Cécile Ladjali, un autoportrait en bibliothèque. Par Henri Lewi

Cécile Ladjali, Ma bibliothèque. Lire, écrire, transmettre. Le Seuil, Paris 2014.

Il y a dans Si le grain ne meurt une page où André Gide évoque la bibliothèque paternelle, et comment elle s’ouvrit pour l’enfant une seule fois, après la mort de son père, et pour un instant : il entreprit de lire à sa mère un roman quelconque de Théophile Gautier, la timidité l’empêcha bientôt de poursuivre… Quelle que soit la bibliothèque des parents, elle est le lieu de l’interdit, parce qu’elle incarne l’intimité de ceux-ci, et aussi l’âge adulte, le mal dont on protège l’enfance ; c’est ce que fait comprendre ici Cécile Ladjali à propos de sa propre bibliothèque, des livres que lui emprunte son fils, dont chacun dit une forme ou une autre du mal. Un autre exemple en serait dans les Confessions, où le Plutarque du grand-père maternel instille dans l’enfant Rousseau un poison comparable à celui qu’il trouve dans les romans de sa mère, ou l’inverse. Ou peut-être faut-il dire que là, dans la bibliothèque originelle, se transmettent en effet de façon globale la réalité humaine, l’ambiguïté du bien et du mal…

Les parents de l’auteur lisaient peu, leur richesse était d’un autre ordre ; son désir de bibliothèque, comme elle le suggère, est-il lié à cette absence originelle, qu’il y ait là un creux (infini) à boucher ou une sorte de transgression ? Son livre déploie l’énormité d’un désir de lire, ou d’un désir de posséder tous les livres ; un livre, qu’il soit lu, écrit ou peut-être seulement possédé vous donne de son être. Mais la bibliothèque n’a peut-être pas cette matérialité rassurante qu’imaginent les collectionneurs. Toutes ces Pléiades, ces œuvres complètes d’écrivains français ou d’œuvres traduites, Eschyle et Sophocle, Saint Augustin et St Jean de la Croix, Dostoïevski et Tolstoï, romanciers, théologiens et philosophes, c’est plutôt un monde virtuel que réel, il faudrait plusieurs vies pour les lire entièrement, sans parler de les relire ; ou en cette vie ne faire que lire, jour après jour. Qui lira tous les livres de la bibliothèque de Babel ? Il arrive à l’auteur, comme à qui consulte les Puissances du hasard, et pour ne pas être découragée par l’innombrable, d’ouvrir n’importe quel livre n’importe où, d’en lire deux pages comme si c’était un poème ; ainsi fait le talmudiste ou le cabaliste dans les oratoires, attrapant ou broutant une page du Talmud ou du Zohar ; ainsi la vache dans son pré. Les livres qu’on garde,  est-ce bien pour lire un jour ceux qu’on n’a pas lus, relire ceux qu’on a lus ? Si Cécile Ladjali garde ses livres à elle, c’est plutôt pour des lectures ou relectures aléatoires, pour le hasard des rencontres, pour l’inspiration du moment…

La bibliothèque borgésienne n’est qu’une Idée, un univers mathématique ; c’est le monde du livre en soi, des Mille et une nuits à côté de l’Education sentimentale, l’infini des livres, des mondes possibles ; mais quelle est la substance d’un livre en dehors de tout lecteur ? Les bibliothèques réelles ont des livres poussiéreux et d’autres qui ne le sont pas, des collections dépareillées, des livres oubliés dont la présence un jour surprend, des livres visibles et d’autres cachés ; la bibliothèque de Cécile Ladjali, comme celle de n’importe quel particulier, est en constante évolution et métamorphose, elle se confond avec le temps qui passe ; la seconde lecture d’un livre, dit l’auteur, n’est jamais identique à la première, il y a là un autre livre qui ne prend pas la place du premier, mais peut-être s’ajoute à lui, et bientôt d’autres : une mitose perpétuelle, secrète, accompagnant et reflétant la vie intellectuelle, pas seulement intellectuelle, du maître des lieux, si tant est que le lecteur maîtrise quoi que ce soit…

Comment dès lors, pour un particulier, faire le catalogue de sa bibliothèque ? Et d’ailleurs pourquoi ? Peut-être est-ce pour jouer au bibliothécaire ; ou comme un enfant compte ses billes ; ou pour avoir, comme Cécile Ladjali, une vue synoptique d’elle-même; ou pour essayer de comprendre, remontant de la chose à sa cause, pourquoi on lit. Pourquoi lisez-vous ? demande l’auteur à ses étudiants. « Je lis pour vivre, pour écrire », se répond-elle à elle-même ; par nécessité professionnelle aussi, il semble, pour enseigner. Ainsi tous ces essais critiques qu’elle relègue derrière ses pots de fleurs, qu’elle ne conserve aussi, je suppose, qu’à tout hasard. Mais  je crains qu’ayant fait l’inventaire de sa bibliothèque elle ne soit pas plus avancée, rapport à une telle question, originelle, à la connaissance de soi. L’activité qu’évoque tout son livre, dans l’acquisition et la prise de possession, dans le commentaire et l’étude, dans la lecture elle-même, n’est peut-être qu’une apparence : plutôt que lire on est lu par tel ou tel livre qui soudain s’impose, comme un tableau attire le regard et impose son univers. On ne sait pas pourquoi on lit ; on pourrait ne pas lire ; ou ne lire, comme Monsieur de Saci, qu’un seul livre. Cécile Ladjali voudrait justifier sa perpétuelle lecture par de bonnes raisons ; mais ce qu’elle dit des écrivains qu’elle aime, qu’il s’agisse de Dostoïevski, de Virginia Woolf, d’Emily Dickinson ou d’Ingeborg Bachmann, manifeste plutôt chaque fois (là encore) l’imprévu d’une rencontre, le bouleversement mystérieux d’une reconnaissance.


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