Billet : le temps ne fait rien à l’affaire

Les jeunes cons deviennent vieux
Pourvu que Dieu leur prête vie
Brassens l’a dit fort peu gracieux
Mais véridique à mon avis

Qu’importe l’âge auquel sévit
La présomption des prétentieux
Les jeunes cons deviennent vieux
Pourvu que Dieu leur prête vie

De leur ornière ils ne dévient
Que rarement souvent odieux
Dans le chemin qu’ils ont suivi
Blancs-becs d’abord puis sentencieux
Les jeunes cons deviennent vieux

 

Brassens a fait une chanson sur ce thème :
« Le temps ne fait rien à l’affaire,
Quand on est con, on est con.
Qu’on ait vingt ans, qu’on soit grand-père,
Quand on est con, on est con.
Entre vous, plus de controverses,
Cons caducs ou cons débutants,
Petits cons d’la dernière averse,
Vieux cons des neiges d’antan. »
Le premier vers de cette citation peut faire penser à une réplique d’Alceste à son rival Oronte, auteur d’un sonnet du genre précieux, dans Le Misanthrope de Molière.
Oronte (à propos de son sonnet) :
« … Au reste vous saurez
Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire. »
Alceste :
« Voyons, Monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire. »

 

Dominique Thiébaut Lemaire

Le téléphone mobile

N’appuyez plus geste ringard
Sur un clavier comme naguère
Mais effleurez l’écran tactile
Avec doigté glissons mortels

Penchez sur lui votre figure
Dans un plaisir qui revigore
Caressez donc l’écran tactile
Avec doigté glissons mortels

Il n’est pas bon pour les doigts gourds
Cet appareil tout digital
Fait pour l’image et le bagou
Plus de clavier comme naguère
Effleurez donc l’écran tactile

 

Les réseaux sociaux permettent à ceux qui y participent d’interagir entre eux grâce au téléphone informatisé, « portable » ou « mobile » (la langue française hésite encore entre ces deux adjectifs), notamment en activant sur le petit écran de ces appareils des icônes d’émotion appelées émoticônes, qui donnent la possiblité d’exprimer une réponse minimale à ce qui est publié sur le réseau : un pouce levé ou baissé pour signifier « j’aime bien » ou « je n’aime pas » comme on le faisait dans les amphithéâtres antiques pour décider du sort des gladiateurs ; un cœur pour « j’adore » ; des visages réduits à leurs traits essentiels pour représenter par le dessin de la bouche, des yeux et des sourcils l’étonnement, la joie et le rire, la tristesse, la colère, bref, le répertoire simplifié des passions de l’âme. Il est remarquable que la sophistication incorporée dans ces objets aboutisse finalement à l’expression d’émotions élémentaires, dans un contraste frappant entre la complexité rationnelle du matériel et la communication rudimentaire des passions. L’apparence de ces objets est désormais si lisse que leurs possesseurs ne sont plus conscients de toute la technologie leur permettant de fonctionner. Pour activer les téléphones de nouvelle génération, le glissement du doigt a remplacé la pression sur un bouton. Ce glissement apparente leurs utilisateurs aux patineurs du librettiste Pierre Charles Roy (1683-1764) :
Sur un mince cristal l’hiver conduit leurs pas :
Le précipice est sous la glace ;
Tel est de vos plaisirs la légère surface.
Glissez mortels, n’appuyez pas.

Dominique Thiébaut Lemaire

Descartes et Spinoza à la galerie Saphir (conférence et gravures)

 

Saphir 2

Saphir

Dans ce livre, l’auteur réfléchit à l’actualité des Passions de l’âme de Descartes (1649) et de l’Éthique de Spinoza (1677),  deux philosophes qui ont vécu à peu près à la même époque et dans le même pays, les Pays-Bas. Le premier livre de Spinoza s’intitule Les principes de la philosophie de René Descartes.
Descartes dénombre six passions primitives, auxquelles toutes les autres se rattachent, et que Spinoza réduit à trois affects primitifs, le désir, la joie et la tristesse (représentés, de même que les six de Descartes, par le peintre et graveur Sergio Birga). Aujourd’hui prédominent la tristesse de la compassion nourrie par des médias désormais planétaires, et la tristesse de l’envie liée au désir légitime d’égalité selon Descartes. Ce sont les deux faces d’un même sentiment consistant à trouver injuste ce qui arrive à un semblable, soit en mal, soit en bien. De plus, comme l’a remarqué Spinoza bien avant René Girard au XXe siècle, souvent on envie un bien non parce qu’il est désirable en lui-même, mais du seul fait qu’un autre le désire ou le possède.
Outre ces analyses éclairantes, Descartes et Spinoza peuvent apporter des réponses aux questions du XXIe siècle dans la mesure où l’une de leurs leçons est la lutte toujours nécessaire contre les idées reçues. Leurs oeuvres, écrites au début du grand développement de la raison scientifique, ont toujours quelque chose à nous dire à ce sujet.
Spinoza écrit dans la quatrième partie de l’Éthique que les hommes sont contraires les uns aux autres quand ils sont la proie des affects, mais s’accordent en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison. Descartes s’est prononcé dans le même sens. Il distingue dans l’âme d’une part ses passions, qui naissent de l’union entre l’âme et le corps, d’autre part ses actions, c’est-à-dire ses volontés. Plusieurs des vertus traditionnelles, qui sont de l’ordre de la raison et de la volonté, commencent par être des passions : l’espérance, l’amour ou charité, le courage, la justice qui n’est pas sans relation avec l’envie, et même la prudence qui n’est pas sans relation avec la crainte. Le lien entre passion et raison vertueuse existe également dans la générosité qui est pour Descartes la clé de toutes les vertus, et que Spinoza adopte comme une composante de sa vertu majeure, la force d’âme (fortitudo).
En ce qui concerne les principaux moyens d’agir sur les passions ou affects, Dominique Thiébaut Lemaire met en évidence à la suite des deux philosophes : comment une passion peut en contrebalancer une autre ; comment se fortifier en bien par l’habitude ; comment le régime politique peut modérer les passions ; comment la maîtrise des passions est possible par la volonté pratique et par la connaissance. A la différence de la volonté pure qui agit par le seul fait d’être formulée, la volonté pratique, au sujet de laquelle Spinoza s’accorde finalement avec Descartes malgré leurs différences de principe, s’appuie sur les efforts répétés de l’exercice ; sur l’anticipation à laquelle contribue le savoir ; sur la capacité de ménager un temps de réflexion quand la passion se fait pressante. La volonté ne sert à rien sans la connaissance, dont l’aspect le plus spectaculaire est le pouvoir de l’esprit sur les corps.

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