Cérémonie, roman de Bertrand Schefer. Auteur: Martine Delrue

Bertrand Schefer,  Cérémonie   –  P.O.L.  , 2012

  

C’est une douceur déchirante qui vous envahit, une histoire triste baignée de mélancolie, dont les vagues avancent insensiblement par glissements progressifs.

Entièrement écrit à la première personne du singulier, sans aucun nom de personnage, ce court texte de 120 pages célèbre, sous le titre de Cérémonie, les moments intenses qui entourent la disparition des êtres chers. Une seule cérémonie, au singulier, constituée des actes que le jeune narrateur n’accomplit qu’une seule fois. Un rituel qui consiste à faire vibrer selon l’expression de l’auteur « les filaments de souvenirs », qui tournoient pour le cœur affligé. C’est terriblement triste, mais cette cérémonie vous enchante.

Dans une écriture très retenue, où les mots importants mais horribles, les gros mots, ne sont jamais prononcés, d’une voix douce et égale, qui ne fait pas de bruit, pas de cris, l’auteur, Bertrand Schefer  évoque  au sens propre, fait apparaître, ceux qui ne sont plus là. Cet homme de 40 ans, philosophe de  formation, s’est d’abord intéressé à Marsile Ficin et à Pic de la Mirandole ainsi qu’au Théâtre de la mémoire de Guilio Camillo; il s’est ensuite tourné vers  le cinéma. Tout cela est sous-jacent. Aujourd’hui l’écriture lui permet – et c’est la force de ce texte – d’atténuer la douleur; elle n’anesthésie pourtant pas les sensations,  bien au contraire, elle les  exalte, et surtout celle de la beauté des perceptions visuelles et du chant.

Nous voyons ainsi se dérouler cinq parties, cinq actes d’une tragédie, ou d’un chant élégiaque, d’un tombeau. Le lecteur est entraîné dans différents moments : juste avant,  le lendemain,  trois jours après, quelque part dans le temps d’après auquel se superpose l’avant, et enfin immédiatement après. Mais à l’intérieur même de ces parties ni numérotées ni  titrées, on assiste  dans un fondu enchaîné très maîtrisé, à des glissements: d’une phrase à l’autre on  quitte un lieu et il faut quelques secondes au lecteur pour comprendre qu’il est ailleurs, que des images  se sont succédé  dans la tête du narrateur. Ce glissement calme suscite des émotions : sensation de vertige due à un détachement flotté ou flottant, impression que tout se défait,  mélancolie du renoncement.

La seconde partie est formée d’un unique paragraphe long de 55 pages, qui vous happe et vous berce  en même temps. Dans une maison près de Paris, ou plutôt dans un «  carré de verdure pelé », quelques personnages réunis dans un jardin, pour une « mise en scène » (et une confrontation muette entre le jeune homme et son frère) permettent  de faire apparaître les autres morts de la famille, «  toute la procession des morts vivants », un cortège qui tombe dans l’escarcelle de la mémoire, la réunion de famille, un oncle qui boit trop. Ce jardin-échiquier, où les pions disparaissent au fil des ans, s’oppose  à un jardin d’une autre taille, le Luxembourg, que le narrateur traverse après avoir acheté son costume de cérémonie avec un ami de jeunesse. Il sait que chacun d’eux est le témoin de ces années passées ensemble et que « c’est cela aussi qu’on enterre et qu’on voit s’évanouir sur nos visages. » Le Luxembourg est maintenant  le jardin qu’il a toutes les raisons de haïr parce qu’immuable, figé dans l’éternité de ses statues.

La réflexion sur le temps est ainsi poursuivie avec beaucoup de délicatesse et de profondeur. Au Jardin des Plantes, dans les allées, il songe au passage, au gravier venu de la montagne transformée en grands blocs de pierre, puis en cailloux. Cette rêverie onirique sur le démantèlement du quotidien en moisissure et en décomposition précède  l’entrée dans la ménagerie du zoo. Il voit alors les loups et les serpents comme immortels dans leurs espèces, « un foisonnement de vie » au total apaisant, même si le spectacle d’ « un jeune gorille regardant sa vieille mère mourir dans un coin » lui arrache le cœur.

D’autres pages évoquent les objets, les bibelots  fatigués  de la maison d’enfance. A travers le monologue intérieur d’un des hommes de la famille, le passé resurgit: «  des enfants s’arrêtaient dans de longs corridors », plus loin  on voit les personnages devant les photos aux rebords dentelés face à une petite silhouette : « c’est elle, non ? »  .   

La première et la dernière partie du « roman », d’une extrême densité, sont magnifiques et poignantes. Une écriture dans le recul, faite pour être dite à haute voix,  dans une semi-absence à la Duras, peut-être, mais pas seulement, une écriture empreinte de cinéma, de Rome et de la Via Veneto,  qui se souvient d’ « Une femme disparaît », et aussi de « Dans le labyrinthe Comment c’est Là-bas La Douleur » et de « l’espace efface le bruit ».

C’est la beauté qui panse les plaies.

 

                                                  Martine Delrue

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