Degas à l’Opéra. Par Annie Birga

Exposition au Musée d’Orsay
24 septembre 2019-19 janvier 2020

 

 

Degas à l'Opéra, la classe de danseLa classe de danse (85,5/65 cm, 1876, huile sur toile, Musée d’Orsay)

Cette exposition est organisée par les Musées d’Orsay et de l’Orangerie et la National Gallery of Art de Washington, à l’occasion du trois cent cinquantième anniversaire de l’Opéra de Paris. Ces musées possèdent un fonds important d’œuvres de Degas. L’exposition a lieu successivement en France, puis en Amérique. Le commissariat général en est assuré par Henri Loyrette, éminent connaisseur  de l’artiste.

L’introduction de l’exposition fait voir des copies exécutées par Degas au Musée du Louvre ou bien pendant son séjour de trois ans en Italie, sculptures classiques, peintures de la Renaissance. Le champ de curiosité est vaste et Degas se fait un apprentissage de peintre classique qui va étayer sa création ultérieure. Suivent des dessins multiples réalisés au cours du temps ; ils marquent une attention soutenue aux mouvements du corps que le nu ou la silhouette des danseuses mettent en valeur. Le très beau tableau de 1860, «  Petites filles spartiates provoquant des garçons », est loin d’être un tableau d’histoire. Il s’agirait plutôt d’un exercice gymnique, ou, n’étaient les nus, d’une figure de ballet.

Le monde de la musique va entrer très tôt dans  la sensibilité du jeune homme. Son père, mélomane passionné, organise des soirées musicales dans le salon familial. Degas conservera longtemps un tableau qui en restitue le souvenir ému, « Lorenzo Pagans et Auguste  De Gas » (vers 1871-1872). Lorenzo Pagans, ténor espagnol, s’accompagne à la guitare ; avec la même précision observatrice de l’instrumentiste et de son instrument, Degas dessine et peint, dans leurs attitudes de musicien, pianiste, violoniste, violoncelliste. Mais c’est un bassoniste de l’Orchestre de l’Opéra, Désiré Dihau, qui, en lui passant commande de son portrait, finit de lui ouvrir les portes de l’Opéra. On voit le musicien en premier plan dans la toile « Musiciens à l’orchestre » (1870), et autour de lui d’autres membres de l’orchestre aux physionomies rendues avec vérité et science du portrait. Il en reprendra le thème la même année dans une version bien différente ; il est homme non de la correction, mais de la variation. Et il y étudie cet élément moderne du contraste entre la fosse obscure et la lumière vibrante de la scène, éclairage au gaz qui va devenir électrique. Deux toiles importantes de cette période évoquent des spectacles à succès. En 1867-1868, il réalise un tableau de grandes dimensions – ce qui va devenir très rare dans sa production -, un  « Portrait  de Mlle E(génie) F(iocre)  à propos du ballet de « la Source » ; il semble surprendre dans un moment de pause la belle danseuse en costume exotique, accompagnée de deux autres danseuses et d’un cheval (inspiré par l’une de ses sculptures et, plus tard, repris par Gauguin), tandis que le décor de roches et d’eau courante fait hésiter entre réalité ou théâtre. En 1872 c’est une scène à succès que Degas choisit de représenter, le ballet sarabande des nonnes dans l’opéra « Robert le Diable » de Meyerbeer. Il s’attache à rendre le contraste entre la lumière lunaire du cloître et les mouvements frénétiques du ballet blanc, tandis que les musiciens, partitions mises à part, demeurent dans la pénombre. En 1876, il peint une variation sur ce même thème.  A nous de confronter les deux versions.

Degas est donc devenu un spectateur assidu de l’Opéra. Il privilégie l’opéra français. La salle de la rue Le Peletier brûle en 1873 et en 1875, c’est l’Opéra de Garnier qui la remplace. Mais Degas n’aime pas le Second Empire et il continuera à placer ses scènes de danse dans les ambiances de la rue Le Peletier. Une salle de l’exposition présente des livrets, des maquettes de décors  (en particulier ceux de Ciceri), des affiches, des images de chanteurs en vogue, tous documents prêtés par la B.N. Bibliothèque de l’Opéra.

A partir de sa maturité, les thèmes choisis par Degas se raréfient et la danse y tient une place de choix. Toutes les techniques y sont employées. Les dessins sont un répertoire d’images qu’il reprend dans les peintures ou pastels. Parfois il en isole un sur papier coloré bleu ou vert. Il note les positions des danseuses, les mouvements de pieds, de bras, de jambes. La pierre noire, le fusain, la gouache peuvent se mélanger ou se superposer. Dans ses toutes dernières années quand sa vue a beaucoup baissé, il crayonne, cernées d’un noir épais, de grandes silhouettes de nus en mouvement, dessins quasi expressionnistes d’une violence inattendue.  Il recommande à son ami Forain de lui consacrer une seule phrase en guise d’oraison funèbre : « Il aimait le dessin ». Il est aussi graveur et, à la recherche de techniques rares, il pratique le monotype. Il lui réserve des scènes de genre à caractère social. Il illustre ainsi un récit de son ami, le librettiste et écrivain Ludovic Halévy. Celui-ci relate les aventures de deux jeunes ballerines, les Petites Cardinal, dans les coulisses de l’Opéra, guettées par des aspirants protecteurs avec la bénédiction de leur mère maquerelle. Petites gravures très incisives, bien vues plus tard par Toulouse-Lautrec. On sait que les sculptures de Degas sont toutes à la cire et que ce n’est qu’après sa mort qu’on en tirera des bronzes. Les petites sculptures à la cire sont des études de position et leur titre technique est la preuve de l’extraordinaire précision et attention au mouvement du peintre-dessinateur. Un exemple : « Danseuse, position de quatrième devant sur la jambe gauche ». On revoit aussi la fameuse « Petite danseuse de quatorze ans », complétée d’accessoires véritables, jupe et cheveux, pause tendue qui passa pour provocatrice auprès des censeurs .

La partie – phare de l’exposition demeure la succession de pastels et tableaux, dont le thème unique est la danse dans tous ses états. Et où se manifeste la maestria de l’artiste et sa variété d‘ exécution, son sens de la composition, son maniement de la lumière, son goût pour les couleurs. A côté des tableaux vus habituellement au Musée d’Orsay sont venus des chefs-d’œuvre de nombreux musées du monde. De vastes salles de répétition avec des miroirs, des portes et des perspectives. Des parquets parfois semés d’un arrosoir, d’un tissu, de chaussons. Là-dedans, des danseuses parfois isolées ou à la barre, parfois en grappes. Des couleurs vives, par ci par là, de nœuds de ceintures sur le tutu, .Des lumières sur les cheveux, sur les joues, une atmosphère de travail sous la houlette du maître de danse (Jules Perrot avec sa canne dans «  La Leçon de danse » (1874).  Des moments de fatigue, surpris. Un salut de la danseuse étoile, bouquet à la main. Une danseuse posant chez le photographe dans une atmosphère bleutée de crépuscule. Au passage, on ne s’étonne pas que Degas ait lui-même fait de si bonnes photographies, certaines utilisées pour son travail. Des vues panoramiques dans des « tableaux en long » avec seulement des aperçus de jambes qui descendent un escalier tournant. Le pastel lui permet d’aller vite et de rendre l’immédiateté du mouvement. Degas y a de plus en plus recours (redoutant pour la vision du peintre les effets négatifs de la térébenthine employée dans la peinture à l’huile) et il y trouve la délectation de la couleur, « des orgies de couleurs », dit-il  : «  Trois danseuses en jupe saumon » (1904), « Deux danseuses en jaune », « Trois danseuses (jupes bleues, corsages rouges) ». A ce moment il est plus proche d’Odilon Redon ou de Gustave Moreau que de l’Ingres de sa jeunesse.

Peintre original, qui n’est rattachable à aucun mouvement précis, même s’il a exposé dans de nombreux salons des Impressionnistes, faisant jonction avec le vingtième siècle – et ce n’est pas pour rien qu’il suscita l’admiration de Gauguin et de Maurice Denis – Degas est l’un des plus grands artistes français et cette belle exposition lui rend honneur. Elle le montre dans ses recherches, dans son évolution, dans sa variété à facettes.

Annie Birga

Mythologie : Dédale et Icare

Légendaire ingénieur Dédale a inventé
Plus d’une nouveauté que les Grecs ont vantée
En Crète il a bâti le fameux labyrinthe
Auquel il a laissé sa marque son empreinte
C’est-à-dire son nom quand on y est entré
Le risque que l’on court est d’y rester cloîtré
Bien qu’il ne soit muni d’aucune fermeture
Pour clore les issues c’est une architecture
D’où seuls peuvent sortir les plus malins des rats
Et les plus ingénieux des gens dans l’embarras
Qui savent dérouler perdus dans ces arcanes
Sans le perdre en chemin le fameux fil d’Ariane

Après avoir pu fuir les tortuosités
Compliquant les couloirs où tout fait hésiter
Dédale en lui sentait renaître le désir
De son pays natal avec le déplaisir
D’être sur une terre environnée de flots
Gardé loin de chez lui comme dans un enclos
Il déclare à son fils ne restons pas captifs
Prenons la voie des airs à défaut d’un esquif
Il se fabrique une aile imitant les oiseaux
Attachée à l’épaule avec de fins roseaux
Faite pour chaque bras d’un ensemble de plumes
Collées par de la cire et non par du bitume
Il en dote son fils et s’en revêt aussi
Lui donne des conseils qui montrent du souci
L’exhorte en lui disant « pas d’imprudence Icare
Demeure près de moi évite les écarts »
Mais son fils qui se livre au plaisir de voler
S’élève dans l’espace où il a décollé
Cède à l’attrait du ciel abandonne son guide
S’approche du soleil glissade dans le vide
Et ses ailes de plume et de cire en fondant
Le plongent dans la mer sous les rayons ardents

 

Le dieu de la mer, Poséidon, pour se venger, a éveillé chez Pasiphaé, épouse du roi Minos, une passion monstrueuse pour un taureau que le roi avait refusé de sacrifier à ce dieu. Elle a demandé Dédale de lui créer un simulacre de vache afin qu’elle puisse se glisser à l’intérieur et s’unir avec le taureau grâce à ce subterfuge. De cet accouplement est né le Minotaure que Minos a enfermé dans un labyrinthe construit par Dédale, décidément très sollicité. La seule solution pour en ressortir était de dérouler un fil de laine et de le suivre jusqu’à la sortie. Dédale a donné la solution à une fille de Pasiphaé, Ariane, qui a remis une pelote de laine à Thésée pour qu’il s’en serve afin de s’échapper après y avoir tué le Minotaure (voir « Les Enfants de Pasiphaé » dans le présent recueil). Le mythe du labyrinthe et le mythe d’Icare sont liés par le personnage de Dédale : Icare, fils de ce dernier, s’est tué en essayant de voler avec les ailes fabriquées par son père. L’esprit d’invention s’est manifesté chez d’autres membres de cette famille. La sœur de Dédale avait confié à celui-ci l’instruction de son fils, âgé de douze ans, « capable de bien profiter des leçons d’un maître ». Ce neveu, « ayant remarqué chez les poissons l’arête du milieu et l’ayant prise pour modèle, tailla dans un fer acéré une série de dents et inventa la scie. Il fut aussi le premier qui unit l’un à l’autre par un lien commun deux bras de fer, de sorte que, toujours séparés par la même distance, l’un restait en place, tandis que l’autre traçait un cercle. Dédale, jaloux de lui, le précipita du haut de la citadelle de Minerve [Pallas Athéna en grec], puis il répandit le bruit mensonger d’une mort accidentelle ; mais Pallas, protectrice du génie, le reçut dans ses bras ; elle en fit un oiseau [nommé Perdrix, nom du jeune homme ou de sa mère] et, au milieu même des airs, le couvrit de plumes. La vigueur de son esprit jadis si prompt a passé dans ses ailes et dans ses pieds ; il a gardé son ancien nom. » (Ovide, Les Métamorphoses, livre VIII, vers 236 et suivants).

Dominique Thiébaut Lemaire

Mythologie : Eôs et Tithon

Déesse de l’aurore Eôs aux doigts de rose
Apparaît après l’aube en robe de safran
Séduisante en couleur plus belle en vers qu’en prose
Dans le ciel pâle encore elle a le premier rang

D’elle naît au matin l’étoile Phosphoros
Qui n’est autre le soir que l’étoile Hespéros
Les larmes de ses yeux sont des pleurs de rosée
Que  la mort de Memnon son cher fils a causés
Et causera toujours malgré tous ses amours
Qui la consolent mal quand débute le jour
Malgré son aventure avec Mars le guerrier
Trahison dont Vénus a été contrariée

Sœur du soleil Hélios de Séléné la lune
Toujours jeune attisant de jalouses rancunes
Eôs a enjôlé le beau chasseur Orion
Aimé par Artémis tué par un scorpion
Elle a ravi Tithon dans les deux sens du verbe
Tithon qu’a évoqué le poète Malherbe
Dans sa consolation à Monsieur du Périer
Qui s’affligeait d’un deuil tout de noir colorié
Eôs a obtenu le statut d’immortel
– Oubliant d’ajouter la jeunesse éternelle –
Pour son amant humain lequel a donc vécu
Victorieux de la mort mais le temps l’a vaincu
Dans une longue vie de durée sans égale
Peu à peu desséché transformé en cigale
Voué à supporter son âge à l’infini
Dans un corps consumé peu à peu raccorni
Il endure sans fin les maux de l’existence
Excepté le trépas dont nous faisons des stances

 

Fille des Titans Hypérion et Théia, Eôs qualifiée par Homère de déesse « aux doigts de rose » et « en robe de safran » appartient à la catégorie des divinités gréco-romaines personnifiant la nature, comme son frère Hélios ou Sol le Soleil et sa sœur Séléné ou Luna la Lune. Comme le note Georges Hacquard dans son Guide mythologique de la Grèce et de Rome (1984) : « Essentiel dans la religion primitive, le culte de l’astre solaire perdra de son importance à l’époque classique – au bénéfice notamment d’Apollon, dieu du soleil – mais retrouvera toute sa puissance sous l’Empire, grâce à l’influence des religions orientales […] et tendra de plus en plus vers un monothéisme dont le christianisme recueillera les traditions. » Sa sœur Eôs ou Aurore s’est éprise de nombreux mortels, en particulier du beau Tithon, Troyen frère de Priam, qui lui a donné deux fils, Memnon (tué par Achille) et Emathon. Pour éviter qu’il ne connaisse un sort semblable à celui d’Orion, Eôs a supplié Zeus d’accorder à son amant l’immortalité. Mais elle n’a pas pensé à demander aussi pour lui l’éternelle jeunesse. Impotent et desséché au long d’une vie interminable, bien que nourri d’ambroisie, il est finalement réduit aux dimensions d’une cigale. Au XVIIe siècle, Dans les stances de sa « Consolation à M. Du Périer » qui a perdu sa fille, morte jeune, Malherbe mentionne ce personnage mythologique en disant dans un bel alexandrin que, pour lui, « Tithon n’a plus les ans qui le firent cigale » et que le mérite d’une vie ne se mesure pas à sa longueur  :

Non, non, mon Du Périer, aussitôt que la Parque
Ote l’âme du corps,
L’âge s’évanouit au-deçà de la barque [des Enfers]
Et ne suit point les morts.

 

Dominique Thiébaut Lemaire