Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (II). Par Dominique Thiébaut Lemaire.

 

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Après l’analyse des passions au chapitre II de Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza, le chapitre III traite de la raison.
Freud a écrit en 1933 : « Quand la vie nous impose sa sévère discipline, une résistance s’éveille… contre l’inexorabilité et la monotonie des lois de la pensée et contre les exigences de l’épreuve de réalité. La raison devient l’ennemie qui nous prive d’une foule de possibilités de plaisir. On découvre quel plaisir cela procure de se soustraire à elle au moins temporairement et de s’abandonner aux séductions de l’absurde. » Contre cette tentation, Freud va jusqu’à dire que « c’est notre meilleur espoir pour l’avenir que l’intellect – l’esprit scientifique, la raison – parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l’homme. » Cette expression de « dictature de la raison » peut sembler exagérée, mais il faut garder à l’esprit que ce texte date de la décennie qui a vu grandir les dictatures à la veille de la seconde Guerre mondiale.

Le début du chapitre III évoque les liens entre la raison et la vertu. Dans l’Antiquité gréco-latine, la vertu désigne le caractère distinctif, le mérite essentiel d’un être, qu’il s’agisse de l’homme, du cheval ou de l’arbre. Le mérite essentiel de l’être humain, le caractère qui le distingue en principe des autres êtres est la raison. La vertu de l’être humain n’est pas l’émotion ni le bon sentiment, elle est la raison, pour Descartes et Spinoza comme pour les philosophes de l’Antiquité. Par ailleurs la vertu n’est pas seulement raisonnable, elle est aussi volontaire, c’est-à-dire une habitude acquise par l’effort. Descartes, bien qu’il soit ennemi de l’école scolastique héritière de Thomas d’Aquin, se déclare pourtant d’accord avec cette école sur ce point, il l’écrit dans sa correspondance : « On a raison dans l’Ecole, de dire que les vertus sont des habitudes ». La vertu s’exerce grâce à l’habitude acquise en ce qui dépend de nous. Descartes insiste sur cette idée venue du stoïcisme antique : il faut éviter de désirer vainement ce qui ne dépend pas de nous. Spinoza acquiesce à cette idée, en disant que la vertu est l’effort (conatus en latin) de celui qui persévère dans son être au lieu d’être conduit par ce qui est en dehors de lui. Toutefois, on peut objecter qu’il nous est souvent difficile de savoir ce qui dépend de nous, soit du fait des passions qui nous font nous sous-estimer ou nous surestimer, soit du fait du progrès qui améliore objectivement le savoir et les moyens d’action.

A propos de la raison vertueuse, non seulement individuelle mais aussi collective, Spinoza écrit dans la quatrième partie de l’Ethique : « C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison que les hommes nécessairement s’accordent toujours en nature », alors que : « En tant qu’ils sont la proie des affects qui sont des passions, les hommes peuvent être contraires les uns aux autres ». Cela dit, les passions ne sont pas forcément à l’opposé de la raison vertueuse. En effet, beaucoup d’entre elles peuvent être considérées comme bonnes, ce qui est une première étape vers la vertu. Dans l’avant-dernier article des Passions de l’âme, Descartes n’hésite pas à affirmer : « Et maintenant que nous les connaissons toutes… nous voyons qu’elles sont toutes bonnes de leur nature, et que nous n’avions rien à éviter que leurs mauvais usages ou leurs excès… » Quand on passe en revue les sept vertus traditionnelles (quatre provenant de la philosophie gréco-latine, prudence, justice, courage, tempérance, plus trois provenant du christianisme, foi, espérance, charité), on constate que plusieurs commencent par être des passions : le courage, l’espérance, l’amour, même la justice née de l’envie qui pousse à l’égalité, et même la prudence, qui n’est pas sans lien avec la crainte. On est amené au même constat si l’on considère les vertus majeures de Descartes et de Spinoza. La générosité que Descartes considère comme la clé de toutes les vertus est d’abord une passion de joie, d’amour et d’estime justifiée de soi. Comme l’écrit l’auteur des Passions de l’âme, « on peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité ». A la suite de Descartes, Spinoza adopte la générosité comme l’une des deux composantes de sa vertu majeure. A la fin de la troisième partie de l’Ethique, il écrit ceci : « Toutes les actions qui résultent d’affects se rapportant à l’esprit en tant qu’il comprend, je les rapporte à la force d’âme (fortitudo en latin, fortitude en traduction littérale) que je divise en vaillance et générosité. Par vaillance j’entends le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par générosité j’entends le désir par lequel chacun, sous la dictée de la raison, s’efforce d’aider les autres et de se lier d’amitié avec eux. » La vertu n’est pas seulement individuelle, elle est aussi politique, comme l’ont dit Montesquieu et Rousseau. Par exemple Montesquieu écrit dans l’Esprit des lois au milieu du XVIIIe siècle : « Il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids. »

Toujours dans le chapitre III de Passions et raison aujourd’hui, après l’étude des liens entre la raison et la vertu, un développement est consacré aux principaux moyens d’agir sur les passions.

Un premier moyen d’agir sur les passions consiste à limiter leurs excès en les opposant les unes aux autres. Descartes, qui a connu la vie militaire, décrit le combat entre la peur et l’ambition de vaincre. Spinoza, de son côté, exprime une sorte de foi dans la puissance de l’amour capable de désarmer la haine, sans faire preuve de naïveté, car il accepte aussi l’idée que la crainte ressentie par les orgueilleux est utile comme affect modérateur.

Deuxième moyen d’agir sur les passions et d’en faire bon usage : l’exercice et l’habitude. L’habitude a un double visage : elle fait courir un risque de sclérose en devenant routine, mais elle peut aussi devenir une bonne accoutumance qui transforme la nature des chiens qu’on dresse (exemple utilisé par Descartes), ou qui transforme la nature des humains trouvant dans leur passion l’énergie de répéter pour les perfectionner des gestes sportifs ou la récitation d’un texte, ou encore  un morceau de musique à jouer le mieux possible. Spinoza, quant à lui, face aux offenses, aux dangers, aux vices, recommande de se répéter toujours les réponses de la force d’âme, vaillance et générosité…

Troisième moyen d’agir sur les passions, l’institution d’un régime politique adéquat. Il s’agit par exemple d’établir un régime qui contrebalance les passions des uns par les passions des autres, et qui évite de donner libre cours aux excès passionnels d’un seul ou d’un petit nombre de privilégiés.

Quatrième moyen d’agir de manière bénéfique sur les passions, la volonté pratique alliée à la connaissance. Il convient d’abord de distinguer le désir qui est passion et la volonté qui est action. Il faut dire aussi qu’on peut désirer sans volonté, mais qu’on ne peut vouloir sans désir. Ensuite, ce que j’appelle la volonté pratique est différente de la volonté pure qui consiste à dire « je le veux » et à attendre l’autoréalisation de cette parole. La volonté pratique n’est pas une volonté « performative » qui serait obéie par le seul fait d’être énoncée, elle s’appuie sur les efforts répétés de l’exercice et de l’habitude ; elle met en œuvre ce que Descartes dénomme la préméditation, c’est-à-dire l’anticipation ; elle est capable de ménager un temps de réflexion quand la passion se fait pressante. La question de la volonté comme moyen d’agir sur les passions oppose Descartes et Spinoza. Mais le second, sans trop le reconnaître, tend à rejoindre le premier au niveau de la volonté pratique.
La volonté ne sert à rien sans la connaissance. A propos de la connaissance, du savoir, de la science, sans se lancer dans des considérations complexes sur la question de leurs mauvais usages, Passions et raison aujourd’hui se contente de citer Rabelais et sa maxime célèbre : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». L’aspect le plus spectaculaire de la connaissance est le pouvoir d’action de l’esprit sur les corps. Pour illustrer cet aspect, l’exemple mis en avant est celui de l’optique, qui a beaucoup intéressé nos deux philosophes. Spinoza pratiquait avec succès le polissage des verres pour la fabrication d’instruments permettant de dépasser les limites de la vision humaine. Cette activité était très répandue aux Pays-Bas où le télescope et le microscope ont été inventés ou du moins considérablement perfectionnés au XVIIe siècle. Passion et raison aujourd’hui remarque en passant que la poussière de verre produite par le polissage n’a pas dû améliorer la santé de Spinoza qui souffrait d’une maladie des poumons. Il se trouve que Descartes, lui aussi, s’est beaucoup intéressé à l’optique et à la recherche des conditions assurant la netteté des images fournies par les instruments, comme en témoignent les essais de mathématique et de physique joints au Discours de la méthode. Les deux philosophes ont donc en commun non seulement leur réflexion philosophique, mais aussi leur intérêt théorique et pratique pour la physique de la lumière.
La connaissance rationnelle des corps devient action sur les passions quand elle donne la possibilité d’exercer un pouvoir sur leurs origines corporelles. Par ailleurs, elle fournit un modèle, celui de l’enchaînement des causes et des effets, qui peut être un moyen de consolation. Chez Spinoza, par exemple, la compréhension de la nécessité causale vient en premier parmi les remèdes à la tristesse : en effet, écrit-il, « nous voyons s’apaiser la tristesse causée par la perte d’un bien sitôt que l’homme qui l’a perdu considère qu’il n’y avait aucune possibilité de conserver ce bien. » Mais surtout, la connaissance des passions donne le moyen de méditer par avance sur elles sans être désemparé par leur caractère soudain qui pousse à agir sans réfléchir. L’exercice des capacités d’anticipation et de distanciation éclairées par le savoir est considéré par Descartes, mais aussi par Spinoza, comme le comportement le plus efficace pour ne pas subir le saisissement passionnel et son caractère inopiné.

Passion et raison aujourd’hui se prolonge par quelques considérations sur la dialectique des passions et de la raison, dans un mouvement où l’excès de passions suscite un désir de raison tandis que l’excès de raison suscite à son tour un désir de passions. Le moteur de cette dialectique est la déception, la désillusion, le désenchantement, formes que prend la passion de l’espérance insatisfaite. Dans ce mouvement, ni la raison ni la passion ne reviennent à leur état antérieur. D’une phase à l’autre, le monde rationnel évolue en fonction des progrès scientifiques et techniques, mais le monde passionnel évolue également, car il a la faculté d’exploiter à son profit les derniers acquis et produits de la rationalité, par exemple, à l’heure actuelle, le développement des réseaux informatiques couplés à la téléphonie.

Le livre se termine par huit annexes. Quatre d’entre elles sont à mentionner plus particulièrement : la première, intitulée « Le mensonge et la sincérité », ajoute un complément par rapport aux Passions de l’âme et à l’Ethique ; une autre est consacrée au sujet d’actualité des « passions dans la religion » ; deux annexes sur « Descartes et la poésie » et sur «  Camus et Descartes » visent à remettre en cause les idées reçues concernant la prétendue froideur du rationalisme cartésien ; la dernière annexe, portant sur « Les passions à la lumière de Freud », ébauche un rapprochement avec la psychanalyse.

Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (I). Par Dominique Thiébaut Lemaire.

 

9782343141060fCet ouvrage se fonde sur Les Passions de l’âme de Descartes (1649) et sur l’Éthique de Spinoza (1677). Descartes parle de passions de l’âme pour les distinguer des perceptions qui se rapportent à notre corps, comme la soif, la faim, la douleur, ou qui se rapportent aux objets extérieurs, comme les odeurs, les sons, les couleurs. Quant au titre du livre de Spinoza, le dictionnaire définit l’éthique comme la science ou théorie de la morale. Le terme de « morale » venu du latin peut désormais sembler désuet sinon rebutant, mais il n’a pourtant pas une signification très différente de la signification du mot « éthique » qui vient du grec ancien et qui est très en vogue aujourd’hui, au point que les grandes entreprises et de nombreuses autres organisations l’utilisent fréquemment en créant en leur sein des « comités d’éthique ». Ce qui a intéressé l’auteur de cet ouvrage, c’est la description de ce que Descartes appelle des passions et Spinoza des affects. Mais c’est aussi l’analyse des accords et désaccords des passions avec la raison et avec la volonté pratique, celle qui s’affirme par l’exercice persévérant. A la limite de la philosophie, des mathématiques et de la littérature, à la frontière entre la psychologie et la sociologie, Les Passions de l’âme et l’Éthique peuvent être lus comme une galerie de caractères comparables à ceux qu’on trouve chez les moralistes, dramaturges et romanciers depuis le XVIIe siècle. Une spécialiste de la philosophie cartésienne, Geneviève Rodis-Lewis, remarque à ce sujet que Racine gardait dans son cabinet de travail un portrait de Descartes.

Dans le titre Passions et raison aujourd’hui à lumière de Descartes et de Spinoza, l’adverbe aujourd’hui mérite d’emblée un commentaire.

Il existe en effet des liens de proximité entre notre temps et ces philosophes du XVIIe siècle. De même que la langue de Descartes reste compréhensible pour nous, les passions décrites par lui et par Spinoza restent en grande partie actuelles. Les deux philosophes peuvent nous aider à comprendre et bien agir à notre époque : ainsi, l’une de leurs grandes leçons, la lutte contre les idées reçues, n’est pas moins nécessaire aujourd’hui. Par ailleurs, ils ont joué un rôle de précurseurs dans le grand développement de la raison scientifique, et ils ont donc toujours quelque chose à nous dire en ce domaine.

Passions et raison aujourd’hui commence par un chapitre premier intitulé « Présentation générale ».

Dans cette présentation générale sont d’abord évoquées les ressemblances et les différences entre Descartes et Spinoza. Certes, du point de vue de la philosophie théorique, le dualisme cartésien sépare la substance corporelle et la substance pensante, alors que Spinoza les réunit. Mais en dépit de cette différence il existe une unité de temps, de lieu et de préoccupations entre ces philosophes rationalistes ayant vécu tous deux aux Pays-Bas au XVIIe siècle. Le premier livre publié par Spinoza s’intitulait Les Principes de la philosophie de René Descartes. C’est dire que les deux philosophies ne sont pas étrangères l’une à l’autre, et sont parfois très proches.

La particularité de l’éclairage cartésien et spinoziste sur les passions ou affects tient à l’importance de ce qu’on peut appeler la géométrie passionnelle. Dans la préface à la troisième partie de l’Ethique, Spinoza annonce qu’il va traiter de la nature des affects et de leurs forces, et de la puissance de l’esprit sur eux, en considérant les actions et appétits humains comme s’il était question de lignes, de plans ou de volumes. Cette annonce reprend le sous-titre de l’Ethique, que Spinoza présente comme démontrée selon l’ordre géométrique, avec des propositions, des axiomes, des lemmes, des démonstrations, des corollaires, des scolies. Spinoza prend appui sur les éléments d’Euclide et sur Descartes lui-même qui était un génie mathématique autant que philosophique. La présentation générale de Passions et raison aujourd’hui traite de cet aspect dans une sous-partie intitulée « mathématique des relations passionnelles ». L’un des concepts fondamentaux de cette mathématique est la notion de contraire, qui est à la base des oppositions et des symétries étudiées au moins depuis Aristote dans le domaine des passions : par exemple les couples amour et haine, joie et tristesse, estime et mépris… Les mathématiques et la géométrie ne sont pas là pour effrayer le lecteur. Elles font apparaître dans le domaine des sentiments et des émotions un ordre qui donne un plaisir intellectuel voire esthétique en même temps qu’un moyen de mieux  comprendre.

La présentation générale de Passions et raison aujourd’hui aborde aussi la question du lien entre le corps et l’âme ou esprit, et la question de la liberté. Descartes situe les passions à la jonction entre les substances distinctes que sont pour lui le corps et l’esprit. Il considère par ailleurs que l’esprit humain est capable d’acquérir suffisamment de maîtrise sur les passions pour s’en libérer. Sur ces deux points, Spinoza exprime son désaccord philosophique : pour lui, le corps et l’esprit ne sont pas deux substances distinctes, et de plus il juge la volonté impuissante contre les affects.  Le paradoxe de sa position réside dans le fait que, tout en se démarquant fortement de Descartes sur ces questions de principe, il le suit tout de même assez fidèlement dans ses analyses concrètes.

Venons-en au chapitre II dont le titre est « L’analyse des passions ».

Cette analyse commence par l’étude des passions issue de Platon et d’Aristote et reprise par Thomas d’Aquin, qui a voulu réconcilier la foi et la raison au Moyen Age. A côté de Thomas d’Aquin, un peu de place est laissée à saint Augustin, dont la classification a été reprise par Blaise Pascal au XVIIe siècle, et même par Pierre Bourdieu au XXe siècle. Cette typologie distingue trois types de désirs, trois libidos, celles des sens, du pouvoir et du savoir. Cette classification rend compte de plusieurs réalités de notre époque, caractérisée par le désir de savoir qui anime la science, mais aussi marquée par la persistance du désir de dominer qui se combine au désir de savoir, et qui continue à se mêler au désir sensuel dans les rapports entre les sexes.

Cette parenthèse étant refermée, revenons à l’étude des passions faite par Thomas d’Aquin et modifiée par Descartes et Spinoza.

Thomas d’Aquin a suivi une démarche consistant à déterminer les passions auxquelles toutes les autres peuvent se rattacher ou se ramener. Il a distingué onze passions premières ou primitives, réparties en deux catégories : celle de l’appétit dénommé concupiscible, et celle de l’appétit dénommé irascible.  « L’irascible, écrit-il, désire la victoire, comme le concupiscible désire le plaisir ». Dans Les Passions de l’âme, Descartes critique vivement la tradition scolastique issue de Thomas d’Aquin. Il explique pourquoi il supprime la  distinction entre l’irascible et le concupiscible, et il réduit de onze à six les passions primitives, qui sont pour lui l’admiration, le désir, l’amour et la haine, la joie et la tristesse. De son côté Spinoza, en rattachant l’amour à la joie et la haine à la tristesse, et en contestant le caractère premier de l’admiration, réduit les six passions primitives de Descartes à trois seulement, à savoir : le désir, la joie et la tristesse. Descartes n’a pas inventé le concept de passion primitive, mais ce concept est en accord avec les règles qu’il pose dans son Discours de la méthode. Il est conforme en particulier à la troisième règle ou précepte qui recommande de conduire par ordre les pensées, « en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés ». A quoi servent les passions, primitives ou composées ? Descartes répond qu’elles disposent l’âme à vouloir les actions qui nous sont utiles. Il estime que la tristesse et la haine, quand elles nous écartent de ce qui est nuisible, peuvent être plus utiles que la joie et l’amour. Il s’agit alors d’une haine dont le caractère est plus défensif qu’offensif. Spinoza convient avec Descartes que, même si la joie est supérieure à la tristesse, certaines passions joyeuses, par exemple l’orgueil, peuvent nuire davantage que les passions tristes, dans la mesure où elles ont souvent plus de force.

Après avoir distingué les passions ou affects primitifs, Descartes et Spinoza analysent les passions ou affects qui s’y rattachent, que Passions et raison aujourd’hui regroupe en trois catégories : premièrement la colère et les passions connexes ; deuxièmement les passions de l’estime et de la mésestime de soi et d’autrui ; troisièmement les passions mimétiques, à propos desquelles on pourrait parler d’identification comme le fait la psychanalyse. Pour commencer par la colère, celle-ci, ira en latin, a donné son nom à la catégorie des passions irascibles de Thomas d’Aquin. Mais Descartes n’en a pas fait une passion primitive, il la rattache à la haine. Il définit la colère comme la passion violente qui nous affecte en réaction au mal qui nous est fait, tandis que le mal fait aux autres suscite en nous de l’indignation, et que le bien qui nous est fait suscite en nous de la reconnaissance. Dans la deuxième catégorie de passions, celle de l’estime de soi ou d’autrui, on trouve la générosité, l’orgueil et l’humilité, l’amour-propre, le désir de gloire et son contraire la honte. Dans la troisième catégorie, celle des passions mimétiques, se classent la pitié et l’envie, la jalousie, les désirs concurrentiels. En ce qui concerne la pitié et l’envie, lorsqu’un bien ou un mal arrive à d’autres, écrit Descartes, si nous estimons qu’ils ne le méritent pas, le bien excite l’envie, et le mal la pitié. Ce sont les deux faces d’un même sentiment consistant à trouver injuste ce qui arrive à un semblable qui pourrait être nous. Il y a plus encore dans le mimétisme. Comme l’a remarqué Spinoza bien avant René Girard qui a développé au XXe siècle une théorie du désir mimétique : souvent on désire un bien non parce qu’il est désirable en lui-même, mais du seul fait qu’un autre le possède.

Après l’analyse des passions, voir la suite dans: Passions et raison aujourd’hui à la lumière de Descartes et de Spinoza (II).

 

 

Billet : fin de la crise économique de 2008 ?

L’économie repart avec manifs et grèves
Les revendications quand tout va mieux s’aggravent
A la fin de la crise où tous n’ont pas maigri

La paye on veut alors qu’elle soit en progrès
Et que l’os à ronger se garnisse de gras

Le monde d’avant-hier est bonheur qu’on regrette
Le corset de rigueur il ne faut plus qu’il gratte
L’effort mal réparti devient un * mistigri

La paye on veut alors qu’elle soit en progrès
Et que l’os à ronger se garnisse de gras

Au bout du purgatoire oubliera-t-on la Grèce
Pressurée par l’Europe au point de crier grâce
Jalousée par le Nord qui souffre d’un ciel gris

La paye on veut alors qu’elle soit en progrès
Et que l’os à ronger se garnisse de gras

Après dix ans de peine assortie de migraine
Qui n’a pas disparu qui reste en filigrane
Je pense que beaucoup vont en sortir aigris

 

Par un paradoxe apparent, c’est au moment où les crises économiques sont en voie de résolution que les mécontentements s’expriment avec le plus de force. La population prend alors conscience qu’elle peut cesser de plier sous le joug de la contrainte et que l’espoir d’une amélioration renaît. L’espérance est un facteur d’illusion, mais aussi une aide à la modération, comme pourrait le montrer le cas de la Grèce. Celle-ci a emprunté depuis 2010 plus de 200 milliards d’euros auprès de ses partenaires européens. Alors que le plan d’assistance s’achève le 20 août prochain, l’Union européenne, sachant qu’Athènes a besoin de soutien dans cette période délicate, réfléchit à un plan d’allègement « vraiment convaincant » (mais en est-elle capable, cette union ?) qui inciterait les Grecs à cultiver la prudence économique dans la durée et à poursuivre les réformes.

*Mistigri : entre autres significations, désigne « une carte à jouer désavantageuse dont il faut se défausser. Repasser, refiler le mistigri à quelqu’un : se débarrasser d’un problème encombrant  » (dictionnaire Robert).

Dominique Thiébaut Lemaire