Le peintre Jean Le Merdy (1928-2015), entre figuration et abstraction. Par Maryvonne Lemaire

Le peintre Jean Le Merdy, Premier second prix de Rome, lauréat de la Casa Velasquez, peintre officiel de la Marine, né à Concarneau dans le Finistère le 10 octobre 1928, y est décédé le samedi 21  février 2015, à l’âge de 86 ans. En 1996, le musée de la Marine lui avait consacré à Paris une très grande rétrospective.

imagesDe nombreuses images des oeuvres de Jean Le Merdy sont visibles sur google images.

Les peintres arrachent chacun au réel un peu de son invisibilité. Ils découvrent un pan de jamais vu. Et quand sur les toiles s’est peint ce « jamais vu », chacun de penser : c’est vraiment comme ça, je l’ai moi-même vu ainsi.
Pendant une cinquantaine d’années, Jean Le Merdy a couvert ses papiers d’Arches et ses toiles de larges touches obliques de gouache, d’acrylique ou d’huile dans une liberté de geste, dans un mouvement qui ne font que reprendre le travail de son regard occupé à dérober ce que la campagne, le port, les rochers de Concarneau lui offraient de jamais montré. Et ce faisant, il nous a donné à voir la beauté.
Rien de pittoresque, encore moins de folklorique, dans cette Bretagne. Ses natures mortes, déclinant en séries des soupières ventrues, des lampes à pétrole, de hautes cafetières émaillées, celles qu’on laissait sur la plaque de la cuisinière en attendant les visites de l’après-midi, sont associées, je crois, au monde de l’enfance : ce sont des objets dont l’usage a plus ou moins disparu,  pleins de souvenirs familiers, celui d’une grand-mère peut-être ou de longs repas de famille animés  par les histoires des uns et des autres. Les séries d’objets, debout ou couchés en un désordre recherché, répètent une même forme, celle de la lampe à pétrole par exemple, jusqu’à  cerner « l’idée » de lampe à pétrole. Même jeu pour les coupelles remplies de pommes, pour les tresses d’oignons-roses, pour les langoustines ou les melons des jours de fête.
D’autres objets  font signe au peintre : ceux de son temps, de la vie courante. Les outils, les grues, les tracteurs, des vélos, un solex. Très peu de portraits et pourtant tous ces tableaux évoquent dans leur simplicité la présence humaine et la poésie de la vie quotidienne. A Concarneau,  la vie quotidienne, c’est la pêche. Le Merdy peint sans relâche les bateaux : thoniers, chalutiers, il peint aussi le slipway. Avec la même humilité, le peintre de la Marine « fait le portrait », peut-on dire, des porte-avions Foch, Clémenceau (1970), du Charles de Gaulle (1992).
Les paysages de port,  de campagne, les marines, bien que sans  personnages, sont eux aussi animés de sensations et de souvenirs : longues chaînes rouillées  sur le port qui grincent quand on les déroule, la côte  de Beg Menez, si raide que la voiture parfois vient à caler. Ce hangar, dans un verger : le  paysan méfiant avait d’abord refusé  à Jean Le Merdy l’autorisation de le « peindre », croyant qu’il souhaitait repeindre les murs ! Les bords de mer à Trévignon, Lesconil ou Tréboul sont vus par l’oeil d’un promeneur,  le port de Concarneau par un homme au travail parmi les ouvriers du chantier Piriou.
Jean Le Merdy peint sur le motif. Il emmenait ses trois filles ainsi que ses élèves des Beaux Arts de Quimper peindre de la même manière. Près de sa voiture où il se réfugie en cas d’averse, le peintre s’installe avec son casse-croûte et son chevalet. Fils et frère de photographe, il a abandonné la photo : la photo tue le mouvement. Mais il use de son viseur naturel, les mains refermées en tunnel, pour repérer le cadrage recherché. Le contraste entre le net et le flou n’est pas non plus oublié. Parfois à genoux ou assis à même le sol, comme le montrent certaines photographies de lui, il adopte  ce  point de vue particulier et rejette tout en haut de sa toile ou de son papier d’Arches le motif lui-même, abandonnant la vaste surface de premier plan au pur jeu de la touche et de la couleur.
Longs balayages obliques (le peintre est gaucher), dynamisant l’espace,  pour faire vibrer les couleurs.  La matière  et son grain propre,  sables, algues,  rochers,  épines de chardons, d’ajoncs, fougères occupent  l’espace en triangles. Les couleurs varient selon les époques mais on se rappelle en particulier les audacieux et magnifiques orangés ou rouilles : carcasses de bateaux,  engins agricoles abandonnés,  rameaux printaniers dans les haies, contrastent,  dans une explosion d’énergie, avec de très beaux bleus, avec le vert humide des campagnes. Et aussi le gris-vert des tempêtes, le jaune changeant des champs de colza.
Resté à l’écart des influences, le peintre se reconnaît toutefois  dans le  cubisme de Braque et  la lumière de Bonnard. Il pose  à sa manière la question de la figuration et de l’abstraction.  Pour lui, l’abstraction est dans la nature et l’observation peut conduire à l’abstraction. Jean Le Merdy saisit, dérobe et donne à voir l’abstraction c’est-à-dire les lignes de force de la poésie qu’il déchiffre dans le pays de son enfance.
Gauguin est l’âme de la commune toute proche de Pont-Aven.  Au nom de Concarneau, on associe désormais celui de son peintre Jean Le Merdy.

Maryvonne Lemaire

Lisez  le livre de Benoît Landais : Le Merdy, aux éditions Palantines en 1995, et celui de René Le Bihan et Jean Le Merdy : Jean Le Merdy, éditions le Télégramme, 2006.

Billet: chute des cours du pétrole

 

Après avoir atteint cent dollars le  baril
Et même vingt de plus voici que s’est tari
Ce renchérissement volatil sans contrôle
Ceux qui l’ont désiré restent sur le carreau

Anticiper les cours l’exercice est stérile
On ne peut pas savoir on est dans l’hystérie
De la spéculation qui joue à tour de rôle
A la hausse à la baisse elle en fait toujours trop

Surtout n’écoutez pas l’homme qui vous déroule
Une courbe de prix crédible peu ou prou
L’ignorance est maîtresse et c’est sous sa férule
Que l’expert doctement bafouille ou tonitrue

Que le prix du pétrole ou s’envole ou s’écroule
Nous sommes dans l’erreur à chaque tour de roue
Le cours monte ou descend mais l’avidité brûle
Et la soif de l’or noir n’est jamais en décrue

On a construit partout des derricks de poutrelles
Pour exploiter de l’huile ou du gaz qu’on extrait
En forant dans la mer très loin du littoral
Et dans le schiste à terre autant que l’on pourra

Que veut dire à présent ressource naturelle
La technique en décide et son douteux progrès
Dont on ne sait jusqu’où ni dans quelle spirale
Ni dans quelle aventure il nous entraînera

 

 

Les cours du brut ont fortement chuté entre l’été 2014 et le début de 2015. Par exemple, le Brent à Londres est passé de 115 dollars à 55 dollars le baril, ce qui s’explique principalement par une révolution technique en Amérique du Nord. Grâce à la « fracturation hydraulique » – très polluante – du schiste, roche dont la structure feuilletée emprisonne l’huile et le gaz, et grâce à d’autres techniques comme le forage horizontal, les Etats-Unis (notamment au Texas et dans le Dakota du Nord) ont contribué pour 80 % à l’augmentation de la production mondiale dans les cinq dernières années. Parallèlement, la demande a faibli, du fait de la stagnation de l’économie en Europe et au Japon, et de son ralentissement en Chine, premier consommateur mondial de pétrole. La chute des cours a commencé à freiner les projets de prospection et de forage. Mais les producteurs pourraient hésiter à fermer les vannes, car la relance ultérieure de l’exploitation serait coûteuse. On peut donc penser que la surabondance va continuer un certain temps et maintenir les prix au plancher. Les importateurs, comme les pays européens, le Japon, la Corée du Sud et la Chine, réaliseraient ainsi des économies substantielles. Au Japon, celles-ci risquent d’être neutralisées par la faiblesse du yen. Le pétrole étant libellé en dollars, comme les autres matières premières, ce pays devra débourser davantage de yens pour chaque dollar de brut acheté sur les marchés internationaux. De leur côté, les exportateurs, la Russie, l’Iran, le Vénézuela, le Nigéria, l’Angola, sont touchés. Quant à l’Arabie Saoudite, principal producteur de l’Opep (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) et dont les coûts de production sont les plus bas, sa décision de continuer à extraire de grandes quantités de brut, notamment pour préserver sa part de marché, met la pression sur les producteurs concurrents.

 

 

 

Dominique Thiébaut  Lemaire

 

 

Billet: densification de Paris surpeuplé

 

La mairie de Paris veut densifier la ville
Bien qu’elle soit déjà la plus dense du monde
C’est le besoin d’argent toujours inassouvi
Qui l’anime à son tour véritable démon

Elus et promoteurs aimeraient que prévale
Pour que l’offre s’ajuste à la forte demande
Un grand chambardement de chantiers de gravats
D’où sortiraient des tours et des entassements

Dans une hypocrisie qui souvent paraît veule
Ils peignent leurs projets avec de la pommade
On voit sur le Paris de leur carte de vœux
Des tours Eiffel partout faire un joyeux amas

Beaucoup de leurs amis que l’argent décervèle
Pour plus de logements proposent un remède
Que d’après eux les gens ne trouvent pas mauvais
La rehausse des toits par milliers désormais

 

Baudelaire a connu les bouleversements du temps de Napoléon III et du baron Haussmann qui a donné à Paris, dans ses grandes lignes, la physionomie que la Ville a encore aujourd’hui.

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite hélas ! que le cœur d’un mortel)…
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pout moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
(Les Fleurs du Mal, LXXXIX, Le Cygne)
Fourmillante cité, cité pleine de rêve,
Où le spectre en plein jour accroche le passant !
Les mystères partout coulent comme des sèves
Dans les canaux étroits du colosse puissant …
(Les Fleurs du Mal, XC, Les Sept vieillards)
Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements …
(Les Fleurs du Mal, XC, Les Sept vieillards)

L’envers spéculatif des transformations immobilières de Paris à cette époque a été décrit par Zola dans Les Rougon-Macquart. Aujourd’hui, les règles de grande hauteur et de densité (COS) des constructions ayant été supprimées par la majorité socialiste, celle-ci, outre qu’elle préconise des tours, s’attaque malheureusement aux toits de Paris considérés comme un « gisement de m2 », avec la piètre excuse d’une « végétalisation » possible au sommet des immeubles.

Dominique Thiébaut Lemaire

 

Au temps de Klimt. Par Annie Birga

Le commissaire de cette exposition (Pinacothèque de Paris, 12 février-21 juin 2015), Alfred Weidinger, est  le conservateur du Musée du Belvédère de Vienne d’où provient la majorité des 180 œuvres exposées. Parce qu’il se veut historique, le parcours en est chronologique : c’est la naissance, puis l’épanouissement de la Sécession.

Ce mouvement est fondé en 1897 par Gustav Klimt  et deux architectes, Josef Maria Olbrich et Josef Hoffmann, auxquels se rallient rapidement d’autres artistes qui veulent en finir avec les règles strictes de l’académisme. Ils suivent en cela les traces de la Sécession allemande, née à Munich quelques années auparavant. Sur la porte d’entrée du Pavillon, construit la même année par Olbrich, avec sa coupole faite de feuilles de laurier en bronze doré,  figure la devise :
« Der Zeit, ihre Kunst
« Der Kunst, ihre Freiheit  »
A chaque époque son art,
A chaque art, sa liberté.
Le mouvement revendique un art total qui s’exprime aussi bien par l’artisanat que par l’art au sens strict. Les objets utiles doivent aussi être beaux. Il faut mettre l’esthétique à la portée de chacun.  Et c’est ainsi que sont présentés des meubles, jusqu’au bureau et au siège de la Poste (Otto Wagner), des bijoux (Josef Hoffmann), des céramiques, (Powolny), émanant de cette magnifique floraison qui s’épanouit  dans un empire décadent. C’est aussi l’époque où Freud inventait la psychanalyse, où Mahler, musicien génial, dirigeait  l’Opéra de Vienne, capitale intellectuelle de l’Europe avec Paris.
Dans le domaine de la peinture, l’Impressionnisme, venu de France, signe un point de passage à la modernité. L’exposition présente des peintres autrichiens de bonne qualité dont certains ont étudié à Paris.  Et, bien sûr, Egon Schiele, le principal disciple de Klimt, et Kokoschka qui fut son élève avant de se tourner vers une écriture expressionniste.  Sans oublier Carl Moll, qui anticipe Klimt et Schiele par de beaux paysages. De Heinrich Kühn, de belles  photographies pictorialistes (le Musée  d’Orsay lui a consacré en 2010 une exposition qui venait de l’Albertina de Vienne).
Klimt est le pivot central de l’exposition. La Judith 1, fascinante et terrible, dont l’image en affiche fait accourir les foules, des portraits de femmes, chacun traité de manière différente selon le  modèle (on se souvient du mot de Klimt qui dit que pour lui les femmes, plus que femmes, sont des « apparitions »), des paysages, quelques dessins (trop peu).
L’événement de l’exposition, c’est que nous voyons pour la première fois en France, ce qu’on appelle « la frise Beethoven ». En 1902, alors que Klimt est président de la Sécession, le thème choisi pour l’exposition est la neuvième Symphonie de Beethoven. Dans la partie supérieure de la salle, Klimt peint sur béton une frise, divisée en 7 panneaux (pour un transport plus facile, l’œuvre étant primitivement destinée à être enlevée), ayant 34 mètres de longueur sur 2 mètres de hauteur. Elle est très controversée par un clan académique dès sa création, subit bien des avatars (vendue à un privé, rachetée par l’état, ensuite revendiquée à nouveau par le privé, enfin, espérons-le, installée définitivement dans la salle du Pavillon en 1986). Ce qui est montré, c’est une copie parfaite, à l’identique. Une maquette permet au visiteur de reconstituer la salle. Au centre se tenait la statue de Max Klinger, figurant  un Beethoven  conçu comme une divinité de l’Olympe en marbre et matériaux divers ; on en voit une réduction, l’original se trouvant au Musée de Leipzig.
Klimt, lorsqu’il aborde la frise, a l’habitude des grandes décorations. Il a travaillé dans un style classique, à ses débuts, au décor du plafond des escaliers du Théâtre Impérial de Vienne. Puis il a reçu commande pour l’Aula Magna de l’Université. Il s’agissait de rendre allégoriquement Médecine, Philosophie et Jurisprudence. Ces fresques ont été détruites en 1945 ; des dessins préparatoires permettent un peu de les imaginer. Mais leur érotisme et leur décorativisme  soulevèrent l’indignation de l’Académie.
La frise Beethoven, essentiellement décorative (influence des Nabis ?)  se déroule comme un drame en trois actes : forces du mal, appel de l’humanité souffrante, triomphe de la Joie.
Le personnage central du panneau négatif  est un King-Kong avant la lettre,  Il est sorti de la mythologie grecque ; c’est Typhée, ou Typhon, monstre ailé autour duquel s’enroulent des serpents. Ses trois filles, les Gorgones, nues et séductrices, sont surmontées de têtes aux yeux caves, Folie, Maladie, Mort. De l’autre côté du volumineux singe se tient un groupe presque symétrique : l’avidité, femme hydropique, au bas du corps drapé dans un merveilleux tissu bleu, et surmontée de l’impudicité lascive et de la volupté, images féminines chères à Klimt.
Dans les espaces intermédiaires sont ménagés des silences et des repos, longues formes flottantes, à peine dessinées, comme en un vague rêve. Mais apparaît un petit personnage blanchâtre qui semble se tordre sur lui- même et dont le commentaire  dit qu’il s’agit du « souci qui ronge ».
L’humanité crie merci : un couple, suivi d’un enfant, est à genoux et supplie. Interviennent alors les sauveurs. D’abord la Poésie, reconnaissable à la lyre et au plectre. Puis les Arts. Enfin un guerrier solaire, cuirassé et armé d’une épée. Souvenir de Wagner qui a si bien écrit sur Beethoven et donc Parsifal, l’innocent au cœur pur, porteur de rédemption ? Image de Klimt ou de Beethoven ? Le guerrier est surmonté d’une double allégorie : victoire à la couronne de lauriers et doux visage de la compassion.  A nous de réfléchir sur la signification de ces symboles associés ; la frise est aussi  porteuse d’un exercice intellectuel.
« Joie, belle étincelle divine »… « Tous les humains deviennent frères ». C’est le dernier mouvement de la Symphonie, l’Hymne à la Joie, tiré de l’Ode à la Joie de Schiller. Un chœur de jeunes filles, dans une verte prairie, chante, les mains comme en offrande, hiératiques. La dernière et forte image est celle d’un couple enlacé,  surmonté d’une aura de lignes comme magnétiques.
Le drame n’aurait pas son charme magique sans la beauté du travail pictural. Fluidité du dessin, Sezession styl (avec l’influence de Beardsley, illustrateur génial de la Salomé de Wilde, et celle de Jan Toorop qui avait exposé à Vienne en 1900 et dont Klimt s’inspire, marqué par l’art javanais), harmonie des couleurs, volutes, arabesques, mosaîques avec or, nacre, argent, motifs ornementaux variés et inventifs.
Chaque art a une autonomie de règles. Y a-t-il synesthésie entre Beethoven et Klimt ?  Il y a une richesse d’expression, et une montée vers le sublime qui les apparentent.

Annie Birga

 

La poésie dans le roman (Modiano et Houellebecq).Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

 Dans l’actualité littéraire, les œuvres de Patrick Modiano (né en 1945) et de Michel Houellebecq (né en 1956 ou 1958 selon les sources) nous donnent deux exemples de relations entre la poésie et le roman.
Le premier de ces auteurs a reçu pour 2014 le prix Nobel de littérature décerné par l’Académie suédoise, l’autre connaît un grand succès à l’étranger comme en France.

PATRICK MODIANO

Notice rédigée par l’Académie suédoise

« Patrick Modiano est né le 30 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt dans la banlieue de Paris. Son père est dans les affaires, sa mère actrice. Raymond Queneau, ami de sa mère, lui donne des leçons particulières de géométrie et jouera un rôle décisif dans son développement. Après le baccalauréat, il intègre le Lycée Henri-IV à Paris. Modiano fait des débuts remarqués en 1968 avec le roman La Place de l’étoile.
« L’œuvre de Modiano gravite autour de thèmes comme la mémoire, l’oubli, l’identité et la culpabilité. La ville de Paris, souvent présente dans le texte, peut presque être considérée comme participant à sa création. Il n’est pas rare que ses romans se construisent sur un socle autobiographique ou à partir d’événements qui se sont produits sous l’Occupation allemande. Le matériau pour ses ouvrages, il le puise dans des interviews, des articles de journaux ou dans ses propres notes, réunies au cours des années. Ses livres révèlent un air de famille les uns avec les autres et des personnages resurgissent dans différents récits, le lien qui les réunit étant souvent sa ville et son histoire. Roman à caractère documentaire, Dora Bruder (1997) relate l’histoire, à Paris, d’une jeune fille de 15 ans, future victime de la Shoah. Parmi les ouvrages qui le plus clairement manifestent une intention autobiographique, on notera Un pedigree de 2005.
« Son dernier ouvrage en date est le roman Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (2014). Modiano a également écrit des livres pour enfants et s’est consacré à l’écriture de scénarios de film. Ainsi, avec le metteur en scène Louis Malle il a cosigné le film Lacombe Lucien (1974), dont l’action se déroule sous l’Occupation allemande de la France. »

Au sujet de cette période, Modiano précise dans son Discours à l’Académie suédoise prononcé le 7 décembre 2014 et édité par Gallimard en février 2015 : « Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation »  (p. 13). Et encore : « des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né » (p. 15).

Roman et poésie d’après le Discours à l’Académie suédoise

« J’ai toujours pensé, dit Modiano, que l’écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours envié les musiciens, qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman – et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J’ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c’est sans doute grâce à cela que j’ai mieux compris la réflexion que j’ai lue quelque part : « C’est avec de mauvais poètes que l’on fait des prosateurs. » Et puis, en ce qui concerne la musique, il s’agit souvent pour un romancier d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer, dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé les Nocturnes de Chopin.» (p. 12)

Dans ce discours de Stockholm, Modiano cite un poème de l’Irlandais W.B. Yeats (p. 16) ; un poème  du Russe Ossip Mandelstam (p. 27) sur Pétersbourg ; un vers de Baudelaire (p. 28)  évoquant « les plis sinueux des grandes capitales ». Il se réfère aussi à Thomas de Quincey (p. 25) à propos de Londres où, dit Modiano, « dans la foule d’Oxford Street, il s’était lié avec une jeune fille, l’une de ces rencontres de hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait passé plusieurs jours en sa compagnie, puis il avait dû quitter Londres pour quelque temps. Ils étaient convenus qu’au bout d’une semaine elle l’attendrait tous les soirs au coin de Titchfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. »

Dans le poème d’Ossip Mandelstam, il est question des numéros de téléphone et des adresses anciennes de Pétersbourg, ce qui plaît à Modiano. « C’est ainsi que dans ma jeunesse, confie ce dernier (p. 26-27), pour m’aider à écrire, j’essayais de retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J’avais l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d’une ville engloutie, comme l’Atlantide, et de respirer l’odeur du temps. A cause des années qui s’étaient écoulées, les seules traces qu’avaient laissées ces milliers d’inconnus, c’étaient leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d’une année à l’autre. Il y avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas… Oui, il me semble que c’est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j’ai eu envie d’écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone, et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms. »

MICHEL HOUELLEBECQ

Extraits d’un entretien sur la poésie et la littérature en général

A l’occasion de la sortie de son anthologie poétique (132 poèmes) dans la collection « Poésie/Gallimard », avant que ne soit publiée l’intégralité de sa poésie dans la collection « J’ai lu », Michel Houellebecq a eu avec le journaliste Thierry Clermont un entretien éclairant publié le 24 avril 2014 par Le Figaro. fr sous le titre : « Michel Houellebecq : « Je ne compte pas mourir prochainement ». En voici quelques extraits.


Question : Cet usage quasi systématique de la rime n’aurait-il pas un côté « vieille Parque »?
Réponse : Pour moi, qui dispose d’une certaine sensibilité lyrique, le recours à la rime est sans doute une facilité, d’autant que mes poèmes sont brefs. On a la cadence et la consonance, et le vers est bouclé. Cela m’évite aussi d’avoir à penser : il n’y a pas de poète intelligent. Et pas d’amour intelligent non plus, d’ailleurs… Proust ne disait-il pas : «Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence»? Ce que j’aime dans la poésie, c’est la place et le rôle du «je», qui peut y devenir perceptif et universel: les pronoms s’équivalent. Alors, le «je» devient tous les autres, et le poète est l’être percevant. L’autre bonheur de la rime, c’est de favoriser les contrastes, les ruptures de ton. Faire rimer «piscine» et «urine»… À propos des rapports entre prose et poésie, je pense que ce que j’ai fait de mieux jusque-là, c’est la troisième partie de La Possibilité d’une île. Et savez-vous pourquoi? J’y fais triompher la poésie ! Et les dernières pages sont émaillées d’alexandrins, ou plutôt d’hémistiches.

Q : Et l’album de Jean-Louis Aubert inspiré des poèmes de Configuration du dernier rivage?
R : C’est troublant et merveilleux d’entendre ses poèmes mis en musique! De pouvoir être entendu par le plus grand nombre et de passer à la radio ! Jean-Louis a raison, la chanson, c’est le seul truc que tu prends dans l’âme. Directement. Et je pense qu’une chanson est capable de réorienter un destin d’homme. Surtout, les morceaux de Jean-Louis m’ont permis de renouer avec l’univers artistique en oubliant l’univers réel. L’écoute des Parages du vide m’a réconcilié avec l’écriture romanesque, tout comme la Messe en si  de Bach avait facilité la gestation et la naissance de La Possibilité d’une île. Depuis quelques mois, j’ai du jus ! Mon nouveau roman va bon train et son titre est déjà trouvé. Et quand je trouve le titre, c’est que c’est bon. (Rires)

 
Q : Qu’avez-vous lu récemment?
R : Récemment, j’ai découvert les romans de l’écrivain allemand Theodor Fontane, admiré par Thomas Mann. C’est une véritable révélation. J’en ai déjà lu cinq, dont Effi Briest. Dans ces histoires de passion situées dans le Nord, vers Hambourg, il y a beaucoup de romantisme et de fraîcheur, ce qui ne peut que séduire le baudelairien que je suis. Fontane a l’art de développer jusqu’à la fin ce qui est annoncé tragiquement dès le début.

Q : Un dernier mot avant de nous quitter?
R : Je pense de plus en plus à mon enfance. Dans l’Yonne, j’ai vécu une scolarité primaire enchantée, avec ses récitations, ses dessins, ses chansons. C’est le temps où l’on chantait encore « Le Chant des partisans » ! Je regarde cet enfant, émotif, capable d’émerveillement. J’adorais réciter par cœur des poèmes, en public. Des vers de Péguy, du symboliste Albert Samain, Ronsard… C’était « le vert paradis » chanté par Baudelaire. Je me souviens d’Apollinaire (il récite): «Dans vos viviers, dans vos étangs,/Carpes, que vous vivez longtemps!/Est-ce que la mort vous oublie,/Poissons de la mélancolie»… Plus tard, durant ma jeunesse, moi qui ai aujourd’hui le souffle court, j’ai écrit de longs poèmes épiques, influencés par Hugo et Tolkien, des récits de batailles, truffés de noms propres. Je les ai tous conservés précieusement. En général, l’enfance, c’est bien. On m’a toujours dit qu’elle revient, par bribes, par épisodes, au temps de la vieillesse. J’ai donc le temps. Je ne compte pas mourir prochainement.

L’intégrale des poèmes : correspondances avec les romans

Michel Houellebecq a rassemblé en un seul livre de 450 pages (collection J’ai lu, décembre 2014), sous le titre Poésie, ses recueils antérieurs : Rester vivant (1991), Le Sens du combat (1996), La poursuite du bonheur (1997), Renaissance (1999), Configuration du dernier rivage (2013).
La quatrième de couverture de ce livre nous livre quelques correspondances entre ces poèmes et les romans de l’auteur.

« Juxtaposant librement prose, versets et versification classique (sous la forme de l’octosyllabe et de l’alexandrin), la poésie de Michel Houellebecq est, tout autant que son œuvre romanesque, fortement ancrée dans le monde contemporain. Elle lui sert d’ailleurs souvent de matrice. Ainsi, plusieurs poèmes du Sens du combat annoncent des scènes des Particules élémentaires, publié deux ans plus tard. « Si calme, dans son coma… » évoque la mort d’Annabelle, tout comme « La Longue route de Clifden » préfigure les chapitres terminaux. Et si « la vie est rare », le bonheur y demeure cependant, dans Renaissance, tout autant que dans Plateforme, un horizon possible. »

Ajoutons à ces correspondances le fait que des poèmes tirés du roman intitulé La Possibilité d’une île (2005) ont été repris dans Configuration du dernier rivage, dans une partie sous-titrée « Les Parages du vide ». Ainsi, le poème qui se termine par ce quatrain d’hexasyllabes (p. 173 du roman dans la collection  « J’ai lu ») :
« Si douce à la caresse,
« Si légère et si fine,
« Entité non divine,
« Animal de tendresse. »
Ou encore (p. 366) celui qui commence par :
« Il n’y a pas d’amour
« (Pas vraiment, pas assez)
« Nous vivons sans secours,
« Nous mourons délaissés. »
Du même roman (p. 398-399) provient le poème de quatre fois quatre octosyllabes qui commence par : « Ma vie, ma vie, ma très ancienne, », et qui finit par : « La possibilité d’une île ».
Ces textes ont été mis en musique et chantés en 2014 par Jean-Louis Aubert (voir plus haut), dans un album très réussi intitulé Les Parages du vide (sous-titre de Configuration du dernier rivage).
S’agissant du dernier poème cité, Carla Bruni l’avait déjà mis en musique dans son album de 2008 Comme si de rien n’était. On peut ainsi comparer les deux chansons, toutes deux fidèles au rythme octosyllabique de l’écrivain : chez Carla Bruni, une voix et une mélodie doucement mélancoliques, avec une émotion très intérieure ; chez Jean-Louis Aubert, un rythme plus fort, avec une belle mise en valeur des rimes ainsi que du dernier vers, comme suspendu à la fin. Vu à travers la musique de ces deux interprètes, Houellebecq apparaît comme un poète dont le romantisme a quelque chose de lyrique, voire d’élégiaque, alors qu’en prose, il prend souvent une tonalité satirique, ironique ou cynique, sur un fond de violence.
A la fin de « Aubert chante Houellebecq. Les parages du vide » sont reproduits les mails échangés entre le chanteur et le romancier poète. Voici ce qu’écrit Jean-Louis Aubert dans l’un de ces mails, daté du 27 juin 2013 :
« Je n’ai pas pu m’échapper de ma première idée de lier « Il n’y a pas d’amour » et « La possibilité d’une île » sur une base assez rythmique… Je sais que ça peut paraître un peu anachronique, mais j’ai plus ressenti dès le départ la certitude jubilatoire et la quête haletante, que la résilience de l’accostage et la suavité du séjour. Bref, plus la possibilité que l’île… Il faut dire que la rythmique de la poésie est très réussie (comme ailleurs) et entraînante : ma vie, ma vie, ma première, ma première, il a fallu, il a fallu… Pour la langueur, la version de Carla que j’ai écoutée depuis est très belle (et m’a fait bien douter). »

Quant à la place de la poésie dans le dernier roman publié de Houellebecq, Soumission (janvier 2015), voir dans Libres  Feuillets l’article du 5 février 2015 intitulé : « Soumission, de Michel Houellebecq : roman, poésie, politique ».

 

 

 

Dominique Thiébaut Lemaire