charmante qui s’imprime dans la mémoire.

Bientôt sa nature mélancolique l’entraîne vers une plus haute ambition qui est d’illustrer un passage de l’Enfer de Dante, où celui-ci évoque Ugolin, enfermé dans la Tour de la Faim, entouré de ses enfants en fin de vie et dont il mangera les cadavres. « De rage, je me mordis les mains » : c’est ce geste de désespoir que traduit Carpeaux. Le groupe statuaire qui comprend les cinq enfants d’Ugolin, dont l’un est  mort, rappelle le Laocoon. Il est extraordinaire de science de la composition et de tragique retenu. Avec ténacité  le jeune homme a su résister aux critiques du directeur de la Villa Médicis et il a mené à bien sa première très grande œuvre.

Le succès d’Ugolin a été immédiat et Carpeaux, à son retour à Paris, fait partie  des artistes officiels dont Napoléon III aime à s’entourer. Lui, fils d’un maçon et d’une dentellière, le voici admis à la Cour de Compiègne et, à Paris, dans le Salon de la Princesse Mathilde, cousine de l’Empereur.  Dès ce moment il reçoit des commandes de portraits de personnages de l’aristocratie, il réalise l’imposante Mathilde en marbre, l’élégant jeune Prince impérial avec son chien Néro et plus tard l’Empereur en exil. Il portraiture aussi des amis et des proches, comme Gérôme, Gounod, Charles Garnier, de charmantes jeunes femmes, Mademoiselle Fiocre, danseuse, et encore Anna Foucart, dont le sourire rayonnant se retrouve sur tant de visages féminins (mais les peintres flamands, Jordaens et Frans Hals lui ont aussi inspiré sourire et rire). Le réalisme et l’intensité psychologique s’unissent pour faire de ces portraits des chefs-d’œuvre, où Carpeaux continue la tradition du portrait français au dix-huitième siècle et annonce en même temps le naturalisme de son élève Jules Dalou et même l’œuvre de Rodin qui lui rendra hommage : « Carpeaux a fait les plus beaux bustes de notre temps ».

Dans ces années du Second Empire triomphant qui voit l’haussmannisation de Paris, l’édification de l’Opéra, la reconstruction du Louvre, le jeune sculpteur va obtenir commande après commande. En 1863 il est chargé d’orner le Pavillon de Flore aux Tuileries, côté Seine. Et son génie éclate dans ce rectangle où il doit inscrire  sa Flore.  Belle jeune femme, accroupie comme les Vénus antiques, étendant ses bras au-dessus d’une ronde de putti, elle semble sortir d’une grotte sombre ; et c’est bien ce que l’architecte Lefuel reproche au sculpteur qui n’a pas respecté la planéité de la façade. Mais l’Empereur tranche et Flore désormais nous accueille depuis le Pont du Carrousel. Le Musée d’Orsay en conserve le modèle en plâtre.

Carpeaux va enchaîner avec un relief pour la façade du nouvel Opéra. Il le travaille pendant trois ans. C’est une sculpture en pierre qui est désormais conservée au musée d’Orsay, depuis que la pollution atmosphérique l’a fait retirer de sa place originelle (remplacée par la belle copie de Paul Belmondo en 1964). Le génie de la danse, grand et radieux jeune homme, autour duquel s’envolent des voiles comme des ailes, domine une ronde de bacchantes orgiastiques emportées par ce mouvement de la danse que  Carpeaux sait si bien suggérer. A leurs pieds un petit Amour brandit le hochet de la folie. On peut deviner que cette hardiesse de conception choqua le conformisme moral et esthétique de certains. L’une des danseuses reçut un jet d’encre qu’un chimiste sut faire disparaître. Et le sculpteur eut gain de cause malgré la polémique. C’est son œuvre la plus connue et  l’une des plus belles.

Dernière grande commande : la Fontaine de l’Observatoire, ou plus exactement le groupe des Quatre parties du monde soutenant la sphère céleste, la base étant constituée des chevaux marins de Frémiet. L’ensemble est superbe. Carpeaux suggère le mouvement des femmes aux beaux corps et  au type ethnique affirmé, puisqu’il travaillait à partir de modèles vivants.  Il suggère leur mission de soutien du monde  et leur donne une expression grave et concentrée. L’exposition présente un modèle en terre crue d’une grande agilité et un plâtre.  Nous avons dans les plâtres la sensibilité de la main du sculpteur, alors que bronzes et marbres sont confiés à des praticiens. Il reprendra le visage de la jeune Africaine au torse enserré de cordes et il  inscrit sur le socle « Pourquoi naître esclave ? » Le bronze du jardin de l’Observatoire est mis en place en 1875. Mais l’année suivante Carpeaux meurt à l’âge de quarante-huit ans.

Sa mort prématurée nous a privés de la réalisation de ces ébauches qui promettaient tant, concernant  en particulier des sujets religieux dramatiques, comme la mise au tombeau ou des Pietà. La statue équestre du Maréchal Moncey, surmontant des bas-reliefs convulsés, prévue pour la Place Clichy et dont on voit le modèle, avait été refusée en raison de son baroquisme ; Carpeaux serait-il revenu à la charge ? En tout cas, même en un temps limité, il a produit des chefs-d’œuvre, et ce que démontre amplement cette très belle exposition, c’est qu’il est un sculpteur de tout premier plan.

Une salle est consacrée à un choix de ses peintures. Elles  montrent l’influence de Géricault. Expressionnistes, en contrastes de noir et blanc, elles recherchent le volume.
Les sujets sont inquiétants ou même tragiques, jusqu’au dernier autoportrait « criant de douleur ». Jamais montrées du vivant de l’auteur, elles ont été redécouvertes et ont fait l’objet d’expositions récentes.

Annie Birga

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Billet: utilité pour le corps des principales passions

 

Notre âme contribue à préserver le corps
Par le ressentiment qu’elle a de la douleur
Ce qui produit d’abord la passion de tristesse
Puis la détestation des causes de souffrance
Et le désir actif d’en être délivré

De même elle ressent ce qui profite au corps
Par un chatouillement qui crée de la chaleur
Faisant monter aux joues la joie ou l’allégresse
Et suscite en nos coeurs l’amour en conséquence
Puis le désir enfin qu’on n’en soit pas sevré

Désir amour et joie bénéficient au corps
Mais souvent la tristesse est première et meilleure
Parfois la haine aussi quoiqu’elle nous abaisse
Quand il importe plus d’éloigner les nuisances
Que d’embrasser le bien qui peut nous enivrer

Quand il importe moins d’élever l’existence
Que d’écarter le mal qui pourrait nous navrer

 

« Après avoir donné les définitions de l’amour, de la haine, du désir, de la joie, de la tristesse, et traité de tous les mouvements corporels qui les causent ou les accompagnent, nous n’avons plus ici à considérer que leur usage. Touchant quoi il est à remarquer que selon l’institution de la nature elles se rapportent toutes au corps et ne sont données à l’âme qu’en tant qu’elle est jointe avec lui : en sorte que leur usage naturel est est d’inciter l’âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque façon plus parfait. Et en ce sens, la tristesse et la joie sont les deux premières qui sont employées. Car l’âme n’est immédiatement avertie des choses qui nuisent au corps que par le sentiment qu’elle a de la douleur, lequel produit en elle premièrement la passion de la tristesse, puis ensuite la haine de ce qui cause cette douleur, et en troisième lieu le désir de s’en délivrer. Comme aussi l’âme n’est immédiatement avertie des choses utiles au corps que par quelque sorte de chatouillement, qui, excitant en elle de la joie, fait ensuite naître l’amour de ce qu’on croit en être la cause, et enfin le désir d’acquérir ce qui peut faire qu’on continue en cette joie, ou bien qu’on jouisse encore après d’une semblable. Ce qui fait voir qu’elles sont toutes cinq très utiles au regard du corps; et même que la tristesse est en quelque façon première et plus nécessaire que la joie, et la haine que l’amour : à cause qu’il importe davantage de repousser les choses qui nuisent, et peuvent détruire, que d’acquérir celles qui ajoutent quelque perfection sans laquelle on peut subsister » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 137).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: les conflits du Proche-Orient

 

Irak Syrie Liban Palestine s’agitent
et des peuples entiers y sont pris en otages
Aux crimes des tyrans mortellement s’ajoute
Une guerre des Dieux dont nul ne nous protège

Drapés dans leur bon droit vêtus de fausses toges
Israël Ismaël en lutte intransigeante
Invoquent leurs Très-Hauts pour cibler sans vertige
L’adversaire à tuer dans les foules sujettes

Pris dans l’ébullition des fureurs qui voient rouge
Sunnite ou bien Chiite aucun n’a de refuge
La bonne volonté n’essuie que des refus

Ce ne sont que chaudrons où la passion mijote
Et se met à bouillir où  se remuent des juntes
L’affamé de justice attend toujours à jeun

 

Bien que les Chrétiens n’aient guère de leçon à donner, les conflits actuels du Moyen-Orient incitent à citer les évangiles: « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté », et: « heureux les doux, car ils auront la terre en partage; heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu; heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés » (béatitudes du sermon sur la montagne, dans les évangiles de Matthieu et de Luc). Il ne s’agit pas seulement de religion, mais quasiment de morale politique sous une forme paradoxale déniant aux belliqueux la possession du monde.
Le Christ a poussé très loi la subversion de l’ancienne conception, celle du talion, présente dans la Bible et dans le Coran, et apparemment toujours à l’oeuvre dans les événements d’aujourd’hui :
– Matthieu, 5, 38-4: « Vous avez appris qu’il a été dit: oeil pour oeil, dent pour dent. Et moi je vous dis: … si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tend-lui aussi la gauche »;
– Luc, 6, 29: « Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un prend ton manteau, ne l’empêche pas de prendre encore ta tunique ».
Il s’agit d’une opposition radicale à la loi du talion, mais qui ne peut pas non plus, à elle seule, rendre viables et vivables les sociétés.

 

Dominique Thiébaut  Lemaire

 

 

Billet: premier anniversaire

 

Sacha trotte partout véloce à quatre pattes
Se met aussi debout pour essayer des pas
Depuis le bord d’un siège on le voit qui chaloupe
Qui s’avance hardiment dans une marche floue

Atterrit en douceur comme en légère pente
Fier d’avoir dépassé l’étape du rampant
Se hausse de nouveau grâce au pied d’une chaise
Et réussit son coup quand hier il trébuchait

Il rit se fâche explore et manoeuvre les portes
Appelle ada mama lorsque ses parents partent
Cherche à tourner les clés de ses mains inexpertes

C’est son anniversaire en un an quel parcours
En douze mois à peine et tant d’autres encore
Vont le faire grandir de corps d’esprit de coeur

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet: le clair et l’obscur en philosophie

 

Il fait partie de ceux qui se déclarent
Dans la clarté d’un style ayant l’éclat
De la lumière et dont le beau discours
N’a pas perdu sa force qui secoue

C’est un penseur qui demeure d’équerre
Vivant et vif non réduit aux acquêts
Il fustigeait les tenants de l’obscur
Finalement ne les a pas vaincus

Ils restent fous de phrases jargonnesques
Ces mal voyants qui dans l’ombre s’embusquent
Et dans l’abscons propice à toute esquive

Craignant le jour où se dissout le masque
Ils continuent à se croire sans risque
En attirant le voyant dans leur cave

 

« L’obscurité des distinctions et des principes dont ils se servent est cause qu’ils peuvent parler de toutes choses aussi hardiment que s’ils les savaient, et soutenir tout ce qu’ils en disent contre les plus subtils et les plus habiles sans qu’on ait moyen de les convaincre. En quoi ils me semblent pareils à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage contre un qui voit, l’aurait fait venir dans le fond de quelque cave fort obscure ; et je puis dire que ceux-ci ont intérêt que je m’abstienne de publier les principes de philosophie dont je me sers : car étant très simples et très évidents, comme ils sont, je ferais quasi le même, en les publiant, que si j’ouvrais quelques fenêtres dans cette cave, où ils sont descendus pour se battre » (Descartes, Discours de la méthode, sixième partie).

« Avoir paralysé totalement l’esprit de toute une génération de lettrés, avoir rendu celle-ci incapable de toute pensée, l’avoir menée jusqu’à lui faire prendre pour de la philosophie le jeu le plus pervers et le plus déplacé à l’aide de mots et d’idées, façonnées par le verbiage le plus vide sur les thèmes traditionnels de la philosophie avec des affirmations sans fondement ou absolument dépourvues de sens, ou encore par des propositions reposant sur des contradictions – c’est en cela qu’a consisté l’influence tant vantée de Hegel » (Schopenhauer, Contre la philosophie universitaire, 1851). Schopenhauer a dit aussi: «Hegel met les mots, le lecteur doit trouver le sens », et : « encore un rêve de dément, issu de la langue et non de la tête » (cité par Karl Popper, dans La société ouverte et ses ennemis, tome 2).

« J’ai eu plus d’une fois envie d’employer, contre la violence symbolique qui s’exerce souvent, et d’abord sur les philosophes eux-mêmes, au nom de la philosophie, les armes les plus communément employées pour contrecarrer les effets de cette violence – ironie, pastiche ou parodie. Comment ne pas envier la liberté des écrivains (Thomas Bernhard évoquant le kitsch heideggerien ou Elfriede Jelinek les nuées fuligineuses des idéalistes allemands)… » (Bourdieu, Méditations pascaliennes, introduction).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: la coupe du monde de football

Sur l’herbe du Brésil plus tendre que du chaume
Dans le grand stade ovale où le public s’échauffe
Les joueurs de football parfois nommés manchots
Car ils jouent sans les bras pourtant non estropiés
Ne marquent pas de but et les spectateurs piaffent
Chacun désire voir son équipe championne

Comme en long et en large aucun sportif ne chôme
Chacun sur les gradins croit à de grandes choses
Les nombreuses groupies aux côtés des machos
Voudraient que les meilleurs s’échappant du guêpier
Sur l’échiquier du jeu par leur forme olympienne
S’emparent du terrain sur l’adversaire empiètent

Dans la compétition l’ambiance devient chaude
On sent qu’il serait temps que l’un des sportifs chausse
Des ailes de géant pour le plaisir du show
Oubliant les crampons qui dans le gazon piochent
Mais rien n’aboutira sans invocation pieuse
A la règle à la chance au départ du bon pied

 

 

 

La vingtième Coupe du monde de football a eu lieu au Brésil du 12 juin au 13 juillet 2014, avec 32 participants qualifiés, et a vu la victoire de l’Allemagne. Les suivantes auront lieu en Russie en 2018 puis au Qatar en 2022. Ce dernier choix reste controversé pour plusieurs raisons, notamment le climat très chaud du Qatar et les accusations de corruption.

La FIFA (Fédération Internationale de Football Association), fondée à Paris en 1904, ayant déménagé à Zurich en 1932, a organisé en 1930 en Uruguay la première Coupe du Monde, créée par le Français Jules Rimet. Le choix de l’Uruguay a été critiqué, à une époque où l’Europe traversait alors une grave crise économique. De plus, la participation à une telle compétition outre-Atlantique impliquait une longue traversée maritime, qui obligeait les clubs européens à se passer de leurs meilleurs joueurs pendant deux mois.

La première Coupe du Monde a réuni 13 équipes (quatre européennes, huit sud-américaines et celle des Etats-Unis), et a opposé en finale l’Argentine à l’Uruguay, première nation tenante du titre.

De 1930 à 2014 inclusivement, les épreuves se sont déroulées en Europe ou en Amérique latine, à l’exception des Etats-Unis en 1994, de la Corée et du Japon en 2002, de l’Afrique du Sud en 2010.

Le vainqueur a toujours été un pays européen ou un pays d’Amérique latine. Seules huit nations ont remporté la Coupe. Le Brésil détient le record avec cinq succès. L’Italie et l’Allemagne en comptent quatre. L’équipe victorieuse de la première édition, l’Uruguay, a gagné deux fois l’épreuve tout comme l’Argentine. Enfin, la France, l’Angleterre et l’Espagne ont gagné chacune une Coupe du monde.
La configuration de la finale de 2014 opposant l’Argentine et l’Allemagne n’est donc pas fortuite, elle s’inscrit dans une longue histoire.

Au lieu de voir dans la victoire de l’Allemagne un événement principalement sportif, certains dans la presse française semblent accepter sans prendre de recul le lien qui est fait dans les média allemands avec le « modèle allemand » et avec « l’Allemagne décomplexée » (« A Berlin, une Allemagne décomplexée fête sa victoire en Coupe du monde »,  » et: « Lassée d’être montrée du doigt en Europe, l’Allemagne voit dans sa victoire une preuve de l’efficacité de son modèle »: d’après Le Monde daté de jeudi 17 juillet 2014, p.3).

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Auguste, empereur de Rome: exposition à Paris au Grand Palais. Par Maryvonne Lemaire

Moi, Auguste, empereur de Rome. Exposition à Paris au Grand Palais
(19 mars-13 juillet 2014)

Cet article continue la série de ceux que Maryvonne Lemaire a déjà consacrés, dans Libres Feuillets, à l’histoire de l’antiquité grecque et romaine (voir les articles sur les Etrusques,  sur la remise des dettes en Grèce au temps de Solon, et sur Alexandre le Grand).

L’instabilité politique actuelle sur fond de guerres civiles, en particulier dans le monde arabe, en Afrique, en Ukraine, donne un relief particulier à l’exposition consacrée à Auguste, empereur romain (63 avant J.-C/ 14 après J.-C). En effet Auguste, alias Octave, élevé par sa grand-mère, la  sœur de Jules César, a vécu son enfance, sa jeunesse et le début de son principat au milieu des guerres civiles. Le titre de l’exposition  ainsi que son affiche, représentant Auguste dit de Prima Porta, pourraient sembler  académiques si  on oubliait qu’Auguste, avec et après son père adoptif César, a opéré un bouleversement dans l’histoire romaine. Il a fait passer la Rome antique de la République, exténuée par ses violentes guerres civiles, à un régime politique nouveau, le Principat ou l’Empire, qui non seulement a restauré l’ordre à Rome mais a permis l’unification du monde romain en instaurant les conditions d’un relatif âge d’or.

L’art augustéen, lui, n’a rien d’un bouleversement. L’impression que donne le cheminement de l’exposition est  celle d’une omniprésence du Princeps. Le classicisme des représentations, faisant retour à  la Grèce ancienne, plus sensible encore quand on pense à la démesure des œuvres hellénistiques de la même époque, la richesse des matériaux, marbre  fin, or, argent, couleurs rares, nous enchantent. Mais une question se pose : au fond, l’art augustéen n’est-il pas largement un art au service du Princeps, un art de propagande ?

Les représentations d’Auguste, très nombreuses, ont  presque toujours une valeur argumentative. Les quatre principaux types mettent chacun l’accent sur un message différent.

Premier message : Octave est le fils et  le vengeur de César. La représentation de Mars Ultor, Mars vengeur, revient à plusieurs reprises pendant le parcours. Octave, dès qu’il eut appris que César, dans son testament, avait fait de lui son fils adoptif et son héritier, poursuivit ses meurtriers Brutus et Cassius, au mépris même des institutions républicaines. Dans la seconde salle, deux séries de trois bustes de marbre réalistes et expressifs, marque de l’art romain, nous montrent les acteurs des deux triumvirats. le premier autour de César : un Pompée  aux traits épais, un Crassus au visage émacié;  le second autour d’Octave, avec  Antoine et Lépide. La beauté d’Octave rayonne dans le groupe, mais surtout il ressemble à son grand-oncle et père adoptif par les joues plates et le menton effilé, selon l’analyse de Daniel Roger, l’un des commissaires de l’exposition. C’est le type dit Béziers-Spolète.

Après Actium (31 avant J.-C.)  et sa victoire sur Antoine,  représentée sur de grandes plaques de marbre, Octave s’adjoint, en plus de l’administration de la province d’Italie,  celle de l’Egypte, attribuées lors du triumvirat à son rival.  Le type La Alcudia domine, c’est celui de l’imposante statue équestre trouvée dans la mer Egée. Octave est un nouvel Alexandre, tel est le deuxième message.  Le soin apporté à la disposition des mèches de cheveux n’est pas sans rappeler le fameux épi dans les cheveux d’Alexandre. De toute évidence, le Macédonien est un modèle pour Auguste. Suétone raconte que, s’étant fait ouvrir le tombeau d’Alexandre qui se trouvait encore à Alexandrie, Auguste répondit aux soldats qui voulaient aussi lui montrer ceux des Ptolémée : « Je suis venu voir un roi et non des morts ».

Après 29 prédomine le type Louvre-Forbes, portraits plus sévères inspirés de la tradition républicaine comme  Auguste en toge avec la tête voilée. Les rides sur le front accentuent la gravité du personnage. C’est le troisième message, celui d’un retour  proclamé aux anciennes vertus républicaines (celles inscrites sur le bouclier de la Virtus dans la deuxième salle : Virtus, Justitia, Clementia, Pietas erga deos : le courage, la justice, la clémence, la piété envers les dieux). César avait voulu prendre le titre d’Imperator et se faire donner la dictature perpétuelle. C’est en raison de cette menace contre la République que Brutus et Cassius l’ont assassiné. Octave venge César sans concession ni faiblesse. Mais ensuite sa prudence le conduit, sans changer le nom républicain des choses, à subvertir méthodiquement leur réalité au point de se faire attribuer progressivement les pleins pouvoirs, la modestie apparente de son genre de vie dissipant les soupçons d’ambition à son égard. Surveillant déjà  le recrutement du sénat en qualité de censeur, il acquiert la puissance tribunitienne et l’imperium proconsulaire à partir de l’année – 23. En -12, il devient en qualité de grand pontife chef de la religion. Il réunit donc les pouvoirs civil, militaire et religieux.

Le nom d’Auguste change en même temps que s’accroissent ses pouvoirs. Né Caius Octavius en – 63, il devient à la mort de César en – 44 Caius Julius Caesar (Octavianus).  A l’apothéose de César, il est appelé Caius Julius divi filius Caesar ; après la victoire d’Actium  en – 31, imperator Caesar divi filius. Le sénat le proclame Auguste en – 27 : imperator Caesar Augustus. Il devient ensuite Pater Patriae  et après sa mort  en Campanie à 75 ans, il est, comme son père adoptif, proclamé divus, divin, par le Sénat. Dans la dernière salle, une statue de 3,30 mètres retrouvée dans le théâtre d’Arles représente cette apothéose du Princeps. Mais c’est l’Auguste de Prima Porta, que l’on voit dans la première salle, qui illustre le mieux le quatrième type, le quatrième message : Auguste est un dieu. Statue de 2,10 mètres en marbre de Carrare très fin, dont les cristaux retiennent la lumière, elle a été retrouvée dans la villa de Livie. La statue est celle d’un orateur qui fait  une allocution. En effet Auguste réussit par la négociation à se faire rendre les enseignes prises à Crassus  par les Parthes en 53 avant J.-C. (motif central de la cuirasse). A ses pieds, Eros sur un dauphin rappelle que, fils adoptif de César, Auguste descend de Vénus. Le ciel et son voile, la terre avec  sa corne d’abondance, l’aurore, la lune sont représentés aux quatre côtés de la cuirasse. Romulus et Rémus évoquent la naissance de Rome. Les provinces soumises, Afrique, Espagne ou Gaule, sont assises de part et d’autre, elles ne sont pas  écrasées. Sur les épaulettes, les sphinx rappellent la conquête de l’Egypte.

Les différents messages sont simples ; leur diffusion prend mille formes: statues de marbre ou de bronze dans les temples,  terres-cuites, pâtes de verre offertes par milliers au peuple, camées distribuées dans l’élite romaine. Les pièces d’or et d’argent font circuler l’image dans la totalité de l’empire.

Le culte impérial popularise la figure de l’empereur mais aussi les figures de la famille impériale. Sur l’une des faces de l’autel de la Paix, l’Ara pacis, se trouve la procession des membres de la famille d’Auguste. Les spécialistes hésitent sur l’identité de la figure féminine figurant sur les vestiges du bas-relief : Livie ou Julie ? et donc sur l’identité des enfants. Ce qui est sûr, c’est que le Princeps pratiqua constamment une stratégie  matrimoniale dirigée par la volonté de s’assurer un successeur. Sa première femme Claudia, belle-fille d’Antoine, fut vite répudiée ; la seconde aussi, Scribonia, quand elle eut donné naissance à leur fille Julie. Livia, la troisième femme, qu’il aima jusqu’à sa propre mort, appartenait à la puissante gens Claudia. Elle servit de modèle à la dame romaine, la matrona, dans le cadre du retour aux valeurs républicaines. Mais elle fut aussi, paradoxalement, associée à l’image de Vénus Genitrix : Vénus, à l’origine de la gens Julia ; genitrix, même si elle ne donna pas d’enfant à Auguste.
C’est finalement Tibère, le fils du premier mariage de Livie, qui fut choisi par Auguste pour lui succéder. C’était aussi le troisième époux de sa fille Julie, après Marcellus, fils d’Octavie (sœur d’Auguste), mort très jeune, et  Agrippa, général et ami d’Auguste, qui donna au Princeps trois petits-fils, Caius César, Lucius César, morts très jeunes et Agrippa Postumus, exilé du fait de sa mauvaise conduite. Autant de bustes réalistes, provenant des collections du Louvre, de Rome, de Toulouse, de collections particulières.

L’Ara pacis, Autel de la paix (après la victoire), célèbre la famille impériale. Mais il adresse au peuple un autre message, par  son ornementation, faite de motifs naturels, animaliers et floraux. Cette décoration de rinceaux et palmettes vient d’Egypte, comme en témoignent les plaques d’argile de la collection Campana représentant des paysages du Nil. Elle sera reprise à la Renaissance et figure une nature stylisée représentative de l’âge d’or. Selon Hésiode, les âges de fer et d’airain précèdent l’âge d’or (Aurea saecula). De fer et d’airain sont la République et ses guerres civiles, le programme politique et social d’Auguste apportant l’âge d’or. L’âge d’or, c’est la paix après les guerres civiles, c’est la prospérité après les victoires dans l’empire. Le motif des victoires ailées apparaît ça et là. Les autels des Lares (divinités familiales) interdits pendant les guerres civiles où ils exacerbaient les passions retrouvent leur fonction religieuse. On peut tourner autour de l’un d’entre eux.
L’âge d’or n’est pas seulement un thème artistique, il devient d’une certaine façon une réalité : Rome est reconstruite plus belle: « J’ai trouvé une ville en briques, je la laisse en marbre », dit Auguste dans Suétone. Dans la  ville malpropre, étroite, dangereuse, quatre-vingt-deux temples sont édifiés. Sur le Palatin où Romulus avait vu douze aigles se dressent le temple d’Apollon, les maisons d’Auguste et de Livie, plus riches que ne le dit la tradition, d’après les fouilles les plus récentes.  Auguste magnifie l’histoire de Rome et s’y inscrit lui-même.
Dans les arts, la tradition de la statuaire grecque est renouvelée par l’imitation personnelle qu’en font les artistes romains : statues d’Auguste (Auguste de Prima Porta inspiré de Polyclète), statues de Vénus (inspirées de Praxitèle, de Callimaque)… Le goût du luxe se manifeste par le grand nombre de pièces d’argenterie : figurent dans l’exposition quelques-unes des 109 pièces  du Trésor de  Boscoréale (Louvre) avec en particulier une magnifique coupe d’argent aux feuilles d’olivier, les objets de la vie privée des gens riches : bulle d’enfant en or, chaise curule, brasero, flacons de verre soufflé (dont un flacon-oiseau bleu aux formes très pures).

Le dernier étage de l’exposition est consacré à l’unification du monde romain.  Auguste s’occupe directement des provinces impériales qui sont plus agitées que les provinces sénatoriales, l’Espagne, la Gaule. Dans les provinces, la marque romaine est présente dans l’organisation de la ville : temple, forum, théâtre se retrouvent dans toute l’étendue de la Pax Romana. La Vénus d’Arles en particulier témoigne par sa beauté paisible de la présence comme naturelle de l’art romain dans les Provinces. Le masque de parade de l’armée de Varus rappelle au contraire le désastre subi par l’armée romaine en Germanie. Selon Suétone, Auguste se laissa pousser la barbe et les cheveux pendant plusieurs mois, se frappant la tête contre la porte en hurlant : « Quintilius Varus, rends-moi mes légions ».

L’art augustéen, un art de propagande ? Monarque éclairé avant l’heure, Auguste, aidé de son ami Mécène, a eu l’intelligence de mettre les ressources de l’art au service de son pouvoir. Mais l’art a besoin de la liberté intérieure de l’artiste pour donner sa pleine mesure. C’est ce qui explique, en dépit du grand intérêt historique de l’exposition, certaine déception que l’on peut ressentir à sa visite : il manque  un souffle de nouveauté, et de réelle grandeur.

***

Pour accompagner la visite de l’exposition, on pourra lire ou relire  avec intérêt, dans la Vie des douze Césars de Suétone, la Vie d’Auguste, même si l’œuvre publiée en 121 après J.-C  est tardive et même si elle contient quelques erreurs. Pour la question de la littérature augustéenne on pourra se reporter aux Actes, quand ils seront publiés, du récent Colloque qui a eu lieu les 26 et 27 juin  au Grand Palais: « Auguste en mots, le princeps au miroir de la littérature ».

Le catalogue de l’exposition a été fait sous la direction des commissaires de l’exposition française, Daniel  Roger et Cécile Giroire, et de  l’exposition romaine organisée  en 2013 par l’universitaire Eugenio La Rocca. L’exposition parisienne est plus vaste.
Un clin d’œil à l’actualité politique française ? L’anaphore « Me principe » des Res Gestae d’Auguste, écrite en gros dans la première salle, n’est pas sans rappeler le programme du Président Hollande : « Moi président » ! Le hors-série du Figaro : Auguste, les promesses de l’âge d’or, fait le point sur les dernières avancées, en particulier en matière de fouilles archéologiques.

 

Maryvonne Lemaire

 

Billet: la place de la République

 

La mairie de Paris a transformé la place
Où claquent désormais des planches sans souplesse
A roulette en zigzags sur un sol trop complice
Attention garez-vous

Les ré-aménageurs se creusant les méninges
Ont banni la voiture aux incessants manèges
Mais aussi supprimé presque tout jardinage
Et les squares d’avant

Pour dégager l’espace ils ont exclu les plantes
A hauteur de regard ce n’est que pierre plate
Et cette table rase est sujet de complainte
Naguère est en gravats

Le dallage massif qui s’étend tout d’un bloc
En gris sous la statue de notre République
Est à peine égayé par un miroir de flaque
Humectant ce pavé

De timides jets d’eau sur l’aire en faux granit
Ont des hoquets sans force et sans tenir la note
Pourquoi n’avoir pas fait carrément place nette
Pour créer du nouveau

Il faudra quand la chauffe ensoleillée s’annonce
Pouvoir la rafraîchir et même en permanence
Eviter que partout des zonards ne traînassent
En quête de leur vie

 

Les deux articles suivants, polémiques mais intéressants, ont été publiés lors de l’inauguration de la place rénovée dans les journaux Le Figaro et Libération.

Dominique Thiébaut Lemaire

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Lefigaro.fr 19-20 juin 2013 (Chronique d’Adrien Goetz)

Le débat est ouvert après l’inauguration de la nouvelle «place de la République » par Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo dimanche: la banalité esthétique est criante, mais le plus grave est surtout la négation de la dimension historique de ce lieu de mémoire national. Baptisée en 1889, la place de la République répondait, en miroir, à la place de la Concorde: devant deux immenses façades rectilignes, les frères Léopold et Charles Morice avaient élevé une statue dédiée à la France nouvelle – la République triomphale, accompagnée de trois allégories, Liberté, Égalité, Fraternité -, entourée symboliquement de deux fontaines aux dauphins, images du pays entre ses rivages, faites pour répondre aux fontaines des Fleuves et des Mers qui encadrent l’obélisque. Sur cette place, le général de Gaulle, le 4 septembre 1958, proclama la Ve République… Ce lieu de mémoire associé aussi à tant de grandes manifestations et de combats à la fin du XXe siècle, s’était bien dégradé. Il était possible d’en restaurer le sens en restituant un superbe état XIXe, agréable, joyeux, festif, qui aurait été une des cartes postales de Paris les plus populaires dans le monde entier: sans voitures, avec les fontaines remises en eau et les hauts mâts portant les drapeaux tricolores, éliminés en 1988. Au lieu de cela, les dauphins ont été remisés au dépôt d’Ivry, le cimetière des éléphants du patrimoine parisien, les margelles de pierre jetées à la benne, la place livrée aux bulldozers.
Le résultat des travaux … est consternant de banalité. La place, avec ses petites dalles grises, ressemble à un centre-ville de métropole industrielle allemande de seconde catégorie: une esplanade sans âme, comme on en voit partout. Au centre, l’immense statue est entourée d’un étroit bassin ponctué de ridicules geysers de dix centimètres. Une sorte de pédiluve de piscine municipale où viennent se salir les enfants a été installé, mais d’un seul côté, pour surtout briser la symétrie de ce lieu qui n’est justement que symétrie.
Face à ce désastre, un maire d’arrondissement, Patrick Bloche, a eu le bon réflexe … de faire voter par son conseil municipal la reconstruction, sur une place ou dans un jardin, d’une des deux fontaines aux dauphins. Reste à savoir quand. Mais le problème va bien au-delà de la démolition de deux petites fontaines anciennes. Le propos n’est pas de plaider pour la restitution d’un état d’autrefois. L’erreur tragique est aussi d’avoir conçu un parvis qui n’est pas relié à un quartier: les voitures passent encore du côté le plus commerçant, et l’axe «rendu aux piétons» est, de manière absurde, celui qui longe la caserne. Les rues voisines, qui ne verront pas venir les promeneurs de la place, ne vont pas profiter de ce faux centre tape-à-l’œil qui n’est le centre de rien.
Triomphe ici une vision parcellaire de l’urbanisme, sans idée, sans réflexion pratique, sans esprit. Anne Hidalgo … menace de ravager ainsi la Bastille et la Nation. La recette est simple: un budget important – ici 24 millions d’euros -, un «modernisme » d’il y a vingt ans et, surtout, aucun sens de la grandeur historique de ces sites, qui ne peuvent pas être traités comme n’importe quelles places. La République, la Nation, la Bastille, c’est la France – avant d’être un enjeu municipal…

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Libération 27 juin 2013. (Auteur : Pierre Marcelle)
Et ça tournait, oui ça tournait… Des bagnoles, des bus, des deux-roues, des tramways jadis, des vélibs naguère et des piétons aussi, tout autour de la vieille place de la République, moche, assurément, mais d’une mocheté vivante. Peu de bancs, deux fontaines (dites «des dauphins»), quelques quadrilatères de pelouse, des esquisses de squares et des bouches de métro organisaient sur l’ilôt traversé par la chaussée, autour de la statue massive des frères Morice, une déambulation en forme de raccourci ; sauf bien sûr aux jours de grandes manifs-rassemblement ou dispersion, au long cours de la trilogie Répu-Bastille-Nation, c’était selon. Mais ça, donc, tout ça, cette mémoire de la rue et du pavé, c’était avant…
Avant, les voitures tournaient sur et à travers la place, irriguant comme une onde de métal son terre-plein central. Depuis le 16 juin, triste dimanche inaugural de sa rénovation, elles la traversent à double sens sur trois côtés seulement (dans l’axe du faubourg du Temple, le nord est perdu à la circulation), dans des hoquets de trafic que régulent une quarantaine de feux de signalisation. Les encombrements sont à l’avenant, assez dissuasifs pour constituer le dernier cauchemar capital de la corporation des taxis. Et ainsi le premier objectif de la Ville – écœurer le roulant – se trouve-t-il accompli.
L’écœurer est une chose, l’éradiquer une autre. De cet étrange partage de territoires plus que jamais frontiérisés, de ce compromis en forme de « on se supporte mais on ne se mélange plus », de cette ghettoïsation de tout l’espace, évoquant brutalement le Parvis des droits de l’homme ajouté à la place du Trocadéro, ne préjugeons pas le devenir, mais craignons la généralisation du concept de places de stationnement pour piétons comme il en est pour les véhicules.
On serait passé sur ça, si seulement l’aménagement du terre-plein central avait embelli l’ensemble, mais la beauté n’était pas inscrite au cahier des charges de l’agence d’archis Trévelo & VigerKohler (TVK), et le citoyen alibi, mi-incrédule, mi-frustré, se demande encore si l’affaire est vraiment achevée. Des mois durant à imaginer que quelque chose se conçoive derrière ces palissades qui, des mois durant, ont contrarié ses cheminements, et tout ça pour ça ?… pour découvrir, une fois tombées les barrières, une esplanade d’une infinie platitude, une dalle lisse pavée de trois nuances de gris minéral, avec pour seul relief, sur un seul flanc, une huitaine de marches, comme pour rattraper le niveau …
Le propos de cette chronique est de dire une stupéfaction devant le néant inauguré l’autre semaine, qui aurait pu relever d’une esthétique revendiquée, n’était son immobilier de furoncles. Car que faire sur une place à moins que l’on s’y pose – sur de rares bancs de bois (assez beaux, ma foi), sur la margelle du bassin qui ceint la statue centrale (petites éjaculations aqueuses en décoration), sur un plateau de planches (un solarium ?) – en regardant passer des cyclistes …
Alors, à l’enfant-roi, si cher à la ville, fut dévolue une «R (comme République ?) de jeux» en forme de très laide boutique où se distribuent quelques peluches, jeux de cartes et de société, imprimés et gadgets divers dont on usera assis sur des chaises rouges très laides aussi. Pour y faire pendant, à l’Ouest, et achever l’infantilisation des lieux, la promesse d’un « café Monde et Médias », dont l’appellation proclame la médiocre ambition électorale de séduire l’air du temps avec les classes moyennes. Un « miroir d’eau » la reflète et la jouxte, sorte de flaque à vocation de pédiluve qui affleure là et dont la municipalité semble très fière.
Ce jour-là qu’on l’a visitée, l’esplanade de la République, mal arborée, mal ombragée, s’échauffait à sa nouvelle et aseptisante fonction sous un soleil terne qui faisait craindre déjà un hypothétique cagnard estival. Ce qui l’écrasait, ce n’était pas le monument de bronze érigé en son centre et que sa solitude soudaine magnifiait si abstraitement ; ni même, sur quelque 300 mètres de flanc nord, l’immensité sublimée de la caserne de la garde, aux façades monolithiques. C’était, de l’une et de l’autre, la cohabitation minérale sillonnée de skateboards criards, et devenue soudain incompréhensible.

Billet: la diérèse

 

Pour éclairer le sens du terme diérèse
La diction syllabique est d’un grand intérêt
On peut dire le mot comme on le fait en prose
Ou comme en poésie d’une voix sans accroc

Mais « i » devant voyelle enrichissant la phrase
D’une syllabe en plus devient un embarras
Dans un vers mesuré quand la scansion scabreuse
Omet d’en tenir compte et fausse un rythme heureux

La même boiterie peut aussi se produire
Quand la récitation voudrait qu’on sonorise
Par exemple le « ou » du verbe réjoui

Parfois la diérèse apparaît comme ruse
Pour mieux remplir le vers mais elle a belle allure
En sauvant un langage à demi disparu

 

Il y a diérèse lorsque, dans un mot, la prononciation dissocie les éléments d’une diphtongue en deux voyelles autonomes – ou fait entendre séparément, chacune dans sa syllabe, sans les fondre en une diphtongue, deux voyelles contiguës, comme dans ces alexandrins :
– « Une dévo-ti-on à nulle autre pareille » (Molière, Le Tartuffe, 1664) ;
– « A la poste d’hi-er tu télégraphieras » (Desnos, 1923, Destinée arbitraire);
– « Bivou-ac à cent mille au bord du ciel et l’eau
« Prolonge dans le ciel la plage de Malo  » (Aragon, Les Yeux d’Elsa, 1942).

Au contraire il y a synérèse lorsque, dans un mot, la prononciation fond en une diphtongue deux voyelles contiguës, la première faisant fonction de semi-voyelle ou semi-consonne, les deux étant réunies en une seule syllabe.

La diérèse peut se produire dans les groupes de voyelles dont la première est i, ou, u, c’est-à-dire susceptible de devenir semi-voyelle. Ces groupes doivent-ils être comptés pour deux syllabes ou pour une seule ? Les règles classiques à ce sujet sont empiriques et flottantes.

Dans un  livre de 1937 intitulé Le Vers français, Maurice Grammont donne plusieurs exemples de ce flottement pour le même mot chez le même poète :
Hugo :
« Le sud, le nord, l’ou-est et l’est et Saint-Mathieu », mais :
« A cause du vent d’ouest tout le long de la plage » ;
Hugo encore :
« Sur la terre où tout jette un miasme empoisonneur », mais :
« Mêlé dans leur sépulcre au mi-asme insalubre »
Musset :
« Oh ! l’affreux su-icide !Oh ! si j’avais des ailes », mais :
« Mon enfant, un suicide ! Ah ! Songez à votre âme ».

On peut ajouter aux exemples de Maurice Grammont ces vers de Théophile Gautier :
« Et l’enfant hier encor chérubin chez les anges », mais :
« Je suis le spectre d’une rose
« Que tu portais hi-er au bal ».

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: le solstice et la science antique

 

Au solstice à midi homme de science illustre
Eratosthène expert en calculs tombant juste
Savait que l’ombre alors était réduite à rien
Du côté d’Assouan que les rayons de l’astre
En feu sans clair obscur et sans aucun contraste
Y tombaient verticaux dans le ciel égyptien

Comparant Assouan dans ses rouleaux registres
Avec Alexandrie cité rationaliste
Où il était chercheur du pourquoi du combien
Par la longueur de l’ombre en ces deux lieux terrestres
En arpenteur du globe et des grandeurs célestes
Il a pu mesurer l’immense méridien

 

Ératosthène (environ 273-192 avant J.-C.), savant universel, philosophe et poète grec du IIIe siècle avant notre ère, fondateur de la géographie mathématique, a fait ses études à Athènes et a été nommé à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie à la demande de Ptolémée III, pharaon d’Égypte, descendant d’un général macédonien d’Alexandre le Grand. Eratosthène a succédé à ce poste au poète Callimaque (originaire comme lui de Cyrène, dans ce qui est aujourd’hui la région de Benghazi en Libye) et au poète Apollonios de Rhodes. Il a été précepteur de Ptolémée IV.
Il a calculé la circonférence de la Terre, et donné la valeur de 47°42′ à l’arc de méridien compris entre les deux tropiques ; vingt siècles après lui, l’Académie française des sciences a retrouvé à peu près la même mesure. Il reste de lui un fragment de poème didactique intitulé L’Hermès. Il se serait laissé mourir de faim parce que, devenu aveugle, il ne pouvait plus regarder les étoiles.
Jules César, dans sa Guerre des Gaules (livre sixième chapitre XXIV), mentionne expressément son nom, en précisant, à propos de la forêt hercynienne en Germanie: « je vois qu’ Eratosthène et certains auteurs grecs en avaient entendu parler » (nous savons aujourd’hui que « forêt hercynienne » signifie forêt de chênes en langue celtique).
Le géographe Strabon, qui vivait à l’époque d’Auguste au tout début de notre ère, indique dans le livre premier de sa Géographie que la circonférence terrestre mesurée par Eratosthène et admise par Hipparque était celle qui, en dépit des critiques, faisait autorité.

On attribue en général l’idée de la sphéricité terrestre à l’école pythagoricienne ou à Parménide dès le VIe siècle avant J.-C. La Terre a été considérée comme sphérique par Platon puis par Aristote (IVe siècle avant J.-C.).
La méthode utilisée par Ératosthène pour mesurer la circonférence de la Terre est décrite par Cléomède (au 1er siècle de notre ère) dans De motu circulari (Du mouvement circulaire). Ératosthène a comparé les ombres à Syène (ville située à peu près sur le tropique du Cancer, aujourd’hui Assouan) et à Alexandrie, à peu près sur le même méridien, le 21 juin (solstice d’été) au midi solaire local.
Ératosthène savait qu’au solstice il n’y avait aucune ombre dans un puits à Syène ; ainsi, en cet instant précis, le Soleil était à la verticale et sa lumière éclairait directement le fond du puits. Cependant que le même jour à la même heure, un obélisque situé à Alexandrie faisait une ombre, et que le Soleil n’y était donc pas à la verticale. En comparant la longueur de l’ombre et la hauteur de l’obélisque, il était facile d’en déduire l’angle entre les rayons solaires et la verticale, 1/50e de 360 degrés, soit 7,2 degrés.
Eratosthène a évalué par ailleurs la distance entre Syène et Alexandrie en faisant appel à un « bématiste » (arpenteur de pas) qui s’est basé sur le temps en journées de marche de chameau entre les deux villes : la distance obtenue était de 5 000 stades.
A partir de ces données, il a proposé une figure explicative simple, un cercle représentant le globe, où les rayons lumineux du Soleil sont parallèles en tout point ; où, géométriquement, les rayons verticaux sont ceux qui passent par le centre du cercle ; et où un angle au centre de 7,2 degrés (égal, d’après la géométrie des parallèles, à celui que font avec la verticale les rayons solaires du solstice à Alexandrie) intercepte un arc de 5000 stades, distance entre Syène et Alexandrie. La circonférence de la terre peut donc être évaluée à 250 000 stades si 1/50e de cette circonférence mesure 5 000 stades.
Mais quelle était exactement la longueur du stade utilisé par Eratosthène ? Si l’on admet que les Grecs comptaient 2 pieds et demi pour un pas, et 240 pas pour un stade, on a, pour un pas de 0 m 70, un stade de 168 m, soit 42 000 km pour la circonférence terrestre. En réduisant le pas à 0 m 67, on obtient 40 000 km, circonférence très proche des mesures actuelles.
(Voir sur internet Louis Gallois : « L’œuvre géographique d’Eratosthène », Annales de géographie, année 1922, volume 31, numéro 172).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: Courbet et L’Origine du monde

Les musées sont remplis de nudités de toutes sortes, mais en général on trouve cela normal.

Le journal Le Monde rapporte qu’au musée d’Orsay, jeudi 29 mai, jour de l’Ascension, une « artiste plasticienne » vêtue d’une robe dorée censée rappeler le cadre du tableau de Gustave Courbet « a écarté les cuisses devant L’Origine du monde … », œuvre qui montre en gros plan le pubis touffu d’une femme dont on ne voit pas la tête.
La police arrive et évacue tout le monde.
La femme qui a causé ce petit scandale explique qu’elle est dans une démarche artistique où elle cherche à « prendre la position de l’objet du regard pour à (son) tour regarder ». Selon elle, ce jour-là, ce n’est pas le dévoilement de son anatomie qu’il fallait prendre pour œuvre mais la salle, les réactions du public, les gardiens, la scène dans son ensemble. « Mon œuvre – baptisée « Miroir de l’Origine » – ne reflète pas le sexe, mais l’œil du sexe, le trou noir. C’est pour rendre visible cet œil, explique-t-elle, que j’ai tenu mon sexe ouvert avec mes deux mains, pour révéler ce qui n’est pas visible sur le tableau d’origine. »  (Le Monde daté du 6 juin 2014)

La direction du musée « évoque un « geste gynécologique » plutôt « trash et violent » qui dévoilait « bien plus que ce que montre l’œuvre de Courbet ». La « plasticienne » a choisi le jeudi de l’Ascension pour son « happening », date à laquelle la fréquentation était deux fois plus élevée que d’habitude, avec 13 000 visiteurs en une journée. La direction a porté plainte, en même temps que des agents du personnel, pour « exhibitionnisme sexuel ». La plainte a été classée sans suite, après un passage au commissariat de police et un rappel à la loi (lefigaro.fr du 6 juin 2014)

 

Cette touffe de brune en relief sur un mont
De Vénus toison dense obscure on se demande
Quelle chair s’y replie attraction des amants
C’est l’œuvre de Courbet L’Origine du monde

Posant sous le tableau vivante anatomie
Tenant son sexe ouvert triangle des Bermudes
Une femme aimerait que les gens soient émus
Par son exhibition qui pourrait être humide

Se disant plasticienne elle montre sa vulve
Les jambes écartées pour mieux la mettre en vue
Gymnaste sans culotte osant cette figure

Ses lèvres d’entrecuisse et de forme bivalve
Sont celles de toute Eve elle n’est pas diva
Qui par on ne sait quoi changerait le regard

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Le Quintette vocal Antoine Geoffroy Dechaume. Et le duo de la Libelle amoureuse sous la voûte de l’Espace Le Scribe L’Harmattan (mise à jour du 04/07/14)

Avec un répertoire du XVème siècle à nos jours, qui fait redécouvrir ou découvrir des canons, des mantras, des mélodies du monde, des chansons populaires et traditionnelles, poétiques, mythologiques, spirituelles et sacrées, Claude Palacios et Maria-Carla Cialone pratiquent joyeusement l’art de l’improvisation.

Leur précédent spectacle musical intitulé « Elle pleure des papillons », donné par l’ensemble vocal Antoine Geoffroy Dechaume, quintette a capella, le 15 juin 2013, a fait l’objet du compte rendu suivant par Maryvonne Lemaire dans Libres Feuillets (repris ici):
« C’est un quintette féminin. Maria-Carla Cialone, musicienne, mène discrètement le groupe des quatre autres chanteuses, Claude Palacios sa partenaire dans les duos de la Libelle Amoureuse, Michèle Cugnier, Françoise Delattre, Danielle Siramy.
« La tonalité d’ensemble est la gaieté, la légèreté, la recherche de l’harmonie. La facilité apparente est due au travail sur la respiration, le souffle et le silence. Dans tel chant révolutionnaire, la vivacité devient rebelle. Deux ou trois duos sont très applaudis: la voix de chacune y est mise en valeur, en particulier dans « La Reine de cœur » de Poulenc, sur un poème de Maurice Carême. Le répertoire de chants remontant jusqu’à la Renaissance nous plonge dans un univers de paroles et de chansons populaires ou savantes.
« Antoine Geoffroy Dechaume, « saint patron » du quintette, est un musicien qui a contribué au XX° siècle à la redécouverte des musiques anciennes du XV° au XVIII° siècle.
« Les plus humbles comme les plus grands chefs, selon Carla Cialone, chanteurs, instrumentistes, facteurs d’instruments, danseurs, chercheurs sont tous venus de par le monde suivre ses enseignements. Son accueil était d’une grande générosité et il témoignait autant d’attention aux plus simples novices qu’aux plus prestigieux professionnels ».
« Poésie et magie. Avec rien, avec le souffle, la voix de chacune, avec des  mots simples et anciens, de la gaieté et un grand souci d’accorder les tonalités et les registres de chacune. Le travail de création n’apparaît pas mais explique les performances obtenues.
« Un beau moment de plaisir partagé. »

Leur plus récent spectacle a eu lieu le vendredi 27 juin 2014 dans le cinquième arrondissement à l’Espace Le Scribe l’Harmattan, auquel il a apporté une diversification supplémentaire.
Les auditeurs ont pris plaisir à écouter dans la cave voûtée de ce lieu de rencontre au bord de la Seine les deux chanteuses qui ont interprété dans une allégresse  communicative plusieurs textes et airs de leur répertoire, en particulier : deux nocturnes de Mozart ; des airs sur deux poèmes de Clément Marot ; « La Reine de cœur » de Poulenc ; un canon d’Antoine Geoffroy Dechaume réduit à deux voix sur le thème : boucles et mèches revêches, réconciliées à la fin par une mise en plis ; une chanson du Mali ; des chansons « françaises » chantées avec la salle, comme « La Java bleue », mais aussi des airs tels que « Ma mère m’a donné un mari », et « Ah vous dirais-je maman » (attribué à Mozart). S’agissant de ces derniers morceaux, que l’on croit bien connaître, les auditeurs ont pu apprendre que les comptines, sous leur apparence enfantine, étaient aussi des jeux mondains à double sens pour les « grandes personnes ».

Une seule petite réserve, concernant l’aspect vestimentaire : les longues tuniques aux couleurs fleuries et les couronnes dans les cheveux donnent au duo une allure qui peut sembler un peu trop ingénue, et que les artistes gagneraient sans doute à remplacer par une tenue plus contemporaine.

Cette remarque mise à part, on notera les nombreuses qualités exprimées sans le soutien d’aucun instrument, la vivacité, l’originalité, la savante simplicité, la justesse, l’accord des voix qui peuvent intervertir entre elles le grave et l’aigu …

Ce spectacle de musique vocale mérite un large auditoire.

Dominique Thiébaut Lemaire et Maryvonne Lemaire

 

 

Adresses :

l’Espace Le Scribe l’Harmattan dans le cinquième arrondissement, 19, rue Frédéric Sauton – 75005 Paris, Métro Maubert Mutualité.
Téléphone : Osama Khalil 06 99 42 87 65. Email : fatiharmattan@hotmail.fr

Carla Cialone : 06 42 00 12 13
maria.carla.cialone@gmail.com http://www.lalibelleamoureuse.org/bienvenue
http://musique-et-danse-en-cercle.vivonslamusique.org/
Maria-Carla Cialone et Claude Palacios animent l’association « Vivons La Musique» qui s’adresse aux amateurs comme aux professionnels de tout âge qui désirent pratiquer dans leur quotidien la musique, art de vivre ensemble. Les activités en 2013-2014 sont sous la direction musicale de M.C. Cialone. Des ateliers musicaux sont organisés tout au long de l’année à Paris mais aussi des stages d’été.La 5ème édition du stage résidentiel d’été a lieu au château médiéval de Mézerville du 23 au 29 juillet 2014.

Billet: Maryvonne au temps de la Pentecôte

 

Après sept fois sept jours voici la Pentecôte
A la suite de Pâque et lui faisant écho
Journée en grec ancien numérotée cinquante
Un dimanche où l’Esprit nous éclaire éloquents

L’enfant née le lundi n’y trouvait pas son compte
Elle voulait qu’au ciel du haut de son balcon
Marie sainte patronne intercède et l’écoute
Pour qu’un souffle de feu l’illumine après coup

L’avenir l’a montré Marie son avocate
Avec messire Yvon s’est penché sur son cas
La candide plaideuse a gagné sa requête
Ayant reçu la flamme et des dons en bouquet

 

« Le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble dans le même lieu. Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis. Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d’eux. Et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. » (Actes des apôtres, 2:1-4)

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

Uña Ramos (1933-2014), musicien des Andes et du monde

Uña Ramos, né le 27 mai 1933 à Humahuaca en Argentine, localité située à 3000 m d’altitude près de la frontière avec la Bolivie, est mort dans un hôpital de la région parisienne le 23 mai  2014.

Indien des Andes aux cheveux longs, compositeur et instrumentiste renommé, il était un virtuose des instruments de musique de l’”altiplano”, en particulier la flûte droite, la quena, et la flûte de Pan, l’antara, mot de la langue quechua.

Voici ce que sa femme Elisabeth Rochlin (poète et auteur de nouvelles, traductrice d’Erasme) a écrit sur sa musique en 2002 dans la présentation de son disque intitulé “El Pajaro de los Andes”, le pivert des Andes (d’après une légende amérindienne, le pivert ou pic vert, qui creuse le bois avec son bec, serait l’inventeur de la flûte) :

La flûte “fut le premier cadeau à l’âge de quatre ans qu’il demanda à son père. Depuis, chaque flûte dont il joue est d’abord fabriquée de ses mains, inlassablement polie et travaillée jusqu’à paraître, faite de roseau ou de buis, plus douce au toucher que la soie, plus veloutée à l’oreille que l’imaginaire mélodie des sphères célestes, chaque trou étant percé selon cette recherche d’équilibre parfait des proportions musicales. Alors le chant, la complicité, s’élèvent entre Uña et son instrument selon un accord parfait puisque doigts et souffle jouent à travers ce qu’on pourrait nommer leur nombre d’or…

“Ce qui a fait de lui un enfant prodige, enseignant la musique au conservatoire en Amérique latine dès l’âge de onze ans, ce n’est pas seulement un don exceptionnel d’interprétation ; déjà autour de lui les professionnels sentaient bien qu’il existait en cet enfant quelque chose de différent, qu’il avait quelque chose à dire – et à apprendre aux autres – que nous pourrions nommer le pouvoir de changer le monde sous forme d’une musique à laquelle tout homme, de toute culture et de toute origine, peut s’identifier ; un morceau composé par Uña, comme toute œuvre classique, défie le temps et l’espace. De la France où il vit, Uña a emporté ses rythmes et ses notes dans le monde entier.

“ … Sur scène, à le voir ou à l’écouter, au plus intime de nous-mêmes, nous sentons que la respiration humaine, grâce à sa flûte, transgresse ses limites.”

Dans sa jeunesse, son père et lui partaient ensemble, emportant leur flûte et de quoi se nourrir. Selon Uña Ramos, son père lui disait : va jouer ta musique dans la montagne, et la montagne te répondra. A l’âge de sept ans, il a donné son premier concert. A onze ans, il a commencé à enseigner la musique andine au conservatoire de Santiago del Estero. Au début des années 1970, il a fait une tournée internationale avec Paul Simon (du duo Simon et Garfunkel) et le groupe “Los Incas” (devenu ensuite le groupe Urubamba), interprétant de grands succès tels que « El Condor Pasa », le condor passe.

Venu s’établir à Paris en 1972, il a connu une célébrité mondiale dans les années 1970, 1980 et 1990, en France, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, au Japon…

Il a reçu en France le grand prix du disque de l’Académie Charles Cros en 1979 pour « Le Pont de bois ». En 1980, il a participé à la “Symphonie celtique”, présentée par Alan Stivell au Festival interceltique de Lorient, associant les cultures andine, berbère, indienne, tibétaine…

Uña Ramos, dont l’un des guitaristes a été François Fichu, a proposé en 1981 à Bruno Ulysse Pauvarel de l’accompagner à la guitare sur scène et sur disque, et d’écrire les arrangements de son album « La Vallée des coquelicots » qui est sorti début 1982 et qui a été réédité en Amérique du Sud en 1991 sous le titre “La Magia de la quena”. A la suite de cette rencontre, on peut mentionner : de 1982 à 1985 : des concerts en Europe et une tournée en Argentine ; en 1986 : l’enregistrement du CD « La Princesse de la mer »; de 1987 à 1992 : des concerts dans toute l’Europe.

Le très grand succès rencontré en Allemagne par le duo flûte et guitare dans les plus grandes salles de concert classique a abouti à l’enregistrement en 1994 d’un CD en direct au fameux Philharmonique de Berlin :  » Una flauta en la noche -Volume 1  » chez Arton Records. A la même époque, Uña Ramos s’est aussi produit dans les pays de l’Est. En 1995, « Una flauta en la noche – Volume 2  » a été enregistré à Berlin.

D’autres concerts ont suivi en France ainsi qu’une tournée au Japon, pays où il a vendu au cours de sa carrière des millions de disques. En 1996, c’est l’enregistrement d’un nouveau CD en France, « Le souffle du roseau », chez Harmonia Mundi, et des concerts en Europe. Et le Philharmonique de Berlin a accueilli de nouveau Uña Ramos par la suite. Un nouveau CD intitulé « Live in France 2004 » (enregistrements en direct en décembre 2002) est sorti fin 2004. Les derniers récitals du flûtiste ont eu lieu en Allemagne à la fin de la première décennie des années 2000, principalement à Berlin en janvier 2007.

Uña Ramos, unissant subtilement la musique traditionnelle des Andes et la musique européenne, a créé des œuvres qui touchent tous les auditeurs, quelles que soient leur culture et leur langue. On peut écouter sur internet un grand nombre d’entre elles.

Les flûtes des Andes, animées par sa musique et son souffle, captivent par leur son voilé qui contraste de manière prenante avec la pureté des mélodies et des rythmes.

A la fin de sa vie, il a été affecté par le déclin de l’engouement pour la “flûte indienne”, qui avait marqué les décennies précédentes. Mais il laisse un très beau témoignage de vitalité et de joie musicale non dépourvue de gravité.

Maryvonne et Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: fromages et villages

 

La France nous dit-on compte plus de fromages
Que de jours dans l’année de formes de formats
Et coloris divers que les habitants mangent
Orangés blancs ou bleus travaillés de ferments

Comment donc voulez-vous qu’un gouvernant dirige
Ce pays si varié si vieux qui se récrie
Contre le changement virant au sacrilège
Quand pour le camembert on fait bouillir le lait

S’y trouvent plus qu’ailleurs tant et tant de communes
Dont nous a gratifiés l’ère gallo-romaine
Sous leur calme apparent bien des siècles remuent

Dans ce nombre étonnant qui semble un patrimoine
La taille trop petite est ce qui prédomine
Mais on n’y touche pas de peur d’un grand émoi

Le président de la République et le gouvernement ont annoncé une réforme mettant l’accent sur la réduction du nombre des régions françaises qui passerait de 22 à 14 en métropole. Il est question de réduire le coût et la complexité de l’organisation territoriale.

Cette annonce laisse dubitatif. Mis à part quelques cas, le découpage des régions actuelles n’est pas irrationnel, du point de vue de l’histoire, de la culture et de l’économie. Et il est fort douteux que les regroupements régionaux prévus, portant sur un petit nombre d’entités, permettent par eux-mêmes d’atteindre les objectifs recherchés.

Les vrais problèmes sont ailleurs : dans la superposition des interventions – financières et autres – entre les régions, les départements, les ensembles supra-communaux (le « millefeuille » territorial), ainsi que dans l’émiettement extrême des communes, qui sont plus de 36 000, un record (dans les autres pays européens de populations approximativement comparables, elles sont  environ 12 000 en Allemagne, 8 000 en Italie, 10 000 au Royaume-Uni…)

Depuis les années 1970, les gouvernements français, dans l’idée de réduire ce nombre, ont suscité des structures intercommunales possédant de plus en plus de compétences, tout en laissant subsister les communes. Ils ont ainsi créé un niveau supplémentaire d’administration et de gestion, avec un coût total de fonctionnement plus élevé qu’auparavant.

Une autre caractéristique n’est pas sans rapport avec la question de la diversité territoriale : la production de fromages, qui a inspiré au général de Gaulle un mot célèbre : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 246 variétés de fromage ? » Ce dernier chiffre est d’ailleurs sous-évalué, car on estime que la France en produit au total entre 350 et 400 au début du XXIe siècle.

*

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: Victor Hugo et les élections européennes aujourd’hui

 

Au milieu de son siècle en tenant bon la rampe
Ignorant l’ironie et les récalcitrants
Hugo voyait grandir comme un astre qui grimpe
Au-delà de la vue des vieux esprits chagrins
Cette brillante idée l’unité de l’Europe

Il ne se doutait pas que ces pays en troupe
Iraient aveuglément se battre dans des trous
Il rêvait d’un réel que l’idéal rattrape
En faisant scintiller sur leur agglomérat
Cette brillante idée l’unité de l’Europe

S’il n’y a plus de guerre où ces pays s’étripent
Il existe toujours différentes patries
Cent soixante ans plus tard et les croyants se trompent
Quand ils pensent que vite ils réaliseront
Cette brillante idée l’unité de l’Europe

Le continent demeure un kaléidoscope
Et comme en notre temps le droit aux différences
A la diversité se veut prépondérant
On peut se demander si va rester vibrante
Cette brillante idée l’unité de l’Europe

 

Victor Hugo a utilisé l’expression « Etats-Unis d’Europe », à l’occasion du Congrès international de la paix à Paris en 1849. Dans son discours, il s’est exprimé ainsi :
« Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie.
« Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France.
« Un  jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées.
« Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France.
« Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être. »

Cette idée des États-Unis d’Europe, premier échelon d’une entreprise universelle, devait aboutir à une concorde planétaire. Selon Hugo :
« Elle s’appellera l’Europe, au XXe siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité. »

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Voyage en poésie française dans le pays andalou

 

Victor Hugo

Les Orientales « Grenade » (extraits)

L’Alhambra ! l’Alhambra ! palais que les Génies
Ont doré comme un rêve et rempli d’harmonies,
Forteresse aux créneaux festonnés et croulants,
Ou l’on entend la nuit de magiques syllabes,
Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes,
Sème les murs de trèfles blancs !

Grenade a plus de merveilles
Que n’a de graines vermeilles
Le beau fruit de ses vallons ;
Grenade, la bien nommée,
Lorsque la guerre enflammée
Déroule ses pavillons,
Cent fois plus terrible éclate
Que la grenade écarlate
Sur le front des bataillons.

Grenade efface en tout ses rivales ; Grenade
Chante plus mollement la molle sérénade ;
Elle peint ses maisons de plus riches couleurs ;
Et l’on dit que les vents suspendent leurs haleines
Quand par un soir d’été Grenade dans ses plaines
Répand ses femmes et ses fleurs.

L’Arabie est son aïeule.
Les maures, pour elle seule,
Aventuriers hasardeux,
Joueraient l’Asie et l’Afrique,
Mais Grenade est catholique,
Grenade se raille d’eux ;
Grenade, la belle ville,
Serait une autre Séville,
S’il en pouvait être deux.

 

Les Feuilles d’automne, « Laissez. – Tous ces enfants sont bien là » (extrait)

Moi, quel que soit le monde et l’homme et l’avenir,
Soit qu’il faille oublier ou se ressouvenir,
Que Dieu m’afflige ou me console,
Je ne veux habiter la cité des vivants
Que dans une maison qu’une rumeur d’enfants
Fasse toujours vivante et folle.

De même, si jamais enfin je vous revois,
Beau pays dont la langue est faite pour ma voix,
Dont mes yeux aimaient les campagnes,
Bords où mes pas enfants suivaient Napoléon,
Fortes villes du Cid ! ô Valence, ô Léon,
Castille, Aragon, mes Espagnes !

Je ne veux traverser vos plaines, vos cités,
Franchir vos ponts d’une arche entre deux monts jetés,
Voir vos palais romains ou maures,
Votre Guadalquivir qui serpente et s’enfuit,
Que dans ces chars dorés qu’emplissent de leur bruit
Les grelots des mules sonores.

 

Théophile Gautier

España, « Perspective »

Sur le Guadalquivir, en sortant de Séville,
Quand l’oeil à l’horizon se tourne avec regret,
Les dômes, les clochers font comme une forêt:
A chaque tour de roue il surgit une aiguille.

D’abord la Giralda, dont l’angle d’or scintille,
Rose dans le ciel bleu darde son minaret ;
La cathédrale énorme à son tour apparaît
Par-dessus les maisons, qui vont à sa cheville.

De près, l’on n’aperçoit que des fragments d’arceaux :
Un pignon biscornu, l’angle d’un mur maussade
Cache la flèche ouvrée et la riche façade.

Grands hommes, obstrués et masqués par les sots,
Comme les hautes tours sur les toits de la ville,
De loin vos fronts grandis montent dans l’air tranquille !

 

Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894)

Poèmes barbares, « La fille de l’émyr » (extrait)

D’un ciel attiédi le souffle léger
Dans le sycomore et dans l’oranger
Verse en se jouant ses vagues murmures ;
Et sur le velours des gazons épais
L’ombre diaphane et la molle paix
Tombent des ramures.

C’est l’heure où s’en vient la vierge Ayscha
Que le vieil Émyr, tout le jour, cacha
Sous la persienne et les fines toiles,
Montrer, seule et libre, aux jalouses nuits,
Ses yeux, charmants, purs de pleurs et d’ennuis,
Tels que deux étoiles.

Son père qui l’aime, Abd-El-Nur-Eddin,
Lui permet d’errer dans ce frais jardin,
Quand le jour qui brûle au couchant décline
Et, laissant Cordoue aux dômes d’argent,
Dore, à l’horizon, d’un reflet changeant,
La haute colline.

Allant et venant, du myrte au jasmin,
Elle se promène et songe en chemin.
Blanc, rose, à demi hors de la babouche,
Dans l’herbe et les fleurs brille son pied nu ;
Un air d’innocence, un rire ingénu
Flotte sur sa bouche.

Le long des rosiers elle marche ainsi.
La nuit est venue, et, soudain, voici
Qu’une voix sonore et tendre la nomme.
Surprise, Ayscha découvre en tremblant
Derrière elle, calme et vêtu de blanc,
Un pâle jeune homme.*

*il s’agit de Jésus

 

Louise de Vilmorin

(L’Alphabet des aveux [1954],
Paris, Gallimard, Le Promeneur, 2004, page 139. Illustrations de Jean Hugo.)

 

« Accords doux
Décors d’août
C’est tôt, beys zélés
À Cordoue.

Lâchant son silence
La chanson s’y lance :

« Cette eau baise ailée,
À Cordoue
Sept obèses et les
Accords d’août
Des corps doux. »

Et le vent
Oscille en silence
Élevant
Oh ! si lent, six lances

À Cordoue
Bais et laids,
Beys zélés, maintenant,
Baisez les mains tenant
Baies et lait
Accords doux. »

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Courts poèmes long-courriers (2011), LXXII (sonnet sur Séville)

 

J’ai rêvé que l’espace était un oranger
Quand il a commencé quand il a prolongé
Ses bras donnant pour fruits des miniatures d’astres
Encore enveloppés d’une écorce terrestre

Il portait des soleils orange un abrégé
De ciel planétarium encore tout gorgé
De si close clarté que rien ne l’enregistre
Avant qu’elle n’éclate en vive étoile illustre

A côté du transept où quatre hommes figés
Portent Colomb défunt qui ne peut plus bouger
Pour donner à ce monde un plus vaste cadastre

Au jardin près de toi j’étais dans un verger
D’astres luminescents dont le rouge ombragé
Devient lumière sphère en un immense orchestre

 

Billet: l’indignation et la colère

Mis en avant

 

Indignez-vous c’est à quoi nous exhorte
Un petit livre au ton réconfortant
Paru naguère il nous lance une alerte
A grand tirage en nous avertissant
De résister ce n’est pas une charte
C’est un appel non pas un aparté
Qu’importe au fond que ses pages soient courtes
Sans épaisseur il nous apprend beaucoup

Cet opuscule est d’une étrange sorte
Livret léger il est moins important
Que son beau titre et ce fait déconcerte
Ceux qui voudraient du texte appétissant
Son apostrophe est comme une pancarte
Manifestant qu’on ne peut l’écarter
Qu’importe alors que ses pages soient courtes
Sans épaisseur il nous apprend beaucoup

Impératif sans phrases pour escorte
Est-il simplet pour l’esprit bien portant
Non ce qu’il dit ne laisse pas inerte
Il vise au cœur succès retentissant
Son verbe en tête est un mot que Descartes
A éclairé d’une vive clarté
Qu’importe enfin que ses pages soient courtes
Sans épaisseur il nous apprend beaucoup

 ***

Le mal subi par autrui nous indigne
Et quelquefois nous laisse résignés
Mais pris à cœur il nous met en colère
Brutalement nous saisit au collet

Courte folie on passe de la rogne
A la fureur à l’envie de cogner
L’ire qui croît fait changer de couleur
Epidermique on la voit affleurer

Celui qui rage emporté devient rouge
Ou bien tremblant blêmissant de courroux
Se change en marbre et cesse de bouger

Ardent ou froid c’est une erreur de croire
Que l’indigné n’est plus dans son bon droit
Quand de colère il s’en va guerroyer

L’indignation

« … Le mal fait par d’autres, n’étant point rapporté à nous, fait seulement que nous avons pour eux de l’indignation ; et lorsqu’il y est rapporté, il émeut aussi la colère (Descartes, Les Passions de l’âme, article 65).
« L’indignation est une espèce de haine ou d’aversion qu’on a naturellement contre ceux qui font quelque mal, de quelle nature qu’il soit. Et elle est souvent mêlée avec l’envie ou avec la pitié; mais elle a néanmoins un objet tout différent. Car on n’est indigné que contre ceux qui font du bien ou du mal aux personnes qui n’en sont pas dignes, mais on porte envie à ceux qui reçoivent ce bien, et on a pitié de ceux qui reçoivent ce mal. Il est vrai que c’est en quelque façon faire du mal que de posséder un bien dont on n’est pas digne. Ce qui peut être la cause pourquoi Aristote et ses suivants, supposant que l’envie est toujours un vice, ont appelé du nom d’indignation celle qui n’est pas vicieuse (Descartes, Les Passions de l’âme, article 195).
« C’est aussi en quelque façon recevoir du mal que d’en faire; d’où vient que quelques-uns joignent à leur indignation la pitié, et quelques-uns autres la moquerie, selon qu’ils sont portés de bonne ou de mauvaise volonté envers ceux auxquels ils voient commettre des fautes. Et c’est ainsi que le ris de Démocrite et les pleurs d’Héraclite ont pu procéder de même cause (Descartes, Les Passions de l’âme, article 196).
« L’indignation est souvent aussi accompagnée d’admiration. Car nous avons coutume de supposer que toutes choses seront faites en la façon que nous jugeons qu’elles doivent être, c’est-à-dire en la façon que nous estimons bonne. C’est pourquoi, lorsqu’il en arrive autrement, cela nous surprend, et nous l’admirons. Elle n’est pas incompatible aussi avec la joie, bien qu’elle soit plus ordinairement jointe à la tristesse. Car, lorsque le mal dont nous sommes indignés ne nous peut nuire, et que nous considérons que nous n’en voudrions pas faire de semblable, cela nous donne quelque plaisir; et c’est peut-être l’une des causes du ris qui accompagne quelquefois cette passion (Descartes, Les Passions de l’âme, article 197).
« C’est être difficile et chagrin que d’avoir beaucoup d’indignation pour des choses de peu d’importance. C’est être injuste que d’en avoir pour celles qui ne sont point blâmables, et c’est être impertinent et absurde de ne restreindre pas cette passion aux actions des hommes, et de l’étendre jusqu’aux œuvres de Dieu ou de la nature, ainsi que font ceux qui, n’étant jamais contents de leur condition ni de leur fortune, osent trouver à redire en la conduite du monde et aux secrets de la Providence » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 198).

La colère

« La colère est aussi une espèce de haine ou d’aversion que nous avons contre ceux qui ont fait quelque mal, ou qui ont tâché de nuire, non pas indifféremment à qui que ce soit, mais particulièrement à nous. Ainsi elle contient tout le même que l’indignation, et cela de plus qu’elle est fondée sur une action qui nous touche et dont nous avons désir de nous venger. Car ce désir l’accompagne presque toujours; et elle est directement opposée à la reconnaissance, comme l’indignation à la faveur. Mais elle est incomparablement plus violente que ces trois autres passions, à cause que le désir de repousser les choses nuisibles et de se venger est le plus pressant de tous. C’est le désir joint à l’amour qu’on a pour soi-même qui fournit à la colère toute l’agitation du sang que le courage et la hardiesse peuvent causer. Et la haine fait que c’est principalement le sang bilieux qui vient de la rate et des petites veines du foie qui reçoit cette agitation et entre dans le cœur, où, à cause de son abondance et de la nature de la bile dont il est mêlé, il excite une chaleur plus âpre et plus ardente que n’est celle qui peut y être excitée par l’amour ou par la joie (Les Passions de l’âme, article 199).
« Et les signes extérieurs de cette passion sont différents, selon les divers tempéraments des personnes et la diversité des autres passions qui la composent ou se joignent à elle. Ainsi on en voit qui pâlissent ou qui tremblent lorsqu’ils se mettent en colère, et on en voit d’autres qui rougissent ou même qui pleurent. Et on juge ordinairement que la colère de ceux qui pâlissent est plus à craindre que n’est la colère de ceux qui rougissent. Dont la raison est que lorsqu’on ne veut ou qu’on ne peut se venger autrement que de mine et de paroles, on emploie toute sa chaleur et toute sa force dès le commencement qu’on est ému, ce qui est cause qu’on devient rouge. Outre que quelquefois le regret et la pitié qu’on a de soi-même, parce qu’on ne peut se venger d’autre façon, est cause qu’on pleure. Et, au contraire, ceux qui se réservent et se déterminent à une plus grande vengeance deviennent tristes de ce qu’ils pensent y être obligés par l’action qui les met en colère. Et ils ont aussi quelquefois de la crainte des maux qui peuvent suivre de la résolution qu’ils ont prise, ce qui les rend d’abord pâles, froids et tremblants. Mais, quand ils viennent après à exécuter leur vengeance, ils se réchauffent d’autant plus qu’ils ont été plus froids au commencement, ainsi qu’on voit que les fièvres qui commencent par le froid ont coutume d’être les plus fortes (Les Passions de l’âme, article 200).
« Ceci nous avertit qu’on peut distinguer deux espèces de colère: l’une qui est fort prompte et se manifeste fort à l’extérieur, mais néanmoins qui a peu d’effet et peut facilement être apaisée; l’autre qui ne paraît pas tant à l’abord, mais qui ronge davantage le cœur et qui a des effets plus dangereux. Ceux qui ont beaucoup de bonté et beaucoup d’amour sont les plus sujets à la première. Car elle ne vient pas d’une profonde haine, mais d’une prompte aversion qui les surprend, à cause qu’étant portés à imaginer que toutes choses doivent aller en la façon qu’ils jugent être la meilleure, sitôt qu’il en arrive autrement ils l’admirent et s’en offensent, souvent même sans que la chose les touche en leur particulier, à cause qu’ayant beaucoup d’affection, ils s’intéressent pour ceux qu’ils aiment en même façon que pour eux-mêmes. Ainsi ce qui ne serait qu’un sujet d’indignation pour un autre est pour eux un sujet de colère; et parce que l’inclination qu’ils ont à aimer fait qu’ils ont beaucoup de chaleur et beaucoup de sang dans le cœur, l’aversion qui les surprend ne peut y pousser si peu de bile que cela ne cause d’abord une grande émotion dans ce sang. Mais cette émotion ne dure guère, à cause que la force de la surprise ne continue pas, et que sitôt qu’ils s’aperçoivent que le sujet qui les a fâchés ne les devait pas tant émouvoir, ils s’en repentent (Les Passions de l’âme, article 201).
« L’autre espèce de colère, en laquelle prédominent la haine et la tristesse, n’est pas si apparente d’abord, sinon peut-être en ce qu’elle fait pâlir le visage. Mais sa force est augmentée peu à peu par l’agitation qu’un ardent désir de se venger excite dans le sang, lequel, étant mêlé avec la bile qui est poussée vers le cœur de la partie inférieure du foie et de la rate, y excite une chaleur fort âpre et fort piquante. Et comme ce sont les âmes les plus généreuses qui ont le plus de reconnaissance, ainsi ce sont celles qui ont le plus d’orgueil et qui sont les plus basses et les plus infirmes qui se laissent le plus emporter à cette espèce de colère. Car les injures paraissent d’autant plus grandes que l’orgueil fait qu’on s’estime davantage, et aussi d’autant qu’on estime davantage les biens qu’elles ôtent, lesquels on estime d’autant plus qu’on a l’âme plus faible et plus basse, à cause qu’ils dépendent d’autrui » (Les Passions de l’âme, article 202).

 

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

La fonderie de canons de Bourges en 1914-1919: carnets de guerre d’un chef de bureau (II). Par Philippe Démeron

 

DEUXIEME PARTIE

LE CLIMAT SOCIAL

Pendant la première guerre, la population de Bourges fait plus que doubler (de 45.000 à 110.000), en raison essentiellement de la concentration d’ouvriers employés dans les fabrications d’armement.
Il est fait appel très largement à une main-d’œuvre d’origine étrangère. François Lanoizelez y fait allusion au printemps 1915 (1)  : je ne puis plus rester prendre un appéritif  (sic) autour de la place Malus, il y a tellement d’étrangers, d’auxiliaires, de Belges un tas de poivrots, remplis de vermine, que ça dégoûte d’aller s’asseoir près d’eux...) et  fin 1918, à l’occasion du départ annoncé des Serbes pour leur pays d’origine  (2) : « Ils sont arrivés à l’A.B.S. le 27 mars 1916, je vois toujours Simowitch lorsqu’il a été amené à mon bureau pour y être employé comme dessinateur, comme il était triste, et impossible de comprendre le moindre mot de français, il s’y est bien mis, aujourd’hui il peut tenir une conversation, peut lire des journaux français. »
Il signale également le recours de plus en plus important à la main-d’œuvre féminine  (3) : « le Colonel Gages m’a fait appeler dans son bureau …: il veut renvoyer sur le front tous les hommes de l’active et de la réserve de l’active et les remplacer par des auxiliaires, cadres territoriaux ou bien par des hommes libérés de tout service militaire, c’est pour cela qu’il a embauché des femmes, et qu’il en embauchera encore d’autres pour lui permettre de renvoyer progressivement sans désorganiser les services tous les hommes qui peuvent être envoyés sur le front. »
Ses jugements sur les ouvrières sont fortement sexistes – pour employer un vocabulaire contemporain  (4) : « Dans une annexe de la Forge, sur mon passage, une bande de femelles [sic], une quinzaine au moins, sont assises en rond…, elles ne font pas pour un centime de travail à l’administration, raccommodent leurs chaussettes, se livrent à toutes sortes de parlotes abominables, mènent des orgies affreuses et pour ce faire, touchent néanmoins de 7 à 8 fr par jour et font une heure supplémentaire comme si le travail était abondant. »

Femmes aux établissements militaires

Son scepticisme sur la nécessité de leur recrutement, ici fondé ou non, renvoie à la stratégie déployée par les autorités pour canaliser une classe ouvrière que l’exemple de la révolution russe et le prolongement du conflit rendent de plus en plus difficilement contrôlable.
A partir de 1918, en effet, les incidents se multiplient. Le 20 janvier, il note que « ce matin a eu lieu à 9 h ½ une réunion au Grand Palais (5), organisée par la bourse du travail; il y a 3 ou 4 jours quelques défaitistes avaient fait courir le bruit en Ville qu’il devait y avoir une manifestation monstre voire même une révolution« . Le 23, lorsque son fils Charles part avec les nouvelles recrues, il observe que le détachement qui les avait emmenés au quartier était en armes, pourtant ils n’avaient pas baïonnette au canon, il faut croire que les autorités militaires n’était pas trop rassurées sur leurs sentiments. Le 1er mars, il se fait l’écho d’une rumeur plus précise : « on parle toujours qu’aux alentours de Bourges il y a beaucoup de troupes, serait-ce que l’autorité militaire redoute des troubles à Bourges ? … il y a en ce moment à l’A.B.S. principalement aux Dardanelles  (6) des gens fort peu recommandables … »
L’indiscipline et l’agitation se développent sur le lieu de travail lui-même : début février, le général Gages, directeur des Établissements, est mal reçu dans un atelier ; on fait appel à des renforts de la gendarmerie ; aux Dardanelles toujours, Fançois Lanoizelez signale le 19 mars une tentative « anarchiste » pour arrêter le travail (7) ; un officier aurait été insulté par les manifestants et un contremaître menacé : « À quand les représailles et les punitions ?« , s’indigne François Lanoizelez. Fin avril, une réunion se tient place Malus, devant la Bourse du travail (et à peu de distance de l’entrée des Établissements) ; une grève est prévue  pour le 1er Mai, alors que la C.G.T. a décrété de ne pas chaumer (8).
Le mois de mai va être particulièrement troublé : le 1er mai, manifestation agitée place Malus, nombreuses arrestations, pressions ouvrières sur les non grévistes, etc. : épisodes assez longuement décrits dans les carnets, avec toujours la même indignation face au peu de réactions de l’administration ; le 5, une réunion avec le député socialiste Longuet, pour commémorer le centenaire de Karl Marx, est interdite ; nouvelles effervescences place Malus le 16, grève « générale » du 17 au 22 ; le nombre de chômeurs est assez considérable (9).

La sortie des ouvriers de la Fonderie

François Lanoizelez connaît bien le personnel de la Fonderie, civil ou militaire ; de l’ouvrier à l’officier général, ses carnets recensent plus de cent cinquante noms, membres de son service, supérieurs hiérarchiques ou collègues qu’il côtoie journellement (10). Ses deux fils, Alphonse et Charles, ont fait ou font partie des effectifs ouvriers.
Son carnet abonde en notations sur la vie de bureau, avec les inévitables anecdotes qui l’émaillent. Ce sont des rancœurs contre les collègues, qu’il s’agisse d’avan- cements jugés injustifiés, d’opinions politiques opposées (francs-maçons, socialistes, « défaitistes »…), de tire-au-flanc ou encore des embusqués. Il a ses têtes de turc : Massonneau, Vaizières, Dollet… Cet homme d’ordre porte aussi à l’occasion un retard critique sur sa hiérarchie (ses propres services non reconnus, les rivalités entre officiers supérieurs, des décisions mal venues…) ou sur les jeunes officiers qui se croient tout permis.
Ce petit bourgeois qui a su s’élever socialement est tout naturellement sensible à l’échelle des rémunérations, d’autant plus que la guerre provoque une forte inflation. De 325 francs par mois à la veille du conflit, ce n’est qu’en janvier 1917 qu’il atteint 380 francs ; à la fin de la guerre, il perçoit 410 francs et se livre à d’amères comparaisons avec des collègues de niveau équivalent, des dessinateurs, ou avec les femmes salariées…
Le 12 janvier 1918, il remarque que le Capitaine Clémenceau a quitté la Fonderie aujourd’hui, [il] ne m’a pas fait ses adieux. Il s’agit du frère cadet du Président du Conseil (11), qui fut effectivement un temps affecté aux Établissements militaires de Bourges. L’observation est laconique ; apparemment, il le connaissait et pouvait avoir travaillé avec lui, il l’a peut-être mentionné dans les carnets perdus. Il paraît  déçu que cet officier ne l’ait pas salué avant son départ.

LE PATRIOTE, LA CHRONIQUE DU CONFLIT

François Lanoizelez suit l’évolution du conflit avec une attention passionnée. C’est bien entendu une attitude qu’il partage avec la plupart de ses contemporains, et particulièrement ceux dont la famille se trouve au front, ou qui comptent des morts, des disparus ou des blessés parmi les leurs.
Politiquement, il se situe à droite ; le « bon et vieux » Clemenceau est son idole. Il jubile lorsque celui-ci « rive son clou » à l’opposition. Il n’a pas de mots assez vifs pour qualifier ceux qu’ils considère comme des traîtres, c’est-à-dire l’ensemble de la gauche, parlementaire ou non, des radicaux-socialistes aux anarchistes, en passant par les francs-maçons et les socialistes. Ses invectives s’adressent également, en France, aux syndicats, à l’étranger, aux révolutionnaires russes (trotskystes, maximalistes).
Ces critiques concernent aussi bien les acteurs nationaux, qu’il connaît par la presse, que son environnement immédiat, et d’abord  ses collègues de travail. Les « embusqués » et les défaitistes sont tout un pour lui.
Au niveau national, il est informé comme tout un chacun des événements par les communiqués officiels, affichés quotidiennement sur les murs de la mairie, et par les journaux régionaux ou nationaux qu’il achète, régulièrement comme La Dépêche du Berry, Le Petit Journal et L’Echo de Paris, ou occasionnellement comme Excelsior ou Le Petit Parisien.
Le contenu influence, ou conforte, certainement ses jugements et le style des discours parlementaires lui procure sans doute des figures de rhétorique. Il manifeste quand même un certain scepticisme sur les comptes rendus d’opérations militaires. Peu d’originalité, cependant, dans les informations qu’il reproduit ou commente, sauf à de rares exceptions près – et encore s’agit-il de points techniques – du fait de sa situation professionnelle à la Fonderie.
Il est en revanche un témoin privilégié des incidents survenus dans le premier semestre de 1918 à proximité et dans l’enceinte de la Fonderie (manifestations, échauf- fourées, grèves,) – témoin fiable, car ses observations cadrent bien avec celles du service des renseignements généraux effectuées aux mêmes occasions.

BOURGES PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE

La topographie de Bourges est toujours présente dans les carnets. Au début de la guerre, François Lanoizelez habite boulevard de l’Industrie  (12) et il projette pour la mi- 1915 un déménagement 54 avenue de la Gare, dans un logement appartenant à la comtesse de Bourbon, où il demeurera encore en 1919. Il n’est ainsi jamais très éloigné de son lieu de travail et s’y rend à pied. Le centre ville est peu étendu, il s’approvisionne souvent au marché couvert (place Saint-Bonnet) ou au grand marché et, distraction favorite, va souvent prendre un verre chez Déret, place Cujas, plutôt que place Malus, qu’il juge, on l’a vu, mal fréquentée. Mais ses déplacements le conduisent aussi dans les faubourgs de Bourges, où ce passionné de pêche à la ligne fait ses parties, ou plus loin, du côté de Marmagne (13).
Il note les difficultés d’approvisionnement (nourriture, charbon, tabac…), la cherté, l’inflation. Dans son nouveau logement, il dispose d’un jardin, note soigneusement ses semis, fait des comparaisons avec son voisin. Il se rend aussi à son marais (14), là non plus pas très loin du centre. Il recense ainsi de nombreux commerçants, mais aussi les professions libérales (l’architecte Chauveau, le docteur Milhiet…). Ayant perdu un fils aîné mort de scarlatine (15), lui et sa femme suivent toujours avec inquiétude les maladies du cadet. La grippe ou influenza, connue depuis sous le nom de « grippe asiatique », apparaît dans les carnets en juin 1918 ; il mentionnera plusieurs décès.
Dans cette ville bien éloignée du théâtre des opérations, la guerre est cependant connue autrement que par les journaux et les commandes d’armement. Début 1915 (16), des consignes sont données, on craint des attaques aériennes : un règlement de police… stipule qu’à partir de la nuit tombante, les fenêtres des habitants, tant sur la rue que sur les cours, devront être closes pour éviter que la lumière ne se voie du dehors en cas d’attaque de la Ville par les avions et les Zepelins. Les rues de la Ville même ne seront presque plus éclairées et en cas d’alerte, l’usine à gaz devra fermer son gros robinet. Le tocsin sonnera et le clairon sonnera au feu, sans coup de langue à la fin, les habitants devront tous fermer leur compteur.
Mais le plus visible, ce sont bien sûr les convois de blessés, qu’il mentionne dès le printemps de 1915 : énormément de blessés arrivent à Bourges. Aux uns, il faut amputer un membre, d’autres perdent la vue. Quand on se promène en Ville on ne voit que de pauvres diables qui sont invalides, estropiés, les uns marchent péniblement avec des béquilles ou avec des bâtons. Il critique l’indifférence, voire la méfiance, qui entoure les malheureux après l’armistice (17).
Les militaires se montrent bien sûr hors de la Fonderie lors de manifestations patriotiques : la journée du 75, le retour d’ex-prisonniers, l’exposition de canons français et ennemis ; l’Independence Day est particulièrement célébrée à Bourges en raison de la présence des troupes américaines – dont il déplore par ailleurs l’exubérance et les dégâts causés par les véhicules qui circulent sans grandes précautions en pleine ville. C’est bien sûr la liesse qui s’empare de la ville le jour de l’armistice, le défilé militaire du dimanche suivant, la revue place Séraucourt le 28 novembre 1918 et le service religieux à la cathédrale, les salves de canons pour la signature du traité de paix (23 juin 1919), la ville pavoisée puis le défilé du 14 juillet 1919. Toutes ces réjouissances ne font que rendre plus douloureux, pour le couple, l’absence du fils aîné.
Les voies de chemin de fer, dont l’entretien est délaissé à cause du conflit, sont à l’origine d’un grave déraillement à proximité de Vierzon, qui fait 22 morts et 64 blessés, en juillet 1917.
Enfin, les concerts de plein air, interrompus depuis près de cinq ans, reprennent en juin 1919 : occasion de se rappeler qu’il a dirigé la chorale des Établissements militaires dans les années précédant le conflit.

L’AUTEUR ET SA FAMILLE

François Lanoizelez était né en 1861 à La Machine, dans la Nièvre, où son père était mineur dans ce centre d’extraction situé non loin de Nevers. Venu travailler, on l’a vu, à la Fonderie, il a gardé des attaches familiales dans sa région d’origine, où il se rend de temps à autre. Il a hérité là-bas d’une petite maison, qu’il a mise en location.
Il a épousé à Bourges, en novembre 1888, Marie Félicité Jeanne Bonnet – appelée Lucie, dans la vie courante comme dans les carnets (18) –, fille d’un affineur (19). Celle-ci était originaire de Guérigny, dans la Nièvre, commune peu distante de La Machine, et avait de la famille à Fourchambault. Au moment du mariage, les parents de l’épouse sont domiciliés à Sully-la-Tour. Les deux jeunes mariés s’étaient ainsi probablement connus avant le départ de François pour la capitale berruyère.
Lucie avait un frère, Théophile Bonnet, confiseur à Paris, dont le nom revient souvent dans les carnets : celui-ci entretient une correspondance fréquente avec sa famille de Bourges, il accueille François, au besoin, quand celui-ci se rend à Paris aux réunions de l’Union des familles de disparus, ou héberge son fils Charles.
Le couple a quatre fils : Raymond (1889-1897), Alphonse, né en 1890, Charles, né en 1893 et Lucien Raymond, dit Raymond, né en 1904 (20).
Bien qu’il ne soit pas pratiquant – il assiste occasionnellement (et sans son épouse) à des cérémonies religieuses, plus par convenance sociale que par conviction – ses opinions le rapprochent des Catholiques. Ayant été à l’école sous le Second Empire, il a pu recevoir une éducation religieuse. Son christianisme constitue à la fois une attitude sociale et sentimentale : il évoque ainsi à l’occasion  (21) ses souvenirs des Rameaux chez sa grand-mère, dans sa province d’origine.
Ce point est sensible en ce qui concerne l’éducation de son cadet, qui fréquente l’école de La Salle, dirigée par les frères des écoles chrétiennes et dont les élèves sont tenus à l’écart des célébrations patriotiques ; il n’hésitera pas, cependant, à aller trouver un enseignant de cette école, pour lui reprocher une attitude brutale envers son fils.

LE TÉMOIN ET SON RÉCIT

Il semble évident que le début des carnets se situe bien au 1er janvier 1915, date ronde propice à la décision de tenir un journal, et que la fin est bien le 27 octobre 1919 : alors qu’il écrit pendant toute la guerre et le début de l’après-guerre presque journellement, les dates s’espacent progressivement (22), et de manière plus marquée à partir du mois de février 1919, ce dont l’auteur est conscient : je perds l’habitude de tenir au jour le jour mon carnet de guerre et de mentionner les faits intéressants (23).
L’angoisse pour le fils disparu semble aussi, à l’évidence, avoir été le motif essentiel ; j’ai commencé mon année avec la tristesse au cœur, telle est l’une des premières lignes des carnets, et le titre qu’il leur donne participe de sa volonté d’être, lui aussi, à sa manière, un combattant.
Il ne se relit apparemment jamais (sauf pour se remémorer certains détails pratiques) et ne se corrige pas davantage (les ratures ou surcharges sont à peu près inexistantes).
Ce récit fait au fil de la plume est sans prétentions littéraires, le recours à des expressions familières ou locales du langage parlé y est fréquent (24) ; le style en est le plus souvent clair et direct mais, lorsqu’il s’éloigne de la narration factuelle, il a tendance à devenir ampoulé, sans doute sous l’influence de la presse. Il aime à raconter comment il a « rivé leur clou » aux contradicteurs (25). Son ton peut devenir agressif, hargneux, lorsqu’il s’emporte contre les collègues « embusqués » ou «défaitistes » ou, naturellement, lorsqu’il invective l’ennemi. Ce dernier est bien entendu principalement l’Allemand, qu’il désigne comme alors tout un chacun sous les termes de Boches, Bocherie, Bochie, Alleboches (26)…, mais aussi les alliés de l’Allemagne – officiels ou objectifs – ou les ennemis de l’intérieur.
Il est certes regrettable que les carnets intermédiaires aient été perdus. Mais les deux grandes parties conservées (premier semestre 1915 et août 1917 à octobre 1919) forment par le ton, le style, et bien sûr les sujets de préoccupation du rédacteur, un ensemble cohérent et non de simples fragments. Suivant un schéma récurrent, le récit alterne presque quotidiennement les interrogations sur le disparu, les inquiétudes pour le deuxième fils au front, la vie familiale et la vie de bureau, les échos de la vie sociale et du suivi du conflit – avec ses points forts, comme l’agitation ouvrière du  printemps 1918 et les derniers jours de guerre, la liesse populaire à l’annonce de l’armistice –, les événements quotidiens – promenades, conversations au café ou ailleurs, déambulations en ville, parties de campagne… –. Il est constamment sous-tendu par la référence à Alphonse, parfois teintée d’émotion, comme lors de ce défilé commémorant la signature de la paix  (27):  « par la fenêtre et les volets entr’ouverts j’ai regarder passer nos belles troupes qui revenaient de la guerre, après avoir jeté avec des larmes aux yeux de longs regards sur le portrait de mon pauvre Alphonse, parti, lui, le 1er août 1914, pour ne plus revenir« . Les allusions à la fiancée « infidèle », Camille, viennent en contrepoint des évocations du disparu et de l’évolution de la situation politique : la normalisation qui suit le retour à la paix et la fin des conférences internationales coïncide avec l’annonce du remariage.
Ainsi se dessine le portrait d’un individu au parcours social certes modeste, mais dont il peut se sentir fier, et qui l’a mis en contact avec des acteurs importants de la vie militaire.
C’est aussi un individu sensible, qui se remémore à l’occasion les événements marquants de sa vie – son arrivée à Bourges, son enfance nivernaise… –, vit une souffrance partagée avec son épouse, épanche son amertume au sujet de son troisième fils, qu’il juge ingrat (mais qui probablement porte le poids d’une comparaison avec deux aînés disparus et idéalisés), manifeste sa sollicitude pour son fils cadet malade ou incompris de ses maîtres.
Avec cela un caractère sans doute assez vif, plutôt râleur, aisément irrité, qui sait à l’occasion manier un humour bonhomme (28) ou l’ironie, lorsque la comtesse de Bourbon, dont il va devenir le locataire, tient à marquer la distance sociale en lui faisant faire longuement antichambre (28). Il possède une culture musicale : cet ancien directeur de la chorale des Établissements militaires se souvient et est fier d’avoir chanté un chant patriotique au printemps 1914  (34) ; ses fils Alphonse et Charles ont joué ou jouent d’un instrument.
C’est, bien entendu, l’intégralité du document qui a été restituée par la transcription. Le témoignage du déchirement profond de ce jusqu’au-boutiste vient ainsi s’ajouter à de nombreux autres (31), qu’il complète. Malgré l’éloignement du front, l’horreur de la guerre accompagne l’auteur des carnets, en sa double position de victime et d’acteur/auteur du drame.

Bourges – L’avenue de la Gare –

Vers la fin de son journal, François Lanoizelez évoque sa rencontre avec un de ses anciens supérieurs, le colonel Tournier (32) : « je lui ai dit que nous allions fabriquer des canons de 220, des canons comme rechanges – c’est mon dernier enfant m’a t’il dit, un canon reculant dans un manchon moulé sur un petit affût… »

Les inventeurs du canon de 75

ILLUSTRATIONS DU TEXTE

– femmes aux Etablissements militaires (photo site des Archives du Cher, 2013)
– la sortie des ouvriers de la Fonderie (carte postale, vers 1910)
– l’avenue de la Gare (carte postale, vers 1910)
– le canon de 75, couverture d’Excelsior du 7 février 1915

BIBLIOGRAPHIE & REFERENCES

– Miquel P., La Grande Guerre, Fayard 1983

carnets et mémoires

– Borzeix Daniel : Un Berrichon dans la grande guerre, éd. Les Monédières, Le Loubanel 19260 Treignac 1992 (tél. 55 98 02 54), 99 F (vu chez Cathineau)
– Cru Jean-Norton, Témoins, 1929, rééd. 1993 PU de Nancy et Sec. d’Etat chargé des AC et Victimes de guerre / Serge Barcellini, mission permanente aux commémorations et info. hist. auprès du SE etc. (Th. André)
– Paré Nadine et Milliard Jean-Bernard, Le Cher soldat, illustré par les cartes postales (1900-1920), Promo-Cher 1990 (ill. mitrailleurs, 75, artillerie, hôpital militaire…), et lettres de Lucien André ;  Association pour la protection du patrimoine des Etablissements de Fabrication et d’Armement de Bourges
Journal du docteur Antoni Rodiet (1871-1940), in Berry-Magazine, Dun-sur-Auron pendant la grande guerre, 6e et dernier article en février 1994 (n°9)
– Soulcié Jean, Le lieutenant Maurice Tetenoir (1889-1915), d’après sa correspondance et son journal de guerre, 153p., 1997
– journal de Jules Valentin
– colloque de Carcassonne de 1996

Bourges pendant la première guerre, Établissements militaires

–  Lorieux, Clarisse, La mémoire industrielle de Bourges 1789-1850, Alan Sutton 2005
– Babouin Jean-François, Bourgeois Michel, Lebreton Claude, Longuet Edmond, Histoire économique du Cher 1790-1990, Centre de recherches et d’études régionales 1991
– Maillet Claude, Note sur les Établissements militaires de Bourges, in Cahiers d’archéologie et d’histoire du Berry n°112, déc. 1992, pp. 39-71 (AD Cher Per 602)
– Narboux Roland, L’Encyclopédie de Bourges, l’EFAB, devenue GIAT-Industrie, site internet encyclopédie.bourges/ efab-giat.htm, consulté en 2006
– Pennetier Claude, Le socialisme dans le Cher

Presse

Excelsior 31 janvier, 7 février et 11 avril 1915
Journal de la Nièvre, 16 décembre 1917
Le Petit Journal 2 décembre 1917 et 25 mars 1918
– L’Illustration 6 février 1915, extrait p. 137, Histoire du 75, Sauveroche, AD Cher Br 4°368

archives nationales

– F7 13358, ministère de l’intérieur, lettre C, Cher et Bourges, 1er semestre 1918

NOTES

Les trois carnets de F. Lanoizelez, retrouvés dans une décharge à proximité de l’usine de Mazières dans les années 1970, m’ont été communiqués par des personnes de ma famille qui les avaient découverts fortuitement. J’ai procédé à leur transcription en 1997-98.
Cette transcription sera publiée prochainement sur site internet, accompagnée d’un index et de la reproduction de divers documents (photographies…) qui accompagnaient les carnets. Elle a été communiquée en 2013 à l’Historial de Péronne et à plusieurs chercheurs.
Un film est en cours de réalisation (la note d’intention a repris largement, avec mon accord, les éléments de ma présentation)

[1] 1er carnet, 9 mai 1915.
[2] 3e carnet, 24 décembre 1918.
[3] 1er carnet, 22 avril 1915.
[4] 2e carnet, 21 février 1918 ; même genre d’observations, même ton le 26.
[5]  Salle de spectacle ou cinéma située rue Pellevoysin, près de la place Planchat
[6]  Nom donné à l’un des secteurs de la fonderie.
[7] Deux syndicats se partagent à 40% / 60% 7500 adhérents métallurgistes ; le premier est soutenu par la direction, mais les deux reconnaissent la compétence du directeur, le général Gage ; des propagandistes pacifistes contribuent à entretenir le « mauvais esprit » : pas de surproduction, plus de guerre (note des RG du 22 mars 1918 in AN F7 13358).
[8]  2e carnet, 28 avril 1918.
[9] Voir le rapport de police pour le 16 mai 1918 (A.N. F7 13358, ministère de l’intérieur, lettre C, Cher et Bourges, 1er semestre 1918).
[10] Voir index.
[11] Paul Émile Benjamin Clemenceau (1857-1946), lieutenant d’artillerie territoriale, affecté ensuite au Creusot (A.N. F7 13358) ; il avait été, dans la vie civile, avocat à la cour d’appel de Paris.
[12] Renseignements fournis par l’état-civil : en 1888 il habite 2 rue de Nevers, en 1890 115 avenue de Nevers, en 1893 108 Petite Rue Charlet, en 1897 38 boulevard de la Liberté et à partir de 1904 boulevard de l’Industrie (numéro non connu) ; lors de son décès, en 1944, il habite 54 avenue Jean-Jaurès, nouvelle appellation de cette partie de l’avenue de la Gare.
[13] 2e carnet, 23 septembre 1917, près du moulin de Berry.
[14]  Petite pièce de terre irriguée située dans les « marais » de Bourges, généralement louée, où l’on cultivait potager et jardins.
[15]  Le premier Raymond, décédé en 1897, cf. ci-dessus.
[16]  1er carnet, 16 février 1915.
[17] 3e carnet, 28 novembre 1918
[18] On sait que les prénoms d’appel étaient autrefois souvent différents de ceux de l’état-civil.
[19]  Dans ce contexte, ouvrier travaillant à l’affinage du métal.
[20] Les deux frères cadets sont décédés sans postérité respectivement en 1981 et 1987.[21]  2e carnet, 28 mars 1918.
[22] Une entrée pour 2 jours en moyenne pour l’ensemble des carnets, dont une entrée  pour 1,4 jour calendaire pour le premier carnet, pour 1,9 jour pour le deuxième et pour 2,5 jour pour le troisième.
[23] 3e carnet, 1er avril 1919.
[24] Voir ci-dessous les expressions familières répertoriées.
[25] 3e carnet, 15 octobre 1918.
[26] Sous ses différentes formes, le terme revient dans un jour d’entrée sur quatre des carnets ; autres expressions dérivées, et inventives : Austro-Boches, Austro-boches russo-maximalistes, Austro-Boches-Russo-boche-wick
[27) 3e carnet, 28 juin 1919.
[28] 1er carnet, 8 mars 1915 : C’est peut être encore un inventeur comme on en voit tant
depuis quelques temps ils ont tous inventé des appareils plus ou moins fantastique les uns que les autres,  des inventions bonnes à mettre au panier… enfin on ne veut pas avoir l’air de décourager tout-à-fait ces inventeurs que le bon Dieu a fait de trop.
[29] 1er carnet, 4 mai 1915.
[30] 3e carnet, 27 novembre 1918.
[31] Dans la région, celui du docteur Antoni Rodiet, médecin de Dun-sur-Auron, ou celui du lieutenant Maurice Tetenoir.
[32] 3e carnet, 31 juillet 1919.

La fonderie de canons de Bourges en 1914-1919: carnets de guerre d’un chef de bureau (I). Par Philippe Démeron

 

 Le centenaire de la première guerre mondiale est à nouveau l’occasion de la publication de nombreux documents contemporains des événements. C’est le cas de ces « Carnets de guerre » rédigés tout au long du conflit et au-delà par un employé de la fonderie de canons de Bourges (Cher). Ce document prend rang parmi les témoignages de l’ « arrière » qui, dans l’histoire de la connaissance du conflit, ont longtemps été considérés comme devant passer au second plan, après les écrits des combattants eux-mêmes. Néanmoins, et bien qu’il ne soit pas complet, ce texte se révèle passionnant. Le résumé qui suit (présenté en deux livraisons dans Libres Feuillets) s’efforce d’en présenter les aspects les plus caractéristiques, la mise en ligne du document lui-même étant en cours.
Dans les citations, l’orthographe des carnets, avec ses inexactitudes, a été respectée.

 À propos des « Carnets de Guerre » de François Lanoizelez (1915-1919)

première partie


CARNETS DE GUERRE ?

Depuis Jean Norton Cru, c’est-à-dire dès 1929 [1], la thématique des « carnets de guerre » a particulièrement retenu l’attention des historiens du premier conflit mondial, ces documents étant considérés, sous certaines conditions (caractère direct, spontanéité, situation du témoin…), comme des informations précieuses, voire capitales, sur cette période.
C’est bien ce titre, écrit de la main de l’auteur, qui orne la couverture du premier carnet de François Lanoizelez. Découverts fortuitement dans les années 1970, les 463 pages des trois carnets forment probablement une série incomplète, qui couvre les périodes janvier à mai 1915 et, presque sans interruption, août 1917 à octobre 1919. Notre point d’interrogation ne renvoie bien évidemment pas à leur date d’achèvement – octobre 1919, c’est à la fois la date de signature du traité de paix avec l’Allemagne, qui parachève, côté français, la Victoire, et celle d’un événement familial douloureux, lié directement à la guerre – mais à cette problématique.
Âgé de cinquante-deux ans au début du conflit, François Lanoizelez n’est ni un combattant ni l’habitant d’une des régions touchées directement par les opérations de guerre. En revanche, il est directement affecté par le conflit parce que deux de ses fils sont – ont été ou seront – des combattants, d’une part et, d’autre part, parce qu’en sa qualité d’employé civil de la Fonderie de Bourges, l’un des plus importants établissements de fabrications militaires de cette période, il est de ce point de vue lui aussi un acteur du conflit, certes modeste mais au cœur même du dispositif des fabrications de guerre, en contact avec les ingénieurs militaires et officiers supérieurs responsables de la mise au point et de la fabrication des armements.
Ainsi suit-il avec une attention passionnée les événements du front, reproduisant et commentant les communiqués et les informations recueillies dans la presse quotidienne. Son journal constitue également une chronique de la vie quotidienne de la ville pendant cette période, avec de nombreuses notations sur les difficultés économiques comme sur le climat social, puisque des tensions assez vives se manifestent à partir de la fin 1917 dans ce lieu de concentration ouvrière.
Son témoignage qui, selon toute probabilité, est écrit au jour le jour sans jamais être retouché, révèle enfin une psychologie qui le rend attachant. La souffrance de ce père, qui a de solides raisons d’être angoissé, comme nombre de ses contemporains, sous-tend la rédaction de tout le document.
Au-delà de la querelle sur les mots, et bien qu’il ne s’agisse pas de carnets de combattant, la guerre est bien le sujet et le cœur même des carnets. Mais la situation de l’auteur au moment de leur rédaction donne à son témoignage un relief particulier puisqu’il exprime le point de vue de « l’arrière », champ moins exploré qu’investissent à présent les historiens du conflit.

 LA GUERRE, ENJEU FAMILIAL

Dès la première page du journal (1er janvier 1915), mention est faite du fils aîné[2], Alphonse, disparu dans les toutes premières semaines de la guerre dans les combats du Donon. Le lecteur contemporain, évidemment mieux renseigné sur le caractère meurtrier des premiers combats, ne peut qu’être sceptique quant aux chances de survie des premiers « disparus ». Mais, un trimestre après les événements, il est encore permis aux parents d’espérer qu’il a été fait prisonnier et que les circonstances seules empêchent de recevoir des informations rassurantes.
Tout au long du journal, nous retrouvons des allusions à celui qui sera toujours qualifié de « disparu ». L’auteur s’informe auprès d’autres soldats revenus de ce secteur, scrute leurs témoignages sans jamais recueillir aucune information précise, aucun détail susceptible, sinon d’apporter un espoir, du moins d’orienter les recherches. Il écrit aux autorités militaires, au ministre de la guerre[3] et il est membre de l’Union des familles de disparus[4].
Dès le début de la guerre, des offensives avaient été menées en direction de l’Alsace ; la troisième, déclenchée le 19 août, échoua et s’acheva par un repli des Français vers le Grand-Couronné près de Nancy. C’est au cours de celle-ci que de violents combats eurent lieu au Donon le 21[5] ; Alphonse faisait partie du 21e régiment de chasseurs à pieds. Dans ces premières semaines de combat, nos troupes sont surprises par l’intensité du feu d’artillerie allemand, alors que les attaques françaises ont lieu sans préparation d’artillerie. C’est sans doute quelques jours après que la famille d’Alphonse aura été informée de sa disparition et de cette date fatidique, mentionnée plusieurs fois au long des carnets.
François Lanoizelez a l’occasion de rencontrer deux autres soldats qui se sont battus dans le secteur : Grosbois et Aufort, l’un et l’autre blessés au combat. Pour des raisons peut-être mentionnées dans des carnets disparus, il se méfie de Grosbois : Nous ne savons pas au juste ce qu’il pense, il n’est pas franc, il cache son jeu… c’est à se demander si ce qu’il nous a dit au sujet de notre fils est réellement vrai; j’avais bien remarqué, moi, qu’il s’était coupé plusieurs fois lorsqu’il nous a conté son histoire[6], que croire maintenant ? Quant à Aufort, du 21e bataillon, 6e compagnie, comme Alphonse, il a été blessé le 20 et ne saurait dire s’il a connu celui-ci, mais il l’avait sûrement vu … [les soldats] passaient devant lui [Aufort] qui était installé sur une petite table, et prenait leurs noms et autres renseignements. Il relève des contradictions entre son récit et celui de Grosbois (y-a-t-il eu des bombardements le 20 août ?). Blessé, Aufort est resté 3 jours sur le champ de bataille sans être relevé, par moments, il perdait connaissance et par moments aussi, il revenait à lui, il entendait siffler les balles autour de ses oreilles[7]. Fait prisonnier, il est resté deux ans en Allemagne avant d’être transféré en Suisse et n’a pu donner de ses nouvelles que fin 1914. Mais quand Lanoizelez écrit cela, la guerre est terminée depuis deux mois, et il ne se fait plus guère d’illusions…

Le souvenir du fils disparu est étroitement lié à celui de sa fiancée, Camille. Sa présence est plus douloureuse qu’autre chose, parce qu’elle est un constant rappel de cette disparition, bien sûr, mais aussi parce que la jeune femme semble peu à peu s’éloigner de la famille, prendre ses distances ; elle fait preuve d’une coquetterie jugée malséante, espace ses visites, se rend à Paris, fréquenterait quelqu’un d’autre… Cet éloignement progressif mesure la perte des illusions, le père et la mère d’Alphonse ne peuvent s’empêcher d’en vouloir à cette jeune femme, à son infidélité à la parole donnée en décembre 1913, quand François Lanoizelez était allé, pour son fils, faire la traditionnelle visite de fiançailles.
Son mariage est annoncé en septembre 1919 : cette fois-ci, c’est bien fini, l’évidence accable le couple. Adieu, pauvre fille ! écrit François Lanoizelez, mais il s’agit bien sûr de l’adieu à son propre fils[8].

Charles, le second fils, est mobilisé à la mi-janvier 1918 ; il est dirigé vers la région de Saint-Dizier. Les conditions de son départ – à peine incorporé, marche à pieds sac au dos pour gagner Mehun-sur-Yèvre (18 kilomètres), trajet interminable en train pour rejoindre son unité – motivent vraisemblablement la lettre qu’écrit son père, sous couvert du directeur de la Fonderie, au président du conseil lui-même sur les conditions déplorables dont on traite nos enfants[9].
Comme Charles souffre d’une jambe, il est rapidement déclaré inapte pour l’infanterie et est versé dans l’artillerie lourde, dans les tracteurs (216e d’artillerie de campagne). En mai à l’Échelon (Meuse), puis à Tahure (Marne), il part vers le front et sera en Picardie fin juillet. Il reçoit la croix de guerre fin octobre, est alors au 39e R.A.C.. C’est le soir du 10 novembre que, permissionnaire, il revient à l’improviste à Bourges, chez ses parents. Il sera démobilisé fin août 1919.

LA GUERRE, ENJEU PROFESSIONNEL

C’est en 1860 qu’en raison de la position stratégique de Bourges, ville éloignée des frontières, est prise la décision d’y implanter les Établissements militaires, avec une fonderie de canons et une fabrique d’explosifs. Cette vocation est confirmée après la défaite de 1870 ; au début du XXe siècle, on parle de « l’ABS »  (Atelier de construction de Bourges). Vers 1870, venant de Metz, est implantée l’École de Pyrotechnie (la « Pyro »).

Pendant la première guerre, le personnel augmente notablement dans les fabriques de canons et d’obus de Bourges : d’un peu plus de 4.000 en 1914, il s’élève à 25.000 (dont 5.200 femmes) à la fin du conflit[10]. « À l’ABS, on édifie à la hâte des ateliers d’usinage, des quais et même une usine d’alimentation en eau ; les surfaces occupées sont multipliées par trois (par cinq à la Pyrotechnie). L’électricité est fournie par l’usine de Mazières.
Pendant la guerre, les canons sortent à grande cadence ; on travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, souvent les jours de fête et le dimanche matin. Il sort de Bourges chaque jour 40 canons de 75 – il en sera produit au total plus de 3.000 exemplaires. La fonderie produit aussi le 65mm de montagne, le 155 de Rimailho, le 155 GPF du colonel Filloux, le 240 TR et le 370. Après la guerre sera entreprise la fabrication du 220 du colonel Tournier[11].
Le canon de 75 revient souvent dans les carnets. Le 7 février 1915 a lieu « la journée du 75 »[12] ; on vend de petits drapeaux dans les rues, les journaux – comme  Excelsior – lui consacrent de nombreux articles.
Entré à la Fonderie en 1882, âgé de 21 ans, comme ouvrier, François Lanoizelez y a fait son service militaire (5 ans) puis a été embauché comme ouvrier dessinateur début 1888[13] ; il a depuis gravi des échelons. Au moment de la guerre, il est chef du bureau de dessin, qui établit et duplique les plans des matériels.
Il semble être un employé consciencieux, bien noté, ponctuel (il note comme un événement d’être arrivé avec un quart d’heure de retard à son travail…) ; il reçoit en février 1915 la médaille d’honneur de la Fonderie. Cela ne l’empêche pas de ressentir de l’amertume à l’égard de certains collègues : il aurait dû progresser plus vite…
Ses fonctions lui ont donné l’occasion d’être en rapports avec les « pères » du 75. Ainsi, après avoir acheté Excelsior, note-t-il : en [couverture] photos de Ste Claire Deville, Rimailho, Deport, les 3 créateurs de notre admirable 75, moi qui connais la question à fond, c’est Ste Claire-Deville, mon ancien capitaine, aujourd’hui général, qui est le véritable inventeur et [de même que] pour la mise au point[14]. Lors d’une visite de Sainte-Claire Deville, il est tout heureux de saluer le général, qui prend de ses nouvelles[15].
Celui-ci est également mentionné[16] lors de la mise au point d’un « minenwerfer »: Le Commandant Filloux a apporté ce matin un bleu de minenwerfer (autrement dit un mortier qui doit lancer des mines) que lui aurait remis la veille le Général Ste Claire Deville venu à la Fonderie … [et qui] doit lancer des obus explosifs de 155, munis d’une fusée spéciale, avec mise de feu par étoupille.
Au mois de février[17], nouvelle allusion : Les lance-bombes et bombes … ne donnent sans doute pas encore tous les résultats désirables car ces officiers sont revenus [de Montluçon] à l’Etablissement et étudient un autre système plus fort. Puis en mars[18] : On poursuit l’étude du lance-mines du général Ste Claire Deville, c’est le Ct Filloux qui s’en occupe. Restait la question d’arriver à la faire tomber sur la fusée. Des essais sont fait par un Lt de chasseurs… envoyé paraît-il par Ste Claire Deville.
L’emploi des armes chimiques nouvelles le concerne particu-lièrement. Le 24 avril 1915, comme le reste de la population, il apprend l’usage, pour la première fois, de gaz asphyxiants par les Allemands (au Nord d’Ypres, en fait le 22). Il note dès le 27 : Nous allons peut être nous occuper de leur rendre la pareille, aussi dès ce matin, les officiers qui sont sous les ordres du Général Dumézil ont chargé Mr Gandron de mettre au net un croquis d’une bouteille en verre, j’ai supposé que c’était pour contenir un liquide asphixiant (sic), car à ma connaissance il n’existe encore aucun récipient en verre dans les projectiles et munitions. Avant que ce soit entré dans le domaine de l’application, il faudra bien attendre 1 mois ½ à deux mois,  nous ne serons pas loin du mois de Juillet lorsque nous serons prêts à nous en servir; d’ici là les Boches auront le temps de nous empoisonner le ¼ de notre armée. Prend-il ses désirs pour des réalités ? D’un ordre de l’état-major à la fabrication en série et à l’usage opérationnel, un plus long délai sera en tout cas nécessaire : l’armée française ne disposera d’une arme équivalente que dans les premiers mois de 1916.
Début 1915[19], il souligne l’intense activité qui règne aux Établissements militaires : Les travaux marchent avec une intensité à la Fonderie, nous entreprenons de tout à la fois. Canons de 75, de 120, de 155 venant des armées à retaper. Transformations de toutes sortes d’anciens caissons de 90, de caissons modèle 58. Harnachement de tous genres. Confections d’obus de 75, de 65, de 80, 90, 95 etc. etc. Hier il nous est arrivé une commande de 500 canons de 75. Nous avons toujours aussi des affût-trépied pour mitrailleuse de Puteaux, nous recevons tous les jours une grande quantité de voiturettes, porte-mitrailleuse et porte-munitions, il nous arrive des mitrailleuses Hotchkiss, on est bien heureux de les trouver aujourd’hui. La construction des mortiers de 370 se poursuit toujours…
À l’inverse, au printemps de 1918, il constate[20] un ralentissement de l’activité, à part les canons. Son supérieur lui a montré une dépêche ministérielle prescrivant d’arrêter toutes études et tous travaux concernant les matériels de 75 à grand champ de tir, étudiés par l’A.B.S. . Donc, les canons aussi…
Enfin, dix jours après l’armistice, il remarque[21]  qu’il paraîtrait que l’effectif de la Fonderie a déjà diminué de près de 2000,… à partir du Lundi 25, le travail de nuit sera supprimé… le travail baisse considérablement au Bureau des Etudes, il ne se fait pas grand chose…et, début décembre : il y a toujours beaucoup de départs à l’A.B.S., de femmes principalement.

 

(à suivre)

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ILLUSTRATIONS DU TEXTE

– couverture du premier carnet

– vue panoramique du boulevard de Strasbourg et des Etablissements militaires (carte postale, vers 1910)

– la fonderie de canons (entrée, carte postale, vers 1910)


NOTES

[1] voir bibliographie.

[2] Ou plutôt fils aîné survivant, car François Lanoizelez et Lucie Bonnet avaient eu avant lui Raymond, né en 1889 et décédé de la scarlatine en 1897 ; le journal contient plusieurs allusions à ce premier fils aîné, souvenir douloureux ravivé par la disparition d’Alphonse ou, à l’occasion, par les ennuis de santé du cadet, prénommé lui aussi Raymond (voir tableau généalogique).

[3] En janvier 1915 (la réponse, reçue le 21, figure au dos de sa lettre, qui lui est retournée selon l’usage ; ce document ne nous est pas parvenu).

[4] Il se rend en janvier 1919 à une réunion organisée à Paris par cette association.

[5] Dans ses « notes de la guerre 14-18 » Jules Valentin, employé des postes dans le secteur, à Allarmont, écrit : « 21 août : grande bataille au Donon ; on entend la fusillade dans l’après-midi, les troupes commencent à évacuer le Donon » (site internet repéré en 2006, disparu depuis).

[6] 2e carnet, 25 juin 1918.

[7] 3e carnet, 28 janvier 1919.

[8] Un jugement du 23 juillet 1920 confirme cette disparition (mort pour la France au Mont Donon, voir fichier internet Morts pour la France). Au cimetière Saint-Lazare, François Lanoizelez acquit en novembre 1920 une concession et fit réaliser un cénotaphe ; une plaque séparée, toujours visible, rappelle le destin d’Alphonse Eugène (31e à droite de l’entrée, le long de la rue Cuvier). Par la suite, sans que leur nom soit inscrit, Lucie (en 1941), François (1944), une belle-sœur et un beau-frère y furent inhumés.

[9] Le Général m’a dit que Clémenceau recevrait ma lettre sûrement, qu’il l’enverrait sous pli confidentiel et secret.  (2e carnet, 29 et 30 janvier 1918) ; Clemenceau cumule les fonctions de ministre de la guerre et de président du conseil; le directeur étant placé sous l’autorité directe du ministre, on peut espérer qu’il s’agit plus que d’un propos de circonstance.

[10] Chiffre incluant les Établissement militaires et les usines ayant une activité dans ce secteur, comme l’usine de Mazières (voir ouvrages cités en bibliographie). Selon C. Maillet, « tous les arsenaux nationaux participèrent à la construction de ce canon. Mais le tube et l’assemblage final étaient réalisés à l’atelier de construction de Bourges… Il en aurait été construit plus de 25.000 ».

[11] 3e carnet, 31 juillet 1919.

[12] 1er carnet, 7 février 1915.

[13] 2e carnet, 18 mars 1918.

[14] 1er carnet, 10 février 1915.

[15] 2e carnet, 11 mars 1918.

[16] 1er carnet, 12 janvier 1915.

[17] 1er carnet, 1-2 février 1915.

[18] 1er carnet, 4 mars 1915.

[19] 1er carnet, 4 mars 1915.

[20] 2e carnet, 18 et 19 mars 1918.

[21] 3e carnet, 21 novembre 1918.

Billet: satire et cithare

 

Manière aimable ou bien manière forte
C’est tout un art de doser la satire
Qui ne doit pas cibler un homme à tort
Ad hominem et se voir démentie

Ni rabaisser quelqu’un plus bas que terre
Ni lui prêter une pensée qui heurte
Hurler non plus avec les loups menteurs
Flairant du mal chez l’autre qui se tait

Fausse à coup sûr est la caricature
Quand le mot frappe aveugle ou trop pointu
Quand son auteur montre de l’amertume

Plus salvateur est l’art de la cithare
Plus sûrs les airs de la dolce vita
Souvent meilleurs les chants baume ou dictame

 

 

La satire est un genre que la poésie a aujourd’hui presque abandonné au profit du lyrisme. Elle a pourtant donné des chefs-d’œuvre depuis l’antiquité (à Rome Lucilius, Horace, Perse, Juvénal…), mais, dans la littérature française, elle a continué plutôt en prose et/ou au théâtre, sauf quelques exceptions comme La Fontaine et Boileau. Pourquoi cette désaffection des poètes ?
Il est plus agréable pour le lecteur d’être transporté dans un monde de pensées positives que dans une atmosphère pouvant colorer négativement son appréciation sur l’œuvre qu’il lit, et même l’appréciation qu’il porte sur lui-même au cours de sa lecture. Certes, la bonne littérature n’est pas faite de bons sentiments, mais en poésie la louange et la célébration paraissent souvent meilleures que la critique.
L’un des risques de la satire est celui qu’évoque La Rochefoucauld dans sa maxime 377 : « Le plus grand défaut de la pénétration n’est pas de n’aller point jusqu’au but, c’est de le passer ».
Un autre risque  est celui que Descartes a excellemment caractérisé (article 140 des Passions de l’âme) à propos de l’amour et de la haine: « nous ne sommes incités à aucune action par la haine du mal que nous ne le puissions être encore plus par l’amour du bien auquel il est contraire ». Mais on peut citer aussi le proverbe latin apparemment banal: « qui bene amat bene castigat » (qui aime bien châtie bien).

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet: ciels de Pâques sur l’Atlantique

Semaine sainte en bleu tranquille
Même le jour du saint trépas
Puis les nuées pressant le pas
Dans un climat jamais acquis
Sont revenus la nuit de Pâques

Après un temps presque utopique
De radieuse héliothérapie
L’envol du ciel en mode opaque
Couleur gris mouette ou noir choucas
Sur la Bretagne a fait escale

On aurait dit qu’un souffle impie
Contrecarrait l’ordre pascal
Mais la lumière a reconquis
Comme un bienfait qu’on n’attend pas
La mer les caps et les presqu’îles

Sur les rivages de l’Atlantique, l’opiniâtreté des hommes et leurs certitudes ont souvent du mal à compenser le caractère changeant de la nature.
Cela dit, la date de Pâques est elle-même changeante. Le concile de Nicée réuni par l’empereur Constantin l’a définie en 325: « Pâques est le dimanche qui suit le 14e jour de la Lune qui atteint cet âge le 21 mars ou immédiatement après. » Ainsi, Pâques est le premier dimanche après la première pleine lune advenant pendant ou après l’équinoxe de printemps. Ce qui donne souvent un jour différent pour les Églises occidentales (calendrier grégorien) et les orthodoxes (calendrier julien).
Les valeurs extrêmes que peut prendre la date de Pâques, au plus tôt et au plus tard en calendrier julien comme en calendrier grégorien, sont les suivantes:
– Si le quatorzième jour de la Lune de mars se produit le 21 mars et que ce jour est un samedi, le dimanche qui suit est le 22 mars, et Pâques tombe le 22 mars ;
– Si le quatorzième jour de la Lune de mars est le 20 mars alors le prochain quatorzième jour de la Lune pascale se produit le 18 avril. Si le 18 avril est un dimanche, Pâques tombe le dimanche suivant, c’est-à-dire le 25 avril.
La date de Pâques est donc comprise entre le 22 mars et le 25 avril (inclus).
Elle permet de déterminer non seulement le jour de Pâques mais aussi celui de nombreuses célébrations telles que l’Ascension (sixième jeudi, 39 jours après Pâques) ; la Pentecôte (septième dimanche, 49 jours après Pâques ; la fête de la Sainte Trinité (dimanche après Pentecôte, 56 jours après Pâques) ; la Fête-Dieu (60 jours après Pâques).

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

Quatre familles dans les guerres (Vosges, Alsace, Bretagne), de Dominique Thiébaut LEMAIRE avec Maryvonne LEMAIRE SCAVENNEC

Ce livre peut être commandé aux éditions L’Harmattan (voir le site internet de ces éditions) au prix de 22,80 euros TTC plus 3 euros de frais d’expédition : paiement sécurisé par carte bancaire, ou paiement par chèque à L’Harmattan , 16 rue des Ecoles, 75005 Paris.

 COMMENT LIRE CE LIVRE

 On peut le lire de manière linéaire ou de manière non linéaire, par exemple à partir de la table des matières qui donne le choix entre plusieurs entrées (une introduction, cinq chapitres dont un par famille et les annexes correspondantes). On peut l’aborder comme un recueil de nouvelles, en commençant par les chapitres que l’on veut, et les annexes que l’on veut, qui ne sont pas moins intéressantes que les chapitres.

Des parties de l’ouvrage ont été publiées précédemment sur Libres Feuillets, sous la forme d’articles :
– Le 23 août 2012 : « Camille et Paul Claudel, leurs attaches vosgiennes » par Dominique Thiébaut Lemaire;
– Le 2 novembre 2012 : « Une famille vosgienne dans les guerres des 19e et 20e siècles » par Dominique Thiébaut Lemaire ;
– Le 10 novembre 2012 : « Une famille alsacienne dans les guerres des 19e et 20e siècles » par Dominique Thiébaut Lemaire ;
– Le 9 décembre 2012 : « Une famille bretonne, de la Révolution aux guerres du 20e siècle » par Dominique Thiébaut Lemaire ;
– Le 26 mai 2013 : « Petite Odyssée d’un marin breton, René Scavennec. I.1939-1943 ». Transcription et présentation par Maryvonne Lemaire Scavennec;
– Le 22 juin 2013 : « Petite Odyssée d’un marin breton, René Scavennec.II. 1943-1945 ». Transcription et présentation par Maryvonne Lemaire Scavennec ;
– Le 13 octobre 2013 : « La dénatalité en Europe : démographie et conflits » Par Dominique Thiébaut Lemaire;
– Le 5 mars 2014:  » Petite Odyssée d’un marin breton, René Scavennec. III.1945-1957 « . Par Maryvonne Lemaire Scavennec.

DES SOURCES VARIEES

Le genre littéraire est indiqué sur la quatrième de couverture : « Essai historique ». Ce n’est pas une généalogie. Ce ne sont pas seulement des récits de vie. En plus de sauver de l’oubli ce qu’ils ont appris et ce qu’ils savent de leurs ascendants, les auteurs ont voulu articuler les destins individuels et familiaux avec la grande histoire.

Il s’agit d’une histoire non romancée, d’une « enquête » où ils ont cherché à reconstituer de plusieurs points de vue le passé de ces familles dans les guerres – et à en tirer des enseignements de portée plus générale – en recourant aux témoignages et documents divers, aux registres d’état civil, aux articles et ouvrages historiques, et même à la littérature.
Dans les annexes sont cités ou mentionnés des discours, des récits transcrits par écrit, des lettres, et même, pour la période la plus récente, quelques poèmes servant de témoignages (annexe 5.1).

La multiplicité des sources permet d’appréhender le sujet sous plusieurs angles, comme dans un portrait où le visage serait vu à la fois de face, de biais et de profil. 

La disponibilité de nombreuses données informatisées, généalogiques et autres, donne aujourd’hui la possibilité de faire plus aisément le lien entre les générations, et de mieux enclencher le processus rattachant à l’histoire ce qui a été vécu, processus que l’on pourrait définir, même dans le cas des événements violents tels que les guerres, comme la pacification du souvenir.

Malgré la disparition de ceux qui ont vécu ces événements, il reste la transmission entre les générations, et il reste  l’histoire, celle des historiens et de tous ceux qui veulent tendre à l’objectivité.

LES GUERRES

De la Révolution de 1789 jusqu’à nos jours, ce livre est centré sur les moments cruciaux que sont les guerres, où les individus et les sociétés révèlent avec plus de force qu’à l’ordinaire une part de leur vérité. Publié à l’occasion du centenaire de 1914, il ne se limite pas à ce conflit. Celui-ci ne peut être compris indépendamment de ceux qui l’ont précédé et qui l’ont suivi, dans les enchaînements d’une fatalité tragique.

Les guerres européennes dans lesquelles la population française a été impliquée aux XIXe et XXe siècles, en particulier celles de 1870-1871, 1914-1918, 1939-1945, ont laissé des traces profondes, même si l’on dit que c’est du passé.

Nés à la fin des années 1940 au début de « l’après-guerre », les auteurs ont été confrontés, enfants, aux suites des guerres franco-allemandes dont le souvenir est resté présent dans les familles de leur ascendance, originaires de l’est et de l’ouest de la France. La proximité des lignes de front, le déroulement des combats sur le territoire français et les annexions de l’Alsace par l’Allemagne ont marqué l’est (et le nord) de manière plus proche, mais les mobilisations et les morts ont touché durement l’ensemble du territoire.

A vrai dire, ces guerres ne sont pas devenues tout à fait de l’histoire. Du côté français, la défaite de 1940 est encore douloureuse. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater les manifestations du sentiment d’infériorité qui, au début des années 2010, s’exprime à nouveau dans les médias français face aux succès économiques allemands, bien que ceux-ci reposent sur des bases fragiles.

 LES LIEUX DES QUATRE FAMILLES

Les familles dont il est question (définies par leur patronyme : Lemaire, Hillenweck, Rivier, Scavennec), auxquelles sont consacrés les quatre premiers chapitres de l’ouvrage, ont vécu les mêmes événements nationaux, avec quelques nuances, deux d’entre elles dans les Vosges et en Alsace, et deux en Bretagne : ce sont, d’un côté, à La Bresse dans les Vosges lorraines et à Thann en Alsace, les ascendants paternels et maternels de l’auteur, de l’autre côté, en Bretagne dans le Finistère, principalement à Rosporden, les ascendants paternels et maternels de sa femme.

La guerre de 1914-1918 a fait se rencontrer des hommes de diverses provinces et leur a fait connaître des régions qui n’étaient pas les leurs. Le peintre d’origine bretonne Mathurin Méheut (Lamballe 1882-Paris 1958) a été incorporé en 1914 au 136e RI à Arras dont il a représenté les destructions. Il a connu le front (Artois, Somme, Champagne, Meuse…),  puis il a été affecté à partir de 1916 au service topographique et cartographique en raison de ses talents d’observateur. Il a réalisé de nombreux croquis de guerre qu’il appelait des « croquetons » et qu’il envoyait chaque jour à sa femme et à sa fille (voir au sujet de Méheut l’article de Libres Feuillets écrit par Maryvonne Lemaire, daté du 5 août 2013).

Fin septembre 1918, la 151e division d’infanterie dont faisait partie le régiment d’infanterie d’Eugène Lemaire (grand-père de Dominique Thiébaut Lemaire), a pris d’assaut, avec l’aide des chars, les redoutables lignes allemandes de la zone de Souain-Perthes-lès-Hurlus dans la Marne (Quatre familles dans les guerres, p.55).
C’est dans cette même zone de combats qu’ont été réunis dans la mort en 1915 plusieurs personnes de Quatre familles dans les guerres : le Breton Joseph Kerhervé à Perthes-lès-Hurlus (p.121), soldat au 31e régiment territorial d’infanterie; le Breton Louis Rivière à Perthes-lès-Hurlus également (p.116), caporal au 116e régiment d’infanterie; le Breton Vincent Charles Rivier (p.119), soldat au 127e régiment d’infanterie, au Mesnil-lès-Hurlus, village anéanti par les combats, où est mort aussi pour la France (p.25 et p.169) l’Alsacien Daniel Scheurer, de la famille des industriels imprimeurs de tissus à Thann.

 Les ruines de l’église de Souain sont représentées dans l’un des tableaux de guerre du peintre et graveur Félix Vallotton, auquel une exposition a été consacrée à Paris au Grand Palais du 2 octobre 2013 au 20 janvier 2014. Comment évoquer la guerre ? Vallotton s’est interrogé sur cette question. Il écrit en 1917 : « D’ores et déjà je ne crois plus aux croquis saignants, à la peinture véridique, aux choses vues, ni même vécues. C’est de la méditation seule que peut sortir la synthèse indispensable à de telles évocations ». Cela dit, si Vallotton a vu et représenté la guerre et ses ravages, il ne l’a pas vécue comme combattant, au contraire de Méheut.

Des témoignages sur Thann en 1914-1918 (Quatre familles dans les guerres, p.26-27) ont été laissés par des artistes originaires de cette ville. Le milieu des dessinateurs industriels qui élaboraient les modèles pour l’impression sur étoffes a produit plusieurs créateurs dont certains sont connus, tels le peintre « nabi » Filiger (Thann 1863-Plougastel 1928) et Charles Walch (Thann 1896-Paris 1948). Moins connu, Robert Kammerer (1882-1965) élève de l’École de dessin industriel de Mulhouse, puis de l’École des Arts décoratifs de Strasbourg, peintre des Vosges, mérite mieux que l’oubli où il se trouve actuellement.
En 1937, Charles Walch a commencé à recevoir des récompenses (médaille d’or de l’Exposition universelle de Paris) et à vivre de son art. Il est très affecté par la débâcle de 1940. Son début de notoriété attire à lui d’autres peintres (Georges Rouault, François Desnoyer, Jean Bazaine, Marcel Gromaire). A partir de 1942, il joue un rôle important au Salon d’automne. Il réalise à la gouache un coq flamboyant qui sert d’affiche pour ce salon en 1945 et qui est considéré comme un symbole de la victoire sur l’Allemagne.

 RECITS ET PORTRAITS

 Quatre familles dans les guerres abonde en esquisses de récits et portraits mettant en scène divers personnages. Le sujet même de la guerre et les généalogies familiales fondées sur les patronymes placent au premier plan les hommes plutôt que les femmes. Pourtant, de beaux portraits de femmes se dessinent aussi dans ce texte.

 Les temps de paix

 Parmi les personnages, on trouve en particulier:

          un Rivier qui habitait au début du 18e au « Manoir de  la Rivière » au bord de l’Aven, qui a habité ensuite en des lieux où affleure une nappe phréatique, et qui est mort noyé dans un étang de la partie amont de l’Aven (annexe 4.1) ;

          une famille d’agriculteurs qui a « dépecé » le château de Rustéphan à l’abandon près de Pont-Aven dans le Finistère (p.90) ;

          Les maçons d’une entreprise de bâtiment qui se sont vengés d’un client en s’arrangeant pour que la cheminée refoule la fumée dans la pièce (p.113) ;

          la patronne de la même entreprise, qui avait l’habitude de tricoter en allant visiter ses chantiers (p.113) ;

           Plusieurs personnes prises ou impliquées dans le conflit entre l’Eglise et l’Etat : mères de famille, instituteurs, joueurs de football, industriels (p.42-44, et annexe 1.2) ;

      le fonctionnaire français (l’auteur) négociateur d’un traité à Berlin Est juste avant l’effondrement de l’Allemagne de l’Est qui croyait pouvoir survivre à l’effondrement de l’URSS (p.149-150).

Les temps de guerre

Sous cette rubrique, on peut mentionner :

– l’administrateur du Finistère (conseiller général), ascendant des  Rivier actuels,  guillotiné avec ses collègues « girondins » en 1794 (à un moment où la France était en guerre contre toute l’Europe monarchique) pour avoir  « attenté à l’indivisibilité de la République » (p.109);

le maire de La Bresse qui s’est caché plus de 15 jours sous le foin épais de sa grange pour échapper aux recherches de l’autorité d’occupation allemande après la guerre de 1870-1871 ( p. 50);

le jeune alsacien choqué par l’arrivée en 1870 des cavaliers prussiens qui se servaient en détachant avec leur lance les chapelets de saucisses à l’étal de la boucherie (p.76);

l’engagé volontaire alsacien dont l’entourage a été exterminé par un obus à la fin de 1915 sur le front de Belgique, et qui a été nommé caporal en remplacement de l’un des tués (annexe 2.2 p. 217) avant de monter en grade ; son frère tué en Indochine en 1917 ;

la mère de famille bretonne dont le mari est sous les drapeaux et qui, en plus de la ferme familiale, s’occupe de la ferme de son frère mort pour la France, dont elle a recueilli la fille (p.94) ;

le Vosgien dont le fils a été fusillé par les Allemands, et qui parlemente en allemand avec l’armée d’occupation pour sauver de la destruction un quartier de la commune (p.57-58) ;

les deux jeunes sœurs bretonnes portant au chef de la Résistance locale, en 1944, un message ou des brassards de FFI cachés dans leur pot à lait (p.122).

 LES COMBATTANTS

Dans la famille Lemaire (chapitre premier), trois générations ont fait successivement les guerres  de 1870-1871, 1914-1918, 1939-1945. Fils de Constant Lemaire – blessé en 1870-1871 et pensionné pour invalidité – Eugène Lemaire, père de plusieurs enfants, envoyé au front, a traversé la guerre de 1914-1918 sans blessure. L’un de ses fils, sous-lieutenant d’artillerie, décoré de la croix de guerre, a été fait prisonnier par un char allemand en mai 1940 alors qu’il se trouvait dans une jeep sur le front, et il est resté cinq ans  dans un camp en Poméranie, tandis que l’autre, adjudant des chasseurs alpins, maquisard, décoré de la légion d’honneur à titre posthume, a été fusillé par les Allemands en 1944. A la fin de la même année, Eugène Lemaire, expulsé d’Alsace-Moselle avec sa famille en 1940, a participé activement au sauvetage de la population de la commune de La Bresse dans les Vosges.

Dans la famille Hillenweck (chapitre deux), Jean Hillenweck, encore enfant, a gardé un souvenir pénible et indélébile de l’arrivée des Prussiens en Alsace en 1870-1871. Deux de ses fils,  bien que de nationalité allemande en 1914, se sont engagés dans l’armée française, et ont été envoyés en Indochine où l’un d’eux a trouvé la mort et a été décoré de la médaille militaire à titre posthume. Celui qui a survécu, décoré de la croix de guerre, a fait aussi la guerre de 1940 comme sous-lieutenant et a été expulsé d’Alsace par les Allemands. Le troisième fils, resté en Alsace, a été fait officier de la légion d’honneur pour ses actes de résistance en 1940-1944.

Dans la famille Scavennec (chapitre trois), René Scavennec, officier marinier, chevalier de la légion d’honneur, a vécu une petite odyssée d’une rive à l’autre de la Méditerranée de 1940 à 1943, entre la France, le Maroc, l’Algérie la Tunisie et l’Italie avant de pouvoir regagner la Bretagne où il a participé aux combats de la Libération à l’est et au sud de Quimper en 1944. Il a notamment entravé à Rosporden la retraite d’un convoi allemand qui, au début d’août 1944, se repliait vers le port de Lorient, en lui causant de lourdes pertes.

Dans la famille Rivier (chapitre quatre), le jeune ingénieur Albert Rivier, soutenu par sa famille et en particulier par son père François Rivier, entrepreneur, ancien combattant grièvement blessé pendant la guerre de 1914-1918, a été, de même que René Scavennec, l’un des chefs du maquis de Rosporden en 1944 en liaison avec Londres. Président de la délégation spéciale de Rosporden en 1944-1945 (autorité dirigeante de la commune à la Libération avant les élections municipales), il a été fait par la suite chevalier de la légion d’honneur.

L’ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE

La gravure de Sergio Birga met en scène deux paysages symboliques réunis par les deux personnages du centre : à droite la collégiale de Thann, avec la « tour des sorcières », et un sapin ; à gauche, l’église de Rosporden avec un chêne. Au premier plan, de l’eau, plutôt celle des rivières, la Moselotte à La Bresse, la Thur à Thann et l’Aven à Rosporden, mais peut-être aussi celle de la mer où aboutissent les rivières. Les projecteurs de la DCA dans le ciel donnent un dynamisme particulier à l’image.

Sergio Birga, très influencé par l’Expressionnisme, a fait trois séjours en Allemagne (en 1965, 1966, 1976) pour y rencontrer plusieurs protagonistes de ce mouvement, plus particulièrement, Otto Dix et Conrad Felix Müller qui lui ont prodigué leurs conseils et qui ont échangé avec lui des portraits.

Otto Dix (1891-1969) s’est engagé comme volontaire en 1914, et a participé à plusieurs campagnes en Champagne, dans la Somme et en Russie. L’une de ses œuvres témoignant le plus fortement de ses expériences guerrières est le portefeuille de cinquante eaux-fortes, « Der Krieg », publié en 1924. Enseignant les beaux-arts à l’université de Dresde, il perd ce poste après la prise du pouvoir par les nazis en 1933, étant considéré par eux comme un «bolchévique de la culture ». En 1937, ses œuvres sont déclarées « dégénérées ». Beaucoup d’entre elles sont retirées des musées et une partie est brûlée ; d’autres sont exposées lors de l’exposition nazie « Entartete Kunst » (Art dégénéré). Il doit servir sur le front occidental en 1944-1945, et il est fait prisonnier en Alsace par les Français.

 

 

ANNEXE :  LES ECRIVAINS EVOQUES DANS CE LIVRE

 Il s’agit d’écrivains :

          qui ont connu les lieux où ces quatre familles ont vécu,

          et qui, pour certains, ont connu ces familles elles-mêmes.

 Montaigne à Thann en 1580 (p.22-23)

 En 1580, Montaigne entreprend un long voyage vers l’Italie, pour soigner dans diverses stations thermales sa gravelle (coliques néphrétiques) ; et pour s’éloigner des guerres de religion en France.
Il s’est arrêté pendant 11 jours aux eaux de Plombières près de Remiremont. A Remiremont, les chanoinesses, en conflit avec le duc de Lorraine qui voulait mettre fin à leur indépendance, ont demandé à Montaigne de plaider leur cause à Rome, le Saint-Siège les ayant constamment soutenues dans le passé. Mais, cette fois, Rome a tranché en faveur du duc, et le siège abbatial est devenu le monopole de la maison de Lorraine. En route vers Rome, Montaigne est passé à Thann dont le vignoble lui a inspiré des appréciations élogieuses :
« Tane…ville d’Allemagne, sujette à l’Empereur, très belle. Lendemain au matin, trouvâmes une belle et grande plaine flanquée à main gauche de coteaux pleins de vignes, les plus belles et les mieux cultivées, et en telle étendue, que les Gascons qui étaient là disaient n’en avoir jamais vu tant de suite. »

Chateaubriand et les chanoinesses de Remiremont (p.7-8), à la veille de la Révolution

Deux siècles après Montaigne, le chapitre de Remiremont a été un enjeu pour la famille de Châteaubriand. De ce Chapitre dépendait en grande partie la vallée de La Bresse.
La sœur préférée de Chateaubriand, Lucile, a essayé sans succès d’y devenir chanoinesse.
Sous l’Ancien Régime, ce genre d’institution, sorte d’abbaye mondaine, accueillait les filles nobles qui y étaient assurées d’un revenu et d’un statut social élevé. Pour y être admises, elles devaient faire la preuve de leurs quartiers de noblesse. Les Chateaubriand, en dépit de leurs grandes prétentions nobiliaires, n’ont pu remplir les conditions exigées à Remiremont, car il leur manquait des quartiers de noblesse du côté des ascendances féminines. Ces chanoinesses, qui habitaient en ville (d’où la beauté des maisons qu’on y trouve encore aujourd’hui), étaient libres de renoncer à leur condition pour se marier.

Hersart de la Villemarqué, le Barzaz Breiz et la famille Scavennec (p.91 et annexe 3.2)

Dans la famille des Scavennec, parmi les personnes apparentées, les chercheurs ont identifié des informateurs de Théodore Hersart de la Villemarqué, grâce auxquels celui-ci a composé son Barzaz Breiz, recueil de poèmes bretons chantés, traduits en français, annotés et publiés par lui au XIXe siècle. La résidence familiale de l’auteur du Barzaz Breiz, ancien élève de l’Ecole des chartes, se trouvait à Nizon (aujourd’hui Pont-Aven).
D’après les notes laissées par la mère de La Villemarqué sur les informateurs de son fils, des ascendants des Scavennec actuels lui ont chanté « Héloïse et Abailard », et « La Croix du  chemin ».
« Héloïse et Abailard » montre une Héloïse si savante qu’elle ne peut être qu’une sorcière.
« La Croix du chemin » met en scène un jeune homme renonçant à la prêtrise pour l’amour de celle qu’il aime, un thème naguère encore bien vivace.

Pierre Loti et Rosporden (p.37-38)

Julien Viaud (Rochefort 1850-Hendaye 1923), officier de marine, alias Pierre Loti, écrivain, qui s’est inspiré de ses voyages, a tiré parti, dans certaines de ses œuvres, de la connaissance qu’il avait de régions françaises telles que la Bretagne. Rosporden est le lieu auquel se rattache l’histoire de Mon frère Yves (1883), un ami marin qui s’appelait en réalité Pierre Le Cor. Celui-ci s’est marié à Rosporden avec une native du lieu. Il a fait construire à Rosporden une maison dont Loti a rédigé lui-même le descriptif. Passé premier maître en 1886 grâce aux relations de Loti, Pierre Le Cor a quitté la marine en 1892. Il s’est retiré à Rosporden en ayant tendance à oublier ses bonnes résolutions de tempérance.
L’écrivain ne laisse pas de doute sur le fait qu’il s’agit de Rosporden. Il évoque la flèche en granit de l’église au bord des étangs formés par l’Aven. Il évoque aussi les fêtes religieuses et paysannes, les pardons, tels que celui de Bonne-Nouvelle, ainsi que celui de Saint-Eloi, où venaient les chevaux à l’occasion d’une messe basse qu’on disait là pour eux.

La région de Thann vue par Henry Bordeaux (p.27-29)

En 1914-1918, plusieurs personnalités sont venues à Thann, le principal territoire alsacien reconquis dès le début de la guerre. L’un de ces visiteurs, le romancier Henry Bordeaux (élu à l’Académie française en 1919) a publié après la guerre La Jolie fille de Thann, qui évoque cette ville et les combats très meurtriers du «Vieil Armand », zone montagneuse près de Thann au-dessus de la plaine d’Alsace.
Propriétaire à Chapareillan près de Grenoble, la mère d’André Bermance, jeune officier tué au Vieil Armand le jour de Noël 1915, a été invitée par la fiancée alsacienne de son fils, Maria Ritzen, fille d’un ingénieur travaillant chez M. Helding, riche industriel de Thann. D’après ce que dit de lui le romancier, M.Helding est Jules Scheurer, imprimeur sur étoffes, dont les fils sont morts pour la France en 1915. Henry Bordeaux décrit Thann par les yeux de Mme Bermance :
« Elle connut Thann, si jolie au débouché de la vallée, à l’entrée de la plaine, au bord de la Thur, effilant, entre les derniers contreforts arrondis des Vosges, la flèche ajourée de Saint-Thiébaut qui se dresse en l’air si aiguë, si mince, si délicatement ouvragée qu’elle semble appeler les rayons du soleil pour les sertir dans ses pierres comme des diamants. Elle aima ses rues propres et étroites, … son aspect ouvert et aimable jusque dans les ruines, ses vieilles maisons aux toits pointus… »

 Roger Martin du Gard et l’été 1914 en Alsace (p.27)

Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature en 1937, termine la partie intitulée L’Eté 1914 de son roman Les Thibault par la mort de Jacques, l’un des deux fils Thibault, dans la région de Thann-Altkirch où s’est écrasé l’avion du haut duquel il voulait jeter des tracts pacifistes. Après l’accident, le blessé a entendu une discussion entre militaires français :
« On devait atteindre Thann, faire un mouvement de conversion, comme ça, un redressement le long du Rhin, pour aller couper les ponts. Mais on s’est trop pressé. On était mal engagé, tu comprends ? On avait voulu aller trop vite… Il a bien fallu battre en retraite…»
Finalement, Jacques Thibault, laissé en arrière dans la retraite précipitée des troupes françaises, est abattu par le gendarme qui le gardait et qui voulait fuir sans s’embarrasser de cet homme mal en point considéré comme un espion.

Stephan Zweig en Alsace entre les deux guerres mondiales  (p.29)

Un récit de Stephan Zweig, dont Quatre familles dans les guerres donne les références, commence par la cathédrale de Strasbourg, et se poursuit par Colmar, où l’auteur admire le retable d’Issenheim, avant de se rendre chez Albert Schweitzer qui lui joue à l’orgue une cantate de Bach.

« Sur les flancs des Vosges et sur l’autre versant, le côté allemand où, d’heure en heure, les canons crachaient dans un bruit sourd leurs projectiles toxiques, une lumière vespérale s’étend, paisible, écrit Stephan Zweig. On peut marcher en toute insouciance sur la route qui, il y a quatorze ans encore, n’était plus qu’un tunnel recouvert de paille.
« Une journée aussi achevée permet de retrouver la foi face à l’époque la plus hostile. Mais le train poursuit sa course à travers la terre d’Alsace et voilà que soudain on sursaute, car les noms des gares criés au-dehors éveillent des souvenirs oppressants : Sélestat, Mulhouse, Thann. Ils sont restés dans nos mémoires à travers les bulletins de l’armée : ici 10 000 morts, là 15 000, et là-bas dans les Vosges, dont la silhouette argentée évoque des fantômes errant dans les brumes, 100 000 ou 150 000, tombés sous les baïonnettes, sous les balles, gazés, empoisonnés, victimes d’une haine, d’une guerre fratricides. Et on se reprend à désespérer, incapable de comprendre pourquoi cette même humanité qui produit les chefs-d’œuvre les plus étonnants, les plus inconcevables dans le domaine spirituel, n’a pas appris depuis tant de milliers d’années à maîtriser le secret le plus simple : maintenir vivant l’esprit d’entente entre les hommes de tous horizons qui ont en commun d’aussi impérissables richesses ».

Camille et Paul Claudel, à La Bresse et dans les Vosges (annexe 1.5, p.199-208)

Dans une lettre du 6 décembre 1946, adressée à Eugène Lemaire maire de La Bresse détruite, Paul Claudel écrit ceci :

« Non, Monsieur Le Maire, je n’oublie pas La Bresse ! Comment l’oublierais-je, la chère petite cité de qui le nom de Claudel est inséparable depuis je ne sais combien de générations ? N’est-ce pas sur un de vos registres paroissiaux qu’un chercheur a retrouvé le nom du patriarche Jacques Elophe Claudel, décédé en 1530, et de qui sont issus ou à qui se rattachent presque toutes les familles de la belle vallée ? C’est là qu’au début du siècle dernier, ma courageuse aïeule, restée veuve à la suite du décès accidentel de son mari, éleva une famille de six enfants.
« Mon père, Louis Prosper Claudel, conservateur des hypothèques, n’oublia jamais sa petite patrie, et chaque fois que les vacances le lui permettaient, il emmenait sa famille au cimetière où notre nom se répétait aussi souvent sur les tombes que sur les enseignes de la localité… »

Paul Claudel et Eugène Lemaire grand-père paternel de Dominique Thiébaut Lemaire étaient apparentés, issus l’un comme l’autre de mariages qui ont eu lieu en 1726 et 1758.

D’après des souvenirs de Paul Claudel, ses soeurs et lui ont passé des vacances d’été vers 1875-1880 à La Bresse, où ils cueillaient des brimbelles (nom vosgien des myrtilles) et se baignaient dans le Lac des Corbeaux. Camille Claudel, en août 1885, a passé ses vacances à Gérardmer chez son oncle Isidore, Gegout, mari de Joséphine Claudel. A cette occasion, elle a dessiné au fusain une « femme de Gérardmer » qui se trouve aujourd’hui au musée Eugène Boudin à Honfleur.

 

 

 

Libres Feuillets

 

 

 

Billet: les tours à Paris après les élections de mars 2014

 

Précédemment chargée de l’urbanisme
Elle est élue maire des Parisiens
Mais son discours marqué d’imprécisions
N’a pas vraiment suscité l’enthousiasme

Elle voudrait montrer son modernisme
Outrepasser l’interdit malthusien
Dresser des tours car selon sa vision
Le passéisme est proche du marasme

Or l’électeur craint que le dynamisme
Immobilier soit surtout pharisien
Les gens d’argent prenant les décisions
Fric et pouvoir devenant pléonasme

Il ne faut pas laisser à l’affairisme
Aux promoteurs aux anti-cartésiens
Le beau Paris leur donner l’occasion
D’y implanter des gratte-ciel fantasmes

 

L’urbanisme a été, de manière peu bruyante, l’un des thèmes importants de cette campagne électorale qui a vu la victoire de la socialiste Anne Hidalgo. Lors du mandat du précédent maire, Bertrand Delanoë, le conseil de Paris avait déjà relevé jusqu’à 200 m et davantage les limites de hauteur des bâtiments fixée en 1977 à 37 m dans Paris « intra muros ». Cette modification est restée jusqu’ici sans conséquence – la « crise » étant passée par là – au grand soulagement de beaucoup de citoyens et d’amoureux de Paris, qui trouvent déplorables les expériences d’immeubles de grande hauteur dans le passé : le 13e arrondissement, la tour de Jussieu laborieusement « rhabillée », la sombre tour Montparnasse (qui offre  l’un des plus beaux points de vue sur Paris car, au moins, quand on se trouve à son sommet, on ne la voit pas).

Les promoteurs et leurs architectes complices reviennent sans cesse à la charge avec des mots d’une poésie primaire vantant leurs projets de gratte-ciel : « Tour totem », « Tour Apogée », « Tour Sans Fin », « Tour Signal, « Tour Phare » … Professionnels de la « com » plus que de l’architecture, ils savent bien que ces bâtiments sont ingérables, notamment pour le logement (quant aux tours de bureaux, on doit les refaire tous les trente ans), mais ils continuent à en vanter les mérites en les pimentant de développement durable et d’écologie. L’une de leurs récentes percées conceptuelles est la (re)découverte de l’escalier entre les étages. Ils essayent d’impressionner les politiques, en les taxant d’immobilisme, de passéisme, en les appelant à l’imagination et à l’audace ! Ils décrètent que, faute d’obtempérer, Paris est dépassé dans la « compétition » internationale.
Alors même que le quartier des tours de La Défense, le plus important d’Europe, se trouve juste à côté. Il est vrai que La Défense est tenue politiquement par la droite, alors que Paris est à gauche.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

La revue de poésie Les Citadelles numéro dix-neuf (2014). Par Dominique Thiébaut Lemaire

La revue de poésie Les Citadelles 2014 est parue (voir aussi l’article de Libres Feuillets intitulé : Les Citadelles : revue de poésie numéro 20).
Ainsi se poursuit la belle aventure de cette revue fondée en 1996 par Philippe Démeron et par Roger Lecomte (auquel est consacré un article de Libres Feuillets publié le 7 juillet 2013, intitulé  » Roger Lecomte, auteur de Mémoires d’asphalte, recueil de poèmes  » ).

 

Commandes et correspondance à adresser à
Philippe Démeron (Les Citadelles) 85 rue de Turbigo 75003 Paris

 

QUELQUES MOTS SUR LE NUMERO DE 2014

 Lorsqu’on se propose de rendre compte d’un nouveau numéro des Citadelles, on se sent comme d’habitude un peu dépassé face à la richesse de ce qu’il apporte.

Le numéro de 2014 se caractérise comme les précédents par un esprit de découverte qui permet au lecteur de faire connaissance avec de nombreux poètes d’autres pays, grâce à un remarquable effort de recherche et de traduction.
Le monde entier est présent, avec des poètes s’exprimant en yiddish; en anglais (Angleterre et Irlande); en italien (y compris en napolitain); en espagnol (Mexique).

En 2014, les poètes que Les Citadelles mettent à l’honneur sont principalement les Italiens (six poètes au total), en particulier Arnaldo Zambardi, en tête du numéro, et Eliana Debora Langiu. Dans la rubrique intitulée « Brèves Chroniques », Philippe Démeron explique p.161 comment ceux qui se retrouvent cette année dans la revue se sont réunis à Rome en juin 2013.

Les poèmes en langue étrangère sont présentés généralement en version bilingue, ce qui est particulièrement bien venu en poésie où le passage d’une langue à l’autre entraîne une déperdition plus forte que pour les autres genres littéraires.
Nombre de problèmes posés par cette déperdition se résument dans l’expression « belle infidèle » que l’on utilise pour caractériser une traduction trop libre.
Cette expression ne s’applique pas, par exemple, à la traduction par Jacques Chuto des textes du poète irlandais Derek Mahon dans le numéro 19 des Citadelles. Mais on y trouve néanmoins une sorte d’infidélité qui conduit le lecteur à s’interroger lorsqu’à plusieurs reprises  l’ordre des mots est inversé par rapport au texte original (« dikes and bikes » dans le poème « Ses énergies radieuses »; « from onshore and offshore » dans le poème « Vents et vagues », et « into a clean and infinite/source of power and light » dans le même poème;  » higher and lower levels » dans le poème « Etoile et sable »…) Par ailleurs, dans un ensemble agréable à lire, le sens et l’euphonie laissent au lecteur un peu d’insatisfaction (« serial rebirth » traduit par « renaissances sérielles », avec plusieurs  san, se, sé qui se suivent; « old night » traduit par « ancienne nuit », avec un redoublement ne-nuit; et, dans l’un et l’autre cas, une interrogation sur le sort du e dit « muet »…)

Puisque nous en sommes à des réflexions de critique littéraire, exprimons aussi, pour ce qui est de Derek Mahon lui-même, un doute sur le procédé peut-être humoristique – dans un sujet moderne sur les éoliennes, les panneaux photovoltaïques et les kilowattheures –  consistant à apostropher la « nature  » comme l’aurait fait un poète de la première moitié du XIXe siècle, avec des invocations au soleil (glorieux soleil, envoie-nous chaleur et lumière), à Gaia (noble Gaïa, tu as tant fait pour nous), au vent (souffle, vent, et saisis les pales qui luisent)…

En ce qui concerne les autres poèmes de la revue, deux textes en yiddish (traduits par Henri Lewi) font suite à des poèmes écrits dans cette langue et publiés dans le numéro de 2013, avec le même traducteur. L’un de ces poèmes évoque les dégâts causés par un obus allemand de la « Grosse Bertha » dans le quartier parisien de Belleville à la fin de la guerre  de 1914-1918.

Le millésime 2014 de Philippe Démeron poète est vigoureux et triste : « La route s’inverse nous marchons tête en bas sur/un papier tue-mouche » (La route) ; « Il fait plus froid qu’avant dans les cafés » (Grand hyver) ; le dictateur « dit qu’il regrette, il veut rembourser et ressusciter les morts » (Que faire?).

A l’occasion du centenaire du déclenchement de 1914-1918, de beaux poèmes d’Armelle Leclercq évoquent cette guerre qui « ne se déroulait pas en filtre bleu, ni marron ».

Sur un ton beaucoup moins grave, Pedro Sin Cerebro (Mexique) définit la jalousie:
« Qu’est-ce que la jalousie?
« Des poils sur la langue
« arrachés un à un
« jusqu’à la minutieuse calvitie
« d’un pénis amoureux ».

Les « Brèves chroniques », à la fin de la revue, nous entretiennent de sujets divers relatifs à la poésie, sous la plume de Philippe Démeron et d’Armelle Leclercq, avec notamment des comptes rendus de livres, de revues…

RAPPEL DES NUMEROS  DE 2012 ET 2013

Le numéro de 2012

En 2012, le poète à l’honneur a été Kenneth White, avec un court « manifeste » (« Le grand champ de la géopoétique »), et des poèmes intitulés « Chant de chamane » (la mer des Tchouktches), « Novembre » (la baie de Lannion), « Méditation méditerranéenne » (San Remo).

 La rubrique de la revue intitulée « Poètes pour nos jours » donne à lire des poètes français contemporains. Dans le numéro 17 de 2012, il s’agit d’une vingtaine d’auteurs dont beaucoup contribuent de manière régulière à la revue.
L’un des poèmes (dont l’auteur est François Coudray) est accompagné d’une partition musicale (de Matthieu Lemennicier).

Les poèmes en langue étrangère sont ceux du poète cubain José Lezama Lima (1910-1976) et de la rubrique intitulée « D’Europe/D’Amérique latine ».
Il convient de noter l’important effort de traduction qui est pour une large part celui de Philippe Démeron (anglais, espagnol, italien), notamment en association avec Anne Sophie Lecharme et Gilbert D’Alto pour l’anglais (Montague) et Mauricio Hernandez pour l’espagnol, et avec la participation de Jean-Paul Buttoudin et Cheryl Kanzler pour l’anglais (Rod Mengham) et de Sergio Birga pour l’italien…

Comme les années précédentes, la revue témoigne d’un intérêt marqué pour les poètes irlandais, mais aussi écossais et anglais (Ken Cockburn & Alec Finlay ; Rod Mengham, poète et professeur de littérature anglaise à Cambridge…)
Les Citadelles ont continué à nous faire connaître un poète déjà présenté en 2009 et en 2011, Derek Mahon, irlandais né en 1941, auteur d’une œuvre saluée par de nombreux prix littéraires. En 2012, la revue a reproduit un poème de Dereck Mahon intitulé « Autobiographies », composé de vingt strophes de six vers, traduits en français par Jacques Chuto, professeur honoraire de langue et littérature anglaises à l’université Paris 12. Citons à titre d’exemple une partie de la dernière strophe évoquant le souvenir d’un vélo :
« But its wheels still sing
“In the memory, stars that turn
“About an eternal center,
“The bright spokes glittering.”
(Mais ses roues chantent toujours
Dans ma mémoire, étoiles qui tournoient
Tout autour d’un centre éternel,
Et leurs rayons étincellent sans fin.)

Autre poète irlandais, John Montague, auquel la revue a consacré en 2007 un recueil à part, réunissant les textes de lui qu’elle a publiés de 2002 à 2007. Dans le numéro 13 (2008), John Montague a évoqué en quelques poèmes son ami Samuel Beckett. Dans le numéro 14, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, il a confié à la revue deux inédits, auxquels s’est ajouté un poème que Derek Mahon lui a dédié. Présent en 2011 par des textes que Philippe Démeron a traduits avec son concours, John Montague a été encore présent en 2012 avec trois poèmes dont « Silences » où l’on peut lire, au sujet de la poésie :
“It is a prayer before an unknown altar,
“A spell to bless the silence”.
(C’est une prière devant un autel inconnu,
Un charme pour bénir le silence).

Le numéro de 2012 a présenté aussi des textes de Stefania Asimakopoulou (Grèce) ; Ferruccio Brugnaro (Italie); William Cliff (Belgique) ; Mauricio Hernandez (Mexique) ; Eliana Deborah Langiu (Italie) ; José Lezama Lima (Cuba) ; Pedro Sin Cerebro (Mexique) ; Arnaldo Zambardi (Italie)…

Dans la partie « magazine » de ce numéro, Dominique Thiébaut Lemaire a analysé l’œuvre poétique du Suédois Tomas Tranströmer, prix Nobel 2011. Sous le titre « Illustration du vers et de la rime » (voir à ce sujet l’article de Libres Feuillets: « Obsolescence de la rime et du vers ? « , publié le 29 mai 2012), il a livré un ensemble de réflexions ayant pour thème commun la question de l’usure réelle ou supposée des formes poétiques dans le temps.

Parmi les illustrations, une belle gravure expressionniste de Sergio Birga, datant de 1973, est à signaler, sur les rapports entre le monde ancien (figuré par la Fonte San Paolo au premier plan), et le monde moderne représenté par une grue à l’arrière-plan.

Pour conclure ces quelques commentaires sur le numéro de 2012, voici deux extraits de poèmes ayant pour auteurs Philippe Démeron et Roger Lecomte.

 « L’esprit du vent joue près de la fenêtre
Voulant embrasser les rideaux
Ou débusquant des jalousies
Bien accrochées au fond du cœur »
(Philippe Démeron, « Les quatre esprits », première strophe, fondée sur le double sens des mots « embrasse » et « jalousie »).

« Je me souviens d’avoir porté, tout enfant, des barboteuses – culottes bouffantes rappelant un peu les hauts-de-chausses du temps de Charles IX – et bien plus tard, des pantalons de golf…
Je me souviens aussi d’un long monologue de Georges Pérec pendant lequel le comédien Sami Frey égrène ses souvenirs, juché tout au long de la pièce sur une bicyclette… »
(Roger Lecomte, début et fin d’un poème anaphorique commençant vingt-huit fois par « Je me souviens », et intitulé « Brèves de mémoire in memoriam Georges Pérec »).

Le numéro dix-huit (2013)

Dans la partie intitulée « Cahier de diverses langues », on trouve des poèmes écrits par des auteurs originaires de pays tels que l’Autriche, la Colombie, la Grèce, l’Italie, le Mexique, la Suède…

 Parmi les langues et auteurs de ce Cahier, on peut noter les textes en yiddish de Yankev Fridman (1910-1972), traduits par Henri Lewi. Comme Les Citadelles présentent au lecteur les textes en langue originale en regard de leur traduction, nous entrons plus avant dans ces poèmes dont la langue est assez proche de l’allemand.

Quelques auteurs sont mis à l’honneur: Luigi Celi (Dialogue poétique avec T.S. Eliot), Marcel Riera (L’Irlande en Catalogne)… Ce dernier fait entendre des accents irlandais dans une langue catalane que Philippe Démeron s’est donné – avec succès – le défi de traduire en français.

En ce qui concerne les auteurs de langue française, Les Citadelles de 2013 font une place particulière à Christophe Manon et à deux femmes: la franco-libanaise Vénus Khoury-Ghata (née en 1937), et Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859).

 La rubrique « Poètes pour nos jours » donne à lire comme à l’accoutumée une vingtaine de poètes français contemporains, dont un certain nombre contribuent de manière régulière à la revue. La rubrique « Brèves chroniques» présente les recueils publiés récemment par plusieurs d’entre eux.

En ce qui concerne les fondateurs de la revue, ce numéro a publié un poème de souvenir et de mélancolie, de Roger Lecomte,  sur les couleurs du thé (noir à la liqueur d’ambre, bleu de Formose, blanc aux notes fleuries…) et un poème plein de charme de Philippe Démeron sur les pieds de la femme aimée: « Tes doux pieds ceux qui t’accompagnent / L’expression te fait sourire… »

 La partie « Magazine » comporte deux textes, l’un d’Arnaldo Zambardi : Quelle poésie pour nos jours ?, l’autre de Dominique Thiébaut Lemaire : Poésie et recitatio, qui élargit au monde gréco-romain le tour d’horizon de ce numéro des Citadelles.

Les auteurs des « illustrations » sont en particulier Philippe Démeron, Mauricio Hernandez, et Sergio Birga dont on peut lire par ailleurs, sur Florence, dans le « Cahier de diverses langues », un poème de jeunesse en italien sur la crue de l’Arno dans la décennie 1960, qui rappelle la révolte expressionniste du peintre et graveur.

 Libres Feuillets.

 

Billet: la pollution de l’air à Paris

La pollution de fines particules
Que d’ordinaire un vent d’ouest évacue
S’aggrave en gris dans cet anticyclone
En fin d’hiver sous un ciel à huis-clos

Tous les diesels de l’aube au crépuscule
Crachent leurs gaz et trop peu convaincus
Les conducteurs continuent dans l’ozone
En s’asphyxiant les bronches les naseaux

Quel autre choix pour se véhiculer
Ce sera pire en temps de canicule
A des niveaux qu’on n’a jamais vécus

N’y a-t-il rien de meilleur à prôner
Dans l’air toxique oxydant les neurones
Que le vélo ou l’oppressant métro

 

Paris a connu un « pic de pollution » vers la mi-mars 2014, lors d’une période de soleil sans vent.
Le parc automobile français se compose désormais principalement de voitures dotées d’un moteur diesel. Cette motorisation anormalement répandue dans notre pays à cause d’une moindre taxation du carburant est la plus polluante de toutes, depuis que les moteurs à essence fonctionnent sans plomb.
Certes les voitures à essence produisent davantage de gaz carbonique (CO2), mais au moins celui-ci n’est pas nocif pour la santé, contrairement au diesel qui évacue par les pots d’échappement des particules d’hydrocarbures imbrûlés se combinant avec l’oxygène de l’air (O2) pour produire sous l’action du rayonnement solaire des gaz tels que l’ozone (O3) et les oxydes d’azote (NOx), corrosifs pour les organismes.
Pour limiter les émissions de gaz carbonique à effet de serre (mais le principal gaz à effet de serre n’est-il pas la vapeur d’eau ?), on a donc laissé se développer en France de manière irréfléchie et irresponsable, y compris sous des gouvernements mettant en avant des préoccupations écologiques – et incluant même des « écologistes » – des poisons gazeux beaucoup plus toxiques pour l’être humain.
On fait croire aux gens qu’il est possible d’y remédier par les pots  d’échappement dits catalytiques et par les « filtres à particules ». Mais les premiers  ne sont efficaces qu’à partir de 400 °C. Les trajets courts et les parcours en ville ne leur laissent pas le temps de chauffer suffisamment. Quant aux seconds, leur efficacité diminue avec la taille des particules. Or, les plus petites, celles de moins d’un micromètre, sont les plus nocives pour la santé en pénétrant plus profondément dans l’appareil  respiratoire.

Dominique Thiébaut Lemaire

Gustave Doré: exposition au musée d’Orsay jusqu’au 11 mai 2014. Auteur: Annie Birga

GUSTAVE DORE (1832-1883): l’imaginaire au pouvoir
Jusqu’au 11 mai 2014 au Musée d’Orsay

Avec l’exposition consacrée à Gustave Doré, le Musée d’Orsay, sous la direction éclairée de Guy Cogeval, poursuit sa mise en valeur de l’histoire de l’art au XIXe siècle et nous invite à redécouvrir un très grand artiste français qu’on aurait tort  de réduire au statut d’illustrateur doué, vaguement aperçu dans une enfance plus ou moins lointaine. Ce que l’exposition montre et démontre, c’est bien ce qu’elle promet : «  l’imaginaire au pouvoir ».
L’artiste  prolifique – plus de 10.000 illustrations à son actif pour 220 livres – exécutait lavis, gouaches, dessins à la plume et à la pierre noire, destinés à la gravure sur bois. Dans ce XIXe siècle où progressait l’imprimerie à bon marché, les livres ne paraissaient pas forcément dans des éditions de luxe, ce qui explique en partie la popularité de Doré. Son plus grand succès d’édition a été la Bible. Et, à travers ses illustrations, des générations enfantines ont découvert les Contes de Perrault ou les Fables de La Fontaine. Son génie protéiforme passe du comique au tragique et à l’épique. Le comique : Rabelais et le Balzac des Contes drolatiques. Le tragique : Shakespeare, interrompu par une mort prématurée et comme c’est dommage, son  «  Macbeth » est si réussi. L’épique, où excelle son romantisme noir : Le Tasse, Milton, Dante. Jamais de littérature complaisante ou banale. Il va aussi chercher ses auteurs dans la littérature poétique anglo-saxonne : Coleridge, Edgard Poë, Tennyson qui est son contemporain. C’est un merveilleux passeur de littérature. Car son dessin est comme une musique qui accompagnerait les mots et intensifierait leur pouvoir onirique. L’exposition est d’une très grande richesse : elle comporte  de très belles et très variées illustrations.
Il excelle dans la caricature ; à 16 ans il signe un contrat avec le Journal pour rire. On a pu voir en lui un précurseur des bandes dessinées. L’un des visuels permettant de tourner les pages des albums  présente celui de 1870, dans lequel Doré croque, à la Daumier, les députés versaillais et les Communards, sans esprit de parti et sans pitié.
Il fut ami de Nerval et de Théophile Gautier. Du premier, il  évoque le suicide dans une lithographie « Rue de la Vieille Lanterne » (1855). Avec Gautier, il fera un voyage en Espagne, allant y chercher « le parfum local » avant d’illustrer  Cervantès. Ses dessins les plus évocateurs appartiennent au registre du merveilleux : architectures et paysages fantastiques, ombres et lumières, ressouvenances de Rembrandt, de Victor Hugo. Mais ils peuvent être inspirés par la réalité. Ainsi le livre « London : a pilgrimage » (1872), écrit par un journaliste anglais, est accompagné de gravures d’observation sociale, bas-fonds de cette Londres victorienne, mendiants et pauvresses dignes de l’Opéra de Quatre Sous,  docks, ponts, maisons de jeux, images à la fois réelles et fantastiques  qui, jusqu’à notre époque , ont inspiré les cinéastes .
En 1870, Gustave Doré s’est engagé dans la Garde Nationale. La guerre bombarde, laisse des champs de ruines. L’Alsace est annexée à l’Allemagne. Doré, l’Alsacien, écrit qu’il ne reviendra plus jamais à Strasbourg. Il peint dans l’année 71 trois tableaux sombres et gris : « L’aigle noir de Prusse », « l’Enigme », « La Défense de Paris » d’une grande force dramatique.
Car Doré est peintre, pas seulement illustrateur. Critiqué par ses confrères, ignoré du public. C’est  sa grande amertume. Il expose ses tableaux à Londres dans une Doré Gallery fondée en 1868. Ils furent, après sa mort, cachés, perdus, retrouvés en 1947, dispersés dans des musées. La France en possède quelques-uns. L’exposition les montre  et c’est très bien. Dès l’entrée, un Doré intime et pathétique avec « Famille de Saltimbanques. L’enfant blessé » qui a pu inspirer Picasso. Un certain nombre de tableaux religieux, dont l’immense « Christ quittant le prétoire », et des toiles au format plus petit, plus proches de notre sensibilité. Un beau « Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’enfer » », où l’atmosphère est verdâtre et funèbre. Et puis, alors que Manet (son exact contemporain) et les Impressionnistes s’engagent sur des voies nouvelles, Doré continue à peindre des paysages purs, qui sont inspirés par ses ascensions dans les montagnes des Vosges, des Pyrénées et de Suisse ou par sa découverte des lacs écossais. Sa  sensibilité demeure celle d’un romantique aux visions lyriques et contemplatives. Ses séjours en Angleterre le conduisirent à pratiquer l’aquarelle, genre dans lequel il excella bientôt, aquarelles très finies, plus  proches des  tableaux que des esquisses.
Sur le tard, Doré, inlassable et curieux, décida de se mettre à la sculpture en autodidacte. Il progressa vite. Sa manière est plutôt originale et empreinte de baroquisme. On n’est pas étonné de lire que c’est Jean Cocteau qui finit par acquérir le « Roger et Angélique » (encore le Tasse), très récit de chevalerie.  Et cependant on discerne, comme dans sa peinture, des aspects personnels autobiographiques, des statues au sujet patriotique.  On retient surtout des œuvres symboliques qui traduisent sa mélancolie profonde : «  La Parque et l’Amour », « La gloire étouffant le génie ».
L’exposition est accompagnée de spectacles de marionnettes pour les enfants  et, pour les grands, de films et de concerts comme Orsay sait les offrir. La saison Doré est une belle saison, une usines à rêves.

Billet: la retraite

 

L’âge est venu l’âge de la retraite
Et j’ai l’espoir qu’il aura des attraits
Sans perclusion d’arthrose ni d’arthrite
Sans gériatrie soignant le corps meurtri

Dans mon esprit s’accumulent par strates
Et quelquefois dans un certain fatras
Nombre d’années de travail et d’astreinte
Egalement de plaisance et d’entrain

N’est-il pas temps qu’enfin je me retire
Pour mieux goûter même sans garantie
Des jours des ans bien que minoritaires
Beaux comme ceux qui jadis miroitaient

Allons plus loin chassons les mots « trop tard »
Dit mon amour laissons les errata
Dépassons donc les années sans retour
La vie qui reste est le meilleur atout

 

Le mot « retraite » a principalement trois sens, d’après le dictionnaire : action de se retirer ; lieu où l’on se retire ; état d’une personne qui a quitté une fonction, un emploi, et qui a droit à une pension. Le troisième sens est désormais le plus courant, mais ce sont les deux premiers sens qui étaient employés dans le passé. Par jeu, les textes poétiques où ce mot apparaît peuvent être lus avec le sens qu’il a aujourd’hui (voir les trois exemples qui suivent).

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Florian: « Le voyage », Fables

Partir avant le jour, à tâtons, sans voir goutte,
Sans songer seulement à demander sa route ;
Aller de chute en chute, et, se traînant ainsi,
Faire un tiers du chemin jusqu’à près de midi ;
Voir sur sa tête alors s’amasser les nuages,
Dans un sable mouvant précipiter ses pas,
Courir, en essuyant orages sur orages,
Vers un but incertain où l’on n’arrive pas ;
Détrempé vers le soir, chercher une retraite,
Arriver haletant, se coucher, s’endormir :
On appelle cela naître, vivre et mourir.

 

Lamartine: « Le Golfe de Baya », Méditations poétiques

Horace, dans ce frais séjour,
Dans une retraite embellie
Par le plaisir et le génie,
Fuyait les pompes de la cour…

 

Victor Hugo: « La pente de la rêverie », Les Feuilles d’automne

Paris, les grands ormeaux, maison, dôme, chaumière,
Tout flottait à mes yeux dans la riche lumière
De cet astre de mai dont le rayon charmant
Au bout de tout brin d’herbe allume un diamant !
Je me laissais aller à ces trois harmonies,
Printemps, matin, enfance, en ma retraite unies ;
La Seine, ainsi que moi, laissait son flot vermeil
Suivre nonchalamment sa pente, et le soleil
Faisait évaporer à la fois sur les grèves
L’eau du fleuve en brouillards et ma pensée en rêves !

Billet: les temps modernes

 

Bureaux à l’ouest et logements à l’est
Entre les deux l’express bondé s’enfonce
Trisyllabique acronyme RER
Dans les tunnels qui traversent Paris

En regagnant la firme esclavagiste
Et le quartier dénommé La Défense
Les galériens n’ont pas le cœur à rire
Leur cas est grave il ne fait qu’empirer

On leur promet plus de wagons plus vastes
A double pont l’annonce paraît fausse
Le matériel rénové reste rare
Trains moins fréquents que ce qu’ils espéraient

Trop comprimés dans les rames vétustes
Ils sont pressés de refaire surface
Mais dans les tours à la haute carrure
Le stress est là qui n’a pas disparu

Ils bossent dur attachés à leur poste
Le bénéfice est fait de sacrifices
Ils ne voient pas le couchant ni l’aurore
La paye au bout ce n’est pas le Pérou

 

Sur le RER A (métro est-ouest dénommé Réseau Express Régional qui traverse la région parisienne en passant par Paris), deux nouvelles rames inaugurées par Nicolas Sarkozy ont fait un premier aller-retour le 5 décembre 2011. Dans un discours à La Défense, Nicolas Sarkozy s’est félicité du confort et de la sécurité de ce matériel, tout en reconnaissant que des difficultés demeuraient et en suggérant de modifier la co-exploitation des RER A et B par la RATP et la SNCF.
La ligne A, l’une des lignes les plus fréquentées du monde, assure quotidiennement le transport de plus d’un million de voyageurs. L’augmentation de son trafic global, de 20 % sur les dix dernières années, est l’un des principaux aspects de la saturation des réseaux régulièrement dénoncée par les usagers. Il a été prévu qu’à partir de 2014, 60 à 70 rames à deux niveaux et dotés de caméras de vidéosurveillance vont remplacer des trains simples, faisant passer le nombre de places assises de 432 à 948 et la capacité de 1 684 à 2 600 personnes par train. La disparition totale des trains à un seul niveau du RER A étant programmée pour 2017.
Au sujet de cette opération, un rapport très sévère de la Cour des comptes a été révélé fin novembre 2012 par Le Monde. Au cœur des critiques : la pratique de la RATP  pour attribuer le marché du renouvellement de 130 rames du RER A. La commande passée en avril 2009 par la Régie à Alstom-Bombardier n’a pas permis de faire jouer la concurrence, d’après le rapport.  En cause : la volonté de la RATP de commander un matériel aussi proche que possible des trains déjà en service, et construits par le groupement Alstom-Bombardier, pour respecter la promesse présidentielle de livrer en un temps record 65 trains. Ce qui a pu favoriser ce groupement au détriment de concurrents potentiels, dont aucun n’a présenté d’offre alternative. La Cour des comptes a critiqué également la méthode de négociation de la RATP qui a dissimulé la vérité des prix à son conseil d’administration en diffusant « des coûts prévisionnels très inférieurs à l’estimation réelle», et ce « en toute connaissance de cause ».  Un leurre qui, selon la direction de l’entreprise, était censé dissuader les industriels de présenter des offres trop chères. Mais la Cour des comptes a considéré que le bas niveau de l’estimation a pu dissuader les industriels autres qu’Alstom-Bombardier de déposer une offre. Dans la lettre jointe au rapport, datée du 30 août et destinée à Gilles Carrez, président (UMP) de la commission des finances de l’Assemblée nationale, le premier président de la Cour a observé que cette absence de concurrence largement prévisible n’a pas été propice à l’obtention de conditions financières favorables à la RATP, qui, avec l’offre d’une seule entreprise, n’était pas en position de force pour négocier.
Alors que l’estimation établissait le coût par train à 20 millions d’euros, l’offre réelle d’Alstom a atteint plus de 25,8 millions d’euros par train lors de la signature du marché en 2009. Après s’être engagé à payer la moitié du marché sur la base du coût prévisionnel annoncé par la RATP en 2008, c’est-à-dire à verser 650 millions d’euros, le STIF (le Syndicat des Transports d’Ile-de-France, autorité organisatrice des transports dans la région), qui avait « pour la première fois accepté de cofinancer un programme majeur d’acquisition de matériel », a refusé de revoir sa contribution à la hausse quand le prix réel total a été réévalué à 2 milliards d’euros en 2012 et que l’offre réelle d’Alstom a atteint plus de 25,8 millions d’euros par train. La RATP a tenté d’obtenir une participation paritaire du STIF sur la base du coût réel. Elle a essuyé un refus, et s’est vue contrainte de prendre à sa charge190 millions d’euros supplémentaires.
Finalement, la RATP a confirmé fin juin 2012 l’acquisition auprès du groupement Alstom-Bombardier de 70 nouvelles rames pour la  ligne A du RER pour un milliard d’euros. « L’acquisition de ces 70 éléments supplémentaires va permettre, d’ici 2017, de remplacer le plus vieux matériel en service sur la ligne », a indiqué la RATP dans un communiqué, en précisant que cet achat s’inscrit dans un programme d’acquisition de 130 rames identiques représentant un coût total de plus de 2 milliards d’euros. Ce programme est financé à hauteur de 1,35 milliard d’euros par la RATP et pour 650 millions d’euros par le STIF.
Les informations qui précèdent sont tirées de plusieurs articles, publiés par le journal 20 minutes des 6 décembre 2011, 29 juin 2012 et 27 décembre 2012, et par le journal Le Monde sur internet (daté du 27 novembre 2012, mis à jour le 19 décembre 2012).
Le traitement de ce dossier donne l’impression que les autorités publiques, notamment celles qui sont responsables des transports en Ile-de-France, ont du mal à comprendre la gravité du problème.

Dominique Thiébaut Lemaire

Sergio Birga « pictor florentinus », peintre de Paris et de New York (mises à jour juin 2014 et novembre 2016). Par D.T.Lemaire

Le peintre et graveur Sergio Birga, né à Florence en 1940, habitant de Paris depuis le milieu des années 1960, visiteur de New York en 2012 (Brooklyn) et en 2014 (Manhattan), a cette faculté de nous dévoiler ce que nous ne savions pas voir, notamment dans les villes, qui lui ont inspiré de nombreux tableaux figurant pour partie sur son site birga.pagesperso-orange.fr, d’où sont tirées avec son autorisation les reproductions qui suivent.

PARIS

Les destructions et transformations de Paris

Comme on a déjà eu l’occasion de l’écrire dans deux articles précédents de Libres Feuillets (« Sergio Birga, une peinture à cinq dimensions », et « Paris vu par le peintre Sergio Birga »), les œuvres du peintre sont remarquables par leur dimension temporelle, et, s’agissant de Paris, cette dimension est illustrée avec force par de nombreuses œuvres montrant par exemple la destruction d’architectures et sites préexistants. Ces œuvres ont pris pour thèmes dans les années 1970 des bâtiments connus de l’ère industrielle, relativement récents mais déjà condamnés (parfois absurdement) à la démolition, dans les quartiers des Halles et de Bercy. Parmi ces tableaux remarquables, on peut mentionner plusieurs huiles sur toile:
–   « Main basse sur la ville », 130 x130 cm, 1976 (voir ci-dessous) ;Main basse sur la ville, 1976, 130 x130 cm. huile sur toile, Musée Carnavalet
–  « Triptyque: grande destruction des halles », ensemble de 130 x385 cm, 1971-2006, avec « le balayeur des Halles » sur le panneau gauche, et « le terrassier des Halles » à droite (à noter aussi la « destruction des Halles », gravure sur linoléum, 1973, triptyque sur les mêmes sujets, collections du Musée Carnavalet);
– « Triptyque : destruction des Halles », ensemble de 100 x278 cm, 1977-2004…
« Main basse sur la ville », qui représente un aspect du chantier de démolition dans le quartier de Beaubourg a été exposé en 1977 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris lors d’une grande exposition intitulée « Mythologies quotidiennes II ».
Aujourd’hui, plus de quarante ans après, et cette fois dans une relative indifférence sur laquelle il faudrait s’interroger, on a assisté de nouveau à une démolition, celle des pavillons modernes éphémères qui ont évincé les pavillons Baltard du 19ème siècle. Pour justifier cette indifférence d’aujourd’hui, suffit-il de dire que l’on est fondé à détruire à leur tour des architectures de naguère abusivement destructrices?
Toujours en ce qui concerne les grands bâtiments connus, Sergio Birga a peint en 2002 « Les anciennes usines Renault », huile sur toile, 114 x146 cm (collection Villa Tamaris, Centre d’Art, La Seyne-sur-Mer). Il a aussi témoigné de l’évolution-destruction des quartiers populaires dans l’est parisien :
–          « Cordonnerie, Passage de la Duée (Paris XIXe) », huile sur toile, 97 x 130, 1987, collection FDAC Bobigny;
–          « Destruction, rue Haxo (Paris XIXe) », huile sur toile, 97 x130 cm, 1995 ;
–          « Rue de Crimée », 50 x 60 cm, huile sur toile, 1995: voir ci-dessous ; une autre « Rue de Crimée », 162 x 130 cm, de la même année, appartient au Museo d’arte delle generazioni italiane del 1900, G. Bargellini (Pieve di Cento);
–          « Bar de la Liberté (Paris XIXe) », huile sur toile, 100 x100 cm, 1995 (au croisement de la rue de Mouzaïa et de la rue de la Liberté).

Beaucoup de bâtiments du Paris populaire ont été remplacés, de manière massive jusqu’à la fin des années 1970, par des immeubles sans grâce dans les arrondissements de l’est parisien ou encore à Montreuil à l’écart du Paris prestigieux, quartiers d’artisanat et de bistros que le peintre a parcourus ou près desquels il a habité dans le 19e arrondissement à la limite du 20e .


Rue de Crimée (Paris XIXe),1995, 50 x 60 cm, huile sur toile

Notons que, dans ce tableau de la rue de Crimée (à un endroit situé un peu plus haut que le carrefour avec la rue Botzaris près du parc des Buttes-Chaumont), le peintre s’est représenté avec sa femme Annie à l’arrêt de bus en bas à droite.


Démolition (Montreuil), 2008, 97 x130 cm, huile sur toile

De 2008 date aussi un tableau sur la démolition des environs du « bar le Robespierre » à Montreuil (88/116 cm) où une pelle mécanique qui a épargné (provisoirement?) une cheminée d’usine occupe le centre de l’œuvre, tandis qu’un panneau de signalisation porte la signature « Birga florentinus ».

Ces oeuvres nées de l’indignation du peintre contre le vandalisme du modernisme et de l’argent (voir dans le tableau de 1976 intitulé « Main basse sur la ville » l’affiche: « votre argent m’intéresse », publicité pour une banque à l’époque) semblent prendre aujourd’hui un sens plus large comme témoignage historique, et comme protestation contre les ravages du temps qui passe.

Ciels et toits

Les tableaux de Birga ouvrent des accès que le regard du spectateur doit emprunter pour atteindre l’autre côté de ces passages de frontière que sont les fenêtres, les portes, les ruelles, les arches, les ponts, les gares, les (aéro)ports et les embarcadères…
Les ciels aussi suggèrent un « outre-ciel ». Ils forment des passages, vers la lumière, des ouvertures vers la transfiguration, ou au contraire de sombres fonds qui pourraient convenir à des tableaux de Semaine Sainte.

Les ciels de Paris se sont développés dans l’œuvre du peintre à partir du moment où celui-ci a vendu sa maison du 19ème arrondissement pour venir habiter en 2001 dans le troisième arrondissement, sous les toits, d’où son atelier offre une vue de vaste ampleur depuis Beaubourg jusqu’au nord-ouest de Paris en passant par la tour Eiffel et son grand « gyrophare » de nuit.

Après avoir fait exploser les couleurs dans sa période expressionniste des années 1960 et 1970, le peintre a gardé de cette période une grande vivacité chromatique, mais il est devenu également un maître du gris, que ce soit dans la représentation des pavés ou de l’asphalte, des toits de zinc, ou du ciel vu depuis son atelier.


De mon atelier, 2002, 81×130 cm, huile sur toile

La même année 2002, Birga a peint depuis chez lui un « Orage sur Beaubourg », huile sur toile, 81 x 130 cm, remarquable par ses tourbillons de nuages, mélanges de blanc, de bleu et de gris.

Souvent ses gris deviennent des bleus nocturnes :


Nocturne vers la rue Sainte Apolline, 2003, 100 x100 cm, huile sur toile
(depuis l’atelier du peintre)


Grand nocturne vers Beaubourg, 2003, 130 x162 cm, huile sur toile
(depuis l’atelier du peintre)

Paris étrange et familier

Birga s’inscrit dans les quatre dimensions de l’espace et du temps, plus une cinquième que lui-même appelle « réalisme magique » en reprenant une appellation utilisée pour qualifier l’une des postérités de l’expressionnisme (voir la rubrique ainsi dénommée sur son site internet). Il y englobe le concept que Freud a dénommé « Das Unheimliche », traduit en français par « l’inquiétante étrangeté », qui désigne l’évocation décalée, inhabituelle, d’éléments familiers.

Il a annexé à son univers l’étrangeté des nocturnes parisiens, et s’est représenté dans son atelier sur un fond sombre au clair de lune où, de l’autre côté du passage que constitue le vitrage vers l’au-delà pictural, on aperçoit la tour Montparnasse et le bâtiment faussement industriel du musée Beaubourg (présents aussi tous deux dans le « Grand nocturne vers Beaubourg » de 2003), en intégrant ce paysage urbain comme arrière-plan de son autoportrait de 2009, avec un premier plan vert et rose-rouge sous la forme de pots de géraniums à la fenêtre:


Autoportrait dans l’atelier, 2009, 81×100 cm, huile sur toile

Dans le tableau suivant, on aperçoit le peintre coiffé d’une casquette, avec sa femme Annie vue de dos à gauche, sur le quai de la ligne 2 du métro. Cet autoportrait discret rappelle celui de 1995 représentant le peintre et sa femme au bord du tableau en bas à droite, face à des immeubles aujourd’hui disparus de la rue de Crimée dans le XIXe arrondissement (voir plus haut).


Métro Barbès, soir de neige, 2011, 82 x113 cm, huile sur toile

Birga avait déjà peint le métro de Londres (« The Tube ») en 1974, en souterrain. Ici, sur un tronçon aérien, dans une atmosphère de neige, les rails sont animés d’une ondulation magique.
Peut-être la couleur blanche s’est-elle développée dans la peinture de Birga à partir de ses tableaux religieux où le blanc crée de très beaux effets en enveloppant les personnages.

NEW YORK

Parmi les tableaux qui ont été exposés du 14 janvier au 2 mars 2014 dans la galerie Colette Clavreul (25 place des Vosges 75003 Paris) figurent plusieurs huiles sur toile que New York a inspirées à Sergio Birga lors de son séjour au printemps 2012. Une partie d’entre eux a été exposée du 4 juin au 3 juillet 2013 à la galerie Concha de Nazelle, 5 rue du Puits Vert, à Toulouse.
Précédemment, le peintre avait présenté une série de dessins (exposition à Marseille en octobre-novembre 2012) parmi lesquels une « Arrivée à New York », inspirée par L’Amérique de Kafka, représentait de façon magistrale sur le fond des tours de Manhattan l’arrivant héros du livre, poing sur la hanche, tenant de l’autre main sa valise sur l’épaule, et regardant la statue de la Liberté dans une attitude complexe de perplexité, de défi, d’admiration. Il est à noter que Birga a représenté la Liberté élevant non pas une torche, mais un glaive, conformément au texte de Kafka.

Le pont de Brooklyn et Manhattan

Les tours de Manhattan sont présentes au-delà du pont de Brooklyn, auquel le peintre donne la fonction d’un passage, comme il le fait souvent, entre l’ici et l’ailleurs.
Manhattan est aussi un lieu de bâtiments industriels, thème cher au peintre.
Comme à son habitude, le peintre refuse de se complaire dans les apparences spectaculaires d’une ville de carte postale.

Au milieu des tours de Manhattan, vus du pont de Brooklyn peint au moins deux fois (le tableau exposé à la galerie Clavreul de la place des Vosges s’intitule « Brooklyn II »), on aperçoit le « World Trade Center » en cours de reconstruction, provisoirement surmonté de deux grues ressemblant à des antennes. Les destructions et reconstructions urbaines, l’histoire faite mais aussi en train de se faire, constituent l’un des aspects importants de l’oeuvre de Birga.
Sur le pont de Brooklyn se déplacent de nombreux personnages, dont celui de la « joggeuse ». On marche et on court beaucoup dans cette ville !

Sergio Birga


Brooklyn Bridge, Brooklyn, 2013, 116 x 89 cm, huile sur toile

On retrouve au-dessus du pont un de ces ciels gris puissamment tourmentés chers au peintre.

A Manhattan, les « Réservoirs à Riverside Drive. Manhattan » (73/92 cm, 2012) apparaissent en quelque sorte comme des modèles réduits de gratte-ciel.


Réservoirs à Riverside Drive. Manhattan », 73/92 cm, 2012 (Galerie Clavreul)

Manhattan la nuit

D’un deuxième séjour à New York, Sergio Birga a rapporté de nouvelles visions de Manhattan. Deux d’entre elles, des nocturnes, sont présentées ici.
La première est une plongée dans la forêt des gratte-ciels depuis l’Empire State Building, la seconde est une vue depuis la fenêtre du peintre sur la 92e rue. Elles pourraient faire penser au vers de Baudelaire :
« Grands bois vous m’effrayez comme des cathédrales »,
mais la ville est ici plus mystérieuse qu’effrayante. Elle ressemble à une immense cathédrale dont la voûte serait le ciel bleu sombre, légèrement soutenu par une multitude de colonnes. Dans cette cathédrale brille un fourmillement de petites étoiles, non pas au niveau de la voûte céleste, mais en paillettes semées au milieu des colonnes. Le second tableau montre en son centre une église en situation inverse de la situation habituelle, c’est-à-dire non pas dominante au milieu de son environnement, mais dominé par lui, sans toutefois en être écrasée. Les lumières s’y agrandissent comme des lanternes rassurantes dans la nuit.


Manhattan (de l’Empire State Building)
2014, 90 x 116 cm, huile sur toile


Nocturne de la fenêtre (92e street )
2014, 80 x 100 cm, huile sur toile

Brooklyn

Contrastant avec les tours de Manhattan, les immeubles bas de Brooklyn n’ont pas moins attiré l’attention du peintre.

Ils abritent de petites activités signalées par des enseignes aux couleurs vives, à propos desquelles on pourrait parler de « réclame » à l’ancienne plutôt que de publicité.
Ils font penser à Hopper, que Birga mentionne comme l’un de ses peintres préférés. Les immeubles aux enseignes semblent proches de notre ancien monde, mais avec une certaine étrangeté.


Cat’s clinic (Brooklyn), huile sur toile, 73/60, 2012

« Cat’s clinic » et son immeuble biscornu qui défie la perspective font  partie de ces nocturnes que Birga réussit à merveille. Ici, la nuit n’est pas vraiment mystérieuse. Les fenêtres éclairées témoignent de la présence humaine autant que l’homme et la femme se tenant tranquillement par la main. Peut-être y a-t-il une intention du peintre, une suggestion de sécurité, dans le fait qu’ils traversent la rue « en dehors des clous ». Mais une voiture arrive.


Great Bear, Brooklyn,  2013, 100 x 81 cm, huile sur toile

Dans « Great bear », les immeubles ont une apparence un peu décalée par rapport à ceux qui nous sont familiers, mais c’est aussi le cas des véhicules, à l’apparence desquels nous sommes toutefois plus habitués.

Le métro

Birga est inspiré par le métro, bien que ses tableaux sur ce thème soient peu nombreux (voir plus haut le « Métro Barbès »). Le tableaux intitulé « Subway » est remarquable  par ce qui rend sensible l’assoupissement des personnages, mais aussi par la présence et  le volume des corps, même s’ils ne sont pas particulièrement corpulents.
Les passagers sont noirs, la seule personne blanche est celle de l’affiche.
Il est intéressant de voir comment l’assoupissement est rendu, dans un cas par la tête penchée en avant, soutenue par la main dans une pose plus lasse que mélancolique, dans l’autre cas par la tête penchée  en arrière, bras serré sur un cabas. Dans le métro chacun se replie dans son monde intérieur, sous la protection d’un casque ou derrière des lunettes sombres. Dans le métro parisien, c’est en général par leur téléphone magique que les gens se protègent.


Subway I , 2013, 92 x 73 cm, huile sur toile

Birga s’est attaché, comme toujours, à représenter l’esprit des lieux, en cherchant non pas l’image flatteuse, mais une qualité de beauté sans concession.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

Quelques articles sur Birga peintre de la ville

Kölnische Rundschau, n° 128, 15-6-1976, article de Monika Juhlen (sur la destruction des Halles)

Revue Nunc, n°9, février 2006, article de Gérard-Georges Lemaire: « Sergio Birga pinxit: de la peinture, de son idéal et de sa corruption »

Revue Verso, n°44, janvier 2007, dossier Sergio Birga (articles de: Jean-Luc Chalumeau, Gérard-Georges Lemaire, Yves Kobry, Adrien Salmieri)

Revue Aréa, n°26, printemps 2008, article de Gérard-Georges Lemaire: « 3 théories de la ville. Les déambulations nostalgiques de Sergio Birga »

Revue Verso, éditorial du 8 décembre 2011, de Jean-Luc Chalumeau: « Les portraits de villes par Birga »

Revue sur internet Levure littéraire, numéro 9, 2014, entretien avec Sergio Birga (deux extraits)
LL: – Vous avez parcouru une carrière longue et variée. Vous avez toujours suivi un chemin personnel, hors des modes. Ainsi, dès les années 60, vivant à Florence, votre ville natale, vous vous êtes intéressé à la peinture allemande expressionniste.
SB : – J’avais 19 ans. Je fus frappé par la couverture d’un livre aperçu à la vitrine d’une librairie. Ce livre, je l’ai conservé, c’est «L’ Expressionnisme» de Waldemar George et le tableau, «le Cri» de Munch, dans sa meilleure version. Depuis mes 17 ans, j’avais commencé à peindre des paysages et des portraits. Je découvris alors les peintres du mouvement Die Brücke. Ils étaient en totale contradiction avec un réalisme socialiste, noir et misérabiliste, et avec l’abstraction géométrique, les deux mouvements alors à la mode en Italie. La vivacité des couleurs et la force de l’expression, voilà ce que je cherchais et qui correspondaient à mon état d’esprit et à ma situation de jeune homme en révolte.

LL: – Mais ces premières années où l’expressionnisme vous a marqué, sont-elles définitivement effacées dans votre manière de peindre?
SB : – Absolument pas. Leur trace est très nette dans toute ma production graphique, aussi bien dessins que gravures. Les Allemands ne s’y sont pas trompés: l’Institut français de Dresde a présenté en 2010 une exposition de mes xylographies. J’ai pu voir enfin au Musée «La Tranchée», le si beau tableau de Dix. Et dans ma peinture, les coupes, la composition et les couleurs, même assagies, attestent bien de ces origines-là, même si je viens aussi de Florence.

 

 

 

Billet: mieux vaut aimer le bien que détester le mal

Sans phrase accentuant les mots de la chanson
Ni phrase alourdissant le sens et la leçon
Mieux vaut chérir le vrai que haïr le mensonge
Non dans l’ostentation mais dans l’anonymat
Mieux vaut aimer le bien que détester le mal

Au lieu de consumer son esprit en pamphlets
Dénonçant à l’envi le brillant des reflets
Mieux vaut trouver du beau sous l’apparence laide
Chercher la qualité masquée par le défaut
Préférer le bienfait au blâme de la faute

Heureux celui qui sait en suivant ce penchant
Plutôt que fustiger le mauvais le méchant
Rendre justice aux bons à ceux qui portent chance
En élevant notre âme à leur niveau pourvu
Que nous en ayons une en vrai pas en gravure

Je m’exhorte moi-même en cette plaidoirie
Mieux vaut l’admiration qui laisse le mépris
S’égarer dans le fond des erreurs des méprises
Pour devenir meilleur il est sûr qu’il vaut mieux
Renoncer au plaisir des fiertés dédaigneuses

Pour se plaire au bonheur et non pas au chagrin
Prendre  part à la joie qui rend l’autre serein
Plutôt qu’à la douleur la colère ou la crainte
Et dans ce monde brut redire que les doux
Posséderont le ciel et la terre sans doute

La haine, y compris celle que l’on ressent contre le mal, « ne saurait être si petite qu’elle ne nuise ; et elle n’est jamais sans tristesse. Je dis qu’elle ne saurait être trop petite, à cause que nous ne sommes incités par la haine du mal que nous ne le puissions être encore mieux par l’amour du bien auquel il est contraire… » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 140).
« Dans les rencontres de la vie, où nous ne pouvons éviter le hasard d’être trompés, nous faisons toujours beaucoup mieux de pencher vers les passions qui tendent au bien que vers celles qui regardent le mal, encore que ce ne soit que pour l’éviter » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 142).

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: rondeau pour le nouvel an

 

La poésie est comme une oraison
Souvent louange et quelquefois demande
Au jour de l’an cette comparaison
Donne à mes voeux le rythme qui les scande

Ces quelques vers ne sont pas de commande
J’exprime ici quelle en est la raison
La poésie est comme une oraison
Souvent louange et quelquefois demande

En mes souhaits j’aimerais qu’on entende
L’espoir la vie la joie des floraisons
L’enfance tendre et qui devient plus grande
Les mots plus beaux lorsque dans leur offrande
La poésie est comme une oraison

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: les sapins de Noël

La pépinière en nombre a déstocké
Les plants sur pied cultivés en lopins
Dont la récolte ébauche des clairières

Comme toujours Noël a convoqué
Chez les humains l’assemblée des sapins
Mais on attend la neige costumière

Les persistants sont là prêts à troquer
Leur habit vert contre un brillant pourpoint
Fait de grésil par une dentelière

L’hiver délivre un souvenir bloqué
Dans un passé que la saison repeint
De fraîche date et d’impressions premières

Décorer l’arbre est façon d’évoquer
Les froids d’antan les vosgiens les alpins
Tantôt poudrés d’une blanche poussière

Tantôt glacés certains font suffoquer
Parés de gui dans un air cristallin
Scintillant tous de givre et de lumière

Pour ceux qui aiment les sapins de Noël, en particulier parce qu’ils évoquent des souvenirs d’enfance, le choix de l’arbre met en jeu plusieurs critères : les qualités aromatiques, la forme (avec des branches bien réparties et une flèche au sommet), la tenue des aiguilles lorsque l’arbre est coupé…  Jusqu’à une date récente, le «sapin» de Noël était majoritairement, non pas un sapin (abies alba), arbre européen le plus haut qui peut atteindre plus de cinquante mètres et vivre jusqu’à cinq cents ans, mais un épicéa (picea abies), à croissance rapide. Le sapin de Nordmann (abies nordmanniana), apparu plus récemment sur le marché et en constante progression, proche d’abies alba, garde ses aiguilles plus longtemps que l’épicéa. Il paraît qu’il faut entre six et huit ans pour qu’il acquière la taille d’un sapin de Noël. Au Canada, on utilise le sapin baumier qui dégage une odeur balsamique (abies balsamea). Dans ce pays, une autre essence est aussi utilisée, le sapin Fraser (abies fraseri), qui n’est pas parfumé mais conserve mieux sa «parure», comme dit la chanson.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: le travail du dimanche

 

 

 

Les jours ouvrés quand bourdonne la ruche

Guêpier parfois de la ville et des rues

Le travailleur turbine bosse ou buche

Dans les efforts il en est tant qui bronchent

Qui prennent l’eau qui ne tournent pas rond

 

Il est des soirs où celui qui se couche

Espère en rêve un réveil sans à-coups

Sans café noir trop amer dans la bouche

Tous les matins c’est à nouveau l’embauche

Et le turbin n’est pas forcément beau

 

Celui qui veut travailler le dimanche

Pour gagner plus va très étourdiment

Laisser son chef  lui retrousser les manches

Et les clients n’en seront pas plus riches

Ceux qui le croient mieux vaudrait qu’ils en rient

 

Il faut un jour pour faire un peu relâche

Et ralentir les corps et les cœurs las

Qui s’exténuent sous les coups de cravache

Ne pas toujours s’échiner sur la brèche

Mais prendre l’air dans une roseraie

 

***

 

Il est question de réformer à nouveau le régime applicable au travail du dimanche, pourtant déjà remanié en 2009. Un rapport sur ce sujet a été remis au premier ministre le 3 décembre 2013. L’idée serait, dit-on, de trouver un juste milieu entre trois objectifs:

          surcroît de souplesse pour répondre aux attentes des commerces et des consommateurs, y compris les touristes ;

          amélioration de la situation des salariés par l’octroi de contreparties au travail du dimanche et par la suppression des inégalités de traitement ;

     clarification afin de mettre fin à la confusion résultant de la grande diversité des régimes applicables…

 

Vaste programme, sachant que :

          les consommateurs favorables au travail du dimanche (pour les autres) sont aussi des salariés favorables au repos dominical (pour eux-mêmes);

  les salariés et les syndicats veulent des contreparties (salaire plus élevé, repos compensateur….), mais les employeurs ne veulent pas qu’elles mettent en difficulté les commerces ;

          le volontariat est posé en principe, mais on sait bien que dans les rapports inégaux entre employeurs et employés, le volontariat devient vite une obligation de fait.

 


Pour l’éditorial du Monde daté du 4 décembre, les groupes de pression risquent fort d’aggraver l’« imbroglio dominical », et le Parlement ne sera pas en reste : « quand il sera appelé à appelé à examiner le texte annoncé, nul doute qu’il sera, comme en 2009, le théâtre d’un intense lobbying ».

 Pour le journal Les Echos du 3 décembre 2013, « le principe du repos dominical est réaffirmé, mais le rapport veut étendre les zones où le travail sera autorisé ».

 

Bref, les exceptions vont confirmer la règle, et des dérogations encore plus larges vont la confirmer encore davantage !

Dominique Thiébaut Lemaire

La Renaissance et le rêve au Musée du Luxembourg. Présentation par Annie Birga

 

LA RENAISSANCE ET LE REVE

Musée du Luxembourg  9 octobre 2013-26 janvier 2014

 

Précisons d’emblée que cette exposition a pris naissance au Palais Pitti,  qu’elle est le fruit d’une collaboration franco-italienne et  que sa matrice originelle est déterminante, même si les commissaires ont élargi leurs recherches aux écoles nordiques. En effet la Renaissance italienne, tout en se développant dans les cours des principales cités de la péninsule, connaît son acmé dans la capitale des Médicis, où, encouragées par la politique des Princes, les Académies enseignent le néoplatonisme de Marsile Ficin et de Poliziano, et se référent à l’Umanesimo, apparu dès le Moyen-Age avec Dante et Giotto. L’exposition  « Le Printemps de la Renaissance » qui se tient concurremment à celle-ci au Musée du Louvre, vient enrichir nos vues sur cette période passionnante pour ses recherches et foisonnante en chefs-d’oeuvre.

A travers les salles plongées dans la pénombre et quelque peu labyrinthiques, nous sommes conduits de la nuit à l’aurore et invités à partager rêves, visions et cauchemars . Nous y serons parfois aidés par nos connaissances littéraires, mythologiques ou religieuses,  parfois aussi, les clefs étant multiples, nous devrons en demeurer à l’image . Mais que de  variété dans les oeuvres exposées et que de liens subtils entre elles ! Nous y trouverons grand plaisir.

La sculpture de Michel-Ange, la Nuit, a eu une forte prégnance sur l’imaginaire de son époque. Sculptures de taille réduite, dessins, tableaux reprennent la pose mélancolique de l’allégorie, accompagnée de ses attributs, chouette et masques. Mais il s’opère comme un transfert d’image que l’on perçoit dans le tableau de Michele di Ridolfo del Ghirlandaio, peint à la manière de Bronzino,  où la statue est devenue une  femme environnée de fleurs et de  guirlandes, accompagnée d’un putto (Cupidon ?) qui allume une torche.  Et, plutôt que le rêve, le peintre suggère le désir que peut provoquer la nudité abandonnée au sommeil dans un décor champêtre, toiles de Paris Bordone et du Corrège. Même désir  de Diane pour Endymion endormi dans la nuit, chez Garofalo, peignant pour le duc Ercole 1er d’Este à Ferrare un tableau luministe et délicat.

 Mais le rêve s’introduit dans le sommeil qui est appelé « vacatio animae », vacance de l’âme, par Marsile Ficin, reprenant Platon. Il est figuré dans le ciel, ou dans une  portion d’espace voisine  de l’endormi(e), ou dans une mandorle , ou une fenêtre. Il peut reprendre des épisodes littéraires, vision  prophétique d’Enée, rêve de Pâris. Il peut être lubrique, mais rarement. Il peut être teinté de malice; Lotto peint une Chasteté, entourée de satyre et satyresse, ou encore un Apollon endormi sur le Parnasse, près de qui les Muses ont déposé leurs vêtements, tandis qu’elles dansent nues et effrénées.Tableaux d’une rare poésie.

Dans ces siècles de piété forte, les visions religieuses tiennent une grande place. Depuis les prédelles, siennoises et florentines du Quattrocento,  qui montrent des apparitions de Saints, jusqu’au Maniérisme, Bronzino, dans son style d’une élégance froide, peignant une Sainte Famille, recueillie devant Jésus endormi, figure du futur crucifié (suaire et pierre), Véronèse peignant une Sainte Hélène, yeux fermés, tandis que la croix apparaît dans le ciel. L’apothéose de la représentation religieuse, c’est le magnifique tableau du Greco « Le Rêve de Philippe II » ,conservé à l’Escurial. qui nous l’offre. Verticalité ascensionnelle, couleurs vives, ciel d’anges et de vision, assemblée les yeux levés vers l’au-delà. Mais menace du Léviathan qui vomit les âmes des damnés. Les récits bibliques constituent aussi une source d’inspiration. L’exposition présente quatre versions du Songe de Jacob. L’une, nordique, d’Elsheimer, qui peint un paysan voyageur reposant dans un beau paysage bleuté et lumineux et une très lointaine échelle. Les trois italiens,  Ligozzi, Cigoli et Vasari ont  un style plus cérébral. Mais ils traitent différemment l’un de l’autre le personnage, les anges , l’échelle, et la lumière.

A ces visions religieuses succèdent des images de cauchemars, venues de Jérôme Bosch et de ses imitateurs, où la cruauté le dispute à la lubricité, univers grouillant de monstres hybrides qui apparaissent entre incendies, fumées et marécages. En contraste Bosch a peint un Paradis terrestre et une  ascension des Bienheureux vers l’autre monde, sorte de tunnel où l’âme s’avance vers la lumière .

Les gravures ne sont pas oubliées et elles ont la force du dessin  qui frappe l’imagination.  Ainsi l’homme-loup est représenté dans un burin d’Agostino Veneziano. Lycaon marche, hache sur l’épaule, vers le lit de Jupiter qu’il a l’intention de tuer.  Dans une xylographie de Hans Baldung Grien, un palefrenier ensorcelé repose  sous  l’image ricanante d’une sorcière-prostituée et le cheval libre fait contraste avec l’homme prisonnier du maléfice. La gravure de Dürer « Le Songe du Docteur » n’est pas cauchemardesque. Sauf tout de même qu’un démon  actionne un soufflet dirigé contre l’oreille du docteur endormi. Une très grande femme nue se tient à ses côtés et un enfant ailé  joue avec des échasses et une sphère. On imagine le foisonnement de commentaires et hypothèses d’interprétation.

L’exposition abandonne ces mondes inquiétants et nous entraîne à Florence  du côté d’un amateur de rêveries et de rêves. François Ier de Médicis, jeune prince qui s’intéressait à l’alchimie, à la poésie, aux arts, fit construire et  orner de peintures allégoriques  le célèbre Studiolo du Palazzo Vecchio. Il désira que, lors de la célébration de son mariage avec Bianca Cappello, la fête fût nocturne et qu’y apparût un char de la  Nuit.  Alessandro Allori, peintre de la cour,  a fait le portrait de Bianca, et Francesco a souhaité que le verso reprenne le dessin célèbre de Michel Ange, « Le Rêve de la vie humaine », où un jeune homme, appuyé sur une sphère, entouré de représentations des péchés capitaux, foulant aux pieds des masques trompeurs, est éveillé par un génie ailé qui souffle  de la trompette et ainsi va le faire s’élever vers les sphères de la beauté et de la pensée.  Les  Sonnets de Michel-Ange reprennent ces idées néoplatoniciennes de l’aimé qui par le reflet de sa beauté peut mener l’amant vers la lumière divine. Nous avons dans l’exposition le manuscrit de l’un des sonnets du génie universel, dédié à son ami, Tommaso de Cavalieri.

La nuit s’achève. Surgit l’aurore. Robe  orangée au milieu des nuages sombres. C’est un tableau de Battista Dossi, peintre de Ferrare, moins connu que son frère, Dosso Dossi, et que deux  belles oeuvres nous ont permis de découvrir. Puis c’est dans une toile de Zucchi  le thème, tant repris, de Amour et Psyché qui clôt le parcours. La lumière illumine les corps harmonieux. Psyché allume la lampe,qui va éveiller le jeune dieu. Il repose dans l’attitude de la sculpture de Michel-Ange, l’ Aurore.

Annie Birga

 

 

 

Billet: ballade des putains de Paris

 

 

 

Fille de peine ou de joie mais putain

Belle escorteuse ou péripatétique

Faisant la ronde autour du libertin

Soi disant tel mais d’humeur putassière

Grand amateur de leurs corps élastiques

Il est douteux qu’elles soient jacassières

La vérité ne sera pas publique

 

Elles tiendraient le mac entre leurs mains

En dévoilant ses mœurs proxénétiques

Aucune hélas ne prendra ce chemin

Les mots rapport performance boursière

Vont prudemment rester anatomiques

Dans le déni des dessous pécuniaires

La vérité ne sera pas publique

 

Désir plaisir ne sont que baratin

La liberté prétexte pathétique

Aux transactions prestations de catins

Achats de sexe et de rondeurs fessières

Ventes de chairs aux formes pneumatiques

Traite trafics de putes sans frontières

La vérité ne sera pas publique

 

L’amour vénal est un mal vénérien

Mais on prétend qu’il peut être hygiénique

Et le client le pauvre galantin

Qui se croit mec se frotte à la misère

Du sexe usé dans ce commerce antique

Ce sont des faits dont nul ne sera fier

La vérité ne sera pas publique

 

 

Les journalistes Christophe Deloire et Christophe Dubois ont publié en 2006 aux éditions Albin Michel un livre intitulé Sexus Politicus qui a eu sans doute un certain nombre de lecteurs, mais beaucoup trop peu si l’on en juge par les péripéties qui ont agité depuis cette date la vie politique française. En particulier, on peut trouver ahurissante la campagne médiatique menée en faveur du pré-candidat DSK et les sondages obtenus par lui, alors que Sexus Politicus, même  pour un lecteur peu averti, annonçait clairement une catastrophe en cas d’élection.

Depuis cette affaire DSK, on a redécouvert la prostitution et le proxénétisme dans les hôtels, ainsi que l’hypocrisie glauque d’un  prétendu « libertinage ».

 

Il est question à présent d’une proposition de loi visant à sanctionner les clients des prostituées (sans interdire formellement la prostitution!).

Le journal Causeur (dans son numéro de novembre) et son site internet causeur.fr à partir du 30 octobre se sont « mobilisés » contre cette proposition de loi. Il a publié un manifeste des 343 « salauds » (« Touche pas à ma pute ») inspiré notamment par F. Beigbeder de Lui, et lancé une pétition, en utilisant les mots de précédentes campagnes pour l’avortement et contre le racisme. Causeur prétend que « sous couvert de protéger les femmes, c’est une guerre contre les hommes, considérés comme des délinquants sexuels en puissance, qui a été ouverte » par la proposition de loi. Il affirme : « Nous ne défendons pas la prostitution, nous défendons la liberté ».

 

Touche pas à ma pute!

Texte du « manifeste des 343 salauds »

 

« En matière de prostitution, nous sommes croyants, pratiquants ou agnostiques.

Certains d’entre nous sont allés, vont, ou iront aux « putes » – et n’en ont même pas honte.

D’autres, sans  avoir été personnellement clients (pour des raisons qui ne regardent qu’eux), n’ont jamais eu et n’auront jamais le réflexe citoyen de dénoncer ceux de leurs proches qui ont recours à l’amour tarifé.

Homos ou hétéros, libertins ou monogames, fidèles ou volages, nous sommes des hommes. Cela ne fait pas de nous les frustrés, pervers ou psychopathes décrits par les partisans d’une répression déguisée en combat féministe. Qu’il nous arrive ou pas de payer pour des relations charnelles, nous ne saurions sous aucun prétexte nous passer du consentement de nos partenaires. Mais nous considérons que chacun a le droit de vendre librement ses charmes – et même d’aimer ça. Et nous refusons que des députés édictent des normes sur nos désirs et nos plaisirs.

Nous n’aimons ni  la violence, ni l’exploitation, ni le trafic des êtres humains. Et nous attendons de la puissance publique qu’elle mette tout en œuvre pour lutter contre les réseaux et sanctionner les maquereaux.

Nous aimons la liberté, la littérature et l’intimité. Et quand l’Etat s’occupe de nos fesses, elles sont toutes les trois en danger.

Aujourd’hui la prostitution, demain la pornographie : qu’interdira-t-on après-demain ?

Nous ne céderons pas aux ligues de vertu qui en veulent aux dames (et aux hommes) de petite vertu. Contre le sexuellement correct, nous entendons vivre en adultes.

Tous ensemble nous proclamons :

Touche pas à ma pute ! »

 

***

 

En mettant de côté les soupçons d’intérêts mercantiles (faire vendre les journaux Causeur et Lui), on comprend l’idée de départ, qui est de s’opposer au conformisme moral et au politiquement correct. Mais le conformisme moral n’aurait-il pas changé de camp ? Il est de bon ton, désormais, de se poser en esprit libre, en détournant la formule de saint Augustin « dilige et quod vis fac » (aime et fais ce que voudras).

 

Causeur cause en proclamant : « Nous défendons la liberté ». Il faut mettre en cause, à ce sujet, le mythe de la « geisha », cultivée, libre de disposer d’elle-même, un mythe qui encombre la tête de beaucoup de « salauds ». S’il y a un domaine où la liberté n’existe pas, c’est bien celui de la prostitution. C’est évident pour la prostituée qui vit sous la contrainte, c’est vrai aussi pour le client, prisonnier du désir de fric qui anime la putain et son souteneur.

 

Quant à l’intimité (« Nous aimons la liberté, la littérature et l’intimité »), ce n’est que littérature, effectivement. La prostitution, loin de relever de l’intime, se déploie dans l’espace public, comme on le voit aujourd’hui à Paris, par exemple. Le comble, c’est que beaucoup de bien-pensants demandent qu’elle reste dans les rues et les espaces verts, et même qu’elle s’y étende, sous prétexte qu’elle doit rester visible pour que leurs associations compatissantes (qui sont aussi des « lobbies ») puissent mieux s’en occuper !

 

Donc, les pouvoirs publics ont bien raison d’intervenir. Mais ils devraient le faire plus vigoureusement contre une activité oppressive accaparant l’espace public.

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

L’Allemagne, la France, excédents et déficits: les analyses de Paul Krugman

Dans un article publié le 25 décembre 2011 sous le titre: « L’Allemagne, la France, l’euro : excédents et déficits », nous posions plusieurs questions au cœur de la crise européenne, et notamment celle des conséquences de la politique néo-mercantiliste de l’Allemagne.

Cette politique, qui, selon le Président de la Bundesbank, permet de répondre aux enjeux de la faible démographie allemande, est parfois présentée comme un « modèle ». Pourtant la recherche maximale d’excédents extérieurs a une contrepartie : les déficits des autres pays. Elles crée ainsi des déséquilibres déjà dénoncés par Keynes en son temps, et rend les ajustements « obligatoires pour les débiteurs et volontaire pour les créanciers »… Presque deux ans après, où en est-on ?

Le Trésor américain, comme auparavant le Fonds Monétaire International et l’Organisation Internationale du Travail, a fortement critiqué dans son rapport semestriel daté d’octobre 2013 la politique économique de l’Allemagne, l’anémie de la demande intérieure dans ce pays et la dépendance allemande envers les exportations, source de déséquilibres internationaux.

En novembre 2013, la Commission européenne a fini elle-même par reconnaître le problème des excédents commerciaux allemands. Lors d’une conférence de presse, le commissaire européen chargé des affaires économiques a souligné que l’Allemagne a dégagé un excédent de sa balance courante supérieur à 6 % depuis 2007. Selon ses prévisions, cet excédent devrait être de 7 % du PIB en 2013, avant de diminuer légèrement à 6,6 % en 2014 et 6,4 % en 2015. La balance commerciale de ce pays devrait être largement au-dessus de 6 % au cours de ces trois années. Or, parmi les critères européens prévus pour évaluer les déséquilibres macro-économiques, figurent les excédents dépassant 6 % trois années de suite. Dans ce cas, la Commission est en droit d’ouvrir une procédure pour inciter l’Etat concerné à corriger cet excès. C’est ce qui a été annoncé le 13 novembre 2013 par le président de la Commission européenne.

Il est surprenant, et pour tout dire anormal, que les institutions européennes aient mis si longtemps à découvrir que les excédents allemands constituent une source de déséquilibre pour l’Union économique et monétaire (UEM). Voici quatre ans, le Conseil européen a engagé une stratégie pour « réduire les déséquilibres », mais par la seule réduction des déficits. Ceux qui osaient en 2010 émettre l’idée que la réduction des déficits devait s’accompagner d’une réduction des excédents n’étaient pas entendus à Bruxelles. L’argument dominant était alors plus moralisateur que moral: Grecs, Portugais, Espagnols ou Irlandais – puis Italiens et Français- ont été déclarés fautifs en « vivant au-dessus de leurs moyens. » Il n’était pas question de faire payer pour ces cigales les fourmis qui ont fait, soi-disant, les efforts nécessaires. La stratégie alors engagée en Grèce, poursuivie en Irlande, au Portugal, faisait l’impasse sur le problème des excédents.

Alors que l’Allemagne continuait d’améliorer sa compétitivité, de réduire ses déficits publics et de modérer la hausse de ses salaires, les pays endettés devaient la rattraper. Les pays dits « périphériques » ont donc dû pratiquer une politique de «dévaluation interne» d’une grande violence, entraînant une baisse considérable de leur niveau de vie, mettant à mal leur stabilité sociale et politique et, surtout, ravageant la confiance et l’activité dans toute l’Europe et au-delà. Le processus est toujours en cours, toujours sur le même mode.

En conséquence, l’Europe est menacée par une déflation dont on doit craindre les conséquences, suite logique de cette stratégie à sens unique. Pire, la progression des exportations des pays dits périphériques – mécaniquement acquise à coup de baisse des salaires – n’a guère mené à une réduction des déséquilibres. Au contraire, ceux-ci se sont encore accentués. L’Allemagne a continué à gagner des parts de marché à l’exportation. Ses responsables annoncent que la situation va finir par se normaliser, mais dans combien de temps ? En attendant, l’économie européenne risque de se dégrader encore.

Dans ses chroniques du New York Times datées du 3 novembre et du 12 novembre 2013 (dont la traduction  ci-dessous suit à peu près celle qui a été faite par RTBF info), le prix Nobel Paul Krugman a remarquablement analysé la situation.

Entre autres observations de cet économiste, il en est trois, en particulier, qu’il importe de souligner:

  • Les «réformes structurelles» tant vantées pour sortir l’Europe de la crise sont surtout synonymes de déréglementation et de politiques déflationnistes, sous prétexte d’«austérité» et de «compétitivité»;
  • Des recherches du FMI démontrent que les hausses d’impôts temporaires font bien moins de mal que les coupes dans les dépenses;
  • En 2012, c’est l’Allemagne, et non la Chine, qui a connu l’excédent commercial le plus important au monde; et si on le rapporte au PIB, l’excédent allemand a été deux fois plus important que celui de la Chine.

Cette dernière remarque mérite un commentaire. Manifestement, l’excédent allemand a atteint et dépassé le seuil de l’excès, de l’hubris, pour reprendre le terme employé par la sagesse antique, cette démesure qui est est l’un des ressorts les plus puissants des tragédies que nous ont léguées les dramaturges de l’antiquité…

Dominique T. Lemaire

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Ces Allemands dérangeants (« Those depressing Germans », texte publié dans The New York Times le 3 novembre 2013)

Les responsables allemands sont furieux contre l’Amérique et pas uniquement à cause de l’histoire du téléphone portable d’Angela Merkel. Ce qui les rend fous aujourd’hui, c’est un (long) paragraphe que l’on peut lire dans un rapport du Trésor américain à propos de l’économie étrangère et des politiques monétaires.

Dans ce paragraphe, le Trésor défend l’idée que l’énorme excédent de l’Allemagne dans ses comptes actuels – une estimation de sa balance commerciale – est dangereux, qu’il crée « une tendance déflationniste pour toute la zone euro, ainsi que pour l’économie mondiale » .

Les Allemands, très en colère, ont prononcé le mot « incompréhensible ». Un porte-parole du ministre des finances du pays a déclaré : « il n’y a pas, en Allemagne, de déséquilibre qui nécessite que l’on revoie notre économie favorable à la croissance ou notre politique fiscale ».

Mais le Trésor a raison et la réaction allemande est dérangeante. Tout d’abord, elle démontre ce refus continuel des responsables allemands, européens plus généralement et mondiaux, de regarder en face la nature même de nos problèmes économiques. Ensuite, elle démontre la tendance malheureuse de l’Allemagne à répondre à toute critique envers sa politique économique en criant à l’injustice.

D’abord, les faits. Vous vous souvenez du syndrome chinois, dans lequel la plus grande économie d’Asie ne cessait d’accumuler des excédents commerciaux faramineux grâce à une monnaie sous-évaluée ? Eh bien, la Chine a toujours des excédents, mais ils ont diminué. Pendant ce temps, l’Allemagne a pris la place de la Chine : l’année dernière, l’Allemagne, et non la Chine, a connu l’excédent commercial le plus important au monde. Et si on le rapporte à son PIB, l’excédent allemand a été deux fois plus important que celui de la Chine.

Cela dit, il est vrai que l’Allemagne a des excédents importants depuis presque une décennie. Cependant, au début, ces excédents étaient compensés par de forts déficits en Europe du sud, financés par d’importants flux de capitaux allemands. L’Europe dans son ensemble continuait à avoir une balance commerciale à peu près équilibrée.

Puis est venue la crise et les flux de capitaux dans les pays mineurs d’Europe ont cessé. Les nations endettées ont été obligées – en partie devant l’insistance de l’Allemagne – de mener une politique d’austérité très sévère, qui a éliminé leurs déficits commerciaux. Mais il s’est passé ceci. L’amenuisement des déséquilibres commerciaux aurait dû être symétrique, les excédents commerciaux allemands rétrécissant en même temps que les déficits des nations endettées. Au lieu de quoi, en fait, l’Allemagne a échoué à opérer le moindre ajustement; les déficits en Espagne, Grèce et ailleurs ont diminué, mais non l’excédent allemand.

Le résultat a été très mauvais pour l’Europe, parce que l’échec de l’Allemagne à s’adapter a amplifié le coût de l’austérité. Prenons l’Espagne, le pays le plus en déficit avant la crise. Il était inévitable que l’Espagne se trouve face à des années de vaches maigres en apprenant à vivre selon ses moyens. Par contre, il n’était pas inévitable que le taux de chômage espagnol atteigne presque 27%, et le chômage des jeunes presque 57%. Et l’immobilisme de l’Allemagne a été un élément important de la souffrance de l’Espagne.

Le résultat a été également mauvais pour le reste du monde. C’est de l’arithmétique pure et simple: puisque les pays du sud de l’Europe ont été forcés d’en finir avec leurs déficits alors que l’Allemagne n’a pas réduit sa marge commerciale, l’Europe dans son ensemble conserve des marges commerciales importantes, et contribue à ce que l’économie mondiale reste déprimée.

Les responsables allemands, comme nous l’avons vu, répondent par des déclarations pleines de colère, selon lesquelles la politique allemande est impeccable. Désolé, mais a) cela n’a aucune importance et b) ce n’est pas vrai.

Pourquoi cela n’a pas d’importance: cinq ans après la chute de Lehman, l’économie mondiale est toujours déprimée, souffrant d’un manque persistant de demande. Dans cet environnement, un pays qui engrange des bénéfices commerciaux est un pays qui, pour paraphraser la vieille expression, vole ses voisins. Cela… nuit aux emplois. Que ce soit fait avec méchanceté ou avec les meilleures intentions, c’est sans importance, cela revient au même de toute façon.

De plus, il s’avère que l’Allemagne n’est pas exempte de reproches. Elle partage une monnaie avec ses voisins, ce qui est très bénéfique pour les exportateurs allemands, qui se retrouvent à facturer leurs marchandises en euro faible à la place de ce qui aurait certainement été un Deutsche Mark très fort. Pourtant l’Allemagne n’a pas réussi à tenir sa part du contrat (européen): afin d’éviter une dépression européenne, elle devait dépenser davantage quand ses voisins étaient dans l’obligation de dépenser moins, et elle ne l’a pas fait.

Bien évidemment, les responsables allemands ne reconnaissent rien de tout cela. Ils voient leur pays comme un modèle, que tous les autres devraient suivre, et ce fait étrange que nous ne pouvons pas tous avoir des excédents commerciaux gigantesques ne semble pas entrer dans leur tête.

Ce qu’il y a, c’est que ce n’est pas uniquement l’Allemagne (qui est en cause). L’excédent commercial de l’Allemagne est dommageable pour la même raison que des coupes dans les coupons alimentaires et dans les allocations chômage en Amérique détruisent des emplois – et les politiques républicains (aux Etats-Unis) sont à peu près aussi réceptifs que les responsables allemands à tous ceux qui tentent de mettre le doigt sur leurs erreurs. Alors que nous sommes dans la sixième année d’une crise économique mondiale, dont l’essence même est qu’il n’y a pas suffisamment de dépenses, beaucoup de responsables politiques ne comprennent toujours rien. Et il semble bien qu’ils ne comprendront jamais. »

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« Le complot contre la France » (« The plot against France », article publié dans The New York Times le 10 novembre 2013)

Vendredi, la note de la France a été abaissée par Standard & Poor’s, l’agence de notation. Cette décision a fait les gros titres, avec beaucoup de rapports suggérant que la France est en crise. Mais les marchés ont à peine cillé : les coûts d’emprunts de la France, proches de leur niveau le plus bas, ont à peine bougé.

Que se passe-t-il donc ? La réponse, c’est qu’il faut considérer la décision de S&P’s dans le contexte d’une politique plus générale d’austérité fiscale. Et je parle bien de politique, pas d’économie. Car le complot contre la France – je suis un peu taquin mais il y a vraiment beaucoup de monde qui tente de discréditer ce pays – est la preuve éclatante qu’en Europe, tout comme en Amérique, les houspilleurs de la fiscalité ne se soucient pas vraiment des déficits. Ils utilisent plutôt les craintes liées à la dette pour mettre en place un agenda idéologique. Et la France, qui refuse d’entrer dans ce jeu, est devenue la cible d’une propagande négative incessante.

Laissez-moi vous donner une idée de ce dont il s‘agit. Il y a un an, le magazine The Economist déclarait que la France était « la bombe à retardement au cœur de l’Europe », avec des problèmes qui pourraient faire passer ceux de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal et de l’Italie comme minimes. En janvier 2013, les spécialistes de la finance sur CNN ont déclaré que la France était en « chute libre », que le pays « se dirigeait tout droit vers une prise de la Bastille économique ». On retrouve ces opinions dans bon nombre d’éditoriaux économiques.

Au vu de cette rhétorique, on s’attend à voir le pire lorsqu’il s’agit des chiffres français. Ce que l’on trouve, plutôt, c’est un pays en difficulté économique – qui ne l’est pas?  – mais qui va plutôt aussi bien ou même mieux que la plupart de ses voisins, à l’exception notable de l’Allemagne. La récente croissance française est très lente, mais bien meilleure que celle, disons, des Pays-Bas, qui a toujours son triple A. Selon les estimations standard, les travailleurs français étaient en fait un peu plus productifs que leurs homologues allemands il y a une douzaine d’années, et devinez quoi : c’est toujours le cas.

Pendant ce temps, les projets fiscaux de la France semblent vraiment peu alarmants. Le déficit budgétaire a fortement baissé depuis 2010 et le Fonds Monétaire International s’attend à ce que la dette par rapport au PIB reste plus ou moins stable dans les cinq ans à venir.

Qu’en est-il du fardeau à plus long terme que représente le vieillissement de la population? C’est un problème en France, comme dans toutes les nations aisées. Mais la France a un taux de natalité plus élevé que la plupart des pays européens – en partie grâce à des programmes gouvernementaux qui encouragent les naissances et qui simplifient la vie des mères qui travaillent – de sorte que ses projections démographiques sont bien meilleures que celles de ses voisins, y compris l’Allemagne. Pendant ce temps, le système de santé remarquable de la France, qui propose de la grande qualité à faible coût, va être un gros avantage fiscal pour l’avenir.

A la lecture des chiffres, il est donc difficile de voir pourquoi la France mérite un tel opprobre. Encore une fois, que se passe-t-il ?

Voici un indice : il y a deux mois, le commissaire européen des affaires monétaires et économiques, Olli Rehn – et l’un des principaux acteurs des politiques fortes d’austérité – a balayé d’un revers de main la politique fiscale apparemment exemplaire de la France. Pourquoi ? Parce qu’elle était basée sur une augmentation des impôts plutôt que sur des coupes dans les dépenses – et des hausses d’impôts, déclarait-il, allaient « détruire la croissance et handicaper la création d’emplois ». En d’autres termes, peu importe ce que j’ai dit à propos de la discipline fiscale, vous êtes censés démanteler le filet de la sécurité sociale.

L’explication donnée par S&P’s pour avoir baissé la note, bien que moins clairement énoncée, revient à la même chose: la note de la France a été baissée parce que « l’approche actuelle du gouvernement français face aux réformes budgétaires et structurelles vers la taxation, ainsi que vers les marchés de production, de services et du travail, est peu susceptible d’augmenter de façon substantielle les perspectives de croissance à moyen terme ». Une nouvelle fois, peu importent les chiffres du budget, où sont donc les baisses d’impôts et la déréglementation ?

On pourrait penser que Rehn et S&P’s basent leurs exigences sur des preuves solides selon lesquelles les coupes dans les dépenses sont bien meilleures pour l’économie qu’une augmentation des impôts. Mais ce n’est pas le cas. En fait, des recherches au FMI démontrent que lorsque l’on tente de réduire les déficits en pleine récession, le contraire est vrai: les hausses d’impôts temporaires font bien moins de mal que les coupes dans les dépenses.

Et lorsque les gens se mettent à parler des merveilles d’une « réforme structurelle », il nous faut  prendre tout cela avec de gigantesques pincettes. C’est surtout un nom de code pour parler déréglementation – et les preuves sur les vertus de la déréglementation sont décidément mitigées. Souvenons-nous de l’Irlande qui a reçu des compliments pour ses réformes structurelles dans les années 1990 et les années 2000 ; en 2006 George Osborne, aujourd’hui ministre des finances britanniques, la qualifiait « d’exemple brillant». Comment cela a-t-il tourné ?

Si tout cela semble familier aux lecteurs américains, c’est normal. Les houspilleurs de la fiscalité américaine se sont tous avérés, presque sans exception, être plus intéressés par le fait de sabrer dans Medicare et la Sécurité sociale que par le fait de s’attaquer aux déficits. Les « austériens » européens se révèlent être du même acabit. La France a commis ce pêché impardonnable d’être fiscalement responsable sans infliger de douleur supplémentaire aux gens pauvres et peu chanceux. Et cela doit être puni.

Billet: l’admiration et l’étonnement

 

 

L’enfant tout jeune encore est intrigué se tait

Ne sachant qu’en penser la chose est incertaine

Il regarde attentif l’appareil de photo

Cet objet mystérieux dont l’objectif l’étonne

 

Il trouvera plus tard les secrets incompris

De ce noir instrument qui reste une surprise

Il voit posés sur lui des regards chaleureux

Remue alors les mains dans une ambiance heureuse

 

Il se sent rassuré quand ses parents l’admirent

Et que ses grands-parents de même s’émerveillent

Dans un contentement qui vaut une alchimie

 

Je me dis en tout cas que face au nouveau monde

Pour comprendre il est bon que l’enfant qui s’éveille

Apprenne en s’étonnant plus que par des sermons

 

***

 

L’admiration est la première des six passions fondamentales distinguées par Descartes, avant le désir, la tristesse et la joie, la haine et l’amour. C’est, d’après le philosophe, la passion qui mène à la connaissance. Suivant le vieux sens du mot, Descartes estime qu’elle n’a pas le bien comme objet, contrairement au sens actuel (joie devant ce qui est jugé grand ou beau).


***

« Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu’il devrait être, cela fait que nous l’admirons et en sommes étonnés » (Les Passions de l’âme, article 53).

« Et cette passion a ceci de particulier qu’on ne remarque point qu’elle soit accompagnée d’aucun changement qui arrive dans le cœur et le sang, ainsi que les autres passions. Dont la raison est que, n’ayant pas le bien ni le mal pour objet, mais seulement la connaissance de la chose qu’on admire, elle n’a point de rapport avec le cœur et le sang, desquels dépend tout le bien du corps, mais seulement avec le cerveau, où sont les organes des sens qui servent à cette connaissance » (Les Passions de l’âme, article 71).

« Ce qui n’empêche pas qu’elle n’ait beaucoup de force à cause de la surprise, c’est-à-dire de l’arrivement subit et inopiné de l’impression qui change le mouvement des esprits: laquelle surprise est propre et particulière à cette passion » (Les Passions de l’âme, article 72).

« Et on peut dire en particulier de l’admiration qu’elle est utile, en ce qu’elle fait que nous apprenons et retenons dans notre mémoire les choses que nous avons auparavant ignorées…Et les autres passions peuvent servir pour faire qu’on remarque les choses qui paraissent bonnes ou mauvaises: mais nous n’avons que l’admiration pour celles qui paraissent seulement rares. Aussi voyons-nous que ceux qui n’ont aucune inclination naturelle à cette passion sont ordinairement fort ignorants » (Les Passions de l’âme, article 75).

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Dominique Thiébaut Lemaire

Apologues cartésiens. Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

LA METHODE

Sans esbroufe il n’est pas de ceux qui se rengorgent
D’être dans l’exception c’est un être médian
L’inconnu citoyen c’est rare qu’il diverge
De la masse moyenne et qu’il plaise aux médias

On croit qu’il fait partie des moutons de Panurge
Il ne se montre pas soucieux d’y remédier
Ni de se mesurer sur ceux qui sont en marge
Le démuni le riche ou l’astucieux l’idiot

C’en est fini dit-on des grands hommes démiurges
La grandeur n’est plus rien qu’une vieille formule
N’aimez que ceux d’en bas ceux que la vie submerge

Mais sourd à ce conseil le bon sens informel
Ne craint pas de choisir pour les plus hautes charges
Un homme ayant raison de se vouloir normal

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi, que la diversité de nos opinions ne vient pas que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent. » (Descartes, Discours de la méthode, première partie)

***

Raccommodés dans d’étroites murailles
Et rapiécés sur plusieurs fondations
Mal ordonnés parfois même en pagaille
Serrant les rues dans leurs complications

Les bâtiments résultant du travail
De plus d’un maître ont moins de perfection
Que ceux d’un seul en grand comme en détail
Doués par lui d’uniques proportions

De même on voit laissant les ombres vieilles
De ceux qui font du neuf avec l’ancien
Le philosophe oser sans qu’il s’effraye

Sans compromis poète et logicien
Suivant le plan d’un seul esprit le sien
Dans sa maison faire entrer le soleil

« … Souvent il n’y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c’est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés…Et ainsi je pensai que les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables, et qui n’ont aucunes démonstrations, s’étant composées et grossies peu à peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si approchantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent…. » (Discours de la méthode, deuxième partie)

 

***

Le penseur expliquant sa démarche et méthode
Evoque un voyageur dans les signes codés
D’une forêt perdue ses repentirs prudents
Son errance qui tourne en pleine solitude

Avance fermement sans aucune incartade
Lui dit-il droit devant sans vouloir t’évader
De ta résolution sans pause en attendant
Qu’une clairière en clair devant tes pas s’étende

Encore que ce soit le hasard ou le doute
Qui t’ait donné ce cap continue de bon gré
Quand la vie ne veut pas que l’on tarde et médite

C’est la règle qu’il donne aux hommes pérégrins
Incertains du chemin du lieu et de la date
La règle abolissant les remords et regrets

 « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais toujours marcher le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir: car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. Et ainsi, les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions… nous devons néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les considérer après, non plus comme douteuses, en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines…Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et remords… » (Discours de la méthode, troisième partie)

 

***

Rien n’est moins sûr que ce monde où les sages
Du haut d’un moi se dégageant du ça
Cherchent l’appui qui ne soit pas du songe
Evanescent comme un air de chanson

Un doute noir leur passe le message
Que dans ce monde où ils sont en deçà
Des vérités tout n’est que du mensonge
Dans le non-être et la contrefaçon

Mais pour penser que toute chose est fausse
Il faut quelqu’un qui réfléchisse il faut
Une âme au moins pour qu’un penseur existe

Un argument si clair et si distinct
Qu’il apparaît sans un défaut sans faute
Comme une idée parente des cristaux


 « J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus; mais, parce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable…Considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir, quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité :je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.
Puis, examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvais pas feindre, pour cela, que je n’étais point; et qu’au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j’étais; au lieu que, si j’eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j’avais jamais imaginé eût été vrai, je n’avais aucune raison de croire que j’eusse été : je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’au­cun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle…
Après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine; car, puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort claire­ment et fort distinctement sont toutes vraies; mais qu’il y a seulement quelque diffi­culté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement. » (Discours de la méthode, quatrième partie)

***

Comme on voit dans un arbre à partir de son pied
Monter vers le sommet liane grimpante un lierre
Plus haut qu’une glycine habiller le houppier
Plus haut jusqu’à vouloir se passer de matière

Sans pouvoir pour autant dépasser le cimier
De cet arbre porteur sa tête et sa crinière
Sans pouvoir dans le ciel devenir plus altier
Vers la culmination de la clarté première

Ainsi l’admirateur d’une œuvre singulière
S’il n’invente à son tour après l’avoir copiée
Ne pourra s’élever plus près de la lumière

S’il n’a sa propre cime et sa hauteur faîtière
D’où prenne son envol fût-elle de papier
L’aile de ses idées jusqu’alors buissonnières

 

 « …Je ne m’étonne aucunement des extravagances qu’on attribue à tous ces anciens Philosophes, dont nous n’avons pas les écrits, ni ne juge pas, pour cela, que leurs pensées aient été fort déraisonnables, vu qu’ils étaient les meilleurs esprits de leur temps, mais seulement qu’on nous les a mal rapportées. Comme on voit aussi que presque jamais il n’est arrivé qu’aucun de leurs sectateurs les ait surpassés ; et je m’assure que les plus passionnés de ceux qui suivent maintenant Aristote se croiraient heureux, s’ils avaient autant de connaissance de la nature qu’il en a eu, encore même que ce fût à condition qu’ils n’en auraient jamais davantage. Ils sont comme le lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le soutiennent, et même souvent qui redescend, après qu’il est parvenu jusques à leur faîte ; car il me semble aussi que ceux-là redescendent, c’est-à-dire qu’ils se rendent en quelque façon moins savants que s’ils s’abstenaient d’étudier, lesquels, non contents de savoir tout ce qui est intelligiblement expliqué dans leur auteur, veulent, outre cela, y trouver la solution de plusieurs difficultés, dont il ne dit rien, et auxquelles il n’a peut-être jamais pensé. » (Discours de la méthode, sixième partie)

LES PASSIONS

L’admiration et l’étonnement

L’enfant tout jeune encore est intrigué se tait
Ne sachant qu’en penser la chose est incertaine
Il regarde attentif l’appareil de photo
Cet objet mystérieux dont l’objectif l’étonne

Il trouvera plus tard les secrets incompris
De ce noir instrument qui reste une surprise
Il voit posés sur lui des regards chaleureux
Remue alors les mains dans une ambiance heureuse

Il se sent rassuré quand ses parents l’admirent
Et que ses grands-parents de même s’émerveillent
Dans un contentement qui vaut une alchimie

Je me dis en tout cas que face au nouveau monde
Pour comprendre il est bon que l’enfant qui s’éveille
Apprenne en s’étonnant sans besoin de sermons

L’admiration est la première des six passions fondamentales distinguées par Descartes, avant le désir, la tristesse et la joie, la haine et l’amour. C’est, d’après le philosophe, la passion qui mène à la connaissance. Suivant le vieux sens du mot, il estime qu’elle n’a pas le bien pour objet, contrairement au sens actuel (joie devant ce qui est jugé grand ou beau).

« Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu’il devrait être, cela fait que nous l’admirons et en sommes étonnés » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 53).

« Et cette passion a ceci de particulier qu’on ne remarque point qu’elle soit accompagnée d’aucun changement qui arrive dans le cœur et le sang, ainsi que les autres passions. Dont la raison est que, n’ayant pas le bien ni le mal pour objet, mais seulement la connaissance de la chose qu’on admire, elle n’a point de rapport avec le cœur et le sang, desquels dépend tout le bien du corps, mais seulement avec le cerveau, où sont les organes des sens qui servent à cette connaissance » (Les Passions de l’âme, article 71).

« Ce qui n’empêche pas qu’elle n’ait beaucoup de force à cause de la surprise, c’est-à-dire de l’arrivement subit et inopiné de l’impression qui change le mouvement des esprits: laquelle surprise est propre et particulière à cette passion » (Les Passions de l’âme, article 72).

« Et on peut dire en particulier de l’admiration qu’elle est utile, en ce qu’elle fait que nous apprenons et retenons dans notre mémoire les choses que nous avons auparavant ignorées…Et les autres passions peuvent servir pour faire qu’on remarque les choses qui paraissent bonnes ou mauvaises: mais nous n’avons que l’admiration pour celles qui paraissent seulement rares. Aussi voyons-nous que ceux qui n’ont aucune inclination naturelle à cette passion sont ordinairement fort ignorants » (Les Passions de l’âme, article 75).


 L’amour et la haine

Sans phrase accentuant les mots de la chanson
Ni verbe alourdissant le sens et la leçon
Mieux vaut chérir le vrai que haïr le mensonge
Non dans l’ostentation mais dans l’anonymat
Mieux vaut aimer le bien que détester le mal

Au lieu de consumer son esprit en pamphlets
Dénonçant à l’envi le brillant des reflets
Mieux vaut trouver du beau sous l’apparence laide
Chercher la qualité masquée par le défaut
Préférer le bienfait au blâme de la faute

Heureux celui qui sait en suivant ce penchant
Plutôt que fustiger le mauvais le méchant
Rendre justice aux bons à ceux qui portent chance
En élevant notre âme à leur niveau pourvu
Que nous en ayons une en vrai pas en gravure

Je m’exhorte moi-même en cette plaidoirie
Mieux vaut l’admiration qui laisse le mépris
S’égarer dans le fond des erreurs des méprises
Pour devenir meilleur il est sûr qu’il vaut mieux
Renoncer au plaisir des fiertés dédaigneuses

Pour se plaire au bonheur et non pas au chagrin
Prendre  part à la joie qui rend l’autre serein
Plutôt qu’à la douleur la colère ou la crainte
En ce monde brutal redire que les doux
Posséderont le ciel et la terre sans doute

La haine, y compris celle que l’on ressent contre le mal, « ne saurait être si petite qu’elle ne nuise ; et elle n’est jamais sans tristesse. Je dis qu’elle ne saurait être trop petite, à cause que nous ne sommes incités par la haine du mal que nous ne le puissions être encore mieux par l’amour du bien auquel il est contraire… » (Descartes, Les Passions de l’âme, article 140).
« Dans les rencontres de la vie, où nous ne pouvons éviter le hasard d’être trompés, nous faisons toujours beaucoup mieux de pencher vers les passions qui tendent au bien que vers celles qui regardent le mal, encore que ce ne soit que pour l’éviter » (Les Passions de l’âme, article 142).

 

L’envie et la pitié

Mieux vaut bien sûr la pitié que l’envie
Qui peut aller très loin dans les sévices
L’envie tantôt belliqueuse ou servile
Que l’on verra se réjouir volontiers
Du mal d’autrui sans faire de quartier

Souvent cachée bien qu’elle se devine
Face au bonheur elle est l’inimitié
De la tristesse au fond de l’âme avide
On ne saurait là non plus l’amnistier
Mieux vaut bien sûr la pitié que l’envie

Les cœurs humains partagent cet avis
La compassion les flatte et les chavire
Mais le penseur au caractère entier
Reste distant quant à moi je m’avise
Qu’on aime mieux faire envie que pitié


 « Lorsqu’un bien ou un mal nous est représenté comme appartenant à d’autres hommes, nous pouvons les en estimer dignes ou indignes; et lorsque nous les en estimons dignes, cela excite en nous la joie, en tant que c’est pour nous quelque bien de voir que les choses arrivent comme elles doivent. Il y a seulement cette différence que la joie qui vient du bien est sérieuse, au lieu que celle qui vient du mal est accompagnée de rire et de moquerie. Mais si nous les en estimons indignes, le bien excite l’envie, et le mal la pitié, qui sont des espèces de tristesse… » (Descartes, Les passions de l’âme, art. 61 et 62).
« Ceux qui se sentent faibles et sujets aux adversités de la fortune semblent être plus enclins à cette passion que les autres, à cause qu’ils se représentant le mal d’autrui comme leur pouvant arriver ; et ainsi ils sont émus à la pitié plutôt par l’amour qu’ils se portent à eux-mêmes que par celle qu’ils ont pour les autres » (Les Passions de l’âme, article 186).

 

L’orgueil et l’humilité

Sur son visage un homme plein d’orgueil
Montre la joie de s’être trouvé mieux
Qu’un tabouret son trône est un fauteuil
Environné d’un murmure élogieux

Triste au contraire on la croirait en deuil
L’humilité marche en baissant les yeux
D’un air contrit d’un air qui se recueille
Mais sa vertu ne lui vient pas des cieux

L’un se voit grand l’autre se mésestime
Recto verso l’épaisseur d’une feuille
Nous fait passer de l’humble à l’orgueilleux

Ils ont tous deux le même manque intime
De l’un à l’autre il n’y a pas de seuil
La clairvoyance est absente au milieu

Descartes, Les Passions de l’âme:
« art. 155. En quoi consiste l’humilité vertueuse.
… L’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d’autres, est cause que nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user. »
« Art. 159. De l’humilité vicieuse.
… Elle consiste principalement en ce qu’on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si on n’avait pas l’usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu’on se repentira par après; puis aussi en ce qu’on croit ne pouvoir subsister par soi-même ni se passer de plusieurs choses dont l’acquisition dépend d’autrui. Ainsi elle est directement opposée à la générosité ; … au lieu que ceux qui ont l’esprit fort et généreux ne changent point d’humeur pour les prospérités ou adversités qui leur arrivent, ceux qui l’ont faible et abject ne sont conduits que par la fortune, et la prospérité ne les enfle pas moins que l’adversité les rend humbles. Même on voit souvent qu’ils s’abaissent honteusement auprès de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, et qu’au même temps ils s’élèvent insolemment au-dessus de ceux desquels ils n’espèrent ni ne craignent aucune chose.»
«.…Le vice vient ordinairement de l’ignorance, et …ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont les plus sujets à s’enorgueillir et à s’humilier plus qu’ils ne doivent » (Les Passions de l’âme, art.160).

La dénatalité en Europe: démographie et conflits. Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

La croissance impressionnante de la population mondiale suscite des discours généraux souvent déconnectés des problèmes économiques et géostratégiques précis qui se posent à notre continent.

Quand la démographie est évoquée, c’est en général dans l’idée qu’il faudrait limiter l’augmentation de la population, alors qu’en réalité, en Europe, il faudrait au contraire réfléchir sérieusement aux conséquences de sa diminution.

La mauvaise compréhension de cette situation n’est pas seulement due à de la myopie intellectuelle, elle résulte aussi d’une myopie affective. Dans le conformisme actuel, une partie au moins des Européens (y compris en France) considèrent les questions de natalité comme politiquement incorrectes.

Ce sujet commence néanmoins à susciter des réactions plus raisonnables, en ce qui concerne la place de l’Europe dans le monde, et la place de chaque pays en Europe.

 

Paul Krugman, prix Nobel d’économie, a  publié sur son blog du New York Times le 29 août 2013 un petit texte intitulé « La Gloire à venir » (« The Gloire to come », gloire en français dans le texte), où il attire l’attention sur un point qui, dit-il, n’est presque jamais mentionné, celui de la natalité en Europe:

« Au milieu du siècle, si nous supposons que les nations européennes les plus importantes auront un niveau semblable de PIB par habitant, ce qui semble raisonnable, alors c’est la France, et non l’Allemagne, qui aura la plus grande économie européenne… » Il mentionne à l’appui de son raisonnement les projections de population d’Eurostat jusqu’en 2060, d’après lesquelles la population française pourrait égaler la population allemande en 2045 et la dépasser à partir de cette date. Et de conclure en exprimant sa surprise qu’on ne prête pas davantage d’attention à la question démographique.

Il est revenu sur ce sujet dans son blog du 17 septembre 2013 en se fondant  sur des graphiques de l’OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Economiques, qui fait partie de la Fondation Nationale des Sciences Politiques)

Et le 25 septembre 2013 lors d’une cérémonie à Düsseldorf, le président de la banque centrale allemande Jens Weidmann a fait de la démographie la menace principale pour l’économie allemande.

 

Croissance économique et croissance démographique vont-elles de pair ? Malthus pensait le contraire, en considérant que la croissance démographique dilue la richesse. Mais, mis à part, peut-être, certains économistes allemands voyant dans la baisse de la population un moyen d’augmenter le PIB par habitant, la plupart des économistes aujourd’hui jugent fausses les idées de Malthus, en montrant que jusqu’ici, la croissance de la population a augmenté à la fois la demande intérieure et la capacité productive.

 

La démographie européenne par rapport au reste du monde

 

En 1950, l’Europe, y compris la Russie mais hormis la Turquie, représentait environ 22 % de la population mondiale (environ 550 millions d’habitants sur un total de 2,5 milliards). Soixante ans après, elle en représentait un pourcentage moitié moindre (environ 740 millions d’habitants sur un total de presque 7 milliards).

Au 1er janvier 2012 (source Eurostat), la population de l’Union européenne à 27 pays était de 504 millions d’habitants, derrière la Chine (1347 millions), et l’Inde (1210 millions), mais devant les Etats-Unis (315 millions).

 

L’Union européenne connaît une grave crise démographique. Le taux de fécondité y est inférieur au seuil de remplacement des générations depuis longtemps. Il est aujourd’hui de moins de 1,6 enfant par femme en moyenne, trop éloigné de l’équilibre pour être viable à long terme. Cette situation peut paraître suicidaire dans un monde où la population des autres continents continue à croître fortement.

 

Peut-on croire que la solution se trouve dans l’immigration? Des pays qui étaient naguère des terres d’émigration, comme l’Italie, ou plus anciennement l’Allemagne, semblent devenir des pays d’accueil. Cela dit, il y a quelque chose d’incongru dans l’idée d’envisager, comme on le fait actuellement, un flux migratoire important, notamment en provenance des pays en crise du sud de l’Europe assez faiblement peuplés (moins de 100 habitants/km2) tels que l’Espagne, la Grèce, le Portugal, vers les pays surpeuplés du nord de l’Europe (plus de 200 habitants/km2), tels que l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, le record étant détenu par les Pays-Bas où vivent 447 habitants au km2 (voir pour ces chiffres le site insee.fr: population, superficie et densité des principaux pays du monde en 2011).

Comme on le constate aujourd’hui dans plusieurs Etats européens, l’arrivée d’étrangers, lorsqu’ils sont en grand nombre, notamment dans un contexte de crise économique, est fatalement une source de conflits entre allochtones et autochtones, dont les cultures sont de plus en plus différentes à mesure que les arrivants  viennent de plus loin.

De toute manière, même dans une situation économique moins crispée, l’immigration demeurera insuffisante dès lors que les femmes étrangères adoptent le modèle de basse fécondité des femmes du pays d’accueil (1,7 enfant par femme pour les femmes turques en Allemagne, par exemple).

D’après l’ONU, la contribution des migrations pourrait aussi faiblir du fait du ralentissement général des migrations internationales dues à la hausse des revenus dans les pays d’origine. Cela dit, les guerres dans ces pays sont une cause de migrations autant et plus que la pauvreté.

 

Les différentes évolutions démographiques en Europe

 

Au tout début du 21e siècle, l’Allemagne est l’Etat le plus peuplé de l’Union européenne devant la France. Mais la population allemande diminue à cause de ses très faibles taux de natalité (huit naissances pour mille habitants, le taux le plus faible du monde) et de fécondité (environ 1,4 enfant par femme, comme du reste en Espagne et en Italie).

Il apparaît que le déclin démographique de l’Allemagne est encore plus accentué que prévu, d’après les résultats, publiés en mai 2013, du premier recensement effectué depuis la réunification de l’Allemagne en 1990. Le nombre d’habitants au 9 mai 2011 y est de 80,2 millions, alors qu’il était évalué à 81,7 millions. En particulier, les chiffres du recensement montrent que l’Allemagne compte 6,2 millions de ressortissants étrangers (7,7 % de la population), soit 1,1 million de moins que les estimations.

Au-delà de la situation actuelle, l’Allemagne ne dispose probablement pas d’un réservoir important de main-d’œuvre externe, car elle a peu de liens historiques avec les principaux foyers d’émigration extra-européens, à l’exception peut-être de la Turquie. Certes, elle semble compter sur l’afflux d’Européens résidant dans les pays européens en crise, principalement ceux du sud et de l’est, mais les obstacles à cette mobilité sont nombreux (langue, climat, coutumes…)

 

Dans l’ensemble européen, à la différence de l’Allemagne, la France fait désormais partie, avec le Royaume-Uni, l’Irlande et la Suède, du petit groupe de pays qui atteignent le taux assurant le renouvellement des générations (deux enfants par femme) ou qui en sont proches. Notre pays revient de loin, comme le montre l’évolution de sa population depuis le début du 19e siècle.

Jusque vers 1800, La France comptait la troisième population mondiale derrière la Chine et l’Inde, et elle était le pays le plus peuplé d’Europe, Russie comprise. Dans la première moitié du 19e siècle, elle était encore en quatrième position mondiale derrière la Chine, l’Inde, et la Russie.

Pour s’en tenir aux comparaisons européennes, la France a été, en nombre d’habitants (s’agissant de la France métropolitaine) :

–          troisième derrière la Russie et l’Allemagne entre 1866 et 1911 ;

–          quatrième derrière la Russie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne entre 1911 et 1931 ;

–          cinquième derrière la Russie, l’Allemagne la Grande-Bretagne et l’Italie, entre 1931 et 1991 ;

–          quatrième derrière la Russie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, entre 1991 et 2000.

Depuis 2000, elle est à nouveau en troisième position derrière la Russie et l’Allemagne.

 

De 1850 à 1939, elle est passée de 36,5 à 41,5 millions d’habitants, une quasi-stagnation très éloignée du doublement de la population allemande au cours de la même période.  Puis le rapport des populations respectives est devenu nettement moins déséquilibré qu’à l’époque des deux guerres mondiales du 20e siècle. La population française, qui s’est élevée en 2012 à 65 millions d’habitants dont 63 millions en métropole (115 habitants/km2, la moitié de la densité allemande) représente aujourd’hui 80 % de la population allemande, contre 60 % à la veille de la seconde guerre mondiale dans les limites géographiques de 1937 (41,5 millions d’habitants contre 70 millions en 1937-1939).

 

La démographie et les comptes intérieurs

 

Les trajectoires démographiques ont des conséquences majeures sur les capacités productives, les marchés du travail, les comptes publics (niveaux des dépenses et recettes, « soutenabilité » des dettes…)

Pour prendre à nouveau l’exemple de l’Allemagne et de la France, la divergence démographique entre les deux pays nécessite la mise en œuvre de politiques publiques différentes de part et d’autre, en dépit du souhait politique d’une plus grande coordination.

Les conséquences de cette divergence sont lourdes en termes de croissance potentielle à moyen-long terme. Comme pour la population, la hiérarchie des PIB français et allemand pourrait s’inverser aux alentours de 2040.

 

En ce qui concerne les effets économiques de la natalité sur la population des jeunes, la France et le Royaume-Uni doivent dépenser (en congés de maternité, soutien aux familles, éducation…) autour de trois points de PIB de plus que l’Allemagne, d’après l’économiste Philippe Eskenazy, directeur de recherche au CNRS (voir notamment son article dans le journal Le Monde du 12 avril 2011). Structurellement, les économies britannique et française sont donc plus dépensières, mais les générations futures qui rembourseront la dette seront aussi plus nombreuses, si bien qu’à niveau identique du ratio dette/PIB en 2012, la dette publique française est plus soutenable à long terme que la dette publique allemande.

En France, il se dit que les « générations futures » françaises sont déjà trop endettées. Mais les Français qui composeront en 2040 le cœur des actifs chargés du remboursement de la dette présente sont les jeunes âgés de 0 à 25 ans aujourd’hui. Il faut apprécier l’endettement actuel par rapport à cette population. A la fin de 2010, toujours d’après Philippe Eskenazy, la dette par jeune de 0 à 25 ans était plus élevée en Allemagne qu’en France.

 

Les contextes démographiques expliquent logiquement que les perspectives des dépenses sociales liées à l’âge soient plus préoccupantes en Allemagne qu’en France. Le vieillissement alourdit les coûts de la sécurité sociale et de l’assurance-maladie.

Actuellement, 15,7 % de la population en Allemagne a moins de 18 ans contre 22,1 % en France. L’Allemagne compte 21,2 % de personnes de plus de 65 ans quand la France n’en compte que 17,7 %. Les plus de 65 ans en Allemagne sont désormais bien plus nombreux que les mineurs.

D’après les travaux de la Commission européenne, la part des dépenses de retraite dans le PIB passerait en France, entre 2010 et 2060, de 14,6 à 15,1 %, soit une hausse de + 0,5 point, alors qu’elle augmenterait de 2,6 points en Allemagne passant de 10,8 à 13,4 % du PIB (bien que ce pays ait prévu un report à 67 ans de l’âge de la retraite).

 

Sur les marchés du travail, le déclin démographique allemand contribue à modérer le taux de chômage. Mais dans un avenir proche, l’Allemagne va buter sur la difficulté d’accroître davantage ses taux d’activité. Sa politique familiale comprend aujourd’hui des dispositions, comme le congé parental, qui visent à inciter au travail féminin par une meilleure conciliation avec la vie de famille, mais les taux d’activité féminins sont déjà élevés, et la question est plutôt celle de l’augmentation de la fécondité que de l’offre de travail. La France qui part d’un taux d’activité plus faible, surtout à cause des « seniors » qui sortent du marché du travail nettement plus tôt qu’en Allemagne, dispose de réserves de hausse plus importantes. Depuis quelques années, du fait de la disparition des préretraites et de l’allongement des durées de travail requises pour obtenir une retraite à taux plein (quel que soit le jugement que l’on porte sur cette évolution), le taux d’emploi des « seniors » français augmente nettement.

Dans le même temps l’emploi de cette catégorie de population progresse également en Allemagne, mais à l’avenir, selon les projections de la Commission européenne, le taux d’activité allemand progresserait moins que le taux français. Celui-ci, à l’horizon de 2060, serait encore un peu inférieur au taux allemand (74,7 %  contre 78,9 %).

 

La démographie et les comptes extérieurs

 

Certains dirigeants allemands disent clairement que, face au vieillissement de la population, il est souhaitable de réaliser les excédents les plus élevés possibles pour épargner en accumulant des créances sur l’extérieur.

La situation allemande n’est pas sans ressemblance avec la situation chinoise caractérisée par un vieillissement inquiétant pouvant expliquer la recherche  d’excédents commerciaux très importants comme moyen d’épargne pour y faire face. Mais, pour les raisons exposées ci-dessous, il n’est pas bon de chercher à réaliser les excédents les plus élevés possibles.

 

La production privilégiée par l’Allemagne pour réaliser ces excédents est traditionnellement la production manufacturière. Ce pays garde aujourd’hui une industrie importante, notamment dans les secteurs de l’automobile et des machines-outils, dans un monde où, après être passée de l’agriculture à l’industrie, l’économie des pays avancés évolue de manière générale, et probablement inéluctable, de l’industrie vers les services.

 

Les excédents extérieurs, qui semblent être pour un pays un facteur de liberté, peuvent devenir une dépendance contraignante, comme on le voit dans le cas de l’Allemagne, qu’on pourrait croire en position de force, mais qui est en réalité très dépendante de ses partenaires économiques. Les plus proches, bien que fragilisés par les déficits, offrent des débouchés beaucoup plus larges que le marché intérieur allemand. La zone euro compte 250 millions d’habitants hors Allemagne, dont 130 millions dans les pays du sud (l’Italie, l’Espagne, le Portugal, et la Grèce). C’est un marché considérable et indispensable dans le cadre européen. Hors d’Europe, pour assurer sa balance commerciale, l’Allemagne semble amenée, notamment vis-à-vis de la Chine, à infléchir sa politique économique extérieure, comme on l’a vu dans l’affaire des panneaux solaires photovoltaïques, dans laquelle elle a préféré céder face à des pratiques chinoises anti-concurrentielles plutôt que de s’exposer à des mesures de rétorsion susceptibles de pénaliser son industrie automobile.

 

Il faut aussi s’interroger sur la rentabilité et la « soutenabilité » des investissements ou placements que permettent les excédents extérieurs. Il ne suffit pas de réaliser des excédents, encore faut-il que les montants correspondants soient investis ou placés dans des conditions telles que cette épargne puisse être sauvegardée. Or, la crise depuis 2008 a rendu peu sûrs beaucoup d’investissements ou placements extérieurs. L’excédent de l’Allemagne a surtout financé l’excès d’endettement et la bulle immobilière des pays du sud de la zone euro.

 

De plus, dans un espace économique commun, où les  interactions entre les différentes économies se sont intensifiées, la recherche par chacun des excédents les plus élevés possibles se heurte à une impossibilité, les excédents des uns étant les déficits des autres, alors même que les pays en déficit sont censés être des clients toujours plus accueillants pour les exportations des pays en excédent.

La « vertu » rejoint la logique économique, car la politique de l’excédent commercial maximum ne répond pas à l’impératif de la célèbre formule kantienne: « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ».

Il n’est pas vertueux non plus de vouloir gagner des parts de marché sur les autres par des mesures internes de « compétitivité » (austérité, diminution des coûts…) auxquelles chaque pays est tenté de riposter par des mesures équivalentes dans une course à la baisse. Les économistes – notamment Patrick Artus dans une note du 6 juillet 2012 (Flash Economie de Natixis n° 476) – ont noté que l’excédent chronique de la balance courante de l’Allemagne résulte, pour une part importante, du fait que le partage des revenus depuis 2008 a été très défavorable aux salariés allemands, et que les entreprises ont peu investi leurs profits en Allemagne. La situation de la zone euro aurait été meilleure si ce pays avait eu des excédents extérieurs plus faibles depuis 2002-2003, ce qui aurait pu être le résultat d’un partage des revenus plus favorable aux salariés, ayant pour conséquence un moindre excès d’endettement dans le sud de la zone euro, et une croissance plus forte en Allemagne.

 

Fragilité des acquis démographiques

 

Les politiques et les médias font de la démographie un usage trompeur. En particulier, en focalisant l’attention de manière répétée sur l’espérance de vie et sur la question des retraites, ils donnent une large publicité à des calculs présentant comme connue à l’avance la situation telle qu’elle pourrait se présenter dans des dizaines d’années. Ils s’imaginent pouvoir formuler des prévisions fiables sur la durée de la vie humaine, et tendent à persuader les citoyens que la démographie est du domaine du certain, sinon de l’immuable, sur une très longue période. De sorte que beaucoup croient que l’on peut prendre des mesures touchant à la démographie sans risquer de remettre en cause ce qui a été acquis.

 

Certes, on peut faire l’hypothèse que les individus, à partir de leur naissance, ont toutes les chances d’avoir un avenir démographique prévisible, c’est-à-dire notamment une espérance de vie s’inscrivant dans la ligne de l’évolution antérieure. Mais ce n’est qu’une hypothèse, parfois contredite, comme en témoigne l’exemple la population russe. Surtout, rien, absolument rien, ne garantit, en France par exemple, la pérennité de taux satisfaisants de fécondité et de natalité, qui peuvent connaître des retournements brutaux. Ainsi, l’Allemagne a connu un « baby boom » qui a culminé dans les années 1960, avant de connaître la dénatalité que l’on observe aujourd’hui. L’ancienne Allemagne de l’Est avait une natalité et une fécondité relativement élevées, mais la réunification y a entraîné un effondrement démographique, avec une convergence, au milieu des années 2000, vers les taux excessivement bas de l’Ouest. Autre exemple, celui de l’Espagne. En 1970, l’indicateur conjoncturel de fécondité dans ce pays était de 2,9 enfants par femme, le plus élevé de l’Europe occidentale après l’Irlande. Aujourd’hui, il n’est pas plus élevé que celui de l’Allemagne. Face à ces chiffres, on aurait tort d’évacuer la question en attribuant ces effondrements démographiques à la situation particulière de l’Allemagne de l’est et de l’Espagne soudain déstabilisées par la disparition de leurs régimes autoritaires.

 

Beaucoup de commentateurs et de décideurs réagissent comme si les tendances démographiques étaient désormais des données constantes, d’où l’idée fausse que l’on peut se passer aisément des mesures d’incitation qui ont été prises dans le passé, par exemple en ce qui concerne les politiques familiales. Si la France a actuellement une situation démographique privilégiée par rapport à ses voisins, il ne faut pas oublier la situation catastrophique qui a été la sienne sous la Troisième République, et qui n’a même pas encore été compensée après soixante ans de politique volontariste voulue avant et après la guerre de 1939-1945 par la majorité issue du Front populaire, le Conseil national de la résistance et le général de Gaulle. Si la France est dans une situation à peu près normale, du moins pour l’instant, elle aurait tort de prendre des mesures risquées sous prétexte qu’il ne faut pas succomber au « natalisme ». Elle aurait tort de tirer argument d’une relative bonne santé démographique pour se croire tirée d’affaire. Il est véritablement urgent de se préoccuper de la situation de nos voisins, en incluant notre pays dans cette préocupation, afin de ne pas avoir à citer d’ici quelque temps, à propos de l’ensemble européen dont notre pays fait partie, l’exclamation de Géronte dans Les Fourberies de Scapin : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »

 

L’histoire nous apprend que les déséquilibres démographiques entre les différents pays européens d’une part, entre l’Europe et le reste du monde d’autre part, ont été des causes majeures de conflits et de guerres. Si la France s’était davantage souciée de sa démographie dès le 19e siècle, les guerres franco-allemandes qui ont dévasté l’Europe au 20e siècle ne se seraient sans doute pas produites, car une population moins faible aurait fait réfléchir davantage les partisans de la force.

 

Face à ce genre de préoccupations, on trouvera toujours de bonnes âmes, sinon de bons esprits, pour compter sur la bonté nouvelle de la nature humaine, en se persuadant de la conversion récente de l’humanité à la douceur. Certes, nous dit-on, l’âme humaine a été capable de noirceur dans le passé, mais elle s’améliore – ce qui est aussi une façon pour ceux qui tiennent ce discours de se croire meilleurs que les humains des générations précédentes. Ce sentiment de supériorité est une illusion, comme le montrent toutes les guerres récentes et actuelles un peu partout dans le monde. De même qu’à l’intérieur des démocraties, ce n’est pas, contrairement à ce que beaucoup pensent, l’hypothétique bonté des gouvernants qui garantit le fonctionnement des institutions, mais principalement l’équilibre des pouvoirs, de même entre les Etats, ce n’est pas la gentillesse des uns envers les autres qui évite les empiètements et les coups de force, mais la limitation de la puissance par la puissance, dont l’équilibre démographique est un élément majeur.

 

Face contre terre, de Piero Chiara: récits sur la Sicile, traduction et préface d’Henri Lewi. Par Maryvonne Lemaire

Face contre terre, récits de Piero Chiara, ouvrage traduit de l’italien, préfacé et annoté par Henri Lewi, juin 2013, éditions Pierre Guillaume de Roux.

Récits sur la Sicile  ou sur l’enfance ?

Le récit intitulé Face contre terre, qui donne son nom au recueil, est l’un des premiers textes en prose de Piero Chiara, écrit en 1961, au retour d’un voyage en Sicile, et publié deux ans après la mort de son père en 1965. Chiara, poète et romancier, est assez peu connu en France malgré son succès en Italie. Il était l’ami d’un autre romancier d’origine sicilienne, Leonardo Sciascia.

Face contre terre, c’est aussi  le second livre de Chiara traduit en français par Henri Lewi,  le premier étant Le Préteur de Cuvio aux éditions du Rocher en 2008. La traduction sait rendre avec naturel  la langue de Chiara, y compris les tournures un peu familières, les plus difficiles à traduire.

« Je n’aurais plus dû revenir en Sicile », telle est la première phrase du récit Face contre terre, les autres histoires du recueil tournant toutes autour de la figure paternelle. De fait ce n’est pas le récit de voyage en dix chapitres qui fait l’intérêt du texte, même si la construction  en est très bien rythmée: cinq chapitres d’approche dans l’espace et dans le temps, trois chapitres d’immersion au coeur du village  familial, enfin deux chapitres où le héros-narrateur prend de la distance avant de s’enfuir. Ce n’est pas non plus l’hommage rendu au père, seul personnage à sceller par son prénom, Eugenio, le fameux pacte autobiographique. Le nom des villages est inventé. Quant au narrateur, il apparaît seulement comme le fils d’Eugenio. Son portrait physique nous est suggéré dans la description d’une ancienne photo.  L’intérêt du récit serait plutôt dans le retour sur une Sicile intérieure, celle du romancier, et l’acte de rupture qui s’en suit.

Pourquoi revenir sur les lieux de son enfance ?  Surtout quand il s’agit à proprement parler de l’enfance du père. Le père a quitté l’île jeune, avant de se marier dans le Nord avec une Lombarde. Le narrateur, dans son enfance et son  adolescence, a accompagné son père qui retournait chaque été en Sicile. La mère n’a jamais aimé ces voyages: ils lui faisaient peur.

Son père ne veut pas qu’il fasse ce  nouveau voyage, un voyage sans  lui. Lui-même n’est pas retourné en Sicile depuis plus de trente ans. Il avait quitté l’île faisant en sorte que la génération suivante puisse rompre avec les questions d’exil, d’assimilation. D’autres avaient préféré rester. Certains d’entre eux résistent aux changements: son cousin l’archiprêtre, Don Lorenzo, dans son  éternelle odeur d’amidon, de café, d’encens. Pasquale Caccamo et son neveu, eux, sont devenus fous. Quant au cousin préféré du narrateur, Biagio, il pense avoir trouvé  une libération dans l’engagement politique.

Comment répondre au choix et aux certitudes de Biagio ? « Quels mots je trouverais pour dire des choses qui n’étaient pas claires même pour moi ». En un sens, le recueil est la réponse du narrateur.

 Il faut lire la préface éclairante d’Henri Lewi.  Contestant une interprétation du roman faite par  Sciascia, il pense que l’appel  des origines paternelles présent dans l’accent du père, dans les histoires qu’il racontait à l’enfant, est plus profond et plus fort que l’effroi ressenti lors des retrouvailles avec  le village et la nombreuse famille. C’est à cette occasion que Don Lorenzo profère à l’adresse de Biagio une énigmatique prophétie biblique : « Mais moi je vivrai cent ans, et je vous verrai tomber tous autant que vous êtes face contre terre ». Comme la malle paternelle remplie de souvenirs, la prose poétique de Piero Chiara rend compte avec force de cet univers villageois rempli d’odeurs d’âne, de mulet, de fumier,  rempli  aussi de la saveur des offrandes traditionnelles: miel, pecorino, huile, amandes,  rempli de noms aux sonorités de litanie, ceux des douze enfants de Giuseppe, ou bien de contes cruels,  l’histoire du chapelier cocu par exemple. La force de l’évocation littéraire permet une re-création poétique très prenante du monde des origines paternelles. La tentation est grande de rester alors « face contre terre ».

Mais la figure paternelle, elle, est loin d’être complice de cette sidération. Le père a éloigné l’enfant des jupes de sa mère en l’entraînant dans ses voyages pleins d’aventures vers la Sicile, l’introduisant au désir « comme en une navigation paisible ». Ce père qui a toujours cherché à « embobiner » la mort,  renvoie sans hésiter son fils vers les vivants lorsque celui-ci se mêle, en rêve, au flot des morts qui l’implorent pour aller au paradis, dans la dernière nouvelle du recueil, Un Rêve.

Le jugement de Sciascia est sûrement trop catégorique: «  En Sicile (…) Piero  Chiara ne s’est en rien reconnu ni retrouvé, il n’a éprouvé ni souffle ancestral ni bouffées de consanguinité. Et il a noyé ses souvenirs sans remords ni regrets ». Le héros-narrateur désire en effet rebrousser chemin dès  son arrivée sur l’île; au bout de deux ou trois jours, il a vite fait de quitter la Sicile de la pauvreté, de l’ignorance et de la mafia, sans pour autant apprécier la Sicile moderne du tourisme. S’agit-il d’une désillusion sur la Sicile ou bien du regret de la magie évanouie de l’enfance: «  l’idée que je m’étais faite de ces lieux et de ces gens avait malheureusement cédé la place aux images qui m’accompagnaient encore ».

L’œuvre a été publiée peu après la mort du père, en 1965.  On peut penser avec le narrateur que ce voyage de trop vers la Sicile familiale oblige l’écrivain à  «poser pour toujours une pierre sur les années qui ne (lui) ressemblent plus ». Il a voulu retrouver son enfance. Elle est enfuie.Comme son père est mort. La poésie du récit est cette pierre posée sur les années qui ne lui ressemblent plus.

Ce récit nous parle. Il s’agit moins d’un retour vers le pays des origines que d’un retour vers l’enfance. Ce retour est à la fois retrouvailles et fuite. Il s’agit de sortir de l’enfance en affrontant la réalité du pays d’origine. Enracinement et déracinement, deux expériences menant à une libération différente de celle de Biagio.

Maryvonne Lemaire

Billet: le retour des saisons et la vie sans retour

 

 

 

Lorsqu’au printemps l’optimisme chantonne

Le cœur nouveau bat sans monotonie

Croit en un feu qui ne crée pas de cendre

Et son aurore est plus rose que sang

 

Lorsqu’en été le bref déluge étonne

Par sa vigueur dans l’orage tonnant

Surgit l’éclair faisant parler la poudre

On sent la foudre accélérer le pouls

 

Puis la saison des nuages d’automne

Etend parfois des voiles cotonneux

Mais forme aussi de puissantes escadres

Où le gris noir se teint de bleu muscat

 

Ce ne sont pas des nuées autochtones

Quelle énergie pourrait les cantonner

Comme exhalées par le souffle d’une hydre

Hors de la mer dans un cycle infini

 

Porteuses d’eau par vagues qui moutonnent

Il y a mieux pour emplir les tonneaux

C’est la vendange où loin de se morfondre

On oubliera que les jours se défont

 

S’en vient l’hiver dans la nature atone

Que la verdure aux beaux jours festonnait

La brume pâle et le froid semblent feindre

Une extinction mais ce n’est pas la fin

 

 

***

 

Ce poème est fondé en partie sur des mots qui riment avec automne, mais permettent d’évoquer aussi d’autres saisons. Les poètes du 19e siècle associent fréquemment à l’automne l’adjectif monotone dans lequel, phoniquement, le nom de cette saison se trouve inclus:

 

Victor Hugo dans « Oceano nox » (Les Rayons et les ombres) :

 

Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre

Dans l’étroit cimetière où l’écho nous répond,

Pas même un saule vert qui s’effeuille à l’automne,

Pas même la chanson naïve et monotone

Que chante un mendiant à l’angle d’un vieux pont !

 

Baudelaire dans « Chant d’automne » I (Les Fleurs du mal):

 

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !

J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres

Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,

Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.

Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !

Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

 

Verlaine dans «Nevermore » (Poèmes saturniens) :

 

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne
Faisait voler la grive à travers l’air atone,

Et le soleil dardait un rayon monotone

Sur le bois jaunissant où la bise détone.

 

Verlaine dans « Chanson d’automne » (Poèmes saturniens) :

 

Les sanglots longs
Des violons

De l’automne

Blessent mon cœur

D’une langueur

Monotone.

 

Verlaine encore dans « Le son du cor s’afflige vers les bois » (Sagesse) :

 

Et l’air a l’air d’être un soupir d’automne,
Tant il fait doux par ce soir monotone

Où se dorlote un paysage lent.

 

Heredia dans « Tranquillus » (Les Trophées) :

 

C’est dans ce doux pays qu’a vécu Suétone ;
Et de l’humble villa voisine de Tibur,

Parmi la vigne, il reste encore un pan de mur,

Un arceau ruiné que le pampre festonne.

 

C’est là qu’il se plaisait à venir, chaque automne,
Loin de Rome, aux rayons des derniers ciels d’azur,

Vendanger ses ormeaux qu’alourdit le cep mûr.

Là sa vie a coulé tranquille et monotone.

 

Au-delà de son apparence métaphorique, le parallèle entre les saisons de la nature et celles de la vie humaine fait réfléchir à deux sortes de temps: celui de l’écoulement linéaire et celui de l’éternel retour.

Le temps cyclique des saisons a inspiré des méditations religieuses probablement très anciennes. On peut se demander si un thème tel que celui de la résurrection aurait pu apparaître et se développer dans des régions du globe dépourvues de saisons bien marquées. Il est banal de noter que, dans le christianisme, la naissance du Christ est placée au moment où les jours recommencent à s’allonger, et sa résurrection au moment où la végétation revit, tandis que la Toussaint et le jour des morts se trouvent au milieu de l’automne.

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: l’équinoxe

Entre fructidor et vendémiaire

 

Lorsque la nuit devient égale au jour
Que l’équinoxe en prélude rejoue

L’air de l’automne on ne sait de quel genre
Sera le ciel doux et calme ou changeant

L’astre soleil dans sa course horlogère
Fidèle suit l’horaire et le trajet
Mais quelquefois le climat fait surgir
Un temps fantasque et sans analogie

Communément vendémiaire majore
L’éclat voilé des plus beaux rayons jaunes
Comblant de fruits les hottes les cageots

La grive l’aime il plaît au vendangeur
Ce mois n’est pas une saison de jeûne
Entre lumière et tulle nuageux

 

Lune et soleil attirent l’océan

 

Lune et soleil attirent l’océan
De notre Terre où les deux équinoxes
Créent des marées laissant parfois béant

Le littoral qui ne reste pas fixe

Petite proche et lointain feu géant
L’une plus l’autre en tournant sur les axes
de cet ensemble aux mouvements complexes
Lune et soleil aspirent l’océan

Nés d’un secret détenu par quel sphinx
Ils ne sont pas retombés au néant
Depuis les mots du début fiat lux

Lune et soleil animent l’océan

 


***

 

L’équinoxe, du latin æquinoctium, de æquus (égal) et nox (nuit), est, comme on le sait, le moment où jour et nuit ont une durée égale, et où le soleil passe le même temps, douze heures, au-dessus et au-dessous de l’horizon pour tous les points de la surface terrestre. Le soleil se lève alors presque exactement à l’Est et se couche presque exactement à l’Ouest.

Deux équinoxes se produisent dans l’année, en mars (le 20 en 2013 et en 2014) et en septembre (le 22 en 2013, le 23 en 2014).

Les dates des équinoxes sont liées par convention aux débuts du printemps et de l’automne.

Dans le calendrier républicain français, ayant commencé le 22 septembre 1792, mis en place le 6 octobre 1793 et utilisé entre 1793 et 1805, l’année commençait lors de l’équinoxe de septembre, avec le début du mois de vendémiaire qui suivait le mois de fructidor. Le hasard avait fait que l’institution de la République, le lendemain de l’abolition de la royauté le 21 septembre 1792, ait lieu le jour de l’équinoxe d’automne.

Dans le phénomène des « marées d’équinoxe », il faut distinguer d’une part l’effet de l’alignement Lune-Terre-Soleil, qui a lieu toutes les deux semaines à la pleine lune et à la nouvelle lune, et d’autre part l’effet des équinoxes deux fois par an, lorsque le soleil se trouve à la verticale de l’équateur, alors qu’il est au-dessus du tropique du Cancer lors du solstice de juin et au-dessus du tropique du Capricorne lors du solstice de décembre.

Les marées les plus faibles de l’année se produisent normalement aux solstices, et les plus fortes aux équinoxes.

Lors de la pleine lune et de la nouvelle lune, c’est-à-dire lorsque la Lune et le Soleil sont alignés avec la Terre (on parle de « syzygie »), leurs attractions sur les masses liquides de notre planète s’additionnent et les marées sont de plus grande amplitude (vives-eaux). Au contraire, lors du premier et du dernier quartier, lorsque les trois « astres » sont en quadrature, l’amplitude est plus faible (mortes-eaux).

La Lune est beaucoup plus proche de la Terre que le Soleil, mais elle a une masse beaucoup plus petite, de telle sorte que les attractions ont des ordres de grandeur comparables : celle du Soleil est environ la moitié de celle de la Lune.

Le mouvement de marée n’est pas limité aux eaux, il affecte -bien que dans une moindre mesure – toute la croûte terrestre soulevée au passage (on parle de « marées crustales»). Ce qui est perçu sur les côtes est en fait la différence entre la marée crustale et la marée océanique.

 

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Petites scènes capitales, roman de Sylvie Germain. Par Martine Delrue

Sylvie Germain, Petites scènes capitales, roman, Albin Michel, 2013

               Sylvie Germain est née à Châteauroux en 1954. Dans les années 70, ses études de philosophie la mènent auprès d’ Emmanuel Levinas pour une thèse de doctorat sur le visage. Elle écrit d’ abord des contes et nouvelles. Bien que son premier recueil soit refusé par Gallimard, Roger Grenier l’encourage à écrire un roman.  En 1984, elle publie Le Livre des Nuits  et reçoit six prix littéraires, dont le prix Grévisse. En 1989, elle publie Jours de colère, qui  obtient le Prix Femina, en 1999 une  biographie  consacrée à Etty Hillesum. En 2005, Magnus, choisi pour le Goncourt des Lycéens, est un grand succès. En 2013 elle est élue au fauteuil de Dominique Rolin, à l’Académie Royale de langue  et de Littérature de Belgique.

              Apparemment,  le roman semble être l’histoire d’une vie, celle de Lili et de sa famille.  En 49 brefs chapitres, de deux à quatre pages pas plus, le narrateur présente les étapes de cette  vie : petite enfance esseulée (sa mère quitte la famille quand le bébé a onze mois), enfance traversée de deuils, de  recompositions, de frères et soeurs nouvellement adjoints puis éloignés, plus tard  adolescence normalement  tourmentée.

             Aucune date  ne  figure dans le texte. On comprend pourtant qu’il s’agit d’une enfant de l’après – guerre, qui  ensuite vivra les événements de 68. Son père, Gabriel se remarie  quand Lili a cinq ans.  Pas de marâtre, non, mais une belle-mère Viviane, « la sphynge », occupée, distraite. Ce récit est fait à grands traits, à grandes péripéties aussi; y gravitent des personnages aux portraits fulgurants, porteurs de  joies  également. La sœur aînée, Jeanne-Joy la mystérieuse surnommée Feu Follet, joue du violoncelle. Lili fera des études de gemmologie, rêvera de voyager avec son père à « Trieste ville engloutie, son Atlantide », ce qui est l’occasion de magnifiques évocations. Mais  les  événements sont traités avec distance, comme dans une épure. On peut avoir l’impression d’un conte, à l’instar de celui qui est détaillé par la fille lorsqu’elle se représente son père: le conte du vieux roi Bilboc premier et  dernier du nom. Père puissant ou fragile?

              Le roman est placé sous l’égide du poète suédois Tranströmer,  qui a reçu le Prix Nobel de Littérature en 2011. L’exergue rappelle ses mots: « Au moment  de me découvrir, je m’effaçais et un trou se creusait.»  Ce qui intéresse Sylvie Germain, ce ne sont pas tant les faits que les retentissements qu’ils ont sur ses personnages et sur Lili – qui s’appelle Barbara dans la seconde moitié du livre; on découvrira pourquoi dans le roman.  Au centre actif -comme on le dirait d’un volcan-  du livre, se trouvent donc des moments, des flashs, des sensations intenses qui, relatés au présent et joints à une écriture très particulière, donnent toute sa force à ce livre. Des sensations brûlantes, que l’auteur qualifie de «capitales ». Des moments où l’univers  prend sens,  ou éblouit Lili, puisque c’est par ses yeux que le lecteur voit le monde. C’est d’ abord le sentiment d’exister, à quatre ans : une sensation extrême alors qu’on vient de lui annoncer la mort de sa mère et qu’elle se réfugie sur une balançoire. Elle sent ses propres mouvements et le ciel qui pourrait l’engloutir: « oiseau irrésolu et cependant hardi…elle vogue, elle nage dans un lait de grisaille, de fleurs et de soleil ». Quelques pages plus loin ce sont les cris des oiseaux «voix de brume et de rouille » d’une ménagerie  proche. Ou des rêveries sur les sonorités des prénoms, sur les « I, pourpres… » Ou des interrogations fondamentales: « C’est qui, là ? » Premiers mots du livre, première question magnifique sur l’identité ou la conscience que l’on peut avoir de soi-même, pas du tout abstraite, incarnée dans l’enfant qui interroge sa grand-mère devant une photo. C’est une intuition qui s’impose « et avant j’étais où ? » Ou encore face aux fenêtres pleines de lumière derrière lesquelles vivent les gens: qui sont-ils ?  Le sentiment océanique  la gagne et nous bouleverse, nous emporte.

              Ce sont  ces moments  forts qui nous intéressent. L’écriture est dense, musicale, belle.  On se laisse  entraîner à ces méditations poétiques, à cette envie de célébrer, malgré le mal,  avec  la légèreté et peut-être la grâce qui caractérisent Sylvie Germain.

 

Billet: au musée du Louvre, délinquance contre culture


De jeunes Danubiens dans le musée du Louvre
Entre les visiteurs se glissent pour la fouille
Bandes téléguidées rôdeurs à pas de loup

Ces voyous pickpockets qui se moquent des œuvres
Alias piqueurs-en-poche aiment les portefeuilles
Epluchés tels des fruits au contenu juteux

Dans ce temple de l’art qui devrait être un havre
On a vu les gardiens arrêter le travail
Excédés par les vols et parfois les crachats

Quelle est la politique enfin qu’il faudrait suivre
Afin d’arrêter ça faut-il qu’on embastille
Les  mineurs endurcis délit après délit

Narguant les surveillants dont la riposte est pauvre
Un mineur ne paie rien fût-il petit cow-boy
Il peut entrer gratis et piller le troupeau

Mais toujours la Joconde un fin sourire aux lèvres
Attire à elle en foule émus par la merveille
Ses dévots trop confiants dans un si beau palais

***

Depuis le début de 2012, au musée du Louvre, les voleurs à la tire, pour la plupart originaires d’Europe de l’est, en bandes organisées, ont été de plus en plus entreprenants contre les touristes et de plus en plus agressifs contre le personnel. Les visiteurs, concentrés sur les grandes œuvres, sont en général peu conscients d’être guettés par des groupes de jeunes aguerris à ce type de larcins.

Un article du journal Le Parisien, daté du 22 juillet 2012, avait dès cette date lancé l’alerte : « Au cours de la seule journée du 12 juillet, pas moins de 56 portefeuilles vides ont été retrouvés cachés dans le musée.»
« Il ne faut pas sombrer dans le catastrophisme », a répondu imprudemment la direction du Louvre en réponse à une question du journal. « Les équipes de sécurité ont été renforcées, notamment à proximité des files d’attente », et « nous travaillons chaque jour avec la préfecture de police. » Mais, parmi les employés, le malaise était sensible, assorti d’un désagréable sentiment d’impuissance : « Même si on repère ces jeunes, comment leur interdire l’accès ? s’interrogeait un employé. Un agent de sécurité qui a tenté de le faire a été frappé à coups de ceinture. » La direction du Louvre a fini par déposer plainte auprès du parquet de Paris, qui aurait ouvert une enquête en octobre 2012.

Un nouvel article du Parisien, publié le mercredi 10 avril 2013, a permis de mesurer la dégradation de la situation, dont toute la presse a rendu compte, en France et à l’étranger, car le Louvre, mesure exceptionnelle, a dû carrément fermer ce jour-là. Sur le millier d’agents qui travaillent au musée, et les 470 présents quotidiennement, beaucoup ont exercé leur « droit de retrait ».
D’après cet article, les agents d’accueil sont de plus en plus victimes d’agressions de la part de voleurs en bandes, que rien n’arrête, ont dénoncé les syndicats. Très souvent, ils sont encore mineurs, et peuvent entrer gratuitement dans le musée, ce qu’ils font «à 20 ou 30». Plusieurs membres du personnel ont fait état de violences verbales et même physiques. Ils évoquent par ailleurs des «visiteurs dévalisés qui se retrouvent sans papiers, déboussolés, dont les agents doivent s’occuper auprès des instances consulaires afin de les aider, ce qui n’est pas leur mission».
Après une assemblée générale, et une rencontre de l’intersyndicale (CGT-FO-SUD) avec la direction du musée, une délégation a été reçue au ministère de la culture. La ministre de la Culture s’est engagée à contacter immédiatement son homologue de l’Intérieur, «afin de mettre en place un dispositif de sécurité adapté… et des moyens policiers supplémentaires à l’extérieur du musée». La ministre devait aussi «sensibiliser le ministère de la Justice» au sujet de plusieurs plaintes classées sans suite, déposées par les agents et les visiteurs.
La préfecture de police de Paris a rapidement annoncé une série d’arrestations. Les policiers auraient procédé dès l’après-midi du 10 avril au contrôle de 21 individus aux abords du musée et interpellé 11 d’entre eux, arrêtés pour « escroquerie à la charité publique » et « vente à la sauvette ».
Le Louvre a rouvert le lendemain en présence d’une vingtaine de policiers en uniforme. Comme l’a dit l’administrateur général du Louvre Hervé Barbaret, la recrudescence des vols à la tire dans le musée « est totalement contradictoire avec ce qu’est un musée, un lieu de sérénité, de plaisir. »

Dans le même sens que Le Parisien, Le Monde.fr  a publié le 13 avril  2013 (mise à jour du 11 septembre 2013) un article intitulé « Le « ras-le-bol » des agents du Louvre face aux vols des mineurs roumains ». Cet article présente plusieurs témoignages. « Nous sommes dépassés par les événements, à bout de nerfs », souligne un représentant du personnel (CGT). « Certains collègues, notamment femmes, viennent travailler la peur au ventre », ajoute une déléguée syndicale SUD. Les agents racontent que … lorsqu’ils interviennent, ils s’exposent à des crachats, des bousculades, des griffures, des insultes ou des intimidations. L’un d’eux évoque des tentatives de corruption. « On m’a déjà dit: Je te file 20 euros et tu me laisses travailler… » Un autre donne l’exemple de jeunes filles qui relèvent leur tee-shirt pour déstabiliser et faire diversion.
A force de fréquenter le musée, les pickpockets finissent par connaître les horaires, les noms et les matricules des salariés grâce aux badges. « Certains agents ont peur de les croiser à l’extérieur et demandent à être raccompagnés au métro après une nocturne », raconte la secrétaire de la section CGT au Louvre.
Les pickpockets n’hésitent pas à manger et fumer dans certaines salles. « Tout ce qui est règlement est bafoué », résume un représentant  du personnel, qui déplore se retrouver « dans un rôle de flicage et de secourisme… Nos fonctions premières d’accueil des visiteurs et de présentation des œuvres passent à la trappe. » Pour les syndicats, entre 30 et 50 pickpockets arpentaient chaque jour les salles du musée avant la journée de grève. Selon la police, ces bandes organisées, qui comptent de nombreuses filles, sont constituées de personnes originaires de Roumanie et vivant en Seine-Saint-Denis.

Il est difficile de savoir combien de visiteurs sont victimes de vols. Souvent asiatiques, ils ont l’habitude de garder sur eux des sommes importantes en espèces. Ils ne portent pas toujours plainte au commissariat et se contentent de signaler le méfait à l’accueil du musée. Les plaintes pour vol recensées ne reflètent donc pas la réalité de la situation, et peu d’interpellations ont des conséquences judiciaires. Les voleurs sont souvent mineurs, ou du moins le prétendent. Au-dessous de 13 ans, impossible de les poursuivre.

A la suite de la journée du 10 avril 2013, une vingtaine de policiers ont surveillé les abords et l’entrée du musée. « Ce dispositif doit être pérennisé », ont demandé conjointement syndicats et direction. Pour l’administrateur général du Louvre, qui dit avoir fait de ce dossier sa priorité, il faut « accompagner » les agents, par le biais de formations, et réfléchir à une organisation différente, « peut-être en faisant travailler les agents de façon moins isolée. » En accord avec le parquet, des mesures d’interdiction temporaire d’entrée ont été appliquées aux personnes raccompagnées de manière répétée à la sortie pour non respect du règlement.
Depuis avril 2013, la préfecture de police de Paris a déployé 200 policiers supplémentaires sur les zones touristiques les plus touchées de Paris. L’augmentation des patrouilles de police, la présence de policiers roumains, la sécurisation des points de dépose des touristes voyageant par autocar ou Roissy-Bus ainsi que la coopération avec les hôteliers et les commerçants ont permis de diminuer un peu le nombre de victimes, sur l’ensemble des zones touristiques de Paris. Au Louvre, les plaintes auraient fortement baissé.

Mais on ne s’est pas attaqué à la racine du mal. D’après la secrétaire de la section CGT, citée par Le Monde,  » quand on met quelqu’un dehors, il peut revenir un quart d’heure plus tard. Dans ces conditions, à quoi bon aller passer une demi-journée au commissariat pour signaler une agression ?… Les agents ont besoin d’une assise juridique pour leur tranquillité. Il n’est pas normal qu’un voleur pris en flagrant délit mis à la porte du musée par un agent revienne quelques minutes plus tard parce que son billet est valable toute la journée. »

Espérons que cette situation ne préfigure pas celle de la France dans son ensemble, qui doit éviter le destin d’un pays-musée impuissant entre culture et délinquance.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: été en Bretagne

L’or et le bleu rayonnent sur la plage
Et sans nuage une rêverie plane
La saison peint ses couleurs en aplats

Sauf le soleil il n’est rien qui surplombe
Cette journée rien dans l’ombre ne plonge
Un grand beau temps s’installe avec aplomb

Dans cette baie qui abrite les plantes
Nageur l’été le surfeur fait la planche
La brise est douce et la vague est en plan

Bien tempérés ce sont des jours qui plaisent
Hôtellerie et crêperies sont pleines
Pour le mois d’août le bonheur est complet

Lorsque la terre et la mer sont complices
Et que l’horaire admet l’indiscipline
Sous l’azur clair qui ne fait pas un pli

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Comme l’indiquent les bilans de l’été 2013 publiés sur internet par Météo France et par La Chaîne Info, après un mois de juin très frais et peu ensoleillé, l’été s’est rattrapé en juillet et août (troisième mois de juillet le plus chaud depuis 1900, après 2006 et 1983).

Les hautes pressions du fameux anticyclone des Açores se sont maintenus tout au long de juillet sur la France, garantissant chaleur et soleil (+ 1,9°C par rapport aux normales en ce qui concerne les températures et + 20 % en ce qui concerne l’ensoleillement), avec toutefois de forts orages. Si, au cours de ce mois, aucun record de chaleur absolu n’a été enregistré (35°C à Paris contre près de 40°C en août 2003), une vague de chaleur s’est produite du 15 au 27 juillet, d’intensité relativement modérée, mais qui a duré treize jours, ce qui la situe parmi les événements de ce type les plus longs sur l’ensemble de l’historique disponible (depuis 1947). A Paris, on a dénombré 7 journées d’affilée (du 17 au 23 juillet) où la température a atteint ou dépassé 30°C, ce qui n’était plus arrivé depuis juillet 2006, dernière vague de chaleur en date avant celle de cette année. Depuis 1991, début des mesures par capteur électronique, juillet 2013 a été le mois de juillet le plus ensoleillé.

Au mois d’août, les conditions sont restées excellentes, avec un soleil globalement généreux (+11%) et des températures légèrement supérieures aux moyennes saisonnières (+0,2°C). L’excédent d’ensoleillement a dépassé 20 % de la Basse-Normandie au sud de la Bretagne et à la région Poitou-Charentes. Contrairement à l’été 2006 et à celui de 1983 où après la chaleur de juillet, le mois d’août avait été frais et humide, un tel contraste ne s’est pas produit cette année, d’où un important déficit de pluies (-25% à l’échelle nationale, -60 % voire plus en Basse Normandie, en Bretagne, dans les pays de la Loire). Quelques orages ont tout de même éclaté, notamment entre les 6 et 9 août dans le Sud-est; et de fortes pluies se sont abattues entre la Picardie, le nord de l’Île-de-France et la Haute-Normandie les 7 et 8 et surtout les 24 et 25 août dernier où la température est devenue très provisoirement automnale.

Cet été 2013 restera dans les annales comme le plus « estival » depuis celui de 2003, qui avait culminé en août avec une canicule historique. Avant l’été, la presse avait pourtant cité des prévisionnistes annonçant un été maussade, en se fondant sur l’idée (mais est-elle confirmée par des statistiques ?) selon laquelle, après un printemps frais, il est rare d’avoir un bel été.

Le site internet de Météo France présente une mise au point sur les limites de la prévision saisonnière qui consiste à prévoir la moyenne trimestrielle (température, précipitations) pour les mois à venir, à l’échelle d’une zone comme la France.
Il ne s’agit pas de prévisions classiques (limitées à 7 jours) décrivant dans le détail des situations météorologiques : le type de temps, la température minimale et maximale, la force et la direction du vent. La prévision saisonnière exprime seulement le plus probable parmi trois scénarios: proche, en dessous ou au-dessus de la moyenne. Ce qui donne pour la température « chaud », « normal » ou «froid », et pour les précipitations, « humide », « normal » ou «sec».
Les performances de ces prévisions sont très variables selon le lieu, la saison et le paramètre météorologique concerné. Elles sont meilleures pour la température que pour les précipitations, et pour la température, meilleures en hiver qu’en été. Elles sont très « informatives » dans la ceinture inter-tropicale, sur le pourtour du Pacifique. En revanche, la prévisibilité de la température en Europe de l’Ouest reste faible, ce qui est dû aux caractéristiques de la circulation générale de l’atmosphère au-dessus de l’atlantique aux latitudes tempérées.

Cela dit, on aura beau affiner les chiffres, la perception du temps qu’il fait restera très diverse selon les individus et leurs conditions de vie. Selon que les locaux où l’on se trouve sont bien ou mal climatisés ou chauffés, selon qu’on travaille ou que l’on est en vacances. Pour ma part, à Paris, je suis toujours agacé, prêt à « zapper », quand je vois à la télévision les présentateurs ou présentatrices de la météo prendre des airs réjouis de circonstance dès que la température dépasse 25 C, seuil à partir duquel les immeubles, les espaces publics, les transports en commun commencent à surchauffer désagréablement comme des radiateurs à accumulation. Ce phénomène ne peut que s’accentuer à l’avenir, si l’on continue, à Paris et ailleurs, à bétonner et à recouvrir tous les espaces publics de ces dallages en pierre épaisse et moche, importée d’on ne sait où (de Chine ?), trop chaude l’été, trop froide l’hiver, qui semble être actuellement le fin du fin de l’aménagement urbain, transformant les places en lieux où « la nature a horreur du vide ». Je pense alors au sable d’une  plage.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: naissance d’un enfant

Le quatre août deux mil treize est apparu Sacha
Dans le petit matin la nuit dormait encore
A la maternité rue du Sergent Bauchat
Sur la photo du jour il est beau comme un cœur

Les grands-parents dont moi dès que possible accourent
Il parle avec les doigts s’étire en petit chat
Quand on le voit ainsi la vie n’est plus précaire
Main menue sur le ventre il dort comme un pacha

Je me suis souvenu de quelques mots écrits
Lorsque son père est né même lieu temps solaire
Signe astral du lion bien que son premier cri

Fût doux comme un soupir de rauque délivrance
Accueilli lionceau par nos voix tutélaires
Qu’il écoutait tout neuf d’un air de souvenance

 

***

 

Dans ce sonnet, j’ai emprunté à l’une des grands-mères l’expression « il est beau comme un cœur », et à l’autre grand-mère la rime entre le prénom Sacha, diminutif d’Alexandre, et le nom de la rue du Sergent Bauchat, adresse de la maternité.

Les enfants qui viennent de naître ont une période pendant laquelle leurs sens sont particulièrement en éveil, notamment pour la reconnaissance des sons. Je me suis rappelé quelques vers écrits il y a plus de trente ans pour noter l’attention avec laquelle, à sa naissance, le père de Sacha a écouté nos voix qu’il reconnaissait à l’évidence, les ayant probablement mémorisées quand il était encore dans le ventre maternel. Sacha a manifesté la même capacité.

En parcourant L’Art d’être grand-père de Victor Hugo, j’ai noté quelques vers du poème V du début, intitulé « L’Autre »:
« … Ah ! les fils de nos fils nous enchantent.
Ce sont de jeunes voix matinales qui chantent…
Ils ramènent notre âme aux premières années ;
Ils font rouvrir en nous toutes nos fleurs fanées ;
Nous nous retrouvons doux, naïfs, heureux de rien ;
Le cœur serein s’emplit d’un rêve aérien ;
En les voyant on croit se voir soi-même éclore… »

 Les parents et grands-parents ont été eux aussi des enfants !

Dominique Thiébaut Lemaire

Le peintre Mathurin Méheut au Musée national de la marine. Par Maryvonne Lemaire

Exposition Mathurin Méheut (27 février-1er septembre), Musée national de la Marine, Palais de Chaillot, Trocadéro

L’exposition Mathurin Méheut (1882-1958) est prolongée jusqu’au 1er septembre. Peintre  méconnu de l’Art Nouveau, Méheut est pourtant pleinement reconnu dans sa région natale: les Bretons de Bretagne, de Paris ou d’ailleurs ont sûrement déjà vu l’exposition. Mais je ne suis pas sûre que beaucoup d’autres se soient aventurés à traverser la profonde galerie du Musée de la Marine (où sont exposés les fameux ports français de Joseph Vernet) pour atteindre, après une assez longue marche, l’entrée de l’exposition. Celle-ci s’ouvre sur une immense tapisserie des Gobelins, bleue et rouille, intitulée « La Mer » (1946). « Dès mon enfance, j’ai subi l’attraction de l’Océan (…) Je devais y consacrer ma vie (…) Je m’attachais aux travailleurs de la mer, aux combattants de la mer, à ceux qui la ressentent de si près dans leur corps qu’elle leur donne cette allure et ce caractère inimitable » dit Mathurin Méheut dans son discours de réception à l’Académie de marine (1956). Il évoque ainsi sa source d’inspiration privilégiée.

Un simple coup d’œil à l’accrochage permet de voir qu’il ne s’agit pas d’une peinture destinée à orner les murs des demeures bourgeoises: peu de  tableaux aux cadres dorés. La variété des formats et des supports, longues fresques, feuilles de carnets, vaisselle, encyclopédies, la variété des techniques, crayon, gouache, peinture à la caséine, aquarelle, encre,  estampe  donneraient même une impression de fouillis. C’est oublier que Méheut a hérité de son père menuisier à Lamballe une conception de  la peinture qui est celle d’un artisan travaillant la matière. Cette conception trouve naturellement son aboutissement dans la modernité de l’art décoratif et de l’Art Nouveau. L’Art Nouveau  refuse la distinction entre arts majeurs (sculpture, peinture) et arts mineurs (ceux des tapissiers, joailliers, ébénistes, céramistes). C’est ainsi que dans cette exposition on admire autant la délicatesse minutieuse des motifs floraux ou animaliers, inventoriés dans les encyclopédies, que la vigueur  âpre et primitive de l’artisan peignant d’immenses fresques. Fidèle à cette conception de l’art, Mathurin Méheut travaillera après la guerre pour les manufactures (faïencerie Henriot, Manufacture de Sèvres) ; il enseignera à l’école Boulle et l’école Estienne.

Le homard bleu, repris sur l’affiche de l’exposition,  est à lui seul un manifeste. Il est extrait d’un album fait en collaboration avec Colette, en 1929, qui s’intitule : « Regarde…». Le mot pourrait résumer l’enseignement du maître de Méheut à l’Ecole nationale des arts décoratifs de Paris, Eugène Grasset: observer, analyser, interpréter. Un art s’inspirant de la richesse de la réalité, qui en extrait l’essentiel et l’interprète synthétiquement d’un trait puissant, dans une palette élémentaire comme celle des Fauves, et même « primaire », puisqu’elle fait contraster le bleu, le rouge, le jaune, le blanc.

Pour la revue Art et Décoration d’Emile Levy, consacrée à  l’Art Nouveau, Méheut explore les possibilités décoratives de la flore et de la faune marine. Il séjourne pour cela deux ans au laboratoire de biologie marine de Roscoff et publie en 1913 une Etude de la mer.  Flore et faune de la Manche et de l’Océan. Déjà, « il scrute le vivant pour en restituer la complexité » (D.M. Boëll). Comme en 1913 au musée des Arts Décoratifs, installé au Pavillon de Marsan du Louvre, nous voyons une large sélection de ces oeuvres: buissons de corail, poissons de toutes formes, homards, seiches, calmars, pieuvres, oursins. Moules et hippocampes donnent lieu à des interprétations décoratives particulièrement  réussies. Ces études annoncent la tapisserie de « La Mer » mentionnée plus haut, qui constitue, comme certaines mosaïques de l’antiquité romaine, un inventaire des formes marines de la nature  (et des activités liées à la mer).

Les motifs de la peinture viennent de l’enfance bretonne à Lamballe, au contact de travailleurs façonnés par l’océan : Méheut  peint dans une inspiration  presque unanimiste les pêcheurs, les goémoniers, les bateaux. Il est attentif aux  postures et particularités des métiers : Arracheuses de pommes de terre, Vieillard étendant les goémons, Pause dans les marais salants. Il saisit les corps dans l’effort, à coups de traits obliques, souvent vus de dos. Il peint les marées et les saisons, les travaux et les jours, avec un goût particulier pour les jours de fête (Le Pardon de Sainte Anne la Paludles Troménies de Locronan ).

C’est la veine du réalisme breton, illustré aussi  par d’autres artistes, par exemple la céramiste Berthe Savigny saisissant les enfants dans la concentration de la lecture ou du jeu. Ce réalisme n’est pas un réalisme du trivial, de l’aliénation malheureuse (comme celui de Degas ou de Toulouse Lautrec) mais un réalisme familier, accentuant le trait pour saisir poses et gestes quotidiens dans leur nécessité. Réalisme proche de celui de statues bretonnes  que l’on voit dans les chapelles, lui même issu lointainement du réalisme gallo-romain.

Quand Mathurin Méheut obtient une bourse « Autour du monde» d’Albert Kahn et s’embarque en 1914 pour faire un tour du monde,  il peut visiter  Hawaï et le Japon (avant de rentrer en France en raison de la déclaration de guerre). Il sait déjà déchiffrer et peindre la flore et la faune marine,  les activités des ports, les travaux de paysans. Mais il accueille aussi une inspiration nouvelle,  trouvée dans l’architecture,  les costumes, les animaux sacrés (les biches remplacent la faune marine) ainsi que dans les techniques, la fameuse représentation japonisante sans modelé ni  profondeur qui convient à sa propre manière.

Pendant la guerre de 14, il combat d’abord dans les tranchées puis, en raison de ses qualités d’observateur, dans le service topographique. Nous voyons quelques croquetons extraits de sa correspondance avec sa femme: comme il le faisait pour les gens de la mer, il saisit la vie des Poilus au jour le jour, sans pathos. Il peint le sentiment collectif,  l’attente surtout, non sans humour parfois (L’entrée d’une tranchée de luxe) ou bien des scènes de foule qui l’ont spontanément marqué et qui prennent avec le temps valeur significative ou historique ( l’Exécution capitale, l’Arrivée des plénipotentiaires allemands le 11 novembre).

Reconnu officiellement peintre de la Marine en 1921, Mathurin Méheut reçoit de nombreuses commandes des compagnies maritimes pour la décoration de paquebots et cargos (l’Anjou). Après le succès que connaît  la faïencerie quimpéroise Henriot pour les services de table La Mer et La Galette, dont les motifs géométrisés sont  inspirés par la flore et la faune marine, les restaurateurs commandent à leur tour services de table (le restaurant Prunier), décoration intérieure (le restaurant lillois A l’Huitrière). Consacré « génie français » à San Francisco, le peintre y décore sa première villa, activité qu’il poursuit en France (villa Miramar d’Albert Kahn au cap Martin ; villa Le Caruhel à Etables).

La pêche, devenue industrielle, continue à l’inspirer. Mathurin Méheut fait revivre  l’animation du Débarquement de la pêche sur les quais de Boulogne: tonnes de poissons débarquées par un équipage  manœuvrant  de lourds  treuils.  Mais si, lors de sa dernière exposition en 1955 à la galerie Bernheim, un tiers seulement des œuvres fait référence à la Bretagne, c’est que Mathurin Méheut, au-delà de son histoire personnelle, a voulu peindre de façon plus générale, sans intérêt pour le pittoresque ou l’exotisme, un monde  dont il observe les changements, voire la disparition. Le réalisme du quotidien se double  d’un réalisme historique. La force du témoignage tient au dynamisme du  trait, allant à l’essentiel, aux puissants contrastes de la palette, aux cadrages mettant l’accent avant tout sur la mer, vue du bateau ou du rivage, et dont il a su capter l’énergie.

Le Musée de la Marine ne possède malheureusement pas de librairie qui permettrait de donner des prolongements à la visite. On peut cependant se procurer au musée  l’album de l’exposition fait par Denis-Michel Boëll, conservateur général du patrimoine et directeur-adjoint du musée. Notons que l’historienne de l’art Denise Delouche, spécialiste des peintres bretons, a consacré un livre entier à Mathurin Méheut aux Editions Chasse-marée. On trouve aussi quelques monographies plus courtes, comme celle de Michel Glémarec et celle de Dominique Le Brun  aux Editions du Télégramme.

Maryvonne Lemaire

 

Billet: le dominicain et le jésuite

 

Frais débarqué dans la ville éternelle
-Il n’est pas dit d’où cet homme venait-
L’été à Rome un révérend jésuite

Qui s’échauffait dans d’étranges circuits
Cherchait Saint Pierre à travers les venelles

Où semblait fuir le but de sa poursuite


De guerre lasse il interroge un frère
Dominicain l’air ouvert mais discret

Lui demandant c’est presque une supplique
De bien vouloir éviter l’homélie

Pour expliquer par quel itinéraire
On peut trouver la grande basilique

 

L’autre répond ravi de l’intermède
Mon père hélas finirez-vous jamais
Votre recherche errante infructueuse

Vous aimez trop les parcours sinueux
J’en ai bien peur le mal est sans remède

Car c’est tout droit sans marche tortueuse

 

C’était le jour de la Saint Dominique
Fête changée presque en catimini
Quatre août naguère et maintenant le huit

Qu’on nous l’explique est-ce un coup des Jésuites

 

 

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La fête de Saint Dominique, fixée au 4 août à partir de 1234, et au 8 août depuis le concile de Vatican II, donne l’occasion d’évoquer les dominicains, ainsi que les jésuites auxquels ils se sont souvent opposés.

Les dominicains (de l’ordre des frères prêcheurs, fondé en 1214 par l’espagnol Dominique de Guzman à Toulouse) et les jésuites (clercs réguliers de la Compagnie de Jésus, fondée en 1537 par l’espagnol Ignace de Loyola, saint fêté le 31 juillet) ont la réputation de ne pas faire bon ménage. Entre ces deux grands ordres, la rivalité n’a guère cessé depuis des siècles… Cette concurrence a atteint des sommets notamment aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Ce qui oppose finalement le plus les deux ordres, c’est qu’ils œuvrent sur le même terrain, celui de la formation et de la réflexion intellectuelles. De nos jours, la concurrence est plus policée. Mais le petit sourire qui naît sur les lèvres, lorsqu’on évoque les confrères d’en face, confirme la persistance d’une émulation bien réelle.

La Compagnie de Jésus aurait une propension plus marquée pour l’enseignement, domaine dans lequel son modèle a été reproduit dans de nombreux pays à partir du 16e siècle. Mais leur influence dans l’enseignement français, par exemple, est devenue très faible, malgré une réputation demeurée forte dans certains milieux où on se targue d’avoir été « élève des Jésuites ». Leur établissement français le plus connu est actuellement le lycée Sainte Geneviève à Versailles (classes préparatoires aux grandes écoles).

En philosophie et en théologie, les dominicains ont donné des auteurs aussi éminents que saint Thomas d’Aquin (dont le tombeau se trouve à Toulouse) et saint Albert le Grand. Ils ont contribué par ailleurs au développement de l’art religieux avec des peintres prestigieux, en particulier Fra Angelico.

Ils professaient l’idéal de pauvreté et, à la différence des ordres monastiques plus anciens, refusaient même la possession de biens communs. Ils ont été au départ un ordre mendiant, à l’image des franciscains.

Veillant à la pureté de l’enseignement de l’Église catholique romaine, ils ont combattu les dérives doctrinales par le prêche, l’enseignement et l’érudition, et se sont vu confier le contrôle peu glorieux de l’Inquisition tant qu’elle est demeurée une institution ecclésiastique.

Les jésuites se sont adressés de préférence aux milieux aisés et instruits, avec des méthodes qui leur ont valu des qualificatifs dépréciatifs. Le jésuite est devenu dans le langage courant un personnage recourant à des astuces hypocrites, d’après la définition du dictionnaire, confirmée par le sens des mots « jésuitisme » et « jésuitique ».

Très contestés au cours de l’histoire, interdits dans de nombreux pays, en particulier en France sous la royauté (en 1764 Louis XV les expulse) puis sous la Troisième République, les jésuites ont rencontré de sérieux problèmes dans la période récente, mais paradoxalement, souvent en opposition à leur image traditionnelle. A la fin du 20e siècle, un conflit d’autorité les a opposés à Jean Paul II, au début du pontificat. La destitution de Pedro Arrupe, leur « général », en 1981, ou l’admonestation papale au père Ernesto Cardenal, ministre sandiniste (d’extrême gauche) du Nicaragua, en 1983, ont laissé des traces. Plus près de nous, l’assassinat de Mgr Claverie, évêque d’Alger et dominicain, a conféré aux dominicains, aux yeux du public français, le lustre du martyr.

Du point de vue démographique, les frères prêcheurs français (de la province de France, au Nord, et de la province de Toulouse, au Sud) ont accentué leur avantage. En 2013, ils sont 550 contre 400 jésuites, ce qui  ne reflète pas le rapport de force planétaire entre les deux ordres. Au niveau mondial, les jésuites comptent aujourd’hui 18.000 membres dont 13.000 prêtres environ, et les dominicains 6.000 dont 4.500 prêtres.

Les uns et les autres ont leurs revues qui sont, en France: Vie spirituelle, Revue des sciences philosophiques et théologiques pour les dominicains; Études, Christus, Projet pour les jésuites. Les éditions dominicaines du Cerf accueillent, de manière œcuménique, les auteurs des deux ordres.

Le concile de Vatican II a mis en lumière, parmi les théologiens, les dominicains Marie-Dominique Chenu et Yves Congar, et le jésuite Henri de Lubac.

L’habit traduit, dans chaque ordre, une façon différente de gérer la « communication ». On a beaucoup disserté sur la bure que les dominicains aiment arborer dans leur couvent, et même à l’extérieur. Vêtus d’un long manteau muni d’un capuchon noir recouvrant une tunique de laine blanche, ils étaient parfois appelés « frères noirs » dans le monde anglo-saxon. En France, on les nommait « jacobins » par référence à leur couvent parisien situé rue Saint Jacques, jusqu’à la suppression de l’ordre pendant la Révolution. Les jésuites, eux, préfèrent depuis longtemps se fondre dans le paysage.

Les dominicains ont occupé d’importantes fonctions dans l’Église. Quatre papes (Innocent V, Benoît XI, Pie V et Benoît XIII) et plus de soixante cardinaux sont issus de leurs rangs.
En mars 2013 est devenu pape pour la première fois un jésuite, l’argentin Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos Aires, nommé cardinal en 2001. Ce chimiste de formation, philosophe et théologien, a été le maître des novices, puis le provincial de la Compagnie en Argentine dans les années 1970. Elu pape, il a pris le nom de François, et affirmé des positions qui font penser que, jésuite d’origine, il a aussi des ambitions franciscaines.

 

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: le centième tour de France

 

 

Dans le cyclisme  il y a ceux qui roulent
A vive allure accélèrent s’ébrouent
Pour s’échapper du peloton en grappe
Dans la campagne au bord d’herbages gras
Où les chevaux d’un élan naturel
Suivent la course en lui courant après

Dans le cyclisme il y a ceux qui grimpent
En supportant l’épreuve sans chagrin
Mais non sans mal sous le soleil qui brûle
Entre deux haies de public accouru
Tantôt danseurs tantôt lourds ils s’agrippent
A leur guidon le visage amaigri

Plein d’une ardeur qui surmonte les crampes
A travers France en décor sur l’écran
De la télé faisant fi des contrôles
Dopé dit-on le champion passe au trot
Puis au galop sans que rien l’interrompe
Tant l’énergie dans ses roues tourne rond

Quand vient la fin de ce centième tour
D’hommes-vélos je vois cette aventure
Comme un rappel de l’âge des centaures

 

***

 

Le centième tour de France à vélo s’est terminé à Paris le dimanche 21 juillet 2013. C’est le premier après que l’américain Lance Armstrong a été déchu en 2012 pour dopage, par l’Agence américaine antidopage et par l’Union cycliste internationale, de ses sept titres de vainqueur du tour.

Au total, de 1999 à 2011, neuf victoires sur 14 ont été annulées dans le tour de France: les sept d’Armstrong, plus la disqualification de l’américain Floyd Landis en 2006 et l’annulation de la victoire remportée par l’espagnol Contador en 2009.

Le tour 2013 a offert aux spectateurs, comme d’habitude, le beau spectacle des paysages traversés et de l’effort humain, mais la suspicion a été permanente, notamment à l’égard du vainqueur, le britannique Christopher Froome de l’équipe Sky. D’après les calculs auxquels se livrent certains observateurs depuis quelques années, la puissance (mesurée en watts !) du vainqueur de l’année semble surhumaine, supérieure aux capacités d’un homme non dopé, au point d’atteindre ou de dépasser parfois les performances de ses prédécesseurs déchus.

Pour défendre Froome, le propriétaire de l’équipe Sky, Rupert Murdoch, a fait publier dans le Sunday Times dont il est est également propriétaire un article élogieux d’un contempteur de Lance Armstrong. L’auteur de l’article affirme sans sourciller qu’à la différence du septuple vainqueur éliminé du palmarès, Froome est « clean » à 100 %.

Les exploits réalisés, bien que douteux, ont néanmoins quelque chose de mythologique par leur démesure, et font penser aux centaures de l’antiquité grecque, êtres fabuleux, moitié hommes et moitié chevaux. Dans la mythologie d’aujourd’hui, qui, pas plus que celle de l’antiquité, n’a pour souci premier la vertu, on peut trouver une ressemblance entre les centaures de jadis et nos coureurs cyclistes, mi hommes mi vélos.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet: liberté, égalité, fraternité

 

A l’occasion de la fête du 14 juillet, voici une petite célébration de la devise « liberté, égalité, fraternité » inscrite dans la Constitution française, et dont les trois principes ont été placés par l’Organisation des Nations Unies en tête de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

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La liberté consiste à pouvoir faire
Ce que l’on veut excepté ce qui nuit

Au corps social à soi-même à autrui

Le bon plaisir profondément diffère

Ma liberté a pour borne la sphère
Où l’autre a droit de se sentir chez lui

Elle n’est pas le passe ou sauf-conduit

Menant trop loin parfois même en enfer

Celui qui suit tous les vents d’aujourd’hui
Plane sans but n’a pas les pieds sur terre
En se croyant affranchi comme l’air

A l’opposé l’homme libre est celui
Qui ne craint pas que la loi légifère
Non pour brider mais pour être un appui

 

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Souvenez-vous du texte qui déclare
Les droits de l’homme et fonde avec éclat

L’égalité sujet qu’on ne peut clore

Que n’usent pas tant de discours folklos

Le texte est beau mais que peut-on conclure
Ai-je pensé lorsque je l’ai relu
Quand il prétend par ses formules claires

Etre un écho de l’Esprit paraclet

La loi dit-il fait de tous des égaux
L’égalité qui passionne les Gaules
Permet partout de plus vastes dialogues

Dans ce bas monde où tout se dérégule
Mais où beaucoup préfèrent l’exigu
Sa règle tient s’étend même et subjugue

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La République inclut dans sa devise
Fraternité celle-ci nous convie
A refuser l’antipathie mauvaise

Obtiendrons-nous pour autant son brevet

Réponse non car l’empathie s’envase
Paralysée par l’abstention s’en va
Se dissiper dans l’inertie rêveuse

Quand les actions ne suivent pas les vœux

Pour la sacrer principe cardinal
Il faut se dire et comprendre que rien
N’est à gagner dès lors que l’autre perd

Pour l’agrandir en vertu fraternelle
Il faudra faire aux autres tout le bien
Qu’on aimerait recevoir de leur part

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L’Assemblée Nationale a publié le 26 août 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui fait partie aujourd’hui de la Constitution française. Dans le préambule de cette Déclaration, elle reconnaît et déclare les droits de l’homme et du citoyen, « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême ». Deux ans plus tard, lorsqu’elle a publié la Constitution de 1791, elle a estimé que la Déclaration de 1789, placée en tête de cette Constitution, avait acquis « un caractère religieux » et qu’il n’était plus possible de la modifier.

On connaît en particulier la première phrase de la Déclaration: « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».
Citons aussi son article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui: ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »

C’est à la liberté que sont consacrés les articles les plus nombreux de la Déclaration de 1789, huit sur dix-sept (les articles 1, 4, 5, 7, 8, 9, 10, 11). L’égalité est inscrite dans les articles 1, 6, 13.
La Déclaration traite aussi d’autres droits, tels que la propriété (articles 2 et 17), qui, d’une certaine manière, peut se rattacher à la liberté, et elle complète les droits de l’homme par ce que certains ont appelé les droits de la Nation: la souveraineté, le droit de faire les lois, d’organiser la force publique, de voter les contributions, d’avoir une représentation, de demander des comptes à ses agents, de bénéficier d’une séparation des pouvoirs …

La Constitution de l’an I (1793), qui a succédé à celle de 1791 mais, pour cause de guerre, n’a jamais été appliquée, a été précédée d’une déclaration des droits et devoirs de l’homme et du citoyen, selon laquelle les droits naturels et imprescriptibles sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété; et dont l’article 6 reprend la définition de la liberté donnée par la Déclaration de 1789 (le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui) en y ajoutant que la limite morale de la liberté est dans cette maxime : « Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait ».

Après la Constitution 1793, celle de l’an III (1795-1799) a été précédée elle aussi d’une déclaration des droits et devoirs, qui énumère les mêmes droits. L’article 2 des devoirs a été ainsi rédigé : « Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes, gravés par la nature dans tous les cœurs: Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. » Le second de ces principes, exprimant d’une manière positive ce que le premier exprime en négatif, peut être considéré comme une définition de la fraternité, dont le mot n’est cependant pas mentionné.
Selon cette même déclaration de l’an III: « Ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché », et « nul ne peut être contraint de faire ce qu’elle n’ordonne pas ».

Par la suite, dans le préambule de la Constitution de 1848 (1848-1851), il a été précisé que la République française « a pour principe la Liberté, l’Egalité et la Fraternité ». Ces mots ont été inscrits par la Troisième République (1875-1940) aux frontons des institutions publiques.

La Constitution de la IVe République (1946-1958) a réaffirmé  que « la devise de la République est « Liberté, Egalité, Fraternité », et la Constitution actuelle, celle de la Ve République, a repris cette formulation.

Le 10 décembre 1948, les 58 États Membres qui constituaient alors l’Assemblée générale de l’ONU ont adopté à Paris la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont l’article premier, considérant l’humanité comme formée d’êtres libres, égaux et fraternels, déclare: « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Tanguy Viel: La disparition de Jim Sullivan. Par Martine Delrue

 

Tanguy Viel,   La Disparition de  Jim Sullivan,  2013,  Editions de Minuit

            Tanguy Viel est né  à Brest en 1973. Il a publié son premier roman, Le Black note,  en 1998 aux Editions de Minuit, son  second  en 1999, Cinéma. En 2001 il reçoit le Prix Fénéon pour L’absolue perfection du crime.  Il est pensionnaire de la Villa Médicis en 2003-2004. Il écrit plusieurs fictions pour France-Culture et continue d’être publié aux Editions de Minuit. Il a également reçu  le prix de la Ville de Carhaix  en 2009 pour son roman, Paris Brest.

            Il aime jouer avec les codes de la littérature et du cinéma de genre. Son travail vise à rendre le lecteur/spectateur attentif à la représentation qui lui est offerte. Ici, d’entrée de jeu, dans le premier chapitre, il se déclare romancier: « Si j’écris quelque chose comme ça dans mon roman…. » ou : « il n’était pas question de déroger aux grands principes qui ont fait leurs preuves dans le roman américain… ou encore : « Je me suis dit que ça serait bien qu’un personnage… ». Il met  donc en place l’histoire d’un professeur d’université (en littérature américaine), Dwayne Koster,  divorcé, qui sombre dans une déchéance de plus en plus marquée. Tous les ingrédients du roman américain (roman noir ou thriller) sont là: longues errances sur les quatre-voies, motels vides et étouffants, serveuse de bar également étudiante du professeur-héros, adultère, et, bien sûr,  bouteille de whisky sur la banquette du passager et crosse de hockey dans le coffre de la voiture. L’action se déroule sur un fond historique de première importance. Dwayne Koster est dans une chambre d’hôpital psychiatrique quand il voit sur son écran de télévision les tours du World Trade Center s’écrouler, mais déjà c’est le jour de l’assassinat de Kennedy qu’ enfant, il a surpris dans le lit de sa mère un dénommé Lee Matthews, qui se révèlera  quelques chapitres plus loin trafiquant d’objets d’ art. 

             Le romancier parsème son récit  de commentaires sur la manière dont il écrit, sur le nombre de pages qu’il a noircies, les doutes qui furent les siens quant aux noms choisis, au passé des personnages, à l’ avenir qu’il leur a réservé, à l’ordre des événements et même à la quatrième de couverture. Sans vergogne, il expose son travail : « Sur Lee Matthews aussi j’avais une fiche ». Suivent, en style  télégraphique,  les notes qu’il a rédigées lorsqu’il a  construit son personnage. Ces jeux de style sont savoureux, car ils alternent avec d’autres passages de registre bien différent, par exemple avec des descriptions lyriques de la campagne du Michigan montrant «  la cime des arbres qui tamisent la lumière, branches de chênes parcourues d’ écureuils, chiens de prairies se faufilant dans les clairières… », avec un goût prononcé pour les généralisations et l’emploi du pluriel, qui déréalisent en partie ce qui est présenté.

            On est conquis d’abord, dans la première moitié du livre, par l’action racontée  avec une ironie légère sur un ton moqueur. On s’amuse à relever que le héros habite Romeo Street, à Detroit « ville pleine de promesses et de surfaces vitrées …  aussi dévastée que Pompéi ». On sourit en découvrant les clichés, l’univers fait de voisins aimables, de barbecues et de fous rires, de Texans convenus, dans une veine sociologique parodique. Le titre du roman est intrigant. Tanguy Viel fait référence à un chanteur un peu mystique des« late sixties », Jim Sullivan, dont la disparition, en 1975, au bord d’une autoroute dans le désert du Nouveau-Mexique est restée mystérieuse et dont le disque le plus connu s’appelle UFO (OVNI en anglais). Cette disparition fascine le personnage principal, mais au fond dans le roman elle n’a aucune importance, ce qui pourrait être une autre façon pour l’auteur de nous jouer un bon tour. Son roman est-il un ONVI ? A moins qu’il ne s’agisse de signifier que «l’évanouissement» du personnage principal  vers le non-être est calqué sur celui de son idole. Ou seulement d’évoquer un mystère, l’aspect nébuleux qui prime dans les romans policiers. Autre plaisir, le comble de la mise en abîme, dans le quatrième chapitre de la seconde partie: la jeune Milly Hartway lit du Thomas Pynchon, et Dwayne Koster l’engage à remarquer que leur histoire ressemble à un roman. « On dirait du Jim Harisson, tu ne trouves pas? Et elle répondait que non, que c’était une histoire pour Joyce Carol Oates…» Le prénom identique de Jim Sullivan  et Jim Harisson entraîne peut-être l’apparition des noms d’auteurs dont Koster et son amie Milly pourraient être les personnages, de Alice Monroe à Philip Roth pour terminer par une référence à Faulkner. Nous sourions, Tanguy Viel s’amuse bien.

            Cependant, à exhiber ainsi ses trucs et ficelles, ses recettes et l’arrière-boutique, il risque de lasser. On finit par se sentir agacé. Le montreur de marionnettes manipule à vue, et ne cesse de désamorcer son travail; nous commençons à douter. La fiction existe-t-elle encore? Les personnages ont-ils encore une chair ou une âme, de véritables émotions ? Ne sont-ils que des êtres de mots, un jeu sous la plume de l’écrivain qui se fait plaisir ? Car c’est la performance de Tanguy Viel qui prend le dessus. On pense parfois à Je m’en vais de Echenoz, autre auteur de Minuit, ou à La Disparition de Perec. C’est une performance aux deux sens du mot: tour de force et réalisation artistique à l’instar de ceux qui exposent des  images vidéo ou des sons, ici réalisation de mots et de phrases, enchaînement de clichés ou de « mythes »  que l’auteur fait tourbillonner devant ses lecteurs en les ponctuant de: « ai-je écrit précédemment »…

            Est-ce notre époque, déconstruction oblige,  qui pousse  ainsi à faire des  parodies de romans? A se lancer de tels défis? Pas nécessairement, puisque cette tentative évoque celle de Brecht. La distanciation obtenue par des adresses au spectateur est destinée à provoquer un effet de recul, à faire percevoir un processus et à rendre les personnages et les objets insolites. En prenant ses distances avec la réalité, la distanciation est censée politiser les spectateurs. Est-ce le  cas pour Tanguy Viel ? Veut-il provoquer une prise de conscience par rapport au «problème évoqué», la société américaine? On peut en douter. Il s’agit peut-être plutôt de relever le défi lancé par Diderot dans Jacques le Fataliste ou même auparavant par Laurence Stern. Dans Tristam Shandy, Stern brise les codes narratifs classiques par ses intrusions d’auteur. Tanguy Viel s’est bien amusé aussi à rompre «l’illusion référentielle», c’est à dire  l’illusion qu’a le lecteur d’être devant un monde réel. Pour preuve, cette  belle prétérition: «Je ne voulais pas faire un thriller politique…c’est pourquoi je n’ai pas mentionné le nom de Barak Obama.»

            On a souri, admiré le style et l’adresse du romancier. Son roman pose indirectement des questions fondamentales: lit-on pour être ému? Pour s’identifier? Pour se laisser emporter par une belle écriture? Dans cette disparition, comme sur une radiographie où on ne voit plus que les os et le squelette,  par moments  je me prends à penser que la chair  a un peu trop disparu.

                                               Martine Delrue  

Roger Lecomte, auteur de Mémoire d’asphalte, recueil de poèmes. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Roger Lecomte, qui vit à Nice, est membre du comité de rédaction de la revue de poésie Les Citadelles, qu’il a fondée avec Philippe Démeron.

Cette revue comportait naguère une rubrique intitulée « Les poètes des Citadelles se présentent ». Il s’agissait de répondre aux questions suivantes : « énoncer une dizaine de mots qui évoquent pour chacun d’eux la poésie, citer leurs auteurs préférés, et leurs publications (outre quelques précisions biographiques, facultatives celles-là) ».
Roger Lecomte y a répondu ainsi dans Les Citadelles de 2002 : « né quelque part, comme dit Maxime Le Forestier, il habite des journées entières dans les orangers et il est poète intermittent… ; cofondateur des Citadelles / soleil, partance, musique, fugace, obscur, opalescent, océane, dériver, exorciser / Baudelaire, Musset, Verlaine, Apollinaire, Lorca, Milosz, Aragon / a publié Mémoire d’asphalte  (1984) aux Editions Le Pont de l’Epée/Guy Chambelland / paraît dans Sophia-Poésie, Le Nénuphar, Pan et Le Clatinos »

Auteur d’un autre recueil de poèmes (Chanson de l’iguane sur un réverbère, Editions Chemins de plume, 2005), il vient de faire paraître au deuxième trimestre 2013 une édition revue et augmentée de Mémoire d’asphalte (Editions Chemins de plume). Le dessin de couverture est de Jean-Michel Sananès.
Certains textes ont été remaniés, raccourcis surtout, et le recueil s’est enrichi de quinze poèmes datés de 2005 à 2013, précédemment publiés dans Les Citadelles, s’ajoutant aux trente neuf poèmes de 1984, qui se terminaient par celui qui a donné son titre au recueil.

Poésie de la mémoire

L’une des beautés de ce recueil est d’abord celle de la mémoire, renvoyant aux années 1968-1983 où se situent les poèmes de l’édition première, par exemple « Nuit de mai 68 » (Paysage à la manière de Giorgio de Chirico) ; « Flûte indienne » ; « Une femme rêvée » (in memoriam Delphine Seyrig) ; « La Chambre verte » (à François Truffaut) ; « Irish coffee » ; « Vivre sa vie », écrit en pensant à Godard ; « Voyez: la solitude… » (d’après un film de Jean-Pierre Melville) ; « Ville interdite » et « Mémoire d’asphalte », avec des citations de Marguerite Duras en exergue… Dans le souvenir qui nous est ainsi livré de cette époque, le cinéma et la littérature tiennent une place non négligeable.
Des années 1960-1970 date aussi l’œuvre de Georges Pérec, dont il est question dans un poème de décembre 2011 intitulé «Brèves de mémoire (in memoriam Georges Pérec) », poème anaphorique, commençant vingt-huit fois par « Je me souviens », et dont la dernière strophe débute ainsi:
« Je me souviens aussi d’un long monologue de Georges Pérec pendant lequel le comédien Sami Frey égrène ses souvenirs, juché tout au long de la pièce sur une bicyclette… »

En général, les poèmes publiés à partir de 2000 ont d’autres références que ceux la période 1968-1983. Ils remontent parfois à des époques plus lointaines, comme dans plusieurs strophes des « Brèves de mémoire ».
Le beau poème hivernal de décembre 2005 intitulé «  »Mister Snow » (Mister Snow, ou mystère de la neige ?) s’inspire du « tableau de Hundertwasser », précise le poète.
« Les Assis » de janvier 2006 ont été écrits « d’après People in the sun », d’Edward Hopper. Et en exergue de son poème « Elémentaires précautions » de mai 2008, l’auteur a placé une formule d’Henri Michaux: « Ne désespérez pas. Laissez infuser. »

Les souvenirs les plus forts sont souvent ceux qui sont contenus dans de petites choses, de petits plaisirs, de petites modes parfois démodées. La force de la mémoire est d’enclore un monde profond dans des réalités apparemment insignifiantes, par exemple chez Roger Lecomte le son de la flûte indienne, le goût de l’irish coffee, la cérémonie du thé…
« Le Yang et le yin » nous parle des couleurs du thé (noir à la liqueur d’ambre, bleu de Formose, blanc aux notes fleuries »), qui sont aussi des couleurs de sentiments évoqués discrètement: « Maintenant que tu as déserté ma vie, ne reste que le divin breuvage » (pages 79-80 de Mémoires d’asphalte 2013).

L’humour, l’amour des mots, le chant des mots

Pour caractériser le ton de Roger Lecomte, je me limiterai à ces trois thèmes, qui n’épuisent pas la richesse de cette poésie.

L’humour est présent dès les poèmes anciens de Mémoire d’asphalte:
Ces grandes jeunes filles lisses
Aux guitares cœur de planche
S’en sont allées frémir pour d’autres
Sous la caresse de Juillet…
(« Ces grandes jeunes filles… », février 1975, page 36)
Les jeunes filles en question réapparaissent dans « Elémentaires précautions » de mai 2008:
« Jadis on adulait des jeunes filles aux guitares cœur de planche qui depuis se sont perdus dans des rébus existentiels… »

Il semble que l’humour de cette poésie se développe au fil des années, souvent sous une forme mélancolique, parfois d’une manière un peu grinçante (« on nous ogéaime », dans « Doléances », septembre 2008) ou ironique:
« Je me souviens avoir porté, tout enfant, des barboteuses – culottes bouffantes rappelant un peu les hauts-de-chausses du temps de Charles IX – et bien plus tard, des pantalons de golf… » (première strophe de « Brèves de mémoire »)

En ce qui concerne l’amour des mots, les jeux de sonorités et de sens sont à la fois nuancés, justes et frappants. Parmi les titres, on note « Volubilis volubile… » (pages 28-29), « Soliloque insomniaque » (page 30). Le texte de « Carte postale » (septembre 1973) est fondé sur la rime intérieure portuaire-mortuaire. « Et le temps délétère décolore nos yeux », dans « Crossing the Channel », de février 2010. « Peur de riens » de décembre 2006 joue avec subtilité sur l’équivalence sémantique apparemment paradoxale des expressions « peur de riens » et « peur de tout ».

De même que l’humour, il semble que le « chant des mots » prenne de l’ampleur dans les poèmes les plus récents, par des moyens souvent classiques, mais sans « chevilles » de remplissage.
« Peur de riens » (pages 74-75 du recueil) est écrit en vers rythmés et chantants de six syllabes.
« Chanson du chevalier » (juillet 2008, pages 60-61), dans ses deux premières strophes, reprises à la fin, évoque la « musique intérieure » en alexandrins et demi-alexandrins (hexasyllabes) sans que le poète ait peur de les utiliser, manifestant ainsi un courage poétique qui sied au chevalier veillant sur les remparts de sa citadelle (et de sa revue Les Citadelles ?):

Chevalier solitaire armé d’indifférence,
mets ton ombre lunaire aux abonnés absents,
essaie de traverser au mieux les apparences.

N’écoute que ton chant, ta musique intérieure,
rejoins ta citadelle,
veille sur ses remparts.

Pour clore cette présentation, citons encore quatre vers harmonieux et lamartiniens du « lac des signes », 2010-2011 (pages 67-68 du recueil) – avec une belle « rime à l’envers » (paronomase): les estivants s’esquivent – dont on sent qu’ils ont été écrits par un habitant de la Côte d’Azur, même s’il s’agit du lac d’Annecy:

Les estivants s’esquivent.
Amarrées pour longtemps, les barques se déhanchent
Au gré du clapotis, en équilibre instable
Comme souvent nos vies.

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Dominique Thiébaut Lemaire

Le quintette vocal Antoine Geoffroy Dechaume. Présentation par Maryvonne Lemaire

 

Elle pleure des papillons, spectacle musical donné par l’ensemble vocal Antoine Geoffroy Dechaume, quintette a capella, le 15 juin 2013, au théâtre Pixel à Paris.

***

L’éventail qu’on m’a donné à l’entrée ne semble pas superflu pour affronter la chaleur qui règne dans ce petit théâtre du XVIIIe arrondissement, mais bientôt je suis prise par la poésie du spectacle.

Le quintette est déjà sur scène. C’est un quintette féminin. Maria-Carla Cialone, musicienne, mène discrètement le groupe des quatre autres chanteuses, Claude Palacios sa partenaire dans les duos de la Libelle Amoureuse, Michèle Cugnier, Françoise Delattre, Danielle Siramy. Leur mise évoque les personnages des livres de chansons illustrés par Boutet de Monvel,  avec le rose indien pour couleur dominante. Les mimiques et la gestuelle, accentuées par le maquillage et par une lumière contrastée, offrent des tableaux de style parfois naïf, parfois préraphaélite, avec les couronnes de fleurs.

Tout autour de la scène, des instruments de musique du monde jonchent coussins, tables basses et étoffes. Certains sont accrochés aux murs noirs. Pourtant aucun instrument de musique pour accompagner les chants, sauf lors des intermèdes où les chanteuses font toutes sortes de jeux sonores et même improvisent avec le public un concert à partir d’instruments rudimentaires.

Le spectacle d’une heure se déroule d’une seule traite, alternant chansons populaires et traditionnelles, canons, mélodies du monde, fredonnements et ambiances instrumentales. A un moment donné, l’une des chanteuses, Claude Palacios, ressort de derrière un paravent vêtue d’une tenue de prince oriental, bleu et or. Elle récite un long poème d’Yves Bonnefoy qu’accompagne la crépitation de la pluie, née de simples plastiques froissés. La récitation poétique apparaît ici comme variation du chant. Expérience renouvelée avec un poème d’Apollinaire : C’est le printemps viens-t’en Pâquette/Te promener au bois joli.

La tonalité d’ensemble est la gaieté, la légèreté, la recherche de l’harmonie. La facilité apparente est due au travail sur la respiration, le souffle et le silence. Dans tel chant révolutionnaire, la vivacité devient rebelle. Deux ou trois duos sont très applaudis: la voix de chacune y est mise en valeur, en particulier dans La Reine de cœur de Poulenc, sur un poème de Maurice Carême. On regretterait presque que les canons atténuent la singularité des voix. Le répertoire de chants remontant jusqu’à la Renaissance nous plonge dans un univers de paroles de chansons populaires ou savantes.

Antoine Geoffroy Dechaume, « saint patron » du quintette, est un musicien qui a contribué au XX° siècle à la redécouverte des musiques anciennes du XV° au XVIII° siècle. « Les plus humbles comme les plus grands chefs, selon Carla Cialone, chanteurs, instrumentistes, facteurs d’instruments, danseurs, chercheurs sont tous venus de par le monde suivre ses enseignements. Son accueil était d’une grande générosité et il témoignait autant d’attention aux plus simples novices qu’aux plus prestigieux professionnels ».

Elles pleurent des papillons. Poésie et magie. Avec rien, avec le souffle, la voix de chacune, avec des  mots simples et anciens, de la gaieté et un grand souci d’accorder les tonalités et les registres de chacune. Le travail de création n’apparaît pas mais explique les performances obtenues.

Un beau moment de plaisir partagé.
Le prochain spectacle est prévu en octobre 2013.

Billet: le solstice d’été et la Saint-Jean

A la fin juin voici donc le solstice
Commencement de la saison d’été
Victor Hugo l’associe à justice
Parce qu’il est au summum de clarté

Après des mois c’est à lui qu’aboutissent
De longs progrès de luminosité
Quand il unit dans un bref armistice
Deux tiers de jour un tiers d’obscurité

Pour que le jour ait plus de persistance
Pour qu’il s’allonge et dure encore un peu
A la Saint-Jean sont allumés des feux

Leur flamme danse avec fougue et prestance
Telle Hérodiade elle est libre sans voiles
Mais n’atteint pas le niveau des étoiles

***

La date du solstice d’été a été le 21 juin en 2013 (le 20 juin en 2012). La saint Jean est le 24 juin.

Victor Hugo fait rimer solstice avec justice :

Pas plus que le soleil ne renonce au solstice,
Nous n’oublions l’honneur, le droit et la justice…
(Les Quatre vents de l’esprit)

Mallarmé a consacré au solstice la première strophe de son poème intitulé « Cantique de saint Jean » (Hérodiade III). La strophe, divisée en deux par les rimes, et se terminant par un vers de quatre syllabes après des vers de six, évoque de cette manière le contraste entre les deux phases – presque stationnaire puis descendante-  du soleil:

Le soleil que sa halte
Surnaturelle exalte
Aussitôt redescend
Incandescent

« Exalte » (venant du latin « altus », haut) s’explique par la position au plus haut du soleil au solstice d’été, et « halte » par le fait que, comme l’indique l’étymologie du mot solstice (du latin « sol », soleil, et « sistere », s’arrêter), l’angle mesurant la direction du soleil à son lever et à son coucher semble rester constant pendant quelques jours à cette période de l’année, avant de se rapprocher à nouveau de l’est au lever et de l’ouest au coucher.

D’autres strophes du même poème, en particulier la deuxième, évoquent Jean-le-Baptiste et sa décapitation à la demande de Salomé (fille d’Hérodias ou d’Hérodiade, souvent appelée elle-même Hérodiade) après qu’elle eut séduit le roi Hérode en dansant devant lui, obtenant ainsi la promesse qu’il lui donnerait ce qu’elle demanderait (voir les Evangiles de Marc et de Matthieu) :

Je sens comme aux vertèbres
S’éployer des ténèbres
Toutes dans un frisson
A l’unisson

Mallarmé a évoqué cette femme fatale dans d’autres poèmes sous le titre d’Hérodiade, ainsi que dans « Les Fleurs »:

L’hyacinthe, le myrte à l’adorable éclair
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
Celle qu’un sang farouche et radieux arrose !

Salomé a beaucoup inspiré les artistes. En ce qui concerne les écrivains français de la seconde moitié du XIXe siècle, on peut citer Hérodias, l’un des trois contes de Flaubert (1821-1880), et en poésie -outre Mallarmé (1842-1898)- Théodore de Banville (1823-1891) qui a écrit dans Les Princesses un sonnet intitulé « Hérodiade », et Albert Samain (1842-1898), auteur d’un poème intitulé « Hérode » dans Symphonie héroïque (voir le site internet poesie.webnet.fr : les grands poèmes classiques). Par la suite, Apollinaire a consacré à Salomé un poème d’ Alcools, en suggérant, sur le ton de l’humour et même de la dérision, que sa mère et elle étaient perversement amoureuses de saint Jean.

Dominique Thiébaut Lemaire

Petite odyssée d’un marin breton, René Scavennec (II): 1943-1945. Transcription et présentation par Maryvonne Lemaire

 Après un périple qui, de 1940 à 1943, l’a mené du port de Lorient jusqu’au Maroc, puis en Algérie et en Tunisie à Bizerte, René Scavennec, maître radio de la marine nationale, a pu regagner Rosporden près de Quimper au début de 1943, en passant par bateau de la Tunisie à la Sicile, en remontant en train par l’Italie jusqu’à Toulon, et en traversant la France de la Méditerranée à la Bretagne, muni de ses papiers de congé d’armistice.
Il a alors travaillé dans la ferme familiale de Rosanduc près de Rosporden, tout en espérant retourner en Afrique du Nord où se trouvaient sa femme et son fils, mais il n’a pu mettre à exécution ce projet risqué. En août 1944, il a joué un rôle important dans la libération de Rosporden, avant de participer, jusqu’en 1945, aux opérations contre les Allemands encerclés à Lorient.
Voici le récit des événements qu’il a vécus en Bretagne de 1943 à 1945, récit enregistré en 1994 par son frère Alfred, et par son neveu Alfred (fils du précédent).

 ***

J’arrive à Rosporden, tout le monde se demandait d’où je sortais. Aussitôt je me suis mis en civil. Et puis terminé. Le va-et-vient entre Rosanduc et Rosporden, c’est tout.

C’est en février 43 .

Je loge à Rosporden chez Soizic. Je fais le mort. Je ne fréquente personne. Je vais travailler tous les jours à Rosanduc. Il ne faut pas que je reste la tête en bas: ma famille est en Afrique du Nord, tout le monde le sait. Rester là ? A Rosporden, il y a eu des histoires. Un soir, il y avait un filet de lumière qui filait à la fenêtre de mon beau-père, il était complètement rhumatisant, il ne pouvait pas bouger, il n’avait pas bien tiré les rideaux.  Un gars de l’extérieur rentre là-dedans, me bouscule. Je ne sais pas ce qu’il m’a raconté. Je suis allé arranger le rideau, et en descendant il me fout un coup de pied dans le derrière. Je me dis : «  tu vas le payer plus tard celui-là ! ». Il l’a payé.

Pourquoi étaient-ils si virulents, déjà ?

La lumière… Il y avait des bombardements sur Lorient.

43, c’est déjà le commencement de la fin. Février 43, Stalingrad tombe, ça sentait mauvais.

Ca sentait mauvais. Alors, à Rosanduc,  je faisais tout, la moisson, le foin. Je m’occupais.

 Tu as assisté au mariage d’André Scavennec ?

Oui, en 43. Une fois à Rosporden, j’allais quand même toutes les semaines à Quimper parce que je connaissais bien le fusilier Priand. C’était un pilote du Rhin. Il connaissait bien  les Allemands, il parlait allemand. J’ai vu tout de suite que c’était un gars qui était dans le coup. Je lui ai dit que ma famille était en Afrique du Nord, que je désirais la rejoindre si c’était possible. Il m’a dit : «  Je vais m’occuper de ça. Je vais vous mettre en relation avec la Croix-Rouge ». Le départ devait être fin 43.
Je suis rentré dans la Résistance officiellement le 1er février 44. Avant, j’attendais d’avoir quelque chose de la Croix-Rouge pour partir et passer par l’Espagne. Mais c’était toujours scabreux, parce qu’il disait que pour les trois-quarts des gens, c’était interdit. « Je ne veux pas que tu risques ton temps ni ta vie. Il vaut mieux attendre. Mais seulement, il faut faire le mort. » S’il y avait des anciens marins qui désiraient entrer dans la Résistance, il fallait essayer de voir. Si bien que j’étais un peu délégué dans le coin pour sonder l’esprit des gars. C’était plutôt mollasse. On sentait très bien qu’ils avaient un esprit vichyssois. Oui, tout à fait.

Dans le secteur de Rosporden ?

Oui, à Rosporden. Je connaissais quand même pas mal de marins. Vraiment, je n’ai jamais trouvé de vrais sympathisants. Alors, le 1er janvier 44 : « Je maintiens quand même ton départ pour l’Afrique du Nord par la Croix-Rouge, mais, dit-il,  en cas de coup dur, il n’y a que le maquis, mais là aussi fais attention ». De février 43 jusqu’au 1er février 44, pendant un an, j’ai fait le mort.

Tu avais quel âge, tonton ?

J’avais 36 ans.

Tu ne risquais pas le S.T.O. ?

Non, non, non, je risquais plutôt d’être déporté automatiquement, ayant ma famille en Afrique du Nord.

Pendant un an, ça n’a pas dû être facile…

Tu n’allais pas trinquer tous les soirs ! J’étais toujours sur le qui-vive. Si bien que, il faut dire la vérité, mon beau-frère Eugène Donal, qui était dans la Résistance, qui était dans le maquis, n’a jamais su que je participais à quelque chose. Beaucoup ont été ramassés parce qu’ils étaient bavards, dans les  bistrots, ils discutaient.

Tu ne trouvais pas beaucoup de répondant ?

Ils n’avaient pas un esprit… Pour eux, les boches, c’étaient eux qui commandaient, ils étaient les maîtres, il y avait une confiance aveugle, ça se sentait très bien, ça. Le 28 juillet 44, jusque-là j’avais fait le mort, officiellement j’étais inscrit dans le groupe du commandant Pimodin…

C’était qui, le commandant Pimodin ?

 Je n’ai jamais su. D’ailleurs tout le monde s’ignorait.

Même après la guerre, tu n’as jamais su ?

Non. Le 28 juillet 44, un beau jour, sans dire rien à personne, ni à ma belle-sœur ni à Jos ni à personne, le matin, j’ai pris une petite musette, j’ai barboté un morceau de pain et puis voilà. Et un verre. Je n’ai même pas pris d’eau ni rien du tout. Je trouverai  bien de l’eau quelque part si j’ai soif. Je  suis parti sur le coup de 10 heures du matin et en route, jusqu’à Langolen. Je suis arrivé là-bas vers les 5 heures du soir. J’évitais quand même la route autant que possible. Il y avait des frisés  qui se baladaient en vélo,  il y avait des patrouilles partout. Je suis arrivé, j’ai passé Tourc’h sans voir personne. Il y avait un oncle là-bas à Tourc’h, Corentin. A Coray, j’ai pris la direction de Langolen. Alors là j’ai rencontré un gars : «Je suis de Rosporden et je cherche quelqu’un de Rosporden, dans le coin ». Il me dit : « Je ne connais personne de Rosporden ». Comme  on m’avait indiqué à peu près, d’après mes connaissances, d’après ce que j’avais entendu avant,  je me suis dit que Langolen  devait se trouver un petit peu à gauche de Coray, si bien que je suis arrivé au maquis sans avoir demandé de renseignement à part ce gars-là, c’était d’ailleurs un paysan. Là j’ai trouvé  Quénéhervé, un petit jeune, qui était là de faction à l’entrée du maquis.

Comment tu es arrivé, par hasard ?

Oui,  je voyais ça, j’avais un nom  en tête, Langolen: ce n’était pas loin de la route de Coray , donc je me suis basé sur ce que j’avais comme renseignement. C’était la route de Coray à Quimper. Si bien qu’on était dans une ferme: on voyait les camions allemands qui passaient sur la route au-dessus de nous. On était dans le trou et eux passaient là-haut. Tout le monde était surpris de me voir, tous, aussi bien René Gall que Lily Gall que… C’étaient tous des Rospordinois. Le petit jeune Quénéhervé (son surnom c’est La Plume, mon pseudonyme, c’est Radio dans la Résistance, c’est bizarre mais c’est comme ça) m’a conduit au PC. Alors au PC, il y avait un capitaine anglais, Blathwayt, un capitaine français Charron -un gars de Rennes- et puis un petit sergent radio, Wood, et le capitaine Mercier. Alors présentations. Et là, je trouve Albert Rivière. Au moins un qui m’inspirait bien confiance, parce que les autres, je me demandais à qui j’avais affaire.  Albert Rivière et puis l’instituteur,  « Y », Yves Corre. Yves Corre, c’était un cousin, du côté de Marie. Si bien que là, tout de suite, on a fait les présentations. Le capitaine Mercier : « Vous tombez à pic, vous serez le suppléant du radio anglais ». Si bien que,  de suite, j’étais mis dans le PC, j’étais le suppléant du radio anglais. Seulement je n’avais pas le droit de manipuler parce que mon machin n’était pas déposé à Londres. J’étais tout de suite suppléant du radio anglais, et adjoint au commandant du maquis. J’avais en sous-ordre tous les cuisiniers, toutes les branches qui n’étaient pas proprement militaires, par exemple René Gall. Tout ça tombait sous ma coupe. J’étais dans l’administration du camp, purement et simplement.

Vous étiez combien, René ?

On était dans les 130 à 140.Tout le maquis de Rosporden s’était retrouvé là. D’abord, il y avait de petits groupes ; à la fin, tous ces petits groupes  se sont assemblés. Ça formait une compagnie. Voilà jusqu’au 28 juillet. Le 2 août, il y a eu un parachutage, du côté de Coray. J’ai ramené le parachutage. Le 3 août, on est allé ramasser un parachutage à Quimper. On est allé donner un coup de main au maquis de Quimper.

Vous vous déplaciez comment pour aller de Langolen à Quimper ?

En camion. On avait des camions. René Gall avait des camions. Tous les gars qui avaient des moyens de transport s’étaient mis à la disposition du maquis.

Et les patrouilles allemandes alors, vous passiez entre ?

La nuit. C’était risqué. Ça se passait entre minuit et 4 heures du matin, en gros. Quant à dormir toutes les nuits, il n’y fallait pas compter. Comment s’appelle le ministre de la marine, là, celui qui était maire de Quimper à la fin – j’’ai oublié son nom- c’était un professeur de Quimper, il était ministre de la marine après. La première chose qu’il me dit là-bas quand on arrive chez eux : « On est nombreux maintenant, il va falloir creuser les feuillées ». « Les feuillées – on tombait des nues- qu’est-ce que c’est que ça ? » Il croyait qu’on allait rester là trois ou quatre jours (rire). Le soir même, on faisait route sur Kerdaner, une ferme de Rosporden. C’était le rassemblement général.

 Qu’est ce qu’il voulait dire par « creuser les feuillées » ?

Des waters. Chez nous, au maquis, il n’y a jamais eu de feuillées. Surtout pas de papier à la traîne. Nulle part. On arrivait à redresser l’herbe partout où on était passé. A la ferme, avant de partir, on a tout laissé impeccable, pas une feuille, pas un papier, rien, rien, on a redressé même l’herbe écrasée ; on effaçait toute trace.
Le 3 nous sommes arrivés à Kerdaner. Là nous avons passé la nuit. Le 4 août, on devait attaquer Rosporden. Là il s’agit d’un plan général. Il s’agit d’attaquer la sentinelle à l’arme blanche, pour ne déclencher aucune alerte. Ça a mal tourné, en ce sens qu’il y avait d’abord un train qui était  bloqué à Kerrest, Kernével, près de Rosporden, un autre qui était en gare de Rosporden. Alors évidemment on a essayé d’attaquer les sentinelles, on a balancé des grenades sur la Kommandantur mais ça a été presque un échec. On a montré quand même qu’on était là. On n’a pas perdu de gars.
Le 4 août, les gars tant bien que mal se sont repliés un peu partout et à Penalen près de Dioulan j’ai attaqué un machin allemand qui était au repos. Ou alors, ils cherchaient à réparer leur voiture. Ils étaient dans le petit chemin creux près de Dioulan. On les aperçoit. Le capitaine Mercier nous dit qu’il fallait quand même tenter quelque chose. Je suis parti, je leur ai balancé deux grenades. Je me suis replié à travers champs. Là ils avaient eu une première alerte sérieuse. Et ensuite on s’est replié, on est rentré ce soir-là à Rosporden, le 4 août. Moi j’étais à la mairie ; les autres étaient dispersés. On avait fait le défilé, sur la route de Coray, par le cimetière, disant que Rosporden était libéré. Les Allemands en effet étaient partis. Les Allemands avaient déjà quitté, mais ils sont revenus le soir, de Concarneau. Et c’est là qu’il y a eu l’attaque sur la route de Concarneau. Charlot Le Gall a eu le bras arraché. D’autres, sur la route de la Croix Lanveur, Pierrot Le Naour a été tué là. Moi j’étais à la mairie. C’était mon PC.

A la mairie, j’ai trouvé le capitaine Charron. Il y avait des convois allemands qui traversaient encore Rosporden sans s’arrêter, ils venaient de Quimper pour aller sur Lorient. Là il s’est produit une chose. Charron lui, il avait son pistolet-mitrailleur… On a vu des camions allemands passer. On avait pourtant ordre de ne pas tirer, pour ne pas les éveiller, mais le capitaine était plus fort que ça. Il a voulu tirer et voilà que son pistolet mitrailleur s’est enrayé. Moi, avec ma mitraillette, deux rafales, et il y a les casques qui ont volé. Les gars étaient à l’arrière des camions. Ils étaient casqués et tout, prêts à tirer. Si bien qu’il y a une  grenade de ce camion, une grenade offensive, qui est allée se loger sur le rebord de la vitrine Le Roy… Cette grenade est restée là 15 jours. Mais elle était inoffensive parce qu’elle avait été traversée par une balle. Il y avait des trous dedans mais personne n’osait la déloger. Le capitaine Charron disait que, heureusement, j’étais là. Oui, heureusement. Le capitaine Charron y avait été un peu fort, on ne devait pas attirer l’attention, d’autant plus qu’ils étaient armés. On les voyait avec leur fusil à l’arrière. C’était le 4 août, le vendredi soir.

Qu’est-ce qu’il y a eu après?

Le soir, – je ne sais pas où est parti  le capitaine – moi, je n’ai pas bougé de mon poste. Je suis resté  à la mairie, puisque c’était mon poste. Je n’ai pas bougé. Je ne suis même pas allé chez moi. Le samedi, comme Rosporden avait été libéré, comme il y avait eu l’attaque de Concarneau, l’attaque de Croix Lanveur, il y avait eu de la casse, d’accord, mais le soir, c’était l’accalmie. Le samedi  5, rien de spécial. Le soir, on nous avait signalé qu’il y avait de gros convois qui arrivaient, venant de Brest, vers Lorient, parce qu’ils avaient été refoulés sur la route de Saint-Brieuc, sur la nationale 12, et donc ils avaient pris le trajet Brest-Lorient. De gros convois avaient été signalés. On a alerté tout le monde. Guiscriff est venu en renfort, sous le commandement de de Carville, c’était un jeune. C’est moi qui les ai reçus à 9 heures du soir. Après, le capitaine Mercier est arrivé. L’officier d’état-major est arrivé. Et chacun donnait des directives. Donc la nuit se passe, calme.

Le lendemain, le 6 août, c’est le grand jour, le dimanche. Des compagnies de Rosporden, il y en a qui sont sur Saint-Yvi, sur la route de Quimper. Ils ont vu des Allemands qui bivouaquaient à gauche à droite. Les ont-ils attaqués ? Je n’en sais rien, je n’étais pas dans le coup. Il y avait Yves Corre, Albert Rivière. Ils étaient échelonnés tout le long. De Carville était au Pont Biais. Les troupes allemandes étaient déployées de Ker Lué jusqu’à la route de Saint Éloi : pour entrer dans Rosporden, il fallait  passer par le Pont Biais. C’est là où il y a eu de la casse. Quand ils ont passé le Pont Biais, Rosporden, pour eux, ça y est, Il n’y a qu’à aller. Et brutalement à 11 heures, 11 heures moins 5 exactement, les Allemands arrivent  devant chez Feunteun. J’en vois un qui est en tête, un autre à sa gauche, un autre à droite, l’escorte.

Ils étaient comment, eux, à pied ?

A pied. Sûrement ils encadraient le convoi, à deux mètres devant le convoi. Un en pointe, l’autre à gauche, l’autre à droite. Ils étaient prêts à tirer. Ils n’étaient plus qu’à quinze mètres. Je n’avais pas encore entendu un coup de feu de mes gars. Qu’est-ce que je fais ? Je veux faire une volte face, j’ai virevolté. J’ai fait le chemin montrant que je rentrais à côté de la mairie, que je partais par derrière. J’ai obliqué automatiquement sur la gauche, si bien qu’ils m’ont lâché deux rafales de balles explosives. Il y avait trois trous dans la serrure, dans la porte de la mairie. Mais oui parce qu’avec mon pied, j’ai poussé la porte en vitesse et je suis monté dans l’escalier. Il y a eu trois balles et j’ai senti qu’elles n’étaient pas passées loin. Dans la mairie, j’ai monté l’escalier en courant mais en me courbant. J’ai ramassé une rafale qui m’a déchiré le dos -j’ai été blessé là-  et qui m’a éraflé les cheveux, qui m’a fichu ma casquette en l’air. Arrivé là-haut, je mets ma mitraillette au coup par coup. J’étais bien lucide, parce que si j’avais tiré à la mitraille, c’était cuit, parce que ça aurait éveillé tout le monde. Mais au coup par coup… Le gars qui était en train de me chercher dans la cage d’escalier était encore là en train de chercher. Je le vise, je le vois, le fusil tombe par terre, il s’écroule. Bon, un. L’autre se demandait ce qui arrivait à son chef, la même chose. Il tombe également par terre au deuxième coup. Il n’y a pas eu de détonation, tu sais, la mitraillette coup par coup, il faut faire attention. Mon troisième larron, il est complètement dans la lune. Pareil, même motif, une balle a suffi. Donc avec trois balles j’ai abattu l’escorte.
Alors quand j’ai vu qu’on les traînait comme des pantins, comme des pantins, et que le premier camion reculait, j’ai bondi en vitesse et puis ma mitraillette en rafale. Un arrosage général. Là les pare-brise, tout volait en éclats, et alors là, ils reculaient mais reculaient l’un dans l’autre. C’était une vraie bousculade. Ça gueulait là-dedans, c’est inimaginable ! Ils avaient commencé à reculer. Ils n’ont pas dépassé le niveau de la mairie. Le premier camion était arrivé à la hauteur du coiffeur, de la route de Coray. Postic qui me voyait de chez lui: « Il est fou, Scavennec, il est  fou, il est fou » qu’il disait à tout le monde, il était au milieu de la rue, avec les bras en l’air. Quand les camions ont commencé à reculer, à rentrer l’un dans l’autre, il y a une grenade qui roule à mes pieds …,  c’était une grenade défensive, une grenade quadrillée. Si elle avait explosé, j’étais ratatiné. Comme un fait du hasard, elle n’a pas explosé.  Elle venait de chez Bébert S… Certainement elle venait de là. Elle a roulé comme ça, elle est venue sur le trottoir chez le coiffeur et il n’y a que lui qui ait pu faire ça. Il devait avoir un coup dans la pipe, il était soûl tous les jours. Cette grenade, je l’ai prise, j’ai vu qu’elle n’était pas dégoupillée. Je l’ai prise, je l’ai dégoupillée. Je l’ai balancée là-bas. Elle a atterri devant chez Feunteun, à peu près à vingt mètres. Je l’ai balancée de toutes mes forces. Ça a été un vacarme ! J’ai vu une lueur, j’ai entendu des cris, inimaginable, là, j’ai vu les camions qui étaient engagés sur la route nationale, qui reculaient et qui cherchaient à se dégager pour prendre la route de Pont-Aven.
Il y a un gars qui a tout vu, un tout jeune, il avait 13 ans à l’époque, c’est le fils de Lili Bourhis. Il était chez Herlédan, dans la librairie qui fait le coin, il était à la fenêtre en haut. Il était en retrait, il a vu toute la scène, c’est lui qui me l’a raconté et qui l’a dit devant son père, chez moi. Il n’avait jamais osé dire à son père. Son père était un homme de confiance  dans un camp de prisonniers, en Allemagne. Son fils n’avait jamais osé dire à son père. Son père lui a dit : «  Mais comment tu sais ça ? » « Parce que je l’ai vu », qu’il a dit. Il avait 13 ans à l’époque.

Tes gars à toi, ils étaient où ?

Personne, personne. Quand je suis monté à la mairie, je n’ai vu personne. J’ai su qu’ils étaient derrière les piliers, complètement paniqués, absolument paniqués. Il y avait le vieux Kerneléguen, il y avait Carrer, maître fourrier de la marine. Pfff, zéro. Il y avait Bébert S. qui a failli me bousiller avec sa grenade. Je n’ai vu personne.
Dans ce convoi,  il y avait deux P 45 qui sont des camions qui…sont restés chez moi : un 38 tonnes bourré de malles, de vivres, tout ce qu’on veut. Un 38 tonnes,  tu vois ce que c’est ? Tu aurais vu le linge qu’il y avait là-dedans ! Inimaginable, surtout du linge féminin. Les malles, des malles entassées les unes sur les autres et bourrées à bloc, et puis la Gestapo de Saint-Brieuc. La Gestapo de Saint-Brieuc, c’est moi qui l’ai prise, les types eux-mêmes, avec la voiture. Ils étaient coincés entre les deux P 45 et le 38 tonnes. Ils étaient coincés. Cette voiture légère nous a servi après à Rosporden.
La Gestapo de Saint-Brieuc, je les ai vus à la mairie : ils étaient trois, deux hommes élégamment vêtus,  chemise blanche mais décolletée  et la dame était boulotte, belle femme, on voyait qu’elle n’avait pas souffert des restrictions de l’Occupation. Ils ont été pris tout de suite en charge par le deuxième bureau, Quéau ou Dréau, un gars d’Audierne, qui les a pris en charge.

A ce moment-là, il y a des partisans qui sont arrivés quand même ? Tu  n’as pas fait tout ce travail tout seul ?

Ils sont allés ramasser. Les gars étaient là aux aguets, prêts à bondir.

Mais les résistants ?

D’ailleurs, je ne m’explique pas comment le deuxième bureau était tout de suite là à la mairie quand je suis remonté. Quand mon travail en bas a été terminé, je suis monté et j’ai  trouvé tout ce monde assemblé (silence).
Après, quand il y a eu Concarneau, je me suis retrouvé responsable à  Rosporden. Je suis  resté seul à la mairie, il y avait les bons d’essence, je faisais la surveillance partout, de la sûreté. Il y a eu des Allemands qui  se constituaient prisonniers. Pendant toute l’occupation de Concarneau, j’avais la responsabilité de Rosporden.

Il y a beaucoup de gars du maquis de Rosporden qui étaient allés sur Concarneau ?

Oui, tout le maquis de Rosporden est allé sur Concarneau. Ils n’ont laissé personne, je suis resté seul, comme responsable.

Ce n’était pas très prudent de te laisser là tout seul.

Il y avait juste Madame Nédellec, de la quincaillerie, qui a été très gentille, qui m’a donné une chambre. De la rue, j’enjambais la fenêtre pour aller dans la chambre ; ça fait que j’avais un lit là pour me reposer.

Ca s’est fini quand, le maquis, pour vous, à Rosporden ?

C’est fini après Concarneau. Le maquis de Rosporden était sur Concarneau.

Concarneau a été libéré après Rosporden ?

Fin août. La date exacte,  je ne pourrais pas te dire… Après ça a été la poche de Lorient.  Au mois de septembre…

Tu es resté combien de temps à Rosporden ?

Tout le mois d’août, jusqu’à la libération de Concarneau. Après ça a été … le front de Lorient. Sur le front de Lorient, les gars qui étaient des maquisards mais qui n’avaient plus rien à voir là-dedans, comme Lili Gall, sont rentrés chez eux, il n’y a en somme que les volontaires et les gars de l’active, ceux qui avaient leur service à finir, qui n’avaient aucun intérêt à quitter, quelques militaires de carrière comme moi par exemple. Le maquis de Lorient : au début j’étais chef de section.

Dans quel secteur étais-tu ?

De la plaine jusqu’au petit Letty. Avant Clohars-Carnoët.

 Vous étiez de ce côté-ci de la rivière, de la Laïta ?

De ce côté-ci.

On ne pouvait pas aller de l’autre côté ?

De l’autre côté, à partir du Poteau Vert, de Rédéné, c’était tenu par d’autres gars. Chacun avait son secteur.

J’étais à Caudan, pendant trois semaines, un mois. Avec une mitraillette que tu m’avais offerte, que j’étais allé chercher à Rosporden, tu t’en souviens ? (Intervention de son frère Alfred Scavennec)

Non je ne m’en souviens pas, je ne me souviens pas de t’avoir donné une mitraillette.

Je suis allé la chercher à bicyclette à Rosporden. Je t’ai dit bonjour et puis tu m’as donné une mitraillette comme je te le demandais.

Oui, j’avais des armes, j’avais mon colt. Mon colt, on me l’a réclamé mais je l’ai balancé dans le Scorff.

Qui te l’a demandé ?

Les gendarmes. Il y a eu une enquête après. Ils m’ont demandé ce que j’avais fait de mon arme. Je leur ai dit qu’il a été jeté dans le Scorff. En pièces détachées. A Lorient.

A quelle époque  les gendarmes t’ont demandé ça ?

Assez vite. J’avais quitté le front de Lorient. C’était donc avant mon départ en Indochine au mois d’août 45.

Le front de Lorient pour toi ça a fini quand ?

Le 8 mai 45, terminé. C’est la fin. Sur le front de Lorient, j’étais d’abord chef de section et puis ensuite à partir du mois de janvier, j’ai pris le commandement du Corps franc.

Qu’est-ce que c’est, le Corps franc ?

J’avais trente hommes. C’était  des gars qui étaient toujours appelés, s’il y avait un coin douteux, pour aller voir ce qui se passait.

A quel moment la création des Corps francs ?

Janvier 45. Trois mois, j’ai été commandant.

Et vous avez fait des coups  durs sur Lorient ?

On a été de l’autre côté de la Laïta. On a été dans les châteaux demander d’aller ouvrir la marche des compagnies. De crainte qu’il y ait des boches qui seraient restés embusqués. J’étais à Riec, j’étais complètement indépendant. A Riec-sur-Belon, sur la route de Ros Bras, dans  le café qui se trouve tout à fait dans le creux. On avait une grande grange pour la boustifaille, pour tout. Et après quand on me demandait de monter au machin, on y allait. Autrement, à Riec, réveil tous les matins à quatre heures. Impératif. On partait dans la campagne, pour entraîner les gars, de façon qu’ils soient toujours prêts physiquement et moralement.

C’est des sortes de commandos.

J’ai eu des histoires avec eux. Le matin, ils travaillaient, mais l’après-midi et le soir, fallait pas se remettre avec eux. Les bistrots de Riec en connaissaient quelque chose.  Mais je n’ai pas eu de sale histoire. Ils n’ont jamais blessé ni tué personne. J’étais logé chez l’ostréiculteur Cadoret. Dans sa grande villa, dans le bourg.

Il était maire en ce temps-là.

Non, j’étais chez le fils. Le maire était en plein bourg. Le fils était dans la grande maison à briques rouges en descendant, la grande maison à gauche au coin. J’avais ma chambre là-dedans, j’étais invité à prendre l’apéritif chez eux, j’étais bien vu à Riec. Les gars chantaient quand ils allaient en balade, au retour ils chantaient aussi.

Vous avez eu  des missions délicates à Lorient ? Tu n’as pas un exemple ?

On a été de l’autre côté de la Laïta, dans les châteaux … Je ne me rappelle plus leur nom, on était de passage. Quand on a bouclé la poche de Lorient, il a y fallu aller.  Il neigeait le 8 mai 45.
Après Lorient, j’ai eu le commandement d’un camp de prisonniers à Kerhuer, Ploemeur. C’était un château. Les Allemands avaient tout saccagé, coupé tous les arbres. Là les boches avaient installé des baraquements, ils avaient installé un tas de baraquements, si bien que les mille prisonniers étaient bien. Il y avait un médecin major avec eux, ils avaient leur cuisine à part et tous les jours ils partaient à Lorient déblayer. Huit heures le matin: rassemblement général, en colonne par quatre, direction Lorient, à pied.

A partir du 8 mai ?

J’ai pris ça début juin … Ils avaient leurs cuisiniers, leur docteur,  des infirmiers. Le soir, ils rentraient vers les 5 heures. Là c’était libre, mais ils regagnaient automatiquement leurs baraquements. Je n’ai eu que trois évasions : l’un a été blessé grièvement, les deux autres ont été repris à Vannes. D’ailleurs, j’ai eu des félicitations pour l’entretien de mon camp. C’est sur la route qui va attraper le terrain d’aviation civile, l’aéroport, Lann-Bihoué civil. Kerhuer est sur la gauche. Il y a une pancarte qui indique … le château de Kerhuer. J’avais deux adjoints, ce n’est pas beaucoup. Mille prisonniers. J’ai quitté le commandement au mois d’octobre 45. J’ai laissé les prisonniers.

Est-ce que tu as, entre guillemets, « visité » la base sous-marine quand tu étais là ?

Non, j’ai vu la base sous-marine, mais je ne l’ai jamais visitée.

Il y avait des sous-marins dans le port ?

Oui il y en a eu. (…)Moi, il  fallait que je regagne la marine. J’ai regagné la marine à Vannes, ils avaient un bureau à Vannes. J’étais de retour, incorporé définitivement. Fin octobre, j’ai eu ma désignation pour l’Indochine: Brigade Marine Extrême-Orient, BMEO.

Billet: le cycle des vêtements

 

Les vêtements circulent dans un cycle
Où le gaspi leur accorde un sursis
Quand un donneur les laisse en bon état
Bien généreux dans de grands réceptacles

Au coin des rues jetant de bons articles
Offerts au vol et qu’un chef répartit
Quand les enfants sans peur des cadenas
Les ont extraits de ces faux tabernacles

Au chef de bande un mari ou un oncle
Elle obéit sans oser dire non
Celle qui vend le butin de ces fouilles

Et l’acheteur qui referme la boucle
Acquiert content sans qu’elle vaille un clou
Sur le trottoir l’une de ces dépouilles

 

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Au sujet des dons d’habits et des conteneurs où ils peuvent être déposés au profit des associations caritatives, le journal gratuit Direct Matin n° 1314 du jeudi 13 juin 2013 a publié le petit article suivant :

 « L’association « Le Relais » espère avoir mis au point un conteneur inviolable. Pour lutter contre le pillage de certains des bacs dans lesquels les donneurs déposent des vêtements, l’association installe en ce moment un nouveau modèle en région parisienne, a révélé hier France Bleu 107.1. Ces conteneurs de nouvelle génération fonctionnent « un peu comme un camembert : on met le sac d’un côté, on tourne, et il tombe de l’autre côté », explique Pierre Duponchel, le président-fondateur du « Relais ». Un système censé empêcher les voleurs, souvent des enfants membres de bandes organisées, de s’infiltrer à l’intérieur et d’en extraire les vêtements en bon état. M. Duponchel espère que, dans les mois à venir, les voleurs n’auront pas déjà « trouvé le moyen de contourner » ce système, sur lequel un salarié de l’association a travaillé pendant trois mois. Il estime que l’association en est déjà à son « cinquième, sixième, voire septième » modèle de conteneurs ».

France Bleu 107.1 (du groupe Radio France) a effectivement diffusé le mercredi 12 juin
2013 à 11 h 30, à la radio et sur internet, l’information que voici :

« Les conteneurs qui permettent au « Relais » de récolter des vêtements sont devenus une cible privilégiée de bandes organisées qui obligent des enfants à s’y introduire pour en ressortir les habits. Pour mettre fin à ce vol de dons, l’association installe en ce moment un nouveau modèle en région parisienne.
Sur les 3.000 conteneurs de la région parisienne, plusieurs sont régulièrement victimes de pillages. Les collecteurs s’en rendent facilement compte : quand ils viennent récolter les dons, les habits en meilleur état ont disparu, il ne reste plus que les plus abîmés. Et puis certains donneurs leur ont raconté les techniques de ces bandes organisées.
Elles interviennent à plusieurs adultes et un enfant. L’enfant est introduit dans le conteneur par l’orifice qui permet de déposer les sacs de vêtements. Une fois à l’intérieur, il choisit les meilleurs habits et les fait ressortir, toujours par le même système. Avant de lui-même ressortir par ce tourniquet.
Pour mettre fin à ce pillage, un salarié du « Relais » travaille exclusivement depuis trois mois à étudier les techniques de ces bandes organisées pour mieux les contrer. Avec des écoles ingénieurs, il a mis au point un nouveau modèle de conteneur qui est en train d’être installé en région parisienne. Un conteneur tout blanc, en hauteur, avec un tourniquet vertical à l’ouverture réduite et aux portes renforcées. Le « Relais » espère
que cela mettra fin à ces vols et évitera un drame. Une fois déjà un collecteur a retrouvé une adolescente dans un conteneur. »

 ***

 L’auteur de ce billet a lui-même assisté à une scène analogue à celle qui a été décrite par France Bleu. Il en tire quelques leçons:
–         Trop de gaspilleurs se débarrassent de vêtements en bon état, tout en voulant se donner bonne conscience;
–         On encourage la paresse négligente par l’installation dans la rue de conteneurs prétendument antivols, qui dispensent de l’effort minimum d’aller porter les vêtements directement aux associations ;
–         Bien que les conteneurs de collecte soient notoirement inefficaces, les associations caritatives les maintiennent en calculant que, malgré les vols, il en restera pour elles quelque chose, ce qui revient à tenter les voleurs en toute connaissance de cause;
–         La mairie croit pouvoir ainsi réduire le volume des déchets, mais tôt ou tard c’est bien à la poubelle que finissent les vêtements usagés, parfois plus vite qu’on ne le croit quand ils sont abandonnés sur la voie publique par les voleurs et revendeurs;
–         Les organisateurs des bandes de voleurs sont des exploiteurs qui manipulent les enfants et les femmes à leur service;
–         L’ « étiquette caritative » ne suffit pas à rendre le système vertueux.

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

Billet: la palme d’or du festival de Cannes 2013


Le film est long cent quatre-vingts minutes
Et quand l’actrice est plus qu’à demi nue
Quand avec elle une autre fait la paire
Les spectateurs demeurent circonspects

C’est qu’ils y voient chatteries de minette
Sexe de femme et plus qu’un tantinet
Mimes de chair entre cri et soupir
Mais peu fervents seulement des copies

C’est que jamais le cinéma n’a pu
Bien évoquer l’amour à son zénith
Parfum toucher font sentir leur absence

Par la vision comment rendre le pur
Le bel amour celui qui réunit
Dans sa magie les plus cachés des sens

*

La critique la plus intéressante du film intitulé La vie d’Adèle, palme d’or au festival de Cannes 2013, est celle qui a été publiée le 27 mai 2013 sur son blog Les Cœurs exacerbés par Julie Maroh, auteure de la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude (2010, prix du public au festival d’Angoulême 2011), dont s’est inspiré le réalisateur du film, Abdellatif Kechiche.

Julie Maroh évoque notamment les scènes de sexe, en précisant que :
« sur les trois heures du film, ces scènes n’occupent que quelques minutes. Si on en parle tant c’est en raison du parti pris du réalisateur.
Je considère que Kechiche et moi avons un traitement esthétique opposé, peut-être complémentaire. La façon dont il a choisi de tourner ces scènes est cohérente avec le reste de ce qu’il a créé. Certes ça me semble très éloigné de mon propre procédé de création et de représentation. Mais je me trouverais vraiment stupide de rejeter quelque chose sous prétexte que c’est différent de la vision que je m’en fais.
Ça c’est en tant qu’auteure. Maintenant, en tant que lesbienne…
Je ne connais pas les sources d’information du réalisateur et des actrices (qui jusqu’à preuve du contraire sont tous hétéros), et je n’ai pas été consultée en amont. Peut-être y a-t-il eu quelqu’un pour leur mimer grossièrement avec les mains les positions possibles, et/ou pour leur visionner un porn dit lesbien… Parce que – excepté quelques passages – c’est ce que ça m’évoque: un étalage brutal et chirurgical, démonstratif et froid de sexe dit lesbien, qui tourne au porn, et qui m’a mise très mal à l’aise. Surtout quand, au milieu d’une salle de cinéma, tout le monde pouffe de rire. Les hérétonormé-e-s parce qu’ils/elles ne comprennent pas et trouvent la scène ridicule. Les homos et autres trans-identités parce que ça n’est pas crédible et qu’ils/elles trouvent tout autant la scène ridicule.  Et parmi les seuls qu’on n’entend pas rire il y a les éventuels mecs qui sont trop occupés à se rincer l’œil devant l’incarnation de l’un de leurs fantasmes.
Je comprends l’intention de Kechiche de filmer la jouissance. Sa manière de filmer ces scènes est à mon sens directement liée à une autre, où plusieurs personnages discutent du mythe de l’orgasme féminin, qui… serait mystique et bien supérieur à celui de l’homme. Mais voilà, sacraliser encore une fois la femme d’une telle manière je trouve cela dangereux. »

Julie Maroh (qui a cédé les droits d’adaptation) réfléchit aussi sur la transposition d’une œuvre au cinéma.
« Quoi qu’il en soit je ne vois pas le film comme une trahison. La notion de trahison dans le cadre de l’adaptation d’une œuvre est à revoir, selon moi. Car j’ai perdu le contrôle sur mon livre dès l’instant où je l’ai donné à lire. C’est un objet destiné à être manipulé, ressenti, interprété.
Kechiche est passé par le même processus que tout autre lecteur, chacun y a pénétré et s’y est identifié de manière unique. En tant qu’auteure je perds totalement le contrôle sur cela, et il ne me serait jamais venu à l’idée d’attendre de Kechiche d’aller dans une direction ou une autre avec ce film, parce qu’il s’est approprié – humainement, émotionnellement – un récit qui ne m’appartient déjà plus dès l’instant où il figure dans les rayons d’une librairie. »
Elle exprime cependant in fine sa tristesse – tout de même amère, quoi qu’elle en dise – de ne pas avoir entendu le réalisateur reconnaître (publiquement) sa dette vis-à-vis de l’œuvre dont il s’est inspiré.

Nous sommes très loin du temps (1857) où Baudelaire a été condamné pour quelques-uns de ses poèmes, parmi lesquels « Lesbos » (l’île de Sapho) et les « Femmes damnées ». Le substitut Pinard qui la même année avait requis contre Gustave Flaubert, l’auteur acquitté de Madame Bovary, a conclu ainsi son réquisitoire :
« Soyez indulgent pour Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans équilibre. Soyez-le pour les imprimeurs, qui se mettent à couvert derrière l’auteur. Mais donnez, en condamnant au moins certaines pièces du livre, un avertissement devenu nécessaire. »
Baudelaire a été condamné à 300 francs d’amende, les imprimeurs-éditeurs Poulet-Malassis et De Broise chacun à 100 francs, et six « pièces condamnées » ont été supprimées du recueil des Fleurs du mal. Baudelaire ayant demandé dans une lettre à l’impératrice la réduction de l’amende qui « dépasse les facultés de la pauvreté proverbiale des poëtes », le ministre de la Justice a réduit en janvier 1858 l’amende à cinquante francs. Dès 1869, un Complément aux Fleurs du Mal de Charles Baudelaire comprenant les pièces condamnées a été édité par Michel Lévy. Une loi du 25 septembre 1946 ayant institué un nouveau cas de pourvoi en révision ouvert uniquement à la Société des Gens de Lettres de France, celle-ci a aussitôt agi sur la base de ce texte, et la Cour de Cassation a cassé et annulé le 31 mai 1949 le jugement rendu (presque cent ans auparavant) le 27 août 1857.

Quant à la qualité poétique des pièces condamnées, en particulier les pièces « saphiques », voici comme exemple le dernier quatrain des « Femmes damnées » (Delphine et Hippolyte) :

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
A travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous !

Si les pièces incriminées n’ont pas mérité l’indignité, elles ne méritent probablement pas non plus un excès d’honneur. Leurs vers sont beaux, mais ils donnent parfois l’impression d’en faire trop, et on peut trouver rhétorique leur romantisme, malgré l’admiration que nous inspire par ailleurs le génie de Baudelaire.

 Dominique Thiébaut Lemaire

Petite odyssée d’un marin breton, René Scavennec. (I):1939-1943. Transcription et présentation par Maryvonne Lemaire

 

Fils de Joseph Scavennec et de Marie Hervé, agriculteurs à Rosporden (Finistère), René Scavennec (Rosporden 15 septembre 1908-Quimperlé 27 avril 2007), époux de Marie Donal – sœur d’Eugène Donal, journaliste – a été maître-principal (radio) dans la marine nationale.

La guerre de 1939-1945, avant l’épisode de la Libération de Rosporden à laquelle il a participé comme protagoniste en 1944, l’a conduit sur différents rivages de l’Atlantique et d’un bord à l’autre de la Méditerranée, entre la France et l’Afrique du Nord, dans une véritable petite odyssée dont il a fait le récit, enregistré par son neveu Alfred Scavennec (fils de son frère Alfred) le 19 octobre 1994.

Sa nièce Maryvonne Scavennec-Lemaire (fille de son frère André) en a assuré la transcription que l’on peut lire ci-dessous.

 

***

 

Où étais-tu, René, en septembre 39, à la déclaration de guerre ?

     A la déclaration de guerre,  j’étais à l’école de radio comme instructeur. D’abord à Toulon et ensuite nous sommes venus à Port-Louis, à Lorient.

Que s’est-il passé pendant la drôle de guerre pour toi ?

     En 40, nous nous trouvons à Port-Louis.  Le 16 juin, nous décampons. Nous avons ordre de rejoindre Lorient, où nous devions embarquer sur le Commandant Dominé. Je dois embarquer sur le Commandant Dominé avec mes apprentis radio. Quand nous nous sommes présentés au Commandant Dominé, on nous a dit que nos places étaient prises  par l’Ecole des officiers des transmissions. Qu’est-ce que nous avons fait ? L’officier de marine qui était  à l’embarquement   nous a dit qu’il n’y avait qu’une solution, c’était de rejoindre le port de pêche, Keroman. A Keroman, on a trouvé un chalutier qui était en instance de départ. Quand nous nous sommes présentés à ce chalutier, on nous a dit : « Non, ce n’est pas prévu, nous n’avons pas de vivres pour vous ». Bon gré mal gré, nous avons embarqué. J’ai fait un papier, comme quoi je devais embarquer sur un chalutier sur ordre de la marine de Lorient.

Vous étiez combien ?

     J’étais avec trois apprentis radio.

Les Allemands n’étaient pas encore là ?

     Ils arriveront le 18. Nous sommes embarqués à bord, bon gré mal gré. On verrait bien ce qui allait se passer par la suite.  Mes trois matelots ( les trois apprentis radio) et moi, on est  à bord. Et puis on voit deux officiers mariniers de l’école, qui déambulaient, qui cherchaient quelque chose, qui n’avaient pas pu embarquer. Je leur fais signe. Ils sont venus. Ils ont embarqué en somme sur mes ordres, puisque c’est moi qui avais pris l’initiative de réquisitionner le bateau.

     Départ de Lorient vers les 10 heures du soir. Destination inconnue pour le moment, puisque le commandant avait une lettre cachetée qu’il n’avait droit de décacheter que sorti des eaux territoriales (les trois milles). Évidemment, arrivé au large de Groix, il a ouvert son enveloppe, où il y avait mis : destination Casablanca, avec ordre de prévenir, si on rencontrait en mer des marins-pêcheurs, de rallier autant que possible l’Afrique du Nord et non l’Espagne ou le Portugal , où  ils risquaient d’être internés. On a rencontré effectivement pas mal de bateaux de pêche, qui ont tous été consternés de savoir que les Allemands étaient chez nous. On a mis six jours pour rallier Casa. Mais entre-temps, après avoir prévenu les pêcheurs qu’on rencontrait en cours de route,   le commandant est entré à Tanger. C’était une erreur de route. C’était un enseigne de réserve. Pas beaucoup d’heures de navigation certainement, il s’était trompé. Alors à Tanger le bateau-pilote est venu à notre rencontre. Il a dit : «  Halte là ! Si vous allez plus loin,  vous risquez d’être internés ». Il nous a demandé : « Quelle destination ? » Le commandant a répondu : « Casablanca ». « Alors demi-tour et  longez la côte ». Donc nous avons quitté Lorient le 16 et nous sommes arrivés le 24 à Casa. Le 24 juin 40.

     Quand nous sommes arrivés à l’école, les gens ont tous levé les bras aux nues : nous étions tous portés disparus. Nous étions portés disparus parce qu’on nous croyait sur La Tanche. La Tanche a sauté le 17 au matin, à 6 heures du matin. Là il n’y a eu aucun rescapé. La Tanche était un chalutier, le même que le nôtre. A titre d’indication, notre chalutier s’appelait le Saint-Pierre d’Alcantara. Ça a été la joie générale à l’école. Quand nous sommes arrivés, ils n’étaient pas encore au courant de l’accident de La Tanche. Ils nous attendaient sur La Tanche. Nous avions l’ordre d’embarquer sur le Commandant Dominé mais quand nous sommes arrivés, notre place était prise par l’Ecole des officiers des transmissions, qui avait la priorité. J’aurais dû me retrouver en Angleterre, au lieu d’aller en Afrique du Nord.

Les Transmissions sont allées en Angleterre ?

     Oui

Ton école à toi, ce n’était pas l’Ecole des transmissions ?

     Si, mais eux, c’était l’Ecole des officiers. Nous, c’était l’école des apprentis radio. On a été bien reçu. Je m’attendais à  une engueulade, parce que prendre un bateau comme ça sans l’autorisation, hein ?… c’était la guerre… mais c’était une bonne initiative que j’avais prise, si bien que j’ai eu un témoignage officiel de satisfaction.

 Qui te l’a donné ?

      ça venait du ministère de la marine.

ça ne venait pas de Paris, en tout cas ?

     Le 16 juin 40, un témoignage officiel de satisfaction…

Vous étiez des rebelles ?

Le 16 juin 40 rien n’est encore fait. Ce n’est que le 18 juin 40 que Pétain va dire que c’est fini.

     J’ai quand même une petite anecdote. Pendant la traversée, comme il n’y avait pas de vivres à bord- il y avait du pain, il y avait du vin mais de viande, il n’y en avait pas-, il s’est trouvé que, parmi mes trois apprentis, il y en avait un qui avait fait la pêche au thon. Il a fait un crochet avec un fil de fer, il a trouvé un morceau de barbaque. On a pêché trois bonites pendant notre traversée, si bien qu’on a eu de sacrés biftecks de thon, formidable ! Il n’y avait pas de viande mais… si, il y avait  des conserves, des boîtes de singe. L’école de radio était au petit lycée Lyautey à Casa. L’instruction s’est déroulée normalement pendant  deux mois ; l’école de radio a continué en juin 40, en Afrique du Nord. En juin et juillet.

Vous avez continué à fonctionner en tant qu’école de radio ?

      En tant qu’école de radio, officiellement. De là, en août,  nous  sommes descendus à Mogador. À Mogador, j’ai continué l’instruction dans une école. L’école des radios a continué, je dirais jusqu’au mois de novembre, novembre 40, où l’école a été dissoute. Pour ma part, j’ai été désigné pour Dakar. J’ai dû embarquer sur un pétrolier, la Garonne.

Je connais la Garonne pour l’avoir vue en rade de Brest…

     La Garonne, c’est un pétrolier qui d’abord a été réarmé, en attendant une destination quelconque. En 41, on a pris un chargement d’huile d’arachide. La moitié, on l’a laissée à Casa, l’autre moitié on l’a envoyée à Alger, parce que les sous-marins marchaient à l’huile d’arachide. Il n’y avait plus de mazout, plus rien.

Les sous-marins français ?

     Oui, la Circé et compagnie. Après, quand on a laissé notre chargement à Alger, on a pris un chargement de balles de caoutchouc, qui était destiné à Michelin. Des balles de caoutchouc qu’on n’a pas pu mettre dans les cuves mais qui étaient sur le pont. Des masses de cinq ou six balles, l’une entassée sur les autres, si bien qu’on ne voyait plus la mâture.

Les balles de caoutchouc, c’est pour quel port ?

     Toulon. D’Alger nous somment venus à Toulon avec un chargement de balles de caoutchouc.

Vous êtes sous quel régime ?

     C’est Vichy.

La France du Sud n’est pas encore occupée.  Il n’y a pas de rupture encore…

     Là, à Toulon, on a désarmé le bateau. Je me suis trouvé sans affectation. Je connaissais le Major à Vichy, qui  était mon ancien patron à Toulon en 1930-31. Je le connaissais, alors je lui ai écrit. Je lui ai dit dans quelle situation je me trouvais : je me trouvais à Toulon, mon bateau désarmé, sans affectation. Je lui ai expliqué que ma famille était à Casa. Tout de suite il a fait le nécessaire pour me redésigner pour Casa. Je suis donc retourné à Casa, à la marine de Casa. Je vais rester jusqu’en septembre 42. Là je suis désigné pour Bizerte, pour la préfecture maritime de Bizerte.

Tu avais quel grade, tonton?

     J’étais second maître. Non, j’ai dû passer en avril 41 maître. J’étais maître radio. J’arrive à la préfecture. Pour aller du Maroc à Bizerte, on a  pris le tortillard, on a fait toute la côte jusqu’à Tunis. Arrivé là-bas, à la préfecture maritime, on me dit…  Non ce n’était pas la préfecture maritime, c’était un coin de Bizerte… on me dit: « Vous allez former des apprentis radio ». Donc c’était une école clandestine. /Ah ?/Mais oui, puisque l’autre déjà était dissoute, à Casa. En  principe, c’était interdit par les conventions d’armistice.

     Nous sommes déjà en 42, quand je rejoins Bizerte, septembre 42. « Non, ce n’est pas pour la préfecture maritime, c’est pour vous occuper d’apprentis radio ». Il y avait un capitaine de vaisseau et un capitaine de frégate : «  Vous allez vous organiser. Vous allez tout faire : le son, la procédure, les conférences d’électricité, expliquer ce que c’est que l’électricité, la radio et tout ça ». J’avais 11 apprentis, ça marchait bien. J’avais 11 élèves, qui étaient fils de fonctionnaires de là-bas ou bien qui étaient en Tunisie depuis très longtemps. Ils avaient bien sûr de la famille en France mais ils étaient de là-bas. En somme ils faisaient leur service militaire. Il y en avait six qui avaient leur bac et les cinq autres avaient le niveau du brevet. Donc  ce n’était pas des imbéciles, c’était des gars bien disciplinés, qui ne demandaient qu’une chose, c’est de travailler un petit peu. Entre-temps, comme j’avais trouvé un logement à Bizerte, on ne voulait pas me donner l’autorisation de ramener ma famille. Je suis allé voir le chef d’état-major,  lui  expliquer mon cas. Il me dit : « Il n’y a pas de raison majeure ». Allez ! J’ai fait tout le nécessaire pour ramener ma famille là-bas. Puis voilà le débarquement du 6 novembre 42 en Afrique du Nord !

     Les Américains débarquent à Alger, cherchent à débarquer à Casa et ils cherchaient également à débarquer  à Tunis mais là c’était la vraie course. Parce que Rommel arrivait en Tunisie /Il venait de Libye ?/ Il venait de Libye.  Et les autres étaient bloqués à Alger. Évidemment automatiquement tout est coupé. Je me suis trouvé dans une situation … y avait qu’à attendre, quoi ! Je faisais même du ciment pour faire des abris provisoires, on passait notre temps. Moi, je m’occupais de mes apprentis au maximum mais sans plus. C’était l’attente. Moi, j’attendais les Américains et Rommel nous arrivait sur le dos.

Par le sud de la Tunisie…

     Par le sud de la Tunisie. Voilà que Rommel arrive début janvier en Tunisie, à Bizerte.

Rommel est venu jusqu’à Bizerte ?

     Un beau jour, fin janvier 43… On avait des bombardements tous les jours. Les Allemands n’étaient pas encore là. Mais les Américains bombardaient  les bateaux qui étaient  pour Rommel, les bateaux allemands, tout ce qu’on veut. Ils cherchaient à neutraliser au maximum Bizerte, de façon qu’elle ne tombe pas entre les mains de Rommel. Fin janvier, voilà les troupes de Rommel qui arrivent. Je les vois encore  arriver avec leurs bottes, leurs  kakis, tout flambant neufs.

     Un beau jour, on nous affiche : « Vous êtes priés de vous mettre sous l’autorité des occupants, de l’autorité occupante ». Qu’est-ce que je constate ? Je constate qu’il n’y a plus aucun officier  français,  dans l’entourage,  dans mon service. Il y avait encore les sous-marins, la base sous-marine, mais, dans mon service, ils avaient tous mis les bouts. Quand on est libre et de sa propre initiative… Sans me prévenir, évidemment.  On a vu ce papier : « Dès demain vous êtes priés  de vous mettre aux ordres de l’autorité occupante ». On a compris. J’ai dit à mes apprentis : qu’est-ce qu’on va faire ? On savait qu’à la Baie des Carrières, de l’autre côté du goulet, étaient retranchés tous les gars de la préfecture maritime et les gars qui n’avaient plus rien à faire de ce côté-ci. C’était une base arrière en somme. Qu’est-ce qu’on a fait ? On a pris une barcasse et puis avec les 11 bonhommes, nous sommes allés là-bas. Il y avait un service. Une barcasse chargée de ramener en somme des types au hasard, une navette, qui fonctionnait à heures fixes. Pour embarquer sur cette navette- là, il fallait un papier. Nous n’avions pas de papier. Qu’est-ce qu’on a fait ? Bon gré mal gré, on a embarqué sur la navette et puis là-bas nous sommes arrivés.

     On a été accueilli  à peu près comme un chien dans un jeu de quilles. Il y avait un capitaine d’armes, c’était un Alsacien : «  Vous n’avez rien à faire ici, on ne veut pas de vous, vous n’avez pas de paquets ». Après concertation avec mes petits gars, ils parlaient l’arabe, comme ils avaient un certain bagage et qu’ils connaissaient bien le coin, « Ne vous en faites pas, patron, on va se débrouiller ». Très bien. On était logé dans des cuves à mazout,  qui n’avaient jamais servi, c’était immense ! C’était des machins galvanisés, ça pouvait recevoir des milliers de tonnes. C’était propre et à l’abri et sous terre.  Il faisait chaud là-dedans ! On est arrivé là-dedans, on a trouvé les gars de la préfecture maritime. On leur a dit qu’on arrive comme un chien dans un jeu de quilles. Ils nous ont dit : «  Ici, c’est la pagaille, ne vous en faites pas. »  Mes apprentis… Le lendemain matin, qu’est-ce que je vois, cinq ou six sont partis dans le djeb,  je ne sais pas où, ils se sont ramenés avec des poulets, des œufs, un tas de choses. Quand le cuisinier a vu ça (il n’y avait que des boites de singe à manger), il a dit : « on va s’arranger ». Tout de suite, le capitaine d’armes, à midi, on avait notre rôle de plat et tout et tout. Ça a été casé comme ça.

     Là, on va rester huit jours. Le huitième jour, il y a un papier, une affiche : « Ce soir, trois torpilleurs italiens vont accoster. Ceux qui désirent rentrer en France sont priés de donner leur nom ». Je consulte mes 11 gars. D’accord on va rentrer en France. On met tous nos noms. Les torpilleurs italiens sont arrivés à 11 heures du soir. On est arrivé à 3 heures du matin à Palerme. Ils avaient mis la gomme. Je ne vois pas bien la distance, ce n’est pas tellement large mais enfin il a fallu qu’ils marchent. Et en effet ça marchait. On entendait les turbines qui tournaient à toute gomme. Tous les jours, il y avait des torpillages, il y avait les sous-marins qui torpillaient et puis l’aviation qui donnait / L’aviation alliée ?/l’aviation allemande, même alliée. Les Italiens déjà avaient abandonné la guerre. Les soldats italiens- finie la guerre !-  avaient lâché prise. C’était en 43, janvier 43.

Les torpilleurs italiens n’étaient pas pro-allemands ?

     La preuve, c’est qu’ils mettaient leur bateau à la disposition des Français. Les Italiens étaient déjà avec nous. Ils avaient viré casaque.

Et Rommel ?

     Rommel était toujours en Tunisie. Je suis arrivé à Palerme début février 43. À Palerme, on est resté deux jours. On était dans une caserne. Il n’y avait rien à manger. Ils n’avaient que des maquereaux salés, pas de pain, des fruits peut-être. Quand nous sommes arrivés, ils ont été très heureux d’avoir une miche de pain.

     Voilà ce qui s’est encore produit. Les gars avant d’embarquer avaient mis des sacs de pain et des sacs de conserve pour embarquer à bord. Seulement les gars n’ont pas eu peur de crocher : ils ont pris des sacs de pain au maximum, ils ont pris des sacs de conserves, ils étaient chargés comme des bourriques et d’autres n’avaient rien, rien. Mais quand on a pris le chemin pour rentrer, le 5-6 février, quand on a embarqué dans le train -c’était des trains à banquettes en bois- à Palerme, il y avait déjà des ferry-boats qui traversaient là, des trains qui passaient, comme exactement la traversée d’Angleterre à ici /Entre la Sicile et la Calabre ?/ Oui. Il y a les ferries. On a pris les ferries pour arriver de l’autre côté. On continue  le long de la côte italienne, dans les wagons, dans le train,  avec des banquettes en bois, des wagons de marchandises  où il y avait de la paille-  on pouvait coucher là-dedans. On va mettre huit jours pour aller de Palerme à Nice. A chaque instant, il fallait s’arrêter pour laisser passer les trains allemands qui allaient au front. Les Italiens avaient  déjà décroché. C’était la misère chez eux. Avec nos pains et nos conserves, on a fait des heureux ! On avait des fruits à gogo…

René, vous étiez en civil ou en militaires français ?

     En militaires, on était resté en tenue, quoi !

Les chleuhs vous laissaient passer ? Vous n’avez pas eu de problèmes pour traverser l’Italie ?

      On était dans des wagons italiens. Les Italiens avaient déjà décroché. / Vous n’aviez pas de mal à passer en tenue ?/ A chaque instant nous étions obligés de nous arrêter et les trains allemands avaient priorité absolue. On voyait des trains allemands bourrés d’hommes,  de canons, qui allaient vers le front, vers la Sicile. Ils faisaient l’inverse de nous.

Vous étiez en militaires dans les wagons ?

     On était bien vu, on nous applaudissait. On nous donnait des fruits à gogo. Nous, on leur donnait du pain,  des conserves, tout ce qu’on avait. Arrivés à Nice, on a été bien reçu par la Croix-Rouge : café, croissants,  tout ce qu’on veut. De Nice on a été dévié vers Toulon, nous les marins. À Toulon, on nous a mis de suite en congé d’armistice. Il n’y avait personne. Comme gens qui stationnaient là, il n’y avait personne. J’ai dû arriver en Bretagne  vers le huit ou 10 février 43, je ne me rappelle plus très bien.

En janvier, tu es  à Palerme; en février 43,  tu es revenu en Bretagne…

      En congé d’armistice. J’étais démobilisé.  J’étais en tenue. Je suis arrivé à Rosporden en tenue. Si bien que j’ai traversé toute la zone libre en tenue, traversé Paris en tenue. Tout le monde me regardait. A Paris, en grande tenue, au mois de février 43, hein… Tout le monde disait : « Qui c’est ce gars-là, d’où il vient ? »

Aucun Allemand ne t’a rien demandé?

     Il y a juste eu le passage de la zone libre à la zone occupée, un contrôle. Donc j’ai montré mon papier de congé d’armistice, ils m’ont fouillé et ils ont regardé ce qu’il y avait dans ma valise. J’étais en règle. J’arrive à Rosporden, tout le monde se demandait d’où je sortais. Aussitôt je me suis mis en civil. Et puis terminé. Le va-et-vient entre  Rosanduc et Rosporden, et c’est tout.

Billet: concours de voix à la télévision

Micro sans fil oreillette sans casque

Equipement pour mieux nous émouvoir

D’un timbre clair ou d’un son qui se voile

Faisant rêver sans qu’on s’en aperçoive

Qui va gagner le prix des belles voix

 

Qui survivra dans les bacs et les kiosques

Est-ce celui qui se plaît au sensible

Ou l’angoissé(e) que sa recherche oblige

A dépasser les valeurs établies

Qui va gagner la faveur du public

 

Le favori de la maison de disques

L’autre qui croit au travail à la chance

Qui se surmonte ou qui suit son penchant

Quand vient le temps de la dernière manche

Qui va gagner la palme des chansons

 

(Ajout du 19 mai 2013)

Voici le vote et la fin romanesque

Où le vainqueur est celui qui oublie

Son bégaiement dans la beauté du chant

C’est la leçon terminant cet envoi

***

 

L’émission vedette de TF1, le concours de chant intitulé  « The Voice », dont la deuxième saison en France se termine le samedi 18 mai 2013 (une troisième saison est en préparation), est née aux Pays-Bas, et s’est répandue dans plusieurs pays avec un grand succès, aux Etats-Unis à partir d’avril 2011 sur la chaîne NBC, au Royaume-Uni sur la BBC, en Belgique, et ailleurs…

D’après un article publié par Le Point.fr le 16 avril 2013, « The Voice » est au cœur de bien des doutes et polémiques. Beaucoup de téléspectateurs s’interrogent sur le processus d’élimination des candidats par le public et par les professionnels appelés « coaches » (tout est en « franglais »). Ces derniers sont chargés d’entraîner les candidats mais aussi de les sélectionner de manière progressive en participant à la réduction de leur nombre jusqu’à la finale. Les choix ainsi effectués suscitent sur Twitter des centaines de réactions souvent étonnées voire scandalisées.

Par ailleurs, un point intrigue. Pourquoi le dévoilement des choix du public est-il à ce point escamoté? Les téléspectateurs se souviennent des émissions de télé-réalité où l’ouverture de l’enveloppe révélant les votes était l’occasion d’un grand suspense. Musique dramatique à l’appui, le présentateur faisait monter la tension avant de livrer le résultat des votes. Avec « The Voice », le fonctionnement est tout autre. L’huissier garantissant la véracité des chiffres se contente de faire une petite apparition sur la scène, ou n’apparaît même plus, pour remettre l’enveloppe contenant le nom de l’élu.

Contacté par Le Point.fr, le responsable de la communication de Shine (la société de production de « The Voice ») n’a pas grand-chose à déclarer. « Les votes sont secrets », assène-t-il. Il se contente d’une précision : les votes commencent dès lors qu’un nouveau groupe de chanteurs rentre en scène. Impossible d’en apprendre davantage.

Plus surprenant encore, le rôle joué par Universal Music. Le label offrira la production d’un album au vainqueur de la saison. Compte tenu de la situation du marché du disque, Universal ne peut pas se permettre de se tromper. Il faut donc un artiste « bankable », capable de vendre un maximum de CD, et qui ne devra pas seulement être doté d’une belle voix, mais aussi d’une personnalité faisant l’unanimité. Le jury composé de Florent Pagny, Garou, Jenifer et Louis Bertignac ne doit donc pas faire d’erreur. Petite précision, ils ont tous signé chez Universal. De quoi se demander si des instructions ne sont pas données… Et si les votes du public ne sont pas outrepassés par la volonté d’Universal. D’après Le Point.fr, il se murmure de source sûre qu’en dépit de la promesse de l’émission, réservant la production d’un album au gagnant, un des candidats, Olympe, aurait déjà signé son contrat.

Outre les informations et réflexions contenues dans cet article du Point, il est apparu au cours des épreuves qu’il est difficile d’apprécier une voix indépendamment de la chanson à interpréter. Parfois les coaches, involontairement ou non, choisissent une chanson ne permettant pas de mettre en valeur les qualités vocales du candidat (quand ce n’est pas le candidat lui-même qui s’est trompé après avoir été laissé libre de choisir sa chanson).
Il est à remarquer aussi que les choix du public peuvent être faussés par la technique de communication électronique (internet, facebook, twitter…) et par le phénomène de réseaux qui en résulte, pouvant faire intervenir de véritables groupes de pression. Ce phénomène est d’autant plus important qu’en finale, c’est le public seul qui va désigner le gagnant.

Quant aux décisions des quatre professionnels entraîneurs-sélectionneurs, il ne s’agit pas d’un jury aux décisions collectives. Pour les candidats que le public n’a pas choisis, chaque « coach » s’est prononcé individuellement sur les membres de sa propre équipe. Il est clair que ces décisions sont plus arbitraires que les décisions collectives, et plus propices au soupçon. Sans compter que les règles régissant ces décisions ont changé à chaque étape du jeu.
Il y a, de plus, quelque chose de pervers dans le fait de décider du sort de ses propres poulains. Les « coaches » se sont plaints explicitement de ce système les obligeant à choisir entre des candidats qu’ils ont entraînés longuement et avec lesquels se sont forcément créés des rapports affectifs. Ils seraient là pour les repêcher d’après les organisateurs du jeu et de l’émission, mais comme le verre à moitié plein est aussi à moitié vide, la décision de repêchage est en même temps une décision d’élimination du ou des autres candidats restants.

Nous sommes ainsi amenés à quelques considérations un peu désabusées.
D’abord, le jeu dépend grandement des règles du jeu, comme le savent bien ceux qui aiment le football, ou ceux qui attachent de l’importance aux palmarès sportifs (voir le billet de Libres Feuillets publié le 19 août 2012 sur les jeux olympiques d’été). Si les règles sont contestables, le jeu lui-même perd son intérêt.

Ensuite, nous voyons que l’amour évident du public pour les belles voix et les chansons est l’hameçon par lequel on l’attrape pour promouvoir des intérêts beaucoup plus prosaïques, pour preuve l’importance du temps consacré à la publicité dans ce genre d’émission.
Ajoutons encore que les choix de ceux qui  sont investis du pouvoir de trancher ne peuvent être acceptés que s’ils sont suffisamment impartiaux, d’où l’importance des arbitres dans le sport. Or, dans les jeux télévisés, la relative impartialité des choix auxquels sont soumis les candidats, qu’il s’agisse des choix des professionnels ou du public, peut être très douteuse. On passe alors  de « l’arbitrage » à « l’arbitraire ».

 

Complément apporté après la finale française du 18 mai 2013

Finalement, le vainqueur n’est pas Olympe qui avait été présenté comme le favori d’Universal, et qui a été distancé de très peu par Yoann Fréget. Cette fois, l’émission a renoué avec le cérémonial de l’huissier et des scores solennellement révélés (que le présentateur a dévoilés avec lenteur en partant des scores les moins élevés).
Yoann Fréget, âgé de 26 ans, est présenté ainsi par le Journal du dimanche du 19 mai 2013: « Diplômé en musicothérapie, chanteur soliste dans des formations de soul et gospel, le candidat de Garou a convaincu le public par son talent, son énergie (parfois trop) débordante, et son approche viscérale de la musique, qui efface comme par magie son bégaiement » .

Le thème du bégaiement surmonté par l’art est très ancien. Un exemple célèbre est celui de Démosthène qui a réussi à vaincre ce défaut d’élocution et à devenir le plus célèbre orateur de la Grèce antique.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Bourdieu (III): l’universel. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Cet article fait suite à deux articles précédents de Libres Feuillets, qu’il complète par la présentation d’une notion à laquelle Bourdieu a consacré des développements importants à partir de la fin des années 1980, lorsque après la sociologie de l’éducation puis celle de la production culturelle, il a entrepris sa sociologie de l’Etat (voir ses Méditations pascaliennes, chapitre 1, note 2, page 356).

En première approche, on peut définir l’universel selon Bourdieu de la manière suivante: quelque chose qui, bien que socialement produit, n’est pas réductible aux conditions sociales de sa production, dans le domaine de la science, mais aussi dans les domaines de l’éthique, de l’Etat et du droit, où il s’agit par exemple de l’universel des « valeurs » de la démocratie et des droits de l’homme, dans lesquelles il convient d’englober de grandes notions administratives trop négligées aujourd’hui : l’intérêt général, le service public….
A l’universel, Bourdieu associe notamment le désintéressement (voir infra : « L’intérêt au désintéressement »).

 L’EVOLUTION DE LA PENSEE DE BOURDIEU SUR L’UNIVERSEL

 Dans une première étape de sa démarche, l’étape de ce qu’il a appelé la « critique du soupçon », inspirée du marxisme, Bourdieu a considéré l’universel surtout comme un faux-semblant destiné à masquer, en même temps qu’à mieux faire prévaloir, les intérêts particuliers de ceux qui l’invoquent. Cette conception était en accord avec ses orientations de l’époque. Originaire d’une région caractérisée par un particularisme marqué s’opposant aux valeurs dominantes de la France centrale (voir à ce sujet les précédents articles de Libres Feuillets sur Bourdieu), il se consacrait alors à des sujets – l’ethnologie, la sociologie de l’éducation – où le pouvoir exercé sur les « agents sociaux » est au moins aussi important pour la compréhension sociologique que le savoir permettant à ces agents sociaux d’avoir prise sur la réalité (appelée ainsi faute d’un meilleur terme). L’époque était alors celle du « tout politique » et le poussait dans ce sens, d’où l’importance qu’il donnait (et qu’il a d’ailleurs continué à donner) à la distinction entre dominés et dominants, avec une prédilection pour la question des « dominés de la classe dominante », catégorie dans laquelle il place les intellectuels.

Par la suite, il a nuancé sa réflexion. Il y a été conduit par l’élargissement de ses sujets d’étude, qui se sont étendus à l’art, au droit, à la science. Il y a été conduit également par un retour à la philosophie, où l’universel est un thème majeur, l’un des exemples les plus célèbres étant l’impératif kantien: « je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. ». Bourdieu y a reconnu « la stratégie universelle de la critique logique des prétentions éthiques… » (voir dans Raisons pratiques les considérations finales intitulées « Un fondement paradoxal de la morale », pages 234-235).
Il a sans doute évolué également à la suite d’une réflexion sur les insuffisances fondamentales de ses positions de départ. Comment exprimer des vérités générales sur les phénomènes sociaux si on met par ailleurs en doute l’universel qui permet de fonder ces vérités ? Autre aporie, à un niveau plus pratique : comment étayer par des statistiques, comme il a cherché à le faire dans ses premiers ouvrages, un discours fondé sur les catégories sociales, alors même que les chiffres disponibles ne le permettaient pas, comme on le voit à propos des enseignants, par exemple, que les statisticiens ne savent pas dans quelle catégorie classer ou reclasser. De plus, l’évolution de ces catégories sociales au cours du temps a été, et reste, une des pierres d’achoppement de la sociologie de l’éducation grâce à laquelle Bourdieu a accédé à la notoriété. Peut-on encore juger de l’évolution du système éducatif à partir de pourcentages tels que ceux des fils d’agriculteurs, d’ouvriers ou d’instituteurs aux différents niveaux de ce système, alors que l’agriculteur, l’ouvrier ou l’instituteur (aujourd’hui professeur des écoles) ne correspondent plus à ceux que l’on désignait ainsi naguère ?

Après avoir stigmatisé l’idéologie – dans laquelle il englobait une grande part de la culture – comme universalisation de l’intérêt personnel, Bourdieu a été conduit à réviser sa conception des rapports entre le général et l’universel d’une part, le particulier et l’individuel d’autre part, en élaborant une pensée assez complexe visant à réconcilier entre elles l’idée que le monde social est un monde où l’universel est une illusion, et l’idée qu’il est possible d’énoncer à son sujet des vérités générales.

Pour essayer de caractériser en quelques propositions cette pensée de Bourdieu dans sa dernière période, on peut dire que:
– L’universalisation y est une réalité à double face, à la fois monopolisation dominatrice et évolution positive;
– Il existe un « intérêt au désintéressement » ;
– Il est possible à la fois de lutter contre l’hypocrisie de l’universalisme abstrait et pour l’accès aux conditions de l’universel.

S’agissant de la conception de l’universel comme réalité à double face, on voit bien l’évolution du sociologue-philosophe qui, sans abandonner l’analyse de la domination, reconnaît que l’universel peut constituer un progrès.
De même, admettre que l’on peut avoir intérêt au désintéressement,  c’est concilier la vision pessimiste du désintéressement comme arme dans un rapport de force avec la constatation que celui qui prône cette valeur sans y croire est finalement obligé de s’y conformer tant soit peu.
Enfin, Bourdieu a déplacé sa critique de l’universalisme en s’attaquant non plus à l’universel lui-même, mais à l’hypocrisie consistant à valoriser l’universel sans donner les moyens d’y accéder. Parmi ces moyens, il place au premier plan « l’état scolastique » bien compris, caractéristique des champs de l’enseignement et de la production intellectuelle.
En suivant cette dernière voie, sa pensée s’est orientée plus nettement vers l’action visant à rendre les hommes moins dépendants des contraintes économiques et sociales.

L’UNIVERSALISATION : MONOPOLISATION IMPERIALISTE MAIS AUSSI PROGRES

« l’Etat, dont fait partie le système scolaire, est une réalité à double face. On peut dire que le développement de l’Etat moderne peut être décrit comme un progrès vers un degré d’universalisation supérieure (délocalisation, dé-particularisation, etc.) et, dans le même mouvement, comme un progrès vers la monopolisation, la concentration du pouvoir, donc vers le constitution des conditions d’une domination centrale…
Cette thèse marque une rupture radicale avec Weber – et son processus de rationalisation – et Elias – et son processus de civilisation. « Je peux faire un bout de chemin avec ces deux auteurs qui sont les plus importants s’agissant de l’Etat, mais ils manquent un aspect du processus d’universalisation; ils masquent – ou se masquent – le fait que l’unification est en même temps monopolisation » (Sur l’Etat, cours du Collège de France, 14 mars 1991, pages 351-352).

 Mais « la répudiation sceptique ou cynique de toute forme de croyance dans l’universel, dans les valeurs de vérité, d’émancipation… et de toute affirmation de vérités et de valeurs universelles, au nom d’une forme élémentaire de relativisme qui tient toutes les professions de foi universalistes pour des leurres pharisiens destinés à perpétuer une hégémonie, est une manière, en un sens plus dangereuse, parce qu’elle peut se donner des airs de radicalisme, d’accepter les choses comme elles sont… » (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé: « L’universalité des stratégies d’universalisation », pages 103-105).

L’Etat, « comme tous les acquis historiques liés à l’histoire relativement autonome des champs scolastiques, est marqué d’une profonde ambiguïté : il peut être décrit et traité simultanément comme un relais, sans doute relativement autonome, de pouvoirs économiques et politiques qui ne s’inquiètent guère d’intérêts universels, et comme une instance neutre qui, du fait qu’elle conserve, dans sa structure même, les traces des luttes antérieures, dont elle enregistre et garantit les acquis, est capable d’exercer une sorte d’arbitrage, sans doute toujours un peu biaisé, mais moins défavorable, en définitive, aux intérêts des dominés, et à ce qu’on peut appeler la justice, que ce qu’exaltent, sous les fausses couleurs de la liberté et du libéralisme, les partisans du « laisser-faire », c’est-dire l’exercice brutal et tyrannique de la force économique » (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « Les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », pages 182-184).

« L’avènement de la raison est inséparable de l’autonomisation progressive de microcosmes sociaux fondés sur le privilège, où se sont peu à peu inventés des modes de pensée et d’action théoriquement universels mais pratiquement monopolisés par quelques-uns…
La même ambiguïté s’observe dans la relation entre les nations dominantes et les nations dominées – ou les provinces et les régions annexées à l’Etat central, à sa langue, à sa culture, etc. C’est ainsi que ceux qui ont porté l’Etat (français) à un degré d’universalité supérieur à celui de la plupart des nations contemporaines (avec le code civil, le système métrique, la monnaie décimale et tant d’autres inventions « rationnelles »), les révolutionnaires de 1989, ont immédiatement investi leur foi universaliste dans un impérialisme de l’universel placé au service d’un Etat national (ou nationaliste) et de ses dignitaires » (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », sous-chapitre intitulé : « L’ambiguïté de la raison », page 113).

« Si l’universel avance, c’est parce qu’il existe des microcosmes sociaux qui, en dépit de leur ambiguïté intrinsèque, liée à leur enfermement dans le privilège et l’égoïsme satisfait d’une séparation statutaire, sont le lieu de luttes qui ont pour enjeu l’universel et dans lequel des agents ayant, à des degrés différents selon leur position et leur trajectoire, un intérêt particulier à l’universel, à la raison, à la vérité, à la vertu, s’engagent avec des armes qui ne sont autre chose que les conquêtes les plus universelles des luttes antérieures…
…L’ascension lumineuse de la raison et l’épopée libératrice couronnée par la Révolution française qu’exalte la vision jacobine a un envers obscur, à savoir la montée progressive des détenteurs de capital culturel, et en particulier des robins, qui, des canonistes médiévaux jusqu’aux avocats et aux professeurs du 19ème siècle ou aux technocrates contemporains, sont parvenus, à la faveur notamment de la Révolution, simple épisode dans une longue lutte continue, à prendre la place de l’ancienne noblesse pour s’instituer en noblesse d’Etat… » (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », pages 178-179).

 En ce qui concerne la région d’origine de Bourdieu qui a été confrontée à l’universalisme de l’Etat central, notons cette remarque : « Le code civil a posé des tas de problèmes aux Béarnais qui ont eu beaucoup de mal à perpétuer la famille fondée sur le droit d’aînesse dans les limites d’un code juridique qui leur demandait le partage à parts égales, et qui ont dû inventer toutes sortes d’astuces pour tourner le droit et perpétuer la maison contre les forces de disruption introduites par le droit » (Raisons pratiques, chapitre « L’économie des biens symboliques », page 195).

L’INTERET AU DESINTERESSEMENT

Bourdieu parle d’intérêt au désintéressement, ou encore d’intérêt particulier à l’universel.

On peut tenir « pour une loi anthropologique universelle qu’il y a du profit (symbolique et parfois matériel) à se soumettre à l’universel… », écrit-il encore dans Raisons pratiques (considérations finales intitulées « Un fondement paradoxal de la morale », pages 234-235).
Et: « la sociologie des intellectuels fait découvrir cette forme particulière d’intérêt qu’est l’intérêt au désintéressement » (Science de la science et réflexivité, pages 183-184).

La sociologie, dit-il, doit expliquer la constitution d’univers sociaux où s’engendre « du transhistorique comme la science, le droit, de l’universel, c’est-à-dire quelque chose qui, bien que socialement produit, n’est pas réductible à ses conditions sociales de reproduction. Ce n’est pas parce que certains agents ont intérêt socialement à s’approprier cet universel que cet universel n’est pas universel » (thème développé dans Raisons pratiques, chapitre 5 : « Un acte désintéressé est-il possible ? », transcription de deux cours du collège de France donnés à Lyon en décembre 1988 ; dans le cours du Collège de France en 1988-1989 ; et dans le cours Sur l’Etat du 15 février 1990, page 159).

« Comment se fait-il que l’on observe à peu près universellement qu’il y a des profits à se soumettre à l’universel ? Je crois qu’une anthropologie comparée permettrait de dire qu’il y a une reconnaissance universelle de la reconnaissance de l’universel…
… S’il est vrai que toute société offre la possibilité d’un profit universel, les conduites à prétention universelle seront universellement exposées au soupçon. C’est le fondement anthropologique de la critique marxiste de l’idéologie comme universalisation de l’intérêt particulier. Cela dit, le fait qu’il y ait des profits d’universel et d’universalisation, le fait qu’on obtienne des profits en rendant hommage, fût-ce hypocritement, à l’universel, en habillant d’universel une conduite déterminée en fait par l’intérêt particulier… le fait donc qu’il puisse y avoir des profits de vertu et de raison est sans doute un des grands moteurs de la vertu et de la raison dans l’histoire » (Raisons pratiques, chapitre 5: « Un acte désintéressé est-il possible? », pages 164-165)

 « La critique du soupçon rappelle que toutes les valeurs universelles sont en fait des valeurs particulières universalisées, donc sujettes à suspicion (la culture universelle, c’est la culture des dominants, etc.). Premier moment, inévitable, de la connaissance du monde social, cette critique ne doit pas faire oublier que toutes ces choses que les dominants célèbrent, et dans lesquelles ils se célèbrent en les célébrant (la culture, le désintéressement, le pur, la morale kantienne, etc., tout ce que j’ai objectivé, parfois un peu rudement, à la fin de La Distinction) ne peuvent remplir leur fonction symbolique de légitimation que parce que, précisément, elles bénéficient en principe d’une reconnaissance universelle – aucun homme ne pouvant les nier ouvertement sans nier en lui-même son humanité – ; mais, à ce titre, les conduites qui leur rendent un hommage, sincère ou non, peu importe, sont assurées d’une forme de profit symbolique (de conformité et de distinction notamment), qui, même s’il n’est pas recherché comme tel, suffit à les fonder en raison sociologique et, en leur donnant une raison d’être, à leur assurer une probabilité raisonnable d’exister…
Les groupes sociaux qui ont construit la bureaucratie prussienne ou la bureaucratie française avaient intérêt à l’universel et ils ont dû inventer l’universel (le droit, l’idée de service public, l’idée d’intérêt général, etc.) et, si l’on peut dire, la domination au nom de l’universel pour accéder à la domination » (Raisons pratiques, chapitre 5, pages 166-167).

Dans ses analyses de l’intérêt et du désintéressement, Bourdieu s’élève au niveau des philosophes et moralistes du 17e siècle, par exemple dans ce passage où il évoque la maxime 218 de La Rochefoucauld en faisant d’elle un proverbe :  « Lorsqu’on dit, avec le proverbe, que « l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », on peut être attentif plutôt à l’hypocrisie, négative et universellement stigmatisée, ou, de manière plus réaliste, à l’hommage à la vertu, positif et universellement reconnu. Et comment ignorer que la critique du soupçon constitue elle-même une manière de participer aux profits d’universel ? Comment ne pas voir en tout cas que, dans son apparent nihilisme, elle enferme en réalité la reconnaissance de principes universels, logiques ou éthiques, qu’elle doit invoquer, au moins tacitement, pour énoncer ou dénoncer la logique égoïste, intéressée, ou partielle, subjective, des stratégies d’universalisation ? » (Raisons pratiques: « Un fondement paradoxal de la morale », page 236).

« Cette idée que certaines catégories sociales ont intérêt à l’universel est un matérialisme qui n’enlève rien à l’universel. Je pense que c’est une forme de naïveté idéaliste de vouloir à tout prix que les choses pures soient le produit d’actes purs ».
« La logique des univers purs, de ces jeux purs, est une sorte d’alchimie qui fait du pur avec de l’impur, qui fait du désintéressé avec de l’intérêt, parce qu’il y a des gens qui ont intérêt au désintéressement : un savant est quelqu’un qui a intérêt au désintéressement» (Sur l’Etat, cours du 5 décembre 1991, pages 538 et 539).
Les exemples d’ « univers purs » donnés par Bourdieu sont notamment: la poésie, la musique, la philosophie (Sur l’Etat, page 556), la science….
« Ce n’est pas parce que l’on pourrait découvrir que celui qui a découvert la vérité avait intérêt à le faire que cette découverte s’en trouverait tant soit peu diminuée» (Méditations pascaliennes, introduction, page 12).

« Pour comprendre l’apparition d’institutions universelles, ou formellement universelles, ou formellement référées au respect de l’universel, comme l’Etat, la justice, la science, on peut supposer qu’il y a un intérêt à l’universel, que des gens ont pour intérêt particulier de faire avancer l’universel. Les juristes avaient évidemment intérêt à l’unification du droit, en tant que producteurs de traités de droit, en tant que vendeurs de services juridiques…
« Parallèlement à la constitution d’un corps, on assiste à une codification et à une formalisation des procédures : l’unification s’accompagne d’une standardisation, d’une homogénéisation, comme on le voit à propos des poids et mesures, la limite étant la création de l’étalon universel. Des étalons universels juridiques et des procédures juridiques formelles très analogues à des procédures algébriques sont créés. La loi juridique doit être valable pour tout X sur l’ensemble d’un ressort, à des spécifications près qui sont elles-mêmes formellement définies » (Sur l’Etat, cours au Collège de France du 7 mars 1991, pages 333 et 335).

« L’unification et l’universalisation relative qui est associée à l’émergence de l’Etat sont inséparables de la monopolisation par quelques-uns des ressources universelles qu’il produit et procure… Mais ce monopole de l’universel ne peut être obtenu qu’au prix d’une soumission (au moins apparente) de ceux qui le détiennent aux raisons de l’universalité… Ceux qui, comme Marx, inversent l’image officielle que la bureaucratie d’Etat entend donner d’elle-même et décrivent les bureaucrates comme des usurpateurs de l’universel, agissant en propriétaires privés des ressources publiques, n’ont pas tort. Mais ils ignorent les effets bien réels de la référence obligée aux valeurs de neutralité et de dévouement désintéressé au bien public qui s’impose avec une force croissante aux fonctionnaires d’Etat à mesure qu’avance l’histoire du long travail de construction symbolique au terme duquel s’invente et s’impose la représentation officielle de l’Etat comme lieu de l’universalité et du service de l’intérêt général » (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », pages 178-179).

Bourdieu précise que la règle du dévouement à l’intérêt général s’applique non seulement aux fonctionnaires au sens habituel du terme, mais à tous les personnages désignés pour être l’incarnation officielle du groupe. Le privilège d’incarner la chose publique a pour contrepartie, « à des degrés différents selon les traditions juridiques », la divulgation d’informations privées sur les hommes publics, notamment lorsqu’il ont transgressé eux-mêmes la frontière entre le privé et le public, en mettant par exemple des moyens publics au service de fins privées, le secret sur le privé ayant en fait servi à cacher un usage privé du public…
« L’universel est l’objet d’une reconnaissance universelle et la reconnaissance universellement accordée au sacrifice des intérêts égoïstes (tout spécialement économiques) favorise universellement, à travers les profits symboliques indiscutables qu’elle assure, les stratégies d’universalisation. Il n’est rien que les groupes reconnaissent et récompensent plus inconditionnellement et qu’ils exigent plus impérativement que la manifestation inconditionnelle du respect à l’égard du groupe en tant que groupe… et ils accordent une reconnaissance sociale à la reconnaissance, même feinte et hypocrite, de la règle qu’impliquent les stratégies d’universalisation…
Plus personne ne peut croire que l’histoire a la raison pour principe; et si la raison avance tant soit peu, et aussi l’universel, c’est peut-être parce qu’il y a des profits de rationalité et d’universalité et que les actions qui font avancer la raison et l’universel font avancer du même pas les intérêts de ceux qui les accomplissent » (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », pages 180-181).

L’ACCES AUX CONDITIONS DE L’UNIVERSEL

« Il n’y a pas de contradiction, en dépit des apparences, à lutter à la fois contre l’hypocrisie mystificatrice de l’universalisme abstrait et pour l’accès universel aux conditions d’accès à l’universel » (Méditations pascaliennes, chapitre 2, page 104).

La condition scolastique

Bourdieu s’est interrogé sur ce qui rend possibles les champs de l’enseignement et de la production intellectuelle dans lesquels s’est développé l’universel. Ce qui les rend possibles, c’est ce qu’il appelle l’état « scolastique », suffisamment délivré des urgences, dont bénéficiaient déjà les philosophes de l’antiquité, et dont les caractéristiques permettent « ce regard indifférent au contexte et aux fins pratiques, ce rapport distinct et distinctif aux mots et aux choses, (qui) n’est autre que la skholè. Ce temps libéré des occupations et des préoccupations pratiques, dont l’école… aménage une forme privilégiée, le loisir studieux, est la condition de l’exercice scolaire et des activités arrachées à la nécessité immédiate, comme le sport, le jeu, la production et la contemplation des œuvres d’art et toutes les formes de spéculation gratuite, sans autre fin qu’elles-mêmes » (Méditations pascaliennes, page 28).

« L’ambiguïté fondamentale des univers scolastiques et de toutes leurs productions -acquisitions rendues accessibles par un privilège exclusif- repose sur le fait que la coupure scolastique avec le monde de la production est à la fois rupture libératrice et séparation, déconnection, qui enferme la virtualité d’une mutilation: si la mise en suspens de la nécessité économique et sociale est ce qui autorise l’émergence de champs autonomes… ne connaissant et ne reconnaissant que la loi qui leur est propre, elle est aussi ce qui… menace d’enfermer la pensée scolastique dans les limites ou présupposés ignorés ou refoulés, qu’implique le retrait hors du monde » (Méditations pascaliennes, « L’ambiguïté de la disposition scolastique », sous-chapitre du chapitre 1 « Critique de la raison scolastique », pages 30-31).

« Nombre de professions de foi universalistes ou de prescriptions universelles ne sont que le produit de l’universalisation (inconsciente) du cas particulier, c’est-à-dire du privilège constitutif de la condition scolastique. Cette universalisation purement théorique conduit à un universalisme fictif aussi longtemps qu’elle ne s’accompagne d’aucun rappel des conditions économiques et sociales refoulées de l’accès à l’universel et d’aucune action (politique) visant à universaliser pratiquement ces conditions. Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l’humanité, c’est en exclure, sous les dehors de l’humanisme, tous ceux qui sont dépossédés des moyens de la réaliser » (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », page 97).

« …Il y a des conditions économiques et culturelles de l’accès à la conduite économique tenue pour rationnelle. Faute de poser simplement la question, pourtant typiquement économique, de ces conditions, la science économique traite comme un donné naturel, un don universel de la nature, la disposition prospective et calculatrice à l’égard du monde et du temps, dont on sait qu’elle est le produit d’une histoire individuelle et collective tout à fait particulière.
…Et toute représentation, à prétention scientifique ou non, qui repose sur l’oubli ou l’occultation délibérée de ces conditions tend à légitimer le plus injustifiable des monopoles, c’est-à-dire le monopole de l’universel … » (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », pages 103 et 105).

Ambivalent à l’égard de la condition scolastique, Bourdieu, tout en lui reprochant de mener à un universalisme fictif, attend pourtant d’elle d’elle la sublimation du désir de dominer en désir de savoir:
« L’affrontement anarchique des investissements et des intérêts individuels ne se transforme en dialogue rationnel que dans la mesure et dans la mesure seulement où le champ est assez autonome (donc doté de barrières à l’entrée assez élevées) pour exclure l’importation d’armes non spécifiques, politiques et économiques notamment, dans les luttes internes; dans la mesure où les participants sont contraints à ne recourir qu’à des instruments de discussion ou de preuve conformes aux exigences scientifiques en la matière…, donc obligés de sublimer leur libido dominandi en une libido sciendi qui ne peut triompher qu’en opposant une réfutation à une démonstration, un fait scientifique à un autre fait scientifique » (Méditations pascaliennes, page 16).
Pour mieux faire comprendre la notion de barrière à l’entrée, empruntée sans doute au philosophe et logicien Edmond Goblot qui a écrit en 1925 un livre devenu célèbre sur La Barrière et le niveau, la critique de Bourdieu contre la télévision est éclairante: « elle abaisse le droit d’entrée dans un certain nombre de champs, philosophique, juridique, etc. : elle peut consacrer comme sociologue, écrivain, ou philosophe, etc., des gens qui n’ont pas payé le droit d’entrée du point de vue de la définition interne de la profession. D’autre part, elle est en mesure d’atteindre le plus grand nombre. Ce qui me paraît difficile à justifier, c’est que l’on s’autorise de l’extension de l’audience pour abaisser le droit d’entrée dans le champ » (Sur la télévision, page 76).

La lutte pour l’accès à l’universel

« …L’impérialisme de l’universel qui est impliqué dans l’annexion assimilatrice de l’universalisme verbal peut s’exercer dans les rapports de domination au sein d’une même nation, à travers une universalisation des exigences scolastiques qui ne s’accompagne pas d’une semblable universalisation des moyens d’y parvenir ».
A ce sujet, Bourdieu pense principalement à « l’institution scolaire, dans la mesure où elle est capable d’imposer la reconnaissance à peu près universelle de la loi culturelle tout en étant très loin d’être capable de distribuer de manière aussi large la connaissance des acquis qui lui est nécessaire pour lui obéir…» (Méditations pascaliennes, chapitre 2 : « Les trois formes de l’erreur scolastique », fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », pages 103 et 105).

« Il faudra sans doute mobiliser toujours plus de ressources et de justifications techniques et rationnelles pour dominer, et les dominés devront se servir toujours davantage de la raison pour se défendre contre des formes de plus en plus rationalisées de domination (je pense par exemple à l’usage politique des sondages comme instruments de démagogie rationnelle). Les sciences sociales… devront plus clairement que jamais choisir entre deux partis : mettre leur instruments rationnels de connaissance au service d’une domination toujours plus rationalisée, ou analyser rationnellement la domination et tout spécialement la contribution que la connaissance rationnelle peut apporter à la monopolisation de fait des profits de la raison universelle. La conscience et la connaissance des conditions sociales de cette sorte de scandale logique et politique qu’est la monopolisation de l’universel indiquent sans équivoque les fins et les moyens d’une lutte politique permanente pour l’universalisation des conditions d’accès à l’universel » (Méditations pascaliennes, chapitre 3, page 121).

« Dès que, cessant de nier l’évidence historique, on accepte de reconnaître que la raison n’est pas enracinée dans une nature anhistorique et que, invention humaine, elle ne peut s’affirmer qu’en relation avec des jeux sociaux propres à en favoriser l’apparition et l’exercice, on peut s’armer d’une science historique des conditions historiques de son émergence pour tenter de renforcer tout ce qui, dans chacun des différents champs, est de nature à favoriser le règne sans partage de sa logique spécifique, c’est-à-dire l’indépendance à l’égard de toute espèce de pouvoir ou d’autorité extrinsèque – tradition, religion, Etat, forces du marché. On pourrait ainsi, dans cet esprit, traiter la description réaliste du champ scientifique comme une sorte d’utopie raisonnable de ce que pourrait être un champ politique conforme à la raison démocratique…
…Dès que des principes prétendant à la validité universelle (ceux de la démocratie par exemple) sont énoncés et officiellement professés, il n’est plus de situation sociale où ils ne puissent servir au moins comme des armes symboliques dans les luttes d’intérêt ou comme des instruments de critique pour ceux qui ont intérêt à la vérité ou à la vertu (comme aujourd’hui tous ceux qui, notamment dans la petite noblesse d’Etat, ont partie liée avec les acquis universels associées à l’Etat et au droit) ». Ce qui est dit là s’applique en priorité à l’Etat qui, comme tous les acquis liés à l’histoire des champs scolastiques, est marqué d’une profonde ambiguïté (voir supra l’universalisation comme impérialisme mais aussi progrès), ambiguïté toutefois moins défavorable à ce qu’on peut appeler la justice, que ce qui est exalté, sous les  couleurs de la liberté et du libéralisme, par les partisans du « laisser-faire » économique (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », pages 182-184).

***

Dans un texte sur Bourdieu écrit en 2002 après le décès de celui-ci (Hommage à Pierre Bourdieu, sur le site internet du Collège de France), le philosophe Jacques Bouveresse, alors professeur en exercice dans cette institution, a rappelé à quel point Bourdieu, à la fin de son enseignement, insistait sur l’autonomie de la science, mais aussi sur la nécessité de mettre le savoir au service de tous:
« Bourdieu était avant tout un savant, qui se méfiait particulièrement, dans son travail, des réactions de légitime indignation et des emportements de la juste colère, et il ne confondait pas les exigences de la connaissance objective et même, si possible, scientifique, avec celles de la morale et de l’action. Il a toujours insisté sur le fait que, pour être capable d’exercer une action libératrice, la science doit commencer par exiger le droit de se diriger uniquement selon ses propres règles. Le dernier cours qu’il a donné au Collège de France peut être considéré, à bien des égards, comme un plaidoyer en faveur de l’autonomie de la science et de la cité savante, et un appel à la défendre contre les dangers qui la menacent de plus en plus. Il y a une singulière ironie dans le fait que lui, qui a été accusé régulièrement de pratiquer une forme de réductionnisme sociologisant et même sociologiste, ait terminé son enseignement par une réaffirmation de la croyance, qui a toujours été la sienne, à la capacité qu’a le monde de la science de s’autoréguler selon des principes qui lui sont propres et qui ne sont pas réductibles à des déterminations économiques, sociales et culturelles qui s’imposent à lui de l’extérieur.
« Mais il est important pour nous, me semble-t-il, ajoute Jacques Bouveresse, de nous rappeler également la deuxième partie de son message. Si la science doit être autonome, ce n’est pas pour rester enfermée dans sa propre maison, mais pour pouvoir être réellement au service de tout le monde ».

Il faut appuyer cet éloge du savant au service de tous en ajoutant que Bourdieu s’est référé non sans raison aux grands esprits du 17e siècle, car il a été un penseur à leur manière. Dans Esquisse pour une auto-analyse (page 58), il exprime son intérêt pour Leibniz. Et surtout, ce n’est pas pour rien que dans ses Méditations pascaliennes, l’un de ses derniers ouvrages, abondamment cité dans le  présent article, il se place sous l’égide de Pascal (en paraissant aussi faire allusion aux méditations cartésiennes).
On peut également évoquer son goût de la formule bien frappée, qui, malgré les lourdeurs du style sociologique dues en grande partie au souci de s’exprimer clairement, fait de lui, dans une certaine mesure, un auteur de maximes.
Quant au fond, en dépit des critiques et parfois des irritations – voir les deux précédents articles de Libres Feuillets à son sujet – le lecteur qui fait l’effort de suivre Bourdieu dans ses différentes étapes ne peut manquer d’être impressionné par le parcours de sa pensée, qui réussit finalement à articuler entre eux l’intérêt particulier et le désintéressement rendant possible l’universel.

Dominique Thiébaut Lemaire

Oeuvres de Bourdieu sur lesquelles se fonde le présent article

1994  Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Editions du Seuil, collection Points
1996  Sur la télévision, Paris, Liber/Raisons d’agir
1997  Méditations pascaliennes, Paris, Editions du Seuil, collection Points
2002  Science de la science et réflexivité, Paris, Liber/Raisons d’agir.
2004  Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir Editions
2012  Sur l’Etat, Paris, Raisons d’agir/Seuil

Billet: déclarations de patrimoine

Comme Villon dénombrant sa fortune
Faite surtout de mots qu’il n’a pas tus
Je me déclare à sa façon nanti
Voici mes biens sous forme de comptine

Je fais entrer d’une manière franche
Dans cette liste en tête au premier rang
L’amour toujours les beautés de l’esprit
Les vers sonnant avec des rimes riches

Il y faut plus que l’amour et l’eau fraîche
Ajoutons donc pour qu’on nous en dédouane
L’immobilier le compte à intérêts

Mais cet argent de valeur incertaine
Dans nos cheveux est-ce du patrimoine
Ou  le contraire ignorant je me tais

 ***

La parodie des documents juridiques tels que les donations et testaments a été un genre poétique florissant au Moyen-âge. Eustache Deschamps, grand poète, a parodié à la fin du XIVe siècle toutes sortes de documents légaux. Dans ce genre, le Lais (legs) de François Villon et son Testament sont bien connus.

Villon a écrit Le Lais en 1456, date indiquée dans la première strophe. C’est un  poème formé de quarante huitains d’octosyllabes, où le poète égrène une suite de « dons » ou de « legs » plus ou moins loufoques, cruels et humoristiques, par exemple dans la strophe XXXI :
« Item, je laisse à mon barbier
Les rognures de mes cheveux… »
Et, au savetier et au fripier, souliers et habits :
« Pour moins qu’ils ne coutèrent neufs
Charitablement je leur laisse. »
Il reprend dans ce poème d’autres thèmes littéraires. Vu les circonstances (un départ pour Angers) et l’utilisation de motifs de l’amour courtois, ce pourrait être aussi un congé, où le poète quitte sa dame qui l’a trop fait souffrir. Le lais se termine par la strophe XXXV que voici :
« Finalement, en écrivant,
Ce soir, seulet, étant en bonne,
Dictant ces legs et décrivant,
J’ouïs la cloche de Sorbonne,
Qui tous jours à neuf heures sonne
Le salut que l’ange prédit… »

Villon est aussi et surtout l’auteur du Testament, écrit en 1461 d’après la strophe X (« Ecrit l’ai l’an soixante et un »), poème de 186 strophes de 8 vers (1488 octosyllabes) auquel s’ajoutent 16 ballades et 3 rondeaux (535 vers). Dans une première partie, il se décrit seul, pauvre, prématurément vieilli. Puis il imagine nombre de legs, par exemple dans les strophes suivantes :
LXXV
« Premier, je donne ma pauvre âme
A la benoîte Trinité… »
LXXVI
« Item, mon corps j’ordonne et laisse
A notre grand mère la terre ;
Les vers n’y trouveront grand graisse :
Trop lui a fait faim dure guerre. »
LXXVII
« Item, et à mon plus que père,
Maître Guillaume de Villon
Qui m’a été plus doux que mère… »
LXXIX
« Item, donne à ma bonne mère
… Qui pour moi eut douleur amère,
Dieu le sait, et mainte tristesse… »
C’est à nouveau une parodie d’acte juridique, sur laquelle viennent se greffer des digressions sur l’injustice, la fuite du temps, la mort, la sagesse… ainsi que des poèmes autonomes, tels que la célèbre ballade des dames du temps jadis (Le Testament, vers 329-356) dont le titre est de Clément Marot, où Villon associe deux motifs traditionnels, l’ « ubi sunt » (mais où sont-elles ?) et le « tempus fugax » (le temps qui fuit).

De nos jours se sont ajoutés aux legs et aux testaments d’autres documents tels que la déclaration d’impôt sur la fortune, ou encore la déclaration de patrimoine des ministres, rendue publique pour la première fois en France le 15 avril 2013, actualisation de la déclaration transmise à la Commission pour la transparence financière de la vie politique à leur entrée en fonctions, conformément à l’article 4 de la loi n°88-227 du 11 mars 1988 modifiée. Cette déclaration était jusqu’ici confidentielle.
D’après les explications fournies sur le site internet du premier ministre, certaines informations demandées par cette Commission n’ont pas été rendues publiques pour des raisons de sécurité (adresses personnelles des membres du Gouvernement, numéros de leurs comptes bancaires et agences bancaires) ou pour ne pas porter atteinte à la vie privée de tiers (noms des personnes qui ont vendu des biens immobiliers à des membres du Gouvernement).
Aux termes du code électoral, la déclaration de patrimoine adressée à la Commission vise la totalité des biens propres de l’intéressé ainsi que ceux de la communauté ou les biens réputés indivis, le cas échéant. Elle ne comprend pas les biens propres du conjoint en cas de mariage sous le régime de la séparation de biens.
Elle prend en compte tous les éléments composant le patrimoine. L’ensemble des biens doit être déclaré, y compris ceux qui sont détenus à l’étranger.
La totalisation de la valeur du patrimoine déclaré ne permet pas de reconstituer le patrimoine imposable à l’ISF, compte tenu des règles particulières à cet impôt. Ainsi, les couples mariés quel que soit leur régime matrimonial, pacsés ou vivant en concubinage, sont soumis à une imposition commune à l’ISF. Autre exemple de différence: les biens exonérés d’ISF – les œuvres d’art ou les avoirs constituant l’outil de travail par exemple – figurent dans la déclaration de patrimoine.

Pour revenir in fine à Villon, citons la strophe CLXV de son Testament où il dit de lui :
« Oncques de terre n’eut sillon.
Il donna tout, chacun le sait :
Table, tréteaux, pain, corbillon.
Pour Dieu, dites-en ce verset. »
Il faut y ajouter son don le plus précieux, celui de son œuvre.

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: les menteurs

N’écoutons pas les menteurs en tous genres
A qui le faux tient lieu d’intelligence
Bluffeurs dupeurs dont la ruse indigente
Pour acquérir le pouvoir ou l’argent
Montre la bête en pensant faire l’ange

A l’apogée des feintes mensongères
Certains d’entre eux par leur pseudo-sagesse
Ministre indigne ou faux maître exégète
Gardien du temple ou gardien du budget
Croient maquiller leur goût des privilèges

Dissimulés sans pâlir ni rougir
Effrontément certains qui nous régissent
Ou le voudraient qui pour cela s’agitent
Nous font valoir leur face d’effigie
Sur la grimace un beau masque se fige

Chez le menteur peuvent sembler légères
Les illusions qu’il sème avec largesse
Et les envies les désirs qu’il projette
En poursuivant de fallacieux objets
Mais attention quand le sérieux nous piège

Délivrez-nous des trompeurs en tous genres
Cette prière en guise d’allégeance
Au dieu du vrai demande en outre urgente
Affranchissez de leur vice exigeant
Ces égarés voulant donner le change

***

« Quis custodiet custodes ? » (locution latine signifiant : « Mais qui gardera les gardiens ? »)

L’ancien ministre du budget est passé aux aveux
(source : journal Le Monde sur internet, 3 et 4 avril 2013)

Mardi 2 avril, Jérôme Cahuzac a avoué sur son blog qu’il a menti à tout le monde. Ce jour-là, les juges d’instruction Roger Le Loire et Renaud Van Ruymbeke lui ont signifié sa mise en examen. L’ex-ministre du budget responsable de la lutte contre la fraude fiscale est poursuivi pour « blanchiment de fraude fiscale » et « blanchiment de fonds ». Devant les magistrats, après quatre mois de mensonges et de dénégations, il a admis détenir un compte à l’étranger dissimulé au fisc français. D’après ses déclarations sur procès-verbal, ce compte aurait été abondé à hauteur de 600 000 euros, par les revenus de sa clinique, et par ses activités de lobbying au profit des laboratoires pharmaceutiques. Ce compte aurait enfin été transféré en octobre 2009, de Suisse à Singapour.

Sur son blog, M. Cahuzac a présenté ses excuses : au chef de l’Etat, à l’Assemblée nationale, aux électeurs. Il a tenté de justifier son comportement : « J’ai mené une lutte intérieure taraudante pour tenter de résoudre le conflit entre le devoir de vérité auquel j’ai manqué et le souci de remplir les missions qui m’ont été confiées et notamment la dernière que je n’ai pu mener à bien. J’ai été pris dans une spirale du mensonge et m’y suis fourvoyé. Je suis dévasté par le remords. Penser que je pourrais éviter d’affronter un passé que je voulais considérer comme révolu était une faute inqualifiable. J’affronterai désormais cette réalité en toute transparence. »

Le grand rabbin de France reconnaît avoir menti
(Source : AFP, 11 avril 2013)

Lors d’un Conseil extraordinaire du Consistoire réunissant une trentaine de membres du corps rabbinique à Paris, Gilles Bernheim a finalement accepté de se retirer, alors qu’il avait jusque là refusé de démissionner. Un geste salué par le président de cette instance, Joël Mergui, comme «une décision courageuse».
Dans un communiqué, Gilles Bernheim «souhaite que les faits graves qui lui sont reprochés et qui le marquent, n’occultent pas l’ensemble des actions menées au titre de ses différentes fonctions rabbiniques». Après s’être empêtré dans des explications laborieuses, il a dû reconnaître qu’il a commis plusieurs plagiats révélés sur le net, et qu’il n’est pas agrégé de philosophie contrairement à ce qu’il a «laissé dire».

Selon plusieurs sources, ses défenseurs se raréfiaient de jour en jour, craignant pour la crédibilité de l’homme et du Consistoire, représentant officiel de la première communauté juive d’Europe. Son porte-parole avait démissionné sans vouloir faire de commentaire.

Joël Mergui a reconnu que le Consistoire faisait face à «une crise grave». «J’espère que les décisions que nous avons prises vont nous permettre de préserver l’avenir», a-t-il ajouté à la sortie de la réunion. «Les Juifs de France n’en sont ni à leurs premières ni à leurs dernières difficultés»…

Tous ont manifesté le souci de ne pas accabler le grand rabbin, qui conserve ce titre… Gilles Bernheim avait fondé sa légitimité sur son aura de sage philosophe, n’hésitant pas à intervenir sur les grands sujets de société et à dialoguer avec les autres religions.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: le boeuf, la vache et le cheval

Il aimerait de la viande de bœuf
Muscle nourri dans un pacage herbeux
Mais l’amateur de steak ou de rosbif
Mange souvent de la bête zombie

On sacrifie pour le gourmet bobo
Pas mieux servi qu’un carnivore beauf
Sur les autels de la mauvaise bouffe
Des animaux ne tenant plus debout

On croit changer la chair au goût revêche
Par le hachis comme si l’on pouvait
Rendre moelleuse une carne de vache

Pas vu pas pris on y mêle à tout va
Le sous-produit qui gagne sa revanche
Et le cheval plus aimable vivant

***

La longue histoire des tromperies, fraudes et frelatages alimentaires continue. On a connu dans les dernières décennies le poulet aux hormones, le veau aux antibiotiques, la vache folle…

Nous découvrons à présent la triste réalité de la « viande hachée » et de ses avatars  industriels parés de noms méditerranéens: lasagnes, raviolis, tortellini, moussaka… Cette viande « pur bœuf », les analyses génétiques récentes révèlent qu’elle peut être du mouton malade, ou du cheval dopé à l’analgésique, qui a trop tourné dans les manèges de la boucherie européenne (Roumanie, Luxembourg, France, Chypre, Pays-Bas, Royaume-Uni, Hongrie, Tchéquie…).

Et personne n’a la sincérité de dire clairement que le pur bœuf est le plus souvent de la vache laitière, de la bonne vieille vache de réforme. Il est vrai que ce mensonge paraît bien bénin comparé à celui qui fait passer pour de la viande bovine un magma appelé « minerai », de gras, de maigre, et d’on ne sait quels sous-produits de différentes espèces.

Une nouvelle étape nous est d’ores et déjà annoncée : celle du poisson d’élevage nourri avec des « farines » de boeuf, de vache, de cheval, et autres animaux…

Dominique Thiébaut Lemaire

Poèmes et méditations sur la compassion et l’humilité. Par Dominique Thiébaut Lemaire

On considère communément comme des vertus la compassion et l’humilité, par opposition aux « péchés capitaux » de l’envie et de l’orgueil. Mais les philosophes et les moralistes nous mettent en garde contre cette croyance. En analysant la surestime de soi (l’orgueil) et la sous-estime de soi (l’humilité), l’envie et la pitié (compassion), ils montrent comment ces passions sont intimement liées (voir l’article de Libres Feuillets intitulé « Descartes et Spinoza (I): sur quelques passions actuelles », daté du 21 mars 2012) :
–         La compassion permet souvent de se sentir supérieur aux malheureux ;
–         Si le mal qui arrive à autrui suscite la compassion, le bien qui arrive à autrui suscite la passion symétrique de l’envie ;
–         La surestime de soi est flattée, et la mésestime de soi apaisée, par le rabaissement d’autrui, par l’idée qu’autrui est indigne du bien dont il jouit, ce qui est la caractéristique même de l’envie.

 ***

 Mieux vaut bien sûr la pitié que l’envie
Qui peut aller très loin dans les sévices
L’envie tantôt belliqueuse ou servile
Que l’on verra se réjouir volontiers
Du mal d’autrui sans faire de quartier

Souvent cachée bien qu’elle se devine
Face au bonheur elle est l’inimitié
De la tristesse au fond de l’âme avide
On ne saurait là non plus l’amnistier
Mieux vaut bien sûr la pitié que l’envie

Les cœurs humains partagent cet avis
La compassion les flatte et les chavire
Mais le penseur au caractère entier
Reste distant quant à moi je m’avise
Qu’on aime mieux faire envie que pitié

 ***

Sur son visage un homme plein d’orgueil
Montre la joie de s’être trouvé mieux
Qu’un tabouret son trône est un fauteuil
Environné d’un murmure élogieux

Triste au contraire on la croirait en deuil
L’humilité marche en baissant les yeux
D’un air contrit d’un air qui se recueille
Mais sa vertu ne lui vient pas des cieux

L’un se voit grand l’autre se mésestime
Recto verso l’épaisseur d’une feuille
Nous fait passer de l’humble à l’orgueilleux

Ils ont tous deux le même manque intime
De l’un à l’autre il n’y a pas de seuil
La clairvoyance est bien faible au milieu

« Mieux vaut faire envie que pitié » (proverbe)

 « Lorsqu’un bien ou un mal, écrit Descartes, nous est représenté comme appartenant à d’autres hommes, nous pouvons les en estimer dignes ou indignes; et lorsque nous les en estimons dignes, cela excite en nous la joie, en tant que c’est pour nous quelque bien de voir que les choses arrivent comme elles doivent. Il y a seulement cette différence que la joie qui vient du bien est sérieuse, au lieu que celle qui vient du mal est accompagnée de rire et de moquerie. Mais si nous les en estimons indignes, le bien excite l’envie, et le mal la pitié, qui sont des espèces de tristesse… » (Les passions de l’âme, art. 61 et 62).
« Ceux qui se sentent faibles et sujets aux adversités de la fortune semblent être plus enclins à cette passion que les autres, à cause qu’ils se représentant le mal d’autrui comme leur pouvant arriver ; et ainsi ils sont émus à la pitié plutôt par l’amour qu’ils se portent à eux-mêmes que par celle qu’ils ont pour les autres » (Les Passions de l’âme, article 186). On trouve aussi cette réflexion chez La Rochefoucauld (maxime 264).

 Spinoza développe des idées proches de celles de Descartes, de façon plus pessimiste semble-t-il. « Par cela seul que nous imaginons que quelqu’un tire d’une chose de la joie…, écrit-il, nous aimerons cette chose et désirerons en tirer de la joie. Mais (par hypothèse) nous imaginons que l’obstacle à cette joie vient de ce qu’un autre en tire de la joie ; nous ferons donc effort… pour qu’il n’en ait plus la possession.
« Nous voyons ainsi qu’en vertu de la même disposition de leur nature les hommes sont généralement prêts à avoir de la commisération pour ceux qui sont malheureux et à envier ceux qui sont heureux, et que leur haine pour ces derniers est… d’autant plus grande qu’ils aiment davantage ce qu’ils imaginent dans la possession d’un autre » (Ethique, troisième partie, proposition XXXII).
« …Celui qui est facilement affecté de commisération et ému par la misère ou les larmes d’autrui, fait souvent quelque chose de quoi plus tard il se repent : d’une part, en effet, nous ne faisons rien sous le coup d’une affection que nous sachions avec certitude être bon, de l’autre nous sommes facilement trompés par de fausses larmes » (Ethique, quatrième partie, proposition L).

Il existe aussi une relation étroite entre l’orgueil et la compassion. Celle-ci flatte le sentiment de fausse supériorité, et apaise le sentiment de fausse infériorité:
« Il y a souvent plus d’orgueil que de bonté à plaindre les malheurs de nos ennemis; c’est pour leur faire sentir que nous sommes au-dessus d’eux que nous leur donnons des marques de compassion » (La Rochefoucauld, maxime 463). Ce que dit La Rochefoucauld des malheurs de nos ennemis peut s’appliquer aux malheurs de ceux que, du fait qu’ils sont malheureux, nous considérons comme des amis.

Avant et après le 17e siècle, des philosophes de la Grèce ancienne jusqu’à Hannah Arendt en passant par Nietzsche, on n’en finirait pas d’évoquer les critiques de la compassion.

Comme l’a montré Aristote il y a fort longtemps dans son analyse de la tragédie faite pour inspirer la crainte et la pitié, la compassion fait partie de la « société du spectacle ».
Aujourd’hui, nous pouvons nous offrir à peu de frais un sentiment de supériorité compatissant face aux pauvres des pays pauvres, en particulier lorsque nous les voyons à la télévision ou lorsqu’ils arrivent chez nous. Parfois, ce sentiment risque de vaciller, aussi faut-il le renforcer en insistant sur leur misère, mais aussi en noircissant la situation des pays d’où ils viennent.

Les passions telles que la compassion sont généralement présentées du point de vue de ceux qui les éprouvent. Mais il est salutaire de les envisager aussi du point de vue de ceux qui en sont l’objet.
On se plaît à témoigner de la compassion, mais celui auquel elle s’adresse n’en est pas forcément satisfait, dans la mesure où elle le place en position d’infériorité. Il y a donc lieu de douter qu’elle soit de nature à susciter de la gratitude.
A l’opposé, l’envie est présentée à juste titre comme une passion négative. Mais pour celui à qui elle s’adresse, dans la mesure où elle ne s’accompagne pas d’une trop forte intention de nuire, elle peut avoir un aspect positif, comme le dit le proverbe : « Mieux vaut faire envie que pitié ».

 « L’humilité n’est pas une vertu » (Spinoza)

Descartes distingue dans Les passions de l’âme l’humilité vertueuse  et l’humilité vicieuse:
« Art. 155. En quoi consiste l’humilité vertueuse.
… L’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises ou sommes capables de commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d’autres, est cause que nous ne nous préférons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user.
« Art. 159. De l’humilité vicieuse.
… Elle consiste principalement en ce qu’on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si on n’avait pas l’usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu’on se repentira par après; puis aussi en ce qu’on croit ne pouvoir subsister par soi-même ni se passer de plusieurs choses dont l’acquisition dépend d’autrui. Ainsi elle est directement opposée à la générosité ; … au lieu que ceux qui ont l’esprit fort et généreux ne changent point d’humeur pour les prospérités ou adversités qui leur arrivent, ceux qui l’ont faible et abject ne sont conduits que par la fortune, et la prospérité ne les enfle pas moins que l’adversité les rend humbles. Même on voit souvent qu’ils s’abaissent honteusement auprès de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, et qu’au même temps ils s’élèvent insolemment au-dessus de ceux desquels ils n’espèrent ni ne craignent aucune chose.»
« Article 160.…Le vice vient ordinairement de l’ignorance, et …ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont les plus sujets à s’enorgueillir et à s’humilier plus qu’ils ne doivent ».

Pour Spinoza, tandis que l’orgueil est la joie de l’homme « qui fait de lui plus de cas qu’il n’est juste » (Ethique, troisième partie, proposition XXVI), l’humilité est la mésestime de soi «  qui consiste à faire de soi par tristesse moins de cas qu’il n’est juste… Ceux que l’on croit être le plus pleins de mésestime d’eux-mêmes et d’humilité, sont généralement le plus pleins d’ambition et d’envie » (Ethique, troisième partie, «définitions des affections », XXVIII-XXIX).
« L’humilité est une tristesse née de ce que l’homme considère son impuissance ou
sa faiblesse » (Ethique, troisième partie, « définitions des affections », XXVI).
« L’humilité n’est pas une vertu, c’est-à-dire qu’elle ne tire pas de la raison son origine » (Ethique, quatrième partie, proposition LIII).
« Bien que la mésestime de soi soit contraire à l’orgueil, celui qui se mésestime est cependant très proche de l’orgueilleux. Puisque, en effet, sa tristesse vient de ce qu’il juge de son impuissance par la puissance ou vertu des autres, cette tristesse sera allégée, c’est-à-dire qu’il sera joyeux, si son imagination s’occupe à considérer les vices des autres, d’où ce proverbe: c’est une consolation pour les malheureux d’avoir des compagnons de leurs maux. Au contraire, il sera d’autant plus attristé qu’il se croira davantage inférieur aux autres; d’où vient qu’il n’est pas d’hommes plus enclins à l’envie que ceux qui se mésestiment ; ils s’efforcent plus que personne d’observer ce que font les hommes, plutôt pour censurer leurs fautes que pour les corriger ; ils n’ont de louange que pour la mésestime de soi et se glorifient de leur humilité…» (Ethique, quatrième partie, proposition LVII).
Spinoza insiste comme Descartes sur la nécessité de se connaître :
« Le plus haut degré d’orgueil ou de mésestime de soi est la plus entière ignorance de soi » (Ethique, quatrième partie, proposition LV) et « indique la plus grande impuissance intérieure » (Ethique, quatrième partie, proposition LVI).
« Le premier principe de la vertu est de conserver son être…, et cela sous la conduite de la raison… Qui donc s’ignore lui-même ignore le principe de toutes les vertus…. », agit le moins par vertu, et « est le plus impuissant intérieurement…» (Ethique, quatrième partie, proposition LVI).

Pour La Rochefoucauld (maxime 254) :
« L’humilité n’est souvent qu’une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres ; c’est un artifice de l’orgueil qui s’abaisse pour s’élever ;et bien qu’il se transforme en mille manières, il n’est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu’il se cache sous la figure de l’humilité ».

Avec ces penseurs, nous sommes donc loin de la conception chrétienne actuelle de l’humilité. Mais notons aussi que le christianisme n’a pas mis l’humilité au nombre de ses sept grandes vertus.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet: temps de Pâque(s)

 

Il  est bien tard pour tailler les fruitiers
Feuillage et fleurs en bourgeons se rénovent
Le cerisier le poirier le pommier
Sont en éveil au gré de la lumière
Il n’est plus temps de couper dans la sève

Quand Pâque arrive on voit c’est immédiat
La primevère en jaune ou blanche ou mauve
S’ouvrir petite après les camélias
La pâquerette idem se met à jour
Il n’est plus temps que la neige les couve

Si les frimas reviennent poudroyants
C’est de la frime et qu’il vente ou qu’il pleuve
Dit l’optimiste et redit l’insouciant
Quand le soleil se révèle moins rare
Il n’est plus temps d’avoir des pensées graves

Mais l’impatient dont les pensées refluent
Lorsque le froid s’obstine dans sa lutte
Répond qu’il manque encore les effluves
Et la douceur pour parfumer la vie
Le mois de mai doit s’approcher plus vite
Il est grand temps que le printemps revive

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: vent et neige (mi-mars 2013)

Au mois de mars quand l’hiver s’exténue
Dans un sursaut d’ultime décadence
Le vent voulait poursuivre ses cadences
Parler plus fort à la blanche ingénue
La neige neuve et qui tombait des nues
Pour lui vanter les charmes de la danse

Dernière neige et candide et chenue
Qu’il invitait à l’ampleur l’abondance
Il a quitté le ton des confidences
Lui a soufflé des mots moins retenus
Presque au printemps donc presque saugrenus
Pour lui vanter les charmes de la danse

Dans l’envolée de flocons soutenus
Tourbillonnante elle est tombée plus dense
Couvrant la route ignorant les prudences
A fait glisser dans cette blancheur nue
Le conducteur hors des trajets connus
Pour lui vanter les charmes de la danse

***

Alors que, pour Météo France, la période d’hiver est celle des mois de décembre, janvier et février, il s’est produit notamment en France du 11 au 16 mars  2013 une vague de froid tardif, avec des chutes de neige et des vent parfois violents (source des chiffres mentionnés: « la chaîne météo » sur internet et meteo-paris.com).

Les températures minimales jusqu’à moins 10-moins 15° C dans le nord mardi 12 et mercredi matin 13 mars (constituant pour Lille et Beauvais des records de froid pour un mois de mars) et les températures maximales basses l’après-midi (sans dégel deux jours d’affilée au nord de la Seine lundi et mardi) montrent l’intensité de ce froid par ailleurs très humide qui s’est accompagné de neige (de 10 à 30 cm d’épaisseur en moyenne) avec un vent qui a créé en particulier en Picardie et en Normandie des congères de plus de deux mètres de haut par endroits. D’où d’énormes difficultés de circulation (trafic ferroviaire interrompu, y compris entre Paris et Londres, routes et voiture ensevelies)…

Le développement d’éclaircies dans les nuits de lundi à mardi et de mardi à mercredi a fait plonger le thermomètre à un niveau très bas pour la saison, la couche de neige au sol et l’absence de nuages ayant accentué le phénomène.

Avec des températures maximales qui sont restées négatives pendant deux jours à Lille, Beauvais, Amiens, Rouen, Abbeville et Caen, les journées de lundi et mardi sont historiques: il s’agit des journées sans dégel les plus tardives dans la saison jamais enregistrées pour les villes citées. A Paris, une record de froid vieux de 141 ans a été enregistré avec moins 1,6° C mardi, journée de mars la plus froide depuis au moins 1872…

Cette situation s’explique par une masse d’air d’origine sibérienne étirée de la Russie à la France, et qui s’est trouvée confrontée à une descente d’air polaire maritime de la Scandinavie vers les Îles Britanniques jusqu’en France. Le conflit entre ces masses d’air, continentale pour l’une et polaire humide pour l’autre, a engendré des chutes de neige exceptionnelles sur les régions du nord de la France. Paris s’est trouvé sous la neige au cours de cette semaine, comme déjà au début de l’année 2013.

Le vent d’Est, d’origine sibérienne, a accentué le ressenti glacial, encore aggravé par l’absence de soleil. Avec moins 1° C à Cherbourg lundi et un vent soufflant à 90 km/h, le ressenti était proche de moins 15, comme aussi à Dieppe, Saint-Brieuc, Lannion…

Après un mercredi 13 mars très froid dans le sud-ouest sans dégel à Pau et Tarbes et seulement + 1,2°C à Toulouse sous la neige, les régions méditerranéennes ont été confrontées à leur tour à cette froidure dans une tempête de tramontane et mistral, dans la nuit du 13 au 14, puis  dans la journée du 14 où, à Marignane par exemple, une rafale a été mesurée à plus de 128 km/h dans une température de 6°C, le ressenti étant de moins 15, sous le soleil…
Vendredi après-midi, de fortes averses de neige et de grêle ont frappé l’agglomération d’Ajaccio. Quelques flocons étaient visibles du côté de Cannes, et de Nice…

Ultime assaut de ce froid qui est descendu en une semaine des côtes de la Manche au rivage méditerranéen, après une nuit de vendredi à samedi sous zéro entre Montpellier (moins 2°C), Salon-de-Provence (moins 6°C), Bormes-les-Mimosas (moins 4°C), et de l’ordre de 0° à Fréjus, Cassis et Cannes, de très nombreuses gelées ont été signalées jusqu’en zone littorale à l’aube…

Par le passé, sans atteindre l’ampleur de cette année, d’autres vagues de froid se sont produites en mars: en 1955, 1962, 1975, 1985 (4 jours sans dégel à Amiens du 1er au 4 mars), 1986, 2005, 2006, 2010 (50 cm de neige à Perpignan le 8 mars 2010).
Mais il faut aussi se souvenir de mars 2012, mois exceptionnellement doux et très ensoleillé avec 5 jours consécutifs sans un seul nuage dans le ciel du pays, si exceptionnel que pour certaines villes du nord de la France, il s’est agi du mois le plus ensoleillé de l’année…

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Billet: l’absence de rigueur du mot « rigueur »

A les entendre exalter la rigueur
On voit venir des lendemains rugueux
De vieux démons sont toujours aux aguets
Dans leur chanson de jadis et naguère

Cette rengaine est de mauvais augure
En temps de crise équivoque ambiguë
Elle est pour eux l’alpha et l’oméga
Le double sens de « rigueur » les égare

La pensée droite et la souffrance rude
Quoique les deux puissent nous sembler dures
N’ont pas de lien pour un esprit robuste

Et si les deux sont jugées rigoureuses
L’âpre plaisir des actes douloureux
N’est pas égal au raisonnement juste

La rigueur au sens intellectuel du terme ne se retrouve pas dans la rigueur ou austérité aujourd’hui évoquée abondamment au sens politico-économique, bien que le mot puisse avoir l’un et l’autre sens. C’est un abus de langage que de croire ou de faire croire à l’équivalence des deux significations. Comme de faire croire au caractère rédempteur de la souffrance dans la crise en étendant aux questions économiques et sociales ces vers de Baudelaire :
« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
« Comme un divin remède à nos impuretés »,
où Dieu paraît être de nos jours la toute-puissante économie (sociale ?) de marché.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: la renonciation du pape

Quand va-t-il voir la fin de sa passion
Il s’abandonne et peut-être abandonne
A qui remettre un mot de démission
Hormis Dieu même il ne trouve personne

Il se retire avec la permission
Que le vieux droit de l’Eglise lui donne
Le terme exact n’est pas abdication
Convenant mal aux têtes sans couronne

Renoncement plutôt renonciation
Tel est le mot préférable à tout autre
Un libre choix quand la vie prend le large

Courage humain plus que résignation
Le successeur du premier des apôtres
Usé par l’âge a résigné sa charge

Le paradoxe des choses anciennes est qu’à force d’être anciennes elles rejoignent le monde moderne, et même le dépassent d’une certaine manière.
Apollinaire semble le dire quand il écrit dans « Zone » au début d’Alcools:
« Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
« L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X ».
Irait-on jusqu’à remplacer dans ce vers « Pie X » par « Benoît XVI » ?

Dans un monde où tant de gens s’accrochent au pouvoir, Benoît XVI a redonné une nouveauté à un acte apparemment aussi simple qu’une démission, dont le terme exact est renunciatio dans le latin du droit canon. Pour être valable d’après ce droit, la  renunciatio n’a pas besoin de beaucoup de conditions, la principale est qu’elle soit un acte libre.

Se trouve aussi posée la question du courage: qui est le plus courageux, celui qui continue jusqu’à la mort, perinde ac cadaver, ou celui qui, à bout de forces, a la sagesse de renoncer ?

Dominique Thiébaut Lemaire

Les Lisières, roman d’Olivier Adam. Auteur: Martine Delrue

Les Lisières, roman de Olivier Adam, éditions Flammarion, 2012,  453 pages

Olivier Adam, né en 1974, est romancier et scénariste. Il a participé, en 1999, à la création du festival Les correspondances de Manosque. Il a coécrit le  scénario de Welcome, film de Philippe  Lioret ( Prix Prévert du scénario 2010)  et de Je vais bien, ne t’en fais pas (prix Etoile d’or 2007). En 2007 également, il a reçu  le prix Amila-Meckert pour  A l’ abri de rien.  Les Lisières est son douzième roman, qui faisait partie cet automne de la première sélection du Goncourt, avant d’en être écarté.

 Les Lisières, vaste fresque de la France contemporaine,  est un roman ambitieux et très abouti. D’entrée de jeu, Olivier Adam  donne à ses lecteurs la sensation de vivre une fin : sur le plan général ou mondial, à Fukushima, tout a explosé sous les coups du tsunami ; pareillement, sur le plan intime, pour le héros Paul Steiner, tout a éclaté, son couple ainsi que ses repères familiaux. Son père, ancien ouvrier, est passé du vieux Marchais à la «Grosse Blonde », et la banlieue où il revient vingt ans après l’avoir quittée, près de Villeneuve-St-Georges ou de Melun, n’est plus ce qu’elle était. Tout va mal quand commence le roman ; des idées noires guettent le  héros.

Quoique entièrement écrit à la première personne, du point de vue du personnage principal, ce roman comporte d’abord une large dimension sociologique, passionnante. Pourtant nous sommes loin du style de l’essai ou du rapport. Les phrases se font impétueuses parfois.

L’auteur présente une évocation fine et intéressante des banlieues. Le lecteur apprécie la description de ces zones faites « de  rangées d’immeubles, alignements d’enseignes et de cubes en tôle », ou, plus  loin, de ce que le livre nomme « litanie pavillonnaire ». La vie concrète de ces « confins » est rendue de manière saisissante. Pourtant au-delà du sociologue, existe le romancier, dont la phrase sait animer le monde : «  un cinéma  et un restaurant japonais  tentaient quelque chose, mais sans conviction véritable ». Comme Bourdieu, O. Adam révèle les destins scolaires: « bac technique pour les lotissements bas de gamme et les pavillons modestes, lycée puis BTS pour les lotissements milieu de gamme, université pour les maisons du centre-ville, grandes écoles, écoles d’ingénieur écoles de commerce, pharmacie vétérinaire médecine pour les enfants des résidences haut de gamme ». Mais les vies de  ces jeunes, Eric, Christophe, Thomas sont racontées de manière bien précise et incarnée.  Le romancier n’a pas peur du mot « classes sociales ». Dans une interview accordée à François Busnel, pour L’ Express, il revendique  hautement la volonté de rendre justice à ces petites classes moyennes qui sont le cœur de la société française, à ces gens qui ont été expulsés de ce qu’ils ont construit. Mais le plus intéressant, c’est qu’Olivier  Adam veut à la fois l’intime et le sociologique Ses aventures personnelles, assez proches de celles du narrateur, ne l’intéressent que si elles ont une résonance collective. A la manière d’ Annie Ernaux qu’il cite, il veut être clair, « arrêter l’allusion » et utiliser ce qu’il a pu observer. Il s’ agit donc de marcher sur ses deux jambes, l’ intime et  la bourdieusienne.

On le voit dans la scène du restaurant japonais. Paul y a entrainé son père pour lui changer les idées. Selon ce dernier, seuls des  bobos peuvent accepter de payer pour des « trucs pareils». C’est Paul qui défend les bobos, sans omettre de souligner qu’il peut aussi brocarder leur conformisme. S’ensuit une charge rondement menée : rien n’est oublié de leurs modes, de leurs certitudes, de leurs facilités aussi. Mais il n’ y a pas que Paris et sa périphérie sans contour ni centre; l’auteur évoque d’autres lieux. Sur la côte bretonne où Paul Steiner s’est installé avec sa femme Sarah et ses enfants, il s’est « réinventé » une autre vie, avec l’eau de mer, froide certes, mais aussi avec le vent, la pêche à la crevette, les falaises.

Si on analyse  ensuite le plan de l’intime, il est évident que le narrateur se veut « enregistreur », comme Stendhal peut-être, des états d’âme des personnages  d’aujourd’hui. Les ressorts romanesques ne manquent pas.

En ce qui le concerne lui-même, Paul Steiner a été un enfant aspiré par « un trou noir » non précisé au début, puis un adolescent rêveur, « sensible », toujours décalé par rapport à sa bande de copains; il a réussi à s’extraire de son milieu et de sa banlieue d’origine. Aujourd’hui, il pèse cent kilos, il croit qu’il est ce qu’il a choisi de se faire, « possesseur des mots ». Du coup « usé et usant », plongé dans son monde intérieur, jamais là, toujours en retrait car  il est devenu écrivain.  Le roman met en scène, dès la première page, un couple «  explosé », avec les enfants, Clément et Manon, à reconduire en fin de week-end chez une mère énervée : «  Si tu pouvais les faire manger normalement une fois ou deux , ou faire en sorte qu’ils  se couchent à une heure décente ! ».  Les clichés fusent. Cependant  Paul est encore amoureux  de  sa femme qui l’ a chassé , parce qu’il n’ écoute jamais personne, trop retiré dans son monde d’auteur. Il ne supporte pas non plus d’être séparé de ses enfants. Très émouvante par la suite est la description de sa mère, déjà à l’hôpital, de plus en plus confuse. Mais la relation père-fils est le second grand thème du roman. Les relations de Paul sont difficiles avec ce père qu’il a toujours trouvé  brutal; il a du mal à affronter « son silence, sa froideur, son regard coupant ». C’est aussi une question de génération: ces pères issus d’un  milieu ouvrier ne sont guère causants. Devenu adulte, Paul essaie de s’intéresser au cyclisme, à Bernard Hinault pour renouer avec son père, mais rien n’ y fait. Enfin les relations avec son frère François restent tendues, jusqu’à la révélation du secret de famille.

Péripéties romanesques, retrouvailles avec les copains de l’ancienne bande ou avec un amour de jeunesse: tout cela est très prenant. On est embarqué et ému. C’est une partie de notre vie qui est présentée là, nos évolutions, notre monde contemporain et ses problèmes. On se  sent compris:  le héros est issu du monde ouvrier et il a passé son  temps à « effacer des traces, des liens ». Il s’est placé en lisière de son univers d’origine; c’est ce que le titre du livre suggère, en même temps qu’il évoque les déplacements géographiques.

Olivier Adam dit magnifiquement: «Je n’étais plus des leurs ». Il emploie aussi d’autres mots: « Loin d’eux». Le roman leur rend justice.

                                 Martine Delrue

Billet: entre deux mots faut-il choisir le moindre?

 

Parler trop vite un exercice
Où les vocables raccourcissent
Devient dico le dictionnaire
Mais d’autres mots en sens contraire
Sont à rallonge et s’alourdissent

Pour qui se voit quasi-linguiste
Aimant les mots maximalistes
La boîte à langue est grande ouverte
Inépuisable elle est offerte
A qui se croit néologiste

Mais s’exprimer comme un registre
Et gravement comme un ministre
Exige un maniement du verbe
Où le suffixe à l’air superbe
Risque toujours de sembler cuistre

Humains changés en humanistes
Et même en humanitaristes
Méfiez-vous donc de vos grands termes
On y entend l’usure en germe
Rendre écolo l’écologiste

Quand la parole est artifice
Elocution masticatrice
Que l’on aimerait plus légère
Alors parfois oui je préfère
La pub la com brèves qui glissent

Selon un proverbe scandinave: « grands mots et mitaines neuves rétrécissent toujours »
(dictionnaire Robert de proverbes et dictons, M 1723).

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: le Quartier latin

Ces quelques mots sont pour vous relater
Qu’en mal d’argent sans mystérieuse intrigue
Les librairies dans le Quartier latin
Sont devenues des boutiques de fringues

Je ne vois plus qu’en souvenir latent
Leur devanture en de multiples langues
De Sartre à Kant à Lucrèce et Platon
Nous présenter tant de culture longue

Leur devanture est désormais vitrine
De frime et fripe et de chiffonnerie
Qui nous inspire une pensée chagrine

La fac aussi les étudiants sans fric
Doivent quitter ce lieu cher de Paris
Tous excentrés vers le périphérique

Le commerce des livres (tout au moins dans le sens commercial de cette expression !) dégage une marge bénéficiaire faible par rapport à d’autres activités telles que la vente de vêtements, tandis que la charge des loyers a fortement augmenté à Paris et en particulier dans le Quartier latin. De plus, les librairies en ligne sur internet ont pris plus de 10 % du marché. Et, de surcroît, les établissements d’enseignement supérieur, pourvoyeurs de lecteurs, ont été largement délocalisés hors du centre de Paris où se trouve le Quartier latin. Il en résulte que depuis 1995-2000, le nombre de librairies dans ce quartier aurait diminué de moitié ou presque (de 300-225 à la fin de la décennie 1990 à 150-125 au début de la décennie 2010, d’après divers chiffres avancés dans la presse).

Le 1er juin 2010, le maire de Paris et son adjointe au commerce ont médiatisé un plan de réouvertures de librairies, fondé sur le droit que possède la Ville de préempter les murs (mais non les baux commerciaux) mis en vente dans la capitale. La Semaest, société d’économie mixte par laquelle passe cette politique, a acquis un certain nombre de locaux destinés à être loués à des prix relativement bas..

Mais on constate que, malgré le soutien de la Ville, une librairie située rue Gay-Lussac dans le 5e arrondissement a été placée en liquidation judiciaire le 7 mars 2012, quinze mois à peine après son inauguration. Elle avait pourtant bénéficié d’un local au loyer très avantageux (1500-1600 euros mensuels) versé à la Semaest. D’après l’adjointe au commerce et le libraire lui-même, les éditeurs et la banque n’ont guère aidé au démarrage. Les fournisseurs et les distributeurs ont refusé d’étaler les échéances, et la banque est restée inflexible.

De même, après avoir ouvert fin 2009, la librairie espagnole, la dernière sur ce créneau à Paris, a mis la clé sous la porte en 2009 rue des Fossés Saint Jacques. Elle a laissé place à la Librairie Portugaise et Brésilienne, plus ancienne et mieux armée.

Les nouvelles librairies, pour constituer leur stock, doivent souvent payer les livres aux fournisseurs avant de les avoir vendus. Celles qui existaient déjà et qui ont été transférées pour payer un loyer moindre s’en sortent mieux, surtout si elles sont associées à une maison d’édition.

Compte tenu des explications ci-dessus, on peut reprendre les paroles du  chanteur Alain Souchon qui disait déjà en 1999 dans « Rive gauche »: « Les marchands de malappris / qui d’ailleurs ont déjà tout pris / viennent vendre leurs habits en librairie /en librairie en librairie ».

Il est toutefois prévu que de nouvelles librairies et maisons d’édition s’ouvrent dans le Quartier latin et ses environs avec l’aide de la mairie de Paris et de sa société d’économie mixte.

 Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: voeux de nouvel an

A nos amis

Pour de bons voeux sous l’étoile filante
Attendrons-nous le temps des perséides
Lorsqu’en été sur les moins vigilants
Brille à longs traits la pluie d’astéroïdes

Alors que file au seuil du nouvel an
Maint météore appelé quadrantide
Que dissimule un toit de nuées lentes
Attendrons-nous le temps des perséides

Comme un roi mage insoucieux des bilans
Dans l’ombre voit la clarté jubilante
Il faut sentir que le ciel n’est pas vide
Mais traversé de lumière bolide
Et de bons voeux sous l’étoile filante

La terre traverse des essaims de météores plusieurs fois par an, en particulier en août (perséides), mais aussi, ce qui est moins connu, fin décembre et début janvier (quadrantides), à une date où les voeux de nouvel an pourraient être aussi les voeux qu’il est d’usage de faire au passage des étoiles filantes.

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: sonnet de Noël

On crie Noël vivement qu’il arrive
A point nommé dans les intempéries
L’éphéméride effeuillée comme un rêve
Nous a promis qu’en décembre il viendrait

Le temps d’hiver muni de son étrave
De chasse-neige avance et tracera
La route longue où le froid nous éprouve
Le froid de loup sous la bise en courroux

Quand par degrés l’obscurité s’aggrave
On crie lumière espérant une trêve
A point nommé dans les intempéries

Quand le jour baisse et que la voix s’enroue
Que dans la brume à peine on se retrouve
On crie Noël tellement qu’il arrive

 

Ce sonnet s’inspire de quelques vers de François Villon, écrits au milieu du 15e siècle:

 « Tant crie-l’on Noël qu’il vient »,
(refrain de la « ballade des proverbes »),
et:
« En ce temps que j’ai dit devant,
Sur le Noël, morte saison,
Que les loups se vivent de vent
Et qu’on se tient en sa maison,
Pour le frimas, près du tison… »
(Le Lais, strophe II)

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Le peintre Edward Hopper: exposition à Paris au Grand Palais. Auteur: Annie Birga

Paris découvre enfin Edward Hopper (1882-1967), montré lointainement dans la belle exposiition des Réalismes, organisée par Jean Clair au Centre Pompidou en 1980. C’est au Grand Palais, jusqu’au 26 janvier.

Le parcours en est chronologique. Les premiers tableaux, sombres, se ressentent de l’influence de son premier maître, le peintre Robert Henri, dans l’école duquel il étudie cinq ans. Henri admire Manet, qui, lui-même, s’inspire de la peinture espagnole de Goya et Velazquez. Le peintre américain de référence  est Eakins, réaliste important. A côté de Hopper, sont  montrés des tableaux de Bellows et de Sloan, et c’est l’un des mérites de l’exposition que d’introduire le visiteur dans un petit pan de la passionnante et mal connue peinture américaine. Ces jeunes gens se réunissent pour former le groupe des Huit, auquel on donnera, plus tard, le nom de « Ashcan School », l’école de la poubelle, en référence à leur anti-académisme et au caractère social de leurs oeuvres.

En 1905 Hopper  décide de partir à Paris. Il y restera un an  et y retournera à deux reprises pour de courts séjours. « Jamais je ne me suis senti aussi heureux », et cette sérénité se ressent dans ses tableaux. Inspirés par les quais proches de la Seine (il habite au 48, rue de Lille), ce sont des ponts, le Pavillon de Flore, Notre-Dame. Sa palette  a pris des tonalités claires, sous l’influence des Impressionnistes comme Sisley et Pissarro. Son goût des lignes horizontales, certaines coupes hardies annoncent les choix à venir. Il admire au Louvre les lumières de Rembrandt,  peut-être les peintres hollandais, Vermeer,  Pieter de Hooch dont l’influence sera évidente. Ses (presque) contemporains, Degas, Valloton, Sickert,  et par leur thématique (théâtres, intérieurs) et par leurs cadrages, sont pour lui de nouveaux maîtres, comme le montrent bien certaines de leurs toiles choisies judicieusement.

Le retour à New-York marque une rupture.  Jusqu’à  l’âge de 43 ans, Hopper ne vendra qu’une aquarelle et un tableau. Il faut bien subsister. Il dessine ou exécute à la gouache des illustrations pour des revues ou agences publicitaires. L’exposition présente une projection de celles-ci qui sont remarquablement bien dessinées et colorées et de coupe originale. Mais les thèmes en sont optimistes et conventionnels. « Depressing period », écrira Hopper. Cette mélancolie se traduit bien dans un tableau de format plus grand que les habituels, « Soir bleu » de 1914 (Hopper a lu Rimbaud). Il s’y représente en Pierrot triste et fardé, au milieu de personnages symboliques. Une cinquantaine d’années plus tard, il peint « Two Comedians », un couple de Pierrots qui saluent en fin de représentation, dans lequel il n’est pas difficile d’identifier le peintre et sa femme,  qui l’a accompagné sa vie durant, Joséphine Nivinson,  peintre elle aussi. C’est son dernier tableau.

Mais Hopper décide d’étudier la technique de l’eau forte et c’est une réussite. Son oeuvre gravé est présenté presque au complet. Vues de maisons victoriennes de la petite ville portuaire de Gloucester (où a vécu Winslow Homer), et gravures moins descriptives, empreintes d’un sentiment d’inquiétude, avec toujours de beaux contrastes de clair-obscur. Suivent des tableaux, images de cette côte rocheuse,  aux couleurs vives, et des aquarelles très précises représentant des coins de ville, des maisons.  Au passage on peut regretter de n’en pas voir davantage, car Hopper, s’il réalisa un petit nombre de tableaux, exécuta de nombreuses aquarelles. En bon analyste de son évolution, il remarque: « Ma peinture sembla se cristalliser quand je me mis à la gravure ».

Une succession d’événements provoque son ascension fulgurante: expositions au Musée de Brooklyn, dans une galerie new-yorkaise, découvertes et achats par des mécènes, par des directeurs de musées, en particulier le Whitney Museum, au point que le MoMA en 1933 consacre une rétrospective à  Hopper. La deuxième partie de l’exposition  couvre la période 1925-1966. Profondément individualiste, Hopper ne peut être rattaché à aucune école. Il se défend de faire partie de l’American Scene, composée de peintres nationalistes, exaltant les valeurs américaines. Il n’est pas photoréaliste : « La photographie est légère. Pas de poids ». Les pop-artistes travaillent en aplats et à l’acrylique et lui, il pratique la peinture à l’huile, avec des glacis. Voici son credo : « Le grand art est l’expression extérieure de la vie intérieure de l’artiste, qui s’incarne dans sa vision personnelle du monde. La vie intérieure d’un être humain est un royaume vaste et divers qui ne se résume pas uniquement en agencements stimulants de couleurs, de formes et de dessins. ». La pointe finale vise l’expressionnisme abstrait qui triomphe dans les années Cinquante, au point  d’exclure toute autre forme d’expression dans les instances officielles, et Hopper prend une part active à sa dénonciation et à la revendication d’un art qu’il qualifie d’ « humaniste » .

On peut se demander d’où provient la force magnétique de ses tableaux. Car ils représentent des paysages, des architectures urbaines, des salles de spectacle, des halls d’hôtel, des chambres anonymes, des cafétérias, des maisons, des fenêtres, des personnages en attente, des couples, des femmes esseulées. Le détail est rare, Hopper vise au dépouillement. Il écrit à propos d’un tableau : « J’ai tellement travaillé la figure que j’ai décidé de la retirer ». Jamais de drame ni de pathos, tout est suggéré.  Le jeu des lumières et des ombres provoque l’émotion et rend compte de ce moi intérieur qui a médité le tableau parfois pendant de longs jours. Les cinéastes, comme Hitchcock ou Wim Wenders et d’autres, se sont revendiqués de son influence, Wenders employant l’épithète de « magique », terme utilisé aussi pour qualifier a peinture « métaphysique » de Chirico avec laquelle il a des points en commun. Dans cette succession de chefs-d’oeuvre on retiendra, par goût personnel : « Maison près de la voie ferrée » (1925), elle servit de modèle à la maison hantée de « Psychose »; « Le Phare sur la colline » (1927), phare, maison, dune, mi-ombre, mi-soleil; « Maison au crépuscule » (1935), incroyable lumière verdâtre qui teinte les fenêtres, bois menaçant derrière la maison; « Station-service »(1940), où Wenders imagine qu’un meurtre vient d’avoir lieu, mais tout semble tranquille; « Noctambules » (1942), qui continue de fasciner les visiteurs, le tableau le plus connu; « Matin dans une ville » (1944), beau nu de femme ensoleillée qui regarde au  dehors d’autres fenêtres au soleil, dans une chambre verte, couleur de prédilection du peintre; « Soleil matinal » (1952), cette fois la femme est assise sur un lit et le soleil projette sur le mur un grand rectangle jaune; «  Soleil dans une chambre vide » (1963) qui fait partie des tableaux mélancoliques,sinon angoissés de fin de vie.

On conseillerait de regarder longuement des tableaux conçus et travaillés longuement.

Annie Birga

Billet: les prisons françaises, ou: « L’enfer est pavé de bonnes intentions » (mises à jour: 12 et 28 janvier 2012)

Celui qui manque au devoir de justesse
Ne dit pas mieux que celui qui se tait
Quand il prétend par souci de justice
Préconiser un semblant d’amnistie

Pour éviter qu’en prison ne s’entassent
Les détenus dans un sinistre état
D’enfermement cafards et détritus
Mais fait-il preuve ainsi de sa vertu

Quelle vertu dans son idée factice
D’instituer un « numerus clausus »
Qui rendrait vain le sérieux des sentences

Non ce qu’il faut c’est qu’on paye et bâtisse
Des lieux humains sans rechercher d’astuces
Pour esquiver le coût des pénitences

Un « numerus clausus »? Mise à jour du 28 janvier 2013

Dans un rapport publié le 23 janvier 2013, une mission d’information parlementaire présidée par Dominique Raimbourg (PS) a fait des propositions destinées à remédier au surpeuplement des prisons. Les députés envisagent « si nécessaire » un numerus clausus, afin qu’il n’y ait pas plus de personnes incarcérées que de places.  « Dès l’instant où un détenu entrerait en surnombre, celui qui est le plus proche de la fin de sa peine bénéficierait d’un aménagement dans les deux mois », a expliqué Dominique Raimbourg.

Mais la ministre de la Justice a déclaré le 27 janvier 2012 au Grand jury RTL/Le Figaro/LCI que le gouvernement est opposé à cette idée. Elle en a expliqué les raisons :
–  Il est déjà prévu dans la loi qu’on examine la situation d’un détenu et qu’on décide de le faire sortir avant la fin de sa peine à condition de l’accompagner ; les efforts vont porter sur cet accompagnement des détenus à leur sortie de prison, notamment pour faciliter leur réinsertion;
–  Il ne s’agit pas d’adapter les peines au nombre de places de prison, mais d’appliquer la loi;
– Ce gouvernement a confiance dans les juges et veut leur rendre de la liberté d’appréciation; il n’est pas favorable aux « mécanismes automatiques », qu’il s’agisse du numerus clausus ou des peines plancher votées sous le quinquennat précédent.

Les conditions de vie en prison

Pour compléter le proverbe du titre, on pourrait citer également celui-ci, d’origine espagnole : « Il vaut mieux visiter l’enfer de son vivant qu’après sa mort ».

Les conditions de détention dans les prisons françaises sont une honte pour notre pays, c’est connu depuis longtemps, notamment au sein des institutions internationales (Cour européenne des droits de l’homme, Conseil de l’Europe et CEPEJ – Commission européenne pour l’efficacité de la justice), mais les pouvoirs publics français, depuis longtemps, semblent étrangement aveugles et sourds à cette réalité.

Il est possible que certains considèrent comme faisant partie de la « punition » la dureté de la détention. Une attitude sans doute plus répandue, apparemment plus humaine, et en réalité plus pernicieuse, consiste à penser qu’il ne faut pas mettre d’argent dans le système pénitentiaire, ou le moins possible, parce que les prisons sont « du côté obscur de la force », et parce que ce serait inciter à l’incarcération ? Résultat : des conditions matérielles et morales souvent effroyables, dont ont témoigné le contrôleur général des prisons et son équipe, après avoir inspecté la prison des Baumettes à Marseille. Malheureusement, cette prison est loin d’être la seule dans un état plus que lamentable, et loin d’être la seule en situation de grave surpeuplement (pourtant, le pourcentage de la « population carcérale » par rapport à la population globale n’est pas particulièrement élevé en France).

Au 1er décembre 2012, selon les statistiques mensuelles de l’administration pénitentiaire, il y avait en France 67.674 détenus. Le nombre de places étant de 56.953, le taux d’occupation moyen des quelque 240 établissements ou quartiers pénitentiaires est de presque 120 %. Dans 10 établissements, il dépasse 200 %.
La tendance reste à la hausse, malgré une circulaire de politique pénale envoyée en septembre par la ministre de la justice aux parquets, leur demandant de privilégier pour les courtes peines des solutions alternatives telles que le bracelet électronique, plutôt que la détention. La ministre espérait ainsi, tout en réduisant les constructions de prisons prévues par le gouvernement précédent, apporter une réponse à la question de la surpopulation carcérale. Mais cette solution n’est pas à la mesure du défi auquel les pouvoirs publics doivent aujourd’hui faire face.

Revenons au cas de la prison des Baumettes. A la suite d’une inspection au cours du mois d’octobre 2012, le « Contrôleur général des lieux de privation de liberté » a publié, le 6 décembre 2012, des recommandations relatives à l’état préoccupant de ce centre pénitentiaire.
A la demande de la Section française de l’observatoire international des prisons (OIP), le juge des référés liberté du tribunal administratif de Marseille, par une ordonnance du 13 décembre 2012, a ordonné à l’administration des mesures considérées comme insuffisantes par l’OIP: veiller à ce que chaque cellule soit dotée d’un éclairage artificiel et d’une fenêtre en état de fonctionnement, faire procéder à l’enlèvement des détritus, modifier la méthode de distribution des plateaux repas, jusqu’ici posés à proximité des bennes à ordures, et à même le sol en dépit de la présence de nombreux insectes (cafards, cloportes…) et de rats.

Le juge des référés du Conseil d’État a été saisi en appel par l’OIP, soutenue par plusieurs organisations d’avocats et de magistrats. Par une ordonnance du 22 décembre 2012, il a rappelé les libertés fondamentales des détenus, et ordonné des mesures en plus de celles qui ont été prescrites par le tribunal de Marseille.
Il a commencé par réaffirmer que l’administration pénitentiaire est tenue de protéger la vie des détenus et leur dignité, qui constituent des libertés fondamentales. Il a relevé que la carence de l’administration dans l’entretien de la prison a porté une atteinte grave et manifestement illégale à ces libertés.
Il a estimé qu’il n’y avait pas lieu de prescrire une inspection de l’ensemble des cellules individuelles, dès lors que les mesures entreprises ou initiées par l’administration pénitentiaire à la suite des recommandations du contrôleur général des prisons – vérification des installations électriques et de plomberie (l’administration s’étant engagée à embaucher six ouvriers pour assurer la fourniture d’eau et d’électricité dans les cellules), fermeture de cellules impropres à l’hébergement des détenus, engagement de travaux de réfection d’autres cellules – rendaient inutile cette nouvelle inspection.
Il a en revanche estimé que les mesures prises par l’administration pour mettre fin à la prolifération de rats et d’insectes (renforcement des effectifs du service d’entretien, augmentation de la fréquence des opérations de dératisation) étaient insuffisantes pour remédier à la situation. Il a donc prescrit à l’administration dans un délai de dix jours :
– un diagnostic des prestations de lutte contre les animaux nuisibles à intégrer dans le prochain contrat de dératisation et de désinsectisation, qui devra prévoir des interventions préventives et curatives adéquates;
– dans l’intervalle, une opération d’envergure permettant la dératisation et la désinsectisation de l’ensemble des locaux des Baumettes.

Une troisième fois, le 10 janvier 2013, l’administration pénitentiaire a été condamnée à exécuter des travaux dans cette prison. Le tribunal administratif de Marseille, à nouveau saisi par l’OIP, a ordonné de procéder dans les trois mois aux travaux d’étanchéité d’un bâtiment, d’installer des cloisons devant les toilettes dans 161 cellules, de mettre en conformité les installations électriques, et de réparer les monte-charges d’évacuation des déchets (voir notamment sur ces points le journal Le Monde du 12 janvier 2013, page 11) .

Cela dit, il ne suffira pas de traiter ces carences pour remédier au délabrement général du système pénitentiaire. Lequel est le symptôme le plus aigu de la crise de la justice française dans son ensemble (lois non appliquées, non-exécution des peines, durée excessive de la détention provisoire, etc.), justice dont les moyens matériels et humains, on le sait, sont cruellement insuffisants, ce qui apparaît avec évidence à la lecture des statistiques internationales lorsqu’on compare à d’autres notre « pays des droits de l’homme ».

Dominique Thiébaut Lemaire

Une famille bretonne, de la Révolution aux guerres du XXe siècle. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Le cadre géographique dans lequel a vécu la famille Rivier dont il est question dans cet article est la région de l’Aven située entre Quimper et Quimperlé dans le sud du Finistère, où se trouvent notamment les communes de Melgven, Rosporden, Scaër, Tourc’h…

Cette famille descend d’Yves Postic (Scaër 19 juin 1754-Brest 22 mai 1794). « Ménager » (sorte de laboureur) dans la paroisse de Scaër, syndic (de la corvée) des grands chemins en 1789, Yves Postic ajoutait à son activité de cultivateur celle de priseur qui se déplaçait pour estimer et vendre les biens saisis, et qui intervenait aussi lors des successions. Il a signé le cahier de doléances de la sénéchaussée de Concarneau le 7 avril 1789. Administrateur du département du Finistère à partir de 1792, fonction correspondant à celle de conseiller général aujourd’hui, il a été guillotiné à Brest en 1794 comme la plupart de ses collègues de l’administration départementale, accusés d’avoir attenté à « l’indivisibilité de la République ».

Yves Postic et Marie Audren ont eu trois filles. La plus jeune, Marie Josèphe Postic (Scaër/Keriquel 24 juin 1790-Tourc’h 2 mai 1850), a épousé à Tourc’h le 27 août 1809 Louis Le Rivier (Tourc’h/Kerannou 18 août 1790-Tourc’h/bourg 10 avril 1845), cultivateur (voir l’annexe I pour une présentation d’ensemble de leur descendance).

P.R. RIVIER ET SES DESCENDANTS ENTREPRENEURS EN BATIMENT

A partir de 1850, le secteur du bâtiment a connu dans la région une grande activité, dont les maçons Rivier devenus entrepreneurs ont profité. Les constructions publiques (écoles, mairies…) se sont multipliées. Et de nombreux propriétaires de ferme se sont fait construire une nouvelle habitation, de même que les notables.

Pierre René Rivier

Fils de Louis Rivier et de Marie Josèphe Postic, petit-fils d’Yves Postic, administrateur du Finistère guillotiné à Brest en 1794, Pierre René Rivier (Scaër 3 avril 1825-Melgven 10 décembre 1874), maçon domicilié à Rosporden/Saint-Hilaire en 1850, à Melgven/Cadol en 1861, s’est marié à Melgven le 29 juin 1853 avec Perrine Le Guiriec (née à Melgven le 14 avril 1825), fille de Philibert, tisserand, et de Marie Perrine Buaré, meunière. La famille Le Guiriec était une famille de tisserands, mais Pierre Le Guiriec (né à Melgven en 1830), frère de Marie Perrine, était maçon. Le clocher de l’église de Tourc’h porte plusieurs dates et inscriptions (d’après www.infobretagne.com/tourch), en particulier sur la seconde balustrade : « Rivier R.P. Flao G. » Le premier de ces noms est peut-être celui de René Pierre Rivier.

Pierre René Rivier et Perrine Le Guiriec sont les parents de : –      Pierre, qui s’est marié avec Jeanne Carduner, et dont sont issus les Rivier entrepreneurs en bâtiment (voir ci-dessous); –        Louis, qui s’est marié avec Louise Guillou (voir l’annexe II); Louis Rivière a été entrepreneur et hôtelier à Rosporden (hôtel de la gare) ; président de l’Association sportive rospordinoise, il a donné son nom au stade de Rosporden.

Pierre Rivier et sa femme Jeanne Carduner

Fils de Pierre René Rivier et de Marie Perrine Le Guiriec, Pierre (Pierre Louis Marie) Rivier ou Rivière (Melgven/Pontinao 28 mai 1859-Melgven/Kerscouarnec 6 septembre 1892) s’est marié à Kernével le 24 novembre 1880 avec Jeanne Marie Carduner (née à Kernével le 8 septembre 1858, décédée en 1911), d’après les différents actes d’état civil cultivatrice (1880, 1883, 1885), puis ménagère (1887, 1890, 1892), fille d’Alain Carduner et d’Isabelle Le Dez, cultivateurs. Cultivateur à son mariage, Pierre Rivier est ensuite maçon (1883, 1885), maître-maçon (1887, 1890), entrepreneur (1892) à Melgven (Cadol) au lieu dit Kerscouarnec. Il est à noter qu’il a été témoin à la naissance à Rosporden le 30 juin 1890 d’Augustine Marie Clignac, fille du percepteur des contributions à Rosporden.

Pierre Rivier ou Rivière et Jeanne Carduner sont les parents de Perrine; Isabelle Marie ; Pierre; Yves ; François (les quatre premiers dénommés Rivière au lieu de Rivier):
– Perrine (Marie Perrine Rose) Rivière (Melgven/Kerscouarnec 30 août 1881-Kernével 24 octobre 1958) a épousé à Melgven le 16 février 1909 Joseph Jean Marie Bourbigot (né à Melgven le 11 avril 1881), mort pour la France à Saint-Nicolas (62) le 16 juin 1915; fille de Perrine, Jeanne (dite Jeannette) a épousé Jérôme Le Beux et a eu deux enfants : Pierre et Yvi ; ce dernier, né à Rosporden, interne des hôpitaux de Paris, puis chercheur, a travaillé pendant de nombreuses années à Québec où il était professeur de médecine à l’université Laval ; au début de mars 2015, âgé de 82 ans, il habitait en Colombie-Britannique dans l’ouest canadien ;
– Isabelle Marie Rivière (Melgven/Kerscouarnec 17 février 1883-Melgven/Kerscouarnec 14 septembre 1892) est morte de la typhoïde quelques jours après son père ; – Pierre (Pierre Marie Guillaume) Rivière (Melgven/Kerscouarnec 17 février 1885-Nantes 1er mars 1947) s’est marié à Landudal le 12 janvier 1910 avec Catherine (Marie Catherine) Le Floch (1884-1963), fille de François Le Floch et de Marie Jeanne (Le) Page, cabaretiers dans les années 1880, aubergiste et ménagère dans les années 1890, d’après les actes de naissance de leurs enfants ;
– Louis (Louis Pierre Marie) Rivière (Melgven/Kerscouarnec 6 décembre 1887-Quimper 7 mars 1956), instituteur public, s’est marié à Beuzec-Conq le 12 avril 1913 avec Anne Virginie Le Bourhis, institutrice publique ;
– Yves (Yves René) Rivière (Melgven /Kerscouarnec 10 avril 1890-Etinchem 1er août 1916) s’est marié à Melgven le 18 janvier 1914 avec Anna Joséphine Le Goarant ; il est mort pour la France dans la Somme en 1916;
– François (Michel François) Rivier, dernier enfant, est présenté ci-dessous.
La sépulture, en granit de Kersanton des époux Rivier-Carduner, non loin des tombes de la famille de Kerguélen de Kerbiquet, est toujours visible dans la partie haute du cimetière de Melgven, à droite quand on regarde ce cimetière depuis l’entrée.

L’entreprise de bâtiment a construit notamment dans les communes de Beuzec-Conq (aujourd’hui Concarneau), Melgven, Rosporden, Tourc’h.

Dans Les sillons de Beuzec (voir la bibliographie), Louis-Pierre Le Maître note (page 49) que la plupart des fermes de Beuzec-Conq ont été reconstruites entre 1870 et 1914. Il a recueilli (pages 134-135) un témoignage sur les maçons et tailleurs de l’entreprise Rivière de Melgven qui a bâti la maison de l’exploitation de Kerhuel à Beuzec-Conq. Les propriétaires, Yves Le Noac’h et Marie Louise Le Cain, parents du vétérinaire Yves Le Noac’h, voulaient une nouvelle habitation, pour remplacer leur chaumière à deux pièces et trois fenêtres. En 1888, l’entreprise Rivière commence les travaux. La pose de la première pierre donne lieu à une petite fête. Dès le matin, l’eau de vie est largement distribuée, si bien qu’à midi, les maçons et les tailleurs sont ivres. A cette époque, les ouvriers buvaient tellement que les constructions n’avançaient pas. Yves Le Noac’h leur a donc supprimé la boisson et le travail est devenu plus régulier. Mais chaque fois qu’il passait sur le chantier, il se trouvait toujours un maçon pour grommeler le même refrain en breton: « s’il y a pas, y aura! S’il y a, y aura pas ! » N’y comprenant rien, le patron passait son chemin. Il a bien regretté par la suite de n’avoir su comprendre à temps l’avertissement : les ouvriers assoiffés se sont arrangés pour que la cheminée rejette toute la fumée dans la grande salle. « S’il n’y a pas à boire, il y aura de la fumée ! » A ce prix-là, disait le patron, il aurait mieux valu que je leur donne un litre d’eau-de-vie par jour !

Pierre Rivier étant mort de la typhoïde en 1892, sa veuve Jeanne Carduner, appelée « Cham Pe(r) Rir » (Jeanne de Pierre Rivier), a pris la relève à la direction de l’entreprise. D’après les sources familiales, elle tricotait en se rendant sur ses chantiers, notamment en allant surveiller la construction d’un mur de l’église de Tourc’h. A Rosporden, l’entreprise a édifié entre autres (était-ce du temps de Pierre Rivier ou du temps de sa veuve ?) une grande maison qui existe encore aujourd’hui (en 2012) à l’endroit où l’Aven sort de l’étang de Rosporden, et dont les encadrements de fenêtres sont surmontés d’un ornement de pierre en pointe de diamant. A Melgven, elle a construit par exemple la maison d’habitation de l’exploitation agricole de Cadol/Keralain. Elle aurait aussi édifié la mairie de Scaër, et peut-être celle de Châteauneuf. Elle aurait construit ou réparé une partie de la route de Quimper à Briec, dans la région d’Edern. Ce serait à cette occasion que le fils aîné, Pierre, aurait rencontré sa future femme, Catherine Le Floch, fille d’hôteliers de Landudal.

Les fils des époux Rivier-Carduner: Pierre Rivière et François Rivier

Après le décès de sa mère Jeanne Carduner en 1911, Pierre Rivière a repris l’entreprise, dont les installations à Cadol/Kerscouarnec ont été détruites (juste avant ou juste après la guerre de 1914-1918) dans un incendie et dans l’explosion des explosifs entreposés pour les travaux publics. Dans cette catastrophe, une domestique a trouvé la mort. L’entreprise a dû végéter pendant la guerre. La famille qui avait placé son argent dans les emprunts russes, a perdu une grande partie de son épargne. Diminué physiquement par la guerre (il a subi les gaz de combat allemands), prisonnier de guerre, Pierre Rivière a peut-être repris son activité de construction pendant un certain temps. Puis il s’est reconverti dans le négoce de bois-charbon et produits du sol créé par sa femme en 1914-1918. Mise en difficulté par la crise économique des années 1930, cette famille est alors partie s’installer vers 1935 à Nantes où Catherine Le Floch tenait une crêperie, rue Santeuil. Du mariage Rivière-Le Floch sont nés Anna qui a épousé Gabriel Le Bihan; Simone ; Louise dite Lisette (née en 1914), qui a épousé Charles Le Bec et qui a repris la crêperie de sa mère; Yvonne (1919-1969); Hélène (1921-2012), ancienne religieuse (sœur de Cluny), professeur de français, qui a épousé en 1980 Roger Pouchard (1913-1995); Guy (1924-1985), avocat, qui s’est marié avec Marie Le Rest (1921-2003).

Dernier enfant des époux Rivier/Rivière et Carduner, François (Michel François) Rivier (Melgven/Kerscouarnec 24 mars 1892-Melgven/Boulouard 20 mai 1955), titulaire du brevet supérieur, menuisier, compagnon du tour de France, a été mobilisé au 50ème régiment d’artillerie pendant la guerre de 1914-1918 (voir plus loin la partie consacrée aux guerres). Il s’est marié à Melgven le 26 février 1917 avec Adrienne (Adrienne Victoire Marie) Cotten (Melgven 12 août 1893-Quimperlé 20 septembre 1978), fille des défunts André Cotten et Euphrasie Dagorn, propriétaires cultivateurs à Melgven/Parcambroc. Un contrat de mariage a été signé la veille chez Me Alain Noël Biger, notaire à Bannalec, suppléant Me Jean Fichoux, notaire à Melgven. Les témoins des mariés ont été: Pierre Rivière, âgé de 62 ans, cultivateur, domicilié à Rosporden, cousin germain du père du marié; Joseph Daoudal, âgé de 24 ans, cultivateur, domicilié à Kernével, non-parent ; François Goarant, âgé de 40 ans, cultivateur, domicilié à Melgven, beau-frère de la mariée ; Yves Cotten, âgé de 28 ans, cultivateur, frère de la mariée. Canonnier, infirmier, François Rivier a été gravement blessé en 1918 (voir plus loin). D’après le document militaire de réforme, son signalement était le suivant : cheveux châtain ; yeux marrons ; front moyen ; nez rectiligne ; taille 1,63 m ; profession menuisier. Après la guerre de 1914-1918, il a créé sa propre entreprise dans le quartier de la Butte, dans la partie nord de la commune de Melgven, qui faisait partie de fait de l’agglomération de Rosporden. Sa menuiserie-parqueterie, qui a commencé avec trois employés en 1919, s’est développée en devenant une entreprise générale de bâtiment, l’entreprise Rivière (peut-être en reprenant l’entreprise familiale préexistante), jusqu’à atteindre après la guerre de 1939-1945 une cinquantaine de salariés, plus une vingtaine d’ouvriers indépendants employés par l’entreprise.

Les enfants de François Rivier et d’Adrienne Cotten

François Rivier et Adrienne Cotten ont eu quatre enfants: Albert, Jeanne, Andrée, Marie Yvonne.

Albert (Albert Joseph François) Rivier (Melgven 11 septembre 1919-Concarneau 1er juin 1997), ingénieur des arts et métiers d’Angers, président de la délégation spéciale de Rosporden en 1944-1945 (autorité dirigeante de la commune à la Libération), s’est marié  à Rosporden le 26 décembre 1945 avec Anne Marie (Anne Marie Joséphine) Meur (née à Rosporden le 31 août 1923), fille de Jean Joseph Le Meur et de Jeanne Quéméré (Tourc’h/Bron 3 mai 1887-Rosporden 11 juillet 1969), aubergistes à Rosporden (« La vieille auberge »), qui se sont mariés à Rosporden le 30 juin 1910. Frère de Jeanne Quéméré, Joseph Quéméré (né à Tourc’h/Bron en 1895), soldat de 2ème classe, est mort pour la France à Ontheuil dans l’Oise en 1918.

Jeanne Rivier (Melgven 4 avril 1921-Draguignan 22 août 2002), étudiante en lettres classiques à l’université de Rennes, a épousé à Melgven le 9 août 1943 André (André Roger Marie) Scavennec (Rosporden 20 septembre 1920-Draguignan 5 avril 2004), élève de l’Ecole polytechnique (promotion 1941), diplômé d’études supérieures d’économie politique et de sciences économiques en 1951, par la suite ingénieur général des télécommunications, directeur régional des télécommunications (Provence Côte d’Azur), commandeur de la légion d’honneur. De ce mariage Scavennec-Rivier est née Maryvonne Scavennec qui a épousé Dominique Thiébaut Lemaire.

Andrée Rivier (Melgven 28 juin 1927-Quimper 22 juin 2005), professeur d’anglais dans l’enseignement secondaire, a épousé à Rosporden le 10 juillet 1954 Jean (Jean-Yves Christophe) Kerhervé (né à Bannalec le 11 mai 1927), dont l’ascendance est la suivante. Fils aîné d’Antoine et de Marguerite Garnier, Jean Antoine Kerhervé (Guiscriff 26 septembre 1849-Guiscriff 26 juillet 1908) s’est marié à Guiscriff le 8 février 1874 avec Marie Louise Kerveadou (1853-1896), couturière, fille d’un maçon (source: geneanet, bobred). De ce mariage sont nés notamment:
–  Joseph Kerhervé (Guiscriff 5 décembre 1878-Perthes dans la Marne 25 février 1915), mort pour la France;
–  Gabriel Etienne Louis Marie Kerhervé (Guiscriff/Poulfoss 2 octobre 1890-Bannalec 8 mai 1953). Ce dernier s’est marié à Bannalec le 31 janvier 1907 avec Marie Catherine Josèphe Neveu (Bannalec 15 avril 1891-Bannalec 27 septembre 1958). Il a été ouvrier à l’arsenal de Lorient, et bûcheron. De son mariage sont nés sept enfants, dont Jean (Jean Yves Christophe) Kerhervé, 5ème enfant et troisième fils, époux d’Andrée Rivier.

Marie Yvonne (Marie Yvonne Françoise Adrienne) Rivier (née à Melgven le 2 mai 1930), professeur d’économie puis d’anglais dans l’enseignement secondaire, a épousé à Melgven le 29 décembre 1953 André Thalouarn (né à Pont L’Abbé le 15 avril 1930, décédé), d’abord militaire dans l’armée de l’air, embauché dans l’entreprise Rivière, puis enseignant.

Après la mort de François Rivier en 1955, l’entreprise de bâtiment a été reprise par son fils Albert Rivier, gérant, et par son gendre Jean Kerhervé, engagé en septembre 1954 dans la société Rivière. Jean Cotten, frère d’Adrienne Cotten, y était chef d’atelier. A partir des années 1960, la société a eu pour actionnaires : Albert Rivier : 582 parts sur 1660 ; Jeanne Rivier épouse Scavennec : 499 parts ; Andrée Rivier épouse Kerhervé: 579 parts. L’entreprise a été vendue en juin 1983. Elle a fermé deux ans après.

LES GUERRES DE 1914-1918 ET 1939-1945

La guerre de 1914-1918

Il est rappelé que Louis Le Rivier et Marie Josèphe Postic (voir l’annexe I) sont notamment les parents de :
–          Michel Rivier, cultivateur, père de Pierre, cultivateur, carrier, débitant de boissons, époux de Marie Corentine Postic;
–        Pierre René Rivier, père de Pierre, entrepreneur en bâtiment, époux de Jeanne Carduner; et de Louis, entrepreneur et hôtelier, époux de Louise Guillou.

En ce qui concerne la famille de Michel Rivier, Pierre Rivier, cultivateur, débitant de boissons, fils de Michel, et son épouse Marie Corentine Postic sont les parents de : –          Louis Pierre Marie Rivière (né à Rosporden le 6 avril 1894), caporal au 116e régiment d’infanterie, tué à l’ennemi à Perthes dans la Marne le 25 septembre 1915 ; –          Jean Michel Rivière (né à Rosporden le 10 juillet 1897), soldat au régiment d’infanterie coloniale du Maroc, tué à l’ennemi à Louvemont dans la Meuse le 16 décembre 1916.

En ce qui concerne la famille de Pierre René Rivier, Pierre Rivier, fils de Pierre René, et son épouse Jeanne Marie Carduner, entrepreneurs en bâtiment, sont les parents de: –          Perrine Rivière, qui a épousé Joseph Jean Marie Bourbigot (né à Melgven le 11 avril 1881), mort pour la France à Saint-Nicolas (62) le 16 juin 1915 ;
–          Pierre Rivière, gazé et fait prisonnier par les Allemands (d’après sa fille Hélène); –          Yves Rivière (Melgven /Kerscouarnec 10 avril 1890-Etinchem dans la Somme 1er août 1916), sergent au 69ème régiment d’infanterie, mort pour la France en 1916 ; –          François (Michel François) Rivier, qui suit.

François (Michel François) Rivier a accompli 5 ans de services militaires, de 1913 à 1918, dont quatre au front, mobilisé au 50ème régiment d’artillerie. Le 16 novembre 1917, il a été cité à l’ordre du régiment : « Infirmier depuis le début de la campagne. A toujours fait preuve de la plus belle énergie et du plus entier dévouement. Le 9 novembre 1917, dans des circonstances particulièrement difficiles, a accompli son périlleux devoir avec un calme et un courage au-dessus de tout éloge » (lieutenant-colonel Salenave, commandant l’ACD/131). Son mariage a eu lieu en pleine guerre en 1917 à l’occasion d’une permission, et comme c’était la période du carême, le curé de Rosporden n’a pas voulu faire sonner les cloches. Le 25 avril 1918, il est à nouveau cité à l’ordre du régiment : «  Infirmier modèle de dévouement et de bravoure. Gravement blessé le 16 avril 1918, à Villers Bretonneux, en exerçant ses fonctions auprès de nombreux blessés, officiers et canonniers du groupe. » (colonel O’Neill, commandant l’artillerie de la 131e division d’infanterie). 2e canonnier servant, infirmier à la 7e batterie du 50e régiment d’artillerie, il a été atteint à plusieurs parties du corps (plaie pénétrante au crâne, plaies aux deux jambes et au bras droit) lors d’un bombardement très intense. Il a été décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palme. Réformé après trépanation, pensionné de guerre (avec un taux d’invalidité de 95 %), il a souffert de ses blessures sa vie durant.

On a vu précédemment que, lors de la guerre de 1914-1918, François Rivier a eu un frère tué et un autre gravement blessé, et que Perrine, sa sœur, y a perdu  son mari.

Autres Rivier ou Rivière de cette famille, morts pour la France :
–       Louis Pierre Marie Rivière (né à Rosporden le 6 avril 1894), caporal au 116e régiment d’infanterie, tué à l’ennemi à Perthes dans la Marne le 25 septembre 1915 ; –      Jean Michel Rivière (né à Rosporden le 10 juillet 1897), soldat au régiment d’infanterie coloniale du Maroc, tué à l’ennemi à Louvemont dans la Marne le 16 décembre 1916. Ce sont deux petits-fils de Michel Rivier (Melgven 1822-Scaër 1878) et cousins de François Rivier (cousins issus de germains : voir ci-dessus le rappel des liens de parenté ; voir aussi l’annexe I).

La guerre de 1939-1945

Au printemps de 1943, François Rivier, contacté par le mouvement de Résistance Libération-Nord, rend visite à Robert Ricco, maréchal des logis, de la gendarmerie de Rosporden, pour lui proposer – ce qu’il accepte – de participer à ce mouvement, auquel adhère aussi le fils de François Rivier, Albert, incorporé en 1940 à l’Ecole du génie de Versailles, titulaire du brevet de préparation militaire supérieure, ingénieur des Arts et Métiers, incorporé au 404ème régiment d’artillerie et défense contre avions, ayant achevé son service militaire en zone libre dans ce qu’on appelait l’armée de l’armistice, et revenu à Rosporden en novembre 1942. Robert Ricco entraîne à sa suite la brigade de gendarmerie. Les actions de résistance consistent alors notamment à aider les réfractaires au STO, à transporter des armes, à assurer l’instruction militaire des jeunes résistants, à héberger des aviateurs. Des parachutages ont lieu dans la région de Rosporden. Au tout début de 1944, la famille Rivier cache un aviateur dont l’avion s’est écrasé. Elle cache aussi des armes.

Ce ne sont pas seulement François Rivier et son fils Albert qui ont pris part à la Résistance, mais l’ensemble de leur famille. A la suite d’un parachutage le 10 juillet 1944, c’est  avec son beau-frère Jean Cotten que François Rivier, après avoir pris livraison d’un lot d’armes, a transporté ce chargement dans une charrette à bras à travers Rosporden. Les jeunes sœurs d’Albert, Andrée et Marie Yvonne, ont porté des messages. En juillet 2009, Marie Yvonne Rivier-Thalouarn a raconté qu’un jour de 1944, sa sœur Andrée et elle, porteuses d’un message – caché dans leur pot à lait- adressé par Albert Rivier au chef de la Résistance locale (le lieutenant d’infanterie Louis Le Cleac’h, alias « capitaine Mercier », gendre de M. Pennegues, gérant de l’usine Boutet à Rosporden/Coat-Canton), ont rencontré en chemin deux soldats allemands à vélo qui se sont arrêtés près d’elles, mais sont repartis sans les avoir autrement  inquiétées.

Le 12 juillet 1944, les dirigeants des principaux groupes de résistants se rencontrent à la gendarmerie de Rosporden pour arrêter une stratégie commune. Il y a là Robert Ricco et Albert Rivier de « Libé-Nord », Jean Goarant des FTP (tué le 5 août 1944), Pierre Naour et René Gall (traiteur et fabricant de cidre, par la suite maire de Rosporden), de « Vengeance ». Ils se mettent d’accord pour confier le commandement commun au « capitaine Mercier », qui organise un bataillon FFI.

Ce bataillon est composé d’une section de commandement d’une soixantaine d’hommes (où se trouvent ceux qui sont chargés des transmissions, du ravitaillement, de l’infirmerie…) et de plusieurs compagnies. La section de commandement est dirigée par René Scavennec (Rosporden 15 septembre 1908-Quimperlé 27 avril 2007), maître-radio de la marine nationale (frère aîné d’André Scavennec qui s’est marié à Melgven le 9 août 1943 avec Jeanne Rivier fille de François: voir plus haut). En 1940, René Scavennec avait quitté Lorient pour rejoindre l’Afrique du nord. Puis, de Tunisie, il est revenu à Rosporden. Eugène Donal, journaliste, frère de sa femme, fait partie de sa section de commandement, ainsi que, par exemple, René Gall, traiteur et patron d’une cidrerie, futur maire de Rosporden. La première compagnie, d’environ 150 hommes, est commandée par Albert Rivier. La deuxième compagnie est d’abord commandée par Yves Le Corre, instituteur, qui, devenu second de « Mercier », est remplacé à la tête de cette compagnie par Pierre Le Naour, adjudant de carrière, démissionnaire de l’armée. Pierre Le Naour est tué le 5 août 1944. La troisième compagnie est dirigée par Robert Ricco.

Les Allemands avaient environ 150.000 hommes en Bretagne, et le souci des alliés était d’empêcher ces troupes de venir en renfort vers la Normandie. L’un des rôles assignés aux maquisards était de participer à cet objectif. Le 4 août 1944, les Américains entrent à Rennes, le 6 août ils atteignent Saint-Brieuc et Ploermel, le 6 ou le 8 août, ils sont à Vannes, le 10 août à Morlaix, Landerneau et Quimper, le 12 août à Nantes. Sur la côte sud du Finistère, la situation est plus problématique, car les Allemands refluent vers Lorient où ils sont décidés à tenir. Pour y parvenir, ils doivent passer par la région de Rosporden et de Quimperlé, où ont lieu plusieurs combats provoqués par l’arrivée de convois successifs tentant de gagner Lorient.

A Rosporden, le 2 août au soir, puis le 3 août à midi, le bataillon de Mercier capte un message de la BBC : « Le chapeau de Napoléon est-il toujours à Perros-Guirec ? » C’est le signal de l’insurrection des maquisards. Mercier a pour objectif (et sans doute pour instruction) de couper l’axe Quimper-Lorient sur lequel se trouve Rosporden. Le 4 août 1944, les FFI tentent de libérer la ville. Les Allemands, qui ont perdu beaucoup d’hommes, incendient une soixantaine de maisons, et retiennent 32 otages, dirigés en train sur Lorient. A 5 km de cette ville, le convoi ferroviaire est attaqué par des chars américains. Les otages parviennent à s’enfuir, mais, pris entre les tirs allemands et américains, 9 d’entre eux sont tués et 2 autres grièvements blessés. A Rosporden, le maréchal des logis Robert Ricco est parvenu à hisser le drapeau tricolore sur la mairie. Une compagnie ennemie arrive dans la nuit, mais quitte rapidement Rosporden. On croit que la ville est libérée, mais le 5 août 1944, un autre convoi de camions allemands arrive. Le « capitaine Charron » (Carron de la Carrière), qui s’est réfugié derrière un mur près de la mairie, raconte : «  A côté de moi, un officier marinier en tenue remplit les chargeurs de sa mitraillette Sten… Il marche à quatre pattes vers l’extrémité du mur, s’y dresse, tire ses rafales, revient vers moi toujours à quatre pattes, et tout en remplissant son chargeur, avec l’accent breton dit : «  Ca chie, capitaine, gast ! » et il recommence. Quel brave, ce maître principal Scavennec ! ». Le 6 août 1944, un nouveau convoi de camions se présente, arrêté par René Scavennec et sa demi-douzaine d’hommes qui se trouvent dans la mairie. Voyant que les camions reculent, René Scavennec dévale l’escalier en hurlant « à l’assaut ». Il vide ses chargeurs sur l’ennemi qui crie au démon: « Der Teufel ! Der Teufel ! ». Les gendarmes Guéguen et Ricco arrivent en renfort, ainsi que René Gall, et les Allemands fuient en laissant sur les lieux trois camions et un matériel important. Le convoi n’ayant pu passer est obligé de prendre la direction de Pont-Aven. Les épisodes rospordinois de la Libération ont été mentionnés à la une du Figaro du 20 octobre 1944. L’article, de Jean Eparvier, est titré : « 25000 FFI bretons ont libéré eux-mêmes dix-neuf de leurs villes et continuent le combat. » Le 10 août 1944, le comité de libération de Rosporden est constitué, sous la présidence d’Albert Rivier, nommé par arrêté préfectoral le 31 août 1944 président de la délégation spéciale de Rosporden, tenant lieu de municipalité jusqu’aux élections de mai 1945 auxquelles il ne s’est pas présenté (il était domicilié à Melgven). Le 14 août 1944, onze soldats allemands capturés à Riec sont amenés à Rosporden, peut-être pour être interrogés. On croit, à tort ou à raison, qu’ils font partie de ceux qui ont brûlé soixante maisons lors des événements du 4 août. Le brigadier Ricco réussit à garder en prison l’un d’eux. Les autres sont exécutés chacun devant une maison brûlée. Albert Rivier, qui était à son domicile, se rend compte trop tard de ce qui se passe. Ces exécutions criminelles vont ternir le souvenir de la résistance rospordinoise.

Après les combats de Rosporden, les Allemands résistent à Concarneau, et parviennent à organiser une navette d’évacuation par bateaux vers Lorient. Les Américains sont arrivés, mais Lorient est aussi leur principal objectif, et ils se retirent de Concarneau le 20 août, laissant les FFI face à l’ennemi. René Scavennec participe à ces combats avec le capitaine Mercier. Ce n’est que le 25 août que Concarneau est libéré. Quant à l’encerclement de Lorient, auquel participe aussi René Scavennec, qui commande le corps-franc du premier bataillon « Rangers », il a duré neuf mois. Les Allemands résistent jusqu’au bout, et ne se rendent qu’au moment de la reddition de l’Allemagne, le 8 mai 1945. René Scavennec reçoit mission d’organiser à Ploemeur près de Lorient un camp d’un millier de prisonniers allemands.

Epilogue

Albert Rivier a repris l’entreprise familiale qu’il a dirigée jusqu’au début des années 1980. Il a été décoré de la croix de guerre (en 1959) et a été fait chevalier de la légion d’honneur (en 1982). Le 5 mai 2009, le conseil municipal de Rosporden a donné son nom à une nouvelle rue dans le « quartier de la Résistance » (ancienne ferme de la Villeneuve), rue inaugurée le 9 août 2009.

René Scavennec a rejoint l’Indochine, et participé au débarquement du Tonkin en 1946. Il a été cité à l’ordre de l’armée par le général Leclerc commandant des troupes françaises en Extrême-Orient, ainsi que par le général Koenig. Décoré de la croix de guerre, de la médaille militaire, de la médaille de la Résistance, de la croix de la légion d’honneur, il a terminé sa carrière dans la marine en 1958 avec le grade de maître principal.

 

ANNEXE I Présentation d’ensemble des Rivier descendants d’Yves Postic

Yves Postic (Scaër 19 juin 1754-Brest 22 mai 1794), ménager (sorte de laboureur), fils d’Yves, ménager, et de Marie Le Boedec, s’est marié à Bannalec le 27 novembre 1775 avec Marie Audren (décédée à Bannalec le 3 août 1803 à l’âge de 46 ans), fille de Guillaume et de Jeanne Le Mener. Administrateur du département du Finistère à partir de 1792, il a été guillotiné à Brest en 1794 comme la plupart de ses collègues de l’administration départementale.

 Yves Postic et Marie Audren ont eu trois filles : Marie Jeanne, Marie Louise, Marie Josèphe.

 Marie Jeanne Postic (Scaër 27 novembre 1781-Scaër 4 janvier 1819) a épousé à Scaër en secondes noces en 1806 René Ollivier (Scaër 1784-Scaër 1839), cultivateur. De ce second mariage est né René (René Yves) Ollivier, cultivateur, qui s’est marié à Bannalec en 1834 avec Jeanne (Le) Mener ; maire de Scaër d’août 1852 à mai 1862, René Ollivier a été juge de paix du canton de Scaër de 1865 à 1872.

Louise (Marie Louise) Postic (décédée à Bannalec le 29 décembre 1838 à l’âge de 52 ans) a épousé à Tourc’h le 4 juillet 1809 Joseph Pierre Gourmelen (Tourc’h 1782-Tourc’h 15 octobre 1860), cultivateur :
–          fils de Joseph Pierre, élu député de la paroisse pour la rédaction du cahier de doléances de la sénéchaussée de Concarneau, secrétaire de la municipalité de Tourc’h en 1790, officier municipal en 1791 et 1792, priseur, maire de Tourc’h en 1794-1795, percepteur de la commune, charge qu’il exerçait toujours en 1799 ;
–          et frère de Jean Gourmelen (né à Tourc’h/Penkerlijour, décédé à Tourc’h en 1868 à l’âge de 69 ans), cultivateur, maire de Tourc’h de  1844 à 1864, qui s’est marié à Tourc’h en 1826 avec Renée Le Quéré (décédée à Tourc’h en 1874).

La plus jeune des trois filles d’Yves Postic, Marie Josèphe Postic (Scaër/Keriquel 24 juin 1790-Tourc’h 2 mai 1850), a épousé à Tourc’h le 27 août 1809 Louis Le Rivier (Tourc’h/Kerannou 18 août 1790-Tourc’h/bourg 10 avril 1845), fils de Jean et de Marie Le Bouguennec. C’est Marie Josèphe qui, des trois, a vécu le plus longtemps, mais sa situation économique et sociale, surtout à la fin de sa vie, était précaire, alors que les familles de ses sœurs Marie Jeanne et Marie Louise faisaient partie des notables. Louis Le Rivier et Marie Josèphe Postic, après avoir exploité dans les années 1810 la ferme de Kerannou, s’installent à Scaër, puis reviennent à Tourc’h où leur fin de vie est difficile.  A la date de leur décès, Louis le Rivier est journalier (en 1845), et Marie Josèphe Postic marchande de fruits (en 1850).

 Louis Le Rivier et Marie Josèphe Postic sont les parents de plusieurs enfants nés à Tourc’h et à Scaër. Ceux qui se sont mariés sont : a) Jean, cultivateur ; b) Jacques, forgeron ; c) Michel, cultivateur ; d) Pierre René, maçon ; e) Louis, cultivateur.

 a) Jean (Le) Rivier (Tourc’h/Kerannou 1811-Tourc’h/bourg 1854), cultivateur, s’est marié à Tourc’h en 1837 avec Marie (Marie Françoise) Begos ou Begot (Elliant 1810-Tourc’h/bourg 1871), cultivatrice ; domestique à Scaër/Keranguen lorsqu’il est témoin au décès en 1845 de sa sœur Marie Louise, il est cultivateur (domestique) à Quillien en 1850. De son mariage est né à Scaër le 17 décembre 1845 Jean Rivier qui s’est marié à Scaër le 7 juin 1870 avec Marie Jeanne Le Bec (née à Scaër le 12 mars 1848). b) Jacques Rivier (né à Tourc’h en 1815), forgeron, s’est marié à Rosporden en 1841 avec Marie Aline Thérèse Chiquet (née à Rosporden en 1822), fille d’Alain, maréchal-ferrant. D’après l’acte de naissance à Rosporden le 1er novembre 1860 de Marie Hyacinthe Rivier, fille des époux Rivier-Chiquet, le forgeron Jacques Rivier était alors détenu à Cayenne. c) Michel Rivier (Melgven 29 septembre 1822-Scaër 19 novembre 1878), cultivateur (domestique) à Kernével/Kervoalen en 1845, cultivateur à Scaër/Goarem en 1859, s’est marié à Elliant le 12 janvier 1853 avec Anne Le Boedec (Tourc’h 4 août 1814-Scaër 16 janvier 1878). Né de ce mariage, Pierre Rivier (né à Kernével le 6 octobre 1854) s’est marié à Rosporden le 19 juin 1883 avec Marie Corentine Postic (née à Rosporden le 26 mars 1865), cultivatrice, fille d’Alain et de Marie Josèphe Madiec (il s’agit de la famille Postic de la ferme de Kerannou à Tourc’h, dont sont issus également Laurent Postic, maire de Tourc’h de 1900 à 1904, et Joseph Postic, maire socialiste de Rosporden de 1935 à 1941 et de 1947 à 1953 ou 1959). Pierre Rivier, cultivateur, domicilié à Coray, a été témoin à la naissance de l’entrepreneur en bâtiment François Rivier à Melgven en 1892 ; cultivateur, domicilié à Rosporden, il a été témoin au mariage du même François Rivier à Rosporden en 1917 avec Adrienne Cotten. Il a été cultivateur, carrier, et une carte postale du début du XXe siècle montre qu’il a été aussi débitant de boissons à la sortie de l’église de Rosporden. Pierre Rivier et Marie Corentine Postic sont les parents de : –     Pierre Marie Alain Rivier (né à Coray le 23 mars 1886), sellier; –    Louis Pierre Marie Rivière (né à Rosporden le 6 avril 1894), caporal mort pour la France à Perthes dans la Marne le 27 septembre 1915 ; –     Jean Michel Rivière (né à Rosporden le 10 juillet 1897), soldat mort pour la France à Louvemont dans la Meuse le 16 décembre 1916 ; –     Marie Jeanne Anna Corentine Rivier (Rosporden 19 avril 1902-Rosporden 2 mars 1976), qui a épousé à Rosporden le 21 février 1922 Louis Marie Dubeau (probablement fils de Louis, employé du chemin de fer à Rosporden); –       Anna Marie Joséphine Rivière (Rosporden 9 novembre 1904-Lyon le 8 février 1978). Après avoir résidé à Coray puis à Rosporden rue des vaches, les époux Rivier-Postic ont habité à Rosporden place de l’église où sont nés leurs filles en 1902 et 1904, ce qui permet de dater approximativement le moment où ils ont ouvert à cet endroit leur débit de boissons.

d) Pierre René Rivier (Scaër 3 avril 1825-Melgven 10 décembre 1874), maçon, s’est marié à Melgven le 29 juin 1853 avec Perrine Le Guiriec (voir plus haut).

e) Louis Rivier (Scaër 12 janvier 1828-Kernével 2 février 1888), cultivateur, s’est marié à Saint-Yvi le 21 avril 1858 avec Raimone Félixine Huon (Saint-Yvi 14 octobre 1830-Saint-Yvi/Kernevez 17 mai 1858). Il s’est marié en secondes noces à Kernével le 20 octobre 1858 avec Marie Jeanne Creo (née à Kernével en 1833 ou 1834), fille de René et de Marie Glémarec. Cultivateur à Kernével, il est le parrain de Louis Rivière (Melgven 1887-Quimper 1956), fils de Pierre et de Jeanne Carduner, entrepreneurs en bâtiment. Du mariage entre Louis Rivier et Marie Jeanne Creo sont nés à Saint-Yvi en 1859 Jean Louis (dont le parrain est son oncle Michel Rivier, âgé de 36 ans, cultivateur à Scaër/Goarem) et en 1861 René Marie (les témoins sont René Creo, âgé de 25 ans, cultivateur à Rosporden/Kerriou, parrain de l’enfant, et Pierre Rivier, âgé de 35 ans, maçon à Melgven/Cadol) : –          Jean Louis Rivier (né à Saint-Yvi le 22 octobre 1859), aide cultivateur (journalier en 1883), domicilié à Melgven, s’est marié à Melgven le 15 novembre 1882 avec Marie Philomène Le Cam (née à Nizon le 5 juillet 1859), aide-cultivatrice; l’un des témoins a été Pierre Rivier, cousin du marié ; de ce mariage est née Marie Jeanne Philomène Rivier (Rosporden 12 août 1883-Kernével 24 octobre 1976) qui a épousé à Kernével le 10 septembre 1901 Louis Corentin Marie Sancéau ; –          René Marie Rivier (né à Saint-Yvi le 29 janvier 1861), cultivateur, domicilié à Rosporden, sachant signer, s’est marié à Rosporden le 7 mai 1889 avec Marie Hélène Troalen (née à Elliant le 17 janvier 1865), cultivatrice, domiciliée à Rosporden.

ANNEXE II Louis Rivière, entrepreneur et hôtelier

Pierre René Rivier et Perrine Le Guiriec sont les parents de :
–          Pierre, dont sont issus les Rivier entrepreneurs en bâtiment;
–          Louis, qui suit.

Frère de l’entrepreneur en bâtiment Pierre Rivier, Louis Rivière (né à Melgven/Pontinao le 16 septembre 1865) s’est marié à Rosporden le 22 janvier 1890 avec Louise (Marie Louise Françoise) Guillou (Rosporden/Kerlue Bras 22 août 1864-Rosporden 23 janvier 1950), fille de cultivateurs. Sœur de Louise Guillou qui a épousé Louis Rivière, et qui a été hôtelière de l’Hôtel de la gare à Rosporden, Anne Perrine Ursule Guillou, qui a épousé à Rosporden en 1882 Hervé Pierre Flatrès,  maréchal ferrant, a été hôtelière de l’hôtel Flatrès voisin de l’Hôtel de la gare.

Louis Rivière, cultivateur jusqu’en 1893-1895, a été ensuite entrepreneur (encore qualifié ainsi dans l’acte de naissance de sa fille Georgette en 1903) et hôtelier (Hôtel de la gare). Président de l’ASR, l’Association Sportive Rospordinoise (d’inspiration laïque face à l’autre club sportif de la commune, l’Etoile, avec lequel elle a fini par fusionner en 1998), il a donné son nom à un stade de Rosporden.

Louis Rivière et Louise Guillou sont les parents d’au moins huit enfants nés  à Rosporden de 1890 à 1905, dont six ont atteint l’âge adulte:
–          Louise Renée Perrine Anna Rivière (Rosporden 27 novembre 1891-Paris 16ème 17 mars 1970), dont la naissance a été déclarée en présence notamment de Pierre Rivier, oncle paternel de l’enfant) ; Louise Rivière a épousé à Port-Louis le 16 février 1925 Corentin Nicolas Coïc, hôtelier (de l’« Hôtel de la mer » à Port-Louis); de ce mariage est née Yvonne Coïc, qui a épousé un militaire devenu général ;
–          Louis (Louis René Toussaint) Rivière (né à Rosporden au lieudit « La métairie » le 31 octobre 1893); Louis Rivière, dit « petit Louis », ingénieur, aurait été prisonnier de guerre et se serait échappé, mais il est mort le 8 novembre 1914 ?;
–        Marie Isabelle Rivière (née à Rosporden rue de Quimper le 25 octobre 1895, dont la naissance a été déclarée en présence de Hervé Flatrès et de Jérôme Guillou), qui a épousé à Rosporden le 24 juillet 1928 Antoine Bordet ;
–    Anne (Joséphine Elisa Jeanne Perrine Anna) Rivière (née à Rosporden rue de Quimper le 22 octobre 1898), qui a épousé à Rosporden le 30 août 1921 Georges Julien Marie Pober (Rosporden 15 août 1896-Concarneau 16 septembre 1977), décoré de la légion d’honneur, fils de Corentin Hilaire, jardinier à Rosporden/Parc An Breach, et de Marie Noëlle Le Breton; Anne Rivière ou son mari, ou les deux, étaient instituteurs ; Georges Julien Marie Pober s’est marié en secondes noces à Concarneau le 19 décembre 1934 avec Marie Josèphe Françoise Lardic ;
–        Marie Anne Josèphe Eulalie Rivière (née à Rosporden/avenue de la gare le 6 janvier 1901) ; c’est à partir de cette naissance que les enfants des époux Rivière-Guillou sont nés à l’adresse de l’Hôtel de la gare ;
–       Georgette (Georgette Louise Joséphine) Rivière (Rosporden/avenue de la gare 18 mars 1903-Rosporden 17 septembre 1973), qui a épousé à Rosporden le 19 septembre 1935 Henri Charles Patrice Contamine.

D’après une carte postale des années 1930, l’Hôtel de la gare était alors géré par les époux Bordet-Rivière. Au milieu des années 1930, les Rivière ont vendu l’Hôtel de la gare à la veuve de Corentin (Corentin Jean Pierre) Bourhis (né à Rosporden le 10 novembre 1888, décédé le 2 septembre 1934 à 46 ans), qui s’est marié à Rosporden le 5 octobre 1918 avec Marie (Marie Louise Catherine) Nédelec (Saint-Yvi 18 juillet 1895-Rosporden 4 novembre 1975), fille de Jean Louis, cultivateur, et de Corentine Vincourt, ménagère. Corentin Bourhis est un frère de Joséphine (Joséphine Marie Louise Victorine) Bourhis (née à Rosporden le 12 janvier 1891, décédée en 1975), qui a épousé à Rosporden le 1er octobre 1912 Jean (Jean Marie) Nicolas (1888-1975), de Scaër/Cleumerrien, charpentier, devenu courtier en petits pois, puis industriel conserveur à Rosporden. Enfants de Corentin Bourhis et de Marie Nédelec :
–          Agnès Bourhis a épousé son cousin germain le docteur René Nicolas (fils des époux Nicolas-Bourhis);
–          Marcel Bourhis a repris l’hôtel, et a eu comme successeur son fils à la tête de cet établissement encore dénommé « Hôtel Bourhis » au milieu des années 1990, signalé sous ce nom dans le guide Michelin de cette époque, avant qu’il ne soit vendu par la famille Bourhis.

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

Centre généalogique du Finistère : Base de données Recif Site internet SGA/mémoire des hommes (morts pour la France) Site interne Leonore (base de données pour la légion d’honneur) Inscriptions des cimetières

CAMBRY (Jacques): Voyage dans le Finistère, Paris, an VII (gallica, site internet de la BNF) DELUMEAU (Jean), sous la direction de : Histoire de la Bretagne, Editions Privat, 1987 DENIS (Michel) et GESLIN (Claude) : La Bretagne des blancs et des bleus (1815-1880), Editions Ouest-France, 2003 DOUGUET (Jean-François): Elliant, Tourc’h, deux communes dans la Révolution, chez l’auteur, Imprimerie régionale, Bannalec, 1991 DUPUY (Roger): La Bretagne sous la Révolution et l’Empire (1789-1815), Editions Ouest France, 2004 GUIRIEC (Henri) : Rosporden, histoire de la paroisse, 1951, Réédition, Le livre d’histoire-Lorisse éditeur, Paris 2003 LE GALLO (Yves) sous la direction de : Le Finistère, de la préhistoire à nos jours, Editions Bordessoules, 1991 LE MAITRE (Louis-Pierre) : Les sillons de Beuzec, au pays de Concarneau, Imprimerie Bargain à Quimper, seconde édition, 1976 MAGUER (Cyrille ): Chroniques du pays de Concarneau, Editions Alain Sutton, 2006 MAGUER (Cyrille) : Rosporden, collection « Mémoire en images », Editions Alain Sutton, 2007 MAGUER (Cyrille) : Le canton de Scaër, collection « Mémoire en images », Editions Alain Sutton, 2008 SAVINA (Jean) et BERNARD (Daniel) : Cahiers de doléances des sénéchaussées de Quimper et de Concarneau pour les Etats généraux de 1789, publiés et annotés par ces deux auteurs (Collection de documents inédits sur l’histoire économique dela Révolution française publiés par le ministère de l’instruction publique), Rennes, imprimerie Oberthur, 1927

Pour la période de la guerre de 1939-1945, les sources utilisées ont été principalement: LE BARILLEC (Bertrand): Les talus de la révolte, 1966; LE BARILLEC (Bertrand): 8 septembre 1939. Cette nuit nous entrons en Allemagne, chez l’auteur, 2000; QUENEHERVE (Christian): Combattants de l’ombre en Cornouaille, 1989

Billet: l’Europe et la dette grecque

Elle a reçu la Grèce à bras ouverts
Et maintenant la tient à bout de bras
L’Europe a cru qu’un abracadabra
Résoudrait tout dans cette triste affaire

D’abord prodigue à tort et à travers
De trop d’argent mettant dans de beaux draps
Ses obligés fatalement ingrats
Elle a reçu la Grèce à bras ouverts

Puis quand la crise est devenue sévère
Elle a voulu se tirer d’embarras
Mais elle a vu le peuple grec lui faire
Un bras d’honneur après un bras de fer
Et maintenant le tient à bout de bras

L’Europe tient la Grèce à bout de bras, mais la Grèce aussi tient l’Europe. Celle-ci, en cette période de fragilité vis-à-vis des marchés financiers, ne peut se permettre un échec dans ce dossier.

En ce qui concerne la France, si l’on se réfère au projet de loi de programmation des finances publiques 2012-2017, l’endettement (au sens de Maastricht) imputable au soutien à la Grèce s’élèvera en 2012 à 36,1 milliards d’euros, dont 11,4 milliards de prêts bilatéraux et 24,6 milliards apportés au fonds de secours européen (FESF). Cette exposition au risque grec va croître dans les années à venir. Il n’est pas prévu d’augmenter le montant des prêts bilatéraux à Athènes, mais l’endettement via le FESF va s’élever jusqu’à 31,6 milliards d’euros en 2014. Ainsi, l’endettement français en faveur de la Grèce sera de 40 milliards en 2013 et de 43 milliards en 2014  (évaluations antérieures aux mesures décrites ci-dessous).

Après une énième réunion non conclusive, les ministres des finances de la zone euro et la directrice du Fonds Monétaire International (FMI) se sont à nouveau réunis les 20 et 21 novembre 2012, pour trouver un accord sur la reprise des crédits à Athènes, et sur le moyen d’alléger la dette grecque (qui menace d’atteindre 190 % du PIB en 2014 malgré les précédents plans de sauvetage européens, alors qu’elle ne dépassait pas 140 % du PIB fin 2010), afin qu’elle puisse revenir au niveau de 120 % en 2020, un objectif d’ailleurs jugé irréaliste en fin de compte. Au bout de 10 heures de discussion, ils ont quitté vers 5 heures du matin le bâtiment du Conseil européen à Bruxelles: sans avoir encore déterminé comment diminuer la dette publique grecque, ni débloqué les dizaines de milliards d’aides en suspens depuis le premier semestre 2012.

Que penser de ces tractations de l’Eurogroupe? Après la suppression de la moitié des créances privées il y a un an, la question se pose aujourd’hui d’une restructuration de la dette grecque détenue par les entités publiques. Le FMI a recommandé ce nouvel effacement, à la charge des Etats européens, mais ceux-ci y sont hostiles, car il en résulterait un gonflement de leurs déficits, et ils ont proposé d’autres mesures pour alléger le fardeau financier pesant sur ce pays en récession depuis plusieurs années.

Dans la nuit de lundi à mardi 27 novembre, après une nouvelle réunion interminable, les Etats de la zone euro et le FMI sont parvenus à mettre en sourdine leurs divergences. 34,4 milliards d’euros vont être versés en décembre 2012, et 12 milliards par tranches, en 2013, si Athènes respecte ses engagements en matière de réformes.
De plus, un compromis partiel a été élaboré pour tenter d’alléger le fardeau de la dette grecque. Il a été convenu que cette dette serait ramenée à 124 % du PIB d’ici à 2020, ce qui représente un allégement de 40 milliards d’euros, par une combinaison de mesures dans lesquelles beaucoup voient un « bricolage »: moratoire sur des remboursements d’intérêts, allongements de prêts, baisse de taux, rachat de dette par la Grèce « à prix cassés », affectation des gains réalisés par les banques centrales européennes sur leurs obligations d’Etat grecques, à un compte bloqué consacré au désendettement de la Grèce…
Les ministres sont également convenus de prendre, si nécessaire, les mesures permettant de ramener sous 110 % du PIB la dette grecque d’ici 2022.

Le 13 décembre 2012, à l’issue d’une réunion exceptionnellement brève, l’Eurogroupe a formellement approuvé le déblocage de l’aide financière pour la Grèce, qui n’avait rien reçu depuis avril 2012, et qui évite par ce versement la faillite.
La zone euro va verser 49,1 milliards d’euros d’ici fin mars 2013 : 34,3 milliards dans la seconde quinzaine de décembre 2012, via le Fonds européen de stabilité (FESF), plus 14,8 milliards par tranches dans le courant du premier trimestre 2013. Le déblocage par le FMI de sa propre tranche de prêts, 3,4 milliards, devrait donc porter au total à 52,5 milliards d’euros les fonds versés à la Grèce d’ici le printemps 2013.
11,2 milliards d’euros ont été prévus pour le rachat de dettes par la Grèce, au tiers de leur valeur. Le pays doit consacrer le reste à recapitaliser ses banques en deux fois (16 milliards en décembre, et 7 milliards entre janvier et mars 2013), et à s’acquitter de ses dépenses courantes et arriérés auprès de ses fournisseurs (7 milliards en décembre 2012 et 11 milliards entre janvier et mars 2013).

Contre l’avis du FMI, plusieurs pays tels que l’Allemagne, les Pays-Bas,la Finlande, ont refusé d’effacer une partie de la dette publique grecque, mesure électoralement délicate, notamment en Allemagne, dont on craint qu’elle ne constitue un précédent.
Ironiquement, l’Allemagne, qui avait le plus insisté pour obtenir la collaboration du FMI lors du premier plan de sauvetage grec en 2010, est désormais la plus opposée aux demandes de cette institution.
Mais la zone euro échappera-t-elle finalement à un nouvel effacement pur et simple d’une partie de la dette grecque? On peut en douter.
(mis à jour le 15 décembre 2012)

Dominique Thiébaut Lemaire

P.S. Voir au sujet des effacements de dette, dans Libres Feuillets, l’article de Maryvonne Lemaire intitulé La remise des dettes en Grèce au temps de Solon (VIe siècle av.J.-C.).

Billet: le prix Goncourt 2012

C’est un roman qui parle de la Corse
Et qui n’est pas fleuri comme un corso
L’homme sauvage y charcute les bourses
De ses verrats comme d’autres pourceaux

Le philosophe y a cru au commerce
D’un bar plus vrai que les universaux
L’ami lecteur se sent devant ces mœurs
Plus étranger que le nommé Meursault

En Algérie la sœur archéologue
Cherche à Hippone un résidu romain
Qui ennoblit le niveau du discours

Noir mais flatteur par le bel épilogue
De son succès premier à l’examen
Ce roman corse a gagné le Goncourt

Le prix Goncourt 2012 a été attribué le 7 novembre 2012 à Jérôme Ferrari pour son roman intitulé Sermon sur le chute de Rome, dont le titre fait référence à Saint Augustin, évêque de la cité d’Hippone aujourd’hui en Algérie.

Cette œuvre a fait l’objet d’une présentation de Martine Delrue publiée dans Libres Feuillets le 18 septembre 2012, de même que Martine Delrue avait pressenti l’attribution du Goncourt 2011 à L’art français de la guerre (aussi long que le Goncourt de cette année est court), présenté par elle le 17 octobre 2011.

Entre la chute de l’empire romain et le village corse dont nous parle ce roman, l’écart paraît énorme de prime abord, mais il n’est plus infranchissable si l’on passe par le détour de « l’empire colonial » français dans l’organisation duquel, précisément, les Corses ont joué un rôle important, comme le montre le personnage de Marcel, administrateur des colonies, grand-père du philosophe défroqué revenu au pays, Matthieu, protagoniste du roman.
Dans un article du journal Le Monde daté du 9 novembre 2012 et dont le titre commence par: « Vu de Corse », Ariane Chemin a écrit: « Aucun juré sans doute ne sait que Ferrari est assez corse pour tenir, il y a quelques mois encore avec l’écrivain Marc Biancarelli un site satirique où, singeant les vieux insulaires revenus des colonies, ils appelaient à la reconquête de l’Indochine et l’Algérie. »

« L’empire » de la France a changé de nature. On pourrait dire, en s’inspirant des exemples donnés par Jérôme Ferrari, qu’il est représenté dans de nombreux pays par des archéologues tels que la sœur de son personnage Matthieu, ou par des enseignants, tels que lui-même, qui a enseigné en Algérie, et qui enseigne aujourd’hui à Abu Dhabi.

En ce qui concerne la Corse proprement dite, où Matthieu et l’un de ses amis ont repris la gérance d’un bar, le roman en donne une image sombre. Comme l’a écrit Martine Delrue: «l’atmosphère dans le village corse est en effet nettement brutale, voire brute; le lecteur est transporté dans un roman noir et violent ».

Mais, paradoxalement, bien que ce roman soit très critique, il est possible que l’Ile de Beauté soit flattée de son succès, comme nous l’indique l’article du journal Le Monde mentionné plus haut, qui donne ces informations: « Jour de Goncourt, titre jeudi 8 novembre Corse-Matin sur cinq colonnes à la lune. Avant de la combler d’aise, Jérôme Ferrari a pourtant longtemps dérangé dans son île. Dans les chroniques culturelles acerbes qu’il a tenues, deux ans durant, dans le journal nationaliste Paese, le prof de philo formé à Paris s’est fait très jeune pas mal d’ennemis. »

Le livre aurait déjà été vendu à 90.000 exemplaires à la date où le prix a été décerné. D’après un article des Echos du 18 novembre 2012 (intitulé: « Le Goncourt force la croissance de l’éditeur arlésien Actes Sud »), la présidente du directoire d’Actes Sud caractérise ainsi quelques-unes des qualités du livre, dont elle espère vendre 600.000 exemplaires: « abordable, rapide et pas cher ». Heureusement, ce roman ne se réduit pas à ces adjectifs.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

14, de Jean Echenoz. Auteur de l’article: Martine Delrue

Jean Echenoz, 14 , Editions de Minuit, 2012

 S’attaquer à la guerre de 14, considérer la masse des documents, témoignages, livres d’histoire, récits et romans déjà parus sur ce sujet, c’est être d’emblée assommé, harassé, épouvanté. Tant a déjà été dit, analysé, examiné, filmé. Bientôt cent ans! Néanmoins subsiste, selon Echenoz, le sentiment de quelque chose d’encore très proche.

Pour conjurer cette kyrielle envahissante d’informations, le romancier a décidé de faire court. Cent-vingt pages, gros caractères, marges conséquentes. Court et dense. Dense et rythmé. Cinq jeunes gens s’en vont à la guerre. Une femme les attend.

Composé de quinze chapitres d’environ huit pages chacun, ce roman réussit à évoquer, c’est-à-dire à faire surgir quatre années de guerre, en commençant par la journée si ensoleillée du 1er août 1914. Le personnage principal, Anthime – prénom relevé sur un monument aux morts, a déclaré l’auteur – est comptable. Il quitte, avec quatre proches, son bourg de Vendée pour gagner les Ardennes. Du conflit, des batailles, aucune vue d’ensemble, aucune explication des causes ou des enchaînements. En revanche, on voit très précisément la vie quotidienne des soldats, leurs mouvements aussi bien que leurs émotions. Tout est incarné, fait de chair, de réactions sensorielles: poids du sac, par exemple par temps sec, avant les pluies d’automne, manoeuvres et marches, corvées et moments de détente. Echenoz est un écrivain sensualiste qui aime le détail et cumule les notations concrètes; ce sont les sensations qui l’intéressent d’abord, tour à vélo en danseuse ce dimanche d’août, tocsin visible des volets des clochers, plus tard canonnades, terre et éboulements dans les tranchées, lumière dans les clairières, orchestre du régiment, odeurs « effluves de rance, de moisi, de vieux » ou à la fin sentiment du membre fantôme. Cette recherche du concret contribue naturellement à mettre le corps des personnages en avant.

Tout dire de la guerre? A la place du désir de totalité, Echenoz choisit l’énumération. Il a peut-être pensé aux poèmes homériques, premiers exemples de guerre relatée en littérature. Son énumération à lui est rythmée, concentrée. Innombrables sont ses listes : de ce qu’on trouve par terre, de ce dont le sac est rempli, de ce que doit accomplir chaque jour le soldat, des types de chaussures produites dans l’usine du père de Blanche, des animaux en déshérence, des insectes, des rats ou des poux « habités d’un seul but comme des monosyllabes », car c’est bien un écrivain qui regarde. Il sait aussi varier la focale. Chaque chapitre se clôt d’une manière inattendue. La surprise fait partie du plaisir de lire.

Echenoz a choisi d’écrire son roman au passé composé. C’est, dit-il lorsqu’on lui pose la question, le temps le plus rapide, celui qu’utilise la presse pour relater les faits divers. Le passé composé n’a pas la solennité, ni la lenteur panoramique de l’imparfait. Et de fait, le lecteur que cet emploi peut faire sursauter au départ, constate bien que c’est le temps parfait pour évoquer le quotidien des soldats.

Ce qui frappe ensuite, c’est la magnifique ironie du narrateur. Un ton moqueur, qui tient les  événements à distance, lui permet de ne pas rester écrasé par l’épouvante et le malheur. Elle éclate tantôt dans des formules comme : « Va savoir au juste » ou dans quelque chose de stendhalien. «  Notre héros était fort peu héros en ce moment » dit le narrateur de La Chartreuse de Parme. Et Echenoz d’ajouter par exemple à propos de l’alcool que les soldats ne trouvent pas dans les villages qu’ils traversent: « ça n’allait pas durer, l’état-major discernant bientôt l’avantage présenté par des hommes dûment abreuvés ». De même que Fabrice voit à Waterloo les mottes de terre qui volent sous le souffle des canons, le narrateur relate d’une manière détachée: « Le bras du baryton s’est vu traversé par une balle ». C’est la forme  du verbe qui dit combien les hommes sont agis plus qu’ils n’agissent. Le lecteur est frappé de l’abondance des formes passives ou impersonnelles comme « il lui est apparu ». De cette ironie terriblement efficace, de ce détachement naît l’émotion.

Les traits de causticité abondent. L’auteur a son point de vue sur la guerre : un mot de ci, de là  nous en avertit subtilement. Parfois pourtant l’artillerie lourde est de mise, quand l’auteur évoque un opéra sordide et puant. Mais: « Tout cela ayant été écrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra ».

                                                                                                 Martine Delrue

Une famille alsacienne dans les guerres des 19e et 20e siècles. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Depuis le 15e siècle au moins, et jusqu’à la fin du 20e siècle, la famille Hillenweck (dont le nom s’est écrit de plusieurs manières : Hylweck, Hilweg, Hillweg, Hülweck, Hülweg, Hilleweck, Hilleweckh…), a été présente à Thann, cité d’Alsace du sud, peuplée aujourd’hui d’environ 8000 habitants pour la commune proprement dite, et de 30 000 habitants pour l’agglomération qui englobe aussi la commune de Cernay.
Le présent article a été complété par la Généalogie d’Emma Greder (Hégenheim 1902-Thann 1991), épouse de Thiébaut Hillenweck (Thann 1894-Mulhouse 1971).

 PRESENTATION GENERALE

 Thann

 Thann, à une vingtaine de km à l’ouest de Mulhouse, à l’extrémité aval de la vallée de la Thur, a gardé jusqu’à nos jours les signes d’une richesse découlant au Moyen Age et à la Renaissance de trois sources de revenus : le péage à l’entrée de cette vallée faisant communiquer l’Alsace et la Lorraine; le pèlerinage de Saint-Thiébaut, qui attirait les foules; la culture de la vigne…
Ses habitants ont fait édifier à la fin du Moyen-âge l’église Saint Thiébaut (Theobaldus en latin, Ubaldo en italien, Diebold en allemand), édifice gothique dont on dit que: « le clocher de Strasbourg est le plus haut, celui de Fribourg le plus gros, mais celui de Thann est le plus beau. » En 1442 (le 30 juin), Thann est devenu le siège d’un chapitre de chanoines dépendant précédemment de l’abbaye de Murbach et transféré de Saint-Amarin. D’où la promotion de l’église thannoise au rang de collégiale, achevée en 1516 par la flèche, œuvre du bâlois Remy Faesch.
Le fait que nul ne pouvait exercer de haute fonction à Thann s’il n’avait été « bangard » c’est-à-dire garde-vignes (voir l’annexe II) donne une idée de l’importance qu’avait cette culture dans la cité. Le vignoble de Thann a inspiré des appréciations élogieuses à Montaigne, de passage dans la région en 1580. On peut lire sur internet le Journal du voyage de Michel de Montaigne rédigé par son secrétaire : « Tane…ville d’Allemagne, sujette à l’Empereur, très belle. Lendemain au matin, trouvâmes une belle et grande plaine flanquée à main gauche de coteaux pleins de vignes, les plus belles et les mieux cultivées, et en telle étendue, que les Gascons qui étaient là disaient n’en avoir jamais vu tant de suite. » Après une période de déclin, ce qu’il en reste sur les pentes d’un coteau escarpé appelé « Rangen » produit aujourd’hui un vin classé parmi les grands crus d’Alsace.

Jusqu’alors possession des Habsbourg, Thann est devenue ville française en 1648 à l’issue de la Guerre de Trente Ans (1618-1648), avec Mazarin pour seigneur.
Nommés par le seigneur et remplissant des fonctions conférées par l’intendant représentant l’autorité royale, trois fonctionnaires –le bailli, le greffier, le procureur fiscal- géraient les affaires de la ville comme de la seigneurie, de concert avec le « Magistrat » de la ville. Celui-ci était formé d’un tribunal et surtout d’un conseil (désigné sous le nom de « senatus » dans les registres paroissiaux écrits en latin) composé de deux bourgmestres et de plusieurs conseillers, recrutés par cooptation.

A partir de la fin du 18ème siècle, cette ville de pèlerinage et de vignoble est devenue un centre industriel important, dans le textile (spécialisé dans les « indiennes », à l’origine importées des Indes, toiles de coton peintes, puis imprimées), la chimie (notamment celle des colorants), la mécanique (notamment celle des machines textiles)…
Après 150 ans d’une activité industrielle souvent perturbée par les crises et les guerres, Thann a été fortement touché par la désindustrialisation à partir de la seconde moitié du 20ème siècle.

Cette ville a été à plusieurs reprises, comme le reste de l’Alsace, un enjeu entre l’Allemagne et la France: française à partir de 1648; allemande de 1871 à 1914; française de fait en 1914, et de droit après la guerre de 1914-1918; allemande de fait de 1940 à 1944.

 La « trajectoire » de la famille Hillenweck

De la fin du Moyen-âge au milieu du 18ème siècle

 Durant cette période, malgré les ravages de la Guerre de Trente Ans (1618-1648) à laquelle elle a survécu contrairement à beaucoup d’autres, cette famille a manifestement connu un destin brillant, puisqu’elle a produit:
–          Thiébaut Hylweck, abbé du monastère de Lucelle dans le Jura, de 1494 à 1532 ;
–       Du 16e siècle au milieu du 18e siècle, de nombreux notables, parfois très aisés (comme Hans Hillweck décédé en 1601): maîtres de bains, drapiers, charron, boucher, marchand, fratries entières ayant pignon sur rue ;
–          Un artiste peintre, François Hillenweck (1673-1748), « sénateur », dont les tableaux sont présentés sur le site internet culture.gouv.fr.

 Du milieu du 18ème siècle à 1870

 On constate l’adhésion des Hillenweck au nouveau monde politique et économique, mais en même temps leur déclin :
–          Du point de vue démographique : Georges Thiébaut Hillenweck (1716-1766) et son épouse ont eu dix enfants, mais un seul a survécu ; par la suite, Thiébaut Hillenweck (1832-1893) n’a eu qu’un seul enfant ;
–          Au temps de la Révolution industrielle, les Hillenweck ont vécu dans le milieu des ouvriers qualifiés (notamment dans le textile comme imprimeur d’indiennes);
–          Thiébaut Hillenweck (1832-1893), fondeur, a émigré à New York en 1865, avant de revenir en Alsace.

De 1870 à la fin du 20ème siècle

Cette famille, qui a alors quitté l’industrie, s’est fortement impliquée du côté français dans les enjeux des trois guerres franco-allemandes:
–          En 1872, après la guerre franco-allemande de 1870-1871, Thiébaut Hillenweck (1832-1893) a déclaré opter pour la nationalité française, mais il est resté en Alsace. Son fils Jean Hillenweck (1862-1948), menuisier, et l’épouse de celle-ci, ont élevé leurs trois fils Thiébaut, Léon et Clément dans le souvenir de la France ;
–        Pendant la guerre de 1914-1918, Thiébaut et Léon Hillenweck, bien que nés Allemands, se sont engagés dans l’armée française ; ils ont été envoyés en Indochine où Léon a trouvé la mort ;
–          Pendant la guerre de 1939-1945, Thiébaut et sa famille ont été expulsés d’Alsace par les Allemands; Clément s’est engagé dans la Résistance, a été torturé et a failli y perdre la vie.

LES GUERRES FRANCO-ALLEMANDES

La principale caractéristique de l’attitude des Hillenweck dans ces guerres a été une francophilie qui s’est manifestée sur plusieurs générations.

 La guerre de 1870-1871 et ses suites

D’après la base de données « migrations » du CDHF (Centre d’histoire des familles du Haut-Rhin), Thiébaut (dit Jean) Hillenweck, âgé de 33 ans, ouvrier fondeur, est arrivé à New York en décembre 1865 « pour s’y fixer » (mais il est revenu à Thann).

Après la guerre de 1870-1871, l’Alsace est annexée par l’Allemagne. Fils de Jean Thiébaut Hillenweck, imprimeur d’indiennes, Thiébaut Hillenweck (1832-1893), ouvrier fondeur, domicilié à Thann, a déclaré opter pour la nationalité française, déclaration faite le 30 juillet 1872 à Thann au « kaiserliche Kreis-Director » (ou à son représentant), et le 4 août 1872 devant le maire de Bussang (département des Vosges), en son nom personnel et comme représentant légal de sa famille composée de son fils Jean (né à Thann en 1862), et de sa femme Catherine Eichert (qui, notons-le, est née à Bussang : voir l’annexe I).

Fils de Thiébaut et de Catherine Eichert, Jean Hillenweck est devenu menuisier, comme son grand-père maternel Thiébaut Eichert.
Jean Hillenweck et sa femme Catherine Bruckert envoient leur fils Thiébaut Hillenweck (Thann 2 août 1894-Thann 16 septembre 1991), élève au collège de Thann de 1908 à 1911, se perfectionner en français dans les Vosges, et aborder la littérature française en lisant Les voyages de Télémaque, de Fénelon.

 La guerre de 1914-1918

Les vallées de Thann et de Masevaux sont les seules reconquêtes territoriales françaises de la guerre de 1914-1918. L’armée française réussit à garder définitivement Thann à partir du 14 août 1914. Thiébaut Hillenweck et son frère Léon s’engagent dans l’armée française.
Le capitaine Pierre Saint Girons, maire militaire de Thann pendant la guerre de 1914-1918, avocat dans le civil, a consacré à cette période la première partie de son livre intitulé La « geste » de Thann, édité juste après la guerre de 1939-1945. Ce livre est dédié à la mémoire de quatre personnes: Jules Scheurer (1852-1942), engagé volontaire en 1914, expulsé en 1940; René Ortlieb (1908-1945), résistant, ami de Clément Hillenweck (voir plus loin); Emile Ehlinger (1898-1946), résistant; et Léon Hillenweck (1895-1917).
A propos des deux frères Thiébaut et Léon Hillenweck, Pierre Saint Girons écrit:
« Ceux-ci, munis chacun d’un louis d’or par la main maternelle, franchissent le 29 août 1914 le col de Bussang, mêlés aux chasseurs à cheval, et s’engagent au 1er zouaves, en souvenir du grand-oncle Thiébaut, le « Turco » tombé sous Paris en 1871.
« La nuit de Noël suivante, baptême du feu dans la boue de l’Yser, entre Nieuport et Lombartsyde.
« Puis la Champagne, puis le renvoi des Alsaciens qui, prisonniers des Allemands, sont fusillés comme traîtres, en Afrique du Nord, d’où, en 1916, leur bataillon est envoyé en Indochine et prend terre à Hai-Phong  le 19 août 1916. »
L’auteur évoque ensuite la mort de Léon Hillenweck, zouave mitrailleur de 2ème classe au « bataillon formant corps du 3è Zouaves », « mort pour la France » le 25 septembre 1917 à l’hôpital militaire de Hanoï, après avoir été blessé au ventre pendant la répression de Thai-Nguyen. En 1920, la médaille militaire lui a été décernée à titre posthume.
Thiébaut Hillenweck, nommé caporal-fourrier le 2 janvier 1915, sergent-fourrier le 20 juillet 1916, sergent-major le 1er octobre 1918, est revenu en Alsace en 1919, rapportant entre autres comme souvenirs de l’Indochine des éléments de mobilier et de décoration qu’il a gardés toute sa vie.

Le 19 août 1951, il a écrit un article dans le journal local pour commémorer le débarquement 35 ans auparavant (le 19 août 1916), au port de Haïphong, du Dumbéa, paquebot des Messageries Maritimes, à bord duquel se trouvait le 3ème Zouaves (rapatrié en 1919), unité composée d’Alsaciens et de Lorrains engagés volontaires pour la durée de la guerre. Deux douzaines de Thannois, dont Thiébaut et Léon Hillenweck, étaient parmi ceux qui, durant trois ans, ont gardé une partie de la haute région tonkinoise. Vieux-Thann, commune limitrophe de Thann, était également bien représentée. En pensant à la mort de son frère et à l’actualité du début des années 1950, alors que la guerre d’Indochine – on ne le savait pas encore, mais sans doute pouvait-on le pressentir- allait tourner au désastre pour la France, Thiébaut Hillenweck termine cet article en exprimant sa tristesse: « …Nous ressentons l’amertume des efforts, de la sueur, du sang dépensé en vain. »

Les deux engagés volontaires Thiébaut (derrière son père) et Léon Hillenweck  en tenue de Zouaves. Au premier plan, leurs parents et leur jeune frère Clément:

 

La période 1919-1945

Thiébaut Hillenweck

Thiébaut Hillenweck a exercé plusieurs métiers de 1919 à 1940: journaliste à Colmar, comptable chez Muller-Fichter à Thann (entreprise de fonderie-chaudronnerie mécanique), papetier libraire à Thann à partir du début des années 1930.
Il s’est marié en 1923 avec Emma Greder (voir l’annexe I). A la naissance de leur premier enfant en 1924 (ils ont eu trois filles), ces époux demeuraient à Thann 18 rue de la Halle, maison acquise par les Hillenweck en 1900, située au bord de la Thur à l’emplacement des anciens remparts. A la fin des années 1920, ils habitaient 37 rue Curiale à Thann. Par la suite, ils ont résidé jusqu’à la fin de leur vie 18 rue de la Halle (à côté de l’ancienne halle aux blés devenue musée).

 En 1939-1940, de nouveau sous l’uniforme, Thiébaut Hillenweck est sous-lieutenant, commandant d’une compagnie de mitrailleuses à Vesoul. Au début de juillet 1940, après la débâcle, il se trouve dans le sud-ouest. Le 8 juillet, il écrit depuis Muret à sa femme restée à Thann.
Les Allemands le considèrent comme indésirable en raison son engagement volontaire pro-français de 1914-1918. Sa femme Emma refuse d’exposer Mein Kampf dans la librairie. Sa fille Monique refuse de faire le salut nazi au collège. La famille est chassée d’Alsace le 11 décembre 1940, journée d’expulsions massives, et s’installe provisoirement à Muret.
Après la suppression de la zone libre, les époux Hillenweck-Greder s’installent à Ovanches en Haute-Saône pour se rapprocher de l’Alsace où ils sont toujours interdits de séjour.
Après le débarquement du 6 juin 1944, la famille (en particulier la fille aînée) est pressée de regagner Thann, et s’y trouve prise, heureusement sans blessure, sous les bombardements allemands meurtriers de la dernière heure.

Clément Hillenweck

Clément Hillenweck (Thann 24 mars 1907-Thann 22 mai 1977), frère cadet de Thiébaut, a été mobilisé comme sergent-chef en 1939-1940.
D’après la Fondation pour la mémoire de la déportation (voir internet), il a été déporté le 10 juillet 1943. Il est passé par les prisons de Saarbruck, Trèves, Cologne, Bruxelles, Douai, Francfort, Karlsruhe, avant d’être libéré, de retour à Mulhouse le 21 novembre 1944. Il a été fait chevalier puis officier de la légion d’honneur pour ses actes de résistance.

Dans son livre mentionné plus haut, Pierre Saint Girons, après avoir évoqué la mort de Léon Hillenweck en 1917, parle de Thiébaut et Clément Hillenweck en 1940-1945 (p. 8):
« Thiébaut, libraire à Thann, expulsé en 1940, Clément, pâtissier-confiseur, à l’ombre de la cathédrale, un résistant de la première heure, arrêté en octobre 1940, relâché, arrêté en juillet 1943, 17 mois de prison, torturé, sans que les coups lui arrachent un mot, délivré à Mulhouse en novembre 1944, pour participer activement à la libération de Thann. »

Il donne ensuite davantage de détails sur Clément Hillenweck et sur un ami de celui-ci, le résistant René Ortlieb (1908-1945), hôtelier de l’hôtel du Parc à Thann, président de l’Amicale des sous-officiers de la vallée de la Thur, revenu en août 1940 avec la croix de guerre après sa démobilisation. Pierre Saint Girons écrit à ce sujet (p.94):
« L’hôtel du Parc constitue un observatoire de premier ordre, et certains agents, sous des prétextes professionnels, y fréquentent ; en particulier Clément Hillenweck …y apporte des renseignements complémentaires, et des recoupements. Des moyens variés permettent de les acheminer sur Londres. »
La frontière suisse était ouverte aux réfractaires au service du travail obligatoire (STO) et à l’incorporation dans l’armée allemande, à condition de pouvoir être atteinte. Le dernier gîte était le presbytère de Liebsdorf, dont le curé était le père Stamm, originaire de Thann. Pour justifier ses déplacements dans cette région frontalière, René Ortlieb y avait loué une chasse. Les clients ou occupants allemands de l’hôtel du Parc, friands de gibier, facilitaient ces expéditions cynégétiques dont ils ne percevaient pas tous les aspects.
En avril 1942, le groupe de René Ortlieb a fait passer en Suisse, par Liebsdorf, le général Giraud. Quelques mois après, son chef a été arrêté et emprisonné, de même que le père Stamm, avant que ces deux hommes ne soient fusillés le 17 avril 1945.

APRES 1945

Thiébaut Hillenweck, Clément Hillenweck, et leurs familles

Clément Hillenweck, pâtissier-confiseur, est resté un homme jovial malgré les épreuves de la guerre. Il a gardé le goût de la chasse, qui avait servi de couverture pour ses activités de résistant. Suivant la trace de son frère aîné, il a écrit des articles (de généalogie et d’histoire) dans le journal local. Il a eu quatre filles, qui n’ont pas eu d’enfants.
Gaulliste, il a essayé sans succès d’entrer au conseil municipal dans les années 1950. Les antagonismes mêlés aux habituelles jalousies locales restaient vifs, entre gaullistes et démocrates-chrétiens, et plus secrètement entre germanophiles et francophiles, dans des inimitiés dont on ne parlait guère. Malgré le désir de réconciliation, le passé silencieux passait mal.

Thiébaut Hillenweck est devenu président du « Syndicat d’initiative » (équivalent, à l’époque, de l’office du tourisme). Comme son gendre Jean Lemaire, il était souvent coiffé d’un béret basque, couvre-chef interdit par les Allemands pendant la guerre de 1939-1945. Sa famille et lui avaient bien des motifs de ne pas aimer les « Boches ». Mais il aimait la langue allemande qu’il continuait à lire en particulier dans un journal suisse.
Une de ses filles a épousé après la guerre un Alsacien incorporé de force à 17 ou 18 ans dans l’armée allemande qui commençait à flancher sur le front de l’est. Ce destin de « malgré nous » a été un secret de famille au point que l’auteur du présent article, pourtant proche des protagonistes de cette histoire, n’en a jamais entendu parler avant 2012.
L’aînée des filles, Monique (Monique Catherine Marguerite) Hillenweck (Thann 23 avril 1924-Thann 27 janvier 1983), dont le parrain était Clément Hillenweck, a épousé à Thann le 20 mai 1947 Jean (Jean Paul) Lemaire (La Bresse dans les Vosges 29 septembre 1912-Paris 5 décembre 1991), officier de l’armée française en 1940, prisonnier pendant cinq ans en Allemagne, professeur de sciences physiques au collège puis lycée de Thann, fils d’Eugène, comptable agréé, maire de La Bresse de 1945 à 1953 (voir l’article de Libres Feuillets intitulé : « Une famille vosgienne dans les guerres des 19e et 20e siècles ») Du mariage Lemaire-Hillenweck sont nés quatre enfants, dont l’auteur du présent article.

 La question de la continuation du nom

Dans cette lignée, ce n’est pas seulement le patronyme (Hillenweck) qui a été transmis de génération en génération, mais aussi le prénom (Thiébaut, alias Théobald, Diebold…).

Thiébaut Hillenweck et son frère Clément n’ayant pas eu de fils, leur nom de famille s’est éteint dans la descendance de leurs enfants.
Ils ont vécu cette situation de manière assez douloureuse, car à Thann, comme l’ont noté les historiens de cette ville, on reconnaissait une sorte de noblesse aux noms les plus anciens et à ceux qui continuaient à les porter.

 Ces patronymes anciens faisaient partie de la citoyenneté. On a du mal à comprendre aujourd’hui l’importance qu’avait prise la notion de cité dans une ville telle que Thann, avec tout ce qu’elle impliquait pour leurs citoyens, en matière de libertés communales (plus ou moins réelles), mais aussi de devoirs, d’attachement à des institutions, à des monuments publics, à une mentalité faite de goût du travail bien fait et d’acceptation des responsabilités: une conception étendue par les Hillenweck à la patrie française, et qui a sans doute inspiré leurs choix cruciaux lors des conflits européens et mondiaux du 20ème siècle ayant déchiré l’Alsace.

ANNEXE I : GENEALOGIE

Les prénoms sont mentionnés en français, mais ils sont en latin dans les registres paroissiaux, et en allemand dans  beaucoup d’autres documents.
En ce qui concerne l’Ancien régime, où l’état civil était tenu par l’Eglise, les dates biographiques indiquées sont celles des baptêmes et des sépultures.

La filiation des Hillenweck de père en fils depuis la fin du 16ème siècle est la suivante, sur neuf générations.

1) Nicolas Hillenweck, dont les parents ne sont pas connus avec certitude, s’est marié avec Cunégonde Hürt ou Hirt. De ce mariage sont nés au moins sept enfants de 1611 à 1630. Il est question ci-après de trois d’entre eux : Jean Guillaume, Jean Gaspard, Michel:
– Jean Guillaume Hillenweck (Thann 13 avril 1611-Thann 19 octobre 1685) drapier, bangard en 1650, s’est marié à Thann en 1644 avec Catherine Köbler, Kubler ou Kibler (inhumée à Thann le 17 septembre 1662), fille de Sebastien, bangard en 1590. L’un des témoins des mariés Hillenweck-Kibler a été Simon Rauch bangard en 1621. De cette union est né Jean Georges Hillenweck (Thann 8 octobre 1647-Thann 17 juin 1709), marchand, bangard en 1676, sénateur (membre du « Magistrat »), qui s’est marié à Thann en 1675 avec Marie Madeleine Guggenberger. Les témoins des mariés Hillenweck-Guggenberger ont été Sigismond (ou Sigmund) Gobel (bangard en 1659, sénateur, bourgmestre dans les années 1680, mari d’Anna Barbara Guggenberger) et François Barth, greffier de la cité.
–  Jean Gaspard Hillenweck (Thann 23 janvier ou février 1623-Thann 13 janvier 1695), bangard en 1665, est présenté au point 2 ci-dessous.
– Michel Hillenweck (baptisé à Thann le 30 septembre 1625), charron (« carpentarius »), bangard en 1669, s’est marié à Thann le 17 novembre 1659 avec Anne Barbe Werner. Les témoins des mariés ont été Jacques Bösch, mercier, bangard en 1649, sénateur, et Jean Jacques Schnöbelen, charcutier, bangard en 1632.

2) Fils de Nicolas et de Cunégonde Hirt, Gaspar (Jean Gaspard) Hillenweck (Thann 23 janvier ou février 1623-Thann 13 janvier 1695) s’est marié à Thann le 24 novembre 1659 avec Ursule Seelmann (née à Thann en 1639), fille de Jean Thiébaut et de Marguerite Hillenweck. Les témoins des mariés ont été Jacques Bösch (cf.ci-dessus) et Sigismond Gobel (cf. ci-dessus).
Gaspard Hillenweck a été bangard en 1665. Il s’est marié en secondes noces avec Anne Marie Miller (baptisée à Thann le 5 juin 1655), fille de Jean Jacques et d’Elisabeth Landsperger.
Gaspard Hillenweck et Ursule Seelman(n) sont les parents de plusieurs enfants dont Jean, François, Mathieu.
– Jean Hillenweck (Thann 10 juillet 1664-Thann 8 juin 1742) s’est marié à Thann (donc avant la naissance de son fils Thiébaut Antoine le 15 août 1703) avec Marie Cunégonde Bechler (Thann 16 juillet 1681-Thann 8 mars 1760). De ce mariage sont nés François Thiébaut Hillenweck (Thann 13 janvier 1711-Thann 15 avril 1754), boucher, bangard en 1752, qui s’est marié à Thann le 11 janvier 1740 avec Jeanne Rumersch, fille de Jean; et Georges Louis Hillenweck (Thann 19 août 1718-Thann 31 janvier 1800), marchand, qui s’est marié à Thann le 6 mai 1743 avec Elisabeth Rumersch (inhumée le 9 mars 1757).
– François Hillenweck (Thann 22 mai 1673-Thann 11 octobre 1748) a été artiste peintre : voir l’annexe II ;
–  Matthias ou Mathieu Hillenweck (Thann 15 février 1682-Thann 15 novembre 1752) est présenté au 3 ci-dessous.

3) Fils de Caspar et d’Ursule Seelmann, Mattias ou Mathieu Hillenweck (Thann 15 février 1682-Thann 15 novembre 1752) s’est marié à Thann le 22 novembre 1706 avec Anne Marie Bich, Büch ou Buch (Thann 23 septembre 1678-Thann 1er octobre 1744). Il a été bangard en 1723. Son blason représentait un cœur percé de trois clous, d’après une dalle commémorative conservée dans la cabane des bangards.

4) Fils de Mathieu et d’Anne Marie Buch, Georges Thiébaut Hillenweck (Thann 31 décembre 1716-Thann 2 mars 1768), dont le parrain était Jean Georges Mäyer, « physicus » à Oderen, et la marraine Catherine Jung, qui ont signé l’acte de baptême, s’est marié le 15 août 1748 avec Elisabeth Baur ou Bur, fille de Romain (bangard en 1722) et de Marie Agathe Rauch. Les mariés et les témoins ont signé le registre de mariage. Georges Thiébaut Hillenweck était tanneur (coriator). Les époux Hillenweck-Baur ont eu dix enfants dont l’aîné seul a survécu.

5) Fils de Georges Thiébaut et d’Elisabeth Baur, Thiébaut (Jean Thiébaut) Hillenweck (Thann 15 mai 1749/acte du 16-Thann 10 mai 1825), filleul de François Thiébaut Hillenweck et d’Anne Marie Liethart, qui ont signé l’acte de baptême, s’est marié à Sausheim le 15 juillet 1783 avec Elisabeth Gittler ou Kittler (Sausheim 10 avril 1756-Thann 13 avril 1832).
Vigneron à son mariage et à son décès, il est qualifié de chapelier en 1786 (« pileorum opifex ») et à la date de la naissance de son fils Jean Thiébaut en l’an 3.
Son décès a été déclaré par son gendre Gaspard Müller, âgé de 38 ans, imprimeur d’indiennes, et par son fils Thiébaut Hillenweck âgé de 30 ans, imprimeur d’indiennes, qui ont signé l’acte de décès.
Thiébaut Hillenweck et Elisabeth Kittler sont les parents de plusieurs enfants, dont Jean Thiébaut Louis, Marie Elisabeth et Jean Thiébaut :
–     Jean Thiébaut Louis Hillenweck (Thann 7 juillet 1786-Thann 12 mars 1848), qui s’est marié deux fois, était imprimeur d’indiennes;
–     Marie Elisabeth Hillenweck (Thann 7 juillet 1788-Thann 5 avril 1823) a épousé à Thann le 6 février 1816 Gaspard Muller (Thann 15 août 1788-Thann 17 mars 1837), imprimeur d’indiennes, qui s’est marié en secondes noces à Thann le 7 janvier 1824 avec Madeleine Rosengarten;
–      Jean Thiébaut Hillenweck est présenté au point 6 qui suit.

6) Fils de Thiébaut et d’Elisabeth Kittler, Thiébaut (Jean Thiébaut) Hillenweck (Thann 16 ventôse an 3-Thann 6 août 1847) est né à Thann le 16 ventôse an 3. Sa naissance a été déclarée par son père, chapelier (le père et les témoins ont signé l’acte de naissance).
Imprimeur d’indiennes, il s’est marié à Thann le 18 janvier 1826 avec Madelaine (Marie Madelaine) Bitschi (Issenheim 27 février 1791-Thann 1er décembre 1850), propriétaire, fille de Jean et de Madelaine Kiené, qui vivaient à Issenheim.
Lors de leur mariage, Jean Thiébaut Hillenweck et Madelaine Bitschi ont reconnu et légitimé leur enfant Françoise Bitschi (née à Issenheim le 9 mars 1819/acte du 10, décédée à Thann le 10 mai 1855).
Les mariés, la mère du marié et les témoins ont signé l’acte de mariage. L’un des témoins a été Gaspar Muller, imprimeur d’indiennes, beau-frère du marié (voir ci-dessus).
Le décès de Jean Thiébaut Hillenweck, toujours imprimeur d’indiennes à cette date, a été déclaré notamment par son futur gendre Thiébaut Ruppé, âgé de 33 ans, originaire d’Issenheim, imprimeur d’indiennes, puis « ouvrier raboteur » à son mariage à Thann le 27 novembre 1854 avec Françoise Hillenweck (Issenheim 9 mars 1819-Thann 10 mai 1855), propriétaire, fille de Jean Thiébaut et de Marie Madeleine Bitschi.

7) Fils de Thiébaut et de Madelaine Bitschi, Thiébaut Hillenweck (Thann 2 janvier 1832-Thann 24 janvier 1893), ouvrier fondeur, s’est marié à Thann le 12 août 1861 avec Catherine Eichert (née à Bussang le 14 septembre 1829), imprimeuse d’indiennes, domiciliée à Thann, fille de Thiébaut (Thann 23 juillet 1799-Thann 9 septembre 1856), menuisier fils de menuisier, et de Marie Anne Herzog (Thann 28 octobre 1795-Thann 9 avril 1854) fille de vigneron.
Un contrat de mariage entre les futurs époux a été reçu par Me Baffrey, notaire à Thann, le 11 août 1861. Les époux et les témoins ont signé l’acte de mariage.
Les témoins des mariés ont été Joseph Eichert, âgé de 29 ans, serrurier, frère de la mariée; Pantaléon Schwab, âgé de 29 ans, cordier, non parent ; Joseph Bihler, âgé de 34 ans, graveur sur bois, cousin issus de germain de l’épouse ; Charles Ritter (né à Thann le 4 avril 1827), âgé de 34 ans, serrurier, qui s’est marié à Thann le 7 juin 1855 avec Madeleine Catherine Hillenweck (Thann 25 novembre 1833-Thann 28 octobre 1885), sœur du marié.

8)  Fils de Jean Thiébaut et de Catherine Eichert, Jean Hillenweck (Thann 22 septembre 1862-Thann 24 mai 1948), menuisier, a été déclaré à la mairie le jour de sa naissance par son père, qui, de même que les deux témoins, a signé l’acte de naissance.
Jean Hillenweck s’est marié à Vieux-Thann le 8 septembre 1893 avec Catherine (Joséphine Catherine) Bruckert (Vieux-Thann 23 novembre 1867-Thann 8 octobre 1958), dont les parents sont Thiébaut Bruckert (contremaître blanchisseur, fils de Thiébaut, vigneron) et Catherine Walter, de Willer.

9) Jean Hillenweck et Catherine Bruckert ont eu trois enfants :  Thiébaut, Léon, Clément.
–   Thiébaut (César Jean Thiébaut Marie) Hillenweck (Thann 3 août 1894-Mulhouse/87 rue d’Altkirch 16 septembre 1971), alors rédacteur, s’est marié à Hégenheim le 11 mai 1923 avec Emma Greder (Hégenheim 29 mars 1902-Thann 22 juillet 1991), fille d’Emile, commerçant, et de sa seconde femme Rosalie (Rose) Monique Wanner (née à Wentzwiller le 4 mai 1876, décédée en 1918).
–   Léon (Léon Joseph) Hillenweck (Thann 23 novembre 1895-Hanoï 25 septembre 1917), est « mort pour la France » en Indochine.
–   Clément (Clément Guy Antoine Marie) Hillenweck (Thann 24 mars 1907-Thann 22 mai 1977), pâtissier, s’est marié à Thann le 28 mai 1936 avec Germaine (Germaine Pauline) Venier (Thann 19 septembre 1909-Mulhouse 24 ou 29 janvier 1986), sœur d’Achille (Jean Achille) Venier (né à Thann le 12 juin 1904), décoré de la légion d’honneur.

ANNEXE II : QUELQUES PERSONNALITES DE CETTE FAMILLE

L’abbé Thiébaut Hylweck

Thiébaut (Théobald) Hylweck, né à Thann en 1450, fait ses études à l’abbaye de Lucelle, de l’ordre de Citeaux, fondée au début du 12e siècle dans le nord du Jura, et, une fois prêtre et moine, en devient cellérier et prieur.
En octobre 1494, il est élu abbé, et sacré à Bâle le 21 décembre 1494. En 1499, les Confédérés pillent Lucelle qui avait pris le parti de leur ennemi l’empereur Maximilien 1er. En 1524, les paysans révoltés, les « rustauds », dévastent l’abbaye.
L’abbé Hylweck entreprend des restaurations, et construit un nouveau clocher. Il étend même les possessions de l’abbaye.
Quand en 1529, les iconoclastes de Bâle dévastent les églises de cette ville, il sauve des statues et les porte à travers Bâle jusqu’à Lucelle.
En 1532, il se retire, et meurt le 25 avril 1535.

Bangards et sénateurs

Aucun citoyen de Thann (les « bourgeois » y étaient dénommés en latin « cives ») ne pouvait occuper de haute fonction, notamment celle de membre du « sénat », s’il n’avait pas été bangard, c’est-à-dire garde-vignes, « Banwarte » en allemand, « Bangert » en alsacien, premier niveau du « cursus honorum » de la cité. Ces bangards, au nombre de quatre, ils étaient nommés pour un an par le « Magistrat », et choisis parmi les bourgeois solvables et honorables.

Il subsiste aujourd’hui, près de la sous-préfecture, à proximité de l’actuel centre culturel, une cabane des bangards, autrefois située au milieu des vignes. On trouve dans cette cabane 27 bas-reliefs sculptés (dont le plus ancien date de 1560) et 15 tableaux en bois, par lesquels les bangards « s’immortalisaient » à la fin de leur mandat. On y lit leurs noms, les emblèmes de leur métier, des renseignements météorologiques, etc. D’autres tableaux de la série sont conservés au musée de Thann.

D’après les annales, ont été bangards (aux dates indiquées ci-dessous entre parenthèses) de nombreux Hillenweck qui faisaient tous partie de la même famille :
–          Hermann Hillenweck (bangard en 1537) est le père de Hans (1590) et le grand-père de Hans le jeune (1603) ;
–         Nicolas Hillenweck (1634), drapier, est le père de Jean Guillaume (1650), drapier, de Jean Gaspard (1665) et de Michel (1669), charron;
–         Jean Guillaume Hillenweck (1650) est le père de Jean Georges (1676), marchand, sénateur;
–       Jean Gaspard Hillenweck (1665) est le père de François (1714), artiste peintre, sénateur, de Jean (1715), et de Mathieu (1723) ;
–          Jean Hillenweck (1715) est le père de François Thiébaut (1752), boucher…

 L’artiste peintre François Hillenweck

Frère de Mathieu Hillenweck dont descend du côté maternel l’auteur de ces lignes (voir l’annexe I), François Hillenweck (Thann 22 mai 1673-Thann 11 octobre 1748), artiste peintre, bangard en 1714, s’est marié à Thann le 30 janvier 1704 avec Marie Catherine Jung (décédée à Thann 7 mai 1743). Dans son acte de sépulture en 1748, il est mentionné comme sénateur (membre du conseil de la ville).

Dans le chœur de la collégiale de Thann, un tableau représentant la décollation de saint Jacques le Majeur, datant peut-être de 1719, est attribué à François Hillenweck, qui a aussi peint en 1733 le Triomphe de l’Eglise, d’après Rubens. Il s’agit de deux des trois tableaux de ce peintre exposés dans la collégiale.

On trouve des œuvres de François Hillenweck ailleurs dans le Haut-Rhin, dans les églises paroissiales de Kintzheim et de Widensolen, et dans la chapelle Notre-Dame-du-Sehring à Guebwiller.

SOURCES

Thann Inventaire topographique, inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, ministère de la culture et de la communication, Imprimerie nationale, 1980

Actes d’état civil, archives départementales du Haut-Rhin (internet)

–         Baumann (Joseph) : Histoire de Thann, Editions SAEP, Colmar, 1981
–     Drouot (Marc) : « Thann aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans : Thann 1161-1961 Regards sur 8 siècles d’histoire locale, Imprimerie du journal « l’Alsace », 1961
–       Drouot (Marc) : « esquisse de l’essor industriel à Thann de 1786 à 1826 », dans: Thann 1161-1961 Regards sur 8 siècles d’histoire locale, Imprimerie du journal « l’Alsace », 1961
–        Heider (Christine) : Le livre d’or des Thannois (1525-1630), Société d’Histoire « Les Amis de Thann, 2003
–        Rohmer (André) : Thann mariages 1623-1810 baptêmes 1609-1792, cahier Sairepa n° 38, Fédération généalogique de Haute-Alsace, 1999
–        Rohmer (André) : Les mariages de Thann 1801-1898, Société d’Histoire « Les Amis de Thann » et Fédération généalogique de Haute-Alsace, 1999
–      Saint Girons (Pierre) : La « geste » de Thann, éditions Alsatia, Thann, vers 1946-1947
–    Seiler (Bernard), auteur d’une généalogie des Hillenweck : chez l’auteur 2 rue d’Huxelles, 68120 Richwiller, 2003
–       Stintzi (Paul) : « Un grand Thannois ; Thiébaut II Hylweck, abbé de Lucelle », dans: Thann 1161-1961 Regards sur 8 siècles d’histoire locale, Imprimerie du journal « l’Alsace », 1961

Une famille vosgienne dans les guerres des 19e et 20e siècles. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Cet article a été repris au chapitre premier du livre de Dominique Thiébaut Lemaire intitulé Quatre familles dans les guerres, publié aux éditions Le Scribe L’Harmattan (Paris 2014).
Il évoque les répercussions des guerres des XIXe et XXe siècles sur l’histoire des Lemaire de La Bresse (Vosges), originaires de la même commune que les ascendants paternels de la sculptrice Camille Claudel et de l’écrivain Paul Claudel.
Les liens entre les Lemaire et les Claudel ont été présentés en annexe de l’article de Libres Feuillets intitulé : « Camille et Paul Claudel : leurs attaches vosgiennes ».

Le lecteur qui ne souhaite pas entrer dans les détails pourra se contenter de lire le résumé suivant en italiques.

 RESUME GEOGRAPHIQUE, ECONOMIQUE ET HISTORIQUE

 L’environnement vosgien (géographie et économie)

La commune de La Bresse (5655 habitants en 1911, 4728 habitants en 2006) est située dans la partie amont de la vallée de la Moselotte qui rejoint la Moselle à Remiremont. Sur son territoire se trouve le Hohneck (1363 m), point culminant de la Lorraine. Le plus haut sommet du massif des Vosges étant le Grand Ballon (1424 m) dans le département du Haut-Rhin.

Jusqu’à la fin du 18ème siècle, La Bresse, qui avait réussi à garder ses anciennes institutions de « petite république » (élection annuelle du maire, tribunal…), avait pour ressources l’élevage sur les hautes prairies de la montagne vosgienne appelées chaumes; la production et la vente des fromages (les fromagers étaient appelés « marcaires »); et l’exploitation des forêts. Les notables locaux, occupant les postes des institutions communales de l’Ancien Régime puis des institutions créées par la Révolution, étaient principalement les marchands qui avaient prospéré grâce à une exonération de droits octroyée depuis le Moyen-Age, faisant de ce lieu une sorte de zone franche entre la Lorraine, l’Alsace et la Bourgogne. Les marchands, catégorie à laquelle appartenait la lignée des Lemaire, avaient développé un commerce qui assurait à cette communauté comme à celle de Gérardmer un niveau de richesse appréciable dans cet environnement montagneux. Par des chemins difficiles mais fréquentés, ils allaient vendre dans les régions voisines (y compris à la fin du 19ème siècle en Alsace devenue allemande) les produits vosgiens – tissus, bois et articles de bois, fromages en gros du genre Géromé ou Munster – et en rapportaient ce que les hautes Vosges ne produisaient pas, vin, eau-de-vie, céréales…

A la fin du 18ème siècle l’activité de filature et de tissage a commencé à se développer  à grande échelle, à partir d’une matière première qui n’était plus le lin, mais le coton importé du « Levant » et d’Amérique, transformé par la main d’œuvre paysanne qui avait l’habitude de cette activité en hiver. Puis l’emploi de machines textiles dès 1825-1830, installées par des habitants entreprenants disposant d’un minimum de capitaux complétés par des apports financiers et techniques alsaciens et même suisses, a été favorisé par l’abondante force motrice des cours d’eau sur lesquels étaient installés depuis longtemps de nombreux moulins assez facilement reconvertis en moteurs hydrauliques pour les usines. Les Vosges sont ainsi devenus un centre important de l’industrie cotonnière, de 1850 à 2000.

A la fin du 20e siècle, le déclin du textile a été compensé par le développement des sports d’hiver à La Bresse, qui est ainsi devenue, avec Gérardmer, la principale station touristique des Vosges.

Les guerres des 19ème et 20ème siècles, du point de vue de cette famille

Les Lemaire ont subi les effets des guerres en tant que combattants, mais aussi en tant que responsables locaux obligés de faire face à des situations parfois dramatiques pour la population et pour eux-mêmes.

Leur région, comme d’autres, a connu les enrôlements en masse lors des guerres napoléoniennes, mais il ne semble pas que les Lemaire en aient gravement souffert dans la mesure où ils n’y ont pas été tués ni blessés. A la chute du Premier Empire, le maire de La Bresse était Etienne Aubert, et l’adjoint du maire était Laurent Aubert, frère d’Etienne: Laurent Aubert étant le beau-père de Dominique Lemaire (1784-1850) : voir plus loin.

55 ans après la chute du Premier Empire, la chute du Second Empire a été marquée par la guerre de 1870, par l’annexion allemande de l’Alsace-Lorraine (ou Alsace-Moselle), et par l’occupation prussienne temporaire de la partie de la Lorraine restée française, dont les Vosges. Au cours de cette occupation, le maire de La Bresse, Joseph Lemaire, fils de Dominique Lemaire (1784-1850), a pu échapper à l’occupant qui le recherchait. De son côté, Constant Lemaire, fils de Joseph, a pris part à la guerre où il a reçu une blessure qui l’a laissé partiellement invalide.

Fils de Constant, Eugène Lemaire a fait la guerre de 1914-1918, qui a eu pour résultat, comme on le sait, la réintégration en France de l’Alsace-Lorraine. Il n’a eu « ni blessure, ni citation, ni décoration », selon ses propres termes, dans une réponse à une demande de renseignements envoyée par les autorités militaires dans les années 1920.
Mais un de ses cousins germains, Paulin Lemaire, sergent d’infanterie, atteint de nombreux éclats d’obus, est mort le 14 septembre 1918 à l’hôpital de Beauvais.

En 1939-1940, deux fils d’Eugène Lemaire ont été mobilisés: Jean, sous-lieutenant d’artillerie, fait prisonnier par un char allemand, et Michel, adjudant-chef des Chasseurs alpins, qui a pu regagner La Bresse par la suite. Michel Lemaire a été fusillé par les Allemands en 1944 comme maquisard, dans cette région des hautes Vosges qui a beaucoup plus souffert à l’extrême fin de la guerre que pendant les années précédentes.

Eugène Lemaire, maire de La Bresse de 1945 à 1953, a dû faire face aux graves difficultés de l’après-guerre comme son aïeul Joseph Lemaire, maire de 1870 à 1876, avait dû gérer les conséquences de la guerre franco-allemande de 1870-1871.

LES GENERATIONS SUCCESSIVES ET LEUR RAPPORT A LA GUERRE

S’agissant d’une histoire centrée sur les aspects masculins de la guerre, il est question ici principalement d’une filiation de père en fils. L’abréviation LB désigne La Bresse.

Dominique Lemaire (1784-1850)

Fils de Dominique Lemaire, marchand, et de Barbe Perrin, Dominique Lemaire (LB 26 mai 1784-LB 2 février 1850), cultivateur, boucher, négociant, frère de négociants, s’est marié à La Bresse le 20 septembre 1809 avec Jeanne Hélène Aubert (LB 11 janvier 1786-LB 12 juillet 1839). L’un des témoins de la mariée a été son grand-père maternel Joseph Chalon, âgé de 76 ans, rentier, par ailleurs arrière-grand-père du père de l’écrivain Paul Claudel.

Cette famille Aubert (voir l’annexe) est issue de Nicolas Aubert, marchand, maire de La Bresse en 1776, qui s’est marié en 1745 avec Anne Marion. De ce mariage sont nés les frères:
–   Laurent Aubert, beau-père de Dominique Lemaire (1784-1850), et grand-père maternel de Joseph Lemaire, négociant, maire de La Bresse de 1870 à 1876;
–   Etienne Aubert, maire de La Bresse de 1811 à 1815, grand-père paternel de Marie Anne Aubert, épouse de Joseph Lemaire.
Nicolas Aubert est donc un arrière-grand-père à la fois de Joseph Lemaire (par Laurent Aubert) et de l’épouse de Joseph Lemaire (par Etienne Aubert).
Comme leur père Dominique, Joseph Lemaire et son frère Louis se sont mariés avec une Aubert. Ils ont épousé deux sœurs qui étaient en même temps leurs cousines (issues de germains).

Les Aubert étaient, semble-t-il, des partisans convaincus de Napoléon, comme tendent à le montrer:
–         Le mandat de maire d’Etienne Aubert à une époque où l’empereur perdait le soutien de ses partisans les plus  tièdes ;
–         la médaille de Sainte-Hélène décernée à Joseph Aubert (1791-1870), fils de Laurent Aubert et d’Hélène Chalon; cette décoration a été donnée en 1857 aux 390.000 soldats encore vivants de Napoléon 1er ; Joseph Aubert l’a reçue en tant que fourrier (sous-officier chargé de l’intendance) au 13ème bataillon des Vosges ;
–         En ce qui concerne la descendance de Laurent Aubert: le nom de « Laurent Joseph Napoléon » donné en 1813 au fils de son fils Laurent Aubert (LB 1787-LB 1823); par la suite, le nom de « Charles Louis Napoléon » Lemaire donné en 1848 à son arrière-petit-fils, neveu de Joseph Lemaire qui suit.

Joseph Lemaire (1818-1898)

Dominique Lemaire et Jeanne Hélène Aubert ont eu huit enfants, dont trois fils :
– Dominique (LB 7 novembre 1810-Remiremont 16 octobre 1871), cafetier et débitant en 1842, négociant à son décès, qui a rendu hommage à sa manière au futur Napoléon III en donnant les prénoms de « Charles Louis Napoléon » à son fils né à La Bresse le 26 décembre 1848, décédé à Lyon le 20 novembre 1870 (l’acte de décès, transcrit sur les registres d’état-civil de La Bresse à la date du 24 décembre 1873, indique qu’il était sergent major);
–   Joseph (LB 5 mai 1818-LB 16 octobre 1898) : voir ci-dessous ;
–   Louis (LB 26 avril 1821-LB 12 août 1892) qui s’est marié à La Bresse en 1858 avec Marie Anne Aubert (LB 9 mai 1827-LB 1899), sœur de l’épouse de Joseph Lemaire; Louis Lemaire a été boulanger, cafetier, négociant.

Joseph Lemaire s’est marié à La Bresse le 25 janvier 1842 devant le maire de La Bresse qui était alors le manufacturier du textile Valentin Abel, avec sa petite-cousine Marie Anne Aubert (LB 16 août 1820/acte du 17 août-LB 15 septembre 1883), fromagère à la date de son mariage.

D’après les actes d’état civil, il a été cultivateur, marchand, négociant; et (dans les années 1880) fabricant de tuiles sans succès financier.
Il a acquis en 1855 une brasserie créée à La Bresse (Grande  rue) par Nicolas Abel en l’an III.
C’est probablement lui qui a fondé la société « Lemaire père et fils à La Bresse, liquides et fromages » dont la création en 1878 a été enregistrée au greffe de la justice de paix (canton de Saulxures-sur-Moselotte).
Marchand, fils et petit-fils de marchands, il s’inscrit dans la tradition des négociants de cette commune située au point de jonction entre la Lorraine, l’Alsace et la Bourgogne. L’une des stratégies de ces marchands consistait à unir la production et le commerce, notamment en s’alliant par mariage avec des familles de fromagers.
Ils ajoutaient à leurs activités le transport pour le compte de tiers, encore qu’au 19ème siècle les manufacturiers du textile aient développé leurs propres moyens de transport.

Joseph Lemaire a été maire de La Bresse, du 13 octobre 1870 au 7 octobre 1876. Son épouse et lui avaient derrière eux une succession d’ascendants ayant été maires de cette commune, y compris sous l’Ancien Régime.
Devenu maire après le désastre de Sedan le 2 septembre 1870 et la proclamation de la République le 4 septembre, il ne semble pas avoir été suspecté de collusion avec le régime du Second Empire, malgré :
–          les antécédents napoléoniens de sa famille;
–       le bonapartisme affiché de son frère aîné, qui a donné à son fils les prénoms de « Charles Louis Napoléon »;
–      la fonction d’adjoint au maire exercée sous le Second Empire par Jean Nicolas Aubert, frère de son épouse Marie Anne Aubert…
Joseph Lemaire a vécu des moments difficiles lors de l’occupation allemande, qui a duré jusqu’à la mi-1873 dans les Vosges. Dans un article intitulé « Saint-Laurent de La Bresse », paru dans la revue Le Pays lorrain (4ème année, 1907, page 18), que l’on peut consulter sur le site internet Gallica de la Bibliothèque Nationale de France, Ch. Pierfitte raconte à ce sujet l’anecdote suivante :
«  Pendant la guerre, les maires n’étaient pas à la noce; c’était à eux de pourvoir aux réquisitions prussiennes, et souvent ils répondaient sur leur tête des faits et gestes de leurs subordonnés.
« C’est pour échapper à une responsabilité de cette sorte que le maire de la Bresse s’était caché dans son grenier, au beau milieu du tas de foin, de sorte que les Prussiens pouvaient à leur aise larder le « tessou » sans que les baïonnettes atteignent Joseph Lemaire, plus connu sous le nom de Dèdè Minique (note de l’auteur du présent article : Dédè Minique signifie Joseph fils de Dominique).
« Tous les jours on lui portait à manger dans sa cachette, dont on refermait l’orifice. Sa réclusion durait depuis 15 à 20 jours quand on vint lui annoncer le départ des Prussiens. »

Les fils de Joseph Lemaire, dont Constant Lemaire (1842-1898)

Joseph Lemaire a eu cinq filles, et quatre fils, dont le dernier est mort presque à la naissance. Les trois autres fils sont : Stanislas, Constant et Ernest.

Stanislas (Joseph Stanislas) Lemaire (LB 29 octobre 1842-LB 2 août 1899/acte du 3), voiturier, fromager, cultivateur, négociant, marchand de fromages en gros, a suivi les traces de son père en devenant premier adjoint au maire à partir de 1892 au moins, et jusqu’à son décès à 56 ans. Son épouse Marie Agathe Vaxelaire (LB 10 février 1841-LB 1905) avec laquelle il s’est marié le 24 février 1867 était cultivatrice et fromagère, fille et sœur de fromagers, par la suite négociante.

Constant (Joseph Louis Constant) Lemaire (LB 15 avril 1845-LB 15 janvier 1898) est présenté plus loin après son frère Ernest.

Ernest (Joseph Louis Ernest) Lemaire (LB 22 septembre 1850-LB 26 avril 1908), voiturier, négociant, cultivateur, s’est marié à La Bresse le 19 août 1879 avec Clémentine (Marie Justine Clémentine) Aubert (LB 15 janvier 1851-LB 19 juillet 1897), marchande (sœur de Nicolas Ernest Aubert, boulanger, et de Just(e) Laurent Aubert, débitant de boissons).
Comme son grand-père Dominique et son père Joseph, Ernest Lemaire a épousé une Aubert : sa femme et lui ayant comme ancêtres communs les époux Nicolas Aubert et Marie Anne Marion (voir l’annexe).
Ernest Lemaire et Clémentine Aubert ont eu trois enfants. L’aîné, Paulin (Joseph Constant Paulin) Lemaire (LB 19 septembre 1879-Beauvais 14 septembre 1918), contremaître de filature, s’est marié à La Bresse le 4 juin 1906 avec Marie Amélie Caël (Saint-Etienne-lès-Remiremont 8 novembre 1881-Cornimont 16 novembre 1953), tisserande puis employée communale.
Paulin Lemaire, père de deux enfants, sergent au 171ème régiment d’infanterie pendant la guerre de 1914-1918, atteint de nombreux éclats d’obus sur la Somme le 4 septembre 1918, est mort de ses blessures le 14 septembre 1918 à l’hôpital militaire de Beauvais.

Revenons à Constant Lemaire (LB 15 avril 1845-LB 15 janvier 1898). Celui-ci, deuxième enfant et deuxième fils de Joseph Lemaire, a participé à la guerre de 1870 comme soldat de la garde nationale mobile des Vosges. Blessé au bras à la bataille de Villersexel, il a bénéficié après un an de services d’une pension de l’Etat à vie pour cause de blessure.
Voiturier, marchand en famille, négociant, il faisait commerce de fromages qu’il allait livrer notamment en Alsace en grands chariots attelés. D’après son fils Eugène, ce métier lui pesait. Il redoutait les incidents qui pouvaient survenir sur les routes (comme celui qui s’est produit près de l’asile de Rouffach en Alsace lorsqu’il a été agressé par un fou). Toujours selon son fils, il faisait des cauchemars: peut-être une séquelle de la guerre de 1870, ou du choc causé par les décès de ses épouses, la première morte à 37 ans, la seconde à 32 ans.
Il s’est marié à La Bresse en secondes noces le 29 décembre 1885 avec Pauline (Marie Pauline Virginie) Jeangeorge (LB 16 octobre 1858-LB 3 mars 1891), deuxième des onze enfants nés du mariage à La Bresse le 3 septembre 1856 des manufacturiers du textile Eugène Jeangeorge (LB 15 mars 1824-LB 5 novembre 1885) et Agathe Pierrel (LB 3 août 1833-LB 14 septembre 1903).
La famille Jeangeorge a fondé à La Bresse deux entreprises textiles, dont l’une existe encore en 2012 sous le nom de « Tissus Gisèle », devenue filiale de l’un des derniers groupes textiles des Vosges, dirigé par la famille Vandamme qui possède aussi la société « Filatures et tissages de Saulxures » en aval de La Bresse à Saulxures-sur-Moselotte.

Eugène Lemaire (1888-1968)

Fils de Constant Lemaire et de Pauline Jeangeorge, Eugène Lemaire (LB 19 juillet 1888-LB 4 août 1968), orphelin de mère à 3 ans, et de père à 9 ans, a eu pour tuteur son oncle maternel Romary Jeangeorge (fondateur des « Etablissements Romary Jeangeorge », tissage aujourd’hui disparu).  Il a fait ses études notamment à l’école industrielle du collège de Schwyz en Suisse, et obtenu le diplôme de l’école pratique de commerce d’Epinal. Petit-fils d’industriels, il a épousé la fille d’un ancien ouvrier. Après son service militaire effectué de 1908 à 1911, il s’est marié à La Bresse le 9 janvier 1912 avec Marie Angèle Ehlinger (LB 8 février 1893-LB 18 janvier 1959), fille de Félicien Ehlinger, cafetier-épicier, d’une famille d’ouvriers du textile originaires de la vallée de Thann ayant épousé des filles de cultivateurs et fromagers des chaumes de La Bresse.

En 1914, Eugène Lemaire était père de deux enfants, et bientôt d’un troisième, mais cette situation familiale ne lui donnait pas droit à un régime spécial. Comme le rappelait son livret militaire, les dispositions de la loi du 21 mars 1905 sur le recrutement de l’armée, et notamment celles de l’article 48, ne privilégiaient que les pères de plus de trois enfants : les réservistes pères d’au moins quatre enfants vivants passaient de l’armée active dans l’armée territoriale, et les pères d’au moins six enfants vivants dans la réserve de l’armée territoriale.
Mobilisé dans la nuit du 31 juillet 1914, il rejoint le 1er août au matin la caserne de Remiremont comme commis au service de la sous-intendance militaire de la 41ème division jusqu’en février 1917. Puis il est versé au 130ème régiment d’infanterie 37ème compagnie (camp d’instruction de Lirey près de Troyes), et envoyé en renfort fin mai 1917 à la 123ème division (403ème régiment d’infanterie 6ème compagnie commandée par le lieutenant Huet) jusqu’en décembre 1918. Il a participé, semble-t-il, aux combats du Chemin des Dames et aux batailles de la Somme. C’est probablement de cette époque que datent des expressions ironiques reprises par son fils Jean: « Attaquons comme la lune » et : « C’est le chien de Jean de Nivelle qui s’enfuit quand on l’appelle » (allusion à un personnage qui, sommé par son père de venir servir Louis XI contre le duc de Bourgogne, n’en tint aucun compte et fut traité de chien par son père. Les soldats de 1914-1918 durent se faire un plaisir d’appliquer cette expression au général Nivelle relevé de ses fonctions pour avoir lancé en avril 1917 l’offensive malheureuse du Chemin des Dames). Au moment de l’armistice, le 11 novembre 1918, Eugène Lemaire, d’après le discours prononcé à son enterrement, se trouvait avec son unité à quelques kilomètres de Mézières et aurait fait alors partie de la 151ème D.I. sous le commandement du général Biesse (époux d’une « héritière de Georges Perrin », de la famille des industriels du textile établis à Cornimont). Mais les documents militaires retrouvés par l’auteur du présent article ne font référence qu’à la 123ème division. En décembre 1918, Eugène Lemaire est affecté comme commis à la sous-intendance militaire de cette 123ème division à Vittel. Atteint par la grippe au début de 1919, il est hospitalisé trois semaines à l’hôpital de Luxeuil les Bains pour une broncho-pneumonie grippale, et passe un mois en convalescence à La Bresse. Il est enfin renvoyé dans ses foyers par anticipation au début d’avril 1919 comme père de trois enfants.

Après cette guerre de 1914-1918, pendant laquelle il est resté soldat de 2ème classe, Eugène Lemaire est devenu chef comptable et fondé de pouvoirs à la banque « Les neveux d’Abraham Lévy » à Sarrebourg. En 1940, expulsé de Moselle par les Allemands, il a résidé en « zone libre » à Chambéry, avant de pouvoir revenir dans les Vosges. En 1940, son fils Jean a été fait prisonnier. En septembre 1944, Michel son deuxième fils a été fusillé par les Allemands après avoir participé à un maquis près de La Bresse.
Les Allemands ayant décidé de préserver seulement quelques maisons de la commune au lieudit où habitait Eugène Lemaire dans la vallée du Chajoux, pour y rassembler des habitants non évacués, Eugène Lemaire, qui parlait allemand, a pu négocier un élargissement du périmètre sauvegardé, et s’est impliqué dans le ravitaillement des habitants, tandis que le reste de la commune était détruit.
Les 9 et 10 novembre 1944, la population évacuée par la montagne enneigée a pu gagner péniblement les lignes françaises à Cornimont. Mais 400 hommes – dont Gérard Ehlinger (1927-2009), cousin germain de Jean et Michel Lemaire – ont été déportés en Allemagne, à Pforzheim, où une vingtaine d’entre eux ont été tués sous les bombes incendiaires lors d’un bombardement allié dévastateur le 23 février 1945. Gérard Ehlinger en a réchappé, en sortant d’une cave dont une partie de l’escalier dégoulinait de phosphore en feu quand il est sorti pour se plonger dans l’eau.

A la suite des élections municipales de la Libération, Eugène Lemaire est devenu maire de La Bresse le 27 mai 1945, et il a assumé cette fonction jusqu’en 1953, gérant les graves difficultés de l’après-guerre comme son grand-père Joseph Lemaire avait géré celles des années suivant la guerre de 1870.

Les fils d’Eugène Lemaire

Eugène Lemaire et sa femme Angèle Ehlinger ont eu deux filles et trois fils, dont deux (Michel et Jean) ont été impliqués dans la guerre de 1939-1945, et sont présentés ci-dessous dans l’ordre inverse des naissances.

Michel (Michel Marcel) Lemaire est né le 10 mai 1919 à La Bresse. Il a été baptisé le 15 mai 1919. Adjudant-chef des Chasseurs alpins en 1939-1940, il était agent vérificateur à l’Office des céréales à la date de son mariage à La Bresse, le 19 janvier 1944, avec Isabelle (Isabelle Marie Ernestine) Arnould (LB 16 avril 1922-LB ou Remiremont 2007). Fusillé par les Allemands le 21 septembre 1944 à La Bresse pour avoir participé au maquis de la Piquante Pierre, dont le monument aux morts porte 83 noms, il a été fait chevalier de la légion d’honneur à titre posthume.

Jean (Jean Paul) Lemaire (LB 29 septembre 1912-Paris 13ème 5 décembre 1991) a été baptisé le 3 octobre 1912. D’après le peu qu’il a écrit sur lui-même, ses parents, dans son enfance, n’étaient pas pratiquants. Selon lui, c’est à la mort de son frère Claude (1921-1934) qu’ils seraient revenus à la foi.
Il a vécu jusqu’à l’âge de 9 ans à La Bresse, où il fréquentait l’école laïque (alors que son grand-père Constant avait contribué au financement de l’école catholique). A l’époque, la guerre des écoles sévissait à La Bresse. D’après Michel Ehlinger, cousin germain de Jean Lemaire et par la suite directeur de l’école publique communale, les élèves de celle-ci, encore minoritaires après 1945, ne pouvaient passer devant l’école privée sans risquer d’être atteints par des jets de pierres. Jean Lemaire a passé le reste de son enfance et son adolescence à Sarrebourg où était employé son père. Il a poursuivi ses études au collège de cette ville jusqu’au baccalauréat de mathématiques élémentaires obtenu à la suite de l’année scolaire 1930-1931. Entré en mathématiques supérieures au lycée de Metz, où la bourse d’études sollicitée ne lui a pas été accordée, il a été découragé par la sévérité de la notation et n’a pas voulu continuer dans la filière des classes préparatoires.
Etudiant à l’université de Strasbourg à partir de l’année universitaire novembre 1932-juillet 1933, logé au Foyer des étudiants catholiques, il a été dispensé de droits universitaires cette année-là. Admis dans un peloton d’élèves sous-officiers de réserve, il a été nommé brigadier-chef après 5 mois de services (Journal Officiel du 14.9.1934). Son sursis pour études ayant été renouvelé trois fois pour un an d’octobre 1934 à octobre 1937, il a obtenu la licence de sciences physiques en 1937.
Incorporé en novembre 1937, il a suivi les cours de l’Ecole Militaire d’Artillerie de Poitiers. Promu sous-lieutenant de réserve, renvoyé dans ses foyers en octobre 1938, il a enseigné de novembre 1938 à février 1939 au lycée de garçons de Metz comme professeur adjoint, délégué rectoral, mais l’armée l’a re-convoqué rapidement, le 22 mars 1939, au 73ème RA stationné à Lunéville.
C’est alors la guerre, et l’expérience dramatique d’un régiment d’artillerie à cheval contre des divisions blindées. Le 14 juin 1940, Jean Lemaire est pris par un char allemand à Saint-Saturnin (Haute-Marne). Prisonnier cinq ans dans le camp d’officiers Oflag II D-II B (sur la couverture d’un Don Quichotte qu’il a commandé en France et rapporté en 1945, il est indiqué: Oflag II B, Bloc 2, Stube 226), il a subi la rudesse du climat de Poméranie et une captivité devenue beaucoup plus contraignante lorsqu’un capitaine futur général s’est évadé au début de 1941, à l’occasion d’une sortie dont pouvaient bénéficier ceux qui avaient donné leur parole d’honneur de ne pas s’enfuir. A la fin de la guerre, cet Oflag (dont Jean Lemaire indiqué la situation géographique à sa famille en parlant des « pommes de la mère Annie » dans son courrier soumis à la censure) est évacué par les Allemands devant l’avance russe. Les prisonniers doivent effectuer quarante jours de marches épuisantes à travers l’Allemagne aux abois, jusqu’à l’Oflag VI A de Soest en Westphalie. Jean Lemaire y est libéré par l’armée américaine. Sorti du camp le 6 avril 1945, il est démobilisé le 26 avril 1945. Décoré de la croix de guerre avec étoile de bronze, cité à l’ordre du régiment (n°1552/C du 10.6.1943), lieutenant de réserve le 1.7.1942, il a été promu capitaine de réserve à partir du 1.4.1953 par décret du 11.8.1953 (Journal Officiel du 15.8.1953), puis rayé des cadres à compter du 15 octobre 1961.

Nommé à partir du 1er octobre 1945 professeur de sciences physiques à une quarantaine de km de La Bresse au collège de Thann (Haut-Rhin), devenu par la suite lycée, décoré des palmes académiques, il est resté dans cet établissement jusqu’à sa retraite en 1973. Il a obtenu ensuite, de même que sa femme, une licence de théologie à l’université de Strasbourg. Il s’est marié à Thann le 20 mai 1947 avec Monique (Monique Catherine Marguerite) Hillenweck (Thann 23 avril 1924-Thann 27 janvier 1983), fille de Thiébaut Hillenweck (Thann 2 août 1894-Thann 16 septembre 1971) et d’Emma Greder (Hégenheim 29 mars 1902-Thann 22 juillet 1991), papetiers-libraires et débitants de tabac. Le mariage religieux a été célébré dans la collégiale de Thann par André Bontems (Plombières 14 mai 1910-Saint-Dié 3 mars 1988), futur archevêque de Chambéry, cousin germain d’Eugène Lemaire, petit-fils comme lui des industriels du textile Eugène Jeangeorge et Agathe Pierrel.
Du mariage entre Jean Lemaire et Monique Hillenweck est né à Thann le 22 février 1948 l’auteur du présent article.

 ***

Peut-on donner une conclusion à cette histoire, qui a été faite de bruit et de fureur bien que ceux qui l’ont vécue aient profondément aspiré à la paix?
Disons seulement que, sur une très longue durée, ces guerres, qu’il ne faut pas considérer chacune isolément, n’ont été que les épisodes d’une série, où l’expérience  militaire des pères a influé sur celle des fils.
Les générations successives de cette famille, comme de beaucoup d’autres, se sont trouvées impliquées dans un enchaînement destructeur qu’elles ont été contraintes d’affronter et de prendre au tragique par la force des choses, en dépit des exclamations futiles du genre : « Quelle connerie la guerre » (Prévert).
Aujourd’hui, espérons que les affrontements économiques ne deviendront pas, de manière croissante, la continuation ou la reprise de la guerre par d’autres moyens.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

ANNEXE : QUELQUES DONNEES DETAILLEES SUR LES LEMAIRE-AUBERT

La généalogie connue des Lemaire commence à Cornimont où ils s’appelaient Didierlemaire avant que leur nom ne soit abrégé au 18e siècle (le signe x désignant le mariage, et LB désignant La Bresse):
–   Jacques Didierlemaire x Marie Thimont (de Cornimont, commune voisine de La Bresse), parents de :
–    Claude Didierlemaire (Cornimont 1709-LB 1765) x Marie Anne Claudel (LB 1716-LB 1781), parents de :
–     Dominique Lemaire (LB 1747-LB 1792) x Barbe Perrin (LB1747-LB 1816), parents de :
–     Dominique Lemaire (LB 1784-LB 1850) x LB 1809 Jeanne Hélène Aubert (LB 1786-LB 1839).

Toutes les personnes suivantes mentionnées dans cette annexe sont nées, se sont mariées et sont mortes à La Bresse.

Les frères Laurent et Etienne Aubert

Nicolas Aubert (17 mai 1723-4 novembre 1791), marchand, a été maire de La Bresse en 1776. Il s’est marié le 22 février 1745 avec Anne Marion (29 juin 1725-26 janvier 1797). De ce mariage sont nés les frères Laurent et Etienne Aubert, grands-pères respectivement:
–  de Joseph Lemaire, négociant, maire de La Bresse de 1870 à 1876;
–  et de Marie Anne Aubert, épouse de Joseph Lemaire.

Au mariage en 1809 de Dominique Lemaire (père de Joseph Lemaire) avec Jeanne Hélène Aubert, l’officier d’état civil, adjoint au maire, a été le père de l’épouse, Laurent Aubert (19 septembre 1762-3 octobre 1834/acte du 4 octobre), qui s’est marié le 31 janvier 1785 avec Hélène Chalon (31 mai 1761-30 janvier 1825), fille de Joseph Chalon et de Marie Anne Claudel. Laurent Aubert, débitant de boissons vers 1790, négociant en 1792, agent municipal chargé de la gestion de la commune de l’an IV à l’an V, a été adjoint au maire sous le Consulat et l’Empire de 1802 à 1815. Dans les trente premières années du 19e siècle, les actes d’état civil le présentent comme marchand, propriétaire, marcaire, et enfin rentier.

Frère de Laurent Aubert, le marchand Etienne Aubert (22 décembre 1764-30 janvier 1831) a été maire de La Bresse du 2 décembre 1811 à 1815. Il s’est marié le 13 février 1792 avec Anne Claudel (25 juillet 1773-21 avril 1827) petite-fille de Dominique Nicolas Claudel (1693-1783), maire de La Bresse en 1734-1735, ascendant de Camille et Paul Claudel.
Etienne Aubert et Anne Claudel sont les grands-parents de l’épouse de Joseph Lemaire, Marie Anne Aubert. Les parents de celle-ci, qui se sont mariés le 23 novembre 1819, sont :
–   Joseph Aubert (3 novembre 1797-1er février 1864), fromager et marchand, puis rentier, fils d’Etienne Aubert,
–   et Marie Vaxelaire (1er juin 1794-18 janvier 1864), d’une famille de fromagers, fille de Claude François Vaxelaire, marcaire

Les Lemaire et leurs épouses Aubert

Comme leur père Dominique, Joseph Lemaire et son frère Louis se sont mariés avec une Aubert. Ils ont épousé deux sœurs qui étaient en même temps leurs cousines (issues de germains).
Et comme eux, Ernest Lemaire, troisième fils de Joseph, s’est marié avec une Aubert: sa femme et lui ayant comme ancêtres communs les époux Nicolas Aubert et Marie Anne Marion. Ceux-ci, ascendants d’Ernest Lemaire par la filiation décrite plus haut, sont aussi les ascendants de Marie Justine Clémentine Aubert par la filiation suivante:
–     Leur fille Barbe Aubert, sœur de Laurent et d’Etienne Aubert, a épousé en 1781 Elophe Aubert, propriétaire, négociant, fils d’Elophe, issu d’une autre branche Aubert; de ce mariage est né Joseph ;
–     Joseph Aubert, cultivateur, s’est marié le 14 novembre 1818 avec Marie Barbe Antoine, marcaire; de ce mariage est né Marie Justine ;
–     Marie Justine Aubert a épousé en 1850 Laurent Aubert ; ces époux, cousins issus de germains appartenant à la « branche Elophe », étaient boulangers et cultivateurs ; de leur mariage est née Marie Justine Clémentine, épouse d’Ernest Lemaire.

Les Aubert, les Lemaire et les Claudel

Il est à noter que les liens de parenté des Lemaire avec les Claudel passent par la famille Aubert, c’est-à-dire :
–  par Laurent Aubert mari d’Hélène Chalon fille de Joseph Chalon ;
–  et par Etienne Aubert, mari d’Anne Claudel petite-fille de Dominique Nicolas Claudel.
Joseph Chalon est un arrière-grand-père de Joseph Lemaire, ainsi que de Louis (Louis Prosper) Claudel, père de Camille et Paul Claudel.
Par ailleurs, Camille et Paul Claudel descendent à la fois de deux fils de Dominique Nicolas Claudel : Blaise Claudel (1732-1784) et Jacques Claudel (1735-1816), tandis que les Lemaire descendent d’un autre fils de Dominique Nicolas Claudel: Dominique Claudel (né en 1734), négociant.

Les Aubert, les Lemaire et les industriels Perrin de Cornimont

Dominique Lemaire a été témoin de l’épouse au mariage à La Bresse, le 19 juin 1849, du négociant et manufacturier du textile Constant Perrin (frère de Georges Perrin) avec Marie Virginie Aubert, en tant qu’oncle paternel par alliance: en effet, sa femme Jeanne Hélène Aubert, décédée 10 ans plus tôt, était une sœur du père de l’épouse.
Constant Perrin et Marie Virginie Aubert sont à l’origine de la branche Perrin des dirigeants de la plus importante entreprise textile de cette partie de Vosges, entreprise dénommée « Les Héritiers de Georges Perrin » (HGP), dirigée par la même famille depuis le milieu du 19ème siècle jusqu’à la fin des années 1980.
Les ascendants communs aux Lemaire et à la branche Perrin des industriels « héritiers de Georges Perrin » sont Laurent Aubert et son épouse Hélène Chalon, parents de:
–          Jeanne Hélène Aubert épouse de Dominique Lemaire (1784-1850) ;
–      et Alexandre Aubert, lui-même père de Marie Virginie Aubert ; Alexandre Aubert, débitant de boissons, s’est marié à La Bresse en 1821 avec Marie Anne Claudel, sœur du manufacturier du textile François Claudel, maire de 1830 à 1835 (voir l’article de Libres Feuillets consacré aux Claudel).

 

 SOURCES

–          Registres et état civil sur internet (archives départementales des Vosges)
–          Fichiers de l’Union des cercles généalogiques lorrains (UGCL)
–          Perrin (Laurent) : base de données généalogiques (sur internet)
–          Wintzer (Nicolas) : généalogie 88 sud-est (sur internet)
–          Remy (Gabriel) : Histoire de La Bresse et des Bressauds, 1987

Billet: plaque commémorative

Il est le chef du bureau de l’histoire
Qui est aussi bureau de la mémoire
Sous-direction du patrimoine
A la mairie c’est l’homme idoine
Reliant la rue à la culture
Sur des murs neufs il voudrait apposer
Plaquer des mots du genre « ici vécurent »
Où le passant fasse une pause

Il est chargé des dossiers de l’histoire
Du souvenir et des lieux de mémoire
Qui ne sont plus que filigrane
Parfois sujets de mythomane
Souvent matière à conjecture
Dans des quartiers tout métamorphosés
Trop rénovés par une architecture
Non poétique écrite en prose

Dans le passé dans ses arcanes
L’ancien bâti dont l’ombre fane
A disparu sans trace en dur
Il n’est plus là et ici semble osé
Dans ce que dit la plaque « ici vécurent »
Une inscription où se mêlent deux choses
Le mur détruit relevant de  l’histoire
Et son fantôme occupant la mémoire

 

Ce poème évoque la distinction à faire entre l’histoire et la mémoire. Il a été inspiré par une lettre de la mairie de Paris (émanant du « bureau de l’histoire et de la mémoire ») qui fait part du souhait exprimé par la ville d’apposer une plaque commémorative sur un immeuble construit bien après la vie des personnes mentionnées dans ce projet de plaque.

D.T. Lemaire

Alain Delrue et Frédéric Lemaire: mises en chansons de poèmes de Dominique Thiébaut Lemaire

D.T. Lemaire lisant deux poèmes de Passions premières. Aux murs, des toiles de  Sergio Birga


Alain Delrue à la guitare

 

Passions premières, Ecrire, 1.2

Musique et interprétation: Alain Delrue

Heureux celui qui s’en revient
Libre d’esprit dont le bagage
S’est enrichi de sens d’images
Dans le parcours des méridiens

Je pense à celui qui jusqu’au rivage
Où l’infranchissable est rêve aérien
S’en va puis retourne au bout du voyage
Se réaccoutume au vieux sol terrien

Heureux celui qui s’en revient
Passé le temps des longs sillages
Plus éclairé sinon plus sage
Comprenant mieux l’amour des siens

Je pense à celui qui redoute l’âge
Et qui sans savoir s’il atteint le bien
Sillonne toujours la blancheur des pages
Dans un long chemin de mots magiciens

Version audio: « Heureux celui qui se souvient »

Version 2: HEUREUX CELUI QUI SE SOUVIENT

 

Passions premières, Fables et adages, 4.16

Musique et interprétation: Frédéric Lemaire

Près de finir sans requiem
Point trop usés mais mal aimés
Le lave-linge est cacochyme
L’ordinateur va rendre l’âme
L’obsolescence est programmée
Votre machine est périmée

Un minuteur a fait la somme
Le temps de vie est consommé
Le compte y est le chiffre ultime
Il interrompt l’électrogramme
L’obsolescence est programmée
Votre machine est périmée

Le son se tait plus de volume
Et cesse enfin de s’allumer
Le voyant rouge ou vert infime
Dans un dernier effort qui rame
L’obsolescence est programmée
Votre machine est périmée

Obsolescence version audio

 

Passions premières, Femmes, 5.4

Musique et interprétation: Alain Delrue

On tient pour grandes langagières
La Marseillaise et l’Arlésienne
Dames de coeur ou poissonnières
La tête haute ou l’air terriennes
Mais des tendrons jusqu’aux doyennes
Pourvues d’un homme ou sans mari
D’allure noble ou plébéienne
Les bons caquets sont de Paris

Il est connu que sans matière
Mais non sans mots les paroissiennes
D’un peu partout sont cancanières
A moins qu’elles n’en disconviennent
Mais qu’elles soient bonnes chrétiennes
Ou bien d’une autre aumônerie
Voire laïques citoyennes
Les bons caquets sont de Paris

Même si battant des paupières
La Tahitienne ou l’Arcadienne
En disent long à leur manière
Avec des airs de magiciennes
Et bien que Brettes et Vosgiennes
sans employer de mots fleuris
Soient des bavardes quotidiennes
Les bons caquets sont de Paris

Prince poète aux parisiennes
Vous avez décerné le prix
Car aussi loin qu’on se souvienne
Les bons caquets sont de Paris

Version audio 3: les bons caquets


Passions premières, Femmes, 5.20

Musique et interprétation: Alain Delrue

J’entends ses mots toujours en vie
Dire qu’il a mis sa plaisance
En son aimée sa désirance
Depuis le temps où il la vit

Qu’il en reste comme ébahi
Dans une ardente souvenance
Bien que les ans soient en partance
J’entends ses mots toujours en vie

Dire un plaisir inassouvi
D’avoir avec elle accointance
Et dans un charme de jouvence
J’entends ses mots toujours en vie

Version audio: j’entends ses mots

Première version audio: j’entends ses mots

 

Passions premières, Saisons, 6.10

Musique et interprétation: Alain Delrue

Comment au printemps l’empêcher
Cette rivière de courir
Et ces oiseaux les retenir
Quand on les voit si haut voler

Voudriez-vous les repêcher
Ces reflets qui dans l’eau chavirent
Comment au printemps l’empêcher
Cette rivière de courir

Laissez le cours des jours passer
Laissez le futur au désir
Et si l’amour veut s’étourdir
Sans se lasser de s’enlacer
Comment au printemps l’empêcher

Version audio: COMMENT AU PRINTEMPS

 

Passions premières, saisons, 6.19

Musique et interprétation: Alain Delrue

L’Hiver a vêtu son manteau
De nuit de froidure et de neige
Sous les flocons que vent allège
Il sort des glaces d’un château

Il marche seul murmure ou vais-je
Dessous sa barbe de cristaux
L’Hiver a vêtu son manteau
De nuit de froidure et de neige

C’est un géant qui sans cortège
Tandis qu’Orion cherche au plus tôt
L’or des soleils orientaux
Médite lui des sortilèges
de vent de froidure et de neige

Version audio: l’hiver a vêtu son manteau

 

Courts poèmes long-courriers, poème introductif

Musique et interprétation: Alain Delrue

Il faut de tout pour faire un monde
Il faut d’abord l’idée du tout
Se dire aussi la terre est ronde
Mais on ne peut en voir le bout

Des hauts des bas du plein des trous
Des jours de joie des nuits profondes
Il faut de tout pour faire un monde
Il faut d’abord l’idée du tout

De la violence et des yeux doux
Sous un ciel qui s’ouvre en rotonde
Le bien qui donne un espoir fou
Le mal qui bruit avec faconde
Il faut de tout pour faire un monde

Version audio: il faut de tout pour faire un monde

 

 

 

Sergio Birga: dessins (exposition à Marseille en octobre-novembre 2012)

Du 12 octobre au 10 novembre 2012, sous le titre Pierres noires, Sergio Birga a exposé à Marseille à la galerie Anna-Tschopp (197, rue Paradis, 13006 Marseille) des dessins inspirés de plusieurs auteurs: Boris Vian, Karel Capek, Kafka, Edgar Poe, Patrizia Runfola, Verhaeren… Principalement en noir et blanc, mais, comme le dit l’avant-propos du catalogue en ligne, parfois « rehaussés de sanguine et de craie ou de gouache blanches ».

Le catalogue peut être consulté sur le site internet « galerie Anna Tschopp ».

On y retrouve la vigueur habituelle de l’artiste, ainsi que l’inspiration satirique qui a marqué sa période expressionniste.

On connaissait déjà la prédilection de Birga pour Kafka, mais on est (heureusement) surpris de découvrir son goût pour d’autres auteurs, par exemple pour Verhaeren, ses Campagnes hallucinées et ses Villes tentaculaires.

Le dessin intitulé « Le Péché » correspond à un poème des Campagnes hallucinées, qui commence ainsi:
« Sur sa butte que le vent gifle,
Il tourne et fauche et ronfle et siffle,
Le vieux moulin des péchés vieux
Et des forfaits astucieux. »
Et, dans la suite du poème, on apprend que:
« Tous sont venus, jeunes et vieux,
Pour emporter jusque chez eux
Le mauvais grain, coûte que coûte… »

Un autre dessin, intitulé « Le Spectacle », correspond au poème ainsi dénommé dans Les Villes tentaculaires, et dont voici un extrait:
« Des bataillons de danseuses en marche
Grouillent, sur des rampes ou sous des arches;
Jambes, hanches, gorges, maillots, jupes, dentelles
– Attelages de rut, où par couples blafards
Des seins bridés mais bondissants s’attellent,
Passent, crus de sueur ou blancs de fard. »

On découvre la lecture graphique d’un artiste qui a trouvé dans la littérature des thèmes auxquels il a donné beaucoup d’expressivité, en mettant en scène un monde peuplé de personnages dont l’humanité est menacée par l’inhumanité, notamment celle des bureaux, des usines, des robots… et des autorités.

Dans certains dessins, en particulier ceux qu’il a tirés de L’Ecume des jours de Boris Vian, Birga illustre de manière sensuelle ou émouvante la relation entre l’homme et la femme (« La Danse », « Colin et Aline nue », « La Mort de Chloé »…) .

Dans plusieurs autres, par exemple ceux qui illustrent Edgar Poe, il parvient à une puissante représentation du fantastique.

Et il atteint souvent par le dessin cette profondeur mystérieuse qui caractérise nombre de ses huiles sur toile (« Les montagnes glacées », Le chevalier du seau: dessin d’après Kafka; « La chute de la maison Usher »: dessin d’après Edgar Poe; « La Petite madone », Leçons de ténèbres, d’après Patrizia Runfola, dessin de 2006 qu’il nous est donné de pouvoir comparer à une toile de 2007 sur le même sujet…)

Une « Arrivée à New York », inspirée par L’Amérique de Kafka, représente de façon magistrale sur le fond des tours de Manhattan l’arrivant héros du livre, poing sur la hanche, tenant de l’autre main sa valise sur l’épaule, et regardant la statue de la Liberté dans une attitude complexe de perplexité, de défi, d’admiration?
Il est à noter que Birga a représenté la Liberté élevant non pas une torche, mais un glaive qu’elle brandit conformément au texte de Kafka.
Nous attendons maintenant les oeuvres qui lui ont été inspirées par son récent séjour à New York !

Ces dessins nous tracent un parcours frappant, parfois presque dantesque, dans le monde littéraire de leur auteur.

Libres Feuillets

 

  
Sergio Birga
Le pont Charles (Description d’un combat, Kafka)
2006, 114×146 cm, huile sur toile

Billet: les pigeons de Paris

 

Nous aimons bien pour leurs noms la colombe
Le tourtereau la tourterelle
Et leurs cousins ramier palombe
Mais quand si près de notre tête ils passent
En rase-motte et sur la ville fientent
Ils ne sont plus que des pigeons

Nous aimons peu l’air crochu des rapaces
Des pèlerins des crécerelles
Qui dans le ciel font du surplace
Mais à Paris beaucoup voudraient que tombe
Sur les bisets leur chasse foudroyante
En souhaitant plus de faucons

A Notre-Dame on en voit qui surplombent
Du haut des tours ou des tourelles
Des colombins nombreux qui bombent
Leur gorge grise et même se prélassent
Parfois soudain sur les volées fuyantes
Un aquilin fait un plongeon

Colombophile et phobe face à face
Pour tempérer cette querelle
On nous installe inefficaces
Des pigeonniers où les couvées succombent
Dans l’œuf en douce histoire lénifiante
Une invention d’esprits féconds

 

Le journal Le Monde du 30 septembre-1er octobre 2012 nous a informés que le douzième « pigeonnier contraceptif » de Paris a été inauguré, vendredi 28 septembre, dans le 10ème arrondissement de la capitale.

D’après cet article, il s’agirait de dissuader les nourrisseurs, « ces amoureux des volatiles qui sèment graines et mie de pain sur les trottoirs, malgré les interdictions ». Il s’agirait aussi d’assurer « la cohabitation entre les citadins et les oiseaux ».

D’après l’adjointe au maire chargée des espaces verts, interrogée par le journal: « Nous ne sommes pas en train de limiter la population des pigeons. C’est un outil de communication. Aux nourrisseurs, nous expliquons que l’on s’occupe des pigeons. Aux riverains, nous disons que nous tentons de limiter les nuisances » !

Question : qui sont les « pigeons » de cette fable, les oiseaux ou les citadins ? Les nourrisseurs ou les riverains ?

Dominique Thiébaut Lemaire

Billet: « Les tonneaux vides sont ceux qui font le plus de bruit »

Ce proverbe peut s’appliquer au débat, qui vient d’être relancé, sur la participation des étrangers non citoyens de l’Union européenne (résidant légalement en France depuis 5 ans) aux élections locales françaises.

Tonneau sonore

Il s’agit d’un des engagements de François Hollande, mais il a été pris avant les élections du président de la République et de l’Assemblée nationale, et sous réserve, bien sûr, que la nouvelle majorité parlementaire ait les moyens de le tenir, ce qui ne semble pas le cas aujourd’hui (voir ci-dessous), sauf à « débaucher » par des tractations un nombre non négligeable de parlementaires de droite.
Cette vieille promesse de la gauche a été relancée dans le journal Le Monde daté du 18 septembre 2012 par un « appel » de 75 députés socialistes qui ont réclamé sa mise en oeuvre rapide.

Le même journal, dans son éditorial du lendemain 19 septembre, intitulé « Droit de vote des étrangers : le chiffon rouge », a exprimé de fortes réserves de fond, de forme et d’opportunité contre cette mesure.
Il a rappelé qu’en 1981, François Mitterrand l’avait inscrite sur la liste de ses 110 propositions, « avant de l’enterrer durant deux septennats ». En 2000, l’Assemblée nationale, alors dominée par la gauche, a adopté une proposition de loi que le premier ministre, Lionel Jospin, a renoncé à transmettre au Sénat. Le 8 décembre 2011, le Sénat, désormais à gauche, a adopté à son tour une proposition de loi accordant ce droit aux étrangers non communautaires, à l’instar de celui dont bénéficient déjà les ressortissants de l’Union européenne.

D’après une dépêche de l’AFP, Jean-Luc Mélenchon, co-président du Front de Gauche, a qualifié de « leurre » et de « fumigène » le débat renaissant sur le vote des étrangers. « Je trouve étrange le lancement, maintenant, de ce débat. Pendant que l’on parle de ça, on ne parle pas d’autre chose! », a-t-il déclaré lors de la journée parlementaire du Front de Gauche à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne) le 18 septembre 2012.

Du côté de la droite, l’UMP, d’après une dépêche de l’AFP, a décidé le 19 septembre 2012 d’une pétition nationale contre le droit de vote des étrangers non communautaires aux élections locales, a annoncé le secrétaire général de l’UMP, Jean-François Copé, lors de son point presse hebdomadaire.

Tonneau vide

Selon l’article 3 de la Constitution, « sont électeurs tous les nationaux français majeurs… ». Accorder le droit de vote aux étrangers remettrait en cause ce principe. Cette réforme imposerait une modification de la Constitution, qui suppose soit un vote favorable des trois cinquièmes des parlementaires – députés et sénateurs- réunis en Congrès, probablement hors d’atteinte pour la gauche, soit un référendum (éventualité que le premier ministre semble écarter) dont l’issue serait négative en l’état actuel du pays et des esprits, d’après de récents sondages (61 % des Français seraient contre ce droit de vote selon une enquête IFOP-Atlantico publiée le 19 septembre 2012, et 63 % selon un sondage CSA publié le lendemain).

Du point de vue de la morale publique et politique, ceux qui défendent cette mesure sont convaincus qu’ils sont du côté du Bien et de la Raison. Mais, tout en écartant le soupçon d’électoralisme, on peut s’interroger sur leur conviction.
Ils fondent en particulier leur argumentation sur l’idée que les étrangers contribuent à la vie locale, notamment du point de vue fiscal, et que leur participation à l’impôt « reflète plus que tout leur appartenance à la République » ! Est-il vraiment moral et logique de fonder sur des questions de taxes et d’argent le vote – qualifié par ailleurs de « rituel civique » (sic) dans cet appel des députés ? A ce compte, la voix des contribuables les plus imposés devrait avoir plus de poids que les autres, et les étrangers payant des impôts nationaux devraient aussi participer aux élections nationales.
Il est question d’accorder le droit de vote seulement aux élections locales. De même que les ressortissants de l’Union européenne qui votent déjà aux municipales depuis une loi de 1998, les nouveaux électeurs ne pourraient être maires ou adjoints. Il s’agit là d’un droit largement vidé de son contenu, et pour tout dire d’une sous-citoyenneté peu valorisante pour les étrangers non européens.
Quant à l’argument selon lequel ce qui vaut pour les citoyens de l’Union européenne doit valoir pour tous les étrangers, il méconnaît le principe élémentaire de justice qui implique de traiter différemment des situations différentes.
Ajoutons qu’il est étrange de prétendre – comme on peut le lire dans l’appel des députés – améliorer la participation électorale notamment dans les zones difficiles en faisant voter des non-citoyens alors même que le système politique échoue à y faire voter les citoyens dont le taux d’abstention s’aggrave.

En fin de compte, mieux vaut faciliter dans la mesure du raisonnable l’acquisition de la nationalité française; et oeuvrer pour une meilleure prise en compte politique des citoyens des classes populaires.

Libres Feuillets

P.-S.
(Post-Scriptum, ou Parti socialiste?)

Dans le journal Le Monde du 25 octobre 2012, le dessin de Plantu montre François Mitterrand au ciel sur son nuage, assis à côté du pot de fleur où pousse la rose socialiste. L’ancien Président lit Le Monde dont le gros titre est « Le droit de vote des immigrés repoussé », et il dit avec un sourire: « Franchement, Hollande, il m’épate, il m’épate! »

Deuxième post-scriptum
Sonnet des tonneaux

Par temps de crise imaginons la cave
D’un vigneron vivant dans le tracas
Parmi les fûts qui retentissent creux
Bien qu’ils soient faits pour la vendange heureuse

Le vigneron cogne sur les tonneaux
Pour écouter sa richesse qui sonne
Tout en sachant lorsqu’il frappe à l’envi
Que plus ça chante et plus les fûts sont vides

Il aspirait à ce bonheur complet
D’avoir l’ivresse et l’amour qui lui plaise
La femme soûle avec la tonne pleine

Mais aujourd’hui le son grave barrit
Dans la futaille et les grandes barriques
En ce temps fou de pétrole et barils

Dominique Thiébaut Lemaire

Sermon sur la chute de Rome, roman de J. Ferrari, prix Goncourt 2012. Auteur de l’article: Martine Delrue

Sermon sur la chute de Rome, roman de Jérôme Ferrari. Actes Sud 2012, 208 pages

Nous ne savons pas en vérité ce que sont les mondes, ni de quoi dépend leur existence (p 19).

C’est l’histoire de la fin d’un monde. Grandeur et décadence. S’agit-il, comme le titre le suggère, du monde romain, des hordes barbares, des cavaliers vandales qui aux alentours de 410 ont provoqué la chute de Rome ? S’agit-il de notre monde contemporain, celui du XXème siècle, qui sombre aujourd’hui devant nous? L’ambiguïté demeurera.

L’auteur est  professeur de philosophie. Or il choisit de nous raconter l’histoire d’un bar, dans un village corse, et du petit monde périssable qui gravite là, d’abord florissant ensuite en ruines. A l’évidence, à travers ce microcosme, Jérôme Ferrari nous parle d’autre chose. Car nous avons aussi sous les yeux une vie et une mort de personnage qui traverse le siècle dernier. Et la présence, en arrière-plan, d’Hippone – où la sœur du héros, personnage au caractère bien trempé, participe aux fouilles avec des archéologues franco-algériens – donne au texte une belle profondeur, puisque du même coup on  y retrouve son évêque saint Augustin, ses sermons, la thématique du mal et une réflexion sur le meilleur des mondes possibles.

Cette induction vers le macrocosme est largement soutenue par la construction du récit et par l’écriture. Le roman est composé de sept parties, chacune formée de cinq ou six chapitres assez courts présentant différents points de vue à un même moment.  Alternent deux types d’écriture. Avec une focale large, dès le premier chapitre, est présentée l’histoire d’une famille et de ses trois générations, autour du grand-père Marcel. Sur la photo inaugurale de 1918, il n’est pas là, il ne naîtra qu’en 1919. Mais il est le témoin fidèle du monde ancien, celui des guerres d’Indochine et d’Algérie et de l’empire colonial passé. Cette partie est écrite d’une manière somptueuse, qu’on peut, peut-être, qualifier aussi d’ancienne, en larges phrases riches et développées qui serpentent et chantent magnifiquement entre « les plaines insalubres et les bergeries désertes ». Ici l’emploi du présent souligne la permanence,  entretient la fixité ou l’inertie des choses et de l’univers.

 Le second chapitre, en revanche, et un sur deux après lui, offre un récit plus ordinaire, des phrases bien plus courtes, des dialogues et une langue plus contemporaine, parfois même crue. Le ton distancié n’est plus de mise. L’atmosphère dans le village corse est en effet nettement brutale, voire brute; le lecteur est transporté dans un roman noir et violent. Dans ce monde contemporain, le personnage principal est Matthieu, le petit-fils de Marcel. Matthieu et son ami Libero, comme saint Augustin, avaient placé leurs espoirs dans les études, mais ils abandonnent la philosophie, la vie du quartier latin et de la Sorbonne, puis comme Augustin reviennent au foyer familial; ils reprennent alors la gérance du bar en Corse, le font vivre et en vivent. Retour aux sources ? Le ton est ironique ; on imagine que l’auteur se  déprend de ses attaches passées, comme Matthieu s’est dépris de son accent. Le romancier montre la vie réelle de la Corse en dehors du temps des vacances, l’ennui interminable; il manie les clichés les plus  répandus de façon extrêmement fine et savoureuse. Ce faisant, il balaye aussi le monde dans lequel il a grandi ou qu’il a fantasmé. Encore une chute.

 Jérôme Ferrari tient donc en main les deux bouts du siècle;  il oppose  l’univers du village corse, borné par ses montagnes, englué dans les miasmes du marais et l’immobilité,  à celui de l’Histoire, engendrée sur le continent, avec ses guerres et ses évolutions. Il oppose aussi aux « civilisés » les barbares, les plaisirs ou les instincts de la chair, les amours multiples, les ivresses répétées ou même les traficotages dans la caisse du bar. Un monde où règne le mal. Certes existent des moments d’euphorie ou de communion festive; on peut croire un instant à un meilleur des mondes: « On aurait dit que c’était le lieu choisi par Dieu pour expérimenter le règne de l’amour sur terre » (p. 87). Réminiscence du jardin de Candide, parce qu’une jeune fille sert à manger et à boire à ceux qu’on accueille là? Mais le conte a cédé la place au roman du réel, et les désillusions  sont amères.

 Et malgré tout  nous sommes emportés dans le tourbillon des fictions, soulevés par une écriture prenante. Voici un roman qui est lui-même un magnifique et « fragile rempart contre  le néant. »

Martine Delrue

Le conflit international des panneaux solaires (au 9/11/2012). Par D.T. Lemaire

On distingue principalement deux types de panneaux solaires:
– les panneaux solaires thermiques (ou capteurs solaires), qui transfèrent la chaleur du rayonnement solaire à un fluide caloporteur ;
– les panneaux solaires photovoltaïques, appelés modules photovoltaïques ou simplement panneaux solaires, qui convertissent le rayonnement solaire en électricité.
Les panneaux solaires thermiques sont à l’heure actuelle beaucoup plus efficients et rentables que les modules photovoltaïques grâce à un prix relativement faible et un rendement élevé (mesuré par le pourcentage de récupération de la chaleur solaire), même si l’énergie qu’ils permettent de récupérer est de moindre valeur (eau chaude à température sanitaire au lieu d’électricité). Les panneaux solaires photovoltaïques convertissant l’énergie solaire en électricité ne sont pas encore rentables, à moins qu’une subvention sous une forme ou une autre ne vienne compenser les surcoûts.

La Commission européenne a ouvert le 6 septembre 2012 une enquête au sujet des panneaux photovoltaïques et de leurs composants en provenance de Chine, à la suite d’une plainte anti-dumping (la plus importante reçue à ce jour par la Commission, d’après la valeur des importations en cause).

Une plainte similaire a déjà abouti à des sanctions aux Etats-Unis, où le ministère de l’énergie a estimé que les fabricants chinois ont bénéficié en 2010 de 30 milliards de dollars de subventions illégales. Washington a décidé en mai 2012 d’imposer des droits de douane allant de 31 % à 250 % sur les panneaux solaires chinois (puis en juillet des droits allant jusqu’à 73 % sur les éoliennes chinoises).

 Le solaire chinois

D’après un classement établi par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), sept des dix principaux fabricants de modules photovoltaïques dans le monde sont désormais chinois, dont le leader mondial Suntech Power Holdings, Yingli Green Energy, Trina Solar, auxquels on peut ajouter Canadian Solar dont la production est à 85 % chinoise.

En 2011, la Chine a vendu pour 21 milliards d’euros de panneaux et composants solaires aux pays de l’Union européenne, soit environ 60 % du total des exportations chinoises dans ce domaine (dans lequel, en sens inverse, les fabricants chinois disent avoir importé d’Europe pour 7,5 milliards de dollars d’équipements et de matières premières).

La Commission européenne, dans un communiqué-mémo du 6 septembre 2012, a donné les indications suivantes. « La Chine est le premier producteur mondial de panneaux solaires. Environ 65 % de tous les panneaux solaires sont fabriqués en Chine » Et cela dans un contexte d’ensemble où « L’UE est le principal marché d’exportation de la Chine, représentant environ 80 % de toutes les ventes chinoises à l’exportation ».

Depuis 2007, la Chine s’est engagée à marche forcée dans le solaire, en y investissant des dizaines de milliards de dollars. « Cela lui a permis de réaliser d’énormes économies d’échelle et donc de baisser les coûts de fabrication. Le coût du travail, très bas, lui a aussi permis d’abaisser les prix. Enfin, les entreprises chinoises jouissent d’un contexte très favorable, les banques d’Etat leur permettant d’emprunter à des taux intéressants tandis que les autorités locales leur vendent des terrains à des prix très bas », a expliqué Paolo Frankl, responsable de la division énergies renouvelables à l’Agence internationale de l’énergie, dans un entretien au journal Le Monde du 3 avril 2012.

On peut donc distinguer plusieurs causes expliquant la forte baisse des prix des panneaux solaires :
–          Les progrès technologiques ;
–          Des coûts de production minorés en Chine ;
–       Une situation de surproduction, les entreprises chinoises ayant gonflé un marché jusqu’alors limité, d’où une offre très supérieure à la demande : la capacité de production s’est élevée à 50 gigawatts (GW) en 2011 pour une capacité d’installation estimée à 27 GW.

 La situation en Europe

Face à la concurrence chinoise, la filière européenne se porte mal. De nombreux fabricants majeurs ont été contraints de réduire ou cesser leur activité. L’entreprise allemande Q-Cells, en 2007 numéro un mondial après avoir détrôné le japonais Sharp, a décliné et déposé son bilan début avril 2012. Elle a été rachetée par le conglomérat sud-coréen Hanwha qui est devenu ainsi le numéro trois mondial. Auparavant, plusieurs grands groupes européens avaient déposé leur bilan ou fermé des usines, comme le norvégien REC ou l’allemand Solon. En France aussi, la reprise par EDF, en février 2012, du pionnier du photovoltaïque, la société Photowatt de Bourgoin-Jallieu (Isère), placée en redressement judiciaire, a montré la grande fragilité du secteur.
C’est tout le secteur européen de l’énergie solaire qui s’interroge sur son avenir, alors même qu’il est censé jouer un rôle-clé puisque l’Union européenne souhaite toujours produire 20 % de son énergie à partir de sources renouvelables en 2020.

Les effets négatifs de la concurrence chinoise s’ajoutent à ceux de la crise économique qui a fortement pénalisé le photovoltaïque encore très dépendant des subventions publiques. Au cours de la décennie 2000, la plupart des gouvernements avait décidé d’investir massivement dans les « énergies vertes ». Mais avec la crise, les pouvoirs publics n’ont plus les moyens de les subventionner de manière aussi volontariste. La France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la République tchèque ont abaissé les tarifs de rachat garantis aux producteurs d’électricité photovoltaïque. Depuis avril 2012, l’Allemagne rachète l’électricité des grandes installations à 16,5 centimes d’euros par kilowattheure et 19,5 centimes pour les petites installations contre respectivement 18 et 24 centimes en 2011.

« Alors que les prix des équipements baissaient drastiquement, les prix de vente de l’électricité n’ont pas diminué à la même vitesse en Europe. Il y a eu un décalage : certains producteurs ont fait des profits trop coûteux pour les consommateurs. On a alors créé une bulle, avec un risque d’effondrement du marché » (Paolo Frankl, de l’Agence internationale de l’énergie).

La plainte des industriels européens

L’enquête anti-dumping annoncée par la Commission européenne le 6 septembre 2012 fait suite à une plainte déposée fin juillet 2012 par un groupement du secteur solaire, Eu ProSun, représentant plus de vingt entreprises européennes.

D’après un communiqué de EU ProSun en date du 6 septembre 2012, son président Milan Nitzschke – par ailleurs vice-président du groupe allemand Solar World – a déclaré que « les sociétés chinoises vendent des panneaux solaires en Europe bien en dessous de leur coût de production, avec une marge de dumping de 60 % à 80 %. Cela implique que les entreprises chinoises du secteur solaire font d’énormes pertes, mais pour autant, elles ne font pas faillite car leurs pertes sont compensées par l’Etat chinois. Une vingtaine de fabricants majeurs européens a de ce fait déjà été contrainte de cesser son activité rien qu’en 2012. Si la Chine détruit ainsi l’industrie solaire européenne, où les coûts du travail représentent pourtant moins de 10% du coût de la production, alors ce sont tous les secteurs manufacturiers de pointe et leurs emplois qui sont aujourd’hui menacés ».
D’après ce même communiqué, « la Chine a adopté une stratégie agressive à travers son dernier plan quinquennal, afin de prendre le contrôle du marché solaire mondial d’ici 2015. Partant d’une part de marché de zéro en 2004, la Chine s’est ainsi octroyée plus de 80 % du marché européen. Les fabricants chinois de panneaux solaires, récemment reconnus coupables de dumping par le gouvernement américain, utilisent les mêmes pratiques illégales en Europe pour prendre le contrôle de ce marché. Le ministère de l’énergie américain estime que les fabricants chinois – les mêmes qui exportent en Europe et aux Etats-Unis – bénéficient de plus de 25 milliards d’euros de subventions illégales de la part du gouvernement chinois. Ces subventions incluent notamment des prêts à taux préférentiels, la fourniture de terrains gratuits et d’énergie subventionnée.
« Grâce aux avancées technologiques, les coûts de production des panneaux solaires ont baissé substantiellement mais, au cours de ces trois dernières années, les prix ont chuté bien plus vite à cause du dumping pratiqué par les fabricants chinois subventionnés… »

La position du gouvernement allemand

Pékin a longtemps espéré que les fabricants de panneaux solaires européens et chinois parviendraient à s’entendre pour résoudre ce différend. Dans le même sens, la chancelière allemande Angela Merkel, en visite en Chine où elle a rencontré le premier ministre Wen Jiabao et le vice-président Xi Jinping, qui devrait succéder au président Hu Jintao, a plaidé le 30 août 2012 à Pékin pour un règlement à l’amiable. Une déclaration défavorable à l’industrie allemande du solaire, étranglée comme ailleurs en Europe à la fois par la concurrence chinoise et par la baisse des aides publiques européennes en faveur du photovoltaïque.

Le Figaro du 31 août 2012 a analysé sans doute à juste titre cette déclaration de la chancelière comme un renvoi d’ascenseur aux dirigeants chinois qui ont déroulé le tapis rouge pour la seconde visite dans l’année de Mme Merkel, devenue apparemment leur interlocutrice privilégiée dans la  zone euro. Le 30 août 2012, le premier ministre chinois Wen Jiabao a promis d’acheter de la dette européenne, avant d’entériner l’achat de cinquante Airbus A320. Plus que jamais, la machine industrielle allemande a besoin du marché chinois, devenu le deuxième débouché de ses exportations, après la France, et où ses constructeurs automobiles réalisent des marges spectaculaires.

L’action de la Commission européenne

La prise de position d’Angela Merkel n’a pas empêché la Commission européenne, conformément aux règles en la matière, de décider l’ouverture d’une procédure antidumping.
Dans son communiqué-mémo du 6 septembre 2012, la Commission a précisé qu’elle est « légalement tenue d’ouvrir une enquête antidumping si elle est saisie d’une plainte valable d’une industrie de l’Union qui fournit des éléments de preuve montrant que les producteurs-exportateurs d’un ou de plusieurs pays se livrent à des pratiques de dumping sur un produit particulier qu’ils introduisent dans l’UE et causent de ce fait un préjudice important à l’industrie de l’Union ». La Commission, selon les termes de son mémo, « a constaté qu’il existait des éléments de preuve suffisants à première vue pour justifier l’ouverture d’une enquête ».

Pékin a immédiatement déploré cette décision: « La Commission européenne a décidé de lancer l’enquête antidumping en dépit d’appels répétés de la Chine pour résoudre le différend sur les produits photovoltaïques par la consultation et la coopération. La Chine le regrette vivement », a déclaré le ministère chinois du Commerce dans un communiqué.
Les entreprises chinoises concernées, rassemblées dans un groupe de pression dénommé AFASE (« Alliance For Affordable Solar Energy »: alliance pour une énergie solaire abordable. Voir son site internet afase.eu), ont appelé le gouvernement chinois à riposter. Selon un article du China Daily cité par Le Figaro, Pékin serait déjà en train d’étudier comment contre-attaquer de la manière la plus appropriée, éventuellement en lançant une enquête antidumping et antisubventions contre les producteurs de vin européens !

Réflexions sur quelques causes des difficultés industrielles en Europe

On discerne dans ce dossier certaines des causes qui handicapent l’industrie européenne.

Dans l’article d’Enerpresse du vendredi 7 septembre 2012, intitulé « Panneaux solaires : Bruxelles dégaine l’enquête anti-dumping », il est noté que « les usines chinoises, massives, disposent des machines-outils de dernière technologie en provenance d’Europe (Allemagne et Italie notamment) », ce qui est l’une des explications majeures de leur puissance de production. On voit que les exportations du secteur de la machine-outil peuvent nuire à d’autres secteurs.
On se rappelle ce qui s’est passé, toutes proportions gardées, dans le secteur traditionnel du textile, où des machines de la génération la plus récente, provenant souvent d’usines en faillite, ont été vendues à des entreprises étrangères qui ont pu ainsi concurrencer encore plus durement les rares entreprises françaises subsistantes.

Autre aspect négatif: on trouve toujours dans ces affaires industrielles et commerciales des intervenants (notamment en raison de la diversité des intérêts étatiques) qui jugent finalement raisonnable de céder face au comportement – fût-il déloyal – de la partie adverse.
Dans son communiqué-mémo du 6 septembre 2012, la Commission européenne elle-même précise qu’elle « examinera de près si le coût d’une éventuelle institution de mesures pour l’économie de l’Union serait globalement supérieur au bénéfice tiré de ces mesures par les plaignants ». Panneaux solaires contre automobiles et avions ? Industrie contre aide financière accordée à la zone euro? Economie contre droit? A la fin, dans ces parties de « billard à plusieurs bandes », on ne sait plus où l’on va.

De plus, alors que les Etats-Unis sont capables de réagir rapidement, comme le montre cette affaire des panneaux solaires, la Commission européenne a annoncé dans son communiqué qu’elle publierait ses conclusions provisoires en principe neuf mois après l’ouverture de l’enquête et pourrait alors instituer éventuellement des droits antidumping provisoires… Il n’est pas de problème que le temps ne finisse par résoudre !

Evolution du dossier: une enquête européenne sur les subventions illégales s’ajoutant à l’enquête sur le dumping

Par un communiqué de presse du daté 25 septembre 2012, EU ProSun a annoncé le dépôt d’une nouvelle demande d’enquête auprès de la Commission européenne, concernant les subventions accordées par le gouvernement chinois à ses industriels du solaire. Cette plainte est distincte de celle qui a abouti à l’ouverture par la Commission le 6 septembre 2012, d’une enquête sur les pratiques de dumping des fabricants chinois de panneaux photovoltaïques.
D’après Eu ProSun :
–          Les subventions chinoises sont accessibles aux seuls fabricants chinois ;
–          Sans elles ils auraient déjà fait faillite ;
–          Elles ont conduit à une surcapacité supérieure à vingt fois le consommation chinoise, et presque double de la demande mondiale ;
–          Elles sont de plusieurs types : taux d’intérêts très faibles proposés par les banques chinoises ; dettes passées en perte ou prolongées indéfiniment, voire remboursées par des organismes gouvernementaux.

Eu ProSun précise que la China Development Bank Corp à elle seule a octroyé 33 milliards d’euros de lignes de crédit à 12 entreprises chinoises depuis 2010, selon les informations publiées le 25 septembre 2012 par Bloomberg New Energy Finance ; que ces lignes de crédit, faisant partie du plan quinquennal chinois, accordées à des taux très favorables, sont subventionnées par des fonds du gouvernement central; que, parallèlement, des subventions régionales et locales ont été octroyées sous forme de remboursement des intérêts, de fourniture d’électricité subventionnée, de mise à disposition de terrains à des prix avantageux, de baisse de la TVA ou de garanties de crédit…

D’après Enerpresse n° 10670 du 2 octobre 2012, Suntech, le plus important producteur chinois de panneaux photovoltaïques (a compagnie chiffre sa production de 2012 à un montant compris entre 1,9 et 2 GWc), a bénéficié peu avant cette date d’un prêt d’urgence de 200 millions de yuans ((24,6 millions d’euros) de la part de la municipalité de Wuxi dans la province du Jiangsu, pour l’aider à faire face à sa dette. Selon China Business News, la dette totale du groupe s’élève à 1,79 milliards de yuans (220 millions d’euros), dont un milliard (123 millions d’euros) arrivant à échéance avant la fin de 2012.

D’après Le Figaro.fr du 5 octobre 2012, les principaux fabricants chinois de panneaux solaires auraient accumulé un total de 17,5 milliards de dollars de dettes, une situation financière catastrophique pesant lourdement sur les banques d’État qui ont accordé les prêts, ainsi que sur les gouvernements locaux qui ont apporté leur garantie.

D’après EU Prosun (Enerpresse du 9 novembre 2012), Suntech a perdu plus d’un milliard de dollars en 2011, et, malgré cela, a augmenté sa production en 2012. L’entreprise LDK, autre entreprise figurant parmi les leaders chinois, a perdu 254 millions de dollars au second semestre 2012 et a été déclarée dans les médias comme étant officiellement détenue par l’Etat chinois après des interventions massives de ce dernier.

Le 8 novembre 2012, la Commission européenne a officiellement accepté la plainte d’EUProsun, déposée le 25 septembre 2012 contre les subventions illégales accordées par la Chine à ses fabricants de panneaux solaires, et a décidé d’ouvrir une enquête.

Aux Etats-Unis, à la suite d’une plainte déposée fin 2011 par le producteur américain SolarWorld, la Commission des échanges internationaux (USITC) a pris le 6 novembre 2012 une décision obligeant différentes entreprises photovoltaïques chinoises, y compris Trina Solar et Suntech Power, à suspendre leurs exportations. La décision n’est toutefois pas rétroactive et ne concerne pas les produits ayant déjà pénétré sur le territoire des Etats-Unis.

Quelles perspectives d’avenir ?

La crise actuelle du solaire pourrait se résorber de plusieurs manières. Il est d’abord probable qu’un certain nombre de fabricants chinois vont être éliminés par des fusions, faillites, fermetures d’usines…
Cela dit, on peut espérer:
–          que la Chine en situation de surproduction va développé son marché intérieur au potentiel énorme ;
–          et que les avancées de la recherche et de la technologie finiront par faire disparaître le caractère artificiel du photovoltaïque qui, en Europe notamment, a encore besoin d’importantes subventions publiques pour se développer. D’après le communiqué de EU ProSun en date du 6 septembre 2012, « les coûts et les prix du solaire devraient continuer à baisser à mesure du développement des avancées technologiques… » (en attendant, Eu ProSun pousse les autorités publiques à conditionner à l’utilisation de panneaux fabriqués en Europe les tarifs subventionnés de rachat de l’électricité solaire).

 Dominique Thiébaut Lemaire

 Sources

 –          Commission européenne (ec.europa.eu), communiqué (mémo) du 6 septembre 2012 : « L’UE ouvre une enquête anti-dumping sur les importations de panneaux solaires en provenance de Chine »
–          EU ProSun : communiqué de presse du 6 septembre 2012 : « EU ProSun se félicite de l’ouverture d’une enquête, par L’Union européenne, sur les pratiques de dumping des fabricants chinois de panneaux photovoltaïques » ; et communiqué de presse du 25 septembre 2012 : « EU ProSun dépose une nouvelle plainte auprès de la Commission européenne afin d’enquêter sur les subventions illégales accordées par le gouvernement chinois à ses industriels du solaire »
–          Le Monde.fr du 3 avril 2012 et Le Figaro.fr du 31 août 2012
–          divers articles de presse du 6 septembre 2012 : Le Monde.fr ; L’Expansion.com; Le Moniteur.fr et AP/AFP; L’Usine nouvelle
–          Enerpresse n° 10653 du 7 septembre 2012
–          Les Echos du 12 septembre 2012 (article intitulé : « Hanwha veut rebattre les cartes du solaire »)
–          Le Figaro.fr du 5 octobre 2012 : « Energies renouvelables : la chine déchante »

Paris vu par le peintre Sergio Birga. Auteur: D.T. Lemaire

Paris peint par Sergio Birga : une ville vécue

 Le peintre et graveur Sergio Birga, né à Florence en 1940, habitant de Paris depuis le milieu des années 1960, a cette faculté de nous dévoiler ce que nous ne savions pas apercevoir, par exemple en ce qui concerne Paris, qui lui a inspiré de nombreux tableaux figurant pour partie sur son site birga.pagesperso-orange.fr, d’où sont tirées avec son autorisation les reproductions qui suivent.

Les destructions et transformations de Paris

Comme on a déjà eu l’occasion de l’écrire dans un article précédent de Libres Feuillets (« Sergio Birga, une peinture à cinq dimensions »), les œuvres du peintre sont remarquables par leur dimension temporelle.

S’agissant de Paris, cette dimension est illustrée avec force par des œuvres montrant la destruction d’architectures et sites préexistants. Ces œuvres ont pris pour thèmes dans les années 1970 des bâtiments connus de l’ère industrielle, relativement récents mais déjà condamnés (parfois absurdement) à la démolition, dans les quartiers des Halles et de Bercy. Parmi ces tableaux remarquables, on peut mentionner plusieurs huiles sur toile:
–   « Main basse sur la ville », 130 x130 cm, 1976 (voir ci-dessous) ;
–  « Triptyque: grande destruction des halles », ensemble de 130 x385 cm, 1971-2006, avec « le balayeur des Halles » sur le panneau gauche, et « le terrassier des Halles » à droite (à noter aussi la « destruction des Halles », gravure sur linoléum, 1973, triptyque sur les mêmes sujets, collections du Musée Carnavalet);
–          « Triptyque : destruction des Halles », ensemble de 100 x278 cm, 1977-2004…

« Main basse sur la ville » a été exposé en 1977 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris lors d’une grande exposition intitulée « Mythologies quotidiennes II ».
Le grand œil de cyclope que l’on voit sur la façade de l’immeuble en cours de démolition sur ce chantier de Beaubourg est dû à l’action de l’une de ces énormes boules que les démolisseurs balançaient, au bout d’un câble attaché à une grue, contre les murs à abattre. A noter que cet oeil n’est pas dû au hasard des destructions, il a été délibérément conçu comme une « oeuvre conceptuelle » destinée à disparaître avec le bâtiment!

Aujourd’hui, quarante ans après, et cette fois dans une relative indifférence sur laquelle il faudrait s’interroger, on assiste à nouveau à une démolition, celle des pavillons modernes éphémères qui ont évincé les pavillons Baltard du 19ème siècle. Pour justifier cette indifférence d’aujourd’hui, suffit-il de dire que l’on est fondé à détruire à leur tour des architectures de naguère abusivement destructrices?

 
Main basse sur la ville, 1976, 130 x130 cm. huile sur toile, Musée Carnavalet

 
Destruction des Halles (partie centrale), 1977-2004, 89 x116 cm

Toujours en ce qui concerne les grands bâtiments connus, Sergio Birga a peint en 2002 « Les anciennes usines Renault », huile sur toile, 114 x146 cm (collection Villa Tamaris, Centre d’Art, La Seyne-sur-Mer).

Il a aussi témoigné de l’ évolution-destruction des quartiers populaires dans l’est parisien :
–          « Cordonnerie, Passage de la Duée (Paris XIXe) », huile sur toile, 97 x 130, 1987, collection FDAC Bobigny;
–          « Destruction, rue Haxo (Paris XIXe) », huile sur toile, 97 x130 cm, 1995 ;
–          « Rue de Crimée », 50 x 60 cm, huile sur toile, 1995: voir ci-dessous ; une autre « Rue de Crimée », 162 x 130 cm, de la même année, appartient au Museo d’arte delle generazioni italiane del 1900, G. Bargellini (Pieve di Cento);
–          « Bar de la Liberté (Paris XIXe) », huile sur toile, 100 x100 cm, 1995 (au croisement de la rue de Mouzaïa et de la rue de la Liberté).

Beaucoup de bâtiments du Paris populaire ont été remplacés, de manière massive jusqu’à la fin des années 1970, par des immeubles sans grâce dans les arrondissements de l’est parisien ou encore de Montreuil à l’écart du Paris prestigieux, quartiers d’artisanat et de bistros que le peintre a parcourus ou près desquels il a habité, dans le 19ème arrondissement à la limite du 20ème.

 
Rue de Crimée (Paris XIXe),1995, 50 x 60 cm, huile sur toile

Notons que, dans ce tableau de la rue de Crimée (à un endroit situé un peu plus haut que le carrefour avec la rue Botzaris près du parc des Buttes-Chaumont), le peintre s’est représenté avec sa femme Annie à l’arrêt de bus en bas à droite.

 
Le soulier d’argent (Paris 20e, rue des Pyrénées), 1997, 114 x146 cm, huile sur toile

 
Démolition (Montreuil), 2008, 97 x130 cm, huile sur toile

Ces tableaux nés de l’indignation du peintre contre le vandalisme du modernisme et de l’argent (voir dans le tableau de 1976 intitulé « Main basse sur la ville » l’affiche: « votre argent m’intéresse », publicité pour une banque à l’époque) semblent prendre aujourd’hui un sens plus large comme témoignage historique, et comme protestation contre les ravages du temps qui passe.

 Ciels et toits

Les tableaux de Birga donnent souvent une impression d’absence, en même temps que de silence, renvoyant à un ailleurs.
Ils ouvrent des accès que le regard du spectateur doit emprunter pour atteindre l’autre côté de ces passages de frontière que sont les fenêtres, les portes, les ruelles, les arches, les ponts, les gares, les (aéro)ports et les embarcadères…

Les ciels aussi suggèrent un « outre-ciel ». Ils forment des passages, vers la lumière, des ouvertures vers la transfiguration, ou au contraire de sombres fonds qui pourraient convenir à des tableaux de Semaine Sainte.

Les ciels de Paris se sont développés dans l’œuvre du peintre à partir du moment où celui-ci a vendu sa maison du 19ème arrondissement pour venir habiter en 2001 dans le troisième arrondissement, sous les toits, d’où son atelier offre une vue de vaste ampleur depuis Beaubourg jusqu’au nord-ouest de Paris en passant par la tour Eiffel et son grand « gyrophare » de nuit.

Après avoir fait exploser les couleurs dans sa période expressionniste des années 1960 et 1970, le peintre a gardé de cette période une grande vivacité chromatique, mais il est devenu également un maître du gris, que ce soit dans la représentation des pavés ou de l’asphalte, des toits de zinc, ou du ciel vu depuis son atelier.

 
De mon atelier, 2002, 81×130 cm, huile sur toile

La même année 2002, Birga a peint depuis chez lui un « Orage sur Beaubourg », huile sur toile, 81 x 130 cm, remarquable par ses tourbillons de nuages, mélanges de blanc, de bleu et de gris.

Souvent ses gris deviennent des bleus nocturnes :

 
Nocturne vers la rue Sainte Apolline, 2003, 100 x100 cm, huile sur toile
(depuis l’atelier du peintre)

 
Grand nocturne vers Beaubourg, 2003, 130 x162 cm, huile sur toile
(depuis l’atelier du peintre)

La ville étrange et familière

Birga s’inscrit dans les quatre dimensions de l’espace et du temps, plus une cinquième que lui-même appelle « réalisme magique » en reprenant une appellation utilisée pour qualifier l’une des postérités de l’expressionnisme (voir la rubrique ainsi dénommée sur son site internet). Il y englobe le concept que Freud a dénommé « Das Unheimliche », traduit en français par « l’inquiétante étrangeté », qui désigne l’évocation décalée, inhabituelle, d’éléments familiers provoquant un sentiment d’inquiétude.

Il a annexé à son univers familier l’étrangeté des nocturnes parisiens, et s’est représenté dans son atelier sur un fond sombre au clair de lune où, de l’autre côté du passage que constitue le vitrage vers l’au-delà pictural, on aperçoit la tour Montparnasse et le bâtiment faussement industriel du musée Beaubourg (présents aussi tous deux dans le « Grand nocturne vers Beaubourg » de 2003), en intégrant ce paysage urbain comme arrière-plan de son autoportrait de 2009, avec un premier plan vert et rose-rouge sous la forme de pots de géraniums à la fenêtre:

 
Autoportrait dans l’atelier, 2009, 81×100 cm, huile sur toile

Dans le tableau suivant, on aperçoit le peintre coiffé d’une casquette, avec sa femme Annie vue de dos à gauche, sur le quai de la ligne 2 du métro. Cet autoportrait discret rappelle celui de 1995 représentant le peintre et sa femme au bord du tableau en bas à droite, face à des immeubles aujourd’hui disparus de la rue de Crimée dans le XIXe arrondissement (voir plus haut).

 
Métro Barbès, soir de neige, 2011, 82 x113 cm, huile sur toile

Birga avait déjà peint le métro de Londres (« The Tube ») en 1974, en souterrain. Ici, sur un tronçon aérien, dans une atmosphère de neige rappelant un peu celle du Pont Charles à Prague, qui a servi de cadre et en partie de sujet à un tableau peint quelques années auparavant – « Le pont Charles (Description d’un combat, Kafka) », 2006, 114 x146 cm, huile sur toile -, les rails sont animés d’une ondulation magique.

Peut-être la couleur blanche s’est-elle développée dans la peinture de Birga à partir de ses tableaux religieux où le blanc crée de très beaux effets en enveloppant les personnages des Evangiles.

                                                                           ***

Il vient d’être question de tableaux rangés sous trois rubriques : les destructions et transformations de Paris ; ciels et toits ; la ville étrange et familière. Mais il faudrait citer d’autres toiles encore qui pourraient donner lieu à des réflexions plus développées sur l’importance des monuments comme images du temps, et sur les contrastes entre les monuments et la vie prosaïque:
–          « rue du Roi Doré (Paris IIIe) », 50 x70 cm, 1996 ;
–          « Nocturnes, jardins Saint Paul (Paris) », 89 x110 cm, 2000;
–          « La Butte, depuis « Montmartre aux artistes », 116 x 89, 2002…
Bref, les présentations de cette œuvre ne peuvent épuiser la richesse du regard que le peintre porte sur ses sujets et en particulier sur Paris.

Dominique Thiébaut Lemaire

Quelques articles sur Birga peintre de la ville

Kölnische Rundschau, n° 128, 15-6-1976, article de Monika Juhlen (sur la destruction des Halles)
Revue Nunc, n°9, février 2006, article de Gérard-Georges Lemaire: « Sergio Birga pinxit: de la peinture, de son idéal et de sa corruption »
Revue Verso, n°44, janvier 2007, dossier Sergio Birga (articles de: Jean-Luc Chalumeau, Gérard-Georges Lemaire, Yves Kobry, Adrien Salmieri)
Revue Aréa, n°26, printemps 2008, article de Gérard-Georges Lemaire: « 3 théories de la ville. Les déambulations nostalgiques de Sergio Birga »
Revue Verso, éditorial du 8 décembre 2011, de Jean-Luc Chalumeau: « Les portraits de villes par Birga »

Prix du livre Inter 2012: Supplément à la vie de Barbara Loden, de N. Léger. Par Martine Delrue

Supplément à la vie de Barbara Loden, de Nathalie Léger,   P.O.L. 2012

           Née en 1960, Nathalie Léger, directrice adjointe de l’IMEC (Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine), a été commissaire de plusieurs expositions, consacrées l’une à Antoine Vitez, au festival d’Avignon en 1994, l’autre à Roland Barthes au Centre Georges Pompidou en 2002, la plus récente à Samuel Beckett en 2007. Elle a aussi dirigé l’édition en cinq volumes des Ecrits sur le théâtre d’Antoine Vitez, établi et présenté celle des deux derniers cours de Barthes au Collège de France, La préparation du roman.

            Après un essai sur Samuel Beckett, elle a publié  en  2008 L’exposition, chez P.O.L. Supplément à la vie de Barbara Loden paraît également chez P.O.L. en 2012, et vient de recevoir le Prix du livre Inter.

            C’est l’histoire d’une femme. Mais dès les premières lignes, l’histoire ne nous est pas donnée comme une réalité; c’est la façon dont cette histoire est vue qui est précisée. Nous sommes devant une image en mouvement : « Une minuscule figure….progresse lentement ». Puis, en quelques pages, le lecteur se trouve face à trois personnages, Wanda, Barbara Loden et une narratrice sans nom qui dit « Je », ce qui induit trois niveaux de récit. C’est déjà bien, mais rapidement, ça se multiplie, se réfléchit dans d’autres miroirs, se diffracte. Un palais des glaces original nous livre d’autres  perceptions, d’autres visions. Car, à l’évidence, l’auteur s’intéresse à la vision, aux images et à l’art de la représentation.

           Wanda est présentée en tant que personnage de film. C’est une Américaine quelconque, qui se sent insuffisante, prise dans un malheur « fade », non pas dans le grand vent de l’histoire, mais dans la vie ordinaire des femmes ; ses bigoudis ne la mènent même pas jusqu’aux boucles blondes. C’est une femme simplement seule, dépersonnalisée comme Marilyn à qui elle est comparée rapidement. On ne saura jamais d’où vient sa blessure. Elle a quitté sa famille, elle se lie avec un Mr. Dennis, prêt à braquer une banque. C’est  typiquement un  film américain des années 60, motel, sueur et looser garantis.

           Derrière elle se trouve Barbara Loden, actrice devenue réalisatrice. On apprend très tôt qu’elle a été l’actrice puis la seconde femme d’Elia Kazan. Elle réalise un seul film, Wanda. On comprend aussi qu’il s’agit pour elle d’inventer un personnage qui soit le plus proche possible d’elle-même, et qu’elle joue « son » rôle. En effet, lorsque, en 1969, dans L’Arrangement, Elia Kazan tourne l’histoire romancée de sa propre immigration et de son installation aux Etats-Unis, il ne lui donne pas le rôle qu’elle a joué dans la réalité. C’est par la fiction que Barbara Loden peut se réapproprier sa vie.  

           Celle qui dirige ces deux premiers personnages apparaît à la cinquième page (auparavant  c’était un « on » : « on suit…on est entré dans une maison… » qui nous englobait habilement, nous, les spectateurs-lecteurs du film qui se déroule en mots). Ce JE est chargée d’écrire une notice pour un dictionnaire de cinéma. Ses soucis sont relatés plaisamment: comment discipliner les flots d’information que recueille celle qui se lance dans une recherche, qui étudie l’histoire des Etats-Unis, la sociologie des femmes, le cinéma-vérité, les mines de charbon en Pennsylvanie? Comment décrire ? Comment se sortir des relations ambiguës qu’entretiennent la réalité et la représentation de la réalité ? Le lecteur commence à jubiler lorsqu’il voit l’auteur multiplier les références à ce problème, jetant ça et là ses petits cailloux dans son texte. Que signifie raconter ? Nul besoin d’ouvrage théorique ou de cours de narratologie. Le texte regorge de personnages qui prennent en charge les réponses à ces questions. Comment reconstituer une vie ? Nous voyons un spécialiste-documentariste conseiller l’invention. Nathalie Léger qui a travaillé dans ces domaines s’amuse bien. Comment accède-t-on à la vérité ? Par la fiction, c’est bien connu ! Louise Colet et Flaubert sont cités à comparaître, ainsi que les acteurs qui connaissent bien ce paradoxe,  et parmi eux – diamant noir placé au centre du livre – pour évoquer une femme absente, fuyante, Delphine Seyrig sur le tournage de India Song.  A l’avant-dernière page, Nathalie Léger rendra encore  hommage à Marguerite Duras, dans l’écriture de qui elle puise ses forces puisqu’ y sont unies  les mots et  le cinéma.

          La  réalité qui est donnée est donc éclatée, fragmentée. Or, des deux côtés, on peut la creuser encore : derrière Wanda il y a le fait divers, relaté dans un journal en 1960, avec quelques répliques en anglais, ce qui authentifie le réel sans doute. De l’autre, JE elle-même se dédouble dans plusieurs conversations avec sa mère perdue dans la vieillesse qui gagne. Cette mise en abyme est assez vertigineuse.

         D’ordinaire, à partir d’un roman, d’une «  vie »  – ce qui a été le cas pour presque tous les grands romans du XIXème siècle –  on fait un film, en transposant les mots en images  sur un écran. Nathalie Léger, elle, à partir d’un film, fait un « roman », bien que le terme ne figure nulle part sur cet ouvrage. A cette vie l’auteur a ajouté force suppléments. Elle a transposé des images  en mots sur une feuille de papier, une transformation qui va durer quelque temps encore, espère-t-on, car c’est vraiment savoureux.

 

 

                                                                   Martine Delrue

Une « révolution » islandaise. Par Frédéric Lemaire

 

Malgré les résultats calamiteux des plans d’austérité imposés partout en Europe et malgré la crise sociale sans précédent, les « experts » s’accordent pour préconiser toujours plus de rigueur. Partout, les dirigeants s’exécutent : il faut bien payer la dette. Partout… ou presque. L’Islande a su renvoyer dans les cordes ses créanciers, en leur opposant une décision souveraine et démocratique. Retour sur les contours de cette « révolution » d’une petite île, qui pose de grandes questions [1]…

En 2007, avant la crise des subprimes, l’Islande est une économie dopée par une financiarisation à outrance au point que ses banques figuraient, avant 2007, parmi les 300 plus importantes du monde, représentant pas moins de 800 % du PIB. Les banques islandaises profitent d’une législation aux petits oignons: la collusion est totale entre élites politiques et économiques, au point que des dignitaires des deux grands partis sont nommés à la tête des grandes banques privatisées.

Jets privés, salaires mirobolants, les élites islandaises s’en donnent à cœur joie. Le Wall Street Journal célèbre le « miracle » islandais: « les initiatives libérales d’Oddson (NB : alors premier ministre) sont la plus formidable réussite du monde [2] ».

Plus dure sera la chute… Celle des banques islandaises, qui fait suite au krach des subprimes, est classée parmi les 11 plus grandes catastrophes économiques de l’histoire selon Moody’s. La presse financière s’étant soudainement rendu compte que les banques de la petite île étaient gonflées de vide… L’écroulement des banques plonge le pays dans la ruine, à l’exception des proches du pouvoir qui ont judicieusement changé leurs couronnes avant l’effondrement.

La nationalisation des banques transforme l’immense dette privée en dette publique. Après 20 ans de néolibéralisme total, qui a permis l’enrichissement d’une minorité, le peuple islandais est écœuré. Le rejet des partis de gouvernement (libéral, conservateur, social-démocrate) est massif.

Après 4 mois de manifestations sur la place principale de Reykjavik (du jamais vu en Islande), les islandais finissent par sortir les libéraux par les urnes aux élections de 2009. C’est la première fois en Europe que la crise a pour conséquence l’arrivée au pouvoir d’une majorité à la gauche du parti socialiste. De plus, le Parlement décidera de poursuivre le Premier ministre et le ministre des finances. Le bouleversement d’un système corrompu : c’est la première défaite de la finance.

Dès lors, une question se pose. Après la gabegie, le peuple devra-t-il payer les pots cassés ? Cette question avait déjà été anticipée par les dérégulateurs, qui avaient prévu que la garantie des dépôts pour les placements étrangers repose… sur la population islandaise. Ainsi lorsque le FMI arrive en Islande en 2008, il propose son aide sous une condition : que les islandais payent leur dette notamment à l’égard des créanciers étrangers.

Ce que la coalition socialiste-conservatrice alors encore au pouvoir accepte sans sourciller. Entre temps, l’arrivée d’une nouvelle majorité de gauche rebat les cartes. Un marché est imposé au forceps par le FMI et les créanciers de l’Islande : le remboursement de 3,7 milliards d’euros, soit 50% du PIB irlandais, sur 7 ans.

Mais au moment de promulguer la loi, votée par la majorité rouge-verte au pouvoir, le Président islandais refuse de signer. S’appuyant sur une pétition signée par plus de 50000 islandais (soit 15% de la population), il choisit de tenir un référendum sur le paiement de cette dette. Celui-ci sera sans appel : 93% des islandais voteront contre l’accord. C’est la seconde défaite de la finance.

« C’est une décision stupéfiante, qui va plonger l’Islande dans un trou noir financier. Ca va tout envoyer en l’air: fini les prêts du FMI, finies les chances de rejoindre l’Union européenne » s’exclame alors Nigel Cassidy, reporter économique à la BBC Europe.

Force est de constater qu’il avait tort: après un second « non » au remboursement de sa dette, l’Islande devrait faire le triple de la croissance de l’UE en 2012. Bien sûr, la « révolution islandaise » doit être relativisée : le processus constituant – promesse électorale de la majorité rouge-verte – patauge, et l’ancien premier ministre, poursuivi pour délits d’initiés, aura finalement été jugé non responsable.

Elle montre cependant que les alternatives existent : qu’il est possible, par la rue et par les urnes, de « dégager » des gouvernements dont les intérêts sont alignés avec ceux de la finance, et d’imposer un rapport de force aux créanciers pour permettre des alternatives à l’austérité.

 

Frédéric Lemaire

 

[1] Cet article est librement inspiré de « Quand le peuple islandais vote contre les banquiers » publié en mai 2011 dans le Monde diplomatique

[2] Hannes Gissurarson, «  Miracle on Iceland  », The Wall Street Journal, New York, 29 janvier 2004.

 

Descartes et Spinoza (III): l’espérance. Par Dominique Thiébaut Lemaire

Descartes (dans Les Passions de l’âme) emploie le mot « espérance », et Spinoza (dans l’Ethique) le mot latin « spes » (« espoir » dans la traduction de Charles Appuhn).

Le christianisme a fait de l’espérance une vertu majeure, l’une des trois dites théologales, avec la foi et la charité.
D’après le catéchisme de l’Eglise catholique (voir l’annexe 1) : « Par l’espérance nous désirons et attendons de Dieu avec une ferme confiance la vie éternelle et les grâces pour la mériter ».

Descartes et Spinoza traitent de l’espérance non pas en tant que vertu théologique, mais principalement en tant que « passion » (voir les deux articles précédents de Libres Feuillets sur la conception des passions chez ces deux philosophes), encore que Spinoza discute aussi du point de savoir si l’espérance de la vie éternelle et la crainte de l’enfer peuvent fonder la morale et la religion.

A la suite de Descartes, les moralistes français, notamment, ont continué à réfléchir sur l’espérance (voir l’annexe 2 relative à La Rochefoucauld), en poussant parfois à l’extrême leur pensée, comme Chamfort qui écrit dans ses Maximes :
« L’espérance n’est qu’un charlatan qui nous trompe sans cesse et pour moi le bonheur n’a commencé que lorsque je l’ai perdue. Je mettrais volontiers sur la porte du Paradis le vers que Dante a mis sur celle de l’Enfer : « Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate ».

 Descartes

L’espérance comme désir

Descartes fonde l’espérance principalement sur deux des six passions qu’il considère comme premières : le désir et la joie (Les Passions de l’âme, art.165).

« La passion du désir est une agitation de l’âme… qui la dispose à vouloir pour l’avenir les choses qu’elle se représente être convenables. Ainsi on ne désire pas seulement la présence du bien absent, mais aussi la conservation du présent, et de plus l’absence du mal, tant de celui qu’on a déjà que de celui qu’on croit pouvoir recevoir au temps à venir » (Les Passions de l’âme, article 86).

Descartes considère le désir comme une passion qui n’a point de contraire :
« Je sais bien que communément dans l’École on oppose la passion qui tend à la recherche du bien, laquelle seule on nomme désir, à celle qui tend à la fuite du mal, laquelle on nomme aversion. Mais, d’autant qu’il n’y a aucun bien dont la privation ne soit un mal, ni aucun mal considéré comme une chose positive dont la privation ne soit un bien, et qu’en recherchant, par exemple, les richesses, on fuit nécessairement la pauvreté, en fuyant les maladies on recherche la santé, et ainsi des autres, il me semble que c’est toujours un même mouvement qui porte à la recherche du bien, et ensemble à la fuite du mal qui lui est contraire. J’y remarque seulement cette différence, que le désir qu’on a lorsqu’on tend vers quelque bien est accompagné d’amour et ensuite d’espérance et de joie; au lieu que le même désir, lorsqu’on tend à s’éloigner du mal contraire à ce bien, est accompagné de haine, de crainte et de tristesse… Mais si on veut le considérer lorsqu’il se rapporte également en même temps à quelque bien pour le rechercher, et au mal opposé pour l’éviter, on peut voir très évidemment que ce n’est qu’une seule passion qui fait l’un et l’autre » (Les Passions de l’âme, article 87).

L’espérance et la crainte

Pour Descartes (et plus encore pour Spinoza, comme on va le voir), l’espérance et la crainte sont intimement liées.

« Il suffit de penser que l’acquisition d’un bien ou la fuite d’un mal est possible pour être incité à la désirer. Mais quand on considère, outre cela, s’il y a beaucoup ou peu d’apparence qu’on obtienne ce qu’on désire, ce qui nous représente qu’il y en a beaucoup excite en nous l’espérance, et ce qui nous représente qu’il y en a peu excite la crainte, dont la jalousie est une espèce » (Les Passions de l’âme, art. 58).
« Et nous pouvons ainsi espérer et craindre, encore que l’événement de ce que nous attendons ne dépende aucunement de nous ; mais quand il nous est représenté comme en dépendant, il peut y avoir de la difficulté en l’élection des moyens ou en l’exécution. De la première vient l’irrésolution, qui nous dispose à délibérer et prendre conseil. A la dernière s’oppose le courage ou la hardiesse, dont l’émulation est une espèce. Et la lâcheté est contraire au courage, comme la peur ou l’épouvante à la hardiesse » (Les Passions de l’âme, art. 59).

« L’espérance est une disposition de l’âme à se persuader que ce qu’elle désire adviendra, laquelle est causée par un mouvement particulier des esprits, à savoir, par celui de la joie et du désir mêlés ensemble. Et la crainte est une autre disposition de l’âme qui lui persuade qu’il n’adviendra pas. Et il est à remarquer que bien que ces deux passions soient contraires, on les peut néanmoins avoir toutes deux ensemble, à savoir, lorsqu’on se représente en même temps diverses raisons dont les unes font juger que l’accomplissement du désir est facile, les autres le font paraître difficile » (Les Passions de l’âme, art. 165).

 La gloire et la honte

Descartes analyse aussi l’espérance d’être loué (la gloire), et la crainte d’être blâmé (la honte).

« Ce que j’appelle ici du nom de gloire est une espèce de joie fondée sur l’amour qu’on a pour soi-même, et qui vient de l’opinion ou de l’espérance qu’on a d’être loué par quelques autres. Ainsi elle est différente de la satisfaction intérieure qui vient de l’opinion qu’on a d’avoir fait quelque bonne action. Car on est quelquefois loué pour des choses qu’on ne croit point être bonnes, et blâmé pour celles qu’on croit être meilleures. Mais elles sont l’une et l’autre des espèces de l’estime qu’on fait de soi-même, aussi bien que des espèces de joie. Car c’est un sujet pour s’estimer que de voir qu’on est estimé par les autres » (Les Passions de l’âme, art. 204).

« Or la gloire et la honte ont même usage en ce qu’elles nous incitent à la vertu, l’une par l’espérance, l’autre par la crainte. Il est seulement besoin d’instruire son jugement touchant ce qui est véritablement digne de blâme ou de louange, afin de n’être pas honteux de bien faire, et ne tirer point de vanité de ses vices, ainsi qu’il arrive à plusieurs. Mais il n’est pas bon de se dépouiller entièrement de ces passions, ainsi que faisaient autrefois les cyniques. Car, encore que le peuple juge très mal, toutefois, à cause que nous ne pouvons vivre sans lui, et qu’il nous importe d’en être estimés, nous devons souvent suivre ses opinions plutôt que les nôtres, touchant l’extérieur de nos actions »(Les Passions de l’âme, art. 206).

La hardiesse et la lâcheté

Sans doute à partir de son expérience militaire, Descartes a analysé de quelle manière la hardiesse dépend de l’espérance, en distinguant d’une part, le désespoir relatif à la conservation de la vie, et d’autre part l’espérance relative à la victoire et à la gloire:
« …Bien que l’objet de la hardiesse soit la difficulté, de laquelle suit ordinairement la crainte ou même le désespoir, en sorte que c’est dans les affaires les plus dangereuses et les plus désespérées qu’on emploie le plus de hardiesse et de courage, il est besoin néanmoins qu’on espère ou même qu’on soit assuré que la fin qu’on se propose réussira, pour s’opposer avec vigueur aux difficultés qu’on rencontre. Mais cette fin est différente de cet objet. Car on ne saurait être assuré et désespéré d’une même chose en même temps. Ainsi quand les Décies se jetaient au travers des ennemis et couraient à une mort certaine, l’objet de leur hardiesse était la difficulté de conserver leur vie pendant cette action, pour laquelle difficulté ils n’avaient que du désespoir, car ils étaient certains de mourir ; mais leur fin était d’animer leurs soldats par leur exemple, et de leur faire gagner la victoire, pour laquelle ils avaient de l’espérance ; ou bien aussi leur fin était d’avoir de la gloire après leur mort, de laquelle ils étaient assurés » (Les Passions de l’âme, art. 173).

S’agissant de la lâcheté et de la peur, il semble à Descartes « … que la lâcheté a quelque usage lorsqu’elle fait qu’on est exempt des peines qu’on pourrait être incité à prendre par des raisons vraisemblables, si d’autres raisons plus certaines qui les ont fait juger inutiles n’avaient excité cette passion. Car, outre qu’elle exempte l’âme de ces peines, elle sert aussi alors pour le corps, en ce que, retardant le mouvement des esprits, elle empêche qu’on ne dissipe ses forces. Mais ordinairement elle est très nuisible, à cause qu’elle détourne la volonté des actions utiles. Et parce qu’elle ne vient que de ce qu’on n’a pas assez d’espérance ou de désir, il ne faut qu’augmenter en soi ces deux passions pour la corriger » (Les Passions de l’âme, art. 175).

 La sécurité et le désespoir. Le regret

« Lorsque l’espérance est extrême, elle change de nature et se nomme sécurité ou assurance, comme au contraire l’extrême crainte devient désespoir » (Les Passions de l’âme, art. 58).

« …Et, quand on est assuré que ce qu’on désire adviendra, bien qu’on continue à vouloir qu’il advienne, on cesse néanmoins d’être agité de la passion du désir, qui en faisait rechercher l’événement avec inquiétude. Tout de même, lorsque la crainte est si extrême qu’elle ôte tout lieu à l’espérance, elle se convertit en désespoir; et ce désespoir, représentant la chose comme impossible, éteint entièrement le désir, lequel ne se porte qu’aux choses possibles » (Les Passions de l’âme, art. 166).

Le regret est joint à l’absence d’espoir :
« Le regret est aussi une espèce de tristesse, laquelle a une particulière amertume, en ce qu’elle est toujours jointe à quelque désespoir et à la mémoire du plaisir que nous a donné la jouissance. Car nous ne regrettons jamais que les biens dont nous avons joui, et qui sont tellement perdus que nous n’avons aucune espérance de les recouvrer au temps et en la façon que nous les regrettons » (Les Passions de l’âme, art. 209).

 

Spinoza

Spinoza fonde sa réflexion au sujet de l’espoir et de la crainte sur la constatation que l’homme éprouve par l’image d’une chose future la même affection de joie ou de tristesse que par l’image d’une chose présente.

« Aussi longtemps que l’homme est affecté de l’image d’une chose, il la considérera comme présente encore qu’elle n’existe pas…; considérée en elle seule, l’image d’une chose est donc la même, soit qu’on la rapporte au futur ou au passé, soit qu’on la rapporte au présent… et, par suite, l’affection de joie et de tristesse sera la même, que l’image soit celle d’une chose passée ou future, ou celle d’une chose présente.
…J’appelle ici une chose passée ou future, en tant que nous avons été ou serons affectés par elle. Par exemple en tant que nous l’avons vue ou la verrons, qu’elle a servi à notre réfection ou y servira, nous a causé du dommage ou nous en causera, etc. …Comme, toutefois, il arrive la plupart du temps que les personnes ayant déjà fait plus d’une expérience, pendant le temps qu’elles considèrent une chose comme future ou passée, sont flottantes et en tiennent le plus souvent l’issue pour douteuse, il en résulte que les affections nées de semblables images ne sont pas aussi constantes et sont généralement troublées par des images de choses différentes, jusqu’à ce que l’on ait acquis quelque certitude au sujet de l’issue de la chose.
…Nous connaissons par ce qui vient d’être dit ce que sont l’espoir, la crainte, la sécurité, le désespoir… (Ethique, troisième partie, « De l’origine et de la nature des affections », proposition XVIII).

Le lien entre l’espoir et la crainte, et l’idée que l’espoir n’est pas bon par lui-même

A la suite de Descartes, Spinoza considère que l’espoir et la crainte sont étroitement liés. Il va un peu plus loin en insistant sur le fait qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte, de sorte que la tristesse est toujours présente dans l’espoir, et l’empêche ainsi d’être bon par lui-même.

« L’espoir n’est rien d’autre qu’une joie inconstante née de l’image d’une chose future ou passée dont l’issue est tenue pour douteuse. La crainte, au contraire, est une tristesse inconstante également née de l’image d’une chose douteuse. Si maintenant de ces affections on ôte le doute, l’espoir devient la sécurité, et la crainte le désespoir… » (Ethique, « De l’origine et de la nature des affections », proposition XVIII).

« L’espoir est une joie inconstante née de l’idée d’une chose future ou passée de l’issue de laquelle nous doutons en quelque mesure.
« La crainte est une tristesse inconstante née de l’idée d’une chose future ou passée de l’issue de laquelle nous doutons en quelque mesure.
« Il suit de ces définitions qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte ni de crainte sans espoir. Qui est en suspens dans l’espoir, en effet, et dans le doute au sujet de l’issue d’une chose, est supposé imaginer quelque chose qui exclut l’existence d’un événement futur; en cela donc il est attristé, et conséquemment, tandis qu’il est en suspens dans l’espoir, il craint que l’événement ne soit pas. Qui, au contraire, est dans la crainte, c’est-à-dire dans le doute au sujet de l’issue d’une chose qu’il hait, imagine aussi quelque chose qui exclut l’existence d’un événement ; et ainsi il est joyeux et, en cela, a donc l’espoir que l’événement ne soit pas » (Ethique, « De l’origine et de la nature des affections », Définitions des affections, XII et XIII)

« Il n’y a point d’affection d’espoir et de crainte sans tristesse. Car la crainte est une tristesse et il n’y a pas d’espoir sans crainte…; par suite, ces affections ne peuvent pas être bonnes par elles-mêmes, mais en tant seulement qu’elles peuvent réduire un excès de joie…
Plus donc nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la raison, plus nous faisons effort pour nous rendre moins dépendants de l’espoir, nous affranchir de la crainte, commander à la fortune autant que possible, et diriger nos actions suivant le conseil certain de la raison » (Ethique, Quatrième partie, « De la servitude de l’homme », proposition XLVII).

Les présages et les superstitions

« … Les choses qui sont par accident des causes d’espoir ou de crainte sont appelées bons ou mauvais présages… Nous sommes disposés de nature à croire facilement ce que nous espérons, difficilement ce dont nous avons peur, et à en faire respectivement trop ou trop peu de cas. De là sont nées les superstitions par lesquelles les hommes sont partout dominés. Je ne pense pas d’ailleurs qu’il vaille la peine de montrer ici les fluctuations qui naissent de l’espoir et de la crainte, puisqu’il suit de la seule définition de ces affections qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte ni de crainte sans espoir…, et puisque, en outre, en tant que nous espérons ou craignons quelque chose, nous l’aimons ou l’avons en haine ; et ainsi tout ce que nous avons dit de l’amour et de la haine, chacun pourra aisément l’appliquer à l’espoir et à la crainte » (Ethique, troisième partie, « De l’origine et de la nature des affections », proposition L)

La sécurité et le désespoir

Spinoza suit l’analyse de Descartes sur les choses futures au sujet desquelles il n’y a pas de doute. Mais, précise-t-il, l’absence de doute est différente de la certitude.

« La sécurité est une joie née de l’idée d’une chose future ou passée au sujet de laquelle il n’y a plus de cause de doute.
« Le désespoir est une tristesse née de l’idée d’une chose future ou passée au sujet de laquelle il n’y a plus de cause de doute.
« La sécurité donc naît de l’espoir, et le désespoir de la crainte, quand il n’y a plus de cause de doute au sujet de l’issue d’une chose ; cela vient de ce que l’homme imagine comme étant là la chose passée ou future et la considère comme présente, ou de ce qu’il en imagine d’autres excluant l’existence de celles qui avaient mis le doute en lui. Bien que, en effet, nous ne puissions jamais être certains de l’issue des choses singulières, il arrive cependant que nous n’en doutions pas. Autre chose, en effet, nous l’avons montré, est ne pas douter d’une chose, autre chose en avoir la certitude…».
(Ethique, « De l’origine et de la nature des affections », Définitions des affections, XIV et XV).

L’espoir et la crainte, la moralité et la religion

« Les hommes ne vivant guère sous le commandement de la raison, ces deux affections, je veux dire l’humilité et le repentir, et en outre l’espoir et la crainte, sont plus utiles que dommageables ; si donc il faut pécher, que ce soit plutôt dans ce sens. Si en effet les hommes impuissants intérieurement étaient tous pareillement orgueilleux, s’ils n’avaient honte de rien et ne craignaient rien, comment pourraient-ils être maintenus unis et disciplinés ? La foule est terrible quand elle est sans crainte ; il n’y a donc pas à s’étonner que les prophètes, pourvoyant à l’utilité commune, non à celle de quelques-uns, aient tant recommandé l’humilité, le repentir et le respect. Et en effet ceux qui sont soumis à ces affections peuvent, beaucoup plus facilement que d’autres, être conduits à vivre enfin sous la conduite de la raison, c’est-à-dire à être libres et à jouir de la vie des bienheureux » (Ethique, quatrième partie, « De la servitude de l’homme », proposition LIV).

Enfin, dans la cinquième partie de l’Ethique, « De la puissance de l’entendement ou de la liberté de l’homme » (proposition XLI), Spinoza en vient à l’idée que les vertus – la fermeté d’âme et la générosité : voir l’article: Descartes et Spinoza (II), de Libres Feuillets– et plus généralement la moralité et la religion, ne peuvent être fondés ni sur la crainte de l’enfer ni sur l’espoir de l’éternité de l’âme.

« Quand même nous ne saurions pas que notre âme est éternelle, la moralité et la religion et, absolument parlant, tout ce que nous avons montré dans la quatrième partie qui se rapporte à la fermeté d’âme et à la générosité, ne laisserait pas d’être pour nous la première des choses.
« Le premier et le seul principe de la vertu ou de la conduite droite de la vie est…la recherche de ce qui nous est utile. Or, pour déterminer ce que la raison commande comme utile, nous n’avons eu nul égard à l’éternité de l’âme connue seulement dans cette cinquième partie. Bien que nous ayons à ce moment ignoré que l’âme est éternelle, ce que nous avons montré qui se rapporte à la fermeté d’âme et à la générosité n’a pas laissé d’être pour nous la première des choses ; par suite, quand bien même nous l’ignorerions encore, nous tiendrions ces prescriptions de la raison pour la première des choses. »
« La persuasion commune du vulgaire semble être différente. La plupart en effet semblent croire qu’ils sont libres dans la mesure où il leur est permis d’obéir à l’appétit sensuel et qu’ils renoncent à leurs droits dans la mesure où ils sont astreints à vivre suivant les prescriptions de la loi divine. La moralité donc et la religion, et absolument parlant tout ce qui se rapporte à la force d’âme, ils croient que ce sont des fardeaux dont ils espèrent être déchargés après la mort pour recevoir le prix de la servitude, c’est-à-dire de la moralité et de la religion, et ce n’est pas seulement cet espoir, c’est aussi et principalement la crainte d’être punis d’affreux supplices après la mort qui les induit à vivre suivant les prescriptions de la loi divine autant que leur petitesse et leur impuissance intérieure le permettent. Et, si les hommes n’avaient pas cet espoir et cette crainte, s’ils croyaient au contraire que les âmes périssent avec le corps et que les malheureux, épuisés par le fardeau de la moralité, n’ont devant eux aucune vie à venir, ils reviendraient à leur complexion et voudraient tout gouverner suivant leur appétit sensuel et obéir à la fortune plutôt qu’à eux-mêmes. Ce qui ne me paraît pas moins absurde que si quelqu’un, parce qu’il ne croit pas pouvoir nourrir son corps de bons aliments dans l’éternité, aimait mieux se saturer de poisons et de substances mortifères; ou parce qu’on croit que l’âme n’est pas éternelle ou immortelle, on aimait mieux être dément et vivre sans raison; absurdités telles qu’elles méritent à peine d’être relevées. »

 ***

On voit donc que Descartes, et plus explicitement encore Spinoza, s’écartent beaucoup de l’espérance théologale.
Ils s’en écartent même davantage qu’on ne le fait à l’époque actuelle. Les sociétés dites développées telles que la nôtre vivent dans une ambiance de théologie laïcisée, où l’espérance semble plus forte que jamais, en particulier sous la forme de l’espoir en un monde meilleur sur terre, qui est loin d’avoir disparu avec la chute du communisme.
Paradoxalement, dans ces sociétés, ce n’est plus la religion qui assure aujourd’hui la pérennité de l’espérance collective, mais la science et la technologie, ainsi que la démocratie et la foi dans le progrès sous ses diverses appellations (dont la dernière en date est celle de « développement durable » après celle de « croissance »).

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 Annexe 1

Les vertus théologales

D’après le catéchisme de l’Eglise catholique (1992) sur internet:
1833 La vertu est une disposition habituelle et ferme à faire le bien.
1834 Les vertus humaines sont des dispositions stables de l’intelligence et de la volonté, qui règlent nos actes, ordonnent nos passions et guident notre conduite selon la raison et la foi. Elles peuvent être regroupées autour de quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance.
1840 Les vertus théologales disposent les chrétiens à vivre en relation avec la Sainte Trinité. Elles ont Dieu pour origine, pour motif et pour objet, Dieu connu par la foi, espéré et aimé pour Lui-même.
1841 Il y a trois vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité (cf. 1 Co 13, 13). Elles informent et vivifient toutes les vertus morales.
1843 Par l’espérance nous désirons et attendons de Dieu avec une ferme confiance la vie éternelle et les grâces pour la mériter.

 Annexe 2

L’espérance dans les maximes de La Rochefoucauld

38
Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos craintes.

75
L’amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel ; et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre.

168
L’espérance, toute trompeuse qu’elle est, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable.

213
L’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et l’envie d’abaisser les autres, sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes.

492
L’avarice produit souvent des effets contraires; il y a un nombre infini de gens qui sacrifient tout leur bien à des espérances douteuses et éloignées, d’autres méprisent de grands avantages à venir pour de petits intérêts présents.

Maxime posthume 23
L’espérance et la crainte sont inséparables, et il n’y a point de crainte sans espérance ni d’espérance sans crainte.

Elisabeth Rochlin, poète et traductrice d’Erasme

Elisabeth Rochlin, l’une des traductrices des Adages d’Erasme (voir l’article de Libres Feuillets à ce sujet), a publié sous le nom d’Elisabeth Fiebig-Bétuel plusieurs recueils dont sont extraits les poèmes suivants.

 Eveil
Dans Est-ce vers l’étoile Hölderlin ? Les Editions des Prouvaires, Paris, 1982

Les couleurs de ma vie ont baigné dans tes yeux
Nimbes de flamme arcs-en-ciel de ferveur
Ferment d’étoile aurore pour ardeur
Les couleurs de ma vie ont trempé dans ton cœur

Les parfums de ma vie ont vogué dans ton âme
Ambre du rêve encensoir de candeur
Rayonnement parangon des saveurs
Les parfums de ma vie ont dansé sous tes pas

Les murs de mon silence ont frémi à ta voix
Amour du monde et charmille des rythmes
Jaillissement firmament des musiques
L’univers a surgi au plain-chant de tes bras

Dans nos mains ont vibré les sursauts de nos joies
Chair du délire et sourire des heures
Eclat de vivre extase sur mémoire
Dans tes yeux ont fondu les contours de mon coeur

 

Nuit
Dans Hauts parages des multitudes, Editions ARCAM, 40 rue de Bretagne, Paris 1983

Le froid renaît où tu me quittes
Quand la nuit lève son manteau
Soleil sur le doux de la chambre
Surgi dans le bleu du tableau

Passent tes mains au fil de l’ombre
Miroirs d’où ma forme jaillit
Aux flancs de la jarre du monde
Là où l’eau sourdement s’enfuit

Prélude-moi pour l’espérance
Gîte pour le rêve assoupi
S’éploie la force du sensible
Sur les collines des vertiges

Enserre-moi proie du délire
Ame sous la griffe et la dent
Ailes battant vers la lumière
Fièvre aux lointains inassouvie

Un goût de ciel et de silence
Au sommeil emmêlé s’étreint
Le vrai dans les mailles des mots
Guette l’ornière du destin

L’être cueille au rite des doubles
L’invite du drame et du chant
Naisse l’étoile matutine
Du cri commencement de l’homme

 

Portrait d’une lune dans l’eau (treize reflets en forme de haïkus), Editions ARCAM, Paris, 1985

Estampe de Lune
Ta paume cisèle un fruit
De vague et d’attente

La rumeur de l’être
Et du chant sur ton visage
Chaque doigt s’attarde

Le brouillard s’effrange
Où voyage l’irréel
Halo sur l’amer

L’éternel m’entraîne
Au-delà du temps des eaux
Le regard dérive

 

Quelques mots de la rédaction de Libres Feuillets

Le premier poème cité ci-dessus, « Eveil », fait un usage à la fois chantant et grave du décasyllabe 4+6, accompagné d’alexandrins qui servent de refrains, et qui mettent en valeur, à la fin de chacun d’eux, une esquisse de « blasons »: tes yeux, ton cœur, ton âme, tes pas, ta voix, tes bras, nos joies, mon cœur.

Le second poème, « Nuit », en octosyllabes, commence par un vers qu’on pourrait considérer comme un « don de l’inspiration » : « Le froid renaît où tu me quittes », et s’achève par le cri qui peut être à la fois celui de l’amour et de la naissance.

Parmi plusieurs autres poèmes, on citera dans Est-ce vers l’étoile Hölderlin ? le poème intitulé « Comptine » où l’on voit que, dans un beau mouvement,
« Jeune Seigneur Ting ébroue seul le duvet
Du brouillard qui lui naît aux épaules »,
ou encore le poème « Donneur de vie » et sa deuxième strophe, où la pierre attend de prendre vie:
« Sans toi je fus la pierre où ne prend pas le feu
Que l’eau n’arrondit pas que n’attend pas la fronde
La brume du passé où la peur environne
Sur la mer le caillou qui ne rebondit pas ».

On citera aussi, dans Hauts parages des multitudes, le poème (principalement en alexandrins) intitulé « Nova », composé de dix strophes de six vers, dont le dernier vers succédant chaque fois à un octosyllabe est particulièrement bien venu, en particulier :
–         « Plus rien n’est disloqué entre le monde et moi »
–         « A tant d’heures d’amour de toi
          « Plongeant d’un ciel moins lourd vers la terre des dieux »
–         « L’espérance de fièvre et l’amour d’être aimé »
–         « Ton corps brasier tordu aux sarments du poème »
–         « Lumière libérée dans l’espace ébloui ».
Dans le même recueil, « Volte » chante également l’amour:
–  « Dans le grisant du lit tu règnes »
–  « Dors ta prunelle étreint le vide »,
et se termine par une sorte de maxime à la fois sobre et proclamée :
« L’amour est la vision du monde »

 Ces recueils d’Elisabeth Fiebig-Betuel nous font entendre une poésie fervente dans laquelle l’auteur unit à la sincérité la maîtrise des vers.

 

 Libres Feuillets

Obsolescence de la rime et du vers? Par Dominique Thiébaut Lemaire

L’article qui suit a également été publié, de manière légèrement plus développée, dans la revue de poésie Les Citadelles (numéro de 2012), sous le titre: « Illustration du vers et de la rime ».

Dans la longue durée de la poésie française, celle-ci a été régie par les règles de ce que Jacques Roubaud (dans « Obstination de la poésie », Le Monde diplomatique, janvier 2010) appelle le « compté-rimé », caractérisé en particulier par la numération des syllabes et par les rimes, moyens mnémotechniques mais aussi musicaux.
Malgré cette illustre histoire, Jacques Roubaud craint de ne voir subsister désormais qu’une seule règle en matière de versification, celle d’aller à la ligne à la fin d’un « vers ».
Dans ces conditions, pourquoi ne pas composer tout simplement de la prose ?

Prose et poésie

Aujourd’hui, selon Jacques Roubaud, la poésie tend à s’exprimer « par petites proses courtes, mais non visiblement narratives : l’absence d’une trame narrative nette est alors le marqueur unique de l’appartenance au genre poésie. »

 Cela dit, pour se distinguer de la prose-prose, la prose-poésie peut recourir à d’autres procédés que l’absence de narration.

Ainsi, le poète peut chercher à se forger un vocabulaire épuré, non prosaïque. Cette tendance existait déjà sous le règne du compté-rimé. C’est ce qu’on peut appeler la tentation de la préciosité, en généralisant cette notion qui nous fait penser au 17ème siècle, mais qui est de toutes les époques, y compris la nôtre, en passant par les Romantiques au 19ème siècle, comme en témoigne la proclamation de Victor Hugo: 
« J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire ».

Autre façon de se créer un langage poétique : faire le sacrifice de tel ou tel élément de la langue ordinaire, pour bien montrer qu’on se démarque de celle-ci. L’élément auquel on renonce le plus volontiers est la syntaxe, dont l’effacement aboutit à un style elliptique, voire oraculaire.
Mais celui-ci peut nuire à l’oralité de la poésie, dans la mesure où la concision excessive n’est pas en accord avec le minimum de souffle que demande la voix. La « récitation », en dépit de son caractère faussement vieillot, est la façon de lire qui met le mieux en valeur la beauté de la poésie.

La métrique

Au dernier chapitre, intitulé « Latin », de son autobiographie Les souvenirs m’observent, le poète suédois Tomas Tranströmer, prix Nobel 2011, raconte son éblouissement de lycéen à la lecture, en latin, du poète Horace : « Quelque chose pouvait s’élever dans les airs grâce à la forme (la Forme !)».
Il ajoute que deux formes de strophes horaciennes, la saphique et l’alcaïque, sont entrées dans sa propre écriture. C’est un des miracles de la poésie et de la littérature en général de faciliter ces communications à travers le temps.

La versification gréco-latine était fondée sur des alternances de syllabes longues et brèves. Le vers se composait d’un nombre déterminé de pieds, groupes de syllabes (une syllabe longue équivalant à deux brèves). Ces caractéristiques ont été transposées dans les langues germaniques, telles que l’allemand et l’anglais, mais aussi le suédois, dans lesquelles la syllabe accentuée joue le rôle d’une longue, les autres celui d’une brève.

En français, où l’accentuation est relativement faible, la métrique traditionnelle est syllabique, c’est-à-dire qu’elle compte chaque syllabe de la même manière. Du onzième au dix-neuvième siècle, les mètres dominants ont été l’octosyllabe, le décasyllabe (généralement découpé en deux éléments 4+6) et le dodécasyllabe ou alexandrin (généralement découpé en deux éléments 6+6, mais aussi à partir du 19ème siècle en trois éléments 4+4+4).

Dans la seconde moitié du 19ème siècle, Verlaine a écrit en vers de neuf syllabes (ennéasyllabes) un « Art poétique » (Jadis et naguère) où il recommande:
« De la musique avant toute chose
« Et pour cela préfère l’impair ».
Notons tout de même que dans un vers impair divisé en deux parties (2+7, 3+6 ou 4+5 dans l’ennéasyllabe), l’une des deux parties est nécessairement paire. Notons aussi que le « e » (muet ou sonore) peut jouer des tours, en nous faisant hésiter, dans notre exemple, entre neuf et huit syllabes:
« De la musique avant tout(e) chose
Et pour cela préfèr(e) l’impair ».

Outre le vers de neuf syllabes, Verlaine a écrit des vers de cinq, sept et onze syllabes. L’heptasyllabe (sept syllabes) est traditionnel. Il a été employé au Moyen Age, et de façon peu voyante mais continue par la suite. Eluard en a fait le vers principal de son poème célèbre intitulé « Liberté » (publié dans Poésie et vérité en 1942), où les strophes se terminent par un vers de quatre syllabes (et la dernière par les trois syllabes de « Liberté »), en écho au rythme principal 4+3 ou 3+4.

Les formes du poème

Le vers se prolonge par la strophe, et/ou par le verset.
Si l’on examine les poèmes de Saint-John Perse, on constate que leurs versets ne sont pas aussi nouveaux qu’on pourrait le croire, car ils abondent en vers « classiques ».
Ainsi, le début de Vents :
« C’étaient de très grands vents (6) sur toutes faces de ce monde (8),
« De très grands vents (4) en liesse par le monde (6), qui n’avaient d’aire ni de gîte (8),
« Qui n’avaient garde ni mesure (8), et nous laissaient, hommes de paille (8),
« En l’an de paille sur leur erre (8)…Ah ! oui, de très grands vents (6) sur toutes faces de vivants (8) ! »
Et le début d’Amers :
« Et vous, Mers, qui lisiez (6) dans de plus vastes songes (6), nous laisserez-vous un soir (7) aux rostres de la Ville (6), parmi la pierre publique (7) et les pampres de bronze (6) ? ».
Nous voyons là que le poète n’a pas estimé facile ni souhaitable de s’écarter de la métrique des vers par lesquels s’est illustrée la poésie française.

En ce qui concerne le poème pris dans son ensemble, en particulier dans ses formes dites fixes, évoquons à nouveau Jacques Roubaud, mathématicien, professeur d’université à partir de 1958, qui a obtenu en 1990 un doctorat d’Etat en littérature française sous la direction d’Yves Bonnefoy, avec une thèse consacrée à La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe. Jacques Roubaud a publié des sonnets dès son premier recueil intitulé E (signe d’appartenance), et toute son œuvre témoigne de son attachement à cette forme de poème.

Après une éclipse du 17ème au 19ème siècle, le sonnet a de nouveau inspiré les plus grands. Baudelaire a écrit à ce sujet dans une lettre à Armand Fraisse le 18 février 1860: « Quel est donc l’imbécile… qui traite si légèrement le sonnet et n’en voit pas la beauté pythagorique? Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet, la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a là la beauté du métal et du minéral bien travaillés. Avez-vous observé qu’un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc., donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne?»

Yves Bonnefoy, ancien professeur au Collège de France, directeur de la thèse de Jacques Roubaud, a publié en 2010 aux éditions Galilée un recueil intitulé Raturer outre dont les poèmes sont composés de deux quatrains et de deux tercets, strophes du sonnet. Il s’en explique au début du recueil:
« Si je n’avais pas adopté ce parti prosodique, quatorze vers distribués en deux quatrains et deux tercets, ces poèmes n’auraient pas existé, ce qui ne serait peut-être pas bien grave, mais je n’aurais pas su ce que quelqu’un en moi avait à me dire.
« Les mots, les mots comme tels, autorisés par ce primat de la forme à ce qu’ils ont de réalité sonore propre, ont établi entre eux des rapports que je ne soupçonnais pas…La contrainte aura été une vrille, perçant des niveaux de défense, donnant accès à des souvenirs restés clos sinon réprimés. »
A la composition en deux quatrains et deux tercets, Yves Bonnefoy ajoute, comme éléments de ses sonnets, les décasyllabes, avec quelques alexandrins.

La rime

Au Moyen Age, les poèmes les plus anciens de la poésie française n’avaient pas de rimes mais seulement des assonances. La Chanson de Roland, de la fin du 11ème siècle, compte dans sa version la plus ancienne environ 4000 décasyllabes assonants répartis en « laisses », c’est-à-dire en strophes de longueur variable.
L’alexandrin, quant à lui, doit son nom au Roman d’Alexandre, cycle de poèmes du 12ème siècle écrits en octosyllabes, décasyllabes et finalement dodécasyllabes.
Beaucoup de rimes finissant par une voyelle sont aussi des assonances. Celles-ci n’exigent que l’homophonie de la voyelle tonique. La rime a complété l’assonance médiévale en imposant aussi la reprise de la consonne qui suit éventuellement la dernière voyelle.

Boileau, dans sa satire II, a expliqué avec justesse les inconvénients de la rime (le labeur excessif qu’elle peut exiger, les remplissages, artifices et faussetés de forme et de fond auxquels elle peut conduire), mais aussi ses beaux aspects: en dépit du travail préalable, l’impression d’aisance qu’elle donne quand elle est réussie ; et l’impression qu’elle est animée par sa propre dynamique au service du bon poète (en l’occurrence Molière) à qui Boileau s’adresse ainsi :
« On dirait quand tu veux, qu’elle te vient chercher… 
« A peine as-tu parlé, qu’elle-même s’y place…»

Après la floraison du romantisme, beaucoup ont semblé découragés par la difficulté d’égaler leurs aînés sur le même terrain qu’eux, et les notions de vers libre et de poème en prose se sont répandues. Verlaine lui-même, grand versificateur, critique la rime, mais dans un poème rimé (l’« Art poétique » mentionné plus haut):
« O qui dira les torts de la Rime?
« Quel enfant sourd ou quel nègre fou
« Nous a forgé ce bijou d’un sou
« Qui sonne creux et faux sous la lime ? »

La lassitude à l’égard de la rime s’est aggravée au 20ème siècle, mais non chez tous les poètes. Aragon en parle dans son texte intitulé La rime en 1940, paru cette année-là et repris en annexe du Crève-Cœur réunissant des poèmes de cette époque. Il constate que « la dégénérescence de la rime française vient de sa fixation, de ce que toutes les rimes sont connues ou passent pour être connues, et que nul n’en peut plus inventer de nouvelles, et que, par suite, rimer c’est toujours inventer ou plagier, reprendre l’écho affaibli de vers antérieurs. » Il nous présente ensuite des exemples de renouvellements possibles: « rime enjambée », « rime complexe faite de plusieurs mots décomposant entre eux le son rimé » (ainsi, il fait rimer « ivresse » avec « vivre est-ce ». Avant lui, Apollinaire avait déjà fait rimer « neige » et « que n’ai-je »).
Par ailleurs, à la suite d’Apollinaire, Aragon a substitué à l’alternance ancienne des rimes féminines et masculines des rimes terminées alternativement par une consonne et par une voyelle.
L’exemple des surréalistes est particulièrement intéressant. Plusieurs d’entre eux, dont Aragon, mais aussi Eluard, et Desnos, dans les circonstances tragiques de la guerre, sont revenus au vers compté-rimé. Avant d’être déporté et de périr dans un camp allemand en 1945, Desnos, considéré antérieurement par André Breton comme le plus doué en écriture automatique, a écrit de beaux vers réguliers, en particulier sous la forme de  sonnets.

Entre autres moyens sonores à l’intérieur du vers (allitérations, assonances…), mais davantage qu’eux, la rime affirme, à sa place finale privilégiée, le caractère primordial du phonème.
Elle nous oblige à mieux écouter et ressentir les « bruits » de la langue, pour employer un terme cher au poète Bernard Noël. C’est un limier qui court devant le vers et qui l’entraîne, en aidant le chasseur de mots à trouver ce qu’il cherche, et même ce qu’il ne cherche pas.

Pour faire comprendre que la rime recèle des possibilités encore mal explorées, prenons les mots dont on dit qu’ils ne riment avec aucun autre, par exemple camphre, dogme, girofle…
Rien ne nous empêche de faire rimer camphre avec coffre ou chiffre ; dogme avec paradigme ou flegme ; girofle avec trèfle ou souffle, etc.
Ce qui vient d’être dit n’est qu’un exemple parmi d’autres des possibilités offertes par cet élargissement de la versification. Pour mieux me faire comprendre, voici un tercet de mon recueil Aérogrammes (sonnet LXXX) où la rime est en –rse :
« Le poète aimerait donner aux mots la force
« Que la nature donne à la flamme à la source
« De sorte que le temps jamais ne les disperse ».

La rime peut nous emmener où nous ne voulions pas aller. Mais c’est justement le travail de celui qui aime les explorations langagières, de suivre le mouvement et de donner un sens à ces aventures de mots.
Comme la métaphore, la rime crée des correspondances inédites, rapprochant les mots par leurs signifiants, et créant par là même un lien entre leurs signifiés.

L’illusion du modernisme

Existe-t-il un progrès en poésie? Quelle relation y a-t-il entre progrès, nouveauté et modernité ? Ce sont des sujets de dissertation, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient négligeables.

Quatre ou cinq cents ans après la Chanson de Roland, les poètes français du 16ème siècle écrivaient toujours des décasyllabes, sans se soucier de leur modernité.
Trois cents ans après eux, les poètes du 19ème siècle ont écrit de magnifiques sonnets sans s’inquiéter de leur forme tricentenaire et même plus ancienne encore. Quant à nous, cent cinquante ans après Baudelaire, Nerval, Mallarmé, qu’est-ce qui nous oblige à changer de formes poétiques, alors qu’eux ne l’ont pas fait, malgré les siècles de « compté-rimé » qu’ils avaient déjà derrière eux ?

Baudelaire, nourri de la grande poésie qui l’a précédé, n’a sans doute pas été bien inspiré de donner de l’importance à la notion ambiguë de modernité. « La modernité, dit-il dans son recueil d’essais Le peintre de la vie moderne, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». On a tendance à oublier cette distinction entre les deux moitiés de l’art, de même que la distinction entre modernité et modernisme.

Le moderniste est toujours dépassé par plus moderniste que lui, dans une fuite en avant où l’on court vainement vers le dernier degré sans jamais l’atteindre, de même qu’en mathématiques on n’atteint jamais le nombre le plus grand de tous. Comme l’a écrit Leibniz dans son Discours de métaphysique, en prenant comme exemple la nature du nombre: « les formes ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degré ne sont pas des perfections…. »
La poésie, qui tend vers une perfection, n’a pas sa place dans une course où tout est sans cesse dépassé.

Ce qui ne veut pas dire qu’elle doive s’abstraire du présent. Cependant, aujourd’hui, on cherche à se démarquer de l’« ancien » non seulement par l’appauvrissement de la forme, mais souvent aussi, paradoxalement, par un retour en arrière vers la nature primordiale d’un monde où n’entrent guère les changements de la vie quotidienne, la technique, les réalités actuelles…
Une partie des poètes dans la période récente, après Bachelard (Psychanalyse du feu, L’Eau et les rêves, L’Air et les songes, La Terre et les rêveries…), a eu tendance à restreindre la poésie à la quête d’une vérité à la manière des Présocratiques que l’on prend pour des poètes, mais qui étaient d’abord des scientifiques philosophes. Ils voulaient trouver la vérité physique des quatre éléments de la nature, et les principes logiques et mathématiques de l’univers. Pour la poésie, c’est peine perdue, probablement, de chercher le salut dans la vieille conception des quatre éléments et dans ce vieil imaginaire.

Ambition, courage, liberté

Il importe, à mon sens, de défendre et d’illustrer une poésie ambitieuse, c’est-à-dire qui continue à unir les chiffres et les lettres, les nombres et les mots; qui ne renonce à aucun des aspects importants du langage (phonèmes, mots, phrases) ; et qui assume les nouveautés du monde et de la société.

 Il importe d’oser garder vivant tout ce qui peut être conservé dans notre poésie, et d’illustrer une démarche courageuse qui ne se laisse pas impressionner par les jugements de ceux qui croient pouvoir la regarder de haut, sous prétexte qu’elle n’a guère de valeur marchande, qu’elle n’est d’aucune utilité dans les jeux de pouvoir, et qu’il est sans risque de la dédaigner.

Il importe aussi de défendre et d’illustrer la liberté. Le vers libre l’est-il du seul fait qu’il le proclame ? Comme l’ont dit de nombreux poètes et non des moindres, la contrainte de la forme libère l’invention. Et ce qui est également libérateur, c’est d’accepter pleinement les contraintes de la langue elle-même, de sa syntaxe, de ses sonorités, de ses mots, de son rythme, pour continuer à en tirer le meilleur.

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

La Sainte Anne de Léonard de Vinci, au musée du Louvre: interprétation d’une image de rêve. Auteur: Maryvonne Lemaire

La Sainte Anne, l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, Musée du Louvre, exposition de 2012

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On peut admirer  au Louvre la magnifique restauration du tableau de Léonard de Vinci (Vinci 1452-Amboise 1519), Sainte Anne, (168 cm x 130 cm), peint à partir de 1503 sur un panneau de bois de peuplier. Cette restauration menée pendant quatre années par Cinzia Pasquali  redonne à l’oeuvre  son extrême beauté, dont on ne sait si elle est due à la grâce des personnages, à l’éclat des couleurs, en particulier dans ses drapés lapis lazuli, rouge kermès, gris perle, ou bien encore  aux vibrations de la lumière.

Il  semble –  en tout cas ce sera l’hypothèse que je développerai – que le tableau est inspiré moins par la religion que par l’expérience personnelle du peintre, son propre rapport à la peinture. C’est une sorte d’image de rêve, avec ses déplacements, ses dédoublements, ses condensations, image onirique dans laquelle Léonard s’identifie à l’enfant Jésus, prêt à se saisir de l’agneau représentant son destin, sous le regard maternel  de deux jeunes femmes au sourire de Joconde.

La visite nous entraîne à travers quatre époques de la vie de Léonard, sur les lieux qui l’ont vu, pendant plus de quinze ans, de 1502/1503 à 1518, commencer et parfaire, sans toutefois l’achever, ce tableau. L’intérêt et l’enjeu des quelque deux cents esquisses,  copies, tableaux  et documents d’archives exposés, dont certains sont à eux seuls des trésors, se comprennent d’autant mieux qu’on les réfère aux trois cartons préparatoires  dessinés  dans les années 1500/ 1503.

La Sainte Anne, dite Trinitaire : un même sujet religieux et politique, renouvelé sous quatre « mécénats » différents

Pourquoi « Trinitaire » ? Ce qualificatif, employé dans l’exposition, introduit une confusion, peut-être voulue, avec le dogme théologique de la trinité de Dieu. C’est pourquoi certains lui préfèrent l’allemand Selbdritt, l’italien Metterza  ou bien la locution « en tierce ». Dans la tradition, Sainte Anne est en effet représentée tenant dans les bras Marie et Jésus, tous deux également  enfants ; parfois Marie est une adulte en miniature. Ce thème de la confusion des générations se retrouve dans le tableau de Vinci. Dans d’autres représentations, que l’on voit aussi dès l’entrée de l’exposition, la Vierge est assise sur les genoux de sainte Anne et Jésus sur les genoux de sa mère.

En ce début de XVI° siècle et depuis le moyen-âge, le culte de sainte Anne, mère de Marie et grand-mère de Jésus, fait l’objet  d’une  grande ferveur ; ce sera une  cible privilégiée des attaques de Luther.  C’est une époque où l’on soutient des discussions passionnées sur l’Immaculée Conception de Marie (Marie conçue sans péché originel) et sur la virginité de la mère de Jésus. Après la Contre-Réforme, le sujet de sainte Anne trinitaire est plus ou moins délaissé au profit du groupe de Joseph, Marie et Jésus.

Léonard de Vinci  commence son tableau dans la jeune république de Florence où il arrive, venant de Milan, en 1500. En 1507, rappelé par le roi de France Louis XII, alors duc de Milan, Léonard retourne dans cette ville. Il y reste jusqu’au moment où les Français  en sont chassés, en 1512 et  se rend en 1513 à Rome, auprès du  frère de Léon X, Julien de Médicis, qui meurt en 1516. En 1516, il traverse les Alpes à dos de mulet pour rejoindre la cour de François Ier et passe la fin de sa vie en France au château de Clos Lucé, près de Chambord. Il  meurt en 1519.

Qui est le commanditaire du tableau ? La question reste confuse ; peut-être est-ce finalement le peintre lui-même, même s’il l’a destiné à différents mécènes, comme le montre ce bref historique de ses lieux de séjour, qu’évoquent certains tableaux.

Florence : Depuis le 26 juillet 1343 (jour de la fête de sainte Anne), où le peuple florentin a chassé le tyran Gautier de Brienne, sainte Anne est la patronne de la ville. C’est  aussi la patronne  qu’adopte la toute jeune république créée après le départ des Médicis en 1494. Il n’est pas impossible que Léonard, voulant célébrer son arrivée à Florence,  grand centre de la peinture, ait pris lui-même l’initiative du sujet pour son tableau. Ce serait un choix républicain.

Milan est  depuis 1499 entre les mains du roi de France Louis XII,  qui a épousé Anne de Bretagne. Il n’est pas impossible non plus que le roi ait fait à Léonard cette commande pour honorer la sainte patronne que vénérait sa nouvelle épouse : Anne de Bretagne, comme Anne d’Autriche plus tard, favorisèrent le culte de la sainte. Ce qui est sûr, c’est que dès 1505, Léonard voulait envoyer le tableau à Louis XII.

Rome : Le sujet religieux, qui met en scène l’incarnation de Dieu sur terre, la filiation maternelle, immaculée et virginale, du Christ ainsi que son  destin, ont pleinement  leur place dans la ville papale à cette époque de grande dévotion aux saints. D’autre part, Julien de Médicis, frère du pape et protecteur de Léonard à Rome, lui aurait passé commande d’un portrait de sa maîtresse, réel modèle de La Joconde, dont le sourire aurait redonné à Léonard de Vinci le goût de peindre.

La France : Léonard de Vinci emporte avec lui en France seulement trois tableaux : le portrait de La Joconde ; celui de Saint Jean-Baptiste, au sourire de Joconde; la Sainte Anne, tableau inachevé, sur lequel le sourire de Mona Lisa se dédouble pour animer à la fois le visage de Sainte Anne et celui de Marie. Le fameux sourire est donc un trait commun aux trois œuvres. On a des témoignages de la dévolution ou attribution de la Sainte Anne au roi François Ier en 1518.
Exposé peut-être au château d’Amboise puis dans une chapelle, le tableau ne réapparaît qu’en 1651, à Paris dans le Palais Royal. En 1797, il est accroché dans le salon carré du Louvre.

Il  semble que le tableau soit inspiré moins par la religion ou l’histoire que par l’expérience du peintre lui-même, son propre rapport à la peinture. C’est une  sorte d’image de rêve, d’image onirique dans laquelle Léonard s’identifie à l’enfant Jésus, prêt à se saisir de l’agneau représentant son destin, sous le regard maternel de deux jeunes femmes au sourire apaisé.

Les trois cartons

La simple étude des étapes successives que constituent les trois cartons préparatoires au tableau est éclairante à cet égard. Ces trois cartons, ont été dessinés de 1500 à 1503, à l’époque du séjour à Florence. Ils ont été copiés de façon plus ou moins heureuse, comme on le voit dans les premières salles.

L’exposition ne présente que le premier carton, dit de Burlington, prêté par la National Gallery. Il est accroché comme pendant du tableau lui-même. Fait d’un assemblage de huit feuilles de papier collées, à l’échelle de la peinture envisagée (141,5 x 104,6), il est assez proche du « brouillon » qu’est le componimento inculto, composition instinctive de départ, indispensable à toute création selon Vinci, présenté lui-aussi sur les murs de l’exposition.
Un groupe de quatre personnages est inscrit dans une sorte de pyramide, où l’on distingue deux femmes assez semblables par l’âge et la taille, sur la même ligne horizontale. Anne de son doigt levé vers le ciel semble désigner les desseins de Dieu.  Les deux cousins enfants sont face à face, Jésus bénissant Jean-Baptiste (Saint Jean-Baptiste dans la bible annonce la venue du Christ ; il est représenté vêtu d’une peau de mouton). Ce carton daterait d’avant 1501, peut-être de 1500.

Le second carton, d’avril 1501, est perdu et, à la différence du troisième,  également perdu, il a été peu recopié. Deux feuilles conservées au Louvre et à Venise, de Léonard lui-même, un tableau des frères Brescianino de 1515/1517, un autre de 1507 de Raphaël (qui a ajouté saint Joseph) nous permettent toutefois de l’imaginer. Le rythme est vertical : sur la diagonale descendant vers la gauche se lit la succession des trois générations. Anne est plus âgée que Marie. Jean-Baptiste a disparu, remplacé par l’agneau du sacrifice.

Le troisième carton, de 1503, a disparu à Budapest, pendant la seconde Guerre Mondiale. La réflectographie infrarouge du tableau du Louvre en donne toutefois une idée précise. La diagonale des trois générations descend cette fois vers la droite, Marie s’est penchée vers l’enfant dans un mouvement fait pour le retenir ou du moins accompagner son action. Anne, redevenue presque aussi  jeune que Marie, contemple la scène, les yeux baissés.

 Lecture du tableau à partir de la comparaison entre les trois cartons : une image rêvée de l’art de Vinci

 Le tableau est fascinant par les lectures multiples qu’il suscite, notamment grâce à l’identification possible de Léonard au personnage de l’enfant. C’est vers lui que convergent les regards d’Anne, de Marie et de l’agneau. La lumière, venant de droite, met en valeur l’échange des regards et des sourires ainsi que la continuité des gestes (même épaule pour Anne et Marie, même orientation des bras pour Marie et l’enfant, qui est entre les jambes de sa mère). L’enfant est la cause du mouvement  qui anime toute la scène.

Les lectures  religieuse et politique  du tableau seraient intéressantes à développer. La lecture religieuse donne évidemment les éléments de base de l’interprétation. Elle est orientée, on l’a vu, par les questions de l’incarnation de Dieu sur terre, de sa filiation humaine, la filiation maternelle, et enfin par celle du destin de Jésus (passion et  résurrection),  représenté par l’agneau.

Incarnation, filiation maternelle, destin exceptionnel, nous reprendrons ces thèmes. Mais nous en déplacerons l’enjeu, en mettant l’accent  sur une lecture plus en rapport avec le peintre lui-même et  son art. Nous accepterons l’idée que  Léonard  s’identifie à l’enfant, comme Freud  le propose dans son « roman psychanalytique »  Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. (Lui-même, le découvreur du monde intérieur, n’a pas manqué de s’identifier à Léonard, découvreur du monde extérieur).

L’artiste se représente dans une humanissima trinitas, féminine, maternelle et naturelle. Léonard de Vinci associe son art, son destin à la filiation maternelle, elle-même confondue avec la nature. La peinture apparaît alors comme une incarnation des leçons de la nature, qui prennent vie.

 La peinture dans sa relation avec la filiation maternelle

Comme on l’a vu, le deuxième carton concentre le sujet du tableau sur l’action de l’enfant Jésus : alors qu’il était assis sur les genoux de sa mère sur le carton de Burlington, il est descendu à terre pour ne pas dire sur terre et s’apprête à monter sur l’agneau.

Le thème du double, très présent dans le carton de Burlington – Anne double de Marie ; Jean-Baptiste double de Jésus –  disparaît au profit d’une présentation ordonnée des générations et de l’annonce du sacrifice de Jésus, représenté par l’agneau.

Il semble que les reconstructions biographiques de Freud concernant l’abandon de Léonard par son père soient contestables. Cependant sa référence aux deux mères de Léonard est difficile à écarter. Comment ne pas penser, en voyant les deux  femmes, à la mère naturelle de Léonard, Catarina, jeune servante abandonnée par son père, et d’autre part à la jeune épouse stérile de ce dernier, Donna Albiera, qui prit soin de l’enfant au foyer paternel ? Sur le carton de Burlington, les deux personnages féminins ont même sourire, même âge, une certaine confusion se lit dans le dessin des corps.

Sur les dessins associés au second carton, Anne est nettement plus âgée que sa fille. Pourquoi ne pas faire avec Freud l’hypothèse que  sainte Anne, l’ancêtre, la femme la plus éloignée spatialement, représente  Catarina, l’image originelle – celle du fameux sourire -, qui dans son amour pour l’enfant a consenti à son adoption par la femme légitime  de son père. L’expression contemplative et retenue exprimerait la magnanimité de cet amour maternel (ou cacherait son envie, comme le dit Freud). Sainte Anne est représentée dans une position proche de celle de la Léda, humaine séduite par Zeus ayant pris la forme d’un cygne, que Léonard peint au même moment (elle est accrochée sur les murs de l’exposition). On peut penser aussi que sainte Anne  figure la grand-mère paternelle  très aimée, Mona Lucia. Déplacements, dédoublements et condensations sont monnaie courante dans les rêves ou les tableaux oniriques et il semble bien que ce tableau soit une image de rêve.

Marie présente l’expression d’une grande tendresse. Sa robe bleue touche les lèvres de l’enfant, comme l’aurait fait le vautour du  fameux rêve de Léonard : “Il semble que j’aie depuis toujours été destiné à m’occuper du vol des oiseaux. Dans mon plus ancien souvenir d’enfance, il me semble qu’un vautour a volé jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et l’a plusieurs fois battue de ci de là entre mes lèvres” (Codex sur le vol des oiseaux).

 Dans son étude du  rêve, Freud, qui a lu le texte dans sa traduction allemande, met  en relation le vautour, dont le hiéroglyphe égyptien signifie aussi mère, avec la séduction maternelle. Mais en fait le texte italien parle non de vautour mais de milan. Et pourtant l’intuition de Freud là non plus n’est pas à écarter : sur le tableau, l’enfant semble se rebiffer contre cette mère  trop tendre, séduisante sinon séductrice. En tout cas, la représentation picturale est à elle seule une distance prise par  rapport à la séduction maternelle, si évidente dans ce tableau.

  Peut-être aussi  l’abandon du thème des jeunes cousins nous dit-il quelque chose de la sublimation par l’art qui a été le choix de Vinci, au détriment  de ses satisfactions sensuelles. Ce serait une façon de parler de son homosexualité, puisqu’on sait que le peintre a vécu avec de jeunes amis.

La filiation maternelle et  la nature

Dans le second carton, le doigt levé vers le ciel de sainte Anne a disparu, ainsi que le geste de bénédiction de Jésus. Comme si  le peintre écartait dans le tableau la transcendance divine et l’autorité paternelle.

Pourtant le père de Léonard est bien présent, ne serait-ce que de façon négative, nous dit Freud. Selon lui,  le non finito serait un trait d’identification de Léonard à son père. De même que Ser Piero da Vinci a laissé inachevée la tâche paternelle en abandonnant Catarina, de même Léonard  abandonnait ses tableaux sans les finir. C’est le cas de La Sainte Anne, dont la partie intermédiaire du fond, entre montagnes et premier plan, est inachevée, tout comme la robe d’Anne elle-même.

Non seulement Léonard n’a pas été abandonné par Ser Piero mais il n’a jamais renié les leçons de son maître Verrochio. S’il n’imite aucun modèle, s’il ne veut regarder aucun maître mais seulement la nature et lui  dérober ses secrets, c’est qu’il a déplacé sur elle  son intérêt pour la mère « naturelle » : Il osa émettre cette affirmation hardie qui n’en contient pas moins la justification de toute recherche libre : « Qui dans le conflit des opinions se réfère à l’autorité opère avec sa mémoire au lieu d’opérer avec son entendement ». (…) Retransposés de l’abstraction scientifique à l’expérience concrète individuelle, les Anciens et l’autorité ne correspondaient finalement qu’au père, et la nature redevenait la bonne et tendre mère qui l’avait nourri (Un souvenir d’enfance, folio, 2002, p.231, 233.)

La nature redevenait la bonne et tendre mère qui l’avait nourri. Le troisième carton en témoigne. Il  garde la composition verticale  mais Anne, comme  dans le premier carton, est une jeune femme. La mère naturelle, comme on dit « enfant naturel », et la mère légitime sont comme sœurs par l’âge, la grâce, la tendresse et la foi. Le fait de retourner la diagonale descendante vers la droite tourne vers la vie le destin de l’enfant.

 La peinture, incarnation des leçons de la nature

Neiges éternelles sur les sommets, terres stériles sur lesquelles se dresse un arbre de vie, le panorama est grandiose : une immense chaîne de montagnes, les Alpes, vues des environs de  Milan. Le tableau commencé en 1503, laissé inachevé en 1519, apparaît comme une somme de « la science de la peinture », selon l’expression de Vinci, c’est-à-dire une somme des investigations scientifiques mises en œuvre dans le tableau mais aussi une somme de ses avancées personnelles concernant son art.

ll s’appuie sur ses recherches en hydrologie, en géologie, sur la lumière  pour rendre compte en particulier de la force créatrice des quatre éléments. L’eau travaille la terre : à l’arrière-plan elle a sculpté le bas des  montagnes ; au premier plan, elle a stratifié le rocher pour en faire des galets. La lumière, air et feu, permet ces transitions imperceptibles entre les clairs et les sombres que constitue le sfumato, qui  donne aux horizons et aux chairs cette lumière douce si particulière.

Les quatre règnes de la nature sont représentés : aux plis des montagnes répond le drapé des étoffes, plis arrondis, plis circulaires. Les pattes de l’agneau entrent dans le même mouvement que les membres de l’enfant. Feuillage et toison animale rivalisent de précision. Mais c’est l’humain qui retient le peintre : l’anatomie, la parure, ses jeux de matériaux et de couleurs, ses enroulements, ses transparences, la coiffure, l’enchaînement des gestes, les expressions.

Somme aussi de ses avancées personnelles concernant son art : ses techniques, la façon par exemple de juxtaposer la couleur de la peau et le bleu froid des montagnes parce que « chaque couleur paraît plus noble sur les confins de son contraire… » (Traité de la peinture n° 642), et ses différentes perspectives : « Il y a trois sortes de perspective : la première traite des règles de diminution des choses qui s’éloignent de l’œil, et on l’appelle perspective diminutive ; la seconde comprend la manière d’atténuer les couleurs à mesure qu’elles s’éloignent de l’œil ; la troisième et dernière s’emploie à expliquer comment les choses doivent être moins nettes proportionnellement à leurs distances. Et nous les appellerons : perspective linéaire, perspective des couleurs, perspective d’effacement. » (ibidem n° 204). Il nous introduit aussi au mystère de sa création : son détachement de la tradition et de l’autorité,  la liberté que lui donne la nature, qu’elle soit investigation physicienne ou confiance dans l’humain. Dans les dernières salles, de très belles œuvres de Michel-Ange, de Pontormo, de plus récentes comme celle de Max Ernst montrent qu’à son tour il a été un maître.

Le pouvoir de fascination du tableau va donc bien  au-delà du sujet religieux. Comme une image de rêve avec ses déplacements, ses dédoublements, ses condensations, il représente de multiples façons la question de la création artistique pour Léonard de Vinci.
L’enquête à laquelle s’est livré le commissaire de l’exposition Vincent Dieulevin pour retrouver ces très nombreux  témoignages sur la genèse du tableau incite  le spectateur à adopter lui aussi une attitude active tout au long de la visite et à s’interroger sur ce mystère : comment le peintre s’est-il saisi de ce motif conventionnel, presque artificiel, de la Sainte-Anne pour en faire un tableau dont la grâce évidente renvoie à un  manifeste plein d’énergie sur le pouvoir  de la peinture.

Maryvonne Lemaire

Voyage en poésie dans la région de Naples

 

André Chénier (1762-1794)

Poésies antiques, « Néère » (extrait)

Oh ! soit que l’astre pur des deux frères d’Hélène
Calme sous ton vaisseau la vague ionienne ;
Soit qu’aux bords de Paestum, sous ta soigneuse main,
Les roses deux fois l’an couronnent ton jardin ;
Au coucher du soleil, si ton âme attendrie
Tombe en une muette et molle rêverie,
Alors, mon Clinias, appelle, appelle-moi.
Je viendrai, Clinias ; je volerai vers toi.
Mon âme vagabonde à travers le feuillage
Frémira: sur les vents ou sur quelque nuage
Tu la verras descendre, ou du sein de la mer,
S’élevant comme un songe, étinceler dans l’air…

Alphonse de Lamartine (1790-1869)

Harmonies poétiques et religieuses, « Le premier regret » (extrait)

Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus aux pieds de l’oranger,
Il est, près du sentier, sous la haie odorante,
Une pierre petite, étroite, indifférente
Aux pas distraits de l’étranger !

La giroflée y cache un seul nom sous ses gerbes.
Un nom que nul écho n’a jamais répété !
Quelquefois seulement le passant arrêté,
Lisant l’âge et la date en écartant les herbes,
Et sentant dans ses yeux quelques larmes courir,
Dit : Elle avait seize ans! C’est bien tôt pour mourir !

Méditations poétiques, « Le golfe de Baya, près de Naples » (extrait)

Horace, dans ce frais séjour,
Dans une retraite embellie
Par le plaisir et le génie,
Fuyait les pompes de la cour ;
Properce y visitait Cinthie,
Et sous les regards de Délie
Tibulle y modulait les soupirs de l’amour.
Plus loin, voici l’asile où vint chanter le Tasse,
Quand, victime à la fois du génie et du sort,
Errant dans l’univers, sans refuge et sans port,
La pitié recueillit son illustre disgrâce.
Non loin des mêmes bords, plus tard il vint mourir ;
La gloire l’appelait, il arrive, il succombe :
La palme qui l’attend devant lui semble fuir,
Et son laurier tardif n’ombrage que sa tombe.

Nouvelles méditations poétiques, « Tristesse » (extrait)

Ramenez-moi, disais-je, au fortuné rivage
Où Naples réfléchit dans une mer d’azur
Ses palais, ses coteaux, ses astres sans nuage,
Où l’oranger fleurit sous un ciel toujours pur.
Que tardez-vous? Partons! Je veux revoir encore
Le Vésuve enflammé sortant du sein des eaux;
Je veux de ses hauteurs voir se lever l’aurore;
Je veux, guidant les pas de celle que j’adore,
Redescendre, en rêvant, de ces riants coteaux;
Suis-moi dans les détours de ce golfe tranquille;
Retournons sur ces bords à nos pas si connus,
Aux jardins de Cinthie, au tombeau de Virgile,
Près des débris épars du temple de Vénus :
Là, sous les orangers, sous la vigne fleurie,
Dont le pampre flexible au myrte se marie,
Et tresse sur ta tête une voûte de fleurs,
Au doux bruit de la vague ou du vent qui murmure,
Seuls avec notre amour, seuls avec la nature,
La vie et la lumière auront plus de douceurs.

Victor Hugo (1802-1885)

 Les Chants du crépuscule, « Dicté après Juillet 1830 », partie VII (extrait)

 …
Quand longtemps a grondé la bouche du Vésuve,
Quand sa lave écumant comme un vin dans la cuve,
Apparaît toute rouge au bord,

Naples s’émeut ; pleurante, effarée et lascive,
Elle accourt, elle étreint la terre convulsive ;
Elle demande grâce au volcan courroucé;
Point de grâce ! Un long jet de cendre et de fumée
Grandit incessamment sur la cime enflammée,
Comme un cou de vautour hors de l’aire dressé.

Soudain un éclair luit ! Hors du cratère immense
La sombre éruption bondit comme en démence.
Adieu, le fronton grec et le temple toscan !
La flamme des vaisseaux empourpre la voilure.
La lave se répand comme une chevelure
Sur les épaules du volcan.

Elle vient, elle vient, cette lave profonde
Qui féconde les champs et fait des ports dans l’onde.
Plage, mers, archipels, tout tressaille à la fois.
Ses flots roulent vermeils, fumants, inexorables,
Et Naple et ses palais tremblent plus misérables
Qu’au souffle de l’orage une feuille des bois !

Chaos prodigieux ! La cendre emplit les rues,
La terre revomit des maisons disparues,
Chaque toit éperdu se heurte au toit voisin,
La mer bout dans le golfe et la plaine s’embrase,
Et les clochers géants, chancelant sur leur base,
Sonnent d’eux-mêmes le tocsin !

Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869)

Poésies complètes (1840), « Sonnet » (extrait)

J’ai vu le Pausilype et sa pente divine ;
Sorrente m’a rendu mon doux rêve infini ;
Salerne, sur son golfe et de son flot uni,
M’a promené dès l’aube à sa belle marine.

J’ai rasé ces rochers que la grâce domine,
Et la rame est tombée aux blancheurs d’Atrani :
C’est assez pour sentir ce rivage béni ;
Ce que je n’en ai vu, par là je le devine.

Gérard de Nerval (1808-1855)

 Les Chimères, « El Desdichado »

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phoebus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Les Chimères, « Myrtho »

Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,
À ton front inondé des clartés de l’Orient,
Aux raisins noirs mêlés avec l’or de ta tresse.

C’est dans ta coupe aussi que j’avais bu l’ivresse,
Et dans l’éclair furtif de ton oeil souriant,
Quand aux pieds d’ lacchus on me voyait priant,
Car la Muse m’a fait l’un des fils de la Grèce.

Je sais pourquoi là-bas le volcan s’est rouvert…
C’est qu’hier tu l’avais touché d’un pied agile,
Et de cendres soudain l’horizon s’est couvert.

Depuis qu’un duc normand brisa tes dieux d’argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâle hortensia s’unit au myrte vert !

Alfred de Musset (1810-1857)

Poésies nouvelles, « A mon frère, revenant d’Italie » (extrait)

Ainsi, mon cher, tu t’en reviens
Du pays dont je me souviens
Comme d’un rêve,
De ces beaux lieux où l’oranger
Naquit pour nous dédommager
Du péché d’Eve.

…Tu t’es bercé sur ce flot pur
Où Naple enchâsse dans l’azur
Sa mosaïque,
Oreiller des lazzaroni
Où sont nés les macaroni
Et la musique.

Qu’il soit rusé, simple ou moqueur,
N’est-ce pas qu’il nous laisse au coeur
Un charme étrange,
Ce peuple ami de la gaieté
Qui donnerait gloire et beauté
Pour une orange?

Léon-Pamphile Le May (1837-1918)
poète canadien

 Les Gouttelettes, « Pompéi »

Par des chemins de fleurs, au temple qu’on voit là,
Des prêtresses s’en vont. Leurs bandes triomphales
Dansent cyniquement au rythme des crotales.
Jamais tissu discret alors ne les voila.

Vénus veut des honneurs. C’est sa fête et voilà
Que la ville s’éveille. Et les chastes vestales
S’enfoncent tour à tour dans l’ombre de leurs stalles,
Et le dieu de l’amour sourit dans sa cella.

Mais quel éclat nouveau, quel merveilleux effluve,
Environnent ton front, malheureuse cité ?
Le ciel met-il un nimbe à ta lubricité ?

Sur la ville en amour, l’implacable Vésuve
Étendait, lourdement, ce grand linceul de feu
Que vingt siècles d’efforts n’ont soulevé qu’un peu !

Tristan Corbière (1845-1875)

 Les Amours jaunes, « Vésuves et Cie »

Pompeïa-station – Vésuve, est-ce encor toi ?
Toi qui fis mon bonheur, tout petit, en Bretagne,
– Au bon temps où la foi transportait la montagne –
Sur un bel abat-jour, chez une tante à moi :

Tu te détachais noir, sur un fond transparent,
Et la lampe grillait les feux de ton cratère.
C’était le confesseur, dit-on, de ma grand’mère
Qui t’avait rapporté de Rome tout flambant…

Plus grand, je te revis à l’Opéra-Comique.
– Rôle jadis créé par toi : Le Dernier Jour
De Pompéï. – Ton feu s’en allait en musique,
On te soufflait ton rôle, et… tu ne fis qu’un four.

– Nous nous sommes revus : devant-de-cheminée,
A Marseille, en congé, sans musique, et sans feu :
Bleu sur fond rose, avec ta Méditerranée
Te renvoyant pendu, rose sur un champ bleu.

– Souvent tu vins à moi la première, ô Montagne !
Je te rends ta visite, exprès, à la campagne.
Le Vrai Vésuve est toi, puisqu’on m’a fait* cent francs !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais les autres petits étaient plus ressemblants.

Pompeï, aprile.

*Note de Libres Feuillets: on m’a fait = on m’a soustrait ?

Max Elskamp (1862-1931)

La chanson de la rue Saint-Paul, « Puis rue qui s’en va… » (extrait)

On voit le Vésuve
En feu qui se pâme,
Ainsi qu’une cuve
D’enfer et de flammes,

Dominique Thiébaut Lemaire

Aérogrammes (2010), XLII

Dans son buccin tocsin dans son bugle qui beugle
Un guetteur de volcan souffle à ce point qu’il bigle
Et l’augure s’effraie du vol confus des aigles
Elle de raisin noir se colore les ongles

Elle danse pieds nus sur les grappes des cuves
L’enchanteresse au bas du cratère qui couve
Une cendre en fusion de celles qu’on esquive
Croit-elle à tort confiante en l’abri d’une cave

Reviendra-t-elle un jour beauté digne d’un socle
Artémis ou Myrtho Daphné dont les yeux bouclent
A double tour le cœur d’un créateur d’oracles

 Il lui a consacré quelques vers d’un grand cycle
Où le Vésuve embrase une passion miracle
Où le chant de l’amour s’élève à travers siècles

 

 Note de Libres Feuillets :

En ce qui concerne les extraits de textes ci-dessus, on peut retrouver les poèmes entiers :
–          sur le site web intitulé « Les grands poèmes classiques » (poesie.webnet.fr);
–          dans les oeuvres poétiques I de V. Hugo, « bibliothèque de la Pléiade », p.823-824;
–          dans les Œuvres complètes de Sainte-Beuve sur internet (Paris, Charpentier, libraire-éditeur, 1840, p.390-391).

En italien, on peut mentionner notamment, au sujet du Vésuve,  « La Ginestra o Il fiore del deserto » (Le genêt ou la fleur du désert),  de Giacomo Leopardi (1798-1837), dans les Canti (Chant XXXIV)

Chômage et inactivité des jeunes et des seniors en Europe. Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

Les chiffres du chômage sont parmi les plus trompeurs, et c’est particulièrement vrai de ceux qui concernent le chômage des jeunes et des seniors, catégories à propos desquelles on omet trop souvent de prendre en compte l’importance de l’« inactivité », d’où des raisonnements faussés pourtant répétés à longueur de temps. «Inactifs» est le terme consacré, malgré sa connotation négative injustifiée : il prend son sens par opposition au terme « actifs », qui désigne à la fois les personnes ayant un emploi et les chômeurs.

 Pour suivre les développements du présent article, il convient de garder à l’esprit les définitions de quatre indicateurs, qui sont, pour une population donnée – par exemple celle d’une classe d’âge:
–         Le taux d’activité : rapport entre le nombre d’actifs (actifs occupés plus les chômeurs) et la population totale; c’est la somme du taux d’emploi et de la part de chômage ;
–         Le taux d’emploi : rapport entre le nombre d’actifs occupés et la population totale ;
–         La part de chômage (ou part des chômeurs) : rapport entre le nombre de chômeurs et la population totale, égal à la multiplication du taux d’activité par le taux de chômage;
–         Le taux de chômage : rapport entre le nombre de chômeurs et le nombre d’actifs.

Quelques observations de l’INSEE sur la définition du chômage sont reproduites en annexe.

 Les taux de chômage des jeunes: des chiffres trompeurs, à corriger en fonction des taux d’activité

 Deux chiffres permettent de donner d’emblée le sens des développements qui suivent: le taux de 21,7 % qui est censé être celui des sans-emploi chez les 15-24 ans en France au début de 2012 (et qui était de 23,5 % au début de 2011) est en réalité de l’ordre de 9 % (pourcentage correspondant à la part de chômage, définie ci-dessus).

Un taux de chômage de 21,7 % chez les jeunes de 15 à 24 ans ne signifie pas que 21,7 % d’entre eux sont au chômage, mais seulement que 21,7 % des « actifs » de cette tranche d’âge (ceux qui ont quitté le système d’enseignement) sont chômeurs. 

Dans son dictionnaire en ligne, l’INSEE attire l’attention sur le fait que la part de chômage ou part des chômeurs permet de « nuancer le très fort taux de chômage parmi les jeunes de moins de 25 ans. Comme beaucoup de jeunes sont scolarisés et que relativement peu ont un emploi, leur taux de chômage est très élevé alors que la proportion de chômeurs dans la classe d’âge est beaucoup plus faible ».
C’est une observation de méthode – et même de déontologie – que font aussi depuis longtemps certains économistes, par exemple Eric Heyer et Mathieu Plane de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques).
L’erreur en question n’en est pas moins obstinément répétée: voir les remarques des 14 et 19 avril 2012 intitulées: « Dis, Les Echos, c’est quoi un taux de chômage? », sur le site internet: blogs.univ-poitiers.fr d’Olivier Bouba-Olga, maître de conférences à la faculté de sciences économiques de Poitiers au sujet d’un article du 13 avril 2012 publié par ce journal économique.

 Taux de chômage

 On vient de voir que le taux de chômage est le pourcentage de chômeurs dans la population active (actifs occupés plus les chômeurs). Les taux de chômage des moins de 25 ans ont été les suivants en février 2012 (source : Eurostat, communiqué de presse 52/2012 du 2 avril 2012); le second pourcentage indiqué ci-dessous étant le taux de chômage pour l’ensemble de la population active :
–         Zone euro, 17 pays: 21,6 % (10,8 %) ;
–         Union européenne, 27 pays: 22,4 % (10,4 %) ;
–         France : 21,7 % (10,0 %).
En ce qui concerne les taux de chômage des 25-29-ans, les chiffres sont les suivants, d’après « Emploi et chômage des 15-29 ans en 2010 » de DARES Analyses (voir la référence 1 à la fin du présent article) :
–         Union européenne, 15 pays: 12,6 % ;
–         Union européenne, 27 pays: 12,5 % ;
–         France : 12,1 %.
Bien que la France se situe dans la moyenne de l’Union européenne, son taux de chômage des jeunes ne fait pas très bonne figure par rapport à ceux de l’Europe du nord, pour des raisons exposées dans la suite du présent article. Les taux de chômage des jeunes dans quelques pays de l’Union sont donnés en note 1.

Mais le taux de chômage des jeunes doit être corrigé notamment en fonction du nombre des actifs dans cette population. En France, comme on va le voir plus en détail, les actifs par rapport auxquels est calculé le taux de chômage sont relativement peu nombreux: leur pourcentage par rapport au total des 15-24 ans était de 40,6 % au quatrième trimestre 2011.

Taux d’activité

 Le taux d’activité est le rapport entre le nombre d’actifs (actifs occupés plus les chômeurs) et l’ensemble de la population considérée. La population active se définit comme l’ensemble des personnes en âge de travailler qui sont disponibles sur le marché du travail, qu’elles aient un emploi ou qu’elles soient au chômage, à l’exclusion de celles qui ne cherchent pas d’emploi, comme les personnes au foyer, les rentiers…

 S’agissant de l’ensemble des jeunes de 15 à 29 ans en France en 2010 (voir les références 1 et 2), 55,7 % sont actifs, un chiffre qui a peu varié de 1995 à 2010: 46,1 % d’entre eux sont en emploi et 9,6 % sont au chômage (46,1 + 9,6 = 55,7%) ; 37,3 % poursuivent des études sans travailler, les autres (7 %) sont inactifs tout en ayant terminé leurs études initiales.
De 1995 à 2010, le taux d’activité des 15-29 ans en France a peu varié, après avoir beaucoup diminué. L’allongement rapide de la durée de la scolarité entre 1985 et 1995 s’y est accompagné d’une forte chute du taux d’activité des jeunes, d’autant que l’exercice d’un emploi pendant les études y est moins fréquent que dans d’autres pays. Plus des trois-quarts des bacheliers français (représentant eux-mêmes 65 % d’une classe d’âge) poursuivent leurs études. Plus de 40 % d’une génération obtient désormais un diplôme de l’enseignement supérieur.
Les jeunes de moins de 25 ans présents sur le marché français du travail sont souvent des personnes moins diplômées qui ont des difficultés à s’insérer professionnellement.

Les taux d’activité varient fortement selon les pays. Tels qu’ils sont mesurés par les statistiques, ils dépendent de plusieurs facteurs, en particulier la durée des études, la possibilité d’exercer concomitamment un emploi, l’importance de l’économie parallèle ou non monétaire …
En 2010 (source : DARES, référence 1), alors que le taux moyen d’activité des 15-24 ans dans l’Union européenne à 27 a été de 43,1 %, le taux français s’est élevé à 39,7 % (Voir en note 2 les taux d’activité pour d’autres pays).
En ce qui concerne les taux d’activité des 25-29 ans pour la même année (source : DARES, référence 1), le taux moyen dans l’Union européenne à 27 a été de 82,5 %, et le taux français s’est élevé à 87,6 %. Seuls deux pays ont, dans cette tranche d’âge, un taux d’activité supérieur au taux français : 88,8 % au Pays-Bas, 87,7 % en Belgique (voir en note 3 les taux d’activité pour d’autres pays).
Le contraste est donc frappant entre les 15-24 ans et les 25-29 ans en France: alors que les premiers ont un taux d’activité inférieur à la moyenne européenne, la situation est inverse pour les seconds.

La part de chômage chez les jeunes : un indicateur plus pertinent que le taux de chômage

Le taux d’emploi et la part de chômage sont plus significatifs que le taux de chômage.
Le taux d’emploi d’une classe d’individus est calculé en rapportant le nombre d’individus de la classe ayant un emploi (actifs occupés c’est-à-dire non chômeurs) au nombre total d’individus de cette classe. Il mesure mieux que le taux de chômage la situation du marché du travail d’un pays. En effet, le taux de chômage, même défini selon la norme internationale du BIT, peut être modifié par différentes manipulations (chômeurs catégorisés à tort comme handicapés, incitation au renoncement pour les demandeurs d’emploi en fin de droits…) et peut dépendre des particularismes nationaux ou locaux (faible participation des femmes…). La part des chômeurs découragés, qui ne sont plus décomptés comme chômeurs, très variable selon les pays, fausse également les chiffres.
Cela dit, pour mesurer le chômage des jeunes, le meilleur indicateur est la part des chômeurs (encore appelée « part de chômage »), proportion de chômeurs dans l’ensemble de la population considérée. Cet indicateur est plus faible que le taux de chômage qui mesure la proportion de chômeurs dans la seule population active (actifs occupés plus les chômeurs).
Rappelons ici les formules: part de chômage = taux d’activité x taux de chômage; et: part de chômage = taux d’activité moins taux d’emploi.

 Les 15-24 ans

Dans son analyse de mai 2011 intitulée « Emploi et chômage des 15-29 ans en 2010 » page 10 (référence 1 à la fin du présent article), la direction de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail et de l’emploi note que, si l’on rapporte le nombre de jeunes à la recherche d’un emploi à l’ensemble de leur classe d’âge (y compris les « inactifs » en cours d’études), la part des jeunes de 15 à 24 ans au chômage en 2010 a été de 9,0 % dans l’Union européenne à 27 ; et de 8,9 % en France.
–         Font mieux que la France : l’Allemagne à 5,1% ; l’Autriche à 5,2 % ; les Pays-Bas à 6,0 % ;la Belgique à 7,3 % ; l’Italie à 7,9 %; le Portugal à 8,2 % ;
–         Font moins bien que la France : le Danemark (9,3 %); la Grèce (10,0 %); la Finlande (10,6 %); Le Royaume-Uni (11,6 %); l’Irlande (11,6 %); la Suède (11,6 %); l’Espagne (17,8%).
Dans un article intitulé : « En Europe, le chômage des jeunes explose » paru dans le journal Le Monde daté du 14 avril 2012, Claire Gatinois écrit à juste titre:
« Les chiffres sont à manier avec précaution et les comparaisons sont délicates, prévient Mathieu Plane de l’OFCE. Le taux de chômage des 15-24 ans peut être gonflé par la faible proportion de cette classe d’âge sur le marché du travail…
« C’est le cas en France où l’on a tendance à rester sur les bancs de l’université. En 2010, par exemple, le chômage des jeunes pouvait paraître plus élevé chez nous (22,4 %) qu’au Royaume-Uni (19,6 %). En calculant le nombre de jeunes chômeurs par rapport à l’ensemble des 15-24 ans, l’image est différente : le taux s’élève à 8,6 %, contre 11,6 % outre-Manche. »
Les chiffres de la DARES mentionnés plus haut montrent que la France se trouve aussi dans une position plus favorable que les pays nordiques.

Les 25-29 ans

D’après la même source (référence 1), la part des chômeurs calculée de la même manière dans la tranche d’âge des 25-29 ans en 2010 a été de 10,3 % dans l’Union européenne à 27 et de 10,6 % en France (pour un détail par pays, voir la note 4).
Cependant, si l’on considère les taux d’emploi des 25-29 ans (voir plus haut leurs taux d’activité), il apparaît que le taux d’emploi français (77 %) est supérieur de plus de 5 points à la moyenne de l’Union européenne à 27 pays (72,2%), et n’est inférieur qu’aux taux d’emploi de l’Autriche (80,5 %), de la Belgique (77,5%), des Pays-Bas (84,9 %), et du Royaume-Uni (77,4 %).

Chômage et inactivité chez les « seniors »

Beaucoup d’employeurs, notamment en France, ont réalisé des « ajustements » par la mise à l’écart des travailleurs vieillissants, orientation majeure des politiques d’emploi dans les années 90 (préretraites).

Les 50-64 ans

D’après l’INSEE (site internet : thème : emploi-population active), les données de 2010 sont les suivantes en ce qui concerne les 50-64 ans en France:
–     Nombre de chômeurs : 444 000 ; taux de chômage : 6,4 % ;
–     Population en emploi : 6 494 000 ; taux d’emploi : 53,9 %;
–     Population en activité (actifs occupés et chômeurs): 6 937 000 ; taux d’activité : 57,5% ;
–     Taux d’emploi (53,9 %) + part de chômage (3,6 %) = taux d’activité (57, 5 %).

Pour l’ensemble de l’Union européenne à 27 (voir la publication d’Eurostat en anglais, intitulée « Active ageing and solidarity between generations», 2012), le taux d’activité des 50-64 ans en 2010 a été de 60,9 %. Pour quelques pays de l’Union européenne autres que la France, les chiffres correspondants sont les suivants : Allemagne : 71,4% ; Espagne : 60,9% ; Italie : 50,4% ; Pays-Bas : 65,7% ; Royaume-Uni : 68,0% ; Suède : 79,5%.

Dans l’article du journal Le Monde cité ci-dessus, on lit que : « les moins de 25 ans trouvent un travail plus vite que les seniors. En France, cette tranche d’âge reste en moyenne 143 jours au chômage, contre 263 jours pour les 25-49 ans et 407 jours pour les plus de 50 ans» (voir aussi la note 5 sur le chômage de longue durée en Europe).

Les 55-59 ans

Un communiqué d’Eurostat n° 8/2012 du 13 janvier 2012 (voir la référence 4) présente des chiffres de 2010 sur le taux d’emploi des personnes âgées de 55 à 59 ans, et de 60 à 64 ans. Les chiffres de ce communiqué montrent qu’en 2010 le taux d’emploi des 55-59 ans en France a été de 60,6 %, à comparer à la moyenne de l’Union européenne à 27 (60,9 %). Le record est détenu par la Suède : 80,7 %. Pour la même année, les pourcentages calculés pour les pays les plus peuplés de l’Union européenne, autres que la France, ont été les suivants : Allemagne : 71,5 % ; Espagne : 54,4 % ; Italie : 52,7 % ; Royaume-Uni : 70,8 %.

On note toujours que la France a tendance à laisser en sous-activité cette tranche d’âge des 55-59 ans par rapport aux taux constatés pour cette même tranche d’âge dans des pays tels que la Suède, l’Allemagne, le Royaume-Uni, tout en affichant la volonté d’augmenter l’activité des 60-64 ans pour maîtriser les dépenses de retraite.

Les 60-64 ans

D’après le communiqué d’Eurostat n° 8/2012, le taux d’emploi des 60-64 ans dans l’Union européenne à 27 est passé de 23 % à 30,5 % entre 2000 et 2010. La France, quant à elle, est passée de 10,2 % à 17,9 %. Ce chiffre de 17,9 % est le plus bas de tous les Etats de l’Union européenne hormis la Hongrie (13,0 %), Malte (14,2 %), et la Slovaquie (17,2 %).Le taux le plus élevé est celui de la Suède: 61 %.
Pour les pays les plus peuplés de l’Union européenne, autres que la France, les taux d’emploi ont été les suivants en 2010: Allemagne: 41,0 % ; Espagne : 32,0 % ; Italie: 20,5 % ; Royaume-Uni : 44,0 %.

Illusions et erreurs de perspective concernant l’âge et le travail

Le découpage par catégories d’âge renforce l’illusion dangereuse d’une coupure entre jeunes et seniors dans la société, alors que leurs destins sont liés au sein des familles et des groupes sociaux, et devraient l’être aussi au sein des entreprises (sans même évoquer une évidence, souvent perdue de vue malgré sa simplicité de bon sens : les vieux ont été jeunes et les jeunes deviendront vieux).

En ce qui concerne l’emploi et le chômage, la politique, dans plusieurs pays, a joué et continue à jouer un rôle souvent négatif: manipulation des chiffres au niveau national, présentation faussement flatteuse des statistiques au niveau international, mise en opposition des tranches d’âge les unes contre les autres…
En France, l’idée de mettre rapidement les seniors à la retraite pour faire de la place aux jeunes, y compris dans le secteur public, a été malencontreuse, on s’en rend mieux compte aujourd’hui. De même, l’étiquetage des jeunes à gauche et des seniors à droite, sur lequel se fondent certains calculs électoraux, conduit à une instrumentalisation néfaste des âges de la vie en niant la solidarité des générations.

Si l’on entre davantage dans le détail des statistiques, on constate que les chiffres les plus significatifs sont souvent moins diffusés et plus difficiles à trouver que les autres.
Alors que les taux de chômage sont facilement disponibles, on a vu qu’ils sont beaucoup moins révélateurs qu’un indicateur dont on parle beaucoup moins et qui nécessite des recherches, celui des parts de chômage (calculés sur l’ensemble des 15-24 ans et non sur les seuls actifs).
A l’opposé de l’échelle des âges, il n’est pas aisé d’obtenir les taux d’activité des seniors, notamment pour les tranches d’âge les plus concernées par la manipulation courante qui consiste à dissimuler la situation réelle de cette population en transformant son chômage en inactivité.

Ces problèmes d’indicateurs faussent le jugement des médias et de l’opinion sur la situation de l’emploi. On a ainsi tendance, en France, à exagérer le chômage des jeunes, et à minorer les difficultés des 50-64 ans. Peut-être est-ce parce que les jeunes ont malgré tout l’avenir devant eux, et qu’on peut les plaindre sans trop d’angoisse existentielle en manifestant vis-à-vis d’eux (davantage que vis-à-vis des seniors) la passion triste mais « vendeuse » de la compassion (voir au sujet de cette passion l’article de Libres Feuillets intitulé « Descartes et Spinoza (I) »).

De même qu’ils tendent à séparer les jeunes des vieux, du moins dans l’utilisation qui en est faite, les chiffres de l’emploi occultent partiellement la réalité de l’ « inactivité ». Or, celle-ci est productrice de richesse, et elle est fondamentale du point de vue du « développement humain » et du bien-être. On a déjà remarqué plus haut que ce terme d’ « inactivité » est particulièrement mal choisi, car les inactifs sont loin d’être inactifs.
Jeunes, ils développent leurs connaissances. On peut mentionner à cet égard les analyses de Bourdieu sur ce qu’il appelle la skholè (qui n’est d’ailleurs pas seulement réservée aux jeunes), ce temps partiellement libéré des occupations et des préoccupations pratiques, qui, malgré ses aspects négatifs dus notamment à la tentation qu’il offre de s’abstraire du monde et de développer une vision élitiste, a rendu possible l’enseignement, la science, la culture, la liberté de penser (voir l’article intitulé « Bourdieu (II) dans Libres Feuillets).
Plus âgés, les prétendus « inactifs », mères au foyer, retraités, remplissent dans la société diverses tâches utiles et nécessaires que « l’emploi » ne permet pas de remplir correctement.

On notera, pour finir, d’après un communiqué d’Eurostat n° 60/2012 du 19 avril 2012 (voir la référence 5), que ce n’est pas dans les populations d’Europe du nord réputées les plus performantes économiquement et travaillant le plus longtemps que l’espérance de vie à 65 ans est la plus grande, mais en France, en Espagne, en Italie, en Grèce (voir la note 6). Est-ce à dire que ces populations devraient travailler plus longtemps? Ou qu’elles ont raison de ne pas se tuer au travail.

 

 Dominique Thiébaut Lemaire

 

Annexe : définition du chômage

Les précisions qui suivent proviennent principalement du site internet de l’INSEE (dictionnaire en ligne, et dossier « chômage » mis à jour en mars 2012)

Qu’est-ce qu’un chômeur ? Pour répondre à cette question, il faut tracer deux frontières au sein de la population en âge de travailler. La première sépare les personnes ayant un emploi des personnes sans emploi ; la deuxième, parmi les personnes sans emploi, sépare les chômeurs des inactifs.
Selon les termes mêmes de l’INSEE (dossier « chômage » de mars 2012) :
« En ce qui concerne la frontière entre chômage et inactivité, l’INSEE a défini un « halo du chômage »: ce sont des personnes sans emploi qui souhaiteraient travailler, mais qui ne sont pas classées comme chômeurs.
« Le plus souvent, c’est parce qu’elles ne recherchent pas d’emploi, quelquefois parce qu’elles attendent le résultat de démarches antérieures. Les autres recherchent un emploi, mais ne sont pas disponibles, généralement parce qu’elles poursuivent des études ou suivent une formation, ou parce qu’elles gardent leurs enfants…
« En ce qui concerne la frontière entre emploi et chômage, le Bureau International du Travail (BIT) a complété en 1998 sa définition du chômage par une définition du « sous-emploi » lié à la durée du travail. Ce sont des personnes ayant un emploi mais :
– qui travaillent à temps partiel, qui souhaitent travailler plus, et qui recherchent un emploi et/ou qui sont disponibles pour travailler plus,
– qui ont involontairement travaillé moins que d’habitude, pour cause de chômage partiel par exemple, qu’elles travaillent à temps plein ou à temps partiel ».

Notes

Note 1 : taux de chômage des jeunes dans quelques pays de l’Union européenne autres que la France
Les taux de chômage des moins de 25 ans ont été les suivants en février 2012 (source : Eurostat, communiqué de presse 52/2012 du 2 avril 2012); le second pourcentage indiqué ci-dessous étant le taux de chômage pour l’ensemble de la population active :
–         Allemagne : 8,2 % (5,7 %); Espagne : 50,5 % (23,6 %); Italie: 31,9 % (9,3 %); Pays-Bas : 9,4 % (4,9 %); Royaume-Uni (décembre 2011): 22,2 % (8,3 %); Suède : 23,5 % (7,5 %).
En ce qui concerne les taux de chômage des 25-29 ans, les chiffres sont les suivants, d’après « Emploi et chômage des 15-29 ans en 2010 » de DARES Analyses (voir la référence 1) :
–         Allemagne : 8,4 % ; Espagne : 25,2 % ; Italie : 14,7 % ; Pays-Bas : 4,4 % ; Royaume-Uni : 8,2 % ; Suède : 9,9 %.

Note 2 : taux d’activité des jeunes de 15 à 24 ans
En 2010 (source : DARES, référence 1), alors que le taux moyen dans l’Union européenne à 27 est de 43,1 %, et que le taux français s’élève à 39,7 % :
–         Les pays suivants ont un taux d’activité de cette tranche d’âge supérieur au taux français : 69 % au Pays-Bas, 67,4 % au Danemark, 58,8 % en Autriche, 59,2 % au Royaume-Uni, 51,7 % en Suède, 51,3 % en Allemagne, 49,4 % en Finlande, 42,7 % en Espagne, 42,1 % en Irlande,
–         Les pays suivants ont un taux d’activité des 15-24 ans inférieur au taux français : Portugal (36,7 %), Belgique (32,5 %), Grèce (30,3 %), Italie (28,4 %).

Note 3 : taux d’activité des jeunes de 25 à 29 ans
En ce qui concerne les taux d’activité des 25-29 ans en 2010 (source : DARES, référence 1), alors que le taux moyen dans l’Union européenne à 27 est de 82,5 %, et que le taux français s’élève à 87,6 % :
–         les Pays-Bas et la Belgique ont un taux d’activité des 25-29 ans supérieur au taux français : Pays-Bas (88,8 %), Belgique (87,7 %);
–         les taux d’activité inférieurs au taux français sont notamment les suivants: 87,4 % au Portugal, 84,9 % en Grèce, 83,3 % au Danemark, 85,6 % en Autriche, 84,7 % au Royaume-Uni, 84,8 % en Suède, 82,5 % en Allemagne, 82,9 % en Finlande, 86,8 % en Espagne, 83,0 % en Irlande, 68,9 % en Italie…

Note 4 : part des chômeurs (ou part de chômage) dans la tranche d’âge des 25-29 ans
D’après la DARES (référence 1), la part des chômeurs dans la tranche d’âge des 25-29 ans en 2010 a été de 10,3 % dans l’Union européenne à 27 et de 10,6 % en France.
–         Font mieux que la France : l’Allemagne (6,9 %) ; l’Autriche (5,1 %) ; la Belgique(10,2%) ; le Danemark (8,5 %) ;la Finlande (7,6 %) ; l’Italie (10,1 %); les Pays-Bas (3,9 %) ; le Royaume-Uni (7,0%); la Suède (8,4 %) ;
–         Font moins bien que la France : l’Espagne (21,9 %); la Grèce (16,7 %); l’Irlande (14,0 %) ; le Portugal (12,6 %)…

Note 5 : le chômage de longue durée en Europe
En 2010, 3,9 % des actifs en France étaient au chômage depuis un an ou plus. Ce pourcentage correspond à la moyenne de l’Union européenne à 27, mais les résultats sont dispersés. Les pays nordiques (Danemark, Suède, Norvège), les Pays Bas, l’Autriche et le Luxembourg ont des taux de chômage de longue durée inférieurs à 1,5 %. A l’inverse, les pays baltes, l’Espagne (7,3 %),la Grèce (5,7 %),la Slovaquie( 9,2 %), ont des taux élevés (Source : INSEE,site web, thème : travail-emploi, comparaisons internationales : chômage de longue durée dans l’Union européenne).
En France, dans la tranche d’âge des 50 ans ou plus, la proportion des chômeurs au chômage depuis 1 an ou plus a été de 53, 6 % en 2010, à comparer à 40,4 % dans l’ensemble des 15 ans ou plus (Source : INSEE, site web, thème : travail-emploi, France: chômage de longue durée).

Note 6 : l’espérance de vie
D’après le communiqué d’Eurostat n° 60/2012 du 19 avril 2012 (voir la référence 5), l’espérance de vie à 65 ans a été la plus longue en 2010 : en France (23,4 ans pour les femmes, 18,9 ans pour les hommes) ; en Espagne (22,7 ans pour les femmes, 18,6 ans pour les hommes) ; en Italie (22,1 ans pour les femmes) ; en Grèce (18,5 ans pour les hommes)… Les chiffres de l’Allemagne pour la même année ont été de 20, 9 ans pour les femmes et de 17,8 ans pour les hommes.
Ce communiqué d’Eurostat présente aussi l’indicateur des années de vie qu’une personne de 65 ans peut s’attendre à vivre « sans problème de santé grave ou modéré » (sic). Mais cet indicateur ne paraît pas fiable : comme l’indique Eurostat, vivre en bonne santé est défini « d’après les perceptions de la personne interrogée… » Et Eurostat précise: « Veuillez noter que, du fait de différences dans le libellé de la question selon les pays, les données ne sont pas totalement comparables ». Cet indicateur est donc subjectif et sans utilité pour les comparaisons interétatiques.

Références

Référence 1 : « Emploi et chômage des 15-29 ans en 2010 », DARES analyses, n° 039, mai 2011 (DARES: Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, ministère du travail, de l’emploi et de la santé)
Référence 2 : « L’emploi des jeunes », DARES, document d’études n° 166, novembre 2011
Référence 3 : Eurostat, communiqué de presse 52/2012 du 2 avril 2012 sur les taux de chômage dans l’Union européenne
Référence 4 : Eurostat, communiqué de presse 8/2012 du 13 janvier 2012 sur le taux d’emploi des personnes âgées de 55 à 64 ans dans l’Union européenne
Référence 5 : Eurostat, communiqué de presse 60/2012 du 19 avril 2012 sur l’espérance de vie à 65 ans

Bourdieu (II): inconscient social, microcosmes, habitus, liberté. Par Dominique Thiébaut Lemaire

A la suite d’un article précédent de Libres Feuillets (Bourdieu I) consacré principalement à ce que Pierre Bourdieu a écrit sur lui-même, en particulier dans Esquisse pour une auto-analyse (2004), on se propose ici de présenter succinctement la pensée du sociologue en centrant cette présentation sur quelques-uns de ses concepts majeurs développés dans une œuvre de grande ampleur, marquée par un élargissement croissant des points de vue, et par une évolution vers la reconnaissance – toute réticente qu’elle soit – de certaines valeurs universelles.

Vivre toutes les vies

Sous une forme propre au 20ème siècle, cette œuvre semble être née d’une ambition analogue à celle des romanciers du 19ème siècle:
« C’est sans doute le goût de « vivre toutes les vies » dont parle Flaubert et de saisir toutes les occasions d’entrer dans l’aventure qu’est chaque fois la découverte de nouveaux milieux (ou tout simplement l’excitation de commencer une nouvelle recherche) qui… m’a porté à m’intéresser aux milieux les plus divers…
Jeune hypokhâgneux tout à l’émerveillement d’un Paris qui donnait réalité à des réminiscences littéraires, je m’identifiais naïvement à Balzac (stupéfiante première rencontre de sa statue, au carrefour Vavin !)… » (Esquisse pour une auto-analyse, p.86-87)

D’autres modèles – ou contre-modèles, ce qui revient souvent au même – ont pu inspirer le sociologue, par exemple Sartre (auteur, en particulier, d’un volumineux ouvrage sur Flaubert) :
« Je n’ignore pas, écrit Bourdieu, que mon entreprise peut apparaître comme une manière de poursuivre les ambitions démesurées de l’intellectuel total, mais sur un autre mode, plus exigeant, et aussi plus hasardeux : je courais en effet le risque de perdre sur les deux tableaux et d’apparaître comme trop théoricien aux purs empiristes et trop empiriste aux purs théoriciens… » (Esquisse pour une auto-analyse, p.89)

Cette œuvre est en partie le résultat d’un travail collectif (livres signés en collaboration, publications de nombreux auteurs dans les collections que Bourdieu dirigeait, et dans sa revue intitulée Actes de la recherche en sciences sociales…): « Le groupe que j’avais constitué, sur la base de l’affinité affective autant que de l’adhésion intellectuelle, a joué un rôle déterminant dans cet énorme investissement… » (Esquisse pour une auto-analyse, p.89)

Après des recherches ethnologiques, « la sociologie de l’éducation, la sociologie de la production intellectuelle et la sociologie de l’Etat auxquelles je me suis successivement consacré ont ainsi constitué pour moi trois moments d’une même entreprise de réappropriation de l’inconscient social qui ne se réduit pas aux tentatives déclarées d’ « auto-analyse… » (Méditations pascaliennes, chapitre 1, note 2).

La diversité de cette production ne tient pas seulement aux sujets, mais aussi aux différentes formes d’expression, diversité dont il attribue les caractéristiques à son « habitus » (voir plus loin le développement consacré à cette notion): « …je voudrais en venir rapidement à ce qui m’apparaît aujourd’hui, dans l’état de mon effort de réflexivité, comme l’essentiel, le fait que la coïncidence contradictoire de l’élection dans l’aristocratie scolaire et de l’origine populaire et provinciale (j’aurais envie de dire : particulièrement provinciale) a été au principe de la constitution d’un habitus clivé générateur de toutes sortes de contradictions et de tensions… » (Science de la science et réflexivité p. 213-214).
« Je pense au fait, écrit-il dans Esquisse pour une auto-analyse, d’investir de grandes ambitions théoriques dans des objets empiriques souvent à première apparence triviaux », comme « le rapport au temps des sous-prolétaires », ou la photographie …
…je me suis ingénié à laisser les contributions théoriques les plus importantes dans des incises ou des notes ou à engager mes préoccupations les plus abstraites dans des analyses hyper-empiriques d’objets socialement secondaires, politiquement insignifiants et intellectuellement dédaignés…
La première esquisse de toute la théorie ultérieure – le dépassement de l’alternative de l’objectivisme  et du subjectivisme et le recours à des concepts médiateurs, comme celui de disposition – se trouve exposée dans une brève préface à un livre collectif sur un sujet mineur, la photographie (NDLR : Un art moyen, 1965); la notion d’habitus est présente, avec ses implications critiques à l’égard du structuralisme, dans une postface à un livre de Panofsky que j’avais créé en réunissant deux textes qui avaient été publiés séparément en anglais et où le mot d’habitus n’est pas prononcé ; une de mes critiques les plus élaborées de Foucault est avancée dans la note finale de l’article intitulé « Reproduction interdite », que jamais aucun philosophe digne de ce nom n’envisagerait de lire (NDLR: article repris dans Le bal des célibataires); la critique du style philosophique de Derrida est renvoyée dans un post-scriptum de La Distinction ou dans un passage elliptique des Méditations pascaliennes. Seul le sous-titre donne parfois une idée de l’enjeu théorique des livres. Pareil parti pris de discrétion a sans doute à voir aussi avec la vision double, dédoublée (et contradictoire) que j’ai de mon projet intellectuel : parfois hautain et même un peu cavalier (dans la logique : comprenne qui pourra) et ascétique (la vérité se mérite et khalepa ta kala, « les choses belles sont difficiles »), il est aussi prudent et modeste (je n’avance mes conclusions – et aussi mes ambitions – que sous couvert d’une recherche précise et circonstanciée)… » (Esquisse pour une auto-analyse p.130-132),

L’inconscient social

Dans toute son œuvre, Bourdieu a insisté sur le caractère caché des mécanismes sociaux.

Le premier axiome, numéroté 0, de La Reproduction (1970), livre écrit avec Jean Claude Passeron et dont la première partie est présentée more geometrico à la façon de Spinoza, s’énonce ainsi :
« Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre à ces rapports de force » (p. 18).

On peut citer aussi les passages suivants :

Leçon sur la leçon (1970):
« …la connaissance exerce par soi un effet – qui me paraît libérateur – toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c’est-à-dire toutes les fois qu’elle touche aux fondements de la violence symbolique. Cette forme particulière de violence ne peut en effet s’exercer que sur des sujets connaissants, mais dont les actes de connaissance, parce que partiels et mystifiés, enferment la reconnaissance tacite de la domination qui est impliquée dans la méconnaissance des fondements vrais de la domination. On comprend que la sociologie se voie sans cesse contester le statut de science, et d’abord évidemment par tous ceux qui ont besoin des ténèbres de la méconnaissance pour exercer leur commerce symbolique » (p.20-21).
« Une bonne part de ce que le sociologue travaille à découvrir n’est pas caché au même sens que ce que les sciences de la nature visent à porter au jour. Nombre des réalités ou des relations qu’il met à découvert ne sont pas invisibles, ou seulement au sens où « elles crèvent les yeux », selon le paradigme de la lettre volée cher à Lacan… » (p. 30-31).

Méditations pascaliennes (1997) :
« … lorsqu’il fait simplement ce qu’il a à faire, le sociologue rompt le cercle enchanté de la dénégation collective : en travaillant au retour du refoulé, en essayant de savoir et de faire savoir ce que l’univers du savoir ne veut pas savoir, notamment sur lui-même, il prend le risque d’apparaître comme celui qui vend la mèche …
« Je sais assez bien à quoi on s’expose en travaillant à combattre le refoulement, si puissant dans le monde pur et parfait de la pensée, de tout ce qui touche à la réalité sociale. Je sais que je devrai affronter l’indignation vertueuse de ceux qui récusent, dans leur principe même, l’effort d’objectivation : soit que, au nom de l’irréductibilité du « sujet », de son immersion dans le temps, qui le voue au changement incessant et à la singularité, ils identifient toute tentative pour le convertir en objet de science à une sorte d’usurpation d’un attribut divin… ; soit que, convaincus de leur exceptionnalité, ils n’y voient qu’une forme de « dénonciation », inspirée par la « haine » de l’objet auquel elle s’applique, philosophie, art, littérature, etc. » (p.15-16).

Les champs ou microcosmes sociaux

Bourdieu conçoit le monde social comme un ensemble de « champs » qu’il dénomme aussi « microcosmes ». Pour lui, « les champs sociaux sont des champs de forces mais aussi des champs de luttes pour transformer ou conserver ces champs de forces » (Leçon sur la leçon, p.46).

Comme on l’a déjà vu plus haut, il a étudié plus particulièrement les champs de l’enseignement, de la production intellectuelle et de l’Etat, dans l’ordre de la connaissance (ou de la science), dans l’ordre de l’éthique (ou du droit, et de la politique), et dans l’ordre de l’esthétique (la littérature, l’art) : voir ses Méditations pascaliennes, p. 76.
Un essai de généralisation pour la constitution d’une théorie des champs se trouve dans Les règles de l’art (deuxième partie, p.351 et suivantes).

A propos de la sociologie de l’éducation, je dirai peu de choses des Héritiers, livre publié en 1964 avec J.-C. Passeron, qui a connu un grand succès public. Fondé notamment sur des statistiques de l’INSEE par catégories socio-professionnelles, sans doute peu adéquates (comme les  auteurs le reconnaissent en partie dans La Reproduction), cet ouvrage a eu des effets négatifs sur la manière de penser le système d’enseignement dans la société française (comme système reproducteur des inégalités plutôt que des connaissances), et des effets négatifs sur la réputation même de Bourdieu, auquel on a collé l’étiquette de « déterministe », alors qu’il s’est évertué à concilier déterminisme et liberté (voir plus loin la partie consacrée à ce sujet).

Pour caractériser un champ selon Bourdieu, la notion d’autonomie est importante. La loi ou nomos de chaque champ peut s’énoncer sous la forme d’une tautologie significative de sa clôture: « c’est particulièrement visible dans le cas du champ artistique dont le nomos tel qu’il s’est affirmé dans la seconde moitié du 19ème siècle (« l’art pour l’art ») est l’inversion de celui du champ économique (« les affaires sont les affaires ») » (Méditations pascaliennes, p.139).

Les champs, y compris les plus purs, comme les mondes artistique ou scientifique, ont chacun leur nomos. Chacun d’eux enferme les agents dans ses enjeux propres qui, du point de vue d’un autre jeu, peuvent être considérés comme insignifiants :
« Chacun sait par expérience que ce qui fait courir le haut fonctionnaire peut laisser le chercheur indifférent et que les investissements de l’artiste restent inintelligibles pour le banquier. C’est dire qu’un champ ne peut fonctionner que s’il trouve des individus socialement prédisposés à se comporter en agents responsables, à risquer leur argent, leur temps, parfois leur honneur ou leur vie, pour poursuivre les enjeux et obtenir les profits qu’il propose et qui, vus d’un autre point de vue, peuvent paraître illusoires, ce qu’ils sont toujours aussi puisqu’ils reposent sur la relation de complicité ontologique entre l’habitus et le champ qui est au principe de l’entrée dans le jeu, de l’adhésion au jeu, de l’illusio » (Leçon sur la leçon, p 47).

Bourdieu se trouve ainsi proche de Blaise Pascal, qu’il cite souvent dans ses Méditations pascaliennes, notamment p.140 (chapitre 3 : « Les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé « le nomos et l’illusio »): « Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. La grandeur de la sagesse est invisible aux charnels et aux gens d’esprit…» (Pascal, Pensées et Opuscules, 793, éd. Brunscvicg, Paris, Hachette, 1912, en abrégé Br. dans la suite du texte).

S’agissant des champs de l’enseignement et de la production intellectuelle, il a beaucoup réfléchi sur ce qui les rend possibles, à savoir l’état « scolastique », suffisamment délivré des urgences, dont bénéficiaient déjà les philosophes de l’antiquité, et dont les caractéristiques sont telles qu’elles permettent «  ce regard indifférent au contexte et aux fins pratiques, ce rapport distinct et distinctif aux mots et aux choses, (qui) n’est autre que la skholè. Ce temps libéré des occupations et des préoccupations pratiques, dont l’école… aménage une forme privilégiée, le loisir studieux, est la condition de l’exercice scolaire et des activités arrachées à la nécessité immédiate, comme le sport, le jeu, la production et la contemplation des œuvres d’art et toutes les formes de spéculation gratuite, sans autre fin qu’elles-mêmes » (Méditations pascaliennes, p.28). Pour Bourdieu, les universités anglo-saxonnes, dans une atmosphère studieuse et retirée, sont la skholè faite institution (Méditations pascaliennes, p. 63).

« L’affrontement anarchique des investissements et des intérêts individuels ne se transforme en dialogue rationnel que dans la mesure et dans la mesure seulement où le champ est assez autonome (donc doté de barrières à l’entrée assez élevées) pour exclure l’importation d’armes non spécifiques, politiques et économiques notamment, dans les luttes internes; dans la mesure où les participants sont contraints à ne recourir qu’à des instruments de discussion ou de preuve conformes aux exigences scientifiques en la matière…, donc obligés de sublimer leur libido dominandi en une libido sciendi qui ne peut triompher qu’en opposant une réfutation à une démonstration, un fait scientifique à un autre fait scientifique » (Méditations pascaliennes, p.16).
Pour mieux faire comprendre la notion de barrière à l’entrée, on peut mentionner la critique suivante de Bourdieu contre la télévision : « elle abaisse le droit d’entrée dans un certain nombre de champs, philosophique, juridique, etc. : elle peut consacrer comme sociologue, écrivain, ou philosophe, etc., des gens qui n’ont pas payé le droit d’entrée du point de vue de la définition interne de la profession. D’autre part, elle est en mesure d’atteindre le plus grand nombre. Ce qui me paraît difficile à justifier, c’est que l’on s’autorise de l’extension de l’audience pour abaisser le droit d’entrée dans le champ » (Sur la télévision, p. 76).

Habitus

Bourdieu a défini l’éducation « comme processus à travers lequel s’opère dans le temps la reproduction de l’arbitraire culturel par la médiation de la production de l’habitus producteur de pratiques conformes à l’arbitraire culturel … » (La Reproduction, livre 1, 3, scolie 2 (pages 47-48).
L’expression d’ « arbitraire culturel » qui apparaît dans cette citation peut prêter à confusion. Dans l’avant-propos de La Reproduction (p. 10-12), le sociologue définit l’arbitraire par le fait qu’il ne saurait être déduit d’aucun principe, comme le point de départ axiomatique (dépourvu de référent sociologique et psychologique) d’une réflexion menée more geometrico (voir plus haut).

Plus concrètement, l’habitus désigne chez Bourdieu un ensemble inculqué, inconscient et pour une large part incorporé au corps, de « dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées » (Esquisse d’une théorie de la pratique, p. 261).
Bourdieu a insisté notamment sur deux aspects:
–         Le caractère corporel de l’habitus ;
–         Le lien entre habitus et champ social.

En ce qui concerne le caractère corporel de l’habitus, il insiste sur ce point de façon quelque peu surprenante, comme si l’habitus n’était pas aussi une disposition de l’esprit. Peut-être s’agissait-il, pour une raison de terminologie, de remplacer par le mot « corps » des  mots tels que « personne » ou « individu » jugés inadéquats, trop idéalistes ou trop « individualistes ».
« Si les sociétés attachent un tel prix aux détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien, des manières corporelles et verbales, c’est que: « traitant le corps comme une mémoire, elles lui confient sous une forme abrégée et pratique, c’est-à-dire mnémotechnique, les principes fondamentaux de l’arbitraire culturel. Ce qui est ainsi incorporé se trouve placé hors des prises de la conscience » (Esquisse d’une théorie de la pratique, p.297-298). Et :
« Les injonctions sociales les plus sérieuses s’adressent non à l’intellect mais au corps, traité comme un pense-bête » (Méditations pascaliennes, « la connaissance par corps », p.204).
Cela dit, ce que le sociologue a révélé sur lui-même en évoquant son « habitus clivé » (voir plus haut) montre bien que l’habitus est pour une large part une tournure d’esprit influant profondément sur l’activité intellectuelle.

En ce qui concerne le lien entre habitus et champ/microcosme, Bourdieu explique dans sa Leçon sur la leçon (P 37-38) l’importance de la relation « entre l’histoire objectivée dans les choses, sous la forme d’institutions, et l’histoire incarnée dans les corps, sous la forme de ce que j’appelle l’habitus ». Il considère comme une rupture décisive par rapport au mode de pensée traditionnel « le fait de substituer à la relation naïve entre l’individu et la société la relation construite entre ces deux modes d’existence du social, l’habitus et le champ, l’histoire faite corps et l’histoire faite chose. »
Il explique le lien entre habitus et champ social en se référant notamment à Pascal : « il suffit de prendre comme point de départ un constat paradoxal, condensé dans une très belle formule pascalienne, qui conduit d’emblée au-delà de l’alternative de l’objectivisme et du subjectivisme : « …par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends » (Pascal, Pensées, Br, 348)…On aura compris que j’ai tacitement élargi la notion d’espace pour y faire entrer, à côté de l’espace physique, auquel pense Pascal, ce que j’appelle l’espace social… Le « je » qui comprend pratiquement l’espace physique et l’espace social (sujet du verbe comprendre, il n’est pas nécessairement un « sujet » au sens des philosophies de la conscience, mais plutôt un habitus, un système de dispositions) est compris, en un tout autre sens, c’est-à-dire englobé, inscrit, impliqué dans cet espace : il y occupe une position, dont on sait (par l’analyse statistique des corrélations empiriques) qu’elle est régulièrement associée à des prises de position (opinions, représentations, jugements, etc.) sur le monde physique et sur le monde social » (Méditations pascaliennes, chapitre 4 : « La connaissance par corps », p.190).
« Si l’agent a une compréhension immédiate du monde familier, c’est que les structures cognitives qu’il met en œuvre sont le produit de l’incorporation des structures du monde dans lequel il agit, que les instruments qu’il emploie pour connaître le monde sont construits par le monde. Ces principes pratiques d’organisation du donné sont construits à partir de l’expérience de situations fréquemment rencontrées et sont susceptibles d’être révisés et rejetés en cas d’échec répété » (Méditations pascaliennes, « la connaissance par corps », p.197).

Déterminisme et liberté

Bourdieu a été accusé d’être excessivement déterministe, bien qu’il ait proposé plusieurs perspectives de liberté:
–         En reprenant le raisonnement philosophique classique selon lequel la liberté tient d’abord à la mise en évidence et à la juste connaissance des déterminations sociales et autres;
–         En montrant comment l’autonomie des différents champs ou microcosmes peut favoriser l’indépendance d’esprit et une sorte de séparation des pouvoirs ;
–         En développant l’idée qu’entre les causes externes et les agents sociaux exposés à ces causes externes s’interposent non seulement le microcosme, mais aussi l’habitus, qui font écran à une causalité automatique.

La Leçon sur la leçon, notamment, met l’accent sur la liberté comme juste appréciation des déterminations sociales :
« …Ceux qui déplorent le pessimisme désenchanteur ou les effets démobilisateurs de l’analyse sociologique lorsqu’elle formule par exemple les lois de la reproduction sociale sont à peu près aussi fondés que ceux qui reprocheraient à Galilée d’avoir découragé le rêve de vol en construisant la loi de la chute des corps » (p. 19).
« Du fait que la connaissance des mécanismes permet, ici comme ailleurs, de déterminer les conditions et les moyens d’une action destinée à les maîtriser, le refus du sociologisme qui traite le probable comme un destin se justifie en tout cas… » (p. 20-21).
« Lorsque…le sociologue enseigne à rapporter les actes ou les discours les plus « purs », ceux du savant, de l’artiste ou du militant, aux conditions sociales de leur production et aux intérêts spécifiques de leurs producteurs, loin d’encourager le parti pris de réduction et de démolition dont s’enchantent l’aigreur et l’amertume, il entend seulement livrer le moyen de dépouiller de son impeccabilité objective et subjective le rigorisme, voire le terrorisme du ressentiment ; à commencer par celui qui naît de la transmutation d’un désir de revanche sociale en revendication d’un égalitarisme compensatoire » (p.28).
Dans ce texte, Bourdieu dit aussi que la sociologie peut contribuer au moins à faire progresser la conscience des mécanismes qui sont au principe de toutes les formes de fétichisme. A cette époque (1982), il rangeait sans nuance parmi les formes de fétichisme le « culte de l’art et de la science qui, au titre d’idoles de substitution, peuvent concourir à la légitimation d’un ordre social pour une part fondé sur la distribution inégale du capital culturel » (p.33).

Bourdieu n’a jamais abandonné le thème de la liberté comme connaissance, et d’abord comme connaissance du fait que : « Le corps est dans le monde social, mais le monde social est dans le corps » (Leçon sur la leçon, p.38, et Méditations pascaliennes, chapitre 4 : « La connaissance par corps », sous-partie intitulée « La rencontre de deux histoires », p.218). « De cette relation paradoxale de double inclusion se laissent déduire tous les paradoxes que Pascal rassemblait sous le chapitre de la misère et de la grandeur, et que devraient méditer ceux qui restent enfermés dans l’alternative scolaire du déterminisme et de la liberté : déterminé (misère), l’homme peut connaître ses déterminations (grandeur) et travailler à les surmonter. Paradoxes qui trouvent tous leur principe dans le privilège de la réflexivité : …l’homme connaît qu’il est misérable ; il est donc misérable, puisqu’il l’est ; mais il est bien plus grand, puisqu’il le connaît » (Pascal, Pensées, Br. 416) ; ou encore : «…la faiblesse de l’homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent » (Pascal, Pensées, Br. 376)… Et peut-être, selon la même dialectique, typiquement pascalienne, du renversement du pour au contre, la sociologie, forme de pensée honnie des « penseurs » parce qu’elle donne accès à la connaissance des déterminations sociales qui pèse sur eux, donc sur leur pensée, est-elle en mesure de leur offrir, mieux que les ruptures d’apparence radicale qui, bien souvent, laissent les choses inchangées, la possibilité de s’arracher à une des formes les plus communes de la misère et de la faiblesse auxquelles l’ignorance ou le refus hautaine de savoir condamnent si souvent la pensée » (Méditations pascaliennes, p.190, chapitre 4 : « La connaissance par corps », partie introductive).

Cela dit, la liberté selon Bourdieu ne tient pas seulement à la connaissance des contraintes et limites, elle résulte aussi d’une « séparation des pouvoirs », qui, « bien différente de celle que préconisait Montesquieu, est inscrite dans les faits sous la forme de la différenciation des microcosmes et des conflits actuels ou potentiels entre les pouvoirs séparés qui en résulte… Les pouvoirs qui s’exercent dans les différents champs… peuvent sans nul doute être oppressifs sous un certain rapport, et dans l’ordre qui est le leur, donc propres à susciter de légitimes résistances, mais ils disposent d’une autonomie relative par rapport aux pouvoirs politiques et économiques, offrant du même coup la possibilité d’une liberté par rapport à eux…
Il y a tyrannie, par exemple, lorsque le pouvoir politique et le pouvoir économique interviennent dans le champ scientifique ou dans le champ littéraire, soit directement, soit à travers un pouvoir plus spécifique, comme celui des académies, des éditeurs, des commissions ou du journalisme (qui tend toujours davantage à exercer aujourd’hui son emprise sur les différents champs, politique, intellectuel, juridique et scientifique notamment), pour y imposer leurs hiérarchies et pour y réprimer l’affirmation des principes de hiérarchisation spécifiques » Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « Les fondements historiques de la raison », p.148-150).

 « Dès que, cessant de nier l’évidence historique, on accepte de reconnaître que la raison n’est pas enracinée dans une nature anhistorique et que, invention humaine, elle ne peut s’affirmer qu’en relation avec des jeux sociaux propres à en favoriser l’apparition et l’exercice, on peut s’armer d’une science historique des conditions historiques de son émergence pour tenter de renforcer tout ce qui, dans chacun des différents champs, est de nature à favoriser le règne sans partage de sa logique spécifique, c’est-à-dire l’indépendance à l’égard de toute espèce de pouvoir ou d’autorité extrinsèque – tradition, religion, Etat, forces du marché. On pourrait ainsi, dans cet esprit, traiter la description réaliste du champ scientifique comme une sorte d’utopie raisonnable de ce que pourrait être un champ politique conforme à la raison démocratique…
« …Dès que des principes prétendant à la validité universelle (ceux de la démocratie par exemple) sont énoncés et officiellement professés, il n’est plus de situation sociale où ils ne puissent servir au moins comme des armes symboliques dans les luttes d’intérêt ou comme des instruments de critique pour ceux qui ont intérêt à la vérité ou à la vertu (comme aujourd’hui tous ceux qui, notamment dans la petite noblesse d’Etat, ont partie liée avec les acquis universels associées à l’Etat et au droit).
Tout ce qui est dit là s’applique en priorité à l’Etat qui, comme tous les acquis historiques liés à l’histoire relativement autonome des champs scolastiques, est marqué d’une profonde ambiguïté : il peut être décrit et traité simultanément comme un relais, sans doute relativement autonome, des pouvoirs économique et politique qui ne s’inquiètent guère d’intérêts universels, et comme une instance neutre qui… est capable d’exercer une sorte d’arbitrage, sans doute toujours un peu biaisé, mais moins défavorable, en définitive, aux intérêts des dominés, et à ce qu’on peut appeler la justice, que ce qu’exaltent, sous les fausses couleurs de la liberté et du libéralisme, les partisans du « laisser-faire », c’est-dire l’exercice brutal et tyrannique de la force économique » (Méditations pascaliennes, chapitre 3 : « les fondements historiques de la raison », sous-chapitre intitulé : « L’universalité des stratégies d’universalisation », p. 182-184).

La liberté, favorisée par l’existence de champs sociaux autonomes, résulte aussi de l’habitus qui donne aux agents sociaux une certaine latitude d’action. « Une des fonctions majeures de la notion d’habitus est d’écarter deux erreurs complémentaires qui ont toutes deux pour principe la vision scolastique : d’un côté, le mécanisme, qui tient que l’action est l’effet mécanique de la contrainte de causes externes ; de l’autre, le finalisme qui, notamment avec la théorie de l’action rationnelle, tient que l’agent agit de manière libre, consciente… Contre l’une et l’autre théorie, il faut poser que les agents sociaux sont dotés d’habitus, inscrits dans les corps par les expériences passées : ces systèmes de schèmes de perception, d’appréciation et d’action permettent d’opérer des actes de connaissance pratique, fondés sur le repérage et la reconnaissance des stimuli conditionnels et conventionnels auxquels ils sont disposés à réagir, et d’engendrer, sans position explicite de fins ni calculs rationnels des moyens, des stratégies adaptées et sans cesse renouvelées, mais dans les limites des contraintes structurales dont ils sont le produit et qui les définissent » » (Méditations pascaliennes, « la connaissance par corps », p. 200-201).

Dans l’hommage qu’il a rendu en 2002 à l’occasion du décès du sociologue (Hommage à Pierre Bourdieu, sur le site internet du Collège de France), son collègue le philosophe Jacques Bouveresse a rappelé à quel point Bourdieu, à la fin de son enseignement, insistait sur l’autonomie des champs du savoir. « Le dernier cours qu’il a donné au Collège de France peut être considéré, à bien des égards, comme un plaidoyer en faveur de l’autonomie de la science et de la cité savante, et un appel à la défendre contre les dangers qui la menacent de plus en plus. Il y a une singulière ironie dans le fait que lui, qui a été accusé régulièrement de pratiquer une forme de réductionnisme sociologisant et même sociologiste, ait terminé son enseignement par une réaffirmation de la croyance qui a toujours été la sienne à la capacité qu’a le monde de la science de s’autoréguler selon des principes qui lui sont propres et qui ne sont pas réductibles à des déterminations économiques, sociales et culturelles qui s’imposent à lui de l’extérieur…
« Mais il est important pour nous, me semble-t-il, ajoute Jacques Bouveresse, de nous rappeler également la deuxième partie de son message. Si la science doit être autonome, ce n’est pas pour rester enfermée dans sa propre maison, mais pour pouvoir être réellement au service de tout le monde ».

Voir l’article suivant publié dans Libres Feuillets:
– Bourdieu (III):l’universel (27 avril 2013)

Dominique Thiébaut Lemaire

 Oeuvres de Bourdieu d’où sont tirées les références du présent article

 1970  La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Editions de Minuit (avec J.-C. Passeron)
2000  pour l’édition française : Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Editions du Seuil, collection Points (1ère éd. : Droz 1972)
1982  Leçon sur la leçon, Editions de Minuit
1992  Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Le Seuil, collection Points
1994  Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil, collection Points
1996  Sur la télévision, Paris, Liber/Raisons d’agir
1997  Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, collection Points
2002  Science de la science et réflexivité, Liber/Raisons d’agir.
2004  Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir Editions

Le vrai visage de Jules César? Découvertes archéologiques dans le Rhône

Exposition au Musée du Louvre : « Arles, les fouilles du Rhône » (9 mars-25 juin 2012)

Depuis plusieurs années, le progrès des techniques de plongée a permis de nombreuses découvertes archéologiques, qu’il s’agisse par exemple des ruines du port d’Alexandrie à l’embouchure du Nil, ou plus modestement des  vestiges de la ville antique d’Arles près de l’embouchure du Rhône Lire la suite

Descartes et Spinoza (II): la générosité, remède contre les passions actuelles? Par Dominique Thiébaut Lemaire

Comme remèdes contre les passions, Descartes et Spinoza mettent l’accent sur la générosité et la force d’âme, passions elles-mêmes, qui peuvent devenir des vertus.

Pour Descartes : «…Ce qu’on nomme communément des vertus sont des habitudes en l’âme qui la disposent à certaines pensées, en sorte qu’elles sont différentes de ces pensées, mais qu’elles les peuvent produire, et réciproquement être produites par elles. Il faut remarquer aussi que ces pensées peuvent être produites par l’âme seule, mais qu’il arrive souvent que quelque mouvement des esprits (animaux) les fortifie, et que pour lors elles sont des actions de vertu et ensemble des passions de l’âme… toutes les âmes que Dieu met en nos corps ne sont pas également nobles et fortes…, il est certain néanmoins que la bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts de la naissance, et que… on peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité, laquelle étant comme la clef de toutes les autres vertus et un remède général contre tous les dérèglements des passions…» (article 161)
Quant à Spinoza, il précise que la vertu est pouvoir d’agir: « Par vertu et puissance j’entends la même chose » (définition VIII au début de la quatrième partie de l’Ethique). Il est aussi question chez lui de « dompter nos passions, c’est-à-dire acquérir l’état de vertu » (Traité théologico-politique, chapitre 3, paragraphe 5).

La charité et la justice ne sont pas mentionnées nommément dans Les Passions de l’âme ni dans l’Ethique. Mais elles le sont par Spinoza dans son Traité théologico-politique. Au chapitre XIV de cette œuvre, intitulé « Les sept dogmes de la foi universelle », le cinquième dogme (paragraphe 10) est celui-ci: « le culte de Dieu et l’obéissance à Dieu consistent dans la seule justice et dans la charité, c’est-à-dire l’amour du prochain ». Le mot latin « caritas » signifie en effet amour : « caritas patriae » : amour de la patrie ; « caritas hominum » : amour des hommes. Il a été traduit en français par charité, terme aujourd’hui trompeur dans la mesure où il désigne communément l’aumône, les bonnes œuvres, signification assez éloignée de la charité théologique dont le sens est celui du mot latin.

Le mot « générosité » s’est dégradé de la même manière. Il désigne aujourd’hui surtout la qualité de celui qui fait des dons, principalement des dons d’argent. Mais chez Descartes et Spinoza, il s’agit de bien autre chose.

Ce que sont la générosité de Descartes et la force d’âme de Spinoza

Descartes consacre plusieurs articles des Passions de l’âme à la générosité qui n’est chez lui, finalement, qu’un autre nom de la vertu, tout à la fois connaissance, liberté et bonne volonté :
« …la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu » (Les Passions de l’âme, article 153).
« Ceux qui ont cette connaissance et ce sentiment d’eux-mêmes se persuadent facilement que chacun des autres hommes les peut aussi avoir de soi, parce qu’il n’y a rien en cela qui dépende d’autrui… ; et, bien qu’ils voient souvent que les autres commettent des fautes qui font paraître leur faiblesse, ils sont toutefois plus enclins à les excuser qu’à les blâmer, et à croire que c’est plutôt par manque de connaissance que par manque de bonne volonté qu’ils les commettent. Et, comme ils ne pensent point être de beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de bien ou d’honneurs, ou même qui ont plus d’esprit, plus de savoir, plus de beauté, ou généralement qui les surpassent en quelques autres perfections, aussi ne s’estiment-ils point beaucoup au-dessus de ceux qu’ils surpassent, à cause que toutes ces choses leur semblent être fort peu considérables, à comparaison de la bonne volonté, pour laquelle seule ils s’estiment, et laquelle ils supposent aussi être ou du moins pouvoir être en chacun des autres hommes » (article 154).

Spinoza est beaucoup plus bref que Descartes sur la générosité et la force d’âme. Cette dernière, pour lui, se compose de deux désirs fondamentaux commandés par la raison : d’une part le désir de se conserver, principe de la vertu; et d’autre part la générosité, désir d’assister les autres et d’établir avec eux un lien d’amitié :
« Je ramène à la force d’âme les actions qui suivent des affections se rapportant à l’âme en tant qu’elle connaît, et je divise la force d’âme en fermeté (« fortitudo ») et générosité (« generositas »). Par fermeté j’entends un désir par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la raison. Par générosité j’entends un désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié… » (Ethique, troisième partie, proposition LIX).

La générosité dans ses rapports avec les passions

En ce qui concerne la compassion :
«… Au lieu que le vulgaire a de la compassion pour ceux qui se plaignent, à cause qu’il pense que les maux qu’ils souffrent sont fort fâcheux, le principal objet de la pitié des plus grands hommes est la faiblesse de ceux qu’ils voient se plaindre, à cause qu’ils n’estiment point qu’aucun accident qui puisse arriver soit un si grand mal qu’est la lâcheté de ceux qui ne le peuvent souffrir avec constance ; et, bien qu’ils haïssent les vices, ils ne haïssent pas pour autant ceux qu’ils y voient sujets, ils ont seulement pour eux de la pitié » (Les Passions de l’âme, article 187).

En ce qui concerne l’envie :
« Ceux qui sont généreux… sont entièrement maîtres de leurs passions, particulièrement des désirs, de la jalousie et de l’envie », car ils n’estiment que fort peu les choses qui dépendent d’autrui (Les Passions de l’âme, article 156).

En ce qui concerne l’orgueil :
« … Parce que l’orgueil et la générosité ne consistent qu’en la bonne opinion qu’on a de soi-même, et ne diffèrent qu’en ce que cette opinion est injuste en l’un et juste en l’autre, il me semble qu’on les peut rapporter à une même passion, laquelle est excitée par un mouvement composé de ceux de l’admiration, de la joie et de l’amour, tant de celle qu’on a pour soi que de celle qu’on a pour la chose qui fait qu’on s’estime…
…Ce sont ceux qui se connaissent le moins qui sont les plus sujets à s’enorgueillir et à s’humilier plus qu’ils ne doivent, à cause que tout ce qui leur arrive de nouveau les surprend et fait que, se l’attribuant à eux-mêmes, ils s’admirent, et qu’ils s’estiment ou se méprisent selon qu’ils jugent que ce qui leur arrive est à leur avantage ou n’y est pas. Mais, parce que souvent après une chose qui les a enorgueillis en survient une autre qui les humilie, le mouvement de leurs passions est variable. Au contraire, il n’y a rien en la générosité qui ne soit compatible avec l’humilité vertueuse, ni rien ailleurs qui les puisse changer, ce qui fait que leurs mouvements sont fermes, constants et toujours fort semblables à eux-mêmes » (Les Passions de l’âme, article 156).

La connaissance et le désir du bien, éléments de la vertu

Descartes et Spinoza s’accordent pour considérer que la connaissance et le désir du bien sont deux éléments indispensables à la vertu.

Descartes a donné à l’article 49 des Passions de l’âme l’intitulé suivant : « Que la force de l’âme ne suffit pas sans la connaissance de la vérité » (voir aussi l’article 153 cité plus haut).
De même, pour Spinoza, celui qui s’ignore lui-même ignore toutes les vertus (Ethique, quatrième partie, proposition LVI)

Pour Descartes,  « … la faute qu’on a coutume de commettre en ceci », c’est-à-dire pour ce qui dépend de nous, « n’est jamais qu’on désire trop, c’est seulement qu’on désire trop peu; et le souverain remède contre cela est de se délivrer l’esprit autant qu’il se peut de toutes sortes d’autres désirs moins utiles, puis de tâcher de connaître bien clairement et de considérer avec attention la bonté de ce qui est à désirer » (Les Passions de l’âme, l’article 144).
Pour Spinoza comme pour Descartes, le désir du bien naît de la joie et de l’amour, non de la tristesse:
« Un désir qui naît de la joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, qu’un désir qui naît de la tristesse…. Un désir qui naît de la joie est donc secondé ou accru par cette affection même de joie…; au contraire, celui qui naît de la tristesse est diminué ou réduit par cette affection même de tristesse… »
« Toutes les affections se ramènent au désir, à la joie ou à la tristesse… Mais par tristesse nous entendons ce qui diminue ou réduit la puissance de penser de l’âme…, et ainsi, en tant que l’âme est attristée, sa puissance de connaître, c’est-à-dire d’agir…, est diminuée ou contrariée. Il n’est donc point d’affections de tristesse qui se puissent rapporter à l’âme en tant qu’elle est active, mais seulement des affections de joie et de désir…» (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII)

La bonne volonté en ce qui dépend de nous, selon Descartes

Il importe que nous nous tenions « au-delà du pouvoir de la fortune », selon Descartes, en ne désirant que ce qui dépend de nous, comme le font ceux qui sont les plus généreux et qui ont l’esprit le plus fort (Les Passions de l’âme, article 187).

C’est une idée stoïcienne qui se trouve déjà dans le Discours de la méthode (troisième partie) :  » je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes… Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde; et généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées… « 

Pour les choses « qui ne dépendent que de nous, c’est-à-dire de notre libre arbitre, il suffit de savoir qu’elles sont bonnes pour ne les pouvoir désirer avec trop d’ardeur, à cause que c’est suivre la vertu que de faire les choses bonnes qui dépendent de nous, et il est certain qu’on ne saurait avoir un désir trop ardent pour la vertu… » Ce que nous désirons de cette façon ne peut manquer de nous réussir, puisque c’est de nous seuls qu’il dépend  (Les passions de l’âme, article 144).
Notre âme, alors, « n’a besoin que de suivre exactement la vertu. Car quiconque a vécu en telle sorte que sa conscience ne lui peut reprocher qu’il n’ait jamais manqué à faire toutes les choses qu’il a jugées être les meilleures (qui est ce que je nomme ici suivre la vertu), il en reçoit une satisfaction qui est si puissante pour le rendre heureux, que les plus violents efforts des passions n’ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tranquillité de son âme » (article 148).

Cela dit, aujourd’hui, il est plus difficile qu’au 17ème siècle de distinguer ce qui ne dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Les avancées scientifiques et démocratiques, mais aussi l’évolution démographique, accroissent l’incertitude sur ce qui dépend de nous, en modifiant l’influence des hommes sur leur environnement naturel et social. Cette influence semble grandir, mais en même temps les progrès de la connaissance nous révèlent l’ampleur des déterminismes auxquels nous sommes soumis. La meilleure connaissance de l’âme humaine grâce à la découverte de l’inconscient  peut aussi nous faire douter de l’empire que, selon Descartes, l’homme est capable d’exercer sur ses passions – encore que cette même découverte lui permette de moins les subir.

Spinoza, pour sa part, n’a pas adhéré à la conception cartésienne du libre arbitre. Dans la préface à la cinquième partie de l’Ethique, intitulée « De la puissance de l’entendement ou de la liberté de l’homme », il critique l’article 50 des Passions de l’âme, où il est dit que toute âme, si faible qu’elle soit, est capable, bien dirigée, de soumettre à sa volonté les passions. Spinoza conteste cette conception stoïcienne, qu’il reproche à Descartes d’avoir reprise en dépit des « protestations de l’expérience ». Et il ne peut admettre le schéma cartésien des interactions de l’âme et du corps par l’intermédiaire de la mystérieuse glande pinéale.

Il n’en est pas moins un adepte de la liberté, comme par exemple dans son Traité théologico-politique, où il prône la liberté de pensée et d’expression. Mais de même que Descartes et beaucoup d’autres, il a du mal à concilier la liberté et la nécessité (voir ci-dessous ce qu’est pour lui « agir par raison »), de sorte qu’on peut dire, au fond, que chaque philosophie confrontée à ce problème a sa propre glande pinéale dont on voit mal comment elle peut fonctionner…

Le principe de la vertu chez Spinoza : l’effort pour conserver son être

« Agir par raison n’est rien d’autre… que faire ces actions qui suivent de la nécessité de notre nature…» (Ethique, quatrième partie, proposition LIX)

« Le désir est l’essence même de l’homme…, c’est-à-dire…un effort (« conatus ») par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être…» (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII)
« Plus on s’efforce de chercher ce qui est utile, c’est-à-dire à conserver son être, et plus on en a le pouvoir, plus on est doué de vertu; et au contraire, dans la mesure où l’on omet de conserver ce qui est utile, c’est-à-dire son être, on est impuissant.
« La vertu est la puissance même de l’homme, qui se définit par la seule essence de l’homme…, c’est-à-dire…par le seul effort par où l’homme s’efforce de persévérer dans son être. Plus donc on s’efforce de conserver son être et plus on en a le pouvoir, plus on est doué de vertu » (Spinoza, Ethique, quatrième partie, proposition XX).
« …Puisque la vertu… ne consiste en rien d’autre qu’à agir suivant les lois de sa nature propre, et que personne ne peut conserver son être… sinon suivant les lois de sa nature propre, il suit de là : 1° Que le principe de la vertu est l’effort même pour conserver l’être propre et que la félicité consiste en ce que l’homme peut conserver son être ; 2° Que la vertu doit être recherchée pour elle-même, et qu’il n’existe aucune chose valant mieux qu’elle ou nous étant plus utile, à cause de quoi elle devrait être recherchée; 3° Enfin que ceux qui se donnent la mort, ont l’âme frappée d’impuissance et sont entièrement vaincus par les causes extérieures en opposition avec leur nature… » (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII).

Spinoza dit vouloir attirer l’attention de ceux qui jugent immoral ce principe : « chacun est tenu de chercher ce qui lui est utile ». Au contraire,affirme-t-il, ce principe est l’origine de la vertu et de la moralité, et il faut donc s’aimer soi-même en s’efforçant de persévérer dans son être (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII).
Il est bon d’entendre dire par un grand philosophe que la vertu ne consiste pas à renoncer à soi-même, contrairement à ce que beaucoup croient aujourd’hui.

En conclusion : l’actualité socio-politique de la vertu selon Descartes et Spinoza

Il ne faudrait pas beaucoup forcer le texte des Passions de l’âme sur la générosité pour y trouver les principes qui composent aujourd’hui la devise inscrite dans la Constitution française :
–         Liberté (article 153): la générosité consiste notamment en ce que le généreux fait le meilleur usage de la libre disposition de ses volontés ;
–         Egalité (article 154): de même que les généreux ne pensent point être de beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de bien ou d’honneurs, ou même plus d’esprit, plus de savoir, plus de beauté, ou les surpassent en d’autres perfections, de même ils ne s’estiment pas beaucoup au-dessus de ceux qu’ils surpassent, car toutes ces choses leur semblent être fort peu considérables, à comparaison de la bonne volonté, pour laquelle seule ils s’estiment, et qui peut exister en chaque homme ;
–        Fraternité (article 156) : les généreux n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes.

En ce qui concerne Spinoza, sans parler de son Traité théologico-politique, il y a des leçons à tirer des passages de l’Ethique cités ci-dessous, pour la vie au sein d’une même société et pour les rapports entre les peuples:
– La raison demande « que chacun s’aime lui-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, ait de l’appétence pour tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et que chacun s’efforce de conserver son être… » (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII).
–  « Les hommes, dis-je, ne peuvent rien souhaiter qui vaille mieux pour la conservation de leur être, que de s’accorder tous en toutes choses…, de s’efforcer tous ensemble à conserver leur être et de chercher tous ensemble l’utilité commune à tous ; d’où suit que les hommes qui sont gouvernés par la raison, c’est-à-dire ceux qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la raison, ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi et honnêtes » (Ethique, quatrième partie, proposition XVIII).
– « Les hommes, dans la mesure seulement où ils vivent sous la conduite de la raison, font nécessairement ce qui est bon pour la nature humaine, et par suite pour tout homme… » Ainsi, contre l’adage selon lequel l’homme est un loup pour l’homme, Spinoza (Ethique, quatrième partie, proposition XXXV), bien optimiste cette fois, affirme que « l’homme est un dieu pour l’homme ».

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Descartes et Spinoza (I): sur quelques passions actuelles (compassion, envie, surestime de soi). Par Dominique Thiébaut Lemaire

Descartes dans Les Passions de l’âme et Spinoza dans l’Ethique (la traduction utilisée ici est celle de Charles Appuhn) analysent de manière approfondie la compassion, l’envie, la surestime de soi, dont l’importance est aujourd’hui plus grande que jamais, et qui sont des passions non seulement individuelles, mais aussi collectives. Ces analyses ont donc une portée sociologique, voire politique. Lire la suite

Mélancolie vandale, de J.Y.Cendrey, roman situé à Berlin. Par Martine Delrue

 

Jean-Yves Cendrey, Mélancolie vandale    – Actes Sud , 2012

 

                          S’il est assuré  que les bons sentiments font de la mauvaise littérature, qu’obtient-on avec de mauvais sentiments ? Si, à la place du sucré, de l’aimable, du mièvre, vous mettez systématiquement de l’acide, du caustique, du brutal ? Jean-Yves Cendrey refuse le consensus mou. Il a  cinquante ans; il a choisi de vivre  loin du milieu littéraire parisien, à Berlin, avec sa femme Marie NDiaye, écrivain également, et leurs enfants, et ce depuis de nombreuses années. Jean-Yves  Cendrey chahute son lecteur à hue et à dia, le tire du heurté au violent, le pousse du dur à l’horrible. Il a situé l’action de son quinzième roman précisément à Berlin. La géographie de la ville est rendue de façon très sensible et structure tout le roman. Même vingt ans après la Réunification, le Mur est là dans les têtes ou dans ses vestiges.

                       Comment écrire sur Berlin après Döblin ? J.Y. Cendrey répond à cette question en  campant une constellation familiale peu ordinaire: le personnage principal, Kornelia, est, à 53 ans, une femme à la dérive. Divorcée, elle n’aime guère sa sœur Jana, ni son père, ni son oncle, ni tellement son compagnon actuel, Ali. Pour sa fille en revanche, elle se donne un mal fou. Or, on le sait, du temps de la grande méfiance, traîtrises et dénonciations allaient bon train au sein même des familles (la Stasi n’est jamais nommée, existe seulement la RDA). Bien qu’habituée depuis l’enfance au glauque, Kornelia est éternellement dévouée à autrui, naguère prête à l’entraide socialiste, aujourd’hui souriante sans raison dans sa mouise perpétuelle. Le romancier la nomme Sumpf, ce qui signifie marais. Et on la voit s’enfoncer.

Dans une Allemagne désormais « vouée corps et biens de  surconsommation aux délices du libéralisme réel », les problèmes contemporains ne manquent pas : importance de ce qui est matériel, rapports avec les concitoyens venus de l’Est, poids du passé, réussite et intégration des Turcs. La mère d’Ali, par exemple, partie de rien, jouit maintenant d’une certaine réussite littéraire, mais son fils évolue autrement et « s’intéresse trop à la pureté ».

                           Certains Allemands sont-ils gagnés par une forme de dépression ? Qu’est-ce que cette Mélancolie vandale ? On pourrait se croire en présence d’un nouveau Zola. En effet, les êtres, qui semblent faits avant tout de pulsions et de besoins, sont évoqués avec crudité; l’argent et les corps sont placés au premier plan : « Quand on annihilait les esprits, on laissait les corps respirer » ; la noirceur, ou même la bile, annoncée dans le titre, semble partout, hormis dans les ciels neigeux de l’hiver berlinois. S’agit-il d’une nouvelle Gervaise, qui dégringole psychiquement d’une relative estime de soi, commune aux Ossis, jusqu’à la solitude et la déchéance la plus féroce à l’Ouest? Elle  vit près d’une prison et travaille dans la prison de Moabit, chargée d’histoire. Interprète du malheur des prisonniers, elle traduit, passe de part et d’autre de l’ancien mur : toute la deuxième partie du roman relate de façon très caustique ses déplacements en métro, en tram, en vélo (quand il n’est pas volé), en voiture, d’un univers gris où tout le monde a peu ou prou été « moche » à un monde qui ne peut être « à l’eau de rose ». Oui, comme le dit Zola dans sa préface aux Rougon-Macquart, les personnages ne sont pas mauvais, mais « ils sont gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. »

                             Jean-Yves Cendrey utilise une langue populaire, jadis qualifiée de verte, très souple et variée en tous cas jusque dans le maniement des « essèmesses ». Les événements parlent d’eux-mêmes, le romancier ne fait pas de psychologie. Nous sommes plongés principalement dans les pensées et souvenirs de Kornelia, mais aussi dans les monologues d’autres personnages. Quelquefois des facilités ou afféteries, par exemple des allitérations complaisantes, agacent. Pour le reste, grâce à une écriture multiforme, intéressante, l’auteur ne veut pas restituer le réel mais le traduire. C’est une écriture au scalpel, qui ne laisse pas de gras, qui déstabilise, d’abord dans l’emploi d’un  « on » impersonnel (ni « je », ni « elle ») pour un personnage principal « vague »,  ensuite dans les heurts et secousses qu’elle contient et induit. Le romancier, grâce à un sens certain de l’ellipse et du secret, laisse entrevoir ou entendre. La construction, originale, mène de façon implacable vers une fin qu’on ne peut raconter. C’est au lecteur, muni de  ces découvertes progressives, de  s’engager dans une lecture âpre et active, et de tirer ses propres conclusions.

 

Martine Delrue

Debussy et les arts. Auteur: Annie Birga

DEBUSSY,LA MUSIQUE ET LES ARTS
Paris, Musée de l’Orangerie, 22 février-11 juin 2012

Pour le cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Debussy, l’exposition du Musée de l’Orangerie fait revivre le compositeur du tournant  du XIXe au XXe siècle dans un parcours raffiné et foisonnant. Le commissaire en est Guy Cogeval, fidèle à ses amours, puisqu’en 1984, pensionnaire de la Villa Medicis comme Debussy l’avait été, il y présenta « Debussy et le Symbolisme ».

A la question : « Où aimeriez-vous vivre ? », Debussy répondit par le baudelairien « Anywhere out of the world ». Cette dominante onirique, que révèle bien la photographie que fit de lui son meilleur ami Pierre Louÿs, imprègne son œuvre et explique ses goûts littéraires et picturaux. Pourraient en être des illustrations un tableau comme « L’air du Soir » d’Henri-Edmond Cross, jeunes femmes rêvant au bord de la mer sous un soleil pointilliste, ou bien un tableau de Vuillard, « Personnages dans un intérieur.La Musique », où s’entremêlent dans une atmosphère feutrée fleurs, enfants, piano et tapisserie.

Dès son retour de Rome, le jeune Debussy affirme son goût pour les Préraphaélites, quand il choisit de mettre en musique « La Damoiselle élue », d’après un poème, paru en 1850, de leur chef de file Dante Gabriel Rossetti. Le poète-peintre en fit diverses représentations, comme celle exposée qui montre une jeune fille, très belle, étoiles dans les cheveux et lys à la main, regardant mélancoliquement du haut des cieux son amant-chevalier demeuré sur terre. Le musicien écrit à son ami Ernest Chausson qu’il utilise pour cette cantate « des lignes mélodiques doucement effacées ». Pour la couverture de la précieuse édition de la Librairie de l’Art indépendant, c’est le peintre nabi Maurice Denis qui exécute une lithographie. Denis qui aurait pu reprendre à son compte l’assertion de Debussy : « Je veux chanter mon paysage intérieur avec la candeur de l’enfant », est représenté dans l’exposition par de nombreux chefs-d’oeuvre, en syntonie avec l’inspiration debussyste. Un même cercle d’intellectuels et d’artistes amis leur fait commande et les encourage, le  musicien Chausson, le conseiller d’Etat Fontaine, le peintre Henry Lerolle, tous présentés dans l’exposition, en particulier Lerolle par de délicats tableaux intimistes… C’est chez lui que Debussy rencontre Degas à qui il vouera une grande admiration. Degas lui fait connaître Camille Claudel dont il apprécie les sculptures qu’il collectionne (il conservera « La Valse » sa vie durant).

Une salle de l’exposition tente de restituer l’atmosphère raffinée que le musicien esthète s’est constituée dans son intérieur, table dessinée par Lerolle, lampe Art Nouveau, grès de Carriès, objets précieux d’Extrême-Orient, dont on retrouve des échos dans son oeuvre pianistique (on pense à « Poissons d’Or », inspirés d’une laque du même nom ou à la Vague d’Hokusai, bois gravé en couverture de la partition de « La Mer »). Curieux aussi d’antiquités égyptiennes et grecques – en témoignent des pièces comme « Canopes » et « Danseuses de Delphes » – Debussy n’hésite pas à cautionner la supercherie de Pierre Louÿs et met en musique les « Chansons de Bilitis » d’une pseudo-poétesse dont on expose ici le visage (Musée du Louvre, Ve siècle avant J.-C.). Dans la même veine néo-païenne s’inscrit, d’après le poème de Mallarmé, le « Prélude à l’après-midi d’un faune ». Debussy fréquentait les fameux « Mardis » de Mallarmé et on connaît l’admiration du poète pour la musique qu’il appelle « la poésie sans les mots » ou encore « le Plaisir Sacré ». Les photographies d’Adolf de Meyer permettent d’imaginer le ballet de Nijinski, tout comme le vase grec dont le danseur s’inspira pour sa gestique.

Le catalogue propose une réflexion sur les diverses mises en scène du chef-d’oeuvre «Pelléas et Mélisande ». Cet opéra, qui reprend la pièce de Maeterlinck, connut tout de suite la célébrité et inspira les peintres et dessinateurs, en particulier le personnage de la femme-enfant, candide et porteuse de mort. A côté des images  rêveuses de Maurice Denis ou hiératiques de Carlos Schwabe sont montrées des lithographies de Munch, « Jalousie », « Séparation », qui correspondent à la part d’ombre de l’imaginaire debussyste.
Malgré les costumes et décors de Baskt, grand scénographe, le « mystère » intitulé « Le martyre de Saint-Sébastien », poursuivi par la censure, connaît l’insuccès. Dans l’exposition, un manuscrit autographe de Gabriele d’Annunzio, décadent trop peu connu en France et  tout de suite remarqué par Debussy. Plus tard, Diaghilev commande un ballet pour Nijinski: c’est « Jeux », et Baskt en fait à nouveau le décor. Il sera repris, après la mort de Debussy, par les Ballets suédois, avec un décor de Bonnard (pastel exposé). Cette magnifique floraison de créateurs avec leurs liens et leurs correspondances est ensuite  précisée. Qu’on en juge : Mallarmé portraituré par Whistler (lithographie) puis par Manet dans un tableau célèbre. Degas, « Portrait d’Edouard Manet debout ». Eugène Carrière , « Portrait d’Henry Lerolle », « Portrait de Paul Verlaine », poète aimé et mis en musique par Debussy. Lithographie d’Odilon Redon, portrait d’un pianiste proche de Debussy, Ricardo Vines. De  Vallotton : « A Edgar Poe », goût commun avec Debussy qui rêva de mettre en musique deux « Histoires Extraordinaires », sans réussir à les achever.

La dernière salle de l’exposition  évoque la nature comme source d’inspiration : Nocturnes, Marines, Paysages. Debussy a écrit : « Moi qui aime les images presque autant que la musique. » On sait qu’il conservait dans son salon une reproduction de Whistler aux raffinements à peine colorés (selon le mot de Proust), proches de sa musique. Parmi ses peintres préférés, Turner « le plus beau créateur de mystère qui soit en art ». Des marines agitées, une « Nuit d’été » magique de Winslow Homer, une « Tempête, côtes de Belle-Ile » de Monet. Chez Debussy l’eau et la lumière changent constamment avec fluidité. D’où des correspondances avec des aspects variés de la nature. A côté d’un « Gouffre » vertigineux de Gauguin, les « Nymphéas » de Monet, magnifique surface picturale.

Nous  avançons ainsi dans le XXe siècle et il ne faut pas oublier que Debussy est l’un des  rénovateurs de la musique française. La nouveauté des sonorités, la liberté de ses compositions autorisent le rapprochement avec les recherches formelles de Delaunay, du musicien et spiritualiste Kandinsky, de Kupka.

Un cycle de Concerts Debussy a lieu au Musée d’Orsay et prolonge le plaisir et l’approfondissement de cette oeuvre magique et symbolique.

 Annie Birga

Afghans en France: exil et droit d’asile. Auteur: Lucienne Collet

Jeunes exilés : déshérence et  promesses de réussite

 

Par petits groupes, ils fréquentent régulièrement le centre d’accueil  (Camres) qui les aide  dans leurs démarches administratives, ou le centre de soins de Médecins sans frontières  (MSF).

Ces jeunes Afghans âgés de 20 à 30 ans venus seuls, sans famille (ce qui n’est pas le cas  de bon nombre d’autres exilés), ont besoin d’être ensemble et de se retrouver entre compatriotes. Pour la plupart d’entre eux, ils sont à la rue depuis des mois. Certains espèrent encore obtenir des papiers, d’autres rêvent d’un accueil plus hospitalier dans les pays scandinaves – en Norvège notamment. Si la question du retour dans leur pays se pose pour certains, beaucoup sont déterminés à rester en France et à apprendre la langue, étape incontournable de leur insertion. Ceux qui y parviennent le font dans un grand désir de communiquer et de comprendre ce pays si éloigné de leurs habitudes culturelles, et envers qui ils éprouvent de la  reconnaissance. Leur conduite est à bien des égards exemplaire dans  le souci qu’ils manifestent d’aider les leurs et les autres exclus.

La rue n’en est pas moins un lieu de menaces,  les exposant  aux pathologies récurrentes  du froid et aux contaminations parasitaires du manque d’hygiène, comme la gale. Leur bonne santé quand ils arrivent se dégrade peu à peu. Comme le souligne le responsable du centre MSF, ils ont plus que d’autres besoin d’une écoute ouverte pour des maux bénins: rhumes et  atteintes de la peau – dernière  barrière peut-être contre les agressions du monde extérieur – sont les affections les plus fréquentes.

Le plus grave au fil du temps est leur dégradation psychique et mentale, préoccupante. Le manque de repères dans un environnement aussi difficile  s’accompagne de troubles allant de  l’angoisse due à l’isolement, à l’incertitude des choix, aux violences subies – le plus souvent cause de leur départ  (guerre, conflits ethniques, politiques, religieux ou familiaux, pressions terroristes) – auxquelles s’ajoutent les souffrances endurées pendant leur voyage,  jusqu’à conduire certains à la frontière du suicide. Tous ont en commun de n’avoir rien connu d’autre que la guerre, l’absence de scolarisation pour la plupart et même  plus simplement d’éducation par la famille. La violence parfois extrême contre eux-mêmes mais aussi contre les autres est l’expression de ce désespoir insoutenable.

Mais la décision du retour en Afghanistan qui tente certains, ils sont de plus en plus nombreux à l’envisager, vient briser comme un effondrement le rêve d’une vie meilleure dont ils ont côtoyé le mirage dans nos sociétés de consommation. Ce retour en arrière scelle un constat d’échec sous le signe de la honte et aggravé d’une lourde dette à rembourser.  De surcroît, la liste d’attente pour repartir s’allonge et les délais là aussi peuvent prendre plusieurs mois. La spirale du désespoir est sans fin.

On ne saurait toutefois passer sous silence la force morale souvent  exceptionnelle  dont certains font preuve et qui leur permet  de saisir les chances du succès.

Z* par exemple a quitté ses montagnes arides où le blé se coupe encore à la faucille, et où il a dès l’enfance ramassé des « cailloux noirs » (entendons le travail dans la mine de charbon) sans avoir jamais été scolarisé. Après un premier arrêt en Grèce où il a travaillé clandestinement à la cueillette des oranges et des olives, il parvient en France en 2006 où il est arrêté, placé en rétention à Vincennes et renvoyé en  Grèce. Puis la France de nouveau et la galère de la rue, et enfin des papiers.
Premier emploi comme déménageur, puis embauche à mi-temps d’abord chez Emmaüs pour faire ses preuves, les assistantes sociales lui  trouvent des cours de français qui  débouchent sur un stage pratique de rénovation d’appartement. La qualité de son travail lui vaut une prime et une promesse d’embauche. Le contrat doit être signé début 2012, s’accompagnant  d’un apprentissage en électricité dans un  CFA  dès septembre.
Pari gagné.

Il n’est pas le seul Afghan dont la rectitude au travail est reconnue et appréciée.
Tel autre, X*, est maintenant peintre professionnel en bâtiment, employé  dans le cadre des Monuments Historiques à la restauration de la Cathédrale de Chartres.

Ces cas ne sont  pas les seuls, et des parcours aussi positifs ont été possibles, il faut le souligner, grâce à l’obtention du statut de réfugié (dans des délais souvent très longs et imprévisibles), grâce au soutien d’ONG et aux rencontres chaleureuses avec des personnes pour qui l’étranger est d’abord un semblable.

 

Lucienne Collet

Bourdieu (I): souvenirs. Auteur: Dominique Thiébaut Lemaire

 Souvenirs et actualité de Bourdieu, sociologue réflexif

Le dixième anniversaire de la mort de Bourdieu donne l’occasion de se réinterroger sur la vie et l’œuvre du philosophe sociologue.

Pierre Bourdieu (1930-2002), né de parents béarnais, élève de l’Ecole normale supérieure de 1951 à 1954, agrégé de philosophie en 1954, directeur d’études à l’École des hautes études de 1964 à 2001, est devenu en 1982 professeur au Collège de France où il a enseigné jusqu’à sa retraite en 2001. Il a reçu la médaille d’or du CNRS en 1993. La fin de son parcours a été marquée par sa consécration nationale et internationale comme grand intellectuel engagé « à la française ».

Il convient d’expliquer d’emblée l’expression « sociologue réflexif » : à la fois sujet et objet de ses analyses. Dans sa leçon inaugurale du Collège de France, publiée sous le titre Leçon sur la leçon (1982), Bourdieu rappelle « une des propriétés les plus fondamentales de la sociologie telle que je la conçois : toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la science » (pages 8-9).
Ce thème a fait l’objet de son dernier cours au Collège de France (2000-2001) publié en 2002 sous le titre Science de la science et réflexivité, dont le chapitre 3 s’intitule: « Pourquoi les sciences sociales doivent se prendre pour objet ».
Dans le même texte, Bourdieu explique (p. 168) : « Pour porter au jour le caché par excellence, ce qui échappe au regard de la science parce qu’il se cache dans le regard même du savant,…il faut…objectiver le sujet de l’objectivation…» Et dans la « Conclusion » p. 221 : « Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet. »
Il avait conscience des risques de sa démarche, et en particulier de ses possibles effets de boomerang. Dans Esquisse pour une auto-analyse, dont l’exergue nous avertit: « Ceci n’est pas une autobiographie » – livre publié en France en 2004 après une première parution en Allemagne, et qui développe un sous-chapitre final de Science de la science et réflexivité – le sociologue écrit ceci :
« Je ne puis pas ignorer les tentatives d’objectivation plus ou moins sauvages que mes analyses ont suscitées en retour, sans autre justification que la volonté malveillante d’objectiver celui qui objective, selon la logique enfantine du « c’est celui qui dit qui est » : dénonciateur de la gloire et des honneurs, il est avide de gloire et d’honneurs ; pourfendeur des médias, il est « médiatique »; contempteur du système scolaire, il est asservi aux grandeurs d’école, et ainsi de suite à l’infini » (p.140).

Souvenirs de Bourdieu

Il s’agit à la fois de souvenirs sur Bourdieu, et de souvenirs de Bourdieu rapportés par lui-même.

Souvenirs sur Bourdieu

Elève à l’Ecole normale supérieure (ENS) dans les années 1968-1972, j’y ai suivi les cours de Bourdieu et travaillé un moment avec un de ses proches, Jean-Claude Chamboredon, « caïman » dans cette Ecole de la rue d’Ulm (« agrégé répétiteur », selon la définition du dictionnaire Robert), en m’intéressant à la sociologie en plus de mes études de lettres classiques.

Je garde de Bourdieu tel qu’il était à cette époque le souvenir d’un accent du midi, et l’impression de présence physique que donnait malgré son gabarit moyen ce brun à l’air carré et du genre « beau ténébreux ». Lorsqu’il exprimait une idée à laquelle il tenait, il semblait rentrer la tête dans les épaules comme un joueur de rugby mécontent.

Vers 1970, il nous parlait déjà du Collège de France, et nous livrait ses réflexions sociologiques sur la voie à suivre pour y parvenir. Il aboutissait à la conclusion que la meilleure filière était celle de l’Ecole des hautes études, précisément celle où il se trouvait. Aussi ai-je été peu surpris d’apprendre, en 1981, qu’il avait atteint son but.
Dans l’Esquisse pour une auto-analyse (p.107), il a parlé du « caractère spécifique de la position du Collège de France qui, comme je l’ai montré dans Homo academicus (1984), était (surtout) un lieu de consécration des hérétiques, situé à l’écart de tous les pouvoirs temporels sur l’institution académique. » Certes, mais le Collège de France est tout de même ce qu’il y a de plus prestigieux dans le système d’enseignement français.

A l’ENS, il arrivait à Bourdieu de lancer devant nous une exclamation à l’emporte-pièce  sur les mœurs des grands couturiers. En même temps qu’il se hasardait dans ce monde de paillettes, il continuait à analyser ses origines, en alternant ces thèmes dans son enseignement. « De l’agriculture à la culture », me disais-je.

Il nous entretenait d’un sujet qu’il évoque dans son Esquisse pour une auto-analyse (p. 85), à propos de « Reproduction interdite », article de 1989 repris dans Le bal des célibataires publié en 2002 : « En s’unifiant à l’échelle national…, le marché matrimonial avait voué à une brusque et brutale dégradation ceux qui avaient partie liée avec le marché protégé des anciens échanges matrimoniaux contrôlés par les familles, les aînés de grande famille, beaux partis soudain reconvertis en paysans empaysannés, hucous (hommes des bois) repoussants et sauvages, et exclus à tout jamais du droit à la reproduction. »;
Bourdieu se chagrinait de cette évolution. En raison d’arguments ethnologiques, ou à cause de son attachement au monde de son enfance? Bien qu’affichant des idées progressistes, il protestait contre la disparition de ce monde, pourtant fondé, d’après ses propres analyses, sur une redoutable inégalité, celle qui prenait les apparences du sentiment familial, et qui, privilégiant par le droit d’aînesse l’intégrité du patrimoine, faisait prévaloir l’amour des biens sur celui des personnes. Désormais, ce système se retournait contre ses principaux bénéficiaires : les aînés avaient de plus en plus de mal à se marier, à cause du droit d’aînesse précisément, qui, en leur donnant la terre familiale, les contraignait à une existence d’agriculteur rebutante pour les filles à marier, tandis que les cadets forcés de chercher fortune ailleurs y trouvaient des situations plus attrayantes.
Bourdieu reprochait aussi au système scolaire d’avoir contribué à l’effondrement de son monde originel. Il a décrit avec acuité la peine de l’élève issu du peuple, coincé dans le conflit qui accompagne l’apprentissage d’une culture présentée comme supérieure, contraint à la dévaluation de son milieu, condamné à des accommodements, à des refoulements voire à des reniements, disait-il.

Je me sentais concerné lorsque je l’entendais proclamer que le sociologue doit renoncer au culte de l’art et de la science, à l’illusion de l’intelligence sans attache, et rapporter les actes et les discours les plus purs, ceux de l’artiste ou du savant, aux conditions sociales de leur production et aux intérêts de leurs producteurs. Cela dit, il mettait aussi en garde contre le risque de tomber dans le travers opposé, le parti pris de réduction, l’aigreur, le terrorisme qui naît d’un désir de revanche.
Quant à moi, je trouvais que la culture est un bonheur, et j’attribuais ce bonheur à l’existence de belles vérités indépendantes des conditions parfois trop humaines de leur découverte. Même si les esprits attachés à l’universalisme ont du mal à comprendre à l’ethnologie (d’après le démographe et anthropologue Emmanuel Todd), car ils considèrent tous les hommes comme identiques, et ne voient pas bien, en conséquence, ce que chaque société particulière peut avoir d’unique, je trouvais plus grave l’incapacité de ceux qui croient que l’affirmation de l’universel n’est qu’un aveuglement, et pire, un moyen de domination : conception qui me semblait être pour un intellectuel, un handicap manifeste, rendant plus difficile son adhésion à la notion de vérité, et entravant donc son activité de chercheur, sa capacité de « trouveur ».
Par la suite, Bourdieu a porté des jugements moins abrupts sur l’idéologie de « l’universel », et j’aurais pu alors tomber d’accord avec lui, mais il y avait longtemps que j’avais abandonné la sociologie.

Il était méfiant à mon égard, peut-être parce que je suivais aussi les cours de son « adversaire » Raymond Boudon à la Sorbonne, pour obtenir la maîtrise de sociologie.
Dans Esquisse pour une auto-analyse (p. 97), il raconte un entretien qu’il a eu juste après la publication en 1966 de L’amour de l’art, avec l’influent sociologue américain Paul Lazarsfeld. A la fin de cet entretien, selon Bourdieu, « Paul Lazarsfeld déclara avec quelque solennité qu’ils n’avaient « jamais fait aussi bien aux Etats-Unis ». Mais il se garda bien de l’écrire et continua à donner son investiture spirituelle à Raymond Boudon, chef de comptoir français de sa multinationale scientifique. »

A l’époque où j’ai connu Bourdieu et J-C. Chamboredon, celui qui s’initiait aux travaux pratiques de sociologie devait être doué d’une grande abnégation. Pour faire des statistiques, ou simplement des comptages, les moyens rudimentaires dont on disposait à l’ENS étaient de grandes fiches cartonnées perforées sur leur pourtour, ainsi qu’une pince à composter, et une tringle pourvue d’un manche. Chaque trou de performation (que j’appelle ici oeillet) servait à coder une information de base. Par exemple, dans le cas de fiches destinées à décrire un ensemble de professeurs pour une étude sur le système d’enseignement, l’un des œillets servait à distinguer les littéraires des scientifiques, selon qu’il était poinçonné (ouvert) ou non poinçonné (intact, c’est-à-dire fermé). On disposait le paquet de fiches de façon à bien superposer les œillets en question, dans lesquels on enfilait la tringle. Les fiches qui pouvaient se détacher du paquet ainsi embroché étaient celles qui avaient été poinçonnées (les fiches des littéraires, par exemple). Puis on réitérait l’opération avec un autre œillet codant par exemple la distinction entre normaliens et non normaliens, et ainsi de suite de manière binaire, en fonction des autres informations à prendre en compte. Ce souvenir donne la mesure des progrès considérables apportés par l’informatique.

A l’époque où je suivais son enseignement, Bourdieu vitupérait contre ceux qui se font une notoriété à l’extérieur du « champ » universitaire  en les accusant de chercher à rattraper par la médiatisation la réputation qu’ils ont du mal à acquérir parmi leurs pairs.
Par la suite, autant j’ai trouvé logique qu’il soit nommé au Collège de France, dans la ligne de son ambition manifeste, autant je me suis étonné, dans les années 1990, de le voir rejoindre les rangs des intellectuels pétitionnaires et s’engager dans la vie publique.
Cela dit, il a été le vivant démenti de sa séparation théorique entre l’intellectuel savant et l’intellectuel médiatique, car il a été les deux.

Il avait constitué autour de lui un groupe de fidèles « sur la base de l’affinité affective autant que de l’adhésion intellectuelle » (Esquisse pour une auto-analyse, p. 91) Je n’en ai pas fait partie: mon adhésion intellectuelle n’était pas totale, et, quant à l’affinité affective, mon « habitus » était assez différent du sien.
Il nous disait que, pour trouver un poste, nous devrions nous débrouiller, message qu’il adressait à la plupart de ses auditeurs. Après l’agrégation de lettres et la maîtrise de sociologie, j’ai postulé pour un poste à l’université de Nanterre, où je suis allé voir Annie Kriegel qui y régentait la sociologie et qui m’a répondu sans ambages: c’est à chaque professeur de s’occuper de ses étudiants. Cette démarche était-elle une naïveté de ma part ? Je crois plutôt que je refusais le féodalisme de ce milieu où il fallait jouer à fond la carte du féal ou même du vassal vis-à-vis du professeur se prenant pour un petit suzerain. Je garde toutefois un bon souvenir de cette unique candidature, grâce à Albert Memmi (je ne le connaissais pas) que je remercie de m’avoir téléphoné un soir pour me dire qu’il avait voté pour moi, malheureusement en vain, sur les seuls mérites de mon dossier.

Souvenirs de Bourdieu rapportés par lui-même

Bourdieu a fourni sur lui-même beaucoup d’informations, en particulier dans la perspective de sa sociologie « réflexive » où le sociologue se prend lui-même comme objet d’étude.

Dans son Esquisse pour une auto-analyse (pages 109 et suivantes), il évoque ses parents béarnais, son père facteur qui a quitté l’école à quatorze ans, votant à gauche, fils de métayer, et sa mère issue d’une « grande famille paysanne », qui a été au collège jusqu’à seize ans, et qui « avait dû contrecarrer la volonté de ses parents pour faire un mariage perçu comme une grave mésalliance ». D’après Le Bal des célibataires (page 83 et 180), le mariage d’un homme avec une femme d’un rang supérieur n’était pas bien vu, contrairement au mariage avec une femme d’un rang inférieur. Qu’est-ce qui définissait la «grande famille »? Bourdieu explique dans ce même recueil (p. 40-41) qu’elle était reconnaissable à l’étendue -toute relative- de son domaine (à l’endroit étudié, seules 10 % des exploitations dépassaient 30 hectares) et à certains signes tels que l’importance de la maison et de son portail. La mère du professeur habitait avec ses parents une petite maison à un étage, maison natale de Bourdieu, que la grand-mère maternelle avait reçue en dot, détachée de la grande maison ancestrale. Quant au grand-père maternel, scieur et transporteur de bois, revendeur de tissus, il était lui aussi le parent pauvre d’une «grande famille ».
A partir de 1960, après des recherches de terrain en Algérie, principalement en Kabylie, Bourdieu a analysé les pratiques matrimoniales de son pays d’origine, et s’est intéressé à ce que les gens de son pays appelaient « mariages de bas en haut » et « mariages de haut en bas », expressions désignant les alliances entre conjoints de niveaux sociaux différents. S’agissant d’une région qui avait pour spécialité les cadets de Gascogne, il s’est livré à des réflexions subtiles en croisant « aîné » et « cadet » avec « famille de haut statut » et « famille de bas statut », ce qui donnait par exemple (p.193): « rien ne s’oppose à ce qu’une aînée de petite famille épouse un cadet de grande famille, alors qu’un aîné de petite famille ne peut épouser une cadette de grande famille ». Dans cette société, où le mariage d’un homme avec une femme de condition plus élevée était désapprouvé, on disait qu’il se plaçait comme domestique sans salaire. Et quand une aînée de grande famille épousait un cadet de petite famille, on citait un proverbe: « Si c’est un coq, nous le garderons ; si c’est un chapon, nous le mangerons » (Le bal des célibataires, p. 197).

Toujours dans son Esquisse pour une auto-analyse (p. 117-127), Bourdieu, citant les Mémoires d’un fou, de Flaubert (« celui qui a connu l’internat connaît, à douze ans, à peu près tout de la vie »), décrit de façon très sombre son expérience d’interne : cadre de vie sinistre, ruse et violence entre élèves, relations conflictuelles avec l’administration de l’internat… Mais le pire, explique-t-il, c’était que les parents, souvent pauvres, ne comprenaient pas les réactions de celui pour qui ils faisaient des sacrifices financiers et qui, pourtant, se plaignait.
« …un peu dégoûté par l’anti-intellectualisme doublé de machisme paillard et gueulard qui faisait les délices de mes compagnons d’internat, écrit-il p.127, je lisais souvent pendant les récréations, quand je ne jouais pas à la pelote basque, et surtout les dimanches, pendant les colles. Et je pense que si j’ai commencé à pratiquer le rugby, aux côtés de camarades d’internat, c’est sans doute pour éviter que ma réussite scolaire, et la docilité suspecte qu’elle est censée supposer, ne me vaille d’être exclu de la communauté dite virile de l’équipe sportive, seul lieu (à la différence de la classe, qui divise en hiérarchisant, et de l’internat, qui isole en atomisant) d’une véritable solidarité…… »
Cette expérience a marqué la pensée et l’œuvre du sociologue, en y laissant des traces durables que l’on retrouve par exemple p. 151 de La Reproduction (1970) :
« le langage « châtié » et « correct », c’est-à-dire « corrigé », de la salle de classe s’oppose au langage que les annotations marginales désignent comme « familier » ou « vulgaire », et, plus encore, à l’anti-langage de l’internat où les enfants originaires des régions rurales, affrontés à l’expérience simultanée de l’acculturation forcée et de la contre-acculturation souterraine, n’ont de choix qu’entre le dédoublement et la résignation à l’exclusion. »

Effets de l’origine sociale et de l’expérience scolaire sur la carrière et l’œuvre de Bourdieu

Cette origine sociale et cette expérience scolaire ont eu un triple effet sur la carrière et sur la pensée du sociologue: un regard extérieur quasiment ethnologique sur la société de la France centrale; un « habitus clivé » pour reprendre les termes de Bourdieu; une propension « gasconne » à la bagarre, qui s’est épanouie finalement dans la lutte sociale.

Le regard extérieur

Dans Le Bal des célibataires (page 132), Bourdieu évoque Frédéric Le Play (1806-1882), qui a trouvé dans les montagnes du Béarn et de la Bigorre le modèle de la famille-souche, l’un des trois types de sa typologie familiale.
Frédéric Le Play est l’une des références majeures du démographe et anthropologue Emmanuel Todd qui a repris et perfectionné sa classification. Notamment dans L’Invention de l’Europe (1990) et dans son plus récent ouvrage (L’origine des systèmes familiaux, 2012), Emmanuel Todd rappelle les trois principales catégories de Le Play : la famille rebaptisée « nucléaire » (les deux parents et leurs enfants), la famille souche (les deux parents cohabitant avec la famille de l’héritier), et la famille rebaptisée « communautaire » dans laquelle tous les garçons restent, intégrant leurs épouses au ménage. Selon lui (p. 14 et 46 de L’origine des systèmes familiaux, où Bourdieu n’est d’ailleurs pas cité):
« La famille nucléaire égalitaire du Bassin parisien, structurée par les valeurs de liberté des enfants et d’égalité des frères prédisposait à une acceptation des principes de 1789 et à une bonne réception de la notion d’homme universel. Une structure familiale qui définit les frères comme égaux loge en effet dans l’inconscient l’idée a priori d’une équivalence des hommes et des peuples ». Et :
« La famille souche, système à héritier unique fondé sur les principes d’autorité du père et d’inégalité des frères, prédominante en Allemagne et au Japon, a favorisé des idéologies et des mouvements autoritaires ethnocentriques dans le contexte de la transition vers la modernité. »

Emmanuel Todd a étudié la confrontation de ces deux modèles familiaux au sein de l’espace francophone. Il a écrit dans L’invention de l’Europe (Le Seuil, 1990) qu’à la Révolution, outre l’avance culturelle, « un deuxième facteur favorise l’affirmation violente des idéaux de liberté et d’égalité par la France du Nord : la résistance d’une périphérie nationale de tempérament autoritaire et inégalitaire » (p. 213), comprenant notamment les régions de l’Atlantique et du sud-ouest.

L’analyse la plus éclairante est celle qu’il consacre à la Suisse dans ce même livre (p. 318) :
« Les Suisses germanophones ont un système souche pur et dur, absolument allemand. Les Suisses romands sont proches, sur le plan familial des Francs-comtois ou des habitants du Bassin parisien…Les germanophones, conditionnés par la famille souche, perçoivent certainement les francophones comme différents… » Mais « l’attitude de la Suisse romande est au fond la clé de l’harmonie helvétique : conditionnée par les valeurs égalitaires de son type familial, elle croit en l’homme universel et peut par conséquent refuser de voir les différences objectives entre germanophones et francophones ».

Bourdieu, ayant passé son enfance dans une région de famille souche, a été amené à jeter un regard quasi-ethnologique sur la partie majoritaire de la société française, caractérisée par la prédominance des valeurs de la famille nucléaire égalitaire. Dans Science de la science et réflexivité (p. 219), il parle de « la lucidité toute particulière de celui qui est resté marginal tout en accédant aux lieux les plus centraux du système. »

Il a d’abord insisté sur la contrainte sociologique (le déterminisme) et sur l’inégalité (la domination) qu’il repérait au cœur même des institutions – telles que les institutions d’enseignement – se réclamant de la liberté et de l’égalité.
Toutefois, si l’on y regarde de plus près, il a aussi été un penseur de la liberté. Il a cherché celle-ci dans la prise de conscience des contraintes que dévoile le sociologue. Il l’a réintroduite aussi grâce à la notion d’autonomie des champs (ou microcosmes sociaux) tels que les champs intellectuel, artistique ou scientifique. Et il a reconnu finalement une certaine validité à « l’universel », notion liée à celle d’égalité (thèmes de deux articles ultérieurs de Libres Feuillets sur Bourdieu).

« Habitus clivé », ambivalence, double distance

Bourdieu a fini par prendre la mesure du paradoxe qu’il incarnait : d’un côté, il a critiqué de manière acerbe les institutions d’enseignement -voir notamment Les Héritiers (1964), La Reproduction (1970), Homo academicus (1984) ; de l’autre, produit de ces institutions, il est parvenu grâce à elles au plus haut degré de la consécration académique.

Précisons, pour expliquer l’expression d’habitus clivé, que l’habitus désigne chez lui un ensemble inculqué, inconscient et pour une large part incorporé au corps, de « dispositions durables et transposables qui, intégrant toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées » (Esquisse d’une théorie de la pratique, collection points, p. 261).

Dans Science de la science et réflexivité (p. 213-214), il parle de la « coupure entre le monde de l’internat…, école terrible de réalisme social, où tout est déjà présent, l’opportunisme, la servilité intéressée, la délation, la trahison, la dénonciation, etc., et le monde de la classe où règnent des valeurs en tous points opposées et ces professeurs qui, notamment les femmes, proposent un univers de découvertes intellectuelles et de relations humaines que l’on peut dire enchantées… »
« …je voudrais en venir rapidement à ce qui m’apparaît aujourd’hui, dans l’état de mon effort de réflexivité, comme l’essentiel, le fait que la coïncidence contradictoire de l’élection dans l’aristocratie scolaire et de l’origine populaire et provinciale (j’aurais envie de dire : particulièrement provinciale) a été au principe de la constitution d’un habitus clivé générateur de toutes sortes de contradictions et de tensions… »

 Il revient sur ces réflexions dans son Esquisse pour une auto-analyse:
« J’ai compris récemment que ma très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales… » (p.126).
« Cette expérience duale ne pouvait que concourir à l’effet durable d’un très fort décalage entre une haute consécration scolaire et une basse extraction sociale, c’est-à-dire l’habitus clivé, habité par les tensions et les contradictions. Cette sorte de « coïncidence des contraires » a sans doute contribué à instituer durablement un rapport ambivalent, contradictoire, à l’institution scolaire, fait de rébellion et de soumission, de rupture et d’attente, qui est peut-être à la racine d’un rapport à soi lui aussi ambivalent et contradictoire : comme si la certitude de soi liée au fait de se sentir consacré était rongée, en son principe même, par l’incertitude la plus radicale à propos de l’instance de consécration, sorte de mauvaise mère, vaine et trompeuse » (p.127).
« D’un côté, la modestie, liée entre autres choses à l’insécurité, du parvenu fils de ses œuvres qui, comme on dit dans le monde du rugby, n’a pas à se faire violence pour « aller au charbon » et investir dans des tâches obscures comme l’établissement d’une feuille de codage ou la conduite d’un entretien le même intérêt et la même attention que dans la construction d’un modèle théorique… ; de l’autre, la hauteur, l’assurance du « miraculé » incliné à se vivre comme « miraculeux » et porté à défier les dominants sur leur propre terrain… » (p.129-130).
« Le sentiment d’ambivalence à l’égard du monde intellectuel qui s’enracine dans ces dispositions est au principe d’une double distance dont je pourrais donner d’innombrables exemples : distance à l’égard du grand jeu de l’intellectuel à la française avec ses pétitions mondaines, ses manifestations chics ou ses préfaces pour catalogues d’artistes, mais aussi à l’égard du grand rôle du professeur, engagé dans la circulation circulaire des jurys de thèse et de concours, dans les jeux et les enjeux de pouvoir sur la reproduction ; distance, en matière de politique et de culture, à l’égard à la fois de l’élitisme et du populisme. La tension entre les contraires, jamais résolue dans une synthèse harmonieuse, est particulièrement visible dans le rapport à l’art, combinaison d’une vraie passion, qui ne s’est jamais démentie, pour les vraies avant-garde (plutôt que pour les transgressions scolairement programmées de l’anti-académisme académique) et d’une froideur analytique qui s’est affirmée dans l’élaboration de la méthode d’interprétation présentée dans Les Règles de l’art » (p.135-136).

La lutte

Bourdieu déclare dans Leçon sur la leçon (p. 25): « …s’il y a une vérité, c’est que la vérité est un enjeu de luttes ».

Le philosophe Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France de 1995 à 2010, a souligné, dans l’hommage qu’il lui a rendu en 2002 (voir le texte sur le site internet de cette institution), le caractère combatif du sociologue, qu’il qualifie même d’ « intellectuel combattant ».

« J’ai découvert peu à peu, surtout peut-être à travers le regard des autres, écrit Bourdieu (p.114-115 de son Esquisse pour une auto-analyse), les particularités de mon habitus qui, comme certaine propension à la fierté et à l’ostentation masculines, un goût avéré de la querelle, le plus souvent un peu jouée, la propension à s’indigner « pour peu de chose », me paraissent aujourd’hui être liées aux particularités culturelles de ma région d’origine… Ce n’est en effet que très lentement que j’ai compris que si certaines de mes réactions les plus banales étaient souvent mal interprétées, c’était peut-être parce que la manière – le ton, la voix, les gestes, les mimiques, etc.- dont je les exprimais parfois, mélange de timidité agressive et de brutalité grondeuse, voire furieuse, pouvait être prise pour argent comptant, c’est-à-dire, en un sens trop au sérieux… »
Et il insiste (p. 116) sur « …la vertu de rétivité que toute la tradition locale glorifie, au point de voir un bon signe …dans un abord difficile ou des dehors agressivement défensifs », en citant un proverbe béarnais : « Arissou arissat, castagne lusente », « bogue hérissée, chataîgne luisante ».
Notons toutefois que dans cette culture béarnaise et gasconne (le mot « gascon » n’étant autre que le mot « basque » prononcé différemment) les gesticulations masculines peuvent dissimuler un fort pouvoir féminin.

La tendance bagarreuse a été renforcée par l’expérience de l’internat. Celle-ci, dit Bourdieu, « a sans doute joué un rôle déterminant dans la formation de mes dispositions ; notamment en m’inclinant à une vision réaliste (flaubertienne) et combative des relations sociales qui, déjà présente, dès l’éducation de mon enfance, contraste avec la vision irénique, moralisante et neutralisée qu’encourage, il me semble, l’expérience protégée des existences bourgeoises… » (Esquisse pour une auto-analyse, p. 117).

Bien qu’il fût très tenté d’entrer dans l’arène, Bourdieu était trop lucide pour s’y investir complètement. Il voyait bien que son rôle était d’abord de prendre la lutte pour objet de réflexion, et non de s’y laisser prendre. Comme il le dit dans sa Leçon sur la leçon au moment de son entrée au Collège de France :
lorsque le sociologue « s’arroge le droit, qu’on lui reconnaît parfois, de dire les limites entre les classes, les régions, les nations, de décider, avec l’autorité de la science, si telle ou telle classe sociale – prolétariat, paysannerie ou petite bourgeoisie -, telle ou telle unité géographique –Bretagne, Corse ou Occitanie- est une réalité ou une fiction, il assume ou usurpe les fonctions du « rex » archaïque investi, selon Benveniste, du pouvoir … de dire les frontières… », ce qui peut contribuer à produire la réalité qu’il permet de penser, en faisant réellement les classes et les frontières » (p.12).
« Les classés, les mal classés, peuvent refuser le principe de classement qui leur accorde la plus mauvaise place. En fait, l’histoire le montre, c’est presque toujours sous la conduite de prétendants au monopole du pouvoir de juger et de classer, souvent eux-mêmes mal classés, sous certains rapports au moins, dans le classement dominant, que les dominés peuvent s’arracher à l’emprise du classement légitime et transformer leur vision du monde en s’affranchissant de ces limites incorporées que sont les catégories sociales de perception du monde social » (p.14-15).
Mais : « La sociologie doit prendre pour objet, au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social, cette lutte des classements qui est une dimension de toute espèce de lutte des classes, classes d’âge, classes sexuelles ou classes sociales… » (p. 13-14).

En plus de ses recherches et de son enseignement, Bourdieu a eu une importante activité éditoriale: directeur de la collection « Le sens commun » aux éditions de Minuit, de 1964 à 1992 ; créateur, en 1975, notamment avec le soutien de Fernand Braudel, de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, qu’il a dirigée jusqu’à sa mort ; directeur de la revue Liber (1989-1998) et de la collection du même nom au Seuil (1998-2002); cofondateur en 1996 de la maison d’édition Raisons d’agir, à la fois universitaire et militante.

Si l’on met à part la guerre d’Algérie et mai 1968, c’est à  partir du début des années 1980,  et surtout dans les années 1990, qu’il a pris position dans la vie publique, notamment à l’occasion du mouvement social de fin 1995, avec comme points d’appui son statut de professeur au Collège de France et sa position d’éditeur.
De son vivant, sa collection Liber/Raisons d’agir a publié Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti, Fabienne Pavis (ouvrage collectif sur les événements de décembre 1995); ainsi que le journaliste Serge Halimi, le politologue Keith Dixon, le philosophe Jacques Bouveresse, le sociologue Loïc Wacquant, l’économiste Frédéric Lordon, l’économiste Laurent Cordonnier…
Bourdieu lui-même a fait paraître aux mêmes éditions: Sur la télévision suivi de L’emprise du journalisme (1996), textes résultant de deux cours télévisés du Collège de France; Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale (1998); Contre-feux 2. Pour un mouvement social européen (2001).
Il s’agit de textes d’hier mais aussi d’aujourd’hui, quand on voit ce que sont devenus au début des années 2010 la télévision, le libéralisme, l’Europe… Mais il serait trop long d’en parler ici.

Qu’il suffise de dire l’essentiel, c’est-à-dire l’intelligence face aux pouvoirs et la liberté d’un homme qui a largement dépassé ses propres déterminismes. Notons enfin ce passage à la fin d’Esquisse pour une auto-analyse (p.135) :
« Les mêmes dispositions rétives à l’égard des embrigadements et des conformismes, c’est-à-dire aussi à l’égard de ceux qui, suivant les penchants d’habitus différents du mien, changeaient au rythme des transformations qui ont porté ce monde inconstant des enchantements de la fausse révolution aux désenchantements d’une vraie révolution conservatrice, m’ont conduit à me trouver à peu près toujours à contresens ou à contre-pente des modèles et des modes dominants dans le champ, tant dans ma recherche que dans mes prises de position politiques… »

Fin de la partie (I).
Voir les deux articles suivants publiés dans Libres Feuillets:
– Bourdieu (II): inconscient social, microcosmes, habitus, liberté (14 avril 2012)
– Bourdieu (III):l’universel (27 avril 2013)

 Dominique Thiébaut Lemaire

Oeuvres de Bourdieu d’où sont tirées les citations du présent article

1970  La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Editions de Minuit (avec Jean-Claude Passeron).
1982  Leçon sur la leçon, Editions de Minuit.
2000  Esquisse d’une théorie de la pratique, le Seuil, collection Points (1ère éd. : Droz 1972)
2002  Le bal des célibataires, Paris, le Seuil, collection Points.
2002  Science de la science et réflexivité, Liber/Raisons d’agir.
2004  Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir.

Paul Fournel (de l’Oulipo): La Liseuse, roman. Auteur: Martine Delrue

Paul Fournel,     La Liseuse   éditions P.O. L.  2012

Actuel président de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature potentielle, créé en 1960 par des mathématiciens poètes, Raymond Queneau et François Le Lionnais), Paul Fournel a travaillé pendant vingt-cinq ans comme éditeur, d’abord chez Ramsay, puis chez Seghers. Il est aussi poète et romancier. Aujourd’hui il publie chez P.O.L. La liseuse. Une liseuse est un objet étrange: jadis vêtement de femme pour lire au lit, ou couvre-livre, ou encore lampe, c’est à présent une tablette numérique, un objet froid et glacé, parfois semblable à une petite télévision, en tout cas «  une boîte noire », d’où va surgir toute une histoire. Lire la suite

Rondeaux sur trois adages d’Erasme. Auteur: Dominique Thiébaut Lemaire

Il s’agit de trois adages tirés des auteurs grecs et latins de l’antiquité (voir l’article d’Elisabeth Röchlin et de Maryvonne Lemaire). J’y ai ajouté mon grain de sel.

Adage 2.20
« Ne pisse pas face au soleil »
Auteurs: Hésiode, les Pythagoriciens, Pline…

Ne pissez pas face au soleil
Vers le couchant ni le levant
Devant ce dieu qui vous surveille
Dit Pythagore le savant
De même Erasme le conseille

Et le poète aussi le vieil
Hésiode a dit longtemps avant
C’est offenser l’astre vermeil
De face ou même en le bravant
Debout le dos vers le soleil

Ne l’écoutons que d’une oreille
Car contre un mur comme en rêvant
Se mouiller l’ombre des orteils
C’est pire encore et bien souvent
Mieux vaut pisser face au soleil

Quoi qu’il en soit lorsqu’on essaye
De n’arroser sans paravent
Que la lumière nonpareille
Il faut savoir d’où vient le vent
Sous le regard du dieu soleil

Adage 425
« Je tiens un loup par les oreilles: je ne puis ni le retenir ni le relâcher »
Auteurs: Plutarque,Térence,Suétone…

Dur de tenir un loup par les oreilles
Prise trop courte il faudra le lâcher
Non car alors pourrez-vous l’empêcher
De vous sauter à la gorge aux entrailles

Lever un lièvre est un moindre travail
Si l’on devine où il va se cacher
On le rejoint sans trop se dépêcher
Pour le saisir par ses longues oreilles

D’après Erasme il n’est pire tenaille
Que le dilemme aux babines léchées
Du loup qu’on prend sans pouvoir l’attacher
Tandis que grâce aux mots dont on le paye
On peut tenir l’homme par les oreilles

 

Adage 2203

« goutte obstinée troue le rocher »
Auteurs: Ménandre, Ovide, Galien… Il faudrait ajouter à cette liste d’Erasme les poètes latins Lucrèce et Virgile.

Goutte obstinée troue le rocher
La stillation perce le roc
C’est un adage en latin grec
De poésie non pour prêcher

L’eau peut cracher s’empanacher
Quelquefois casser la baraque
Mais sans furie ni chevauchée
La stillation perce le roc

Cet aphorisme est pour quiconque
Poursuit son rêve sans broncher
Persévérante et saltimbanque
En négligeant de s’épancher
Goutte obstinée troue le rocher

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

 

 

 

« J. Edgar », de Clint Eastwood: police, pouvoir et sexe

John Edgar Hoover (Washington 1895-Washington 1972) a été de 1924 à sa mort, durant 48 ans, le premier directeur du BOI (Bureau Of Investigation) puis du FBI (Federal Bureau of Investigation), le principal service américain de police judiciaire et de renseignement intérieur. Il est celui qui est resté le plus longtemps à la tête d’une agence fédérale américaine, ayant servi sous huit présidents (Coolidge, Herbert Hoover, Roosevelt, Truman, Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon). Après sa mort, le Congrès a voté une loi limitant à dix ans la durée de fonction des directeurs du FBI. Lire la suite

Linda Lê: A l’enfant que je n’aurai pas. Auteur: Martine Delrue

Linda  Lê: A l’enfant que je n’aurai pas, NiL éditions, 64 pages                                  

La  Desdichada

(NDLR : par ce titre, Martine Delrue fait allusion au sonnet de Nerval : « El Desdichado »)

Je me suis trompée. J’ai cru, sur la foi du titre, que j’allais trouver, dans A  l’enfant que je n’aurai pas, des explications au refus de procréer, de bonnes raisons de ne pas souhaiter mettre un enfant au monde.

Ce texte de  60 pages a la forme d’une lettre qu’on n’a pu envoyer, placée sous l’égide de la Lettre au père que Kafka a gardée dans son tiroir. Selon les règles de la collection, il s’agit de s’affranchir d’une vieille histoire, de s’en libérer. Ecrit d’un seul tenant ou plutôt d’un seul cri, ce texte se compose en vérité de plusieurs parties en fonction des différents destinataires. C’est  d’abord un règlement de comptes, féroce et sans appel, une lettre à la « Big Mother » qui observe tout : on y trouve, rédigée à l’imparfait, l’évocation de l’enfance de la narratrice. Sous la férule d’une mère très peu aimante qualifiée de  « parangon des vertus bourgeoises », cette jeune femme se remémore son éducation à la fois méchante et systématiquement conventionnelle. Ensuite apparaît un deuxième destinataire, l’enfant auquel – car c’est nécessairement un fils – la narratrice s’adresse au conditionnel. Elle lui dit ses raisons de ne pas le concevoir, elle voit son évolution sur différents chemins possibles, mais tous tracés d’avance et comme déjà écrits. Elle n’évoque pas de manière réaliste les difficultés qu’il y a à éduquer un enfant – l’un des trois impossibles, selon Freud, avec gouverner et psychanalyser.

En revanche, elle s’enfonce progressivement dans les délices du bien-écrire, dans l’alignement des clichés, des locutions toutes faites sur le devenir des enfants ou les types de réactions  des parents, dans des expressions figées. Sa langue se solidifie, se vitrifie même. Puis  vient, avec un imparfait flaubertien, le  tourbillon d’une hallucination due à tous ses refus, à ce qu’elle nomme « son délit de non-appartenance ». Elle se dit gouvernée par Thanatos, emportée par des visions effrayantes. Est-ce un fantasme ? Il s’agit peut-être de récits de rêves, de délires. Plus loin elle reconnaît n’avoir rien à transmettre, hormis son impuissance à être dans la norme : « Tout est risible ». Descente aux enfers, séjour à Sainte-Anne : elle repousse tout, la vie, le monde, son compagnon S., un comédien. Et le lecteur ne peut savoir s’il s’agit d’autobiographie, comme la référence à Kafka semble l’induire, s’il doit éprouver de la compassion, s’il s’agit d’autofiction, au cas où des éléments vécus auraient été remaniés, ou enfin s’il s’agit de fiction, ou d’exercice littéraire. Exercice nervalien sans doute : un personnage ou une personne est là, happée par la pulsion de mort, desséchée, « souffrant d’addiction aux archaïsmes » comme elle le dit elle-même. Sous sa plume la vie ne peut être imprévue, surprenante, inattendue. On ne peut plus trouver du nouveau. Non, tout est déjà figé par les mots devenus plus rigides que des rails ; passé et avenir ne sont vus qu’à travers un langage cuit. Non pas « soleil noir de la mélancolie », mais minerai extrêmement tranchant, cette personne (Personne est le titre d’un roman de Linda Lê paru en 2003) s’est minéralisée. Assurément, quelqu’un ici souffre, qui a cru que l’écriture la sauverait.

Il me semble pourtant que la compagnie des enfants ne mérite ni cet excès d’honneur (dans les phases claires et dans la vision systématiquement optimiste du père potentiel, S.), ni cette indignité. Ces caricatures sont peut-être dues au projet éditorial ; on s’en lasse, même si la narratrice, savante, reconnaît  ses modèles et exhale tour à tour les soupirs d’Electre, « la fille vengeresse », et les cris de Médée, la sorcière, « l’infanticide ». Elle se sait éternelle adolescente, dans l’excès et le morbide. En dépit d’une fin plus apaisée, le lecteur reste estourbi.

On enseignait pourtant encore au lycée français de Saïgon, où Linda Lê (née en 1963) a commencé ses études, aussi bien qu’au lycée Henri IV, où elle les a poursuivies au début des années 1980, l’art des nuances. Elle a  voulu les oublier.

 

 

                                                             Martine Delrue

Erasme: Les Adages. Auteurs: Elisabeth Rochlin et Maryvonne Lemaire

Erasme: Les Adages, édition complète latin-grec-français (cinq tomes), Les Belles Lettres, 2011

En préambule, voici quelques remarques d’Elisabeth Rochlin, traductrice de plus de 130 adages, qui attire l’attention sur les points suivants :
–  l’indépendance d’esprit d’Erasme qui a rejeté la doctrine de Luther (contrairement au rôle qu’on voulait lui faire assumer par la suite) parce qu’il refusait la négation du libre-arbitre ;
–  son rôle d’intermédiaire précieux entre le juriste germanique Reuchlin et le pape Médicis Léon X, pape fou d’art et de livres; Johannes Reuchlin (oncle de Melanchton), catholique et érudit (le premier de l’Empire à avoir appris l’hébreu), s’est battu pour déclarer illégale la destruction annoncée de tous les livres juifs voulue par des antisémites forcenés; c’est finalement grâce à Léon X  (qui déclara même qu’il n’y avait point contradiction entre le Talmud et le Christianisme) -et indirectement donc à Erasme- que les livres juifs furent sauvés.
–  et quel régal que cet esprit sautillant qui part d’un adage pour nous conduire vers des cheminements inattendus, pleins de ressources et de pertinence…

                                                      Elisabeth Rochlin

 
Erasme, par Quentin Metsys, 1517

L’année 2011 a marqué le cinq-centième anniversaire de l’Eloge de la folie, œuvre écrite en latin par Erasme, le « Prince des Humanistes », en 1511, et largement connue, au moins par son titre. L’année 2011 a marqué également la publication de la première traduction en français des Adages. Ceux-ci, édités une trentaine de fois du vivant d’Erasme, mis à l’Index en 1557 lors de la Contre-réforme, n’avaient jamais été traduits dans notre langue. Depuis novembre 2011, grâce aux éditions Les Belles Lettres, grâce au maître d’œuvre Jean-Christophe Saladin et son équipe de 58 traducteurs, on peut les lire en français dans la collection Le Miroir des Humanistes.

Ce n’est ni un dictionnaire de citations ni une compilation de proverbes. Adage, proverbe, sentence, parole, le terme varie dans le texte pour désigner ces citations brèves, ces « dires », relevant de l’usage commun, caractérisés par la nouveauté du tour, qu’Erasme a puisés dans la littérature grecque et latine, sans souci de chronologie. Le pédagogue humaniste destinait au début ce florilège à ses élèves, en particulier à William Mountjoy, à la fois pour les rendre familiers d’une belle langue latine, pour favoriser activité de l’esprit et rigueur morale, enfin pour répandre la connaissance de la littérature grecque. Le succès de l’œuvre a été tel qu’il y eut de multiples éditions  jusqu’en 1536, date de la mort d’Erasme.

Les 4151 adages sont regroupés selon le sens en quatre chapitres tournant autour de l’amitié :  « Entre amis, tout est commun » ; de la méthode : « Hâte-toi lentement » ; des œuvres : « Les travaux d’Hercule » ; de la haine de la guerre :  « La guerre parait douce à ceux qui n’en ont pas l’expérience ». Ce sont là les grandes lignes de son portrait qu’Erasme trace dans la table des matières. De la même façon, l’adage « Les silènes d’Alcibiade » décrit de façon indirecte et inversée l’auteur, quand il s’en prend à ceux qui prisent la richesse, la célébrité du nom, les qualités physiques et dédaignent la préoccupation de l’âme. Erasme, lui, était pauvre ; il se donna lui-même son nom de «Desiderius Erasmus Roterodamus – l’aimé, le désiré- » ; il était malingre ; mais il consacra sa vie à l’épanouissement de l’âme et de l’esprit.

L’intérêt historique des Adages n’est pas leur moindre charme : ils nous immergent dans le monde disparu de l’antiquité, sur un mode mineur. L’histoire est présente. « Un vaisseau de Salamine » (pour parler de quelqu’un de rapide, ou, par dérision, de lent), « A Conon de s’occuper de la guerre » (occupez-vous de vos affaires), « Les silènes d’Alcibiade » (voir ci-dessous),  renvoient à des réalités antiques même si leur sagesse, fréquemment ironique, reste actuelle.

Le plus souvent, les adages sont  « les étincelles » « d’une vieille sagesse, qui fut bien plus clairvoyante dans sa quête de la vérité que les philosophes qui ont suivi » (Avant-Propos). On peut compter dans ce lot les exemples suivants, dont l’écho est universel : « Agressif comme un coq dans sa basse-cour », « Bien mal acquis vaut perte », «Tondre un chauve », «  Mener par le bout du nez », « Porter perruque » (être hypocrite), « Plus astucieux qu’un coucou » etc.

Certains adages sont des joyaux de vérité psychologique. Tel est le fameux exemple de grammaire grecque (illustrant un emploi du génitif pour désigner une partie du corps) : « Tenir un loup par les oreilles ». Comment mieux décrire la situation impossible où se trouve celui qui ne peut ni garder ni rejeter ce qu’il a entre les mains ?

« Une aveugle richesse » se dit d’un homme éloquent, d’une belle femme qui n’ont pas conscience de leur don. Ce n’est pas le moindre aspect du bonheur de reconnaître ses propres richesses, commente Erasme.

Certains adages ont gagné avec le temps une force inédite, comme le « jeter les sexagénaires du haut du pont ». De nos jours, ce sont les quinquagénaires qu’on licencie.

Les adages se font écho entre eux, par l’ironie, par le paradoxe. Ainsi « les Silènes d’Alcibiade », de façon apparemment contradictoire avec l’adage de l’aveugle richesse, évoque la richesse et la beauté cachées à l’intérieur des statuettes de silènes vils et ridicules. Il est alors question de Socrate évidemment mais aussi du Christ, des vrais chrétiens auxquels Erasme oppose les « silènes inversés » que sont les conquérants pleins de superbe, César ou Alexandre, mais surtout les princes et les papes contemporains. La digression se poursuit longuement sur des dizaines de pages comme un nouvel Eloge de la folie, donnant lieu à des évocations remarquablement traduites par Jacques Chomarat, comme ce portrait de Socrate : « Il avait le visage d’un rustaud, des yeux bovins, un nez camard aux narines morveuses. On aurait dit quelque clown balourd et stupide. Aucun souci de son apparence, un langage simple et terre à terre, celui du peuple et d’un homme qui ne cessait de parler de cochers, de gagne-petit, de foulons, d’artisans (…) » ou cet éloge du Christ : «  Quelle richesse dans l’extrême pauvreté et, dans une telle faiblesse, quelle force inestimable ! Dans l’ignominie la plus profonde, quelle gloire et quelle paix souveraine au milieu de telles souffrances ! Et pour finir, dans une mort aussi cruelle, une source éternelle d’immortalité. Pourquoi ceux qui se réclament à toute occasion du nom du Christ sont-ils si éloignés de cette image ? » Pour l’Humaniste qu’est Erasme, les Lettres humaines de la littérature gréco-latine vont de pair avec les Lettres divines des deux Testaments.

C’est Elisabeth Rochlin, membre de l’équipe de traducteurs, qui m’a fait connaître ce projet ambitieux de traduction des Adages. Elle s’est vu confier la traduction d’environ cent trente éléments (17-35; 311-324; 2201-2300) dans l’ensemble des 4151 adages que compte l’œuvre. Ce sont ceux que j’ai lus de plus près, pour le moment, avec ceux de la précieuse présentation faite par Jean-Christophe Saladin pour la publicité de l’ouvrage, présentation disponible à la Librairie des Belles Lettres, boulevard Raspail. La traduction est très réussie par la variété des tonalités et registres employés. Cela va du poétique « Goutte obstinée troue le rocher » au plutôt familier «  Tu tartines le mort d’onguent » (se dit de soins qui arrivent trop tard ou d’une dépense superflue), avec une licence de traduction dans le texte amusant de « Home, sweet home ». Par cette belle traduction, le texte grec des citations ainsi que la traduction latine qu’en donne Erasme retrouvent, en français, naturel et vérité.

Ce travail implique la connaissance du latin, langue dans laquelle  Erasme l’Humaniste parla, dialogua, écrivit, correspondit jusqu’à son agonie – en cet ultime moment, d’après la biographie de Stephan Zweig, il prononça ses derniers mots en hollandais, la langue de son enfance. Mais comme la quasi-totalité des adages provient de la lecture faite par Erasme d’œuvres grecques, le travail de traduction implique aussi la connaissance du grec, même si Erasme en donne toujours lui-même une traduction en latin. Cependant le lecteur ne connaissant ni le latin ni le grec est charmé, du fait même de la qualité de la traduction  française. Qui connaît grec et latin voit son plaisir redoublé.

Ce qui est particulièrement émouvant, c’est de penser qu’Erasme écrit ce florilège au moment même où quelques humanistes à Venise s’attellent à la publication des œuvres de la littérature grecque. Platon et Plutarque, que cite abondamment Erasme, ne sont pas encore publiés. C’est du reste pour avoir « pondu l’œuf que Luther a couvé », en préconisant le retour aux sources grecques, en particulier pour les Evangiles, que les Adages furent mis à l’Index en 1557. C’est la folie qui parle, dirait Erasme.

Comment ne pas évoquer la vogue actuelle de l’étude des proverbes et des locutions figées ? Cette vogue nous rappelle que ces locutions sont souvent présentes dans le langage populaire et aussi, comme le montre Freud, dans le texte de nos rêves. Elles font partie de notre culture la plus intime et la plus archaïque. Les différentes figures de style, métaphores, énigmes, jeux de mots ou allusions, paradoxes, les différents comiques renvoient au travail d’écriture qu’une langue peut produire et par lequel elle élabore sa propre richesse.

Ouvrez ces Adages à n’importe quelle page et goûtez-y. Des condiments et non des aliments, disait Erasme en citant Aristote. Pour la conversation entre Humanistes, sans doute, mais pour nous lecteurs, ce sont des  aliments roboratifs.

N’oubliez pas de lire la biographie d’Erasme par Stephan Zweig !

                                           Maryvonne Lemaire

 

Alexis Jenni prix Goncourt 2011 (II). Auteur: Pierre-Paul Fourcade

Journal de lecture du prix Goncourt 2011

Sur son site internet « chaslerie.fr » (voir les « Liens » de Libres Feuillets), Pierre-Paul Fourcade a fait part de sa lecture de L’art français de la guerre, d’Alexis Jenni, au cours du mois de décembre 2011. Libres Feuillets lui a demandé l’autorisation de reproduire ses impressions au jour le jour, en contrepoint de l’article de Martine Delrue sur le même sujet.

Le 07/12/2011

…Je suis allé faire un tour à la meilleure librairie de Caen, « Au brouillon de culture », où j’ai acheté le dernier Goncourt…

Le 09/12/2011       

Sur « Libres Feuillets » (où un lien renvoie à notre site favori), je lis le texte de belle qualité qu’a rédigé Martine Delrue à propos du Goncourt 2011. Je retrouve bien là mes premières impressions sur ce livre qui mérite, sans aucun doute, qu’on lui consacre un peu de son temps pour le déguster comme il convient.

 Le 09/12/2011       

J’essaye de lire le Jenni du Goncourt. Ma première impression : trop long, trop de mots. Ma seconde impression : long mais passionnant et fort bien fait…

Le 13/12/2011   

Tout ne me paraît pas merveilleusement rédigé dans L’art français de la guerre, le dernier Goncourt. Par exemple, page 186 (où j’en suis rendu), à propos des contrôles d’identité : « Le contrôle d’identité suit une logique circulaire : on vérifie l’identité de ceux dont on vérifie l’identité, et la vérification confirme que ceux-là dont on vérifie l’identité font bien partie de ceux dont on la vérifie » (sic).

 Le 14/12/2011      

Comme l’a noté Martine Delrue dans sa critique de L’art français de la guerre (citée ici le 9 décembre dernier), le roman d’Alexis Jenni se caractérise par un plan où alternent des chapitres dénommés « Commentaires » et des chapitres qualifiés de « Roman ». Ce choix me paraît astucieux car il permet à l’auteur de développer son ouvrage sur deux niveaux, ce qui introduit de la profondeur dans l’écriture. Dans ce stratagème, je verrais volontiers de l’art.
Toutefois, quand je me hasarde à la surface du texte, j’aperçois des grumeaux bien compacts, notamment dans les chapitres de « Commentaires ».

Ainsi, page 194 (la parenthèse est de moi, c’est mon commentaire sur les commentaires, par conséquent) : « Oh, ça recommence ! La pourriture coloniale revient dans les mêmes mots. ‘La paix pour dix ans’, il l’a dit devant moi. Ici, comme là-bas. Et ce ‘ils’ ! Tous les Français l’emploient de connivence. Une complicité discrète unit les Français qui comprennent sans qu’on le précise ce que ce ‘ils’ désigne. On ne le précise pas. (Là, on s’accroche) Le comprendre fait entrer dans le groupe de ceux qui le comprennent. Comprendre ‘ils’ fait être complice. Certains affectent de ne pas le prononcer, et même de ne pas le comprendre. Mais en vain ; on ne peut s’empêcher de comprendre ce que dit la langue. La langue nous entoure et nous la comprenons tous. La langue nous comprend ; et c’est elle qui dit ce que nous sommes. »

Je vois dans ce paragraphe ô combien poussif deux explications des raisons pour lesquelles Alexis Jenni vient d’obtenir le prix Goncourt. D’abord, une furia anti-colonialiste dont j’imagine que ces Messieurs-Dames du jury ont dû se délecter, la table de Drouant étant, de notoriété publique, un appui très confortable pour se hisser sur l’Olympe des grands sentiments et des nobles causes ! Deuxièmement, une nième incantation en faveur de la langue française et de la littérature du même tonneau, c’est-à-dire le chemin le plus direct pour décrocher un prix littéraire. Un peu mécanique, tout ça !

Autre exemple, page 197 : « Je parle encore de la France en parlant dans la rue. Cette activité serait risible si la France n’était justement une façon de parler. La France est l’usage du français. La langue est la nature où nous grandissons ; elle est le sang que l’on transmet et qui nous nourrit. Nous baignons dans la langue et quelqu’un a chié dedans. Nous n’osons plus ouvrir la bouche de peur d’avaler un de ces étrons du verbe » etc.
(N.D.L.R.: ne serait-ce pas une définition du politiquement correct?)

Le 16/12/2011  

Remarques de Dominique Thiébaut Lemaire reproduites sur le site « chaslerie.fr »:

…Il y a un aspect que Martine Delrue évoque brièvement à propos de Victorien Salagnon (N.D.L.R. : personnage du roman): « c’est un individu extrêmement ambigu ». Je m’interroge sur le succès actuel de l’ambiguïté, apparemment appréciée des jurys littéraires, ambiguïté qui est manifeste également chez Emmanuel Carrère où elle est toutefois assumée et expliquée ; et qui m’avait choqué à propos des Bienveillantes (roman lui aussi très copieux découpé en sept), mémoires imaginaires d’un SS, prix Goncourt 2006 et grand prix de l’Académie française 2006, grand succès en France, flop aux Etats-Unis.

Le 22/12/2011

(N.D.L.R. : les appréciations suivantes de Pierre-Paul Fourcade, qui a vécu à Dakar de 1959 à 1962, ont pour point de départ un décret en dix-neuf articles, reproduit sur son site, du Président de la République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, sur l’emploi des majuscules dans les textes administratifs, décret fait à Dakar le 10 octobre 1975)

Avec cela, qui oserait prétendre que tout était mauvais dans les colonies françaises ?

C’est pourtant ce qu’affirme Alexis Jenni dans L’art français de la guerre dont je viens de terminer la lecture (ouf !). Il explique même que les idéaux de la Révolution étant intrinsèquement incompatibles avec la ségrégation induite par la colonisation, le ver était dans le fruit dès le départ. Je trouve que cet argument est loin d’être stupide, même s’il est sans doute bien réducteur.

Ceci dit, je n’ai pas aimé la tonalité générale de l’ouvrage car finalement, seul, côté français, le dénommé Paul Teitgen trouve grâce aux yeux du romancier couronné.

Au-delà de cette thèse qui me paraît simpliste…, je suis, pour m’en tenir ici aux aspects purement littéraires, gêné que l’ouvrage, bien qu’édité par Gallimard sous l’illustre jaquette de la N.R.F., comporte plusieurs fautes d’orthographe et tant de passages selon moi médiocrement rédigés (nouvel exemple, page 233: « Tous ces gens qui passaient autour de moi se ressemblaient entre eux et ne me ressemblaient pas. Là où je vis, je perçois l’inverse : ceux que je croise me ressemblent et ils ne se ressemblent pas entre eux. » Si quelqu’un comprend ce genre de transitivité que je trouve bancal, de grâce, qu’il me l’explique !).

Pour rester néanmoins sur un bon souvenir, je recommanderais deux passages qui me semblent particulièrement réussis :
– une scène de rupture rédigée dans un style « gore » fort cocasse, pages 113 à 131 ;
– une description de la neige qui tombe, pages 317 à 320.

 Allez, un troisième bon passage (page 327), à propos des déjeuners du dimanche en famille…
(N.D.L.R. : Qui est le « on » de ces bombances dans des phrases où les sujets s’embrouillent un peu: « On prend place devant l’assiette que l’on nous a désignée », « l’on serait mortifié si l’on ne nous invitait pas » ? Ce passage a évoqué à Pierre-Paul Fourcade les repas de fin d’année, thème d’actualité à la date où il a écrit son commentaire):

« C’est dimanche, les souliers font mal, on prend place devant l’assiette que l’on nous a désignée. Tout le monde s’assoit devant une assiette, tout le monde a la sienne ; tout le monde s’assoit avec un soupir d’aise mais ce soupir ce peut être aussi un peu de lassitude, de résignation, on ne sait jamais avec les soupirs. Personne ne manque, mais peut-être voudrait-on être ailleurs ; personne ne veut venir mais l’on serait mortifié si l’on ne nous invitait pas. Personne ne souhaite être là, mais l’on redoute d’être exclu ; être là est un ennui mais ne pas y être serait une souffrance. Alors on soupire et l’on mange. Le repas est bon, mais trop long, et trop lourd. On mange beaucoup, beaucoup plus que l’on ne voudrait mais l’on ressent du plaisir, et peu à peu la ceinture serre. La nourriture n’est pas qu’un plaisir elle est aussi matière, elle est un poids. Les souliers font mal. La ceinture s’enfonce dans le ventre, elle gêne le souffle. Déjà, à table, on se sent mal et on cherche de l’air. On est assis avec ces gens-là pour toujours et on se demande pourquoi. Alors on mange. On se le demande. Au moment de répondre, on avale. On ne répond jamais. On mange. »

 

Pierre-Paul Fourcade

 

 

 

L’Allemagne, la France, l’euro: excédents et déficits (II). Par D.T. Lemaire

L’Allemagne et la France dans la zone euro

  • Les deux crises: déficits publics et déficits des balances commerciales

Parmi les causes de la crise des déficits publics dans la zone euro, on évoque souvent les déséquilibres anciens et mauvaises pratiques qui ont sapé la confiance des prêteurs (dont l’exemple le plus frappant a été le maquillage des comptes grecs). On parle plus rarement de la diminution de la fiscalité, notamment sur les hauts revenus et les grandes entreprises, ou du sauvetage des systèmes bancaires par les États, qui a dégradé les comptes de ces derniers.

Ce sauvetage a eu lieu à la suite de l’éclatement de bulles immobilières notamment en Espagne et en Irlande, et à la suite de la crise américaine des crédits subprime et autres « actifs toxiques », qui ont compromis les bilans de nombreuses banques européennes en ayant fait l’acquisition. En outre, aujourd’hui, l’aide aux pays en crise de la zone euro aggrave les déficits publics de pays tels que l’Allemagne et la France.

Cependant, pour les économistes, l’euro souffre à présent davantage d’une crise des balances commerciales que d’une crise des budgets et de la dette publique. La zone euro dans son ensemble a des comptes extérieurs à peu près équilibrés. Le problème serait donc d’abord interne à cette zone, entre l’excédent de la balance courante de l’Allemagne et le déficit courant des pays du sud. Tant que ces déséquilibres extérieurs persistent, la restructuration des dettes n’est pas une solution durable, puisque les pays du sud doivent continuer à s’endetter pour financer leur déficit courant.

On peut distinguer deux cas parmi les pays en déficit extérieur. Le premier cas est celui des pays où la réduction du déficit public va suffire à faire disparaître le déficit extérieur. Il est connu dans l’histoire des Etats-Unis sous le nom de « déficits jumeaux » (extérieur et budgétaire). On peut espérer que la France est dans ce cas malgré l’affaiblissement de son industrie, secteur exportateur par excellence. Le second cas est celui des pays où, même si le déficit budgétaire disparaissait, il subsisterait un important déficit extérieur. Pour Patrick Artus et Laurence Boone (note 1), c’est la situation dans laquelle se trouveraient l’Espagne, la Grèce, le Portugal, dont le déficit extérieur ne serait plus finançable par les investisseurs privés qui hésitent fortement à leur accorder des prêts. Les solutions pourraient être alors celles qui sont évoquées plus loin sous le titre « quelles solutions ? ».

  • L’importance de l’industrie en tant que secteur exportateur

La production industrielle allemande représente aujourd’hui environ 17 % du PIB et 21 % des emplois, selon les données d’Eurostat. En France, on débat depuis longtemps de la relative faiblesse de l’industrie par rapport à l’Allemagne. La production industrielle n’y représente plus aujourd’hui qu’environ 10% du PIB et 11 % des emplois, malgré de belles réussites dans l’automobile ou l’aéronautique par exemple.

L’industrie étant le secteur exportateur par excellence, on est tenté de conclure que le déséquilibre actuel des balances courantes dans la zone euro vient de ce que l’Allemagne (excédentaire) est plus industrielle que les autres pays, en particulier ceux du sud (déficitaires). Mais cette appréciation doit être nuancée.

D’une part, les « pays du sud » ne sont pas aussi désindustrialisés qu’on le dit : l’Italie est la deuxième puissance industrielle européenne après l’Allemagne, et l’emploi manufacturier continue à y représenter comme en Allemagne environ 20 % de l’emploi total. D’autre part, les services peuvent être fortement exportateurs également: ainsi, ce que les touristes du nord dépensent dans les pays du sud de la zone euro équivaut à des exportations de services par ces derniers.

Par ailleurs, si l’industrie allemande est statistiquement plus forte que la française, c’est parce qu’elle l’est effectivement, mais aussi pour les raisons suivantes :

– En Allemagne plus qu’en France, l’internationalisation de l’économie a pris la forme d’une segmentation des processus de production, les produits étant assemblés à partir de composants fabriqués ailleurs et intégrés dans les ré-exportations finales. La France, quant à elle, a délocalisé davantage des unités entières de production. Ce second type de stratégie, par laquelle l’entreprise réalise une part croissante de son activité via des filiales étrangères, augmente les revenus des investissements à l’étranger mais diminue le montant des exportations industrielles du pays.

– L’industrie paraît plus ou moins forte, selon que les entreprises industrielles conservent en leur sein les « services aux entreprises », ou externalisent vers des entreprises de services -par sous-traitance ou filialisation- ces tâches qu’elles réalisaient elles-mêmes précédemment : entretien et nettoyage, sécurité, gestion de personnel, communication, facturation, et recouvrement, informatique, location ou leasing automobile… Cette externalisation, qui peut se développer dans le cadre national, et qui a provoqué en France un vif essor des services aux entreprises dont les effectifs ont été multipliés par 4 en quarante ans pour atteindre 4 millions de salariés avant la crise de 2008, aurait enlevé à l’industrie française environ 400 000 emplois entre 1980 et 2007 (note 2).

– La hausse de la productivité, très forte en France, agit de deux façons : elle réduit le personnel nécessaire et élève le niveau de vie, donc la demande de services. Elle aurait «coûté » 567 000 emplois industriels environ entre 1980 et 2007 (note 2).

  • Morale et efficacité

Les pays du nord de la zone euro, notamment l’Allemagne, leurs opinions et même leurs économistes, ont tendance à poser les problèmes de la zone euro en termes de moralité.
Pour eux, il s’agit notamment d’empêcher « l’aléa moral » (expression dans laquelle on peut noter l’ambiguïté de l’adjectif « moral », signifiant: « qui concerne les moeurs, les comportements », mais aussi: « qui concerne l’éthique »). L’aléa moral désigne la prise de risques aventureux de la part d’acteurs économiques (y compris les Etats), prise de risques d’autant plus importante que ces acteurs seront persuadés de pouvoir bénéficier d’une assistance financière en cas de difficulté.

Dans le même ordre d’idées, ces pays ont exprimé les opinions suivantes : l’indiscipline budgétaire des pays du sud serait l’une des origines de la crise ; la faible durée du travail serait une des sources importantes des problèmes économiques rencontrés au sud.

Mais, pour de nombreux économistes (note 3), ces idées sont erronées. En ce qui concerne les déficits publics, tous les pays de la zone euro sauf la Grèce se situaient en 2007 au-dessous de la limite de 3 % fixée par le traité de Maastricht pour le ratio dette publique/PIB. l’Irlande et l’Espagne n’étaient pas en déficit budgétaire. La conformité à la règle n’empêche donc pas une dégradation très rapide et très forte.

En ce qui concerne la durée du travail, l’économiste Patrick Artus a rappelé (dans Flash Economie de Natixis, n° 401, 30 mai 2011) que les Allemands travaillent beaucoup moins longtemps (sur l’année et durant leur vie) et ne travaillent pas plus intensément que les salariés en Italie, Espagne, Portugal et Grèce. La performance économique supérieure de l’Allemagne s’expliquerait surtout par l’effort d’innovation et par un taux d’épargne plus élevé.

Les pays du nord de la zone euro font de l’excédent commercial une vertu. Mais il s’agit d’une opinion erronée, il suffit pour s’en convaincre de la confronter aux principes de la morale tels que les a définis la philosophie allemande. Rappelons à ce sujet la formule kantienne bien connue (dans Fondements de la métaphysique des mœurs) : « je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » Or, il est évident que la politique d’un pays qui cherche à maximiser ses excédents dans ses relations avec les autres ne peut en aucun cas devenir une loi universelle, car, dans un espace intégré tel que celui dont nous parlons, les excédents des uns sont nécessairement les déficits des autres.

En outre, les excédents commerciaux se révèlent économiquement inefficaces, dégageant une épargne illusoire, dans la mesure où :

– Ils ont été investis ou placés dans des actifs perdant beaucoup de leur valeur, comme c’est actuellement le cas, notamment lorsqu’ils sont recyclés dans les pays mêmes où ces excédents creusent des déficits ;

– Ils fragilisent l’économie des pays déficitaires, et compromettent finalement les débouchés des pays excédentaires.

Keynes soutenait avec raison qu’il convient d’agir non seulement sur les pays en déficit courant, mais aussi sur ceux qui sont en excédent courant, en instaurant un contrôle des déséquilibres dans les deux sens.

  • Quelles solutions?

Pour la plupart des économistes, la compression de la demande intérieure dans les pays en déficit extérieur n’est pas une solution. La rigueur ou l’austérité en période de crise, quel que soit le nom qu’on lui donne, peut avoir des effets sociaux et politiques désastreux comme on le voit déjà en Espagne, en Grèce, en Irlande, au Portugal…. Actuellement, en Espagne, 23 % de la population active est au chômage. L’austérité contrarie le désendettement des États concernés parce qu’elle réduit les recettes publiques et donc les capacités de remboursement, et parce que les marchés financiers deviennent réticents à accorder des crédits à des pays où l’économie se contracte. De ce fait, les taux d’intérêt qui leur sont appliqués augmentent, rendant leur endettement de plus en plus coûteux.

Si les pays les plus endettés étaient ainsi contraints à sortir de l’euro, il s’en suivrait une forte appréciation d’un nouvel euro qui deviendrait la monnaie d’une « zone mark », et l’avantage compétitif d’une décennie de déflation salariale allemande partirait en fumée. L’Allemagne pourrait alors s’enfoncer à son tour dans la récession. La sortie de l’euro et la dévaluation d’un pays du sud de la zone ferait subir aux créanciers des pertes considérables en capital.

D’après les marchés financiers, la principale solution pour la zone euro, au moins dans un premier temps, consiste à faire de la Banque Centrale européenne (BCE) le prêteur en dernier ressort de la zone, comme les autres grandes banques centrales qui peuvent sans limite acheter les titres d’Etat de leur pays. Mais la BCE et l’Allemagne (toujours inquiète des risques d’inflation) considèrent que les traités interdisent cette possibilité de financer directement les dettes publiques des Etats par la création monétaire traditionnellement dénommée « planche à billets ».

On a donc imaginé un système dans lequel l’action de la BCE passerait par les banques. Celles-ci ont pu pour la première fois le 21 décembre 2011 emprunter des liquidités à 3 ans auprès de la BCE au taux de 1 % sans limite de montant, avec peu de restrictions sur les garanties exigées. Elles se sont ruées à ce « guichet » et emprunté 489 milliards d’euros. Mais on ne sait pas encore si elles vont utiliser cet argent seulement pour couvrir leurs propres besoins, ou aussi pour acheter ou racheter des titres d’Etat. Cette dernière éventualité, consistant à interposer les banques entre la BCE et les Etats, fait actuellement débat (note 4).

Comme la crise des échanges extérieurs est due en partie à un manque d’investissement productif dans les pays déficitaires, certains évoquent une sorte de « plan Marshall » dans lequel les prêteurs publics (pays du nord de l’euro, EFSE, FMI, BCE…) accepteraient de financer les déficits extérieurs des pays déficitaires pendant plusieurs années, le temps que ces pays développent leurs secteurs exportateurs…

On évoque aussi, de manière utopique pour l’instant, un mécanisme de rééquilibrage des balances courantes. La zone euro se caractérise aujourd’hui par l’asymétrie dénoncée par Keynes dans les années 1940, qui rendait l’ajustement « obligatoire pour les débiteurs et volontaire pour les créditeurs ». Les pays excédentaires étant aussi responsables des déséquilibres internationaux que les pays déficitaires, Keynes préconisait que des contraintes s’exercent également sur eux. Il a proposé une « chambre de compensation internationale » (International Clearing Union, ICU) avec un volet de financement des soldes déficitaires des échanges extérieurs, et dont la grande innovation consistait à mettre à contribution les pays excédentaires. L’ICU aurait appliqué aux pays excédentaires un système de taxation progressive, afin de les détourner d’une stratégie unilatérale et de les inciter à une relance rééquilibrant leur solde et réduisant par là même les déficits de leurs partenaires.

***

Une remarque pour finir, en ce qui concerne le niveau de l’euro : on semble avoir oublié que ce niveau avait été fixé à l’origine dans l’idée qu’un dollar s’échange contre un euro, ou au plus 1,1 dollar contre un euro. Or, depuis 2003, l’euro a été constamment beaucoup plus cher. Certes, cette situation a rendu moins coûteuses les importations libellées en dollars, notamment les importations pétrolières, mais elle a eu des conséquences négatives sur les exportations des pays de la zone euro, même si on nous dit que la crise actuelle des échanges est un problème interne à cette zone (dans la mesure où la balance globale de celle-ci est à peu près équilibrée).

Airbus s’est suffisamment fait entendre à ce sujet, en répétant que la surévaluation de l’euro par rapport au dollar est nuisible à ses exportations. Il est vraisemblable que la balance courante française, par exemple, se porterait mieux si les intentions initiales relatives au niveau de l’euro s’étaient réalisées. Certes, l’euro semble être en train de baisser (1,30 dollar pour 1 euro à la fin de 2011, au lieu de 1,5 dollar pour un euro en 2008), mais il n’est pas satisfaisant que cette baisse se produise de manière passive dans un contexte de crise.

Dominique Thiébaut Lemaire

Note 1
Patrick Artus, directeur de la recherche et des études de Natixis : Flash Economie, passim ; et : « Comment éviter l’éclatement de l’euro ? », avec Laurence Boone, directrice de la recherche économique de Bank of America Merrill Lynch, article paru dans Les Echos du 8 décembre 2011.

Note 2
Lilas Demmou: « Le recul de l’emploi industriel en France entre 1980 et 2007 », dans Economie et Statistique, n° 438-440, juin 2011

Note 3
André Grjebine, directeur de recherche à Sciences Po-CERI : « Et si la priorité était de rééquilibrer les échanges intra-européens? », point de vue dans le journal Le Monde (lemonde.fr, 1er décembre 2011)

Jean Pisani-Ferry, directeur de Bruegel, centre de recherches et de débats sur les politiques économiques en Europe: « Le syndrome du réverbère », article publié dans Le Monde Economie, mardi 13 décembre 2011 ; auteur de : Le réveil des démons : la crise de la zone euro et comment nous en sortir, Fayard, 2011

Jacques Sapir : La démondialisation, Le Seuil, Paris, 2011.

Note 4
Augustin Landier, professeur de finance à la Toulouse School of Economics, et David Thesmar, professeur à HEC, article publié dans Les Echos du 21 décembre 2011

L’Allemagne, la France, l’euro: excédents et déficits (I). Par D.T. Lemaire

L’Allemagne et la France sont ici comparées du point de vue des échanges extérieurs et des comptes publics. Leur situation dans ces deux domaines s’explique largement par les démographies respectives, et notamment par le vieillissement de la population allemande. Il en résulte un important problème pour la zone euro.

 Le lien entre démographie et exportations a été mis clairement en évidence par le  président de la Bundesbank, lorsqu’il a expliqué au Financial Times en novembre 2011 que son pays, où la population est vieillissante, a besoin d’excédents commerciaux permettant d’accumuler du capital pour faire face à ce vieillissement.
La production privilégiée pour réaliser ces excédents est la production manufacturière, dans le prolongement d’une tradition forte et ancienne. L’Allemagne garde aujourd’hui un secteur industriel important, dans un monde où, après être passée de l’agriculture à l’industrie, l’économie des pays avancés évolue de manière générale de l’industrie vers les services.
Il ne suffit pas de réaliser des excédents, encore faut-il que les montants correspondants soient investis ou placés dans des conditions telles que cette épargne puisse être sauvegardée. Or, la crise depuis 2008 a rendu peu sûrs ces investissements ou placements allemands.
De plus, dans un monde où les  interactions entre les différentes économies se sont intensifiées, en particulier dans l’Union européenne et dans la zone euro, les excédents des uns sont nécessairement les déficits des autres, et s’ils sont trop importants, le système se grippe. Dans ce contexte, la politique de l’excédent commercial n’est pas vertueuse, car, n’étant pas généralisable, elle ne répond pas à l’impératif moral posé par la philosophie allemande dans le  célèbre impératif kantien : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle ».
L’Allemagne, pays d’environ 82 millions d’habitants en excédent commercial, qui pourrait se croire en position de force, est en réalité très dépendante de ses proches partenaires économiques fragilisés par les déficits, mais qui offrent des débouchés beaucoup plus larges que le marché intérieur allemand (la zone euro compte 250 millions d’habitants hors Allemagne, dont 130 dans les quatre pays du sud que sont l’Italie, l’Espagne, le Portugal, et la Grèce).

La démographie

Comparaison succincte des populations

L’Allemagne est l’Etat le plus peuplé de l’Union européenne (81,8 millions d’habitants en 2009), et avec ses 230 habitants par km², l’un des plus densément peuplés après les Pays-Bas,la Belgique et le Royaume-Uni. Depuis quelques années, sa population diminue à cause de très faibles taux de natalité et de fécondité (ce dernier étant de 1,4 enfant par femme, comme du reste en Espagne et en Italie). Jusqu’au début des années 1990, les cinq Länder de l’Est avaient un taux de fécondité bien plus élevé, mais la natalité de l’Est est aujourd’hui aussi faible que celle de l’Ouest.

 Suivant une évolution contraire, la population française, après une stagnation au 20ème siècle jusqu’aux années 1940 un peu au-dessus de 40 millions d’habitants, suivie par un « baby boom » qui s’est atténué au cours des années, a connu une nette reprise de la natalité dans la période récente, avec un taux de fécondité en 2010 de 2,1 enfants par femme, correspondant à peu près au seuil de renouvellement des générations.
Elle est aujourd’hui de 65 millions d’habitants dont 63 millions en métropole, soit 77 % de la population allemande, alors qu’elle n’était que de 41,5 millions d’habitants en 1937-1939 (60 % de la population allemande dans les limites de 1937).
Sa densité est de 114 habitants au km2 en métropole, la moitié de la densité allemande.

L’Union européenne à 27 compte aujourd’hui 502 millions d’habitants, la zone euro 332 millions, dont 185 millions hors Allemagne et France. Sur ces 185 millions d’habitants, plus de 128 millions vivent dans les pays du sud (Espagne : 46 millions; Grèce : 11,3; Italie : 60,5 ; Portugal : 10,6). C’est un marché considérable, indispensable aux économies allemande et française : respectivement 48 % et 41 % de leurs exportations sont dirigées vers la zone euro – et pour les deux pays 61 % des exportations vont vers l’Union européenne dans son ensemble.

 Effets du vieillissement sur les échanges extérieurs et les comptes publics

 Si la production allemande était davantage investie ou consommée sur place, les excédents extérieurs du pays se réduiraient.
La primauté donnée à l’épargne par rapport à la consommation immédiate explique l’attachement des dirigeants allemands à la stabilité monétaire.
L’histoire économique de l’Allemagne, mais aussi le vieillissement de la population, permettent de comprendre pour une bonne part ces choix. C’est ce qu’a répondu Jens Weidmann, président de la Bundesbank, au Financial Times (daté du 13 novembre 2011) qui lui a demandé si, avec ses excédents extérieurs importants, l’Allemagne n’est pas une partie du problème pour le reste de la zone euro. « Si vous avez une population vieillissante, a-t-il dit au journal anglais, alors cela a un sens d’avoir un excédent commercial pour épargner dans cette optique, en accumulant du capital hors de votre propre pays. »
La situation allemande, de ce point de vue, semble assez proche de la situation chinoise caractérisée par un vieillissement inquiétant à terme, pouvant expliquer la recherche  d’excédents commerciaux très importants comme moyen d’épargne pour y faire face.
Si l’on se projette dans l’avenir, le niveau de la dette allemande est élevé. Le déclin démographique, qui contribue à modérer le taux de chômage, pourrait se traduire par une baisse des recettes publiques. Dans le même temps, le vieillissement risque de faire exploser les coûts de la sécurité sociale et de l’assurance-maladie.

En France, on dit que les « générations futures » françaises seraient déjà trop endettées. Mais la dette publique mesurée en pourcentage du PIB n’est pas un bon critère. En 2040, les Français qui composeront alors le cœur des actifs chargés du remboursement de la dette présente sont les jeunes âgés de 0 à 25 ans aujourd’hui. Il faut apprécier l’endettement actuel par rapport à cette population. Au début de 2011, la dette par jeune de 0 à 25 ans atteint environ 90 000 euros outre-Rhin, plus que les 80 000 euros que donne ce calcul pour la France (note 1).

 Les déficits publics

D’après Eurostat, office européen des statistiques, le ratio dette/PIB s’est élevé en 2010 à 83,2 % pour l’Allemagne (PIB : 2476,8 milliards d’euros) et à 82,3 % pour la France (PIB : 1932,8 milliards d’euros), la moyenne de ce ratio étant de 85,4 % pour l’ensemble de l’Union européenne.
D’après la même source, le déficit public allemand s’est élevé pour la même année à 4,3 % du PIB et le déficit public français à 7,1 % du PIB (moyenne de l’Union européenne : 6,6 % du PIB ; Royaume-Uni : 10,3 % du PIB).

Pour les économistes (note 2), le calendrier d’une politique d’équilibre budgétaire est crucial : si on entreprend une telle politique au milieu d’une récession, l’effet symbolique permettant de reconquérir la confiance des marchés prêteurs risque de susciter au contraire leur méfiance, et de s’évanouir dans l’effondrement de l’activité. Il est beaucoup plus facile de réduire le déficit en phase de croissance. Mais la France se préoccupe généralement de réduire sa dette en période difficile, et oublie de le faire quand la conjoncture est favorable.

 L’Allemagne n’est pas non plus exemplaire. Ce pays, d’après Le Monde du 19 novembre 2011 (note 3), a eu recours à une astuce après le choc de 2008 pour comptabiliser les dizaines de milliards d’euros déboursés (ou offerts en garanties) afin de relancer son économie et sauver son secteur financier. Les sommes ont été logées dans un compte séparé appelé « Sondervermögen », qui contribue à grossir la dette mais n’est pas pris en compte dans le calcul du déficit public. Sans cette astuce, le niveau du déficit allemand serait proche du niveau français, d’après Sylvain Broyer, économiste chez Natixis.

 Au cours d’une conférence organisée le 14 décembre 2011 à New York par le « Council for Foreign Relations « (CFR), l’économiste en chef du FMI a mis en garde les Etats européens contre la tentation de l’austérité: « nous devons avoir un ajustement budgétaire, mais cela doit être un long processus d’ajustement à moyen terme » »

 Aux mises en garde contre une réduction de la dépense publique périlleuse en période de crise, on oppose un argument que l’on croit imparable: ne pas réduire le déficit public aujourd’hui reviendrait à léguer une dette insupportable aux générations futures. Celles-ci, dit-on, seraient déjà trop endettées en France. Mais on a vu plus haut que c’est inexact si l’on raisonne en tenant compte de la démographie.

Autre idée contestable: l’alignement des dépenses budgétaires sur un niveau allemand. Or, la France (comme le Royaume-Uni) est un pilier de la défense européenne. Ce rôle nécessite des dépenses publiques plus lourdes. Et les divergences de natalité placent aussi les pays dans des situations dissemblables. Pour des avantages équivalents (congés de maternité, soutien aux familles, éducation…) les deux « champions » des naissances que sont la France et le Royaume-Uni doivent dépenser autour de trois points de PIB de plus que l’Allemagne, d’après l’économiste Philippe Eskenazy (note 1). Structurellement, les deuxième et troisième économies européennes sont donc plus dépensières, mais les générations futures qui rembourseront la dette seront aussi plus nombreuses.

 Les échanges extérieurs

 Les médias évoquent à longueur de temps l’excédent commercial allemand, en comparaison duquel le déficit commercial de la France fait piètre figure. Mais ils n’abordent presque jamais deux questions fondamentales :
–          Le solde commercial n’est qu’un aspect partiel des échanges extérieurs, il faut le replacer dans l’ensemble de la balance des paiements;
–          Le constat d’excédents importants doit s’accompagner d’une interrogation sur la rentabilité des investissements ou placements qu’ils permettent de faire, et sur leur « soutenabilité » à moyen terme.

 La balance des paiements

 La balance des paiements présente les flux économiques entre une économie et le reste du monde, répartis en comptes formant deux sous ensembles principaux: d’une part le compte de transactions courantes ou balance courante (incluant la balance commerciale), d’autre part le compte de capital et le compte financier.
Les opérations entre les résidents d’un pays et le reste du monde forment un circuit économique fermé: tout ce qui est enregistré en plus ou en moins dans le sous-ensemble des résidents est nécessairement compensé dans le sous-ensemble des non-résidents.
Ainsi, la balance des paiements est par construction équilibrée, chaque transaction, financière ou non financière, avec un non-résident ayant une contrepartie financière, une variation d’avoirs ou d’engagements vis-à-vis des non-résidents. Dans le cas le plus simple, une exportation ou une cession de titres par les résidents donne naissance à une augmentation de leurs avoirs (par exemple, les dépôts des résidents auprès des banques non-résidentes) ou une diminution de leurs engagements (par exemple un remboursement d’avances précédemment obtenues auprès de banques non-résidentes).
Bien que la balance des paiements doive être équilibrée par construction, elle fait apparaître en pratique un solde d’erreurs et omissions non négligeable qui, pour l’Allemagne et la France, peut s’élever jusqu’à 10-15 milliards d’euros en plus ou en moins chaque année.
Quand la balance courante est négative, le pays consomme et investit plus qu’il ne produit de richesses. Elle doit alors être compensée par des emprunts auprès des non-résidents ou en encore par la vente d’actifs possédés à l’extérieur du pays. Inversement, quand la balance est positive, le pays produit plus de richesses qu’il n’en consomme. Une balance courante positive permet à un pays de rembourser sa dette ou même de prêter à d’autres pays.

Les principaux éléments des balances des paiements allemande et française (en milliards d’euros) ont été les suivants en 2010 (les flux entrants sont notés +, les sorties -). Les chiffres sont tirés des balances établies par la Bundesbank et par la Banque de France (voir les sites internet de ces institutions).
Balance allemande :
–          Balance courante : + 141,4 (dont biens : + 154,5)
–          Investissements directs à l’étranger : – 44,3
–          Investissements de portefeuille : – 124,9
–          Instruments financiers dérivés : – 17,6
–          Autres investissements : + 57,1 (- 49,1 en 2009).
Balance française :
–          Balance courante : – 33,7 (dont biens : -53,7)
–          Investissements directs à l’étranger : – 37,9
–          Investissements de portefeuille : + 119,9
–          Instruments financiers dérivés : + 34,3
–          Autres investissements : – 92,3
On voit que les situations allemande et française sont très contrastées, avec des soldes en sens contraire en ce qui concerne les marchandises, mais aussi en ce qui concerne les services (solde négatif pour l’Allemagne, positif pour la France). Avec toutefois une ressemblance: l’importance des investissements directs à l’étranger, et l’importance dans la balance courante des revenus correspondants à ces investissements (en 2010: 44,5 milliards d’euros de revenus pour l’Allemagne, 34 milliards d’euros pour la France).

 Le compte de transactions courantes ou balance courante

Le compte de transactions courantes ou balance courante a trois composantes:
–          la balance commerciale (exportations moins importations) des marchandises et des services (transport, assurances, tourisme, gestion);
–          les revenus de placements (intérêts, dividendes…) ;
–          les transferts courants (par exemple ce que les immigrés envoient hors du pays).
L’Allemagne a enregistré un solde commercial positif (pour les marchandises) de 154,5 milliards d’euros en 2010. Mais le solde des services a été négatif de 8 milliards d’euros, tiré vers le bas par le déficit des voyages touristiques à l’étranger.
En 2010, les exportations allemandes de biens et services se sont élevées à 38,4 % du PIB – et même à 47 % en 2008- record à comparer aux pourcentages des autres Etats (France: environ 25 % ; Etats-Unis : 11 %; Japon : 12 %). Elles ont représenté sur l’ensemble de la période 1970-2009 une moyenne annuelle de 26,6 % du PIB allemand d’après les calculs de l’université canadienne de Sherbrooke. L’Allemagne est aujourd’hui le deuxième exportateur mondial après la Chine qui l’a récemment détrônée, mais devant les Etats-Unis dont l’économie est pourtant bien plus grande. L’essentiel de ses excédents commerciaux a pour origine les autres pays membres de la zone euro.
Pour le total du compte de transactions courantes (balance courante), la Bundesbank a enregistré en 2010 un excédent de 141,4 milliards d’euros, soit 5,8 % du PIB, un peu inférieur à l’excédent commercial.

En ce qui concerne la France, la balance des biens et services est devenue déficitaire en 2004. En 2010, les exportations françaises de biens et services se sont élevées à 25,5 % du PIB. Le solde de la balance des biens a été négatif de 53,7 milliards d’euros. Le solde des services a été positif, d’environ 10 milliards d’euros comme en 2009. Au sein des services, l’excédent touristique a diminué (6 milliards en 2010).
D’après les données de l’université canadienne de Sherbrooke, les exportations françaises de biens et services ont représenté sur l’ensemble de la période 1960-2009 une moyenne annuelle de 20,6 % du PIB.
En 2010, la balance courante de la France a été en déficit de 33,7 milliards d’euros, soit 1,7 % du PIB. Dans ce solde, la dégradation des échanges de biens a été en partie compensée par une augmentation des revenus d’investissements. En particulier, l’excédent des revenus d’investissements directs a atteint 34,1 milliards d’euros en 2010, après un palier de l’ordre de 26 milliards entre 2006 et 2009.

Le compte financier

Le compte de capital et le compte financier doivent équilibrer par construction le solde des transactions courantes (balance courante). Le solde du compte de capital est négligeable. Dans le compte financier, beaucoup plus important, on distingue quelques grandes catégories:
–          les investissements directs : ceux qu’une entreprise ou entité résidente d’une économie effectue dans le but d’acquérir un intérêt durable (au moins 10 % du capital) dans une entreprise ou entité non résidente et d’exercer, dans le cadre d’une relation à long terme, une influence significative sur sa gestion. Les investissements directs comprennent non seulement l’opération initiale, mais également toutes les opérations en capital ultérieures;
–          les investissements de portefeuille : achats et ventes de titres (obligations et actions);
–          les « autres investissements » (opérations de prêts et crédits financiers et commerciaux, dépôts bancaires…) et les « produits financiers dérivés ».

 En 2010, les investissements directs allemands à l’étranger (79,2 milliards d’euros) ont été supérieurs de 44,2 milliards d’euros aux investissements directs étrangers en Allemagne (34,8 milliards d’euros).
Les flux d’investissements de portefeuille, dont il résultait une entrée nette de capitaux en 2008 (51,4 milliards d’euros), se sont soldés par des sorties nettes de capitaux en 2009 (82,7 milliards d’euros) et 2010 (124,9 milliards d’euros).
L’agrégat intitulé « autres investissements » a représenté des flux financiers allemands vers l’extérieur de 213 milliards d’euros en 2007, 130 en 2008, 49 en 2009. Il s’agissait pour l’essentiel de flux des banques allemandes vers des banques étrangères, soit filiales, soit banques tierces. Le système bancaire allemand a investi les excédents du pays dans le monde entier, notamment aux Etats-Unis mais surtout dans l’Union européenne. Les systèmes bancaires dans lesquels ces investissements ont été faits sont souvent très fragiles (notamment au sud de la zone euro), car ils ont acquis des actifs majoritairement auprès de débiteurs surendettés : titres de dette publique de leur Etat et investissements dans le secteur immobilier. Il apparaît, in fine, que les excédents de la balance courante allemande ont servi à acquérir des actifs d’une valeur souvent problématique.
En 2010, le solde des « autres investissements » s’est inversé (entrée nette de capital d’un montant de 57 milliards d’euros), et ce sont les « investissements de portefeuille » qui ont pris le relais comme moyen de recycler vers l’extérieur les excédents commerciaux allemands.

S’agissant de la France, en 2010, les investissements directs à l’étranger (63,5 milliards d’euros, dont 62 % vers l’Union européenne et 10 % vers les Etats-Unis), ont excédé comme les années précédentes les investissements directs étrangers en France (25,6 milliards d’euros).
Depuis 2005, le solde annuel global des transactions courantes et des investissements directs est négatif. Ce déficit est financé principalement par des entrées de capitaux au titre des investissements de portefeuille et/ou des opérations de prêts-emprunts, ce qui se traduit par un endettement des résidents vis-à-vis des non résidents, ou par une réduction des avoirs à l’étranger. Les entrées de capitaux résultent de l’endettement du secteur public (souscriptions de titres publics par des non-résidents) et du secteur bancaire (IFM: institutions financières monétaires). En 2010, le solde négatif des transactions courantes et les sorties nettes de capitaux au titre des investissements directs ont été financés par un endettement extérieur net des IFM (122,6 milliards, instruments financiers dérivés inclus) et des administrations publiques (APU : 43,5 milliards), tandis que les autres secteurs ont augmenté de nouveau leurs avoirs et créances sur l’extérieur, ce qui correspond à des sorties de capitaux.

A propos du poste « autres investissements » relatifs aux banques, quelques données sont présentées en note 4 sur les besoins en fonds propres des systèmes bancaires européens.

 (A suivre)

Dominique Thiébaut Lemaire

Note 1
Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS, article dans le journal Le Monde du 12 avril 2011.
Note 2
Philippe Askenazy ; voir la note 1 ci-dessus
Paul Seabright, école d’économie de Toulouse, Le Monde Economie, mardi 13 décembre 2011
Note 3
Claire Gatinois et Frédéric Lemaître : « Et si l’Allemagne n’était pas si exemplaire… », Le Monde du 19 novembre 2011
Note 4
L’Autorité Bancaire Européenne (EBA en anglais) a publié le 8 décembre 2011 son estimation révisée des besoins en fonds propres de banques européennes : 114,7 milliards d’euros, dont 30 pour la Grèce, 26,1 pour l’Espagne, 15,4 pour l’Italie, 13,1 pour l’Allemagne, 7,3 pour la France, 6,95 pour le Portugal, 6,3 pour la Belgique, 3,9 pour l’Autriche, 3,5 pour Chypre.

Emmanuel Carrère: Limonov (prix Renaudot 2011) Auteur: Martine Delrue

 

Limonov  d’Emmanuel Carrère  – P.O.L., 489 pages

Emmanuel Carrère aime raconter des vies,  imaginer comment ça fonctionne chez ceux qui sont différents de lui. Pour écrire des romans, parfois il choisit des mythomanes (L’Adversaire, 2000),  parfois des  hommes de bien (D’autres vies que la mienne, 2009, qui a pour point de départ le tsunami de 2004 et un juge des commissions de surendettement). Cette année, voici une biographie d’un homme réel, avec faits politiques et noms réels. L’histoire vraie d’un homme sulfureux.  Et raconter la vie de Limonov, Russe né en 1943, écrivain, aventurier punk, homme politique qui se voit en leader de l’opposition à Poutine, c’est raconter une vie hautement romanesque.

Cet objet d’étude suscite l‘étonnement à tout le moins, peut-être pour certains une  fascination.  Alors l’auteur égrène les grains de son chapelet : l’histoire russe de 1943  à 2009 est déroulée en petits chapitres d’une dizaine de pages, qui évoquent  l’enfance, les choix, les moments forts de la vie de son héros.  Ce mousquetaire autoproclamé, voulant réunir tout à la fois la culture d’Aramis, le dynamisme de Porthos et le courage de  d’Artagnan, lui plaît. Surtout qu’il s’agit  d’une époque troublée depuis 89, putsch manqué, révolution,  Serbie, oligarques, années Poutine ; mais  on peut regretter que pour ce  survol Carrère adopte, à la façon de son héros, un  style journalistique et racoleur, des termes  crus ou voyous.

Il dévide sa litanie de formules choc,  rehaussée d’oxymores : « notre barbare, notre voyou – nous l’adorions / national- bolchévique  ou  écrivain–star/  Carlos ou Jean Moulin (rien de moins !) /    Walesa ou Bayrou  / poète maudit–outlaw / Lucien de Rubempré – clochard à New-York / rock star- petit Raskolnikov / enfant perdu (à la Prévert) – quasi criminel de guerre/ magnifique et monstrueux – agitateur ultranationaliste ». Nous sommes secoués et perplexes.

Mais Emmanuel Carrère aime aussi à parler de lui et s’introduit dans le texte, à la première personne. Il l’avait déjà fait dans  son autre Roman russe (2007) pour dire qu’il n’avait quasiment rien à dire et qu’il  cherchait son sujet. Ici il l’a trouvé. Il se démarque de  sa mère, l’historienne spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, en se plaçant comme biographe héroï-comique, qui rend visite au grand homme, et qui le regarde vivre.  Derrière les parallèles à la Plutarque, entre Limonov et Sakharov, se profilent d’autres parallèles. On se croise, on s’examine, on se jauge.  

Limonov est peut-être un  poète – homme politique (emprisonné pour ses prises de position) digne de devenir personnage de roman, mais certainement pas une personne intéressante, plutôt même assez dégoûtante. Nabokov s’intéressait aux papillons. Emmanuel Carrère enfant sage descendant de « Russes blancs » s’encanaille et rêve aux voyous. Il continue ainsi sa réflexion à la fois compréhensive et distanciée sur les personnages ambigus, dont faisait partie son grand-père maternel, proallemand tué à la Libération, dont il parle dans Un roman russe.

 

                                                          Martine Delrue

Sergio Birga: une peinture à cinq dimensions. Auteur: Dominique Thiébaut Lemaire

Après une exposition rétrospective, couvrant près de cinquante ans de création, qui a eu lieu en 2007 à la Villa Tamaris (La Seyne-sur-Mer), le peintre et graveur Sergio Birga a exposé dans la même région à la fin de 2011 de nouvelles œuvres sous le titre « Portraits de villes » à la Maison du Cygne, centre d’art de Six-Fours.

Sergio Birga a peint au cours des années Dresde, Florence, Jérusalem, Londres (le métro), Nice, Oslo, Paris, Prague, Rome, Stockholm, Venise…

Le tableau de 2011 choisi comme « emblème » de cette exposition représente une rue de Rome (via del Cardello: la rue du chardonneret) au bout de laquelle on aperçoit le Colisée et un personnage rapetissé par la distance, qui n’est autre que le peintre lui-même, en uniforme bleu, au temps de son service militaire dans l’aviation :

En commentaire de ce tableau et des autres œuvres exposées (dont l’une montre la maîtrise du peintre dans l’autoportrait), on évoquera ici plus particulièrement un aspect important de l’artiste, dont l’œuvre pose la question des dimensions de la peinture.

Comment faire apparaître -ou même créer- de l’espace à partir de la surface du tableau? Telle a été l’une des questions majeures résolues par les peintres italiens de la Renaissance, dans la lignée desquels se place Sergio Birga qui signe souvent « pictor florentinus ».

A la troisième dimension qui est celle de la perspective, Sergio Birga ajoute deux dimensions supplémentaires : celle du temps, et celle d’un au-delà de l’espace et du temps.

Les trois dimensions de l’espace

La perspective linéaire, découverte empiriquement à l’époque de la Renaissance, notamment à Florence, a été mathématisée sous la forme d’une belle géométrie dite « projective » où les parallèles se rejoignent, développée par Desargues et Pascal au 17ème siècle, puis par Monge et Poncelet.

Elle n’exclut pas une autre perspective, aérienne ou atmosphérique, qui consiste à marquer la profondeur de plans successifs par le dégradé des couleurs allant du proche plus sombre au lointain plus clair ; par la différence de netteté entre le premier plan et les suivants ; par la diminution des contrastes avec l’éloignement.

La perspective est généralement associée à la figuration, bien qu’il s’agisse d’un usage de la géométrie et des couleurs qui, en tant que tel, peut être non figuratif.

A la fin du 19ème siècle, les peintres ont voulu s’en détacher.
Certains, comme Picasso, ont essayé de donner l’impression du volume en fusionnant sur la toile des représentations d’un même sujet sous des angles différents.
Les « Fauves » et leurs continuateurs ont fait primer la couleur sur la représentation de l’espace. Ils ont eu une grande influence sur les Expressionnistes allemands (voir l’article d’Annie Birga sur l’expressionnisme).

Les Expressionnistes ont eux-mêmes fortement influencé Sergio Birga dans sa jeunesse.
Celui-ci a écrit à D.T. Lemaire: « Pratiquant l’expressionnisme, j’ai abandonné la perspective aérienne (lointains plus clairs) mais non la linéaire, je l’ai plutôt dilatée (comme Munch) ». Cette dilatation donne un effet analogue au grand angle de la photographie.

Sergio Birga est ensuite revenu à des conceptions plus classiques. Il considère comme un aspect majeur de sa peinture la recherche de la perspective, qu’il utilise sans rigidité, en l’animant d’un léger « mouvement qui déplace les lignes ».

Outre la représentation de la troisième dimension à partir de leur surface, ses tableaux affirment leur présence matérielle d’objets dans l’espace: grands formats, épaisseur du cadre et de la toile, de la pâte et du vernis, technique du glacis en plusieurs couches, donnant de la profondeur non seulement à l’image, mais à la matière de l’image…

La dimension du temps

Les œuvres de Sergio Birga sont remarquables aussi par leur dimension temporelle.

Dans nombre de cas, c’est la représentation de ruines et de monuments anciens qui permet cet effet, avec parfois des reconstructions qui remontent le temps, comme dans un tableau de 2011 la réédification, achevée en 2005, de la Frauenkirche de Dresde détruite à la fin de la seconde guerre mondiale.

Même quand les architectures ne sont pas celles de monuments anciens, elles montrent l’écaille, la lézarde, l’ébréchure, la cassure, qui témoignent d’une déshérence intime, sans parler de l’état d’abandon illustré par les plantes qui poussent sur les murs.

La dimension temporelle ne s’affirme pas moins dans les représentations des bâtiments de l’ère industrielle, relativement récents mais déjà voués à la démolition : pavillons Baltard des Halles, usines Renault de Billancourt, immeubles du Paris populaire… Ce genre de tableaux est né de l’indignation du peintre s’insurgeant contre le vandalisme moderniste. Il semble prendre aujourd’hui un sens plus large comme protestation contre les ravages de l’histoire et du temps.

Dans une réminiscence rendant plus sensible encore le passage des années, le peintre reprend parfois un sujet déjà traité, en y introduisant des changements dans l’espace qui sont des signes de changements dans le temps. Ainsi, il a dessiné en 1962 la via del Cardello, en se représentant en militaire au premier plan, et il a traité à nouveau ce sujet dans un tableau des années 1980. C’est la même rue qu’il a revisitée dans son tableau de 2011 (reproduit plus haut), où lui-même, en uniforme bleu d’aviateur, s’est éloigné dans le passé vers le fond du tableau.

La dimension de l’au-delà pictural

Sergio Birga s’inscrit dans les quatre dimensions de l’espace et du temps, plus une cinquième que l’on a pu appeler métaphysique et que lui-même qualifie de « réalisme magique » en reprenant une appellation utilisée depuis longtemps pour qualifier l’une des postérités de l’expressionnisme (voir la rubrique ainsi dénommée sur son site internet). Il y englobe le concept que Freud a dénommé « Das Unheimliche », traduit en français par « l’inquiétante étrangeté », qui désigne l’évocation décalée, inhabituelle, d’éléments familiers provoquant un sentiment d’inquiétude.

Quel que soit le nom qu’on lui donne, il existe bien une dimension de l’au-delà pictural dans cette peinture aux aspects robustes mais mystérieux.

Les tableaux, quand ils ne sont humanisés que par des statues ou par de rares personnages, donnent une impression d’absence, en même temps que de silence, renvoyant à un ailleurs où pourraient se trouver les vivants.

Ils ouvrent des accès que le regard du spectateur doit emprunter pour atteindre l’autre côté de ces passages de frontière que sont les fenêtres, les portes, les ruelles, les arches, les ponts, les gares, les ports et les embarcadères… Les cirques, thème récurrent, sont un lieu de jonction entre ici et ailleurs.

Image de l’Italie populaire, les linges qui flottent aux fenêtres de paysages urbains déserts ressemblent en même temps aux mouchoirs que naguère on avait coutume d’agiter dans les scènes de départ.

Les ciels de Sergio Birga suggèrent un « outre-ciel». Ils forment eux aussi des passages, vers la lumière, des ouvertures vers la transfiguration, des trouées parfois rassurantes, parfois inquiétantes. Après avoir fait exploser les couleurs dans sa période expressionniste, le peintre en a gardé une grande vivacité chromatique, comme le montrent ses verts, bleus, rouges, ocres, mais il est devenu également l’auteur de magnifiques nocturnes, et dans ses tableaux diurnes un maître du gris, que ce soit au sol au niveau des pavés ou au ciel au-dessus des toits (par exemple quand il peint les toits de Paris vus de son atelier), au point que lorsqu’on se trouve face à un ciel naturel d’un gris intense, on se dit: « c’est un Birga ».

Sans doute faut-il intégrer à l’au-delà pictural la religion à laquelle le peintre est revenu après ses années expressionnistes et contestataires, et à laquelle il consacre aujourd’hui une part de son activité artistique.
Sa peinture, en même temps qu’elle avance dans cette voie qui, pas plus que ses cheminements antérieurs, n’est la voie de la facilité, paraît marquée par le développement de la lumière blanche, qui crée de très beaux effets quand elle enveloppe de son halo les personnages des Evangiles, ou même quand elle se contente, dans des scènes non religieuses, d’être la lueur de la neige.

 ***

Le poème qui suit (sonnet XLI d’Aérogrammes : voir l’article de Libres Feuillets consacré à D.T. Lemaire) évoque la force de cette peinture sans concession, et quelques-uns des aspects dont il vient d’être question, en particulier les dimensions du temps et de l’au-delà pictural :

Sergio Birga ton ciel est volute violente
Jetant sur des torsions de sculptures en lutte
Contre leur propre force un tourment qui éclate
Si sombre que son encre a des lueurs violettes

Mais il peut être aussi vélum bleu vif étale
Sans plissé de nuées ni vaporeuse tulle
Trop vif pour tolérer des douceurs volatiles
Au-dessus de murs lourds que le temps démantèle

Dans l’ambiance d’absence où court une infra-plainte
Où la solidité des pierres se délite
La lézarde éternelle en silence complote

Ecaille du crépi fissure d’archivolte
Ebréchure c’est là que se concentre occulte
La seule durée vraie qui vaille qu’on l’exalte

Dominique Thiébaut Lemaire

La revue de poésie Les Citadelles numéro seize (2011)

Voir pour plus d’informations sur la revue et sur ses numéros récents l’article de Libres Feuillets sur Les Citadelles numéro dix-neuf (2014).

En 2011 est paru le numéro seize, dont le sommaire suit le plan habituel de la revue:
– Derek Mahon: Au-delà de Howth Head. Traduction commentée de  Jacques Chuto
– Poètes pour nos jours
– D’Europe/D’Amérique latine
– Magazine
– Brèves chroniques
Les illustrations sont de : Sergio Birga (peintre et graveur), Eliane Bohnert-Démeron, Jean-Paul Gavard-Perret, Leïla Navaï.

En 2008, le treizième numéro nous avait présenté les jeunes poètes turinois (Tiziano Fratus, Valentina Diana, Luca Ragagnin, Francesca Tini Brunozzi, Eliana Deborah Langiu) regroupés autour des éditions Torino Poesia.
En 2009, le poète à l’honneur a été l’Irlandais Ciaran (prononcer Kérenn) Carson, également romancier et traducteur de langue anglaise, dont la revue nous a permis d’apprécier plusieurs traductions de Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé.
En 2010 figurent en premières pages la Catalane Marta Pessarrodona et l’Argentine Cristina Castello.
En 2011, Les Citadelles nous ont fait connaître avec plus d’ampleur un poète déjà évoqué en 2009, Derek Mahon, irlandais né en 1941, auteur d’une œuvre saluée par de nombreux prix littéraires. L’introduction est de Jacques Chuto, professeur honoraire de langue et littérature anglaises à l’université de Paris-12, qui a traduit Au-delà de Howth Head, poème foisonnant de 21 huitains (présenté en version bilingue : à noter les rimes en anglais).

Remarquons l’intérêt marqué -et justifié- de la revue pour les poètes irlandais : Ciaran Carson, Derek Mahon, mais aussi John Montague, l’un des plus connus, auquel la revue a consacré en 2007 un recueil à part réunissant les textes de lui qu’elle a publiés de 2002 à 2007. Dans le numéro 13 (2008), John Montague a évoqué en quelques poèmes son ami Samuel Beckett. Dans le numéro 14, à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, il a confié à la revue deux inédits, auxquels s’ajoute un poème que Derek Mahon lui a dédié. Il a été de nouveau présent en 2011 dans le numéro 16, dans la rubrique « D’Europe/D’Amérique latine », avec des textes tirés de In my grandfather’s mansion (The Gallery Press, 2010), traduits par Philippe Démeron avec le concours de l’auteur.

La rubrique « Poètes pour nos jours », habituelle dans Les Citadelles, donne à lire des poètes français contemporains. Ils ont été 22 en 2011 : Claude-Marc Aubry, Véronique Bart, Patrice Blanc, Joëlle Bouchard-Pailler, André Chenet, François Coudray, Georges Cuffi, Robert Cuffi, Philippe Démeron, Jean-Pierre Farines, Jean-Paul Gavard-Perret, Denis Hamel, Joël Jacquet, Karin Janin, Armelle Leclercq, Roger Lecomte, Dominique Thiébaut Lemaire, Hervé Martin, Jean Pichet, Valence Rouzaud, Elisabeth Stockhausen, Philippe Vallet.
Nombre d’entre eux contribuent de manière régulière à la revue.

La rubrique « D’Europe/D’Amérique latine » a présenté en 2011 des textes de : Stefania Asimakopoulou (Grèce) ; Cristina Castello (Argentine); William Cliff (Belgique) ; Mauricio Hernandez (Mexique) ; Eliana Deborah Langiu (Italie) ; Rod Mengham (Angleterre), par ailleurs professeur de littérature anglaise à Cambridge; John Montague (Irlande) ; Edith Sommer (Autriche).
Plusieurs de ces poètes étaient déjà présents dans les numéros précédents.

Dans le « magazine » du numéro de 2011, de courts « manifestes » d’André Chenet (voir aussi son site internet Danger Poésie) et de Denis Hamel ont ébauché un échange sur le thème « poésie et révolution ».

Pour conclure cette présentation, voici quelques extraits de poèmes ayant pour auteur Philippe Démeron.

Visite sans y penser (Philippe Démeron, Les Citadelles, numéro 14)
Extrait d’un poème de sept vers

Puis il a choisi, une paire de vérité, peut-être deux.
Les lunettes lui allaient comme un gant ; il les a chaussées.
Au fond d’un miroir éteint, son visage défiait le temps.

Arc-en-ciel (Philippe Démeron, Les Citadelles, numéro 14)

Solidement posé sur ses jambes prismatiques
l’arc-en-ciel balaie mon ciel
lumière de flash, lumière de phares jaunes
embouteillage de ciel sur les toits agglutinés.
La fin de l’été, l’orageuse, nous quitte en agitant ses projecteurs !
Oh, refais-nous le coup des feux de la rampe !
Les feux de music-hall, les adieux, les bras tendus !

Mes nuits de Paris (Philippe Démeron, Les Citadelles, numéro 15)

Les fleurs dans Paris rient partout aux noctambules
mille roses sourient à mille amies ravies
les baigneuses de nuit s’essuient sur les parvis
le fleuve emmi Paris charrie des campanules

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Tranströmer, poète prix Nobel 2011. Auteur: D.T. Lemaire

Le prix Nobel de littérature a été décerné le 6 octobre 2011 au poète suédois Tomas Tranströmer et lui a été remis officiellement le 10 décembre de la même année.
108 écrivains ont reçu ce prix depuis sa création en 1901, dont une vingtaine de poètes, la dernière oeuvre poétique ainsi distinguée avant Tranströmer ayant été celle de la polonaise Wislawa Szymborska en 1996.

Sans parler de sa renommée dans les pays scandinaves, Tomas Tranströmer a bénéficié depuis longtemps de l’admiration de plusieurs poètes de langue anglaise qui l’ont traduit, en particulier l’américain Robert Bly à partir de 1970.
L’intérêt pour sa poésie s’est étendu largement au niveau international, comme en témoignent les traductions dans plus de soixante langues.

Mais Tranströmer est resté peu connu voire méconnu en France, malgré les efforts de quelques-uns dès la fin des années 1980 (son traducteur Jacques Outin, et la maison d’édition le Castor Astral).

A l’annonce du prix Nobel, lors d’une conférence de presse, sa femme Monica a répondu directement à plusieurs questions, le poète ayant du mal à parler depuis 1990 à la suite d’un accident vasculaire cérébral. Le 10 décembre 2011, au banquet de remise du prix, elle a prononcé une brève allocution au nom de son mari, en remerciant les traducteurs de cette oeuvre, et en lisant le poème intitulé « En mars –79 » (p.244 des œuvres complètes dans l’édition de poche Poésie/Gallimard):
« Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots mais pas de langage,
je suis parti pour l’île couverte de neige.
L’indomptable n’a pas de mots.
Les pages blanches s’étalent de tous côtés !
Je tombe sur les traces d’un cerf dans la neige.
Un langage mais pas de mots.»

Bio-bibliographie

Les informations qui suivent sont tirées du site web officiel du prix Nobel (nobelprize.org), ainsi que de l’autobiographie de l’auteur intitulée Minnena ser mig (Les souvenirs m’observent), publiée en 1993 et traduite en français en 2004 (Le Castor Astral).
De plus, dans Östersjöar (Baltiques) paru en 1974, sont rassemblés des fragments poétiques de l’histoire familiale sur l’île de Runmarö dans l’archipel de Stockholm, où Tranströmer a passé de nombreux étés dès son enfance, et où son grand-père maternel était pilote côtier, guidant les bateaux dans la Baltique à travers le dédale de l’archipel.

Tomas Tranströmer est né le 15 avril 1931 à Stockholm. Sa mère Helmy est institutrice et son père Gösta Tranströmer, journaliste. Ses parents ayant divorcé, il est élevé par sa mère. Après le lycée classique et le baccalauréat en 1950, il est étudiant à l’université de Stockholm, en poétique, histoire de la religion et psychologie. Il obtient sa licence ès lettres en 1956, et il est engagé comme assistant à l’institut de psychométrie de l’université de Stockholm en 1957.
L’année suivante, il épouse Monica Bladh. De ce mariage naissent deux filles: Emma et Paula.
De 1960 à 1966 il est employé comme psychologue dans une « maison de correction ». En 1980, il est engagé à l’Institut de la Direction du travail (Arbetsmarknadsinstitutet) à Västerås près de Stockholm.

Encore étudiant, il a publié en 1954 17 dikter (17 poèmes). Neuf recueils poétiques ont suivi, de 1958 à 1989.

En 1990, comme on l’a dit plus haut, un accident vasculaire cérébral laisse Tomas Tranströmer paralysé du côté droit et le prive en grande partie de l’usage de la parole. Il venait d’être récompensé par le prix du Conseil Nordique.
Malgré ce grave accident de santé, il continue à écrire, partageant son temps entre son appartement du quartier de Stockholm et sa résidence d’été sur l’île de Runmarö.

Il publie en 1993 son unique ouvrage en prose, Minnena ser mig (Les souvenirs m’observent), souvenirs allant de la quatrième à la dix-huitième année de sa vie; ainsi que des recueils de poèmes : Sorgegondolen (Funeste gondole), en 1996; Fängelse (Prison), poèmes datant de 1959 et publiés en 2001 ; Korta Dikter (Poèmes courts), en 2002 ; Den stora gåtan (La grande énigme), en 2004.

Ses œuvres poétiques complètes (1954-2004) tiennent en 330 pages du recueil intitulé Baltiques, publié en septembre 2004 puis en octobre 2011 dans la collection Poésie/Gallimard, reprenant la traduction de Jacques Outin parue en 1996 et en 2004 aux éditions « Le Castor Astral ».

Dans la suite du présent article, les numéros de pages sont ceux de Baltiques dans l’édition Poésie/Gallimard.

Les données immédiates de la poésie de Tranströmer

Kjell Espmark, membre de l’Académie suédoise et de son comité Nobel, a prononcé le discours de présentation lors de la remise du prix le 10 décembre 2011. Bien des années auparavant, il avait rédigé une belle préface (intitulée « avertissement ») à l’édition française de Baltiques (œuvres complètes). Il nous donne quelques repères utiles pour entrer dans cette œuvre d’apparence faussement simple et facile.

Cette poésie se distingue par sa sobriété, sa concision, sa justesse, puisant une part de sa nouveauté aussi bien dans le langage familier que dans l’incongru, l’humour et l’ironie.
La notice de l’académie Nobel l’a caractérisée par ces mots: économie de moyens, caractère concret, métaphores prégnantes, concentration… Il faudrait y ajouter : intelligence et finesse.

Cette œuvre a donné lieu à des malentendus, à des incompréhensions, qui permettent peut-être de comprendre l’accueil restreint qui lui a été réservé jusqu’ici en France.

On a reproché au poète un manque d’engagement ou d’implication politique. Mais sa carrière de psychologue, auprès de jeunes délinquants et de populations défavorisées ou handicapées, a été par elle-même une réponse.

On loue, dans un éloge qui semble parfois trop réservé, son accessibilité, sa simplicité, même en traduction, son attachement aux choses de la vie quotidienne.
On parle de son intérêt pour la nature : îles, forêts, neige, rythme des saisons, goût pour l’entomologie et la botanique… Cependant, il n’y cherche pas, comme a eu tendance à le faire une partie de la poésie française dans la période récente, la vérité des éléments de la nature, ou la vérité de l’être vers laquelle pourrait nous guider la nostalgie d’une harmonie perdue. Il ne confond pas « lettres » et « l’être » dans son activité poétique.

Poète de la nature, Tranströmer est aussi un poète de la ville, des télécommunications, des transports.
On trouve dans son œuvre des bateaux, comme il se doit chez un Suédois de l’archipel, mais aussi beaucoup d’autres moyens de transport : voiture, camion, autocar, autobus, tramway, métro, train, avion (note 1).

Des pans entiers de la réalité contemporaine apparaissent dans cette œuvre qui refuse la frilosité et les réticences avec lesquelles, souvent, la poésie aborde de nos jours la réalité de la technique. Mais évitons de parler de modernité. Comme l’a écrit un illustre philosophe : « les formes ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degré ne sont pas des perfections »: cette phrase s’applique bien au fait que le moderne est sans cesse laissé en arrière par plus moderne que lui.

 Les dépassements par le voyage, la musique, le rêve

Même si la Suède et sa nature s’y affirment avec force, cette poésie n’a rien de provincial. Le monde entier y est présent: Europe, Afrique, Amérique, Asie, Pacifique (note 2).

Par ailleurs, Tranströmer, sensible à tout ce qui est auditif, est porté par son amour de la musique (note 3).

Dans « Allegro » (p.105), il nous dit le réconfort de la chaleur que lui procure le fait de jouer du Haydn, sentiment psychologique né de la sensation physique dans les doigts, notation brève qui résume le pouvoir de la musique passant par l’ouïe mais aussi par le toucher:
« Je joue du Haydn après une noire journée
et sens une chaleur simple dans les mains. »
Dans « Les intérieurs sont infinis » (p.283) est évoqué le masque mortuaire de Beethoven, hissé comme une voile ou un drapeau de pirate qui s’éloigne dans une sorte de liberté farouche:
« C’est au printemps 1827. Beethoven
hisse son masque de mort et fait voile vers le large. »
Funeste gondole, recueil de 1996, nous parle (p. 304-308) de Liszt et de Wagner. Le sens du poème est précisé par une annotation: « en 1882-1883, Liszt rend visite à sa fille Cosima et à l’époux de celle-ci Richard Wagner à Venise. Wagner meurt quelques mois plus tard. Les deux pièces pour piano de Liszt intitulées Trauer-Gondel (Funeste gondole) datent de cette période ».

Dans ce poème sur Liszt et Wagner, où se rejoignent la musique et la mort, sont racontés plusieurs rêves, dont celui-ci, daté de 1990, année de l’attaque cérébrale qui a frappé Tranströmer:
« Ai rêvé que je dessinais les touches d’un piano
sur la table de la cuisine. Sur lesquelles je jouais en silence.
Les voisins entraient pour m’écouter. »
Souvent, cette poésie glisse vers le rêve (note 4).

La force de la concision et de la justesse

Tranströmer se méfie de la facilité des mots (voir à ce sujet le poème cité plus haut, lu par sa femme à la cérémonie de remise du prix Nobel).

Il sait voir avec acuité, mais ce don ne doit pas être réduit à la capacité d’observer et de dresser des constats. Le poète dépasse de loin ce niveau.

Dans le poème intitulé « Dans le delta du Nil » (p.102), la misère n’est pas décrite, mais évoquée avec intensité par l’émotion de la jeune mariée qui pleure dans son assiette à l’hôtel, après une journée où elle a vu des malades ramper et s’affaler, et des enfants mourant de misère.

Ce n’est pas seulement le voyage, la musique ou le rêve qui élèvent cette poésie, c’est la précision et la justesse elles-mêmes.
L’ordinaire devient extraordinaire. L’exactitude produit de l’étrangeté. La concision peut devenir magie. Le cadre réel dans lequel s’inscrit chaque poème se transforme en espace inédit. Pour Ksell Espmark: « le secret de cette poésie réside dans l’union inattendue de la vision élargie et de l’exactitude sensorielle ».

Même ce qui mesure l’espace et le temps, toute cette métrologie qui nous entoure et qu’on pourrait croire irrémédiablement descriptive et prosaïque, prend une ampleur insoupçonnée.
Ainsi, dans « Sombres cartes postales » (p.256):
« L’agenda est rempli, l’avenir incertain ». Et :
« Il arrive au milieu de la vie que la mort vienne
prendre nos mesures. Cette visite
s’oublie et la vie continue. Mais le costume
se coud à notre insu. »
Et, dans « Carillon » (p.266), à Bruges :
« Mes rivages sont bas, si la mort monte de six pouces je serai submergé ».
Et encore, dans « Espace de nuit » (p.303) :
« Un espace de temps
de quelques minutes de long
de cinquante huit ans de large. »

La métaphore

Tranströmer est un maître de la métaphore. Kjell Espmark cite à cet égard Joseph Brodsky (Leningrad 1940-New York 1996), poète russe prix Nobel 1987, qui a qualifié Tranströmer de « poète de première importance, d’une incroyable intelligence », en ajoutant : « Je lui ai volé plus d’une métaphore ».

La métaphore se fonde sur les liens de ressemblance, de similitude, d’analogie entre deux termes, êtres ou objets.
Sa valeur tient en premier lieu à la beauté et à la justesse de ces liens, et à la qualité des visions qui la font naître, comme le note justement Kjell Epsmark dans son discours pour la remise du prix Nobel, en évoquant même des « illuminations dans la vie quotidienne ».
Tranströmer nous donne en effet à voir des visions surprenantes dans la réalité de tous les jours, comme dans « Madrigal » (p.294) :
« C’est le printemps et l’air est enivrant. Je suis diplômé de l’université de l’oubli et j’ai les mains aussi vides qu’une chemise sur une corde à linge. »

On a dit que la métaphore est une comparaison abrégée, où les conjonctions grammaticales ne sont qu’implicites. Le lien le plus courant entre les termes d’une métaphore est le verbe « être », comme dans ces deux vers de « Ciel à demi achevé » (p.106), aperçu saisissant de la communauté humaine:
« Chaque homme est une porte entrebâillée
donnant sur une salle commune ».

Mais la métaphore ne se limite pas à une comparaison dans laquelle est absent l’élément grammatical de comparaison. Elle peut aller au-delà, en créant une identité nouvelle.
Dans ce processus de création, l’allusion et la concision jouent un rôle important. Par exemple, dans le vers de Hugo : « Le pâtre promontoire au chapeau de nuées », la beauté de la figure de style vient en partie d’un raccourci, d’un court-circuit entre pâtre et promontoire, entre lesquels le lien est l’image non explicitée de la mer qui moutonne en contrebas.

De même, dans « Un homme du Bénin », p. 67, où Tranströmer médite sur l’image d’un relief de bronze du XVIe siècle, du royaume africain du Bénin, représentant un juif portugais
« Coiffé d’un chapeau qui s’incurvait
en parodiant notre hémisphère
le bord posé sur l’équateur »,
c’est au lecteur de compléter ce qui n’est pas dit, en faisant le lien entre le globe terrestre et la tête du personnage.

La métaphore de Tranströmer n’est pas filée, elle reste souvent allusive, et comme figure de style fondée sur le raccourci, elle est en plein accord avec la concision qui est celle du poète suédois.
Cette brièveté libre de rhétorique a pu donner à certains l’impression que les images manquent d’ampleur, ou encore qu’elles s’inscrivent sans cohésion dans l’ensemble du poème.
En réalité, les métaphores de Tranströmer, même dans l’état naissant où elles se trouvent souvent, sont suffisamment compréhensibles pour permettre au lecteur d’en découvrir lui-même les prolongements et les résonances avec plaisir, souvent même avec admiration.

La forme du poème

Au dernier chapitre, intitulé « Latin », de son autobiographie Les souvenirs m’observent, Tranströmer raconte qu’au lycée les élèves dont il faisait partie devaient traduire le poète Horace, et que, dans cet exercice de traduction : « ce texte lumineux était véritablement ramené au niveau le plus bas. Mais l’instant d’après, dans la strophe suivante, Horace revenait en latin, avec la prodigieuse précision du vers. Cette alternance de banalité absolue et de sublime plénitude m’apprit quelles étaient les conditions de l’existence. Quelque chose pouvait s’élever dans les airs grâce à la forme (la Forme !). »
L’auteur ajoute à la fin du même chapitre: « C’est à peu près à cette époque que deux formes de strophes horaciennes, la saphique et l’alcaïque, entrèrent en force dans ma propre écriture. Durant l’été qui suivit le baccalauréat, j’écrivis deux poèmes en métrique saphique. L’un était une « ode à Thoreau » – qui fut par la suite réduit à « cinq strophes à Thoreau », après que les éléments les plus juvéniles en eurent été gommés. L’autre était « Tempête », dans la suite « Archipel en automne ».

Ces deux poèmes figurent dans le recueil 17 poèmes, p.27 et 29. Par la suite, dans Pour les vivants et les morts, on trouve encore un poème intitulé « Alcaïque » (p.276).
Les strophes saphique et alcaïque, inventées par les Grecs (Sapho et Alcée, dit-on) et reprises par les Latins, sont fondées comme toute la poésie gréco-latine sur des alternances de syllabes longues et brèves. Le vers se compose de pieds, groupes de syllabes (une syllabe longue équivalant à deux brèves). Ces caractéristiques sont transposables – et ont été transposées – dans les langues germaniques actuelles, telles que l’allemand et l’anglais, mais aussi le suédois, qui connaissent une métrique «accentuelle », où la syllabe accentuée joue le rôle d’une longue, les autres celui d’une brève. En français, comme on le sait, la métrique traditionnelle est différente, principalement syllabique.

Tranströmer n’a jamais abandonné le souci de la forme. Le haïku, forme contraignante, apparu dans son œuvre dès Prison (1959-2001), est présent dans Funeste Gondole (1996), et occupe en entier La Grande Enigme (2004).

Commentaires sur quelques haïkus du dernier recueil

Les écrivains occidentaux qui s’inspirent de la forme poétique japonaise du haïku choisissent la plupart du temps de la transposer sous la forme d’un tercet de trois vers de cinq, sept et cinq syllabes. C’est ce que fait Tomas Tranströmer.

Son dernier recueil, La Grande énigme, se compose de 45 haïkus. En voici quelques-uns, lus dans le texte réimprimé par Le Castor Astral en octobre 2011, et présentant le texte en suédois en regard de la traduction française.

 « Renne en plein soleil.
Les mouchent cousent et cousent encore
son ombre sur le sol. » (p. 341)
Dans un environnement scandinave (résumé par l’évocation du renne, vivant ou mort ?), les mouches qui s’envolent, se posent et s’envolent à nouveau semblent reproduire le mouvement d’un fil de couture entre l’air et le sol, entre le soleil et l’ombre.

« Porté par l’obscurité.
Je croise une grande ombre
dans une paire d’yeux. » (p.342)
Ce poème nous parle du rapport entre l’homme et le monde. Quand celui-ci est obscur, l’ombre envahit les yeux qui le regardent. Le monde existe dans le regard ; et dans la lumière des phares des engins créés par l’homme : ainsi, dans un autre poème, à propos d’un autobus dans la soirée d’hiver:
« S’il s’arrêtait, s’il éteignait ses phares
le monde soudain disparaîtrait » (p.123)

 « Le soleil disparaît.
Le remorqueur regarde avec
sa tête de bouledogue. » (p. 344)
Le remorqueur n’est pas un bateau que l’on pourrait comparer à un lévrier, sa proue évoque le mufle d’un bouledogue. En suédois, bouledogue se dit « bulldog », tandis que le nom du remorqueur commence par « bogser». Il y a donc un jeu de sonorités entre « dog » et bog ».

 « Ces feuilles brunes
sont précieuses comme
les rouleaux de la Mer morte. » (p. 345)
Les feuilles mortes, sans valeur, deviennent pourtant aussi précieuses sous les yeux du poète que les fragments brunis des plus vieux manuscrits.

 « Ombres rampantes…
Nous sommes perdus dans la forêt
dans le clan des morilles. » (p.348)
En suédois, les deux premiers vers se terminent par des mots en « sk-g » : « skugger » (ombres) et « skogen » (forêt). Le mot clan (klan en suédois) décrit avec justesse la pousse collective des champignons, et donne le sentiment d’un phénomène de groupe excluant l’ intrus perdu dans leur forêt.

Concluons sur un dernier haïku ce tour dans le monde de Tranströmer. C’est un poème qui fait penser à un retour au pays après un voyage dans l’espace, le temps et le langage (« Heureux qui, comme Ulysse a fait un beau voyage», a écrit du Bellay), mais il exprime aussi le bonheur de l’homme hémiplégique qui a pu s’asseoir après un effort comparable à celui que l’on fait pour tirer une barque sur le rivage:
« Vois comme je suis assis
tel une barque tirée à terre.
Je suis heureux ici. » (p.348)

 

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Note 1
Métro et son terminus, p.89 ; avion qui tire sa révérence en déployant ses ailes comme une jupe tonnante, p.93 ; avion dont l’ombre est en forme de croix, p.146; train arrêté dans la nuit, p.65 ; tramways, p.115; autobus, p.123 ; poids lourd et usines dans « Trafic », p. 157 ; mufle d’un autocar hurlant, p.232 ; autoroute et motel, p.224 ; train en gare, p.247… 

 Note 2
Andalousie (p.61), Turquie (p.63), Balkans (p.74), Grèce (p.100), Egypte (p.102), Lisbonne (p.115), Congo (p.116 et 138), Etats-Unis (p.135 et 220), Madère (p.236), Bruges (p. 267), Hawaï (p. 268), Shanghaï (p.278), Washington (p.285), Autriche (p. 309), Allemagne de l’Est (p. 310)…

Note 3
On rencontre dans les poèmes de Tranströmer: Balakirev (p.69), l’ut majeur et la note do (p.91), Haydn (p.105), Grieg (p.142), Schubert (p. 220), Liszt et Wagner (p.304)…

Note 4
Par exemple dans « Secrets en chemin », p.64 ; « Traces », p.65 ; «La Fenêtre ouverte », p.161 ; « Plus loin encore », p.175; « Courte pause pendant le concert d’orgue », p.241 ; « Bien des pas », p.258 ; « Séminaire du rêve », p. 260; « Funeste gondole n°2 », p.305, 307)…

L’expressionnisme: peintres allemands. Auteur: Annie Birga

 « Expressionnismus  et Expressionnismi »
Pinacothèque de Paris (du 13 octobre 2011 au 11 mars  2012).
Auteur: Annie Birga

La Pinacothèque de Paris présente, une fois de plus, une exposition originale et stimulante qui regroupe des tableaux  provenant de  musées  pour la plupart allemands, les musées français  ayant au XXème siècle (et au XXIème) très peu acheté outre-Rhin.

Voici l’occasion  de mieux connaître et comprendre  un  mouvement que des esprits réducteurs auraient tort de confondre avec le Fauvisme, même si celui-ci a été son point de départ.

Le titre de l’exposition  souligne cependant son ambivalence, car, en fait, Die Brücke (Le  Pont), né à Dresde en 1905 et dissous en 1913, puis Die Blaue Reiter (Le Cavalier bleu), né à Munich en 1911 et dispersé par les effets de la guerre, se sont succédé, ressemblé, affrontés. D’où le parti-pris du commissaire de l’exposition de présenter les oeuvres sans ordre chronologique, par thèmes, en les confrontant de façon à en marquer convergences et dissemblances.

Ce qui nous vaut, mêlés, les Expressionnistes proprement dits, Kirchner et son élégance nerveuse; Heckel, grand portraitiste et paysagiste; Nolde, éclatant de couleurs; Schmidt-Rottluff, anguleux et peignant par aplats des couleurs complémentaires. Chez tous, tension et angoisse dans ce début d’un siècle tourmenté, dans la lignée de Van Gogh et de Munch. Les peintres du Blaue Reiter sont plus formalistes, souvent ésotériques et spiritualistes, ce qui les conduit à l’abstraction, Kandinsky étant le principal protagoniste du mouvement. On peut regretter que Marc soit peu représenté. Mort trop jeune aussi en 1914, tout comme Macke, dont les dernières toiles anticipent un retour à l’ordre, tel qu’il se manifestera dans la Neue Sachlichkeit (Nouvelle objectivité). Aspect moderne de ce  groupe, des femmes-peintres s’y associèrent, Gabriele Münter, amie et élève de Kandinsky, et Marianne Werefkin, compagne du russe Jawlensky dont le style très personnel s’apparente au Symbolisme.

 « Entartete Kunst », l’exposition de 1937, « Art Dégénéré », organisée par les Nazis, regroupera presque tous ces tableaux ici exposés.

Il est temps que nous rattrapions notre retard à appréhender l’art allemand du XXème siècle, et cette exposition, parfaitement accompagnée de notices biographiques et de commentaires efficaces, nous le permet.

 

 Annie Birga

Dominique Thiébaut Lemaire: AEROGRAMMES (2010) et COURTS POEMES LONG-COURRIERS (2011) : un tour du monde en deux fois 80 poèmes.

Dominique Thiébaut Lemaire a publié chez Le Scribe L’Harmattan Aérogrammes en 2010 et Courts poèmes long-courriers en 2011. Né en 1948, il est devenu haut fonctionnaire après des études littéraires à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Il a eu l’occasion de parcourir le monde.

Reliant ces voyages à l’histoire personnelle de l’auteur, le premier de ces deux recueils de sonnets illustrés par Sergio Birga (dont le site internet est accessible à partir de la rubrique Liens de « Libres Feuillets ») rassemble  les aérogrammes inspirés par l’Europe, l’Afrique du Nord, le Proche et Moyen-Orient.

Le second recueil est consacré à de plus longs voyages, vers l’Afrique noire, les Amériques, l’Asie et l’Océanie. Il se prolonge par une méditation sur une destination intitulée « Ailleurs », à la fois plus lointaine et plus intérieure.

La quatrième de couverture de Courts poèmes long-courriers reproduit une appréciation du poète Bernard Noël (grand prix national de la poésie en 1992) à propos d’Aérogrammes: « J’aime beaucoup la forte simplicité de l’image en couverture et de celles qui ponctuent le livre: toutes d’une belle évidence. Et j’apprécie le risque couru par Dominique Thiébaut Lemaire avec ses alexandrins et ses sonnets. Cela me touche par la construction de bruits de langue dont la sonorité fait sens au-delà de l’immédiate signification ».

Après avoir lu Courts poèmes long-courriers, Bernard Noël a écrit à l’auteur ce mot daté du 3 juin 2011: « Merci, cher Dominique Thiébaut Lemaire, de ces nouvelles pages où je retrouve avec plaisir des élans et des sonorités réglés par la forme du sonnet. Il fallait oser ce risque et, dans un même mouvement, l’assumer avec une obstination qui en renforce le choix. Le poème introductif: « Il faut de tout pour faire un monde » est une belle déclaration pleine d’allant et d’ironie: j’en partagerais volontiers les implications. Vous savez que j’apprécie la contrainte de la forme parce qu’elle libère l’invention. J’espère que vous allez poursuivre sur cette lancée et vous souhaite d’en obtenir le meilleur. »

 

Aérogrammes, sonnet I

Nul besoin d’un bouteur pour aplanir le sol
Ni d’engins pour sabrer les feuillages qui cèlent
Des pièges d’eau qui dort coulant au bord des saules
Avec une lenteur désespérante et soûle

Lorsque tout fait obstacle à l’impatience lasse
Il suffit de partir où les avions s’élancent
La mer ne bouge plus tranquille entre ses laisses
A perte de regard les océans sont lisses

La terre simplifiée en surfaces de loess
Pures géométries décapées jusqu’à l’os
Où ne subsistent plus de traces qui font sale

A ce point clarifiée devient autre et bien plus
Dans l’écarquillement sans paupières ni cils
D’un regard de hublot qui voit l’épure seule

 

Aérogrammes, sonnet LXXX

Je parle d’une terre habitation de l’homme
Sans chercher dans le feu dans l’eau mère ou l’air pâle
Comme une éternité qui cacherait de l’âme
Loin de la foule humaine et loin des acropoles

Je parle d’une terre où l’esprit se révèle
Non dans le vent qui mime un discours sur les cimes
Des monts et des forêts mais dans le bruit des villes
Rumeur pleine de voix que l’éphémère sème

Le poète aimerait prêter aux mots la force
Que la nature donne à la flamme à la source
De sorte que le temps jamais ne les disperse

Mais peuvent-ils durer plus longtemps que les torches
De cités si perdues que nul ne les recherche
Au bord de fleuves secs dont les ponts n’ont plus d’arches

 

Rondeau en ouverture de Courts poèmes long-courriers

Il faut de tout pour faire un monde
Il faut d’abord l’idée du tout
Se dire aussi la terre est ronde
Mais on ne peut en voir le bout

Des hauts des bas du plein des trous
Des jours de joie des nuits profondes
Il faut de tout pour faire un monde
Il faut d’abord l’idée du tout

De la violence et des yeux doux
Sous un ciel qui s’ouvre en rotonde
Le bien qui donne un espoir fou
Le mal qui bruit avec faconde
Il faut de tout pour faire un monde

 

Illustration de la dernière partie de Courts poèmes long-courriers: « Ailleurs » (dessin de  Sergio Birga)

Alexis Jenni prix Goncourt 2011(I). Auteur: Martine Delrue

                                              Comment peut-on être para ?  

 L’  art français de la guerre     d’Alexis Jenni    –     Gallimard, 634 pages

 

Si l’on regarde la trame, celle des chapitres pairs, c’est un roman d’aventures ou un roman historique, raconté à la troisième personne. Objectif ? Neutre ?  Le lecteur est entraîné du monde feutré et doucereux de Lyon, en 1942, un « univers de  rats »,  jusqu’ à Saïgon et HanoÏ, puis en Algérie. Le personnage principal, Victorien Salagnon,  a dix-sept ans ; il va quitter le monde des versions latines pour la vraie vie, celle de la « Guerre de Vingt Ans », qui se terminera en 1962.

Le long de cette trame se trouve entrecroisée une chaîne de commentaires.  Sont nommés ainsi les chapitres impairs, et cela à sept reprises, comme dans les sept livres de César. Mais cette fois-ci la nouvelle guerre des Gaulois est racontée à la première personne, depuis notre quasi-présent, par « un enfant de la première république de gauche », un  jeune narrateur qui, en 1991, se lie d’amitié avec l’ex-parachutiste Victorien Salagnon. Celui-ci lui remet bientôt un cahier gris. Le baroudeur sent son incompétence à transmettre ce qu’il a vécu, sait que les mémoires qu’il a tentés sont plats et ennuyeux. Il demande à son jeune ami d’écrire le récit. En contrepartie il lui enseignera l’art de la peinture à l’encre de Chine. Art du fugitif et de l’instantané. La question de la représentation est vite posée. Celui qui se nomme lui-même le narrateur (et qui n’a pas de nom) prend donc le relais de l’écriture. Et ça commence comme ça, à la première personne, dans la banlieue lyonnaise, à Voracieux-les-Bredins, où il vit, quasi clochard, inactif, débranché, regardant « Tempête du Désert » lors du départ des spahis de Valence pour la guerre du Golfe.

L’auteur, Alexis Jenni, né en 1963, n’est pas un historien. C’est un véritable romancier, quoiqu’il enseigne les Sciences et Vie de la Terre. Son évocation de la forêt  de la Haute – Région par exemple, « faite de haillons mal cousus » est vertigineuse. Il donne à voir, bien au-delà du pittoresque : brouillards ombreux autour de Lyon, Indochine (mot qui met en branle l’imagination),  forêt tonkinoise, djebel algérien. Il donne aussi à penser, car «les événements posent une question infinie qui ne répond pas ». De fait, en France, dit A. Jenni, l’armée est un sujet qui fâche : que penser de la perpétuelle  obéissance des militaires, des raisons qui les ont menés là? Qui sont ces hommes ? Et puis le récit, passionnant, est également entrecoupé de réflexions sur l’écriture de la guerre et sur les mots. Comment la dire ? Que signifient «  violence ? ordre ? les nôtres » ? Comment tout cela détermine-t-il notre présent ?  Le lecteur est emporté. Pas de point de vue surplombant : causes proches ou lointaines, idéologies, vision officielle sont absentes. Nous voyons au ras du sol des gestes, des bonds, non dénués d’émotions, des hommes  qui avancent, poussés seulement, dirait-on, par l’action précédente. Et cet enchaînement est saisissant.

Les mots de Pascal Quignard, placés en exergue, nous le rappellent : « Le héros, ni vivant, ni mort, est quelqu’un qui pénètre dans l’autre monde et qui en revient. » De fait, Victorien Salagnon  a, dans le monde réel, une Eurydice vieillissante qu’il a précipitamment rapatriée d’Algérie, et son Homère qu’il relit et récite sans cesse. Guerrier cultivé, c’est un individu extrêmement ambigu. Fascinés, irons-nous jusqu’à le comprendre, lui et ceux dont la torture fut le métier ?

Quantité de pages sont époustouflantes. Et les amateurs de littérature seront sensibles à l’hommage rendu au verbe : De Gaulle est salué ici non comme homme politique mais comme créateur d’histoire : « En 58 le Romancier revint à la tête de l’Etat….il manoeuvrait les mots, il avait le souffle romanesque…Les Français furent son grand roman. »  Ainsi, les sensations, les descriptions et récits emportent, les réflexions sur la peinture et les mots charment. Comme l’a dit Pierre Nora, la frontière entre histoire et roman passe bien par l’écriture.

                                                                          

                                                                                                     Martine Delrue

Yves Bonnefoy: actualité du sonnet et du décasyllabe

Le journal « Le Monde » (le monde des livres) du vendredi 12 novembre 2010 a consacré deux pages au poète Yves Bonnefoy (ancien professeur au Collège de France) à l’occasion de la publication d’un nouvel ouvrage poétique intitulé Raturer outre.

Yves Bonnefoy a publié en 2010 aux éditions Galilée ce recueil dont les poèmes sont composés de deux quatrains et de deux tercets, sans que l’auteur en désigne nommément la forme.
L’explication placée en tête du recueil mérite d’être reproduite en tant qu’analyse pertinente du sonnet :

« Si je n’avais pas adopté ce parti prosodique, quatorze vers distribués en deux quatrains et deux tercets, ces poèmes n’auraient pas existé, ce qui ne serait peut-être pas bien grave, mais je n’aurais pas su ce que quelqu’un en moi avait à me dire.
« Les mots, les mots comme tels, autorisés par ce primat de la forme à ce qu’ils ont de réalité sonore propre, ont établi entre eux des rapports que je ne soupçonnais pas. Le besoin d’éviter dans ce lieu étroit la répétition, sinon méditée, du moindre vocable, y a effacé des pensées, des images, sous lesquelles d’autres sont apparues. La contrainte aura été une vrille, perçant des niveaux de défense, donnant accès à des souvenirs restés clos sinon réprimés.
C’est ce que j’appelle « raturer outre ».

Sans doute Yves Bonnefoy a-t-il voulu suggérer que dans littérature, il y a rature. Quoi qu’il en soit, son jugement sur l’importance de la forme n’est pas très éloigné de celui de Baudelaire, qui a écrit dans une lettre à A. Fraisse le 18 février 1860: « Quel est donc l’imbécile… qui traite si légèrement le sonnet et n’en voit pas la beauté pythagorique? Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. Tout va bien au sonnet, la bouffonnerie, la galanterie, la passion, la rêverie, la méditation philosophique. Il y a là la beauté du métal et du minéral bien travaillés. Avez-vous observé qu’un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées,  deux rochers, ou par une arcade, etc., donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu du haut d’une montagne? »

A la composition en deux quatrains et deux tercets, Yves Bonnefoy ajoute sans en parler, comme éléments de ses sonnets, l’usage des décasyllabes dont on pourrait mentionner de nombreux exemples tels que ceux-ci :
« Le souvenir est une voix brisée » (p.15).
« La même flamme a nimbé deux visages » (p.30).
« C’est comme quand on touche à un miroir
« Et que des doigts y viennent vers les nôtres,
« Psyché croit qu’une main y prend la sienne
« Pour la guider vers plus que ce qui est. » (p.41)
On trouve aussi dans ce recueil quelques alexandrins :
« Elle a tiré sur soi le drap de la lumière », est-il dit de Psyché (p.40).

Ces poèmes (de même que, par exemple, les versets de Saint-John Perse) montrent non seulement qu’il n’est pas facile de s’écarter de la métrique des vers qui ont fait la gloire de la poésie française (disons, pour simplifier, les vers de six à douze syllabes), mais aussi qu’il n’est probablement pas souhaitable de s’en affranchir, dans la mesure où ce nombre d’éléments sonores correspond à la respiration même de la phrase française. Au-dessus de douze syllabes, le « phrasé » tend à se fragmenter en éléments plus courts, au-dessous de six syllabes, il donne de beaux résultats, mais ce sont des effets spéciaux.

Quant à la querelle entre le pair et l’impair, dans laquelle s’est illustré Verlaine (« De la musique avant toute chose/Et pour cela préfère l’impair »), notons que Yves Bonnefoy a choisi généralement pour ses décasyllabes de Raturer outre le beau rythme classique 4+6, mais aussi 6+4, et non le rythme 5+5, par exemple, peut-être plus « jazz », plus scandé, moins grave.
Une dernière remarque au sujet de l’impair: dans un vers impair divisé en deux parties, mathématiquement l’une des deux est paire: ainsi, dans les vers de Verlaine cités plus haut: « De la musique… », et « Et pour cela… »
Enfin, le « e » (muet ou sonore) peut nous jouer des tours, en nous faisant hésiter, dans notre exemple, entre neuf et huit syllabes: « De la musique avant tout(e) chose/Et pour cela préfèr(e) l’impair ».

Dominique Thiébaut Lemaire