L’oeil de Vivian Maier. Par Henri Lewi

A la recherche de Vivian Maier [1], film de 2013.

 Dans une brocante un jeune homme achète quelques valises pleines de négatifs, de pellicules non développées ; découvre une photographe immense ; interroge ceux qui l’ont connue. On peut prendre À la recherche de Vivian Maier comme une tentative pour montrer, autant qu’il se peut faire, l’œil qui était derrière les photos de l’artiste, combler les intervalles entre celles-ci ; les péripéties des rencontres et des interviews restituant la déambulation de Vivian Maier ; autre forme d’enquête sur l’origine du chef-d’œuvre, sur la création.

 Je m’interroge sur le succès d’un tel documentaire ; mais c’est aussi comme un film de fiction : l’enquête post mortem est une forme fictive aussi, romanesque et cinématographique, ainsi Citizen Kane. Quel Rosebud, quelle photo peut-être, essentielle, concentreraient l’inconnaissable de Vivian Maier ? Elle-même apparaît constamment dans ses propres photos parmi ceux qu’elle photographie, clochards, femmes jeunes et vieilles, oiseaux et chevaux, objets abandonnés, poutrelles et  dentelles d’une ville américaine ancienne ; on voit une jeune femme belle et sérieuse ; actrice et personnage de ce film posthume, de sa propre vie. Ainsi le réel dans le cinéma américain devient-il fiction : la musique soulignant le suspense, les surprises de l’enquête, d’une interview à l’autre : ceux pour qui Vivian Maier fut comme un personnage de Salinger, adulte enfant raconteur d’histoires, organisateur de grands jeux ; ceux, ou les mêmes, qu’elle terrorisa : une galerie d’anciens enfants, d’anciens parents, tous plongés quelques instants dans l’univers d’une femme de génie, durablement charmés et traumatisés [2].

 Un personnage qui serait dans l’imaginaire une artiste géniale, un génie de la photographie ; une double vie, et d’abord pour elle-même : apparente nourrice et génie secret. Quel personnage était pour elle le plus réel ? Vivian Maier jouait sa vie. Elle aimait les grands chapeaux, les robes d’une facture ancienne. Elle marchait comme un soldat qui défile. Elle avait ou s’était fait un accent français, c’était peut-être une comédie, une escroquerie continuelle, a fake, ou peut-être non. La photographie participait elle aussi d’un jeu, ou d’une folie : elle ne supportait pas qu’on la touche, c’est pourquoi, est-il dit, elle devint photographe. Elle vivait de loin, à distance d’objectif, par procuration, par les yeux, en lisant le journal. Elle photographiait une existence dont elle était exclue, menait une vie extérieure à la vie.

Une névrosée, crazy, à la limite de la folie. Conservant tout, c’est-à-dire les restes dérisoires d’une vie purement déambulatoire et spectatrice, billets de train et de cinéma, tickets de métro, journaux. Photographier était aussi un moyen de tout conserver, l’instant, l’univers à chaque instant ; ainsi les diaristes obsessionnels. Mais pourquoi n’avoir pas, ou quasiment pas, tiré ses photos ? Que signifie conserver chaque instant, quand la photo ne devient même pas négatif, quand elle reste dans la pellicule ? Peut-être, est-il écrit, l’activité photographique paraît-elle ici sous sa forme la plus pure : le plaisir solitaire d’avoir vu, visé, cadré, appuyé sur l’obturateur. Ces pellicules, c’étaient des souvenirs pour soi seul, promises au destin des billets de train et des vieux journaux. Un journal intime, pour nul autre que soi-même écrit, même pas écrit.

Étrangeté de ces photos de Vivian Maier, sortant tout à coup d’un monde intérieur, de la pensée ; réelles mais irréelles aussi. Autrement que d’autres photos peut-être, celles-ci dûment tirées, jaunies, dormant dans les greniers, les albums familiaux ; œuvres d’inconnus dans des villes de province [3], de petites gens et  d’obscurs notables, de tant d’enfants à qui on offrit un appareil-jouet, comme Lartigue, le photographe peut-être le plus proche de Vivian Maier.

Étrangement réelle aussi, une maîtrise, celle qui découle d’une passion solitaire, sinon d’un enseignement. Elle vivait sa vie le réflex sur l’estomac. Avait-elle vu les photographes répertoriés auxquels on la compare, Robert Frank, Diane Arbus ? Dira-t-on qu’elle fut autodidacte ? L’appareil photographique, comme toujours peut-être, a plutôt ici sa volonté propre, réinventant plutôt qu’inventant ; c’est lui qui se mit à photographier les gens dans la rue, dès l’instant qu’il ne fut plus chambre énorme, avec plaques et rideau noir. Que peut-il y avoir de personnel, non pas dans un montage photographique ou une photo prise en studio, mais dans un instantané ? Peut-on reconnaître un photographe des rues comme on reconnaît un peintre ou un musicien ?  On reconnaît, peut-être, une photo de Cartier-Bresson ou de Robert Frank qu’on a déjà vue. Vivian Maier, comme tous ses collègues, n’avait qu’à fixer ce qui l’arrêtait, objets et êtres humains. Parfois, elle demandait à ceux-ci leur permission, parfois non.

On voit sur un petit film à Beaubourg Cartier-Bresson dans la foule ; très grand,  veste et pantalons bien repassés, le Leica derrière le dos, il danse étrangement parmi les gens, tout à coup se figeant et frappant comme un serpent. Cartier-Bresson pourtant ne voit qu’à travers des filtres, il fabrique sans se lasser (jusqu’au dégoût final, un retour à la vocation picturale) des cadrages bizarres, de l’étrangeté, de la propagande ;  Vivian Maier était vraiment seule, solitaire, inféodée à nul parti ni groupe ; jetée dans le réel nu, l’instant contradictoire.

En quoi consiste la beauté d’une photo ? J’ai regardé moi aussi, sur le site de John Maloof, les photos de Vivian Maier : nombreuses sont celles qui touchent et intéressent, paraissent plus belles que beaucoup de photos connues ; ainsi telle photo de ville nocturne illuminée, Chicago, Los Angeles ou  New-York où elle vécut, prise de très haut : ville scintillante comme un arbre de Noël, vivante de tous ses foyers ; bien différente  des photos de villes de Bérénice Abbott, commandes d’un bureau d’urbanisme municipal, froides et ennuyeuses : dans les photos de Vivian Maier le sentiment est toujours là, compassion ou émerveillement ; aucun apitoiement jamais ; la plupart du temps un regard amusé et joueur. Un oiseau s’envole au bord d’un quai, un cheval passe sous un pont du métro, une pyramide d’Egypte est presque cachée par un cul d’âne qui était là lui aussi. Mais c’est le portrait qui domine ici, retrouvant une naissance de la photo, de l’art lui-même : partout le regard insondable d’une individuation, richesse invisible et présence absolue, qu’il s’agisse d’une jeune fille ou d’un clochard ; parmi tous ces regards celui de la photographe n’est pas le moins prenant.

 

 

[1]  A la recherche de Vivian Maier, film de Charlie Siskel avec Vivian Maier, John Maloof

[2] Dans le film de Charlie Siskel paraît une insensibilité, même une cruauté. Nourrice, Vivian Maier se sert des enfants comme d’une couverture, les mène sur les lieux du crime ou aux abattoirs. Parfois elle les perd volontairement dans les rues de la grande ville.

[3]  Ainsi le père de Lalla Romano, dont celle-ci commente les photos familiales dans un beau livre. (Lettura di un’immagine, Einaudi 1975).

 

 

 

 

Henri Lewi

 

 

 

 

 

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