14, de Jean Echenoz. Auteur de l’article: Martine Delrue

Jean Echenoz, 14 , Editions de Minuit, 2012

 S’attaquer à la guerre de 14, considérer la masse des documents, témoignages, livres d’histoire, récits et romans déjà parus sur ce sujet, c’est être d’emblée assommé, harassé, épouvanté. Tant a déjà été dit, analysé, examiné, filmé. Bientôt cent ans! Néanmoins subsiste, selon Echenoz, le sentiment de quelque chose d’encore très proche.

Pour conjurer cette kyrielle envahissante d’informations, le romancier a décidé de faire court. Cent-vingt pages, gros caractères, marges conséquentes. Court et dense. Dense et rythmé. Cinq jeunes gens s’en vont à la guerre. Une femme les attend.

Composé de quinze chapitres d’environ huit pages chacun, ce roman réussit à évoquer, c’est-à-dire à faire surgir quatre années de guerre, en commençant par la journée si ensoleillée du 1er août 1914. Le personnage principal, Anthime – prénom relevé sur un monument aux morts, a déclaré l’auteur – est comptable. Il quitte, avec quatre proches, son bourg de Vendée pour gagner les Ardennes. Du conflit, des batailles, aucune vue d’ensemble, aucune explication des causes ou des enchaînements. En revanche, on voit très précisément la vie quotidienne des soldats, leurs mouvements aussi bien que leurs émotions. Tout est incarné, fait de chair, de réactions sensorielles: poids du sac, par exemple par temps sec, avant les pluies d’automne, manoeuvres et marches, corvées et moments de détente. Echenoz est un écrivain sensualiste qui aime le détail et cumule les notations concrètes; ce sont les sensations qui l’intéressent d’abord, tour à vélo en danseuse ce dimanche d’août, tocsin visible des volets des clochers, plus tard canonnades, terre et éboulements dans les tranchées, lumière dans les clairières, orchestre du régiment, odeurs « effluves de rance, de moisi, de vieux » ou à la fin sentiment du membre fantôme. Cette recherche du concret contribue naturellement à mettre le corps des personnages en avant.

Tout dire de la guerre? A la place du désir de totalité, Echenoz choisit l’énumération. Il a peut-être pensé aux poèmes homériques, premiers exemples de guerre relatée en littérature. Son énumération à lui est rythmée, concentrée. Innombrables sont ses listes : de ce qu’on trouve par terre, de ce dont le sac est rempli, de ce que doit accomplir chaque jour le soldat, des types de chaussures produites dans l’usine du père de Blanche, des animaux en déshérence, des insectes, des rats ou des poux « habités d’un seul but comme des monosyllabes », car c’est bien un écrivain qui regarde. Il sait aussi varier la focale. Chaque chapitre se clôt d’une manière inattendue. La surprise fait partie du plaisir de lire.

Echenoz a choisi d’écrire son roman au passé composé. C’est, dit-il lorsqu’on lui pose la question, le temps le plus rapide, celui qu’utilise la presse pour relater les faits divers. Le passé composé n’a pas la solennité, ni la lenteur panoramique de l’imparfait. Et de fait, le lecteur que cet emploi peut faire sursauter au départ, constate bien que c’est le temps parfait pour évoquer le quotidien des soldats.

Ce qui frappe ensuite, c’est la magnifique ironie du narrateur. Un ton moqueur, qui tient les  événements à distance, lui permet de ne pas rester écrasé par l’épouvante et le malheur. Elle éclate tantôt dans des formules comme : « Va savoir au juste » ou dans quelque chose de stendhalien. «  Notre héros était fort peu héros en ce moment » dit le narrateur de La Chartreuse de Parme. Et Echenoz d’ajouter par exemple à propos de l’alcool que les soldats ne trouvent pas dans les villages qu’ils traversent: « ça n’allait pas durer, l’état-major discernant bientôt l’avantage présenté par des hommes dûment abreuvés ». De même que Fabrice voit à Waterloo les mottes de terre qui volent sous le souffle des canons, le narrateur relate d’une manière détachée: « Le bras du baryton s’est vu traversé par une balle ». C’est la forme  du verbe qui dit combien les hommes sont agis plus qu’ils n’agissent. Le lecteur est frappé de l’abondance des formes passives ou impersonnelles comme « il lui est apparu ». De cette ironie terriblement efficace, de ce détachement naît l’émotion.

Les traits de causticité abondent. L’auteur a son point de vue sur la guerre : un mot de ci, de là  nous en avertit subtilement. Parfois pourtant l’artillerie lourde est de mise, quand l’auteur évoque un opéra sordide et puant. Mais: « Tout cela ayant été écrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra ».

                                                                                                 Martine Delrue

Une réflexion au sujet de « 14, de Jean Echenoz. Auteur de l’article: Martine Delrue »

  1. As someone who studies the representation of war in literature, I especially appreciate that this review draws attention to the problem of how to write about a subject that is impossible to represent and yet has been represented so often and in so many ways that one wonders what is left to be said. I will be adding Echenoz’s novel to my reading list!