Le peintre Charles Walch (1896-1948), exposition à Mulhouse. Par Maryvonne Lemaire

Charles Walch  (1896-1948), un univers poétique et coloré. Exposition au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse (juin-septembre 2015). Catalogue édité par l’association « Les amis de Charles Walch ».

Nantaise venue habiter à Strasbourg à l’âge de seize ans, changement que j’ai d’abord pris pour un exil, j’ai été surprise devant les couleurs de mon nouvel univers. Quittant un monde plus austère d’ardoise, de calcaire et de granit, j’ai été presque gênée par la fantaisie des grès rose et jaune, par les tuiles vernissées multicolores, par l’omniprésence des fleurs, et pas seulement le rouge-orange des géraniums. Aujourd’hui au contraire la lumière des couleurs que le peintre Charles Walch, né à Thann, au sud de l’Alsace, a empruntée à ses origines, m’atteint de tout son éclat. La mémoire rayonnant dans ces tableaux de l’enfance accroche ma propre mémoire, à moi qui n’ai pas eu d’enfance alsacienne. Le triomphe de ses bouquets scande, comme une prière familière, la nécessité de l’art et de la joie.

La Fenêtre bleue. 1939. Centre Pompidou, Paris

L’exposition à Mulhouse d’une centaine d’œuvres de Walch, issues en majorité de collections particulières mais provenant aussi de galeries et  de musées à Paris et en province, est organisée par l’association des Amis de Walch et la ville de Mulhouse. Le musée des beaux-arts de cette ville, en dépit de la mode envahissante de « l’art contemporain », n’a pas hésité à préférer l’accrochage d’un peintre moderne maintenant méconnu.

Walch a connu le succès dans la période de l’Entre-deux-guerres et après la Deuxième Guerre Mondiale. Son fameux Coq, peint pour  être l’affiche du Salon d’Automne de la Libération, où une salle entière était réservée à Picasso, a connu une diffusion mondiale. Une centaine de ses œuvres  a été exposée au Musée d’Art Moderne de Paris en 1949-50. Mais depuis les années 70, rares ont été les expositions de ses œuvres. On rappellera toutefois l’exposition de 64 de ses oeuvres au Musée d’Unterlinden, à Colmar, en 1968, « Hommage à Charles Walch » et les belles commémorations autour du centenaire de sa naissance, au musée de Thann.

L’industrie de l’impression sur tissus était encore très florissante dans la région de Mulhouse  au début du XX° siècle. Le jeune Walch, doué en dessin – il suivit les cours du peintre Robert Kammerer -, issu d’un milieu modeste, était destiné tout naturellement, comme un autre peintre d’origine thannoise, Filiger, à l’atelier de dessin industriel. Handicapé par une atrophie de la main droite et par une jambe plus courte que l’autre, il n’a pas participé à la guerre de 1914-1918. Alors qu’il dessinait sur le motif sa ville de Thann sous les bombardements – Thann a été la première ville d’Alsace  à redevenir française dès 1914 -, il a été remarqué par un officier français, qui lui a conseillé de poursuivre des études d’art à Paris. Grâce à une bourse militaire, il a pu entrer à l’Ecole des Arts décoratifs. Par la suite c’est à Paris, dans son atelier de la rue Borromée, que cet homme jovial, qui rencontre Marquet, Bonnard, que Georges Rouault vient voir chaque jour, a consacré sa vie à la peinture. Il est mort devant son chevalet.

Au Musée des Beaux-arts de Mulhouse, les salles du bas sont consacrées aux fusains et aux dessins des années d’Occupation. Couleurs et toiles étaient difficiles à trouver pendant cette période. La grande finesse de certains dessins,  pourtant marqués par la rigueur du Cubisme, étonne (La Table mise). D’autres nous saisissent par la  vigueur du trait (Au bord de l’eau). Les forts contrastes de valeur ont comme un effet de  couleur.

Justement, dans les  sept ou huit salles du haut, c’est  le triomphe de la couleur. Malgré la méfiance du peintre à l’égard des courants en –isme dans la peinture du début du XXe siècle, fauvisme et même expressionnisme se rappellent au visiteur. Walch posait des couleurs sur la toile, dit-on, et ensuite seulement, il donnait une plastique à cette composition chromatique : un visage, un animal, un pot. Même les couleurs sombres, dans la salle consacrée aux tableaux de l’hiver, font ressentir la vivacité du froid (Froid glacial). Les toiles sont de formats très divers. Parmi elles, beaucoup de grandes toiles (dans tous les sens du terme). Ce sont surtout des scènes de genre comme La Fenêtre bleue, La Médisance, La Charrette, l’Innocent, où l’œil se réjouit de la surabondance des motifs et des couleurs.

Comme la différence entre deux types de dessins l’annonçait au rez-de-chaussée du musée, certaines compositions presque cloisonnées à la manière d’un vitrail, gouaches et huiles, forment un univers vigoureusement dessiné, où  le trait cernant les formes est aussi net que la juxtaposition parfois très vive des couleurs. La palette est souvent plus bleue, plus froide (L’Ouvrage. Coupe de cerises et soleil couchant). Tandis que dans d’autres tableaux aux couleurs pures, lumineuses, solaires, la superposition indécise des plans semblerait de l’ordre du rêve, à la manière de Chagall, s’il ne s’agissait pas de réalités familières (Le Bouquet triomphal).

On reconnaît la campagne et les villages des vallées alsaciennes : toits de tuile émergeant çà et là de prés et de vergers, la barrière d’un jardin, une église. C’est un univers de femmes, celui de l’enfance. Les hommes sont absents, sauf l’acrobate du cirque, l’innocent du village, le jardinier peut-être. Les enfants jouent au cheval de bois, au billard, au cerf-volant ; ils font une ronde, fêtent un anniversaire. Des silhouettes féminines passent ; certaines sont assises, absorbées dans leur ouvrage, avec près d’elles les bobines de fil, les ciseaux, des aiguilles. On entrevoit  un couple d’amoureux. Est-on dans le jardin ou dans la maison, dehors ou dedans ? Une fenêtre permet le passage de l’un à l’autre ou plutôt la confusion entre l’un et l’autre. Est-ce la fenêtre de la rêverie et du souvenir ? En tout cas, l’armoire à linge dite « l’armoire à l’ange » car un ange apparaît dans le miroir du meuble est bien plantée dehors, dans le jardin. C’est l’enfance qui donne au souvenir ses couleurs vives.

Dans presque tous les tableaux, un bouquet, plus ou moins somptueux, revient, parfois de façon délibérément incongrue : digitales, dahlias éclatants, cosmos. Ce bouquet de couleurs occupe le premier plan, même dans les scènes d’extérieur, sans souci de vraisemblance. Certains peintres n’aiment pas peindre de bouquets. Exercice trop académique ? Maîtres indépassables ? Les bouquets de Walch sont faits de fleurs du jardin ou de la montagne. Célébrations de la couleur, comme aussi les motifs de broderie, ils sont composés par des femmes. Ils ne cessent de rappeler  que Walch puise dans sa mémoire les ressources de son art : l’inspiration de la plupart des scènes peintes mais aussi le goût obstiné de l’ouvrage, qui devient œuvre d’art.

Maryvonne Lemaire

Billet : l’Europe et la dette grecque en 2015

L’assemblée de l’euro chargée d’aider la Grèce
Tire à hue et à dia dans un triste congrès
Malade d’avarice elle se discrédite
En jouant pauvrement sa tragicomédie
Qui se montre au grand jour c’est un cas de flagrance
Mesquinerie piteuse on n’y voit rien de grand

En proie aux créanciers dont les mâchoires grincent
Le portefeuille grec est en peau de chagrin
Une échéance tombe et l’on passe la date
Bientôt suivie d’une autre au gré des agendas
Le pays s’appauvrit ses richesses maigrissent
Le ciel bleu de l’Hellade aujourd’hui vire au gris

On marchande un paquet aux ficelles trop grosses
Qu’on ne pourra pas vendre au son d’un allegro
Des prêteurs acharnés réaffirment la dette
Allemands Hollandais et même Finlandais
Ne sachant quoi donner coup de main coup de grâce
Prêts à exécuter le débiteur ingrat

 

Le sujet de la dette grecque a déjà été abordé dans un billet du 22 novembre 2012 auquel le lecteur peut se reporter.
Au sommet européen sur la Grèce qui s’est tenu les 11 et 12 juillet 2015, tout s’est répété : mêmes réunions nocturnes à Bruxelles, suivies d’un accord à l’arraché ; même réticence à débloquer des aides promises ; mêmes montants de dette grecque s’élevant aujourd’hui, comme prévu, à plus de 320 milliards d’euros et à 180 % du PIB (140 % en 2010) ; même difficulté à élaborer un plan d’aide, le troisième après ceux de mai 2010 et de février 2012 ; même impuissance à alléger le poids de cette dette insoutenable, qui ne peut être remboursée que grâce à d’autres prêts consentis par les mêmes. En 2012 déjà, le FMI plaidait pour un tel allègement, face au même front du refus dirigé par l’Allemagne. Comme il y a deux ans et demi, ce qui retient d’organiser un « grexit » (« exit » de la Grèce hors de la zone euro), c’est la peur de ses conséquences imprévisibles. Ces constantes montrent l’incapacité de l’Eurogroupe, et disons-le, l’incompétence et la terrible imbécillité de certains de ses dirigeants. L’austérité continuelle imposée à la Grèce par ses créanciers publics a compromis en profondeur l’économie du  pays et les conditions de vie. Cette politique a abouti à une diminution des dépenses publiques grecques, mais, comme c’était prévisible, à une décroissance encore plus rapide du PIB, malgré tous les efforts consentis par la population dont plus de 25 % est au chômage et dont les revenus ont baissé d’un quart. L’arrivée au pouvoir en Grèce, fin janvier 2015, d’un gouvernement plus à gauche que d’habitude a été pour les conservateurs européens dominants l’occasion d’imputer hypocritement à ce nouveau gouvernement les maux anciens dont ils sont eux-mêmes responsables.

Dominique Thiébaut Lemaire

L’identité de la France et l’historien Fernand Braudel. Par Dominique Thiébaut Lemaire

 

En juin 2015, le politologue Patrick Weil a publié chez Grasset, avec le journaliste Nicolas Truong, un livre intitulé Le Sens de la République. Ce titre est à décrypter, semble-t-il ; on dirait que sens y remplace identité, et que République y remplace France. Braudel, grand historien, mentionné par Patrick Weil et Nicolas Truong, n’avait pas de ces fausses pudeurs, il a écrit L’identité de la France (publié en 1986).
La couverture du Sens de la République annonce : « Les réponses aux onze questions que tout le monde se pose sur l’immigration, l’identité nationale, la laïcité, le religieux, les discriminations, les frontières ».
« Après la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale en 2007, nous explique l’auteur, Nicolas Sarkozy lance en 2009 un débat sur l’identité nationale… La plupart de mes collègues universitaires se sont offusqués et ont affirmé que ce n’était pas au président de la République de définir ce qu’est « l’identité nationale ». Ils avaient raison. Toutefois, en tant que chercheur, on peut travailler sur cette notion et je me suis dit qu’il ne fallait pas laisser la droite extrême se l’approprier ».

C’est en effet l’un des grands mérites de l’auteur, classé à gauche, d’avoir le courage de ré-aborder ce sujet, certes avec un titre un peu crypté, mais sans se laisser impressionner par les oukases de ceux qui, plus à gauche, croient qu’il existe des mots ou des expressions dont l’usage serait « impur », voire infamant. « L’identité nationale » est devenue aux yeux de certains l’une de ces expressions « impures », et l’adjectif « national » l’un de ces mots prétendument salissants qu’il serait indécent d’employer et d’analyser. A ce petit jeu du vocabulaire bêtement politisé et perverti par les tabous, le mot « France » lui-même risque de devenir imprononçable, et le mot « républicain » de devenir gênant, puisqu’il désigne désormais dans notre pays un parti politique de droite. Il importe de lutter contre cette tendance qui conduit à la paralysie linguistique.

Réflexions générales sur le sens des mots et leur définition

D’après Blaise Pascal (De l’esprit géométrique et de l’art de persuader) : « il y a des mots incapables d’être définis ; et si la nature n’avait suppléé à ce défaut par une idée pareille qu’elle a donnée à tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses ; au lieu qu’on en use avec la même assurance et la même certitude que s’ils étaient expliqués d’une manière parfaitement exempte d’équivoques ; parce que la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par nos explications. » Pascal écrit encore, à propos de la géométrie, que lorsque celle-ci est arrivée aux premières notions, désignées par des mots dont il donne comme exemples : espace, temps, mouvement, égalité, tout.., « elle s’arrête là et demande qu’on les accorde, n’ayant rien de plus clair pour les prouver » : de sorte que ce qu’elle propose  » est parfaitement démontré, ou par la lumière naturelle, ou par les preuves. »

Ces réflexions pascaliennes peuvent-elles s’appliquer à « France » et « Français » ? Dans les relations internationales notamment, ces mots sont clairement définis et ne soulèvent guère de problèmes. Pourtant, à l’intérieur de notre pays, ils font l’objet d’interminables débats, et leur sens, pour beaucoup de ceux qui en discutent, semble étrangement s’évanouir dans l’indéfini, dans l’inexplicable, et parfois même dans l’absence de signification.

Si on en arrive là, c’est d’abord parce que, souvent, d’inlassables débatteurs minimisent ou refusent les définitions les plus évidentes, celles de l’histoire, de la géographie, et du droit. Ils les minimisent ou même les refusent, en particulier pour ce qui concerne les frontières étatiques, bien que celles-ci aient proliféré de manière extraordinaire dans le monde actuel, comme le montre le fait que l’Organisation des Nations Unies (notons bien dans cette dénomination la présence du mot nation) rassemble aujourd’hui 193 Etats aujourd’hui, alors qu’elle n’en réunissait que 50 à la date de sa création en 1945.

Parmi ceux qui contestent la notion de nation, mais aussi celles de frontière et de nationalité, de territoire et d’Etat, il y a ceux qui, se disant ou se croyant citoyens du monde, révolutionnaires ou caritatifs (on ne compte plus les ONG, organisations non gouvernementales, qui se proclament sans frontières, c’est devenu un tic de langage) considèrent que la « France » et les « Français » sont des notions dépassées. Il y a aussi ceux, plus modérés, qui s’évertuent à proposer des définitions « allégées ». Mais ni les uns ni les autres ne disent, en reprenant la phrase de Pascal, que « la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par nos explications. » Ce serait considérer que la France est en quelque sorte naturelle, évidente, s’imposant par elle-même comme vérité première. Patrick Weil, quant à lui, pourrait sans doute être classé parmi les partisans d’une définition « light » pour reprendre ce mot anglais qu’on applique aujourd’hui aux aliments qui ne font pas grossir.

Les quatre piliers de l’identité française selon Patrick Weil

Les papiers d’identité de la France et des Français, Patrick Weil les confectionne à partir de quatre caractéristiques principales, qu’il appelle les quatre « piliers » : le principe d’égalité, la langue, la mémoire de la Révolution, la laïcité. L’usage du mot « pilier » suggère une solidité et une lourdeur par laquelle l’auteur cherche sans doute à compenser le caractère « allégé » de sa définition.
A l’occasion de la publication du Sens de la République, ce livre a eu les honneurs de l’hebdomadaire Le Point, ainsi que de l’hebdomadaire L’Express qui a interrogé l’auteur dans un entretien publié dans le numéro daté du 24 au 30 juin 2015, entretien auquel se réfèrent les réflexions qui suivent.

La langue est effectivement une caractéristique forte, avec toutefois une réserve. On se souvient du débat des années 1990 sur l’inscription du français comme langue officielle dans la Constitution : « La langue de la République est le français », phrase qui avait d’abord été rédigée ainsi : « Le français est la langue de la République », et qui a été modifiée à la suite des protestations des pays francophones (en particulier le Sénégal de Senghor) qui considéraient à juste titre que le français n’appartient pas seulement à la République française.

S’agissant de l’égalité comme critère fondamental de « francité », cette idée est très contestable, car elle laisse tomber deux des trois termes qui composent la devise de la République : liberté, égalité, fraternité. De plus, si l’égalité est importante en France, elle ne constitue pas pour autant un critère distinctif, car elle appartient au patrimoine commun de l’Europe et de l’Amérique. Patrick Weil le dit lui-même, dans son entretien à L’Express, en parlant de ce qu’il considère comme son premier « pilier » : « Historiquement antérieur aux autres, il provient du catholicisme, dans le cadre duquel tous les croyants sont égaux devant l’Eglise et devant Dieu ». Pour les pays d’origine protestante, il faudrait mentionner par exemple la constitution des Etats-Unis, en particulier le XIVe amendement : « Aucun Etat ne peut … priver une personne de la vie, de la liberté ou de ses biens sans une procédure légale suffisante (due process of law), ni refuser à quiconque relève de sa compétence l’égale protection des lois (equal protection of the laws) ». Et pour le monde entier, la « Déclaration universelle des droits de l’homme » adoptée en 1948 par l’ONU, proclame dans son article premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

Venons-en à la « mémoire de la Révolution », que l’auteur semble réduire à un seul mode d’expression politique, celui de la « manifestation publique », en faisant l’impasse sur d’autres aspects plus importants de la Révolution française, et sur des siècles d’Ancien régime, alors que la présence de ce passé reste forte aujourd’hui, comme Patrick Weil le reconnaît d’ailleurs lui-même en reliant le principe d’égalité au catholicisme.

Nous en arrivons au quatrième des critères qui permettraient de distinguer des autres la France et les Français : la laïcité. « La particularité de la laïcité française, dit l’auteur, c’est que l’Etat est absolument neutre, le président de la République ne prête pas serment sur la Bible, contrairement aux Etats-Unis » Et, ajoute-t-il, « l’interdiction absolue de se marier religieusement avant d’être passé devant le maire est un principe fondateur de notre laïcité depuis 1792 ». Finalement, « la laïcité repose en priorité sur la liberté de conscience ». Mais on ne peut comprendre l’importance de la laïcité en France sans remonter à l’histoire de l’Ancien régime, aux guerres de religion et aux combats des Lumières contre l’Eglise au XVIIIe siècle.

La question du territoire

Quand le journaliste de L’Express demande à Patrick Weil : « pourquoi ne considérez-vous pas la notion de territoire comme un des piliers de la nation ? » l’interrogé répond : « Ce qui fait la France, ce n’est pas un territoire… Ce qui fait qu’on se sent chez soi partout en France, ce sont nos référents communs », c’est-à-dire, concrètement, la langue et la devise de la République sur les bâtiments publics.
Ces affirmations sont à l’opposé de ce que nous explique dans L’identité de la France Fernand Braudel (1902-1985), professeur au collège de France et président de la VIe section des Hautes Etudes devenue l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Braudel avait conçu ce livre en quatre parties dont il n’a achevé que les deux premières : I. Espace et Histoire (sous le signe de la géographie) ; II. Les Hommes et les choses (démographie et économie politique) ; III. Etat, Culture, Société ; IV. La France hors de France. Comme on peut le constater, la géographie vient d’abord. Alors que Patrick Weil voit dans la diversité géographique et humaine du pays une marque de dispersion et de non-identité (« lorsqu’un Niçois visite pour la première fois Calais, dit-il à L’Express, il n’est pas chez lui : il ne connaît rien de ses rues, de son port, de ses habitants »), pour Braudel il s’agit au contraire de l’un des traits les plus typiques de la France, diverse mais une. On peut citer à cet égard les titres des trois chapitres d’Espace et histoire : « Que la France se nomme diversité » ; « La cohésion du peuplement : villages, bourgs et villes » ; « La géographie a-t-elle inventé la France ? »

Notons en passant la contradiction qui existe aujourd’hui dans la gauche française entre d’une part l’insistance à se référer au « droit du sol » pour définir la nationalité, et d’autre part la réticence à parler de territoire – on en parle, mais sur un mode mineur et au pluriel (« les territoires ») comme pour réduire ainsi la difficulté en la subdivisant en petits morceaux.
Notons aussi que des auteurs qui se veulent de gauche comme Emmanuel Todd et Hervé Le Bras ont fondé leur réflexion démographique et anthropologique sur la cartographie qui n’est autre qu’une manière savante de tracer des frontières.

Nécessité d’une démarche comparative, réflexive et passionnée

On sait clairement, au moins depuis le structuralisme, qu’on ne peut définir quelque chose que dans un système d’oppositions significatives par rapport à d’autres choses, et qu’on ne peut définir quelqu’un que par rapport à autrui. Ce principe conduit à deux sortes de considérations, relatives d’une part à la France des quatre « piliers » comparée à celle de Braudel, d’autre part à la difficulté de définir la France de l’intérieur sans confronter cette définition à celles des autres pays.
Comparée à la France de Braudel, où le concret prédomine, la France des quatre piliers apparaît abstraite et schématique, réduite à quelques linéaments incomplets. On se demande alors si la politologie est en mesure de nous définir la France, et on soupçonne qu’elle est incapable de le faire. Il y faut quelqu’un – un écrivain comme Péguy ou Aragon, un historien comme Michelet ou Braudel, un homme d’Etat comme Clémenceau ou de Gaulle – qui soit en mesure, par caractère et par passion, d’embrasser cette réalité complexe. Le titre même du livre nous en avertit : certes, parler de l’identité nationale par le biais de la République exige du courage, mais parler de la France (sans politicaillerie) demande encore plus d’exigence.
Par ailleurs, si la France vue de l’intérieur semble difficile à définir, vue de l’extérieur elle existe bel et bien. Sans doute son image est-elle faite en partie de clichés, mais elle existe au-delà des clichés. Les non Français qui la regardent s’étonnent d’un grand décalage entre ce qu’ils voient de positif et ce que les Français expriment – souvent en négatif et en négation d’eux-mêmes, honteux de paraître fiers de leur pays, et craignant toujours de paraître ringards, de ne pas « faire moderne ». Alors même que le pays reste à la pointe des sciences et des techniques.

Braudel a écrit dans l’introduction de son Identité de la France : « je tiens à parler de la France comme s’il s’agissait d’un autre pays, d’une autre patrie, d’une autre nation. Regarder la France, disait Charles Péguy, comme si on n’en était pas ». Peut-être faut-il nuancer cette attitude par la « réflexivité » de Pierre Bourdieu. Disons d’abord que celui-ci évoque Braudel dans son Esquisse pour une auto-analyse (p. 47) : « Tout ce qui pouvait paraître nouveau, dans le champ des sciences sociales, se trouvait alors rassemblé à l’Ecole pratique des hautes études, animé par Fernand Braudel qui, bien que critique de mes premiers travaux sur l’Algérie, parce qu’ils faisaient selon lui trop peu de place à l’histoire, m’a toujours donné un soutien très amical et très confiant ». Bourdieu explique, notamment dans Science de la science et réflexivité, que « pour porter au jour le caché par excellence, ce qui échappe au regard de la science parce qu’il se cache dans le regard même du savant,…il faut objectiver le sujet de l’objectivation ». Et dans la conclusion : « Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet ». Ainsi, il faut regarder la France comme si on en était pas, tout en se regardant comme faisant partie de ce qu’elle est.
On trouve beaucoup de réflexivité chez Braudel qui, en particulier, à la fin de son introduction, se rappelle la défaite « en cet été 40 qui, par une ironie du sort, fut somptueux, éclatant de soleil, de fleurs, de joie de vivre… Nous, les vaincus, sur le chemin injuste d’une captivité ouverte d’un seul coup, nous étions la France perdue, comme la poussière que le vent arrache à un tas de sable. La vraie France, la France en réserve, la France profonde restait derrière nous, elle survivait, elle a survécu ».

« Il est vrai, écrit encore l’historien, que ces monstrueuses blessures avec le temps se cicatrisent, s’effacent, s’oublient – c’est la règle impérieuse de toute vie collective : une nation n’est pas un individu, n’est pas une personne ». Non, mais elle n’existe pas sans une sorte d’amour que les Romains appelaient « amor patriae » ou « caritas patriae », évident et explicite chez Braudel. C’est aussi le message qu’a laissé l’économiste Bernard Maris, né d’un père originaire de la région de Toulouse et d’une mère marseillaise d’origine alsacienne. Bernard Maris a été assassiné lors du massacre de la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. Son dernier livre est paru en avril 2015 sous le titre : Et si on aimait la France, sans point d’interrogation ni d’exclamation.

Donc, au fond, ce qui fait la France, c’est fondamentalement l’amour que ressentent pour elle les Français mais aussi les autres habitants de la planète. Il se fonde sur la géographie et l’histoire (Bernard Maris écrit que « la France est avant tout un espace, avant d’être une histoire, des symboles, des dates. Elle est une géographie, pour paraphraser Michelet : « l’histoire est d’abord toute géographie ») L’amour de la France se fonde bien sûr également – c’est-à-dire tout autant – sur sa langue, ses valeurs, et tout ce qu’elle est capable de produire de bien, de beau, et de vrai. Mais l’amour n’est pas facile à expliquer !

Dominique Thiébaut Lemaire