Le peintre Mathurin Méheut au Musée national de la marine. Par Maryvonne Lemaire

Exposition Mathurin Méheut (27 février-1er septembre), Musée national de la Marine, Palais de Chaillot, Trocadéro

L’exposition Mathurin Méheut (1882-1958) est prolongée jusqu’au 1er septembre. Peintre  méconnu de l’Art Nouveau, Méheut est pourtant pleinement reconnu dans sa région natale: les Bretons de Bretagne, de Paris ou d’ailleurs ont sûrement déjà vu l’exposition. Mais je ne suis pas sûre que beaucoup d’autres se soient aventurés à traverser la profonde galerie du Musée de la Marine (où sont exposés les fameux ports français de Joseph Vernet) pour atteindre, après une assez longue marche, l’entrée de l’exposition. Celle-ci s’ouvre sur une immense tapisserie des Gobelins, bleue et rouille, intitulée « La Mer » (1946). « Dès mon enfance, j’ai subi l’attraction de l’Océan (…) Je devais y consacrer ma vie (…) Je m’attachais aux travailleurs de la mer, aux combattants de la mer, à ceux qui la ressentent de si près dans leur corps qu’elle leur donne cette allure et ce caractère inimitable » dit Mathurin Méheut dans son discours de réception à l’Académie de marine (1956). Il évoque ainsi sa source d’inspiration privilégiée.

Un simple coup d’œil à l’accrochage permet de voir qu’il ne s’agit pas d’une peinture destinée à orner les murs des demeures bourgeoises: peu de  tableaux aux cadres dorés. La variété des formats et des supports, longues fresques, feuilles de carnets, vaisselle, encyclopédies, la variété des techniques, crayon, gouache, peinture à la caséine, aquarelle, encre,  estampe  donneraient même une impression de fouillis. C’est oublier que Méheut a hérité de son père menuisier à Lamballe une conception de  la peinture qui est celle d’un artisan travaillant la matière. Cette conception trouve naturellement son aboutissement dans la modernité de l’art décoratif et de l’Art Nouveau. L’Art Nouveau  refuse la distinction entre arts majeurs (sculpture, peinture) et arts mineurs (ceux des tapissiers, joailliers, ébénistes, céramistes). C’est ainsi que dans cette exposition on admire autant la délicatesse minutieuse des motifs floraux ou animaliers, inventoriés dans les encyclopédies, que la vigueur  âpre et primitive de l’artisan peignant d’immenses fresques. Fidèle à cette conception de l’art, Mathurin Méheut travaillera après la guerre pour les manufactures (faïencerie Henriot, Manufacture de Sèvres) ; il enseignera à l’école Boulle et l’école Estienne.

Le homard bleu, repris sur l’affiche de l’exposition,  est à lui seul un manifeste. Il est extrait d’un album fait en collaboration avec Colette, en 1929, qui s’intitule : « Regarde…». Le mot pourrait résumer l’enseignement du maître de Méheut à l’Ecole nationale des arts décoratifs de Paris, Eugène Grasset: observer, analyser, interpréter. Un art s’inspirant de la richesse de la réalité, qui en extrait l’essentiel et l’interprète synthétiquement d’un trait puissant, dans une palette élémentaire comme celle des Fauves, et même « primaire », puisqu’elle fait contraster le bleu, le rouge, le jaune, le blanc.

Pour la revue Art et Décoration d’Emile Levy, consacrée à  l’Art Nouveau, Méheut explore les possibilités décoratives de la flore et de la faune marine. Il séjourne pour cela deux ans au laboratoire de biologie marine de Roscoff et publie en 1913 une Etude de la mer.  Flore et faune de la Manche et de l’Océan. Déjà, « il scrute le vivant pour en restituer la complexité » (D.M. Boëll). Comme en 1913 au musée des Arts Décoratifs, installé au Pavillon de Marsan du Louvre, nous voyons une large sélection de ces oeuvres: buissons de corail, poissons de toutes formes, homards, seiches, calmars, pieuvres, oursins. Moules et hippocampes donnent lieu à des interprétations décoratives particulièrement  réussies. Ces études annoncent la tapisserie de « La Mer » mentionnée plus haut, qui constitue, comme certaines mosaïques de l’antiquité romaine, un inventaire des formes marines de la nature  (et des activités liées à la mer).

Les motifs de la peinture viennent de l’enfance bretonne à Lamballe, au contact de travailleurs façonnés par l’océan : Méheut  peint dans une inspiration  presque unanimiste les pêcheurs, les goémoniers, les bateaux. Il est attentif aux  postures et particularités des métiers : Arracheuses de pommes de terre, Vieillard étendant les goémons, Pause dans les marais salants. Il saisit les corps dans l’effort, à coups de traits obliques, souvent vus de dos. Il peint les marées et les saisons, les travaux et les jours, avec un goût particulier pour les jours de fête (Le Pardon de Sainte Anne la Paludles Troménies de Locronan ).

C’est la veine du réalisme breton, illustré aussi  par d’autres artistes, par exemple la céramiste Berthe Savigny saisissant les enfants dans la concentration de la lecture ou du jeu. Ce réalisme n’est pas un réalisme du trivial, de l’aliénation malheureuse (comme celui de Degas ou de Toulouse Lautrec) mais un réalisme familier, accentuant le trait pour saisir poses et gestes quotidiens dans leur nécessité. Réalisme proche de celui de statues bretonnes  que l’on voit dans les chapelles, lui même issu lointainement du réalisme gallo-romain.

Quand Mathurin Méheut obtient une bourse « Autour du monde» d’Albert Kahn et s’embarque en 1914 pour faire un tour du monde,  il peut visiter  Hawaï et le Japon (avant de rentrer en France en raison de la déclaration de guerre). Il sait déjà déchiffrer et peindre la flore et la faune marine,  les activités des ports, les travaux de paysans. Mais il accueille aussi une inspiration nouvelle,  trouvée dans l’architecture,  les costumes, les animaux sacrés (les biches remplacent la faune marine) ainsi que dans les techniques, la fameuse représentation japonisante sans modelé ni  profondeur qui convient à sa propre manière.

Pendant la guerre de 14, il combat d’abord dans les tranchées puis, en raison de ses qualités d’observateur, dans le service topographique. Nous voyons quelques croquetons extraits de sa correspondance avec sa femme: comme il le faisait pour les gens de la mer, il saisit la vie des Poilus au jour le jour, sans pathos. Il peint le sentiment collectif,  l’attente surtout, non sans humour parfois (L’entrée d’une tranchée de luxe) ou bien des scènes de foule qui l’ont spontanément marqué et qui prennent avec le temps valeur significative ou historique ( l’Exécution capitale, l’Arrivée des plénipotentiaires allemands le 11 novembre).

Reconnu officiellement peintre de la Marine en 1921, Mathurin Méheut reçoit de nombreuses commandes des compagnies maritimes pour la décoration de paquebots et cargos (l’Anjou). Après le succès que connaît  la faïencerie quimpéroise Henriot pour les services de table La Mer et La Galette, dont les motifs géométrisés sont  inspirés par la flore et la faune marine, les restaurateurs commandent à leur tour services de table (le restaurant Prunier), décoration intérieure (le restaurant lillois A l’Huitrière). Consacré « génie français » à San Francisco, le peintre y décore sa première villa, activité qu’il poursuit en France (villa Miramar d’Albert Kahn au cap Martin ; villa Le Caruhel à Etables).

La pêche, devenue industrielle, continue à l’inspirer. Mathurin Méheut fait revivre  l’animation du Débarquement de la pêche sur les quais de Boulogne: tonnes de poissons débarquées par un équipage  manœuvrant  de lourds  treuils.  Mais si, lors de sa dernière exposition en 1955 à la galerie Bernheim, un tiers seulement des œuvres fait référence à la Bretagne, c’est que Mathurin Méheut, au-delà de son histoire personnelle, a voulu peindre de façon plus générale, sans intérêt pour le pittoresque ou l’exotisme, un monde  dont il observe les changements, voire la disparition. Le réalisme du quotidien se double  d’un réalisme historique. La force du témoignage tient au dynamisme du  trait, allant à l’essentiel, aux puissants contrastes de la palette, aux cadrages mettant l’accent avant tout sur la mer, vue du bateau ou du rivage, et dont il a su capter l’énergie.

Le Musée de la Marine ne possède malheureusement pas de librairie qui permettrait de donner des prolongements à la visite. On peut cependant se procurer au musée  l’album de l’exposition fait par Denis-Michel Boëll, conservateur général du patrimoine et directeur-adjoint du musée. Notons que l’historienne de l’art Denise Delouche, spécialiste des peintres bretons, a consacré un livre entier à Mathurin Méheut aux Editions Chasse-marée. On trouve aussi quelques monographies plus courtes, comme celle de Michel Glémarec et celle de Dominique Le Brun  aux Editions du Télégramme.

Maryvonne Lemaire

 

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