Les Citadelles : revue de poésie n° 21 (2016)

Le numéro 21 de la revue annuelle de poésie Les Citadelles est paru en avril.

Les Citadelles. 2016. N° 21

Les Citadelles. N° 21. VersoCorrespondance et commandes à adresser à Philippe Démeron, 85 rue de Turbigo, 75003 Paris.

Libres Feuillets a rendu compte des précédents numéros dans plusieurs articles :
–  Les Citadelles: revue de poésie numéro 20, publié le 21 mai 2015 ;
–  La revue de poésie Les Citadelles numéro dix-neuf (2014), publié le 3 avril 2014. qui contient un rappel des numéros de 2012 et de 2013 ;
–  La revue de poésie Les Citadelles numéro seize (2011), publié le 19 novembre 2011.

 

Le premier texte du présent numéro, celui de Christophe Manon, fait penser au romancier Claude Simon, prix Nobel de littérature, pour le sujet et pour le style. Il incite à réfléchir aux correspondances possibles entre la poésie et le roman.

Comme les précédentes, cette livraison de 2016 permet de découvrir des poètes (s’exprimant en français bien sûr, mais aussi en anglais, en catalan, en italien), et d’approfondir la connaissance de ceux que la revue nous a déjà fait découvrir antérieurement.
On notera un long poème de l’irlandais Derek Mahon, du genre « monologue récitatif » (décrivant vingt-quatre heures de la vie de l’auteur parcourant la ville portuaire où il habite : « Prends ta canne et va-t’en flâner sur le chemin », s’est-il dit), avec une préface de Jacques Chuto qui a traduit cette oeuvre en alexandrins, peut-être parce que le poète lui-même a incorporé à son texte un alexandrin de Mallarmé : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres ! », c’est-à-dire en anglais : « The flesh is weary and I have read the books ». Derek Mahon n’est pas un inconnu pour les lecteurs de la revue, il figurait déjà au sommaire des numéros seize (2011) et dix-neuf (2014) notamment. Toujours en ce qui concerne la poésie irlandaise, la partie « magazine » à la fin de la revue présente en version bilingue un poème politique de Yeats intitulé ‘Pâques 1916″, au sujet d’un soulèvement contre la domination britannique il y a cent ans.
Un « cahier italien » regroupe les textes de onze poètes – souvent membres de l’Aleph, association de poésie fondée par Luigi Celi et Giulia Perroni à Rome – dont les noms sont énumérés dans le sommaire reproduit ci-dessus, et dont plusieurs ont apporté leur contribution aux Citadelles au cours des années précédentes. Voici quelques citations, choisies au hasard de la lecture :
–  Lucianna Argentino : « elle (l’encre) fertilise la feuille / elle met des anses à l’anxiété / fait ressortir le vide des bords / aux rebords elle demande le vertige / pour sauter dans le plein de la vie » ;
–  Tina Emiliani : « Dans mes rêves il avait de larges épaules / où m’appuyer dans les moments de brume / mais presque toujours c’était moi l’oreiller  » ;
–  Francesco Lioce : fragment d’un poème intitulé « L’attente  » : « Robe de chambre bien ajustée, / cheveux qui de sommeil  / embaument encore, / La femme aux vases verse / De l’eau, parle aux fleurs, / s’occupe des hirondelles. »
Dans la rubrique « Poètes pour nos jours », on trouve des textes des fondateurs de la revue, Philippe Démeron et Roger Lecomte. Un poème en prose de Philippe Démeron, ayant pour thème « La matière », retient d’emblée l’attention par une comparaison-métaphore évoquant les plaques photographiques sur lesquelles les objets matériels ont eu le temps de s’imprimer, alors que l’image des personnages n’a pu s’y fixer au passage. Ce texte se poursuit par des strophes de quelques lignes sur les sensations que nous donne la matière, y compris la matière vivante de notre corps ou du corps de l’autre, senti par le poids, le mouvement, le toucher. Il pose une question entre physique et poésie, celle de savoir si nous sommes faits de la même matière que les objets les plus lointains de l’astronomie. Un poème de Roger Lecomte, en hexasyllabes, octosyllabes et alexandrins, dont les diverses longueurs sont bien agencées entre elles, fait entendre ses harmonies dans un registre plus sombre que d’ordinaire, caractérisé par une sorte d’angoisse que le poète appelle « angoisse brumaire ».
A la fin de la revue, comme d’habitude, un « Magazine » et de « Brèves chroniques » expriment, sous la plume, cette année, de Philippe Démeron, de Denis Hamel et de Martin Muze (un double de Philippe Démeron), les appréciations d’une critique littéraire sympathique, c’est-à-dire amicale et agréable, ce qui peut être considéré comme l’une des conditions de la justesse. Dans les « Brèves chroniques » de 2016 sont présentés (souvent avec des citations) les ouvrages récents publiés par plusieurs auteurs figurant au sommaire de cette année : Marie-Anne Bruch et sa mélancolie : « Les sièges vides / face à moi / me tenaient compagnie » (Ecrits la nuit) ; Jean Pichet et son rayonnement intérieur : « Les bruyères resplendissent / De savoir que tu les aimes » (Une poignée de feuilles) ; Henri Le Guen qui cite René Char et combine différentes sortes de vers libres pour exprimer la présence des éléments naturels (L’Offrande des ciels) ; Dominique Thiébaut Lemaire et la « ligne claire » de sa poésie qui, sans craindre d’évoquer l’actualité apparemment prosaïque, « réinsère le monde dans l’enchantement » (De jour en jour) ; Sydney Simonneau, qui, dans une langue lyrique, se souvient de Sartrouville où il a vécu plus de quarante ans avant d’aller habiter dans le sud-ouest de la France (Sartrouville, l’envol d’une île). Armelle Leclercq, présente en 2015, ne figure pas au sommaire de 2016, mais les « Brèves chroniques » rendent compte de ses dernières publications, dont un livre de poésie sur le Japon (Les Equinoxiales).

Libres Feuillets

Billet : « verba volant » ?

A l’opposé de l’acte scriptural
Qui va garder ce que l’on écrira
Filles de l’air les paroles verbales
Volent au vent plus que tout ici-bas
Bien que parfois ce ne soient pas des bulles
Mais des idées qu’un souffle distribue
Pour mieux saisir le sens du mot parole
Il faut savoir qu’il vient de parabole

Un bruit de fond subsiste intemporel
Né de bien loin se poursuit sans arrêt
Depuis le temps de la tour de Babel
Il se propage au gré des alphabets
Rumeur murmure ou long conciliabule
Il vit toujours et n’est jamais fourbu
Pour mieux saisir le sens du mot parole
Il faut savoir qu’il vient de parabole

Quand se remuent des vocables fébriles
Une pensée peut nous servir d’abri
Contre leur flot labile et volubile
Une pensée maîtresse du débit
Qui réagit si la phrase fabule
Qui veut du vrai du parler sans abus
Pour mieux saisir le sens du mot parole
Il faut savoir qu’il vient de parabole

 

 

« Verba volant, scripta manent », nous dit un proverbe latin : les paroles s’envolent, les écrits restent. On peut citer dans le même ordre d’idées plusieurs proverbes ou expressions opposant les paroles non seulement aux écrits mais aux actes, comme : « c’est un moulin à paroles », « payer quelqu’un de paroles », ou de « belles (bonnes) paroles »… Au contraire, dans la tradition chrétienne par exemple, la parole est souvent valorisée. Dans les langues dites romanes, les mots qui la désignent (parole et parler en français, parola et parlare en italien, palabra en espagnol, palavra en portugais…), dérivent tous de parabole, et l’on sait que celle-ci, en tant qu’elle désigne un récit allégorique porteur d’un enseignement moral et religieux, est l’un des modes d’expression favoris des évangiles. De la même étymologie relèvent « parlement » en français, «parliament » en anglais. On dit aussi « parole d’honneur », « tenir parole ». Le même mot est ainsi valorisé ou dévalorisé selon les circonstances. C’est aussi le cas de «verbe», dont il est question plus haut sous sa forme latine. L’expression « verbe de Dieu » a été courante, en accord avec le début de l’évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe » (du moins dans le texte latin, car le texte grec du même évangile nous dit : « Au commencement était le logos »). Plusieurs mots ou expressions dérivés du « verbum » latin sont au contraire péjoratifs : « verbalisme, verbeux, verbosité, « avoir le verbe haut »… Ces ambivalences sémantiques de la parole et du verbe rappellent la formule du fabuliste Esope : « La langue est la meilleure et la pire des choses. »

Dominique Thiébaut Lemaire

Montaigne, Chateaubriand, Hersart de la Villemarqué, Loti, Henry Bordeaux, Martin du Gard, Stephan Zweig, Claudel, dans Quatre familles dans les guerres. Par Dominique Thiébaut Lemaire.

Quatre familles dans les guerres, livre de Dominique Thiébaut Lemaire et de Maryvonne Lemaire Scavennec, publié en 2014, qui a pour cadre géographique Thann en Alsace, La Bresse dans les Vosges, et Rosporden en Bretagne, a fait l’objet d’une présentation dans un article de Libres Feuillets daté du 14 avril 2014, intitulé Quatre familles dans les guerres (Vosges, Alsace, Bretagne). Plusieurs écrivains sont évoqués dans ce livre, en lien avec l’histoire qui y est racontée.

Montaigne à Thann en 1580 (p. 22-23)

En 1580, Montaigne entreprend un voyage de 17 mois à travers la Lorraine, la Suisse, l’Allemagne et l’Italie, pour soigner dans diverses villes d’eaux sa gravelle, c’est-à-dire ses coliques néphrétiques ; mais aussi, sans doute, pour s’éloigner des guerres de religion en France. La première partie de son journal de voyage a été rédigée par un secrétaire, la deuxième par lui-même en italien. Les voyageurs, depuis Soissons, sont passés par Domrémy, village de Jeanne d’Arc, et se sont arrêtés en particulier pendant onze jours aux eaux de Plombières près de Remiremont dans les Vosges. A Remiremont, les chanoinesses, en conflit avec le duc de Lorraine qui voulait mettre fin à leur indépendance, ont demandé à Montaigne de plaider leur cause à Rome, le Saint-Siège les ayant constamment soutenues dans le passé. Mais, cette fois, Rome a tranché en faveur du duc, et le siège abbatial est devenu le monopole de la maison de Lorraine. En route vers Bâle, Munich, Venise et Rome, Montaigne est passé dans le sud de l’Alsace, à Thann, dont le vignoble lui a inspiré des appréciations élogieuses :
« Tane… ville d’Allemagne, sujette à l’Empereur, très belle. Lendemain au matin, trouvâmes une belle et grande plaine flanquée à main gauche de coteaux pleins de vignes, les plus belles et les mieux cultivées, et en telle étendue, que les Gascons qui étaient là disaient n’en avoir jamais vu tant de suite. » En septembre 1581, après son séjour de cinq mois à Rome, Montaigne reçoit aux bains de Lucques la nouvelle qu’il a été élu maire de Bordeaux. Il prend alors le chemin du retour.

Chateaubriand et les chanoinesses de Remiremont (p. 7-8), à la veille de la Révolution

On connaît les pages célèbres de Chateaubriand sur sa jeunesse et celle de sa sœur Lucile au château de Combourg en Bretagne. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, il est aussi question de Lucile à d’autres moments de sa vie, en particulier quand, juste avant la Révolution, elle a fait partie du chapitre de l’Argentière et qu’elle a essayé sans succès de devenir chanoinesse du chapitre de Remiremont, dont dépendait en grande partie la vallée de La Bresse.
Sous l’Ancien Régime, ce genre d’institution accueillait les filles nobles qui y étaient assurées d’un revenu et d’un statut social élevé. Pour y être admises, elles devaient faire la preuve de leurs quartiers de noblesse. Un généalogiste examinait attentivement les dossiers. Il est intéressant de noter que les Chateaubriand, en dépit de leurs grandes prétentions nobiliaires, n’ont pu faire admettre Lucile à Remiremont, car il fallait des preuves de noblesse complètes des deux côtés, dans l’ascendance non seulement masculine comme en Bretagne, mais aussi féminine, conformément à la règle de la généalogie germanique dont Voltaire s’est moqué dans Candide. Ces chanoinesses, qui habitaient en ville (d’où la beauté des maisons de Remiremont encore aujourd’hui), étaient libres de renoncer à leur condition pour se marier.

Hersart de la Villemarqué, le Barzaz Breiz et la famille Scavennec (p. 91 et annexe 3.2)

Jacques Scavennec, cultivateur, s’est marié à Bannalec près de Rosporden en 1872 avec Marguerite Rouat, fille de Louis Rouat et d’Anne Guéguen, cultivateurs. Les époux Scavennec-Rouat sont les arrière-grands-parents Scavennec de Maryvonne Lemaire Scavennec. Dans la proche famille d’Anne Guéguen, mère de Marguerite Rouat, les chercheurs ont identifié des informateurs de Théodore Hersart de la Villemarqué, grâce auxquels celui-ci a composé son Barzaz Breiz, recueil de poèmes bretons chantés, traduits en français, annotés et publiés par lui au XIXe siècle. La résidence familiale de l’auteur du Barzaz Breiz, ancien élève de l’Ecole des chartes, se trouvait à Nizon (aujourd’hui Pont-Aven) et à Quimperlé.
Anne Guéguen est une sœur de :
–  Joseph Pierre Guéguen, qui s’est marié à Nizon en 1831 avec Perrine Michelet, et qui a été cultivateur à Nizon/Tremalo avec son épouse ;
–  Marguerite Guéguen, qui a épousé à Nizon en 1827 Silvestre Le Naour, cultivateur.
D’après les notes laissées par la mère de Théodore de La Villemarqué sur les informateurs de son fils, Perrine Guéguen née Michelet aurait chanté en breton à l’auteur du Barzaz Breiz « Héloïse et Abailard », et Marguerite Guéguen « Aussi riche que le marquis de Pontcalec ». Ces chants se trouvent dans le Barzaz Breiz, le premier sous le même titre, le second intitulé « La Croix du  chemin ». Pierre Michelet frère de Perrine Guéguen née Michelet aurait fourni le chant intitulé « Les Séries ».

Pierre Loti et Rosporden (p. 37-38)

Julien Viaud (Rochefort 1850-Hendaye 1923), officier de marine, alias Pierre Loti, écrivain, qui s’est inspiré de ses voyages, a tiré parti, dans certaines de ses œuvres, de la connaissance qu’il avait de régions françaises telles que la Bretagne. Rosporden, qu’il dénomme Toulven, est le lieu auquel se rattache l’histoire de Mon frère Yves (1883), un ami marin qui s’appelait en réalité Pierre Le Cor. Celui-ci s’est marié à Rosporden en 1877 avec une native du lieu. Il y a fait construire une maison dont Loti a rédigé lui-même le descriptif. Passé premier maître en 1886 grâce aux relations de Loti, Pierre Le Cor a quitté la marine en 1892. Il s’est retiré à Rosporden en ayant tendance à oublier ses bonnes résolutions de tempérance. Dans ses notations sur Toulven, l’écrivain ne laisse pas de doute sur le fait qu’il s’agit de Rosporden. Il évoque la flèche en granit de l’église au bord des étangs formés par l’Aven. Il évoque aussi les pardons, tels que celui de Bonne-Nouvelle et celui de Saint-Eloi dont la chapelle, précise-t-il, « ne s’ouvre qu’une fois l’an, pour le pardon des chevaux, qui viennent tous alentour, à l’heure d’une messe basse qu’on dit là pour eux ».

La région de Thann vue par Henry Bordeaux pendant la guerre de 1914-1918 (p. 27-29)

En 1914-1918, plusieurs personnalités sont venues dans la région de Thann, que la France a pu reconquérir dès le début de la guerre sans pouvoir récupérer davantage de terre alsacienne avant 1918. L’un de ces visiteurs, le romancier Henry Bordeaux (élu à l’Académie française en 1919) a publié en 1920 La Résurrection de la chair, première moitié d’une oeuvre intitulée La Jolie fille de Thann, qui évoque cette ville et les combats très meurtriers du « Vieil Armand » (Hartmannswillerkopf en allemand), zone montagneuse près de Thann au-dessus de la plaine d’Alsace.
Propriétaire à Chapareillan près de Grenoble, la mère d’André Bermance, jeune officier tué au Vieil Armand le jour de Noël 1915, a été invitée par la fiancée alsacienne de son fils, Maria Ritzen, fille d’un ingénieur travaillant chez M. Helding, riche industriel de Thann. D’après ce que dit de lui le romancier, M. Helding est Jules Scheurer, imprimeur sur étoffes, dont les deux fils sont morts pour la France en 1915. Henry Bordeaux décrit Thann vue par les yeux de Mme Bermance : « Elle connut Thann, si jolie au débouché de la vallée, à l’entrée de la plaine, au bord de la Thur, effilant, entre les derniers contreforts arrondis des Vosges, la flèche ajourée de Saint-Thiébaut qui se dresse en l’air si aiguë, si mince, si délicatement ouvragée qu’elle semble appeler les rayons du soleil pour les sertir dans ses pierres comme des diamants. Elle aima ses rues propres et étroites, … son aspect ouvert et aimable jusque dans les ruines, ses vieilles maisons aux toits pointus… » Maria Ritzen, enceinte d’André Bermance, n’ose pas l’avouer à ses parents. Mme Bermance l’emmène à Chapareillan. A la naissance de l’enfant, les rudes villageoises et villageois, d’abord hostiles à l’Alsacienne, changent complètement de sentiment en se passant le nouveau-né de bras en bras. Après la victoire de 1918, Maria Ritzen épouse un jeune industriel de Mulhouse, amoureux d’elle depuis longtemps, et qui a accepté de reconnaître l’enfant.

Roger Martin du Gard et l’été 1914 en Alsace (p. 27)

Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature en 1937, termine la partie intitulée L’Eté 1914 de son roman Les Thibault par la mort de Jacques, l’un des deux fils Thibault, dans la région de Thann-Altkirch où s’est écrasé l’avion du haut duquel il voulait jeter des tracts pacifistes. Après l’accident, le blessé a entendu une discussion entre militaires français : « On devait atteindre Thann, faire un mouvement de conversion, comme ça, un redressement le long du Rhin, pour aller couper les ponts. Mais on s’est trop pressé. On était mal engagé, tu comprends ? On avait voulu aller trop vite… Il a bien fallu battre en retraite… » Finalement, Jacques Thibault, laissé en arrière dans la retraite précipitée des troupes françaises, est abattu par le gendarme qui le gardait et qui voulait fuir sans s’embarrasser de cet homme mal en point tenu pour un espion.
Roger Martin du Gard connaissait l’Alsace du sud par la famille Schlumberger originaire de Guebwiller (ville proche de Thann). Jean Schlumberger et Roger Martin du Gard étaient des amis de Gaston Gallimard et faisaient partie des auteurs de la NRF dont Jean Schlumberger était aussi un fondateur.

Stephan Zweig en Alsace entre les deux guerres mondiales  (p. 29)

Le récit de Stephan Zweig intitulé « Une expérience inoubliable », publié dans Hommes et destins (Belfond, Le Livre de poche, 1999, pour la traduction française), commence par la cathédrale de Strasbourg, et se poursuit par Colmar, où l’auteur admire le retable d’Issenheim, avant de se rendre à Gunsbach où habite Albert Schweitzer. « Sur les flancs des Vosges et sur l’autre versant, le côté allemand où, d’heure en heure, les canons crachaient dans un bruit sourd leurs projectiles toxiques, une lumière vespérale s’étend, paisible, écrit Stephan Zweig. On peut marcher en toute insouciance sur la route qui, il y a quatorze ans encore, n’était plus qu’un tunnel recouvert de paille. » Dans la petite église, Albert Schweitzer joue à l’orgue une cantate de Jean Sébastien Bach. « Une journée aussi achevée, continue Stephan Zweig, permet de retrouver la foi face à l’époque la plus hostile. Mais le train poursuit sa course à travers la terre d’Alsace et voilà que soudain on sursaute, car les noms des gares criés au-dehors éveillent des souvenirs oppressants : Sélestat, Mulhouse, Thann. Ils sont restés dans nos mémoires à travers les bulletins de l’armée : ici 10 000 morts, là 15 000, et là-bas dans les Vosges, dont la silhouette argentée évoque des fantômes errant dans les brumes, 100 000 ou 150 000, tombés sous les baïonnettes, sous les balles, gazés, empoisonnés, victimes d’une haine, d’une guerre fratricides. Et on se reprend à désespérer, incapable de comprendre pourquoi cette même humanité qui produit les chefs-d’œuvre les plus étonnants, les plus inconcevables dans le domaine spirituel, n’a pas appris depuis tant de milliers d’années à maîtriser le secret le plus simple : maintenir vivant l’esprit d’entente entre les hommes de tous horizons qui ont en commun d’aussi impérissables richesses ».

Camille et Paul Claudel, à La Bresse dans les Vosges (annexe 1.5, p. 199-208)

Dans une lettre du 6 décembre 1946, adressée à Eugène Lemaire maire de La Bresse détruite, Paul Claudel écrit ceci :
« Non, Monsieur Le Maire, je n’oublie pas La Bresse ! Comment l’oublierais-je, la chère petite cité de qui le nom de Claudel est inséparable depuis je ne sais combien de générations ? N’est-ce pas sur un de vos registres paroissiaux qu’un chercheur a retrouvé le nom du patriarche Jacques Elophe Claudel, décédé en 1530, et de qui sont issus ou à qui se rattachent presque toutes les familles de la belle vallée ? C’est là qu’au début du siècle dernier, ma courageuse aïeule, restée veuve à la suite du décès accidentel de son mari, éleva une famille de six enfants.
« Mon père, Louis Prosper Claudel, conservateur des hypothèques, n’oublia jamais sa petite patrie, et chaque fois que les vacances le lui permettaient, il emmenait sa famille au cimetière où notre nom se répétait aussi souvent sur les tombes que sur les enseignes de la localité… »
Paul Claudel et Eugène Lemaire grand-père paternel de Dominique Thiébaut Lemaire étaient apparentés, issus d’ascendants communs dont les mariages ont eu lieu en 1726 et 1758.
D’après des souvenirs de Paul Claudel rapportés par Henri Guillemin dans la Revue de Paris, les enfants Claudel, Camille, Louise et Paul, ont passé des vacances d’été vers 1875-1880 à La Bresse, où ils cueillaient des brimbelles (nom vosgien des myrtilles) et se baignaient dans le Lac des Corbeaux. Ils allaient parfois à Docelles, où leur oncle Charles avait une usine de papier, et à Gérardmer où leur oncle Isidore Gegout ancien négociant était buraliste.
Camille Claudel, en août 1885, a passé ses vacances chez son oncle Isidore, mari de Joséphine Claudel. A cette occasion, elle a dessiné au fusain une « femme de Gérardmer » qui se trouve aujourd’hui au musée Eugène Boudin à Honfleur.

Hubert Robert, un peintre visionnaire. Par Maryvonne Lemaire

Hubert Robert (1733-1808), un peintre visionnaire, exposition au Musée du Louvre. Du 8 mars au 30 mai 2016.

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Pour la première fois depuis 1933, en association avec la National Gallery of Art de Washington, le musée du Louvre consacre une exposition aux œuvres de celui qui en fut le premier Conservateur, de 1795 à 1802, après avoir été  Garde des tableaux du roi  avant la Révolution. Un peintre du siècle des Lumières, bien de son temps, qui a dépeint le passage du temps.

Dès l’entrée, le portrait d’Hubert Robert, œuvre de son amie Elisabeth Louise Vigée Le Brun, nous fait face. Ce tableau accroche le regard par l’attitude de l’artiste, accoudé, palette en main, à quelque balustrade antique. Le peintre porte sa tenue de travail, redingote gris-bleu à col rouge longtemps portée, gilet de couleur or, foulard blanc noué avec désinvolture. La tête tournée aux trois-quarts vers la droite, dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler les portraits de son ami Fragonard, il n’observe pas, il voit et nous transporte par ce regard dans son univers.

Profusion, élégance, lumière, mouvement… Les premières œuvres peintes pendant le séjour qu’Hubert Robert fit à Rome de 1754 à 1765, d’abord dans la suite de l’ambassadeur du roi auprès du pape puis comme pensionnaire de l’Académie de France, étonnent le visiteur par la richesse du détail, qu’il s’agisse de frondaisons, de lignes et motifs architecturaux, d’œuvres dans l’œuvre, de personnages, gens du peuple et de l’aristocratie. L’élégance provient de la proportion, qui est presque disproportion, entre la haute stature, comme éternelle, des arbres, des monuments et l’animation donnée par de petits personnages saisis sur le vif de leurs activités, lavandières, promeneurs, bergers, découvreurs d’antiques, peintres travaillant sur le motif. Les éléments de sculpture antique retrouvent une nouvelle vie plus prosaïque. La vibration de la lumière que font naître les larges réserves de ciels et les contrejours dorés, est comme naturelle par l’effet de simples touches de blanc dans l’eau des fontaines, dans les dentelles de toilettes féminines ou de jabots,  dans la transparence du linge qui sèche au soleil. Le motif lui-même crée le mouvement, eau jaillissante de la fontaine ou de la cascade,  flammes dévorantes d’un incendie, escalier menant on ne sait où, tandis que le point de vue latéral choisi par le peintre accentue encore l’impression de mobilité.

 Que faut-il préférer ? Les sanguines, prêtées surtout par le musée de Valence, comme Le Dessinateur au musée du Capitole, l’Etude de plantes ou encore le Jeune homme lisant prêté par le musée de Quimper ? Les délicates encres brunes et aquarelles (Vue de la villa Madame, Vomitorium du Colisée) ? Ou bien les huiles sur toile du Jardin d’une villa italienne,  de l’Escalier tournant au palais Farnèse à Caprarola ?

L’œuvre présentée au Salon de 1767, Le Port de Ripetta à Rome, peinte par Hubert Robert en vue de son agrément à l’Académie royale, traduit l’influence de ses deux maîtres italiens, le peintre de monuments Pannini et le graveur Piranesi connu pour ses architectures imaginaires. Robert des ruines (surnom du peintre lorsqu’il revint à Paris) leur est fidèle  par ses topographies imaginaires. Il rassemble en un même lieu des monuments éloignés : dans Le port de Ripetta il réunit le Panthéon et le palais des conservateurs de Michel-Ange. Le peintre leur est fidèle aussi par ses architectures fantastiques, ponts, escaliers ne menant nulle part. Mais rien qui pèse ou qui pose chez Hubert Robert. De grands ciels  ôtent toute impression d’enfermement, sentiment que l’on ressent dans les gravures de Piranèse. Son anticomanie  (1) reste émerveillée et amusée (Les découvreurs d’antiques, la découverte de Laocon). Diderot, qui remarque le jeune peintre, pointe surtout sa douce mélancolie, en accord avec celle de son époque : « Les sublimes ruines. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe ».

Sublimes aussi sont les tableaux de monuments antiques en France : Nîmes, Orange, le Pont du Gard ; sublime la beauté minérale du paysages des Sources de Fontaine de Vaucluse, des Gorges d’Ollioules (1783). Vingt ans plus tôt, Rousseau a exalté la beauté des Alpes dans La Nouvelle Héloïse. Sublimes aussi les tableaux inspirés par des récits historiques, par exemple L’Incendie de Rome (1771). Ce sont des horreurs délectables, selon les termes de l’Ecossais Edmund Burke (2), de l’horreur qu’inspirent le passage du temps et la mort et que conjure la beauté.

Les époques les plus saisissantes de la peinture d’Hubert Robert sont sans doute la période romaine et plus tard la peinture des transformations de Paris dans les années de la Révolution. Pourtant ses initiatives pour ce qu’on pourrait appeler un art total, dans les années  1770 et le début des années 1780, ne laissent pas indifférent. Il pratique les arts décoratifs avant la lettre. Conception et représentation de jardins, mobilier, vaisselle, décors d’hôtels particuliers, tout l’intéresse.

Son souvenir des jardins pittoresques italiens trouve un écho dans l’intérêt qui se manifeste pour l’art des jardins. Claude Henri Watelet publie en 1774 son Essai sur les jardins. Le peintre, nommé en 1784 Dessinateur des jardins du roi, charge occupée au XVIIe siècle Le Nôtre, réaménage les jardins du roi à Versailles. Le Bosquet des bains d’Apollon lors de l’abattage des arbres ou L’entrée du tapis vert lors de l’abattage des arbres (1777) sont des tableaux émouvants qui montrent une nature en ruine, alors que les statues subsistent. Toujours la dialectique entre nature et art. Il crée aussi des jardins  pour des aristocrates. Le Château et le parc de Méréville (1790)  est une huile sur toile représentant le magnifique jardin qu’Hubert Robert avait conçu pour son ami le marquis de Laborde.

 Il imagine aussi des meubles à la manière étrusque, de la vaisselle inspirée par l’antique pour la Laiterie de la reine à Rambouillet (1787), des décors d’hôtels particuliers, souvent disparus. Le décor conçu pour la salle à manger des petits appartements du roi au château de Fontainebleau a survécu :  la lumière du soleil couchant illuminait le Pont du Gard et  la Maison Carrée de Nîmes sur la paroi est de la salle, face au coucher du soleil, tandis que L’Arc de triomphe d’Orange et l’Intérieur du temple de Diane à Nîmes,  peints dans la lumière du matin, étaient sur la paroi opposée.

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Grâce à son expérience de peintre de monuments, Hubert Robert entre de plain pied dans la tourmente des années révolutionnaires : sa peinture lui a donné le sens de la fragilité des choses. Les destructions, les reconstructions, les vandalismes à venir, Robert des ruines les a déjà représentés. Paris change. On détruit les maisons sur le pont Notre-Dame et sur le Pont-au-change car elles empêchent de voir la Seine et coupent les effets salubres du vent, selon Sébastien Mercier (3). On bâtit une nouvelle école de chirurgie. Bientôt l’Histoire s’accélère.

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Et c’est le fameux tableau de La Bastille dans les premiers jours de sa démolition (1789), la Bastille, symbole de l’arbitraire royal. Un autre tableau plus mélancolique sur la destruction d’un château par les Révolutionnaires. Quelques autres sur la prison Saint-Lazare où a été emprisonné le peintre comme « suspect  pour son incivisme reconnu, pour ses liaisons avec les aristocrates ». La passion de la peinture ne quitte pas le prisonnier qui peint des scènes de bonheur sur les assiettes où le geôlier lui apporte son repas.

Les deux dernières œuvres de l’exposition peintes selon deux points de vue latéraux différents sont remplis l’une d’espoir, l’autre de crainte. Emprisonné du 29 octobre 1793 au 4 août 1794, épargné par la guillotine en raison de la mort de Robespierre, Hubert Robert retrouve le logis qu’il occupait au Louvre depuis son retour de Rome. Il retrouve aussi sa fonction d’administrateur du musée sous le nouveau régime, puisqu’il en est nommé Conservateur en 1795. L’interrogation du peintre pris entre espoir et crainte nous touche, nous qui vivons aussi une époque tourmentée. Le Projet pour la transformation de la Grande Galerie (1796), tableau heureux où la galerie est inondée de lumière par l’effet d’un éclairage venant de lanternes au plafond, traduit l’espoir du peintre de faire du musée un espace civilisateur : les artistes y reproduisent les centaines d’œuvres de maîtres du passé, les promeneurs se délectent de la beauté du lieu. Nos pyramides de verre sont venues concrétiser son projet, si ce n’est qu’elles se contentent d’éclairer la foule des visiteurs. C’est plutôt la méditation sur le temps qui donne sa force au tableau représentant Une Vue de la  Grande Galerie en ruine. Dans les ruines envahies par les herbes subsistent une tête de Minerve, l’Apollon du Belvédère, qu’un dessinateur reproduit, comme dans les premières œuvres romaines. Crainte que notre patrimoine ne devienne ruine…

Hubert Robert, un peintre visionnaire ? Puisse la vision heureuse figurée dans le premier de ces deux tableaux être la bonne !

Maryvonne Lemaire

  1. Au début des années 1760 Johann Joachim Winckelmann théorise la notion d’anticomanie.
  2. En 1765 Edmund Burke publie  Recherches philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau.
  3. En 1781 Louis-Sébastien Mercier publie Tableau de Paris.

 

 

Billet : chiens sur la plage

Trop basse est la marée pour que les vagues rincent
Les déchets déposés par les arrière-trains
La mer au bord du sable a dessiné des fronces
Mais n’a pu nettoyer les crottes les étrons

Bien que la préfecture interdise l’errance
Et autres jeux canins sur la plage et l’estran
Passant avec toutou le maître ou la maîtresse
Regardent le panneau d’un œil plus que distrait

Ils sont en infraction mais n’ont pas l’air contrit
Dans l’espace désert en gris sur cette rive
Où l’animal déploie son énergie motrice

Lorsque le lendemain le soleil renaîtra
Faisant place aux humains les chiens que l’on entrave
Essaieront de laisser de nouveau quelques traces

 

Le règlement sanitaire du Finistère interdit les chiens sur les plages. Enhardis par l’absence de gendarme, ceux (ou celles) de leurs propriétaires qui ne veulent pas respecter cette règle, comme s’ils confondaient leur liberté avec celle de leur animal, sont prêts à utiliser n’importe quel argument, par exemple : s’ils sont tenus en laisse, les chiens sont autorisés (ce qui est faux) ; mon chien sait se retenir de faire ses besoins ; je ramasse les déjections (mais le chien s’aventure trop loin devant le maître pour que celui-ci puisse repérer l’endroit d’une excrétion) ; je suis marin-pêcheur, et je sais que l’océan absorbe bien d’autres saletés, alors je me fous des merdes sur la plage ; ou encore : je fais ce que je veux, je suis chez moi ici… En réplique à ce dernier argument, des promeneurs ont répondu, au bord de la plage, non loin d’un panneau d’interdiction, qu’ils étaient bretons eux aussi, et que « même les Bretons savent lire »… Soyons juste, la question des excréments canins ne se pose pas seulement sur les côtes bretonnes, on en sait quelque chose un peu partout en France et ailleurs, par exemple dans les rues des villes. Mais le problème des plages, c’est que les humains qui les fréquentent ont l’habitude de s’y allonger quand il fait beau, au risque de côtoyer une crotte de trop près. Heureusement, la marée nettoie, du moins sur les côtes où elle existe, mais l’eau elle-même ne s’en trouve pas plus propre. Il faudrait aussi parler des mégots jetés en tous lieux, que ce soit sur le sable des côtes ou sur le bitume des trottoirs.

Dominique Thiébaut Lemaire